Le fascisme, des origines
 à l’instauration du régime - Le bras armé de la bourgeoisie
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Le fascisme, des origines
 à l’instauration du régime - Le bras armé de la bourgeoisie
contre la classe ouvrière

Avant-propos

Ce texte est la traduction d’une brochure éditée par nos camarades de L’Internazionale, groupe membre de l’Union communiste internationaliste en Italie. Elle retrace l’ascension vers le pouvoir, entre 1920 et 1922, du mouvement fasciste fondé par Mussolini.

La « révolution fasciste » que celui-ci a revendiquée, et grâce à laquelle il a pu exercer sa dictature pendant plus de vingt ans, n’a rien eu d’une révolution. Elle était la réaction de la bourgeoisie italienne après que, durant les deux « années rouges » de 1919 et 1920, elle avait vu sa domination menacée par le prolétariat. Ces deux années avaient été deux années de mobilisation de la classe ouvrière, mais aussi d’une grande partie de la paysannerie. Le prolétariat italien, largement gagné aux idées socialistes, avait montré clairement son désir d’une révolution qui aurait abattu la classe capitaliste. Cependant, le Parti socialiste qui avait sa confiance avait reculé devant une telle tâche et, faute d’une véritable direction révolutionnaire, la classe ouvrière s’était arrêtée aux portes du pouvoir. Ce fut clair dès la fin de septembre 1920, au vu des résultats décevants du grand mouvement d’occupation des usines qui, pour beaucoup, constituait la première étape de la révolution.

N’était-ce que partie remise ? En tout cas la bourgeoisie italienne pouvait le penser, qui avait vu durant deux ans sa domination menacée. À peine l’occupation des usines terminée, elle se montra décidée à prendre sa revanche et à écraser le mouvement ouvrier de façon que, pour toute la période suivante, il ne représente plus une menace. Le mouvement fasciste lui fournit les moyens de le faire avec la plus grande violence, en bénéficiant de l’appui de plus en plus ouvert de tout l’appareil d’État. Bien loin d’être une révolution, l’arrivée du fascisme au pouvoir représenta ainsi une véritable « contre-révolution préventive » destinée à écarter pour des années le danger révolutionnaire.

Face à cette montée du fascisme, l’inertie et la démission des directions des organisations ouvrières, incapables de répondre à cette offensive, furent dans la continuité de leur attitude au cours des deux « années rouges ». Tout comme elles s’étaient montrées alors incapables de mener la politique révolutionnaire que les masses attendaient, de même elles furent incapables d’organiser la riposte à l’offensive fasciste. Réformistes et en fait profondément respectueuses de l’ordre et de la légalité bourgeoises, elles continuaient désespérément de s’y accrocher, alors que la bourgeoisie elle-même s’en affranchissait. Ne faisant aucune confiance aux masses et au fond les craignant, les directions du mouvement ouvrier reculaient terrorisées au moment où il aurait fallu organiser le combat.

Sur ces « deux années rouges », nous rappelons qu’un précédent texte de l’Internazionale leur est consacré, L’Occupation des usines, traduit et publié sous le n° 165 des brochures du Cercle Léon Trotsky. Enfin, on trouvera en annexe un texte de Trotsky, écrit en 1932 dans le contexte de la montée du nazisme. En Allemagne aussi, le fascisme s’annonçait comme la réponse de la bourgeoisie au danger que représentait pour elle l’existence d’un prolétariat révolutionnaire. Trotsky, en rappelant l’expérience italienne, en tirait un avertissement valable pour la situation allemande mais aussi pour d’autres : si la classe ouvrière se retrouvait au moment décisif sans la direction révolutionnaire nécessaire, et donc incapable de mener son offensive jusqu’au bout, elle pouvait le payer très cher. Car, après avoir senti le vent du boulet, la bourgeoisie n’aurait de cesse d’éliminer le danger en écrasant le mouvement ouvrier.

Le fascisme, des origines à l’instauration du régime - Le bras armé de la bourgeoisie contre la classe ouvrière

L’Internazionale – Août 2023

 

La question du fascisme est comme un fleuve souterrain : elle refait surface périodiquement dans le débat politique italien. Malgré cela, la plus grande confusion règne encore sur le sujet. Il existe un récit, celui de la droite « post-fasciste », qui cherche à mettre en valeur les « bonnes choses » réalisées par le régime, tout en s’unissant, ou en faisant semblant de s’unir, aux célébrations rituelles des « valeurs de la Résistance ».

Mais les reconstructions historiques embrouillées du passé faites par les dirigeants politiques de la droite et leurs rares intellectuels sont assez faciles à démasquer. Celles du front politique et culturel des prétendus « démocrates antifascistes » de toutes nuances sont en revanche plus subtiles et élaborées. Elles n’en sont pas moins mystificatrices.

Pourtant, même si leurs auteurs ont désormais disparu, les témoignages sur la naissance et l’avènement du fascisme représentent une masse de documents, de travaux de recherche et d’études accessibles à tous et qui mettent en évidence ce que fut la principale mission du fascisme et quels intérêts il servit. En ce qui nous concerne, nous pouvons affirmer que peu d’autres périodes historiques démontrent de manière aussi évidente que la vérité est révolutionnaire.

L’ennemi numéro un des fascistes fut le mouvement ouvrier, et en particulier son aile révolutionnaire. En cela, Mussolini et les siens se faisaient les interprètes du besoin d’ordre que tous les secteurs de la bourgeoisie exprimaient.

Pour nous, qui partageons avec les militants ouvriers révolutionnaires d’il y a cent ans la perspective d’abattre le capitalisme et d’aller vers une société communiste, il est naturel de nous baser sur les témoignages des militants syndicalistes, socialistes et communistes de l’époque pour analyser, même brièvement et de manière schématique, le mouvement fasciste et les premières années du gouvernement Mussolini.

L’antifascisme officiel, celui des « démocrates », des grandes occasions, des commémorations officielles et des condamnations solennelles, continue à nous répéter qu’il faut connaître le fascisme pour « ne pas retomber dans les mêmes erreurs ». Mais que signifie exactement cette phrase ? De quelles erreurs s’agit-il et qui ne devrait plus les commettre ?

Il y a ceux qui commirent « l’erreur » de soutenir, d’armer et de financer le fascisme. Ceux-là étaient essentiellement des industriels, des banquiers, de grands propriétaires terriens, des secteurs de plus en plus larges de l’appareil d’État, y compris de la magistrature, de la police et de l’armée, des quotidiens les plus importants du pays, du roi et de sa cour et, bien entendu, du Vatican.

Et puis il y a ceux qui ne commirent pas cette « erreur », même s’ils en commirent bien d’autres. Ceux-là sont les prolétaires, et en particulier leur fraction la plus organisée, la plus politisée et la plus combative.

L’une des reconstructions les plus répandues de la période de montée du fascisme explique l’accession de Mussolini au pouvoir par les préférences du peuple italien pour les « hommes forts ».

Mais le « peuple » ne fut pas un spectateur passif, ni même une masse amorphe et indifférenciée. Il fut parcouru et déchiré par une lutte très dure qui se transforma souvent en une véritable guerre civile. Durant la crise de l’immédiat après-guerre, la grande bourgeoisie, désormais totalement maîtresse de l’appareil d’État, se retrouva face à un prolétariat industriel beaucoup plus nombreux et plus aguerri qu’auparavant, contre lequel elle utilisa toutes les armes possibles afin de le réduire à l’impuissance. Le régime libéral se transforma donc en fascisme par le jeu de ses propres forces, les forces des classes dirigeantes qui soutinrent cette évolution. Les institutions « démocratiques » ne livrèrent aucune bataille contre la montée du fascisme et en devinrent au contraire de plus en plus le point d’appui et la base organisationnelle.

Mettre sur le compte du « peuple » et de ses faiblesses la montée du fascisme est une opération particulièrement insultante pour la classe ouvrière. Face au fascisme, aucune autre composante de la société italienne ne fit preuve d’une résistance aussi tenace et prolongée que la sienne, même si elle fut surtout désorganisée, moléculaire et instinctive. C’est ce que nous tenterons aussi de démontrer dans les prochaines pages.

Guerre, nationalisme et interventionnisme

Une vignette du dessinateur satirique Giuseppe Scalarini représentait le fascisme sous les traits d’un bébé entre les bras d’un squelette représentant la guerre. Le fascisme « enfant de la guerre » était une idée largement répandue dans les rangs socialistes, une idée juste, instinctive, qui aurait nécessité d’être ensuite développée par les partis de la classe ouvrière.

Il faut sans aucun doute partir au moins de la Grande guerre et des évènements politiques qui l’ont immédiatement précédée pour faire l’histoire du fascisme.

La Première Guerre mondiale fut une guerre impérialiste. Mais qu’est-ce que l’impérialisme ? On trouve chez Lénine, dans l’une de ses Lettres de loin, cette définition synthétique :

« Tout se résume au fait que le capital a atteint des dimensions gigantesques. Les associations entre un petit nombre des plus grands capitalistes (cartels, syndicats, trusts) gèrent des milliards et se partagent le monde entier. Toute la surface du globe a été répartie. La guerre est provoquée par le conflit entre deux très puissants groupes de milliardaires, le groupe anglo-français et le groupe allemand, pour un nouveau partage du monde.

Le groupe capitaliste anglo-français veut avant tout dépouiller l’Allemagne en la privant de ses colonies (ce qui est déjà pratiquement fait) et de la Turquie.

Le groupe capitaliste allemand veut se saisir de la Turquie et se dédommager de la perte de ses colonies en conquérant de petits États voisins (Belgique, Serbie, Roumanie).

C’est là la vérité toute nue, habillée de toutes sortes de mensonges bourgeois sur la guerre de “libération”, sur la guerre “nationale”, sur la guerre “pour le droit et la justice”, et autres breloques dont les capitalistes se sont toujours servis pour tromper le peuple. »

L’approche de la guerre fit naître de nouveaux courants politiques et culturels, en renforça d’autres tandis qu’elle en mettait d’autres en crise. En Italie, dans le sillage d’un sentiment pro-impérialiste encouragé par de vastes secteurs de la bourgeoisie, naquit dès 1910 l’Association nationaliste. L’année suivante, à l’occasion de la guerre avec la Turquie, la propagande délirante des nationalistes fut par bien des aspects un avant-goût de celle des fascistes, y compris dans l’exaltation de la violence et la haine du mouvement ouvrier.

Mais la guerre italo-turque, qui visait surtout du côté italien à s’emparer de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine (l’actuelle Libye), alors administrées par l’Empire ottoman, eut des répercussions jusque dans les rangs socialistes. Certains dirigeants, dont Leonida Bissolati, Ivanoe Bonomi, Angiolo Cabrini, voire des syndicalistes révolutionnaires comme Arturo Labriola, se laissèrent « charmer » par l’atmosphère militariste et impérialiste et furent, pour cette raison, exclus du PSI.

Le gouvernement, pour la quatrième fois sous la direction de Giolitti, cherchait à faire passer ses prétentions coloniales pour une espèce de revendication à caractère social. C’était prétendument la revendication légitime d’un pays pauvre, d’une « nation prolétaire » comme l’écrivait le poète Giovanni Pascoli, à bénéficier d’un prolongement sûr de son territoire sur l’autre rive de la Méditerranée. En outre, cela avait la saveur d’un défi lancé aux puissances coloniales française et anglaise bien plus fortes. La doctrine la plus achevée visant à soutenir et embellir cette guerre de rapine vint du dirigeant des nationalistes, Corradini, pour qui la lutte des classes entre prolétaires et capitalistes était désormais dépassée par celle opposant nations pauvres et nations riches. « La vérité, écrivait Corradini, est toute simple : il existe des nations prolétaires tout comme il existe des classes sociales prolétaires… L’Italie est une nation prolétaire… Et tout comme le socialisme fut le moyen de l’émancipation du prolétariat face aux classes bourgeoises, le nationalisme sera, pour nous Italiens, le moyen de nous émanciper des Français, des Allemands, des Anglais, des Américains du Nord et du Sud, qui sont nos bourgeois » (Il volere d’Italia, Naples, 1911).

Le prolétariat, de son côté, resta cependant sourd dans sa grande majorité aux violons patriotiques et même aux promesses de nouvelles terres fertiles et de travail dans les colonies à conquérir. Les travailleurs organisèrent au contraire de vigoureuses luttes et des grèves antimilitaristes contre le départ des troupes. C’est d’ailleurs durant l’une de ces grèves que Benito Mussolini, alors socialiste intransigeant, fut arrêté en même temps que Pietro Nenni, un républicain qui allait devenir par la suite le dirigeant du Parti socialiste italien.

La guerre contre la Turquie, qui s’acheva en 1912, fut cependant pour l’appareil d’État italien une sorte de répétition générale de ce qui allait se passer deux ans plus tard. Le royaume d’Italie entra en guerre le 24 mai 1915, presque un an après que le conflit entre les puissances de l’Entente (France, Russie et Angleterre) et les Empires allemand et autrichien eut commencé. Le gouvernement italien mit cette période à profit pour négocier tant avec l’Entente qu’avec l’Allemagne et l’Autriche, afin d’obtenir des compensations territoriales en échange de sa participation à la guerre. Il entra finalement en guerre aux côtés de la France et de l’Angleterre. Ces mois de neutralité servirent également à unifier les intérêts des différents secteurs de la grande bourgeoisie et à mettre l’État en ordre de marche, en particulier son appareil répressif, contre le mouvement ouvrier et le Parti socialiste.

La neutralité initiale du gouvernement avait objectivement favorisé le « neutralisme » des dirigeants socialistes qui se déclaraient contre la guerre, bien que très timidement, surtout s’agissant de la fraction parlementaire. Dans tous les autres pays, à l’exception de la Serbie et de la Russie, les partis socialistes avaient renié leurs positions internationalistes et voté en faveur des crédits de guerre et de la mobilisation. Le Parti socialiste italien et ses dirigeants parvinrent d’une certaine façon à sauver la face vis-à-vis de nombreux prolétaires qui n’avaient aucune envie d’aller se faire tuer ou d’aller tuer d’autres ouvriers et paysans sous l’uniforme autrichien. D’autant moins que l’Autriche n’affichait aucune prétention territoriale aux dépens de l’Italie, qui ne pouvait donc se dire menacée d’une « invasion teutone ». Les armes de la propagande nationaliste, qui pouvaient avoir un écho dans d’autres pays, se réduisaient à la revendication de « libération des terres irrédentes », Trente et Trieste. Cela ne suffisait pas à échauffer les esprits des masses pauvres, dont la plupart ignoraient même où se trouvaient ces villes.

Néanmoins, pour préparer un climat de consensus et d’enthousiasme en faveur de l’intervention, les différents groupes industriels et financiers italiens, soutenus par des journaux dont ils disposaient et des intellectuels et des hommes politiques qu’ils pouvaient influencer, encouragèrent les manifestations « patriotiques ». Le Parlement était encore majoritairement favorable à la neutralité et les manifestations en faveur de l’intervention militaire prirent une coloration antiparlementaire et des accents de mouvement révolutionnaire. Il fallait marquer l’opinion publique en donnant l’impression que le peuple désirait la guerre et était même décidé à l’imposer au gouvernement. Cette vague « interventionniste » entraîna surtout une partie de la petite bourgeoisie intellectuelle, eut du succès parmi les étudiants, les professeurs, une partie des milieux politiques et une fraction de certains milieux syndicalistes. Elle absorba des courants politiques variés et même opposés, mais qui avaient le mérite, aux yeux de la grande bourgeoisie, du gouvernement et du roi, de créer dans le pays une atmosphère belliqueuse favorable aux partisans de l’entrée en guerre.

La trahison de Mussolini

Mussolini fut touché et emporté par la vague interventionniste. Dirigeant socialiste connu et estimé, directeur du quotidien Avanti !, Benito Mussolini, ayant de peu dépassé la trentaine, fut exclu du Parti socialiste au cours d’une assemblée agitée de la section milanaise, le 24 novembre 1914, pour son soutien « de gauche » aux thèses interventionnistes. Jusqu’à la fin, le futur Duce se proclama socialiste et révolutionnaire.

On ne peut savoir ce qu’il pensait réellement. Il est néanmoins certain qu’il ne fut pas le seul socialiste italien à céder aux sirènes de l’interventionnisme. Peut-être, comme le fait remarquer l’historien Renzo de Felice (Mussolini, il rivoluzionario, Turin, 1965), Mussolini pensait-il pouvoir publier un journal aux positions interventionnistes et constituer une sorte de fraction interne au Parti socialiste ? Peut-être pensait-il que cela pourrait être toléré, car celui-ci, au cours de son histoire, n’avait certes pas été monolithique. Mais, écrit de Felice : « Il commit là une des plus graves erreurs de sa carrière politique », ne parvenant pas à saisir « la psychologie la plus intime et élémentaire » du corps du parti, c’est-à-dire de la masse prolétarienne des inscrits, qui était, par un sûr instinct, opposée à la guerre et restait sourde aux élucubrations des interventionnistes « révolutionnaires », qui prétendaient faire la révolution grâce à la guerre contre les Empires centraux.

C’est ainsi que commença une aventure politique dont même son promoteur principal ne soupçonnait pas quel en serait le résultat final. Son nouveau journal, Il popolo d’Italia, obtint immédiatement l’aide et l’assistance professionnelle du directeur du quotidien Il resto del Carlino, Filippo Naldi, qui lui fournit un important support technique et financier. La scission intéressa également des dirigeants radicaux et socialistes interventionnistes français. Mais surtout, d’importants secteurs de la bourgeoisie industrielle appuyèrent ce nouveau groupe, qui se définissait encore comme socialiste et put donc contribuer à l’effritement, à la désorientation et à la démoralisation du mouvement ouvrier. Toujours d’après l’historien de Felice, le quotidien de Mussolini bénéficia de capitaux fournis « par des industriels plus ou moins interventionnistes, ou du moins intéressés par une augmentation des dépenses militaires : Esterle (Edison), Bruzzone (Union sucrière), Agnelli (Fiat), Perrone (Ansaldo), Parodi (armateurs) ». Seul un petit nombre de socialistes suivirent Mussolini dans son entreprise, mais ainsi prit forme un premier noyau de cadres de ce qui allait devenir quelques années plus tard le mouvement fasciste.

Au cours de la guerre, les hommes regroupés autour du Popolo d’Italia se mesurèrent aux autres courants interventionnistes, en perpétuel bouillonnement et en évolution permanente. Le courant qui soutint la guerre s’enrichit d’un « faisceau parlementaire de défense nationale » regroupant 250 députés et sénateurs de différents partis et élargit son action et son influence dans la presse. Ce n’était pas la première apparition du mot « faisceau » dans le vocabulaire politique, synonyme de « ligue » ou « union ». La fin du 19e siècle avait vu émerger en Sicile le mouvement prolétarien dit des faisceaux, et des groupes et des cercles socialistes utilisaient cette appellation. Mais, à partir de 1914, ce mot fut de plus en plus utilisé par des associations aux accents nationalistes et interventionnistes, comme les Faisceaux d’action révolutionnaire, dont l’assemblée de début 1915 vit Mussolini intervenir.

La guerre représenta un moment de rupture dans l’histoire du capitalisme italien, au sens où elle en accéléra le développement de façon importante et sa maturation en impérialisme, au sens donné à ce mot par Lénine. En particulier, les liens entre l’appareil d’État et les grands groupes industriels se renforcèrent. Ettore Conti, promoteur de l’industrie électrique et propriétaire de nombreuses entreprises du secteur, fut appelé à la Commission technique et administrative pour les industries de guerre et fut ensuite nommé sénateur, fin 1919. Alberto Pirelli, un financier comme le comte Giuseppe Volpi, Oscar Sinigaglia, « tous participèrent à des réunions de commissions gouvernementales où se prenaient d’importantes décisions », écrit l’historien Giuliano Procacci (Studi storici, avril-août 1965). Le même auteur caractérise ainsi les mutations de l’État libéral:

« Une nouvelle mentalité de la classe dirigeante émergeait de tous ces nouveaux contacts et relations : les industriels apprenaient à recourir à la main de fer dans les usines (l’institution d’un espionnage organisé dans les plus grandes entreprises date de la période de la guerre), à leur tour les militaires acquéraient le goût de l’initiative et la mentalité que nous appellerions aujourd’hui “esprit d’entreprise” ; les politiciens apprenaient les uns des autres. C’est cette nouvelle mentalité qui trouva son expression dans l’idéologie nationaliste… L’État subit une évolution supplémentaire dans le sens réactionnaire : des institutions typiques du dix-neuvième siècle, comme la censure de la presse, la relégation policière et la mise aux arrêts domiciliaires, étaient remises à l’honneur. Si l’on n’a pas en tête cette transformation profonde de l’État au cours de la guerre, on risque de perdre de vue un élément fondamental pour la compréhension des évènements de l’après-guerre et des origines du fascisme. »

Dans ces conditions, le groupe de Mussolini fut contraint d’opérer d’incessants virages politiques. Perpétuellement dépassé sur sa droite par les dirigeants de l’Association nationaliste et par les libéraux conservateurs, et sur sa gauche par des démocrates interventionnistes comme Salvemini ou l’ex-syndicaliste révolutionnaire Alceste de Ambris, il devait en même temps démontrer son utilité au gouvernement et à la grande bourgeoisie, de façon à conserver les financements et les appuis nécessaires pour garder son journal et en même temps les sympathies des militants socialistes qui l’avaient suivi. Après la défaite de Caporetto, en novembre 1917, le journal de Mussolini accentua son caractère nationaliste et l’adjectif « socialiste » disparut de l’en-tête du journal, remplacé par l’expression « Quotidien des combattants et des producteurs ». Cette définition était suffisamment élastique pour lui permettre de continuer à évoluer sur le terrain nationaliste tout en conservant une phraséologie « révolutionnaire » et « prolétarienne ».

« Faire comme en Russie ! »

Après la révolution d’Octobre 1917, le mot d’ordre « Faire comme en Russie » circula rapidement dans les tranchées, puis dans les campagnes et les villes. Aux yeux des gouvernements, des états-majors, de la haute finance et de la grande industrie d’Europe et d’Amérique, le socialisme et la révolution devenaient une menace réelle. Les journaux et les déclarations politiques de l’époque mettaient en évidence cette « grande peur » et il était évident que toutes les composantes de la classe dirigeante étaient d’accord pour frapper les « bolcheviks » et les empêcher de prendre la tête des luttes du prolétariat et de ses organisations. Leurs désaccords ne portaient que sur la manière de s’y prendre.

Mussolini et son groupe avaient rendu service à la grande bourgeoisie et au gouvernement, tant en incitant, à l’aide d’une phraséologie révolutionnaire, à participer à la boucherie impérialiste, qu’en offrant aux classes dominantes le modèle d’un « socialisme alternatif » à proposer à la classe ouvrière et aux couches les plus pauvres de la population. Mais une fois la guerre terminée, les choses prirent une direction imprévue et le mouvement mussolinien vit son importance diminuer aux yeux de la bourgeoisie.

Après l’enthousiasme initial suscité par la fin d’une guerre qui avait fait 650 000 morts, 450 000 invalides et 60 000 disparus dans la jeunesse italienne, s’ouvrit une crise économique et sociale d’une profondeur et d’une gravité jamais vues jusque-là. L’énorme développement de l’industrie de guerre, enrôlant des centaines de milliers de nouveaux travailleurs, concentrés dans de grands centres de production, en majorité dans le nord du pays, avait préparé une bombe sociale qui menaçait d’exploser à tout moment, du fait des nécessités de la reconversion de la production dans l’après-guerre et des licenciements massifs qu’elle annonçait. En même temps, l’augmentation des prix réduisait les salaires réels. Les premières révoltes pour le pain et une longue série de grèves commencèrent alors.

La colère sociale se répandit aussi parmi la grande masse des anciens combattants. Les officiers de réserve, quasiment tous recrutés dans la petite bourgeoisie intellectuelle, auxquels la guerre avait apporté une reconnaissance sociale inattendue, habitués à commander dans les tranchées, voyaient arriver la démobilisation avec désarroi. L’État allait-il vraiment se débarrasser d’eux, dans un contexte social qui ne semblait leur offrir aucune perspective ? Et les divisions d’Arditi (les audacieux), nom des commandos créés en 1917, habitués à l’action en dehors de tout encadrement à part le leur, récompensés par l’état-major pour leur bravoure, leur férocité et les risques énormes qu’ils couraient avec une liberté de mouvement qui n’était concédée à personne d’autre, voyaient avec horreur un retour à la vie civile qui pouvait les rejeter, dans le meilleur des cas, dans les champs où ils trimaient avant la guerre ou dans les quartiers les plus pauvres des villes, sans aucune reconnaissance officielle.

Les paysans, qui avaient formé le gros des bataillons d’infanterie, revenaient de la guerre en se souvenant de la promesse, faite par le gouvernement et confirmée par les officiers dans les tranchées pendant que les balles autrichiennes sifflaient sur leurs têtes : « Les paysans ayant combattu pour la Patrie obtiendront des terres.» Ils exigeaient maintenant que la promesse soit tenue. La démobilisation générale était autant désirée que crainte, par peur de retomber dans une existence misérable.

La bourgeoisie vivait donc cette situation avec appréhension. Aux yeux de la classe dominante, la tâche la plus urgente était d’empêcher le malaise social de s’unir en un front unique qui aurait trouvé au sein du Parti socialiste les dirigeants en mesure de formuler les mots d’ordre d’unité et de lutte, en ayant en même temps la capacité d’organisation, la volonté de vaincre et la confiance dans les forces du prolétariat. Si ces conditions se réalisaient, les masses pouvaient facilement faire s’écrouler, non seulement la monarchie, mais même tout l’édifice économique du capitalisme.

Les instruments de la contre-révolution

La menace d’une révolution prolétarienne était à prendre au sérieux, comme en témoignent de nombreux documents et les Mémoires de l’époque. Les différents partis représentant la bourgeoisie, les hommes d’État, les principaux quotidiens traitaient de différentes façons le problème du péril rouge. Durant les années allant de la fin de la guerre à la Marche sur Rome et au-delà, le monde bourgeois fut constamment partagé entre deux solutions : tenter d’amortir les poussées ouvrières en intégrant le Parti socialiste au gouvernement ou, au contraire, accentuer la répression contre les socialistes, les syndicats et toutes les organisations ouvrières. Aucune de ces deux options ne fut jamais envisagée sans la possibilité de choisir au besoin l’autre et, souvent, les positions politiques et les actes des gouvernements successifs aboutirent à une combinaison des deux formules.

Enrico Flores, l’ex-chef de cabinet de Nitti, écrit, pour défendre ce dernier, qu’en sa qualité de Premier ministre il sut tenir tête au mouvement ouvrier. Le fait intéressant est que, dans son livre consacré aux mérites de Nitti et dont celui-ci signa la préface en 1947, il justifie ouvertement l’usage de la violence d’État contre les grèves et les manifestations. En même temps, Flores tout comme Nitti s’affirment fermement antifascistes et accusent au contraire Giolitti, successeur de Nitti à la tête du gouvernement, d’avoir favorisé l’ascension de Mussolini. Flores écrit : « La légende d’une collaboration avec les socialistes est fausse car, tout en reconnaissant aux classes prolétariennes les droits qui leur sont dus, tout excès socialiste fut immédiatement réprimé en faisant usage des armes et en causant de nombreuses victimes » (Eredità di guerra, Livourne 1947). Revendiquer les « nombreuses victimes » pour illustrer le patriotisme de Nitti est étonnant, ainsi naturellement que révoltant. Mais cela montre aussi combien l’usage de la violence pour briser le mouvement ouvrier était théorisé par les institutions elles-mêmes. Nitti lui-même, qui ne péchait certes pas par modestie, explique dans cette préface, tout entière consacrée à son autocélébration, son action pour défendre l’ordre bourgeois : « J’avais créé et ordonné tout ce qui pouvait servir à la résistance et au maintien de l’ordre. Je n’avais trouvé que désordre et, arrivé au gouvernement, j’avais en peu de temps créé une situation nouvelle. J’avais défait toutes les tentatives de grève générale. J’avais créé la Garde royale, puissant instrument de défense intérieure, à laquelle tous les mouvements violents devaient se heurter. J’avais trouvé les forces des carabiniers au plus bas et je les avais doublées. »

Le baptême du fascisme

Quelques mois après la fin de la guerre, le 23 mars 1919, sur la place San Sepolcro de Milan, dans le salon mis à leur disposition par le Cercle des industriels, les Faisceaux italiens de combat se constituèrent officiellement. Dorénavant, tous les adhérents à ce mouvement s’appelleraient fascistes, revendiquant l’héritage des Faisceaux d’action révolutionnaire. Un autre transfuge du mouvement socialiste en fut nommé secrétaire : Michele Bianchi, ex-syndicaliste et dirigeant de la Jeunesse socialiste. 118 délégués étaient présents, presque la moitié venus de Milan. Ils étaient républicains, ex-syndicalistes révolutionnaires, ex-socialistes. Plusieurs étaient officiers ou ex-arditi, et on comptait trois ou quatre « honorables parlementaires ». Le programme approuvé était confus et contradictoire, mais cela importait peu. Mussolini le premier n’y attribuait pas d’importance car son problème, une fois libéré des derniers résidus de conscience « socialiste », était surtout de garantir à sa créature politique une fonction qui la rende précieuse aux yeux de la bourgeoisie, pour la défense de l’ordre capitaliste. C’est le futur Duce lui-même qui écrivit dans le Popolo d’Italia : « Nous nous offrons le luxe d’être à la fois aristocrates et démocrates, conservateurs et progressistes, réactionnaires et révolutionnaires, légalistes et illégaux, suivant les circonstances de temps et de lieu et suivant le milieu où nous sommes contraints de vivre et d’agir. »

À ce moment-là, on ne parlait pas beaucoup de fascisme dans une Italie traversée par de vastes mouvements de grève et où, au sein du Parti socialiste, mûrissait un courant communiste. Jusqu’à l’occupation des usines et sa défaite à l’automne 1920, les actions des bandes fascistes furent sporadiques et ne suscitèrent pas beaucoup de réactions. Le premier assaut important contre une forteresse prolétarienne, le siège milanais du quotidien socialiste Avanti !, eut cependant lieu quelques semaines après la constitution des Faisceaux.

Mussolini, interviewé à ce propos le 18 avril 1919 par le quotidien « ami » Giornale d’Italia, tout en se défendant d’avoir organisé cette action, expliqua : « Tout ce qui s’est produit à l’Avanti ! a été un mouvement spontané de combattants et d’un peuple las du chantage léniniste… Le premier épisode de la guerre civile a eu lieu. » On peut dire aujourd’hui que le message était clair : la politique des fascistes, même lorsque la situation leur imposait un virage où réapparaissaient des thèmes aux contours « syndicalistes » ou « socialistes » de leur programme, consistait sur le fond à écarter les « léninistes », les « bolcheviks », c’est-à-dire le courant révolutionnaire, du reste du mouvement ouvrier. Dès ses premiers pas, le fascisme se signala ainsi à l’attention de la bourgeoisie comme l’ennemi le plus irréductible du communisme, comme une force « combattante », c’est-à-dire une agence de cogneurs et de provocateurs munie d’une direction n’ayant aucun souci de cohérence et de principes, mais pourvue d’un certain flair politique, sur laquelle l’ordre établi pourrait s’appuyer. Pour Mussolini et ses amis, une nouvelle perspective s’ouvrait.

Mussolini se signala aussi à l’attention des classes dirigeantes par sa position vis-à-vis de l’entreprise du poète Gabriele D’Annunzio à Fiume. En septembre 1919, celui-ci parvint à regrouper autour de lui quelques milliers de militaires, officiers compris, avec lesquels il se dirigea vers Fiume. Le but était d’occuper la ville et de mettre les puissances réunies à Paris pour partager la dépouille du vieil Empire austro-hongrois vaincu devant un « fait accompli ». Le gouvernement italien laissa faire dans un premier temps, craignant entre autres de ne pas avoir pour s’y opposer le soutien nécessaire au sein de ses propres forces armées. Cet épisode étrange de sédition nationaliste témoigne, au-delà de l’aventurisme politique de celui que l’on surnommait le « Vate » (littéralement, l’oracle), du degré de désagrégation de l’État italien. Nitti, alors président du Conseil des ministres, écrivit que c’était la première fois que l’armée désobéissait au pouvoir, même si c’était « dans un but assez élevé ». L’occupation de Fiume et l’instauration dans la province d’une sorte de gouvernement autonome revendiquant son appartenance à l’Italie semblaient s’inscrire dans le cadre « idéal » des revendications nationalistes du fascisme, y compris la référence au thème de la « victoire mutilée » de l’Italie dans la guerre mondiale. Mais Mussolini, tout en soutenant les « légionnaires » de Fiume dans les articles de son journal, se garda bien d’aller trop loin et de donner suite à la proposition de D’Annunzio d’utiliser Fiume comme une sorte de base pour une « révolution » à étendre à toute l’Italie. Le gouvernement Giolitti, qui avait succédé à Nitti, mit un point final à cette aventure en décembre 1920. Sous la menace des canonnières italiennes, Fiume fut évacué et le traité de Rapallo, signé le mois précédent avec le royaume de Yougoslavie, en fit une ville autonome, tandis que la ville de Zara fut attribuée à l’Italie.

L’aventure de Fiume montre combien Mussolini sut associer des attitudes et des prises de position « révolutionnaires », même dans un sens purement nationaliste, à une politique adaptée aux exigences de gouvernement et à la préservation de l’ordre. Au point d’ailleurs que Mussolini approuva le traité de Rapallo.

Les exactions fascistes, des campagnes aux villes

Au quatrième congrès de l’Internationale communiste, en novembre 1922, le premier secrétaire du jeune Parti communiste d’Italie, Amadeo Bordiga, décrivait ainsi la situation italienne : « La fin 1920 et le début 1921 marquent un changement brusque et presque inattendu de la position réciproque du prolétariat et de la classe capitaliste. On en connaît les raisons, dont la principale est l’incompétence et l’incapacité du Parti socialiste, qui ne sut pas partir avec détermination des évènements grandioses de l’occupation des usines et des terres pour aller vers un objectif révolutionnaire ; cela entraîna la démobilisation des forces des travailleurs, tandis que la bourgeoisie retrouvait la capacité et la volonté de mener sa lutte. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’intervention directe et décisive du fascisme dans l’histoire italienne est devenue un facteur essentiel de l’offensive capitaliste. »

À Bologne, dès novembre 1920, les bandes fascistes obtinrent une victoire très importante. Quelques centaines de fascistes intervinrent le 21 novembre, pour empêcher la prise de fonctions de la nouvelle municipalité socialiste. La force des socialistes était alors apparemment immense et des milliers d’ouvriers et de paysans s’étaient retrouvés sur la Piazza Maggiore de Bologne. Mais la provocation fasciste, bien organisée, décidée et bénéficiant de la neutralité bienveillante de la police, parvint à empêcher que la nouvelle municipalité socialiste, qui venait pourtant d’être élue, se mette en place. L’agression fut soigneusement organisée militairement, par d’ex-officiers et arditi fascistes. Il y eut onze morts, la défense socialiste étant complètement désorganisée. C’était une nouvelle démonstration du fait que des milliers ou des dizaines de milliers de voix, en certaines occasions, pèsent moins que la force de quelques centaines d’hommes bien organisés. On peut bien sûr expliquer que ces hommes étaient des voyous, des tueurs criminels et y ajouter les qualificatifs les plus négatifs, mais le fait évident demeure que le mouvement ouvrier ne pouvait se fier au seul verdict passif des urnes et qu’il devait impérativement se doter de sa propre force d’autodéfense.

Le fait que l’épisode de Bologne marquait un tournant fut souligné entre autres par l’anarchiste Luigi Fabbri, auteur de La controrivoluzione preventiva, écrit au cœur des évènements, en 1921. En voici un extrait : « Le fait est que le 21 novembre fut un succès fasciste ; la responsabilité des fascistes dans les affrontements n’enlève rien à leur victoire, bien au contraire. Avoir tort et remporter la victoire signifie en réalité gagner deux fois. C’est peut-être ce qui donna le plus au public l’impression de la force fasciste et de la faiblesse socialiste.

Il se produisit alors ce qui est naturel et advient toujours dans des cas semblables. Le fascisme, de petits noyaux insignifiants avant septembre, puis un peu grandi par les premières faiblesses du socialisme, devint un géant après le 21 novembre. Ses rangs attirèrent des foules. Tous les lâches qui, la veille encore, faisaient la cour aux socialistes, en devinrent tout à coup les adversaires et sympathisèrent avec les fascistes…

Je disais donc que le fascisme, après les évènements de Bologne, vit ses rangs augmenter en quelques jours. Les réserves qu’un certain nombre de personnages maintenaient à son égard disparurent, quelques cadres du mouvement ouvrier le rejoignirent soudain ; des notables en firent autant, notamment des avocats qui avaient auparavant flirté avec les socialistes, mais qui maintenant pressentaient qu’il y aurait plus de possibilités du côté du fascisme. »

L’État libéral et ses hommes politiques les plus « prestigieux », avaient aplani la route pour la grande offensive fasciste. Ivanoe Bonomi, alors ministre de la Guerre, qui fut par la suite considéré comme une sorte de héros antifasciste, avait en même temps que l’état-major envoyé une circulaire, le 20 octobre 1920, qui recommandait aux 60 000 officiers en voie de démobilisation d’adhérer aux Faisceaux fascistes locaux et de se charger de leur encadrement militaire. Le gouvernement leur garantissait dans ce cas le maintien des quatre cinquièmes de leur solde. La proposition était alléchante pour tous ceux qui craignaient alors d’aller grossir les rangs des chômeurs.

Les premiers temps, sauf dans le cas de Bologne, l’offensive capitaliste incarnée par les bandes fascistes se concentra sur les campagnes. La bourgeoisie agraire avait développé une haine féroce contre les organisations d’ouvriers agricoles. Pendant quelque temps, le fascisme agraire agit même en dehors et au-delà des directives du centre politique mussolinien, tant il y avait urgence à « donner une leçon » aux « subversifs », en particulier en Émilie-­Romagne, en Lombardie, en Toscane et dans les plaines du Piémont. Dans ces régions en effet, les socialistes régnaient sur les communes et dirigeaient les ligues paysannes, et c’était là que les revendications des ouvriers agricoles et des métayers pauvres avaient été imposées. Les insignes fascistes à tête de mort, les drapeaux tricolores et les chemises noires furent un instrument de cohésion et une expression d’identité politique pour la bourgeoisie agraire et en particulier pour ses fils les plus enragés.

Les institutions de l’État libéral, répétons-le, furent les grandes complices des violences fascistes. Un historien anglais, John Whittam, dans un ouvrage de 1977 sur l’armée italienne, écrit :

« Les succès du fascisme en 1921-22 ne sont pas un phénomène mystérieux. Les capitalistes fournirent argent et moyens mais, le succès des fascistes reposant surtout sur leur puissance de feu et leur mobilité, l’appui des autorités militaires eut une importance fondamentale. Sans les véhicules blindés et les armes des dépôts militaires, le triomphe fasciste n’aurait été ni aussi rapide ni aussi spectaculaire. La contribution des autorités publiques – préfets, juges, police – consista en une neutralité bienveillante envers le fascisme, qui se transforma rapidement en collaboration active lorsqu’elles comprirent que les autorités centrales de Rome adoptaient la même tactique. La décision de Giolitti d’associer les fascistes à son Bloc national pour les élections de 1921, ainsi que l’appui tacite du Vatican à cette croisade antimarxiste, apportèrent à la violence fasciste une aura de respectabilité qui fit beaucoup pour lui concilier l’opinion des modérés. »

La liberté d’action dont jouirent les bandes fascistes est illustrée par les chiffres « officiels », c’est-à-dire les chiffres fournis quelques années plus tard par l’historien fasciste Giorgio Alberto Chiurco (Storia della rivoluzione fascista, Florence, 1929), concernant les exactions et les dévastations durant l’année 1921 : 17 journaux et imprimeries, 59 maisons du peuple, 119 Bourses du travail, 107 coopératives, 83 ligues paysannes, 8 sociétés de secours mutuel, 141 sections socialistes et communistes, 100 cercles culturels, 10 bibliothèques et théâtres populaires, une université populaire, 28 syndicats ouvriers, 52 cercles récréatifs ouvriers. Au total, 726 sièges d’organisations ouvrières détruits ! On ignore encore aujourd’hui le nombre exact de morts parmi les ouvriers, les saisonniers agricoles, les militants, en particulier socialistes, communistes et anarchistes, mais toutes les estimations parlent de plusieurs centaines de victimes de la furie fasciste pour cette seule année.

La paralysie « militaire » de la classe ouvrière

Quelle fut la réaction de la classe ouvrière et de ses organisations face à la marée montante de la violence fasciste ? L’un des ouvrages qui documentent le mieux le développement et la transformation du mouvement fasciste en le mettant en rapport avec les tentatives de riposte du mouvement ouvrier organisé est sans doute Naissance du fascisme. L’auteur, Angelo Tasca, d’abord socialiste puis l’un des fondateurs du Parti communiste d’Italie, base son analyse sur une abondante documentation et a été un témoin de l’époque.

Dans la lutte contre le fascisme, les travailleurs se montraient limités par plusieurs handicaps, de nature politique et idéologique, si profondément enracinés qu’ils formaient une véritable psychologie sociale. Ces limites, toutes liées à la tradition du PSI dans sa version réformiste comme dans sa version maximaliste, étaient tout d’abord la confiance superstitieuse dans le pouvoir des élections ainsi que dans les accords écrits, les pactes et les contrats signés avec le patronat. Cette confiance s’étendait aux institutions « conquises » par les socialistes (municipalités, coopératives, etc.). Cette mentalité allait naturellement de pair avec une sous-évaluation des rapports de force existant sur le terrain entre les groupes organisés, indépendamment du poids électoral de ces groupes. En second lieu, l’implantation était vue essentiellement sous son aspect local. Les dévastations, les matraquages, les meurtres commis par une bande fasciste dans un village donné ne se heurtaient quasiment jamais à une réaction organisée des paysans et des journaliers des villages voisins. On constatait la même chose en ville. Tous étaient convaincus que « cela n’arriverait jamais chez nous ». Mais les fascistes l’emportaient sur le terrain militaire précisément parce qu’ils n’avaient pas de racines locales. Ils se déplaçaient en camions, concentrant à chaque fois leurs forces sur un endroit déterminé, en s’assurant d’y être supérieurs en nombre. À cela il faut ajouter l’évidente réticence à utiliser des moyens illégaux pour riposter à l’illégalité évidente des actions fascistes. Le mouvement ouvrier possédait peu d’armes et les utilisait encore moins. Cette attitude pacifiste du prolétariat s’était renforcée durant l’opposition à la guerre impérialiste et transformée ensuite souvent en une hostilité ouverte envers les compétences militaires et les anciens combattants eux-mêmes.

Tasca écrit ainsi à propos de la CGL, la Confédération générale du travail, qui était alors la principale organisation syndicale : «Le programme de la CGL comporte une liste de revendications justes et satisfaisantes en faveur des anciens combattants, mais le parti relègue tout cela à la dernière place. Comment les anciens combattants pourraient-ils confier la défense de leurs intérêts à ce parti qui recommande ouvertement à ses sections “la plus grande sévérité dans l’admission d’anciens et nouveaux membres” car “il estime incompatible avec le socialisme la présence dans le parti de ceux qui ont apporté à la guerre une adhésion explicite de fait”? De cette manière, fait remarquer un ancien combattant, “le cri À bas la guerre !, signifie partout : à bas les combattants !”»

Dans son ouvrage, Tasca cite plusieurs documents qui attestent de l’orientation progressive des cercles de l’appareil d’État, en particulier militaires, et des milieux industriels vers des solutions extralégales contre les organisations ouvrières. En d’autres termes, l’histoire montre que les classes dirigeantes italiennes, colonne vertébrale de l’État libéral, choisirent de se placer sur le terrain de la violence politique et de l’intimidation organisée, dont le mouvement fasciste allait ensuite assumer le monopole.

Le 2 octobre 1921, l’Ordine nuovo, devenu organe du Parti communiste d’Italie, rendit public le rapport adressé l’année précédente par un officier de l’armée au ministère de la Guerre. Tasca le reproduit dans son ouvrage. Il illustre parfaitement la volonté criminelle de l’État d’écraser le mouvement ouvrier. Le colonel qui l’écrit fait une analyse sans pitié, mais en grande partie exacte, de la psychologie politique et des carences pratiques qui paralysent les organisations des travailleurs. L’auteur met en avant la nécessité de créer une « milice choisie », recrutée parmi les « meilleurs » officiers et sous-officiers. Voici comment ce militaire de carrière décrit les tâches de cette milice :

« Des actions partielles, destinées à étouffer l’arrogance de certains des centres subversifs les plus enflammés, tout en démoralisant et en brisant l’ennemi, seront une excellente école pour notre milice… Les esprits agités et révolutionnaires ne possèdent pas de qualités d’organisation. Il s’agit le plus souvent de groupes indéfinis, hétérogènes et peu soudés, qui agissent de manière impulsive, sous le coup d’une émotion subite et momentanée. Ils ne possèdent pas beaucoup d’armes et elles sont distribuées en désordre. Il n’y a pas de groupes organisés qui fonctionnent. Leurs réserves en munitions ne peuvent être que limitées et sont inadaptées à une longue résistance. Les groupes politiques qui alimentent ces exaltés comprennent des hommes courageux et habiles, mais ils se mêlent à des bavards prétentieux, les uns et les autres dotés de capacités d’observation très limitées quant à la tactique des armes, les forces de l’ordre, les liaisons et la coordination nécessaire, l’action elle-même. Leurs conditions et habitudes de vie font que les moyens dont ces excités disposent pour se défendre sont très limités. Toutes leurs tentatives d’entente et d’organisation de défense restent au niveau local, au maximum dans les limites d’une région… Poussés par des émotions momentanées, les plus révoltés se regroupent en masse et s’excitent l’un l’autre, cherchent les responsables et leurs adresses. La plupart demeurent indécis, sans initiative. Ils sont impressionnés par le bruit et le nombre, se trompent les uns les autres au sujet des armes et des évènements. Aux premières défaites succèdent la résignation et le désarroi. »

La dynamique des nombreux affrontements et des épisodes de résistance qui opposèrent cependant les ouvriers et les paysans italiens aux expéditions punitives fascistes, surtout durant l’année 1921 et la première moitié de 1922, confirment d’une façon générale ce diagnostic sans pitié.

Le courage et l’esprit de sacrifice dont firent preuve les ouvriers et les journaliers agricoles ne trouvèrent aucun écho en termes d’organisation ou sous forme d’une politique claire en mesure de centraliser et de mettre efficacement à profit ces qualités. Les « bavards prétentieux » dont le Parti socialiste était plein, surtout parmi les cadres dirigeants, sabotèrent, souvent inconsciemment, la lutte du prolétariat contre l’ascension du fascisme. Les dirigeants socialistes, y compris les plus modérés, étaient de bonne foi et personnellement courageux. Outre le cas de Tito Zaniboni, l’assassinat de Matteotti en atteste, l’un des signataires en août 1921 d’un « Pacte de pacification » avec les fascistes sur lequel nous reviendrons plus loin. Zaniboni, au vu de l’évolution des choses après l’assassinat de Matteotti, projeta ensuite un attentat contre Mussolini. Trahi par un indicateur, il fut condamné en 1925 à trente ans de prison.

Mais, au-delà de leurs qualités humaines, les dirigeants socialistes et, en particulier, ceux du courant réformiste regroupés autour du vieux Filippo Turati, firent preuve d’une foi superstitieuse en la légalité, qui contribua grandement à désarmer et à démoraliser les masses ouvrières et paysannes. En 1921, au lendemain d’une série de saccages et de violences fascistes dans sa région de la Polésine, le dirigeant réformiste Matteotti fut l’auteur de cet appel passé dans l’histoire : « Restez chez vous, ne répondez pas à la provocation. Le silence et même la lâcheté sont parfois le véritable héroïsme. » Les brutalités fascistes elles-mêmes se chargèrent de démentir littéralement Matteotti en ne s’arrêtant pas aux portes des maisons. Les militants « subversifs » furent en effet régulièrement cueillis chez eux et matraqués sur place, souvent à mort.

Matteotti lui-même paya de sa vie sa naïveté politique et son incompréhension du phénomène fasciste. Trois ans plus tard, il fut enlevé puis tué par les assassins en chemise noire. Comme tant d’autres dirigeants socialistes, prisonniers des mêmes illusions, il ne comprit pas que le fascisme était désormais le parti qui concentrait toutes les attentes et les espoirs de cette même classe bourgeoise qui, jusqu’aux quelques années précédentes, avait été le pilier de l’État libéral. Il n’y avait désormais plus aucune place pour la « démocratie », du moins dans sa version bourgeoise. L’ordre capitaliste se plaçait, toujours plus résolument, sur le terrain de la suppression des libertés politiques et de la terreur de masse.

Les Arditi del popolo et le sectarisme du Parti communiste

Les Arditi del popolo constituèrent une tentative de mettre sur pied une forme de milice prolétarienne contre les bandes fascistes. Leur initiateur fut un ancien officier des Arditi pendant la Première Guerre mondiale, Argo Secondari, qui s’était rapproché des idées anarchistes. L’orientation politique de ce qui devint assez vite l’Association des Arditi del popolo, était plutôt confuse mais, et c’était le plus important, elle répondait à une nécessité ressentie par les militants les plus conscients des partis ouvriers en ce mois de juin 1921.

Il faut souligner que le mouvement anarchiste de l’époque avait une base sociale parmi les ouvriers et les journaliers agricoles. Beaucoup de Bourses du travail étaient dirigées ou fortement influencées par des anarchistes, et pas seulement celles de l’Union syndicale italienne (USI), de tendance anarcho-syndicaliste. La fédération des métallurgistes de Turin, affiliée à la CGL, était dirigée par un anarchiste, élu en 1919 par une assemblée ouvrière, Pietro Ferrero, qui fut par la suite sauvagement assassiné par les fascistes. Les ouvriers sidérurgistes de Piombino étaient organisés dans la chambre syndicale de l’USI, de même que les mineurs de l’île d’Elbe. On peut en dire autant d’un grand nombre de centres ouvriers et d’ouvriers agricoles de la zone allant de Sestri Ponente en Ligurie, au nord-ouest, à Cerignola dans les Pouilles, au sud-est.

Ainsi, indépendamment des graves carences théoriques de ses militants les plus en vue, il n’était pas rare que les initiatives les plus résolues et correspondant le mieux aux nécessités du moment proviennent précisément du mouvement anarchiste. Dès le mois de décembre 1919, dans une lettre publiée par le quinzomadaire anarchiste Volontà (Volonté), un ancien combattant mit en évidence la nécessité de ne pas attaquer politiquement l’ensemble du corps des Arditi, afin de ne pas les pousser du côté de la réaction, car « la révolution aussi aura besoin de ses arditi ». C’était une position très clairvoyante, surtout si on la compare à l’antimilitarisme à caractère pacifiste de la majorité du Parti socialiste. D’autres passages de cette lettre valent d’être cités : « En majorité ils veulent rentrer chez eux, être démobilisés, comme tous les autres soldats… Ceux qui présentent le moins de garanties pour “l’ordre public” sont les éléments qui ont été les premiers recrutés dans le corps des Arditi, venant des bas-fonds des villes. Leur origine tôt ou tard retournera contre l’ordre bourgeois ceux qui furent, sont ou seront parmi les plus misérables victimes de l’actuelle organisation économico-sociale. »

Cette citation provient de l’une des rares études sérieuses sur le phénomène de l’arditisme « rouge », Arditi, non gendarmi de Marco Rossi, publiée à Pise en 1997. L’auteur y souligne à juste titre que cette intuition sociologique aurait mérité plus d’attention de la part de toute la gauche.

L’attitude des dirigeants socialistes et, chose plus grave, des communistes à l’égard du front des Arditi del popolo, fut un mélange d’agacement et d’aversion. Amadeo Bordiga s’opposa, on le sait, à l’adhésion des militants communistes aux Arditi del popolo. Dans cette situation, la base des partis ouvriers se montra souvent plus avisée que leurs directions. Dans de nombreuses villes et villages, non seulement les inscrits ignorèrent les directives centrales, mais ils furent souvent à l’initiative de la création de cercles d’Arditi del popolo, quand ils n’en furent pas à la tête.

Quelle est la logique adoptée par Bordiga et d’ailleurs l’ensemble du groupe dirigeant communiste, Gramsci compris ? Le mouvement des Arditi del popolo est ambigu politiquement et se place, en fin de compte, sur le terrain de la défense de la démocratie bourgeoise. Il faut donc, concluent les dirigeants communistes, en rester à l’écart. Cette argumentation révèle un sectarisme déconcertant. Au lieu d’une évaluation de la situation concrète et des coups terribles encaissés par le mouvement ouvrier depuis des mois, elle se perd en élucubrations sur le « futur » rôle des Arditi rouges, sur leur instrumentalisation possible par les forces réformistes, petites-bourgeoises, etc. C’est une façon formaliste d’affronter les problèmes posés par la lutte de classe.

Le 7 août 1921, Bordiga écrit ainsi dans le journal Il comunista : « Quand bien même les communistes parviendraient, aux côtés d’autres mouvements politiques, à arrêter le fascisme par une action de “défense prolétarienne” coordonnée avec d’autres éléments, nos alliés d’hier ayant permis le retour à une situation normale ne manqueraient pas de nous percevoir à nouveau comme des perturbateurs. Ils redeviendraient nos pires ennemis au moment où nous voudrions profiter du fait d’avoir vaincu en partie l’ennemi pour aller au-delà, vers la destruction du pouvoir bourgeois. »

On peut bien entendu partager le constat que les dirigeants de l’éphémère association des Arditi del popolo avaient des idées confuses. Mais la nature a horreur du vide : soit les communistes réussissaient à créer une organisation nationale d’autodéfense, sous leur direction mais ouverte aux membres de tous les autres partis ouvriers et aux travailleurs sans parti, soit se posait le problème d’adhérer à l’organisation existante, sans pour autant considérer que les hiérarchies et la politique de cette dernière étaient établies une fois pour toutes et en cherchant à y acquérir une influence politique plus grande. En tout cas, l’autodéfense prolétarienne et sa coordination à l’échelle nationale et locale étaient une nécessité absolue, mise au premier plan par les exactions fascistes.

En outre, les directives du groupe dirigeant du Parti communiste d’Italie étaient en contradiction avec l’analyse de Lénine et des bolcheviks russes. Le 6 juillet 1921, une grande manifestation des Arditi del popolo eut lieu à Rome près du Jardin botanique. La Pravda en rendit soigneusement compte et Lénine écrivit : « Un rassemblement s’est tenu à Rome pour organiser la lutte contre le fascisme, auquel 50 000 ouvriers ont participé, représentant tous les partis : communiste, socialiste et aussi républicain. 5 000 anciens combattants en uniforme militaire y participaient et pas un seul fasciste n’a osé se montrer dans les rues. »

On peut remarquer qu’aux yeux de Lénine, la manifestation de Rome était l’évènement le plus important, aux côtés de deux autres : la grève des ouvriers du textile à Lille, en France, et celle des ouvriers municipaux à Berlin. Ces trois manifestations de la lutte de classe démontraient, pour le révolutionnaire russe, « qu’en Europe, il y a davantage de matériau inflammable que nous ne le pensions » (Lenin e l’Italia, Moscou, 1971).

De leur côté, les socialistes crurent pouvoir barrer la route aux violences fascistes en acceptant les sollicitations du chef du gouvernement d’alors, Ivanoe Bonomi, et du président de la Chambre, Enrico de Nicola, de signer un « pacte de pacification » avec le Parti fasciste. C’est à la suite de la signature de ce pacte, le 3 août 1921, en rien respecté par les fascistes, que les dirigeants socialistes prirent leurs distances d’avec les Arditi del popolo.

Le « Pacte » fit long feu. Les violences fascistes continuèrent, en particulier dans les campagnes, où les ras (les chefs) fascistes locaux, expression directe des propriétaires terriens, qui étaient déjà parvenus par la terreur à diviser par deux les salaires des ouvriers agricoles, n’avaient aucune intention de se conformer aux tours et détours diplomatiques de Mussolini. Après le meurtre du socialiste Di Vagno, le 25 septembre à Mola di Bari, le pacte fut officiellement dénoncé.

Il serait trop long de revenir ici sur tous les épisodes de résistance menés par les Arditi del popolo. Mais, pour donner une idée des énergies et des espoirs suscités par cette organisation d’autodéfense prolétarienne, il suffit de quelques exemples.

Le cas le plus connu de résistance à la montée du fascisme est sans doute celui de Parme. Du 1er au 6 août 1922, une bonne partie de la population des quartiers populaires de cette ville s’opposèrent, armes à la main, à l’assaut des fascistes. Guido Picelli, socialiste et ancien combattant, était à leur tête. Deux ans plus tôt déjà, en février, Picelli avait organisé une Garde rouge autonome qui, à la suite d’une démonstration populaire contre la guerre en Albanie, avait organisé le sabotage du départ d’un train d’appelés devant quitter Parme pour gagner le port d’Ancône avant de rejoindre ce pays. La façon dont Picelli concevait la réponse à apporter aux agressions fascistes est bien résumée par ce passage du livre de Rossi déjà cité :

« La bourgeoisie ne se divise pas, ne discute pas, elle tue sans pitié. Le fascisme a pour premier commandement : tuer… Lorsque tout droit est piétiné et que tous, indistinctement, socialistes, communistes, syndicalistes et anarchistes, sommes sous un martèlement incessant et soumis au même martyre, frappés par les mêmes armes, il faut faire taire les oppositions partisanes, en finir avec les querelles de chapelle et les discussions inutiles sur telle ou telle perspective politique… Au front uni de la bourgeoisie, il faut opposer celui du prolétariat. Seule l’unité nous donnera l’avantage, car il est indiscutable que nous constituons une force, une force qui ne parvient pas à s’imposer aujourd’hui uniquement parce qu’elle est divisée en petits groupes en désaccord entre eux. »

Picelli fait partie des fondateurs du bataillon des Arditi del popolo qui se constitue à Parme au début d’août 1921. En avril 1922, une énorme manifestation se déroule dans la ville en hommage à un dirigeant syndical assassiné par les fascistes. Des milliers de personnes y participent, dans une période où de nombreuses citadelles prolétariennes sont déjà tombées et où les journaux fascistes sont pleins d’annonces de « victoires ».

Commandés par Italo Balbo, les fascistes décident alors de donner l’assaut à Parme par une expédition punitive aux allures de véritable offensive militaire. Douze ans plus tard, dans les pages du journal Stato operaio (État ouvrier), publié par les exilés communistes en France, Picelli raconte ainsi les préparatifs de la résistance ouvrière à Parme : « Le commandement des groupes d’Arditi del popolo, qui avait prévu que l’attaque fasciste serait conséquente, s’y était préparé depuis longtemps, non seulement moralement, mais également en préparant son plan défensif, se procurant les moyens nécessaires pour affronter et repousser l’ennemi. Les chefs d’escouade, choisis parmi les ouvriers ex-combattants, eurent pour tâche d’entraîner les hommes, tandis que des services spéciaux furent chargés de maintenir le contact avec les soldats des régiments encasernés à Parme, afin d’en obtenir armes et munitions. »

Le résultat fut une résistance acharnée et organisée, avec barricades et fils barbelés placés aux endroits stratégiques. Les fascistes ne parvinrent pas à prendre Parme et laissèrent 39 morts sur le terrain, presque huit fois plus que les pertes des insurgés. Dans son récit, Picelli décrit ainsi la fin de la bataille : 

« De part et d’autre de la rivière, toute la population ouvrière, à l’annonce du départ des fascistes, se retrouva dans les rues de la ville, armée ou non, dans une explosion d’enthousiasme indescriptible, improvisant d’imposants cortèges ; aux fenêtres des maisons du vieux quartier de Parme, des drapeaux rouges étaient exposés. La nouvelle de la victoire ouvrière se répandit rapidement, y compris dans la province. De nombreux propriétaires de terres, effrayés par la rumeur que les Arditi del popolo arrivaient, fuirent leurs maisons et la province pour aller vers celle de Crémone. »

À dater de leur fondation officielle en juin 1921, les Arditi del popolo furent les artisans de plusieurs épisodes de résistance à la montée du fascisme. Le même été de 1921, la population de Viterbe, encadrée par les Arditi del popolo, chassa les fascistes de la ville en trois jours d’affrontements, du 10 au 12 juillet. Quelques jours plus tard, le 21 juillet, à Sarzana cette fois, le bataillon local des Arditi rouges joua également un rôle important. Cette petite ville de Ligurie, à la limite de la Toscane, fut la cible de centaines de fascistes, conduits par le même Amerigo Dumini qui, en 1924, allait être l’auteur de l’enlèvement et du meurtre de Matteotti. Ils voulaient obtenir la libération immédiate d’un fasciste de Carrare, Renato Ricci, et de onze autres momentanément emprisonnés. Assurés de l’impunité à laquelle ils étaient habitués, ils s’approchaient de la ville, selon leurs méthodes éprouvées.

Cependant, se retrouvant face à un détachement de carabiniers, les fascistes commencèrent à hausser le ton et un coup de revolver fut tiré. Les carabiniers répondirent immédiatement par une décharge de fusils et, totalement déconcertés, les hommes de Dumini s’enfuirent dans le plus grand désordre. Les Arditi del popolo organisèrent la poursuite et plusieurs fascistes furent pendus aux arbres ou noyés dans les fossés par les paysans, exaspérés par les exactions subies les jours précédents. Seize fascistes furent tués. Parmi les commentaires les plus instructifs sur les évènements de Sarzana, on trouve celui d’Umberto Banchelli, l’un des chefs fascistes de l’expédition, qui écrit dans Mémoires d’un fasciste de 1922 :

« Le fascisme n’a pu se développer que grâce à l’appui des officiers, des carabiniers et de l’armée… Les escouades fascistes, trop habituées à l’emporter sur un ennemi qui s’enfuyait presque chaque fois ou ne réagissait que faiblement, n’ont pas su ou pu faire face à cette résistance imprévue. »

Civitavecchia était une autre de ces fiefs des Arditi rouges, qui y comptaient 600 adhérents. Un soulèvement antifasciste eut lieu dans cette ville portuaire le 4 août 1922, appuyé par environ 300 ouvriers yougoslaves qui travaillaient à la construction de la ligne de chemin de fer. La population insurgée chassa les fascistes, qui utilisaient les hôtels de luxe du centre-ville comme base de leurs expéditions punitives vers les quartiers populaires ou les villages voisins. Dans cette même ville, quelques mois plus tard, eut également lieu l’une des rares tentatives de réaction contre la Marche sur Rome. Le 28 octobre, les Arditi del popolo dirigèrent un autre mouvement populaire, empêchant l’avancée des colonnes fascistes qui arrivaient du nord en camions et en train. L’épisode revêtit une telle importance qu’à Civitavecchia, le 28 octobre n’est pas considéré comme le jour de la Marche sur Rome, mais celui de l’insurrection de la ville pour l’empêcher. Les statuts de la ville rappellent même la nécessité de célébrer chaque année cette date comme une page héroïque de la résistance au fascisme.

D’autres épisodes de résistance dont les Arditi del popolo furent protagonistes eurent lieu dans d’autres villes, à Livourne, à Piombino, à Bari et même à Rome, où la mobilisation antifasciste, après plusieurs affrontements, contraignit le congrès des Faisceaux de combat fascistes de novembre 1921 – qui se transformèrent alors en Parti national fasciste (PNF) – à fermer ses portes plus vite que prévu.

La Marche sur Rome : une parodie de révolution

Le fascisme fut-il une révolution ? Non. Une révolution, du moins pour les marxistes, est une chose précise : c’est la prise du pouvoir politique par une classe sociale aux dépens d’une autre. L’usage de la violence, des armes, de la coercition ne constitue pas en soi la substance de la révolution, malgré leur caractère quasi obligatoire pour la classe révolutionnaire face à la résistance acharnée des vieilles classes possédantes. Les violences des fascistes ne marquaient pas les étapes d’une révolution mais celles d’une contre-révolution. Elles étaient l’expression de la haine des classes possédantes bourgeoises à l’égard du prolétariat organisé, qui se radicalisait de plus en plus. Elles étaient également l’expression de la crainte que cette classe puisse les détrôner et instaurer le pouvoir des Conseils ouvriers.

C’est la machine propagandiste du régime qui fabriqua le mythe de la Marche sur Rome comme ayant été la pierre angulaire de la « Révolution fasciste ». Mais cette révolution n’a existé que dans les élucubrations de Mussolini et de ses innombrables serviteurs politiques et intellectuels.

Même les reconstructions historiques que l’on peut lire ou écouter aujourd’hui exagèrent la « rupture » que le 28 octobre 1922 aurait constituée par rapport à l’État libéral. C’est une façon abstraite, scolastique, de se confronter aux périodes de tournant historique.

La première des urgences, pour la grande bourgeoisie, c’est-à-dire pour la classe dominante, dans toutes ses composantes et toutes ses nuances, en Italie et dans d’autres pays, était la même : empêcher les idées communistes révolutionnaires de se répandre et de conquérir la majorité des travailleurs. L’immense popularité de la Révolution russe de 1917 augmentait le prestige de cette fraction du mouvement socialiste, extrêmement minoritaire au début de la guerre, qui avait défendu, à l’instar de Lénine, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les positions internationalistes et dénoncé le caractère impérialiste du conflit. Il fallait empêcher que ces courants, qui étaient sur la voie de s’organiser en partis communistes, conquièrent le cœur et l’esprit de la classe ouvrière. On l’a dit, tous les partis de la bourgeoisie étaient d’accord sur ce point, de même que la grande majorité des fonctionnaires à la tête de l’appareil d’État.

Si on le descend du piédestal sur lequel l’a mis la mythologie politique, l’État libéral, c’est-à-dire ses fonctionnaires, ses appareils et ses principaux dirigeants politiques, ne furent pas balayés par le mouvement fasciste mais lui donnèrent leur aval, l’équipèrent, l’armèrent, y placèrent leurs agents et, pour finir, fusionnèrent avec lui. Il est vrai que les rares qui s’en abstinrent furent marginalisés voire éliminés, mais la plus grande partie de l’État libéral se transforma rapidement en État fasciste.

La défaite de la grève générale qui avait été proclamée en août 1922 par la CGL, le Syndicat des cheminots et l’Union syndicale pour s’opposer à la violence fasciste fut, pour Mussolini et les siens, la confirmation qu’il n’existait plus aucun obstacle sérieux à l’instauration d’un gouvernement fasciste. Les opérations d’intimidation et la mobilisation ouverte des bandes fascistes contre la grève et les grévistes eurent d’ailleurs lieu suivant un plan précis et sous la protection des autorités.

L’opération qui prit le nom de Marche sur Rome fut annoncée sous différentes formes les jours précédents. Les grands industriels et les banquiers mettaient ouvertement en avant la nécessité d’en finir avec les anciennes « bonnes manières » politiques, démocratiques et libérales. Les intrigues et les ambitions personnelles dont était faite la politique des anciens partis parlementaires ralentissaient la transformation de l’État en un organe plus adapté aux nouvelles exigences de la classe dominante. On pouvait encore utiliser certains de ses vieux chevaux de retour, mais comme éléments « décoratifs » ou compagnons de route d’un nouveau gouvernement dirigé par les fascistes.

Le poids des industriels dans la farce révolutionnaire mise en scène par le Parti fasciste est indiscutable sur un plan historique. La veille de la Marche, Mussolini rencontrait à Milan Gino Olivetti, le président de la confédération patronale Confindustria, pour discuter avec lui de la physionomie du futur gouvernement. Le rôle des industriels était revendiqué, le jour même de la prise de fonctions de Mussolini au gouvernement, par un communiqué de la Confindustria (citation tirée de Padroni del vapore e fascismo, de Ernesto Rossi, Bari, 1966) :

« Dans les milieux industriels, l’avènement du ministère Mussolini est accueilli avec sympathie et confiance. La Confédération générale de l’industrie qui, bien qu’étant une organisation économique et syndicale, ne pourrait s’exempter, dans les moments les plus graves de la vie du pays, d’assumer des fonctions politiques, a pris activement part à la crise nationale et a exercé une influence directe et pressante en faveur de la solution Mussolini. L’honorable [selon le titre donné aux parlementaires en Italie (NdT).] Olivetti, accompagné des membres de la direction de la Confédération, est allé à Milan, plus importante que Rome pour la suite des évènements, et il est resté en contact étroit avec l’honorable Mussolini, agissant énergiquement et faisant agir de même les organismes de Rome. L’un de leurs actes les plus efficaces a été de transmettre au roi la voix de l’industrie, lorsque tout dépendait encore de l’attitude de ce dernier.

Le point de vue des industriels est que l’honorable Mussolini a jusqu’à présent donné de telles preuves de responsabilité et de force de volonté, qu’il mérite pour le moins la plus bienveillante attention de ceux qui ne souhaitent qu’avoir un gouvernement, ce qui est précisément la volonté insistante des industriels.

C’est pourquoi les industriels souhaitent se mettre totalement à la disposition du gouvernement Mussolini en vue de la plus ouverte et de la plus loyale des collaborations, de manière disciplinée et dans l’intérêt supérieur du pays. »

Le Premier ministre Luigi Facta, qui avait déjà annoncé sa démission, une fois connue la mobilisation et le départ vers Rome des escouades fascistes, pensa normal de proclamer l’état de siège dans la capitale. Le 28 octobre au matin, la rumeur se répandit que l’armée était prête à prendre le contrôle de Rome pour la défendre de l’attaque fasciste, et que les ordres étaient déjà partis. Mussolini, en sécurité à Milan, à deux pas de la frontière suisse, ne savait pas quel parti prendre. Mais le roi le tira d’embarras en refusant, à 12 h 40, de signer le décret instituant l’état de siège.

Les colonnes fascistes qui se dirigeaient vers Rome subirent plusieurs attaques de groupes d’ouvriers. Comme on l’a vu, ce fut particulièrement le cas à Civitavecchia, où le fort bataillon local des Arditi del popolo s’opposa à la progression des chemises noires, tandis qu’on enregistrait aussi des épisodes de résistance populaire aux colonnes fascistes aux Castelli Romani, au sud-est de Rome.

Les fascistes paradaient dans les rues de Rome, plus ou moins en formations militaires, lorsque Mussolini, appelé par le roi, y arriva le 30 octobre, après un confortable voyage en wagon-lit. Il fut alors chargé de former le nouveau gouvernement. L’armée, en état d’alerte depuis plusieurs jours, forte de 28 000 hommes et d’une artillerie lourde, ne tira pas un seul coup de feu. Voilà pour la « révolution » des fascistes.

Mussolini devint donc chef du gouvernement en orchestrant une sorte de crise politique extraparlementaire, accompagnée d’un scénario d’insurrection d’opérette, dans un pays où la totalité des préfets et la grande majorité des sommets de l’armée, de la police et de la magistrature lui assuraient une entière impunité et tous les appuis matériels possibles.

Le nouveau gouvernement ne fut pas exclusivement fasciste. En plus de Mussolini, il était formé de trois fascistes, deux représentants du Parti populaire (catholique), deux démocrates-sociaux, deux libéraux, un nationaliste, deux militaires de métier, les « commandants de la victoire » Diaz et Thaon di Revel et, pour finir, d’un indépendant. La grande majorité des élus de la Chambre accordèrent la confiance à Mussolini : 306 pour, 116 contre et 7 abstentions. Le Sénat du royaume vota en faveur de Mussolini par 196 voix contre 19. Tous les partis de la bourgeoisie, y compris le Parti populaire issu du catholicisme, devaient convenir que, pour sauver le système capitaliste du « péril rouge », les méthodes fascistes s’étaient avérées les plus efficaces. Au moment du vote de la confiance à Mussolini, Alcide de Gasperi déclara à la Chambre, pour le Parti populaire, qu’il reconnaissait au parti fasciste « l’intention et la capacité de rétablir la loi et la discipline dans le pays ».

Parmi les dirigeants des partis « démocratiques », certains avaient sans doute l’illusion qu’une fois les socialistes et surtout les communistes liquidés par le fascisme, ils pourraient se défaire de ce régime encombrant et reprendre les rênes du pouvoir. Les choses prirent une tout autre direction.

Giacomo Matteotti a laissé une documentation détaillée et impressionnante sur l’année de domination fasciste qui débuta avec l’installation de Mussolini au pouvoir. Elle met en lumière l’utilisation combinée de la violence de rue d’une part, des organes administratifs et répressifs de l’État d’autre part. Ceux-ci allaient devenir prépondérants à mesure que l’État devenait de plus en plus fasciste. Trente-deux administrations provinciales et 547 administrations communales furent dissoutes sous les prétextes les plus divers et les plus absurdes. La presse fut durement frappée, en particulier les organes communistes et socialistes, mais aussi ceux des républicains et des populaires. Les préfets favorisèrent de toutes les façons possibles la liquidation du monde coopératif socialiste, afin que les organismes fascistes prennent le contrôle de toute la sphère coopérative. Cela ne mit cependant pas fin à l’action brutale des escouades fascistes. L’historien Enzo Santarelli décrit ainsi dans sa Storia del fascismo le cas le plus emblématique, celui des attaques de Turin, durant l’hiver 1922 :

« Entre le 17 et le 20 décembre, les fascistes locaux déchaînent une véritable chasse aux ouvriers communistes, qui se conclut par le “bannissement” des “chefs les plus connus de la subversion turinoise”, coupables d’avoir organisé après la Marche sur Rome l’impression clandestine de l’Ordine nuovo (le quotidien communiste) que cette intervention violente contraint à cesser de paraître. Toute la ville fut mise à feu et à sang : Carlo Berruti, conseiller municipal communiste, et Pietro Ferrero, anarchiste et secrétaire du syndicat des métallurgistes, furent torturés, assassinés et défigurés, ainsi qu’un nombre inconnu d’ouvriers et de militants (vingt-deux si l’on en croit Piero Brandimarte, chef des escouades fascistes de Turin, beaucoup plus d’après l’Ordine Nuovo). Mussolini fit mine de désapprouver ces actions au Conseil des ministres, mais ces violences fascistes lui permettaient de soumettre la population et de chasser les opposants du pays, donnant naissance à une nombreuse émigration politique. »

Mais son tout nouveau rôle de parti de gouvernement contraignit Mussolini et les siens à entamer un processus d’institutionnalisation et donc de légalisation de la violence fasciste. C’est ainsi qu’en janvier 1923 fut instituée la Milice volontaire pour la sécurité nationale. C’est dans ce nouvel organisme qu’affluèrent les escouades fascistes.

Cette première année de domination fasciste est également caractérisée par l’offensive du gouvernement contre les communistes. Seul le groupe parlementaire fut au départ épargné, mais des centaines de militants furent arrêtés en l’espace de quelques semaines : le secrétaire du parti, la presque-totalité des membres du comité central, 72 secrétaires des fédérations provinciales ainsi que les membres du secrétariat de la Fédération des jeunes communistes, sans oublier 41 secrétaires locaux. Dans l’ensemble, entre deux et cinq mille militants communistes se retrouvèrent derrière les barreaux. Tout cela se produisit bien sûr avec le plein assentiment des membres du gouvernement qui, rappelons-le, n’étaient pas tous fascistes.

Le vote prolétarien demeure antifasciste

Malgré les pressions de toutes sortes et malgré l’appui de plus en plus évident des classes possédantes au Parti fasciste, l’hostilité de la classe ouvrière et d’une bonne partie des classes populaires au fascisme continua à se manifester dans les urnes.

À l’opposé, les masses petites-bourgeoises, les petits entrepreneurs, les professions libérales et intellectuelles, qui avaient au début manifesté une certaine perplexité devant le mouvement mussolinien, s’adaptèrent de plus en plus facilement au nouveau cadre politique que le fascisme mettait en place.

Le Parti socialiste avait obtenu un succès aussi énorme qu’inattendu aux élections législatives de 1919, les premières au suffrage universel masculin et à la proportionnelle. Il avait recueilli 1 834 792 voix et était devenu le premier parti du pays. À l’échelle nationale, la liste socialiste avait recueilli 32,3 % du total des voix, mais aussi des pourcentages beaucoup plus élevés dans les régions les plus industrialisées : 50 % en Piémont, 46 % en Lombardie et même 60,1 % en Émilie-Romagne.

Pour la bourgeoisie, ces résultats avaient sonné comme une alarme à laquelle il fallait répondre le plus vite possible. Du côté des travailleurs, on l’a vu, si l’influence du socialisme réformiste entraînait une tendance à surestimer le rôle des élections dans la conquête du pouvoir, le résultat du vote n’en reflétait pas moins une orientation politique anticapitaliste.

En mai 1921, de nouvelles élections législatives eurent lieu, cette fois en pleine offensive fasciste, avec les crimes et les ravages déjà dits. Malgré cela, les socialistes recueillirent encore 1 631 435 suffrages représentant 24,7 % des voix et ils demeuraient le premier parti en termes électoraux. En y ajoutant les voix du Parti communiste, formé quelques mois auparavant, on arrivait à plus de 29 % des voix. Le groupe parlementaire socialiste passait de 156 à 123 sièges, 138 en y ajoutant les députés communistes. Les fascistes ne parvenaient à entrer au Parlement que grâce au Listone (la grande liste), la liste unique regroupant les partis de droite classique, libéraux, giolittiens et nationalistes, ainsi que les fascistes. L’ensemble obtenait 1 260 000 voix et 105 députés, parmi lesquels les fascistes n’étaient que 37. La disproportion entre la capacité de destruction et de meurtre du parti de Mussolini et sa faible audience populaire était évidente.

Les élections suivantes se déroulèrent le 6 avril 1924, deux ans après la Marche sur Rome. Elles furent précédées d’une réforme électorale instituant un régime majoritaire (dite Acerbo), entrée en vigueur fin 1923, qui permettait à une liste arrivant en tête avec seulement 25 % des voix d’obtenir 66 % des sièges parlementaires. Il s’agissait d’une manœuvre évidente pour donner une apparence de soutien populaire massif au gouvernement Mussolini. Pour y parvenir, il suffisait que les élections se déroulent sous la menace des armes et des matraques et qu’aucun véritable contrôle ne soit possible dans les bureaux de vote. De cette manière, le nouveau listone parvint à conquérir plus de quatre millions et demi de voix et à envoyer près de 400 députés à la Chambre. Dans cette situation, les un million et cinquante mille voix des listes socialistes et communistes représentaient évidemment un acte de résistance héroïque des travailleurs contre le fascisme. Le dernier discours de Matteotti au Parlement, qui allait entraîner son enlèvement et son assassinat par la bande du fasciste florentin Amerigo Dumini, dénonçait justement le climat d’intimidation et de violence et les techniques utilisées pour les truquages électoraux par le gouvernement Mussolini.

Parmi les ouvriers d’usine, une certaine combativité se maintint, malgré la baisse du nombre de syndiqués et du nombre de grèves et de grévistes, jusqu’à l’interdiction pure et simple des syndicats « antinationaux » en 1926. L’état d’esprit des travailleurs de l’industrie métallurgique du Nord est reflété par les chiffres des élections pour les postes de représentants ouvriers aux commissions internes des entreprises. Les données de Fiat sont les plus facilement accessibles (nous les prenons du livre de Maurizio Antonioli et Bruno Bezza La Fiom (Fédération de la métallurgie, membre de la CGL) dalle origini al fascismo – Bari 1978) : par exemple, en 1923, à l’usine Fiat du Lingotto à Turin, sur 5 253 votants et 4 217 votes exprimés, 2 499 allèrent à la Fiom, 1 157 au syndicat fasciste et 374 au syndicat catholique. Dans de nombreuses usines, les fascistes ne parvinrent même pas à constituer des listes : à la Fiat Ricambi, à l’usine Fiat San Giorgio, à la Fiat Matériel ferroviaire où 422 voix allèrent à la Fiom sur 653 votants. En 1924, à Fiat Lingotto, la Fiom obtint 3 985 voix contre 780 aux fascistes. En 1925, les communistes présentèrent des listes distinctes de celles des réformistes de la Fiom. À la Fiat Lingotto, les communistes obtinrent 2 980 voix, les réformistes 2 899 et les fascistes 358. Dans le secteur de la Carrosserie aussi les communistes recueillirent le plus grand nombre de voix, 262 contre 142 pour les réformistes et 110 pour les catholiques, alors que le syndicat fasciste ne présentait aucun candidat.

Tant que la classe ouvrière eut la possibilité de s’exprimer, elle le fit dans un sens antifasciste et anticapitaliste, les deux termes recouvrant de plus en plus la même signification.

La « crise Matteotti »

Le dernier discours de Matteotti à la Chambre avant son assassinat date du 30 mai 1924. Le 10 juin, il fut enlevé par une escouade fasciste dirigée par Dumini. Les enquêtes successives révélèrent que le député socialiste avait été poignardé à mort à bord de la voiture dans laquelle il avait été conduit de force. Le cadavre de Matteotti fut retrouvé le 16 août, par hasard, par un brigadier de carabiniers en permission, dans la campagne de Quartarella, à une vingtaine de kilomètres de Rome.

La voiture dans laquelle Matteotti avait été enlevé appartenait à Filippo Filippetti, directeur du quotidien Corriere Italiano, proche de Mussolini et financé par de grands groupes industriels comme Piaggio, Ansaldo, Ilva, Eridania et l’incontournable Fiat de Giovanni Agnelli.

Le 21 juin 1924, l’éditorial de L’Unità, attribué en général à Antonio Gramsci, expliquait : « Les élections du 6 avril avaient démontré clairement que le fascisme était une minorité infime de la population, même si sa force armée lui avait amené des millions de voix et 400 députés à la Chambre. La crise subite dans laquelle le fascisme fut plongé, lorsque la disparition de Matteotti fut connue du public, n’était pas un phénomène imprévu et imprévisible : elle était liée à la situation générale, au caractère du régime fasciste, à l’état d’esprit des masses prolétariennes, révélé par le résultat des élections du 6 avril. »

« L’affaire Matteotti » ouvrit une grave crise politique qui dura quelques mois et qui sembla annoncer un possible écroulement du régime dictatorial déjà largement établi. La crise toucha le Parti fasciste lui-même : il y eut des démissions et des tentatives de « refondation » du parti et du syndicat, souvent manœuvrées par les sommets du PNF, mais qui reflétaient la préoccupation de tenter de redonner un peu de sa faible autorité au syndicalisme fasciste, encore plus entachée par la conviction, très répandue dans l’opinion publique, de l’existence de directives mussoliniennes dans l’affaire Matteotti.

La classe ouvrière commença à se faire entendre à nouveau, en faisant grève et en abandonnant les syndicats fascistes là où les travailleurs avaient été contraints d’y adhérer. Le préfet de Lucques envoya alors un rapport au ministre de l’Intérieur pour l’informer que les balayeurs, les maçons, les ouvriers agricoles, les menuisiers, les coursiers et les boulangers avaient constitué des ligues autonomes, en dehors des syndicats fascistes. Dans le même rapport, il rapporta cet épisode (tiré de Francesco Cordova, Le origini dei sindacati fascisti, Bari 1974) :

« Il y a quelques jours, à Viareggio, les ouvriers des chantiers navals de ladite ville et des ouvriers d’autres catégories ont été invités par le secrétaire des syndicats, Vittorio Tronci, qui leur a lu la circulaire de l’honorable Scorza, par laquelle celui-ci donnait l’ordre de prendre immédiatement leur carte (au Parti fasciste) à tous les membres des syndicats, et de s’acquitter du prix de la carte, soit de 10 lires. Tronci invita les présents à approuver ou non la requête de la fédération provinciale. Un inscrit se leva alors pour refuser. Tous les autres le suivirent. Les ouvriers des chantiers navals se sont réunis dimanche dernier sur le port, dans leurs locaux, et ont procédé à la formation de leur ligue autonome, qui comprend environ 300 ouvriers. »

Dans les régions les plus industrialisées, les préfets signalèrent avec inquiétude une reprise des ligues subversives. Dans le Piémont, un rapport de la Milice volontaire de sécurité nationale adressé au ministère de l’Intérieur se plaignait de cette situation qui « crée de graves embarras au PNF, lequel, en particulier dans l’organisation syndicale, se montre assez déficient ». Le rapport ne se limitait pas au Piémont et dénonçait une intense activité d’opposition également à Milan, à Côme, à Brescia et Bergame, tandis que « dans la zone de Monza et de Gorgonzola, Trezzo et Cassano, la masse coalisée contre le fascisme est nombreuse et provocante. Dans les régions de Vimercate et de la Brianza, la situation est des plus critiques. » La situation était analogue en Vénétie, où on notait une intensification de l’activité des communistes et de l’aile gauche du Parti populaire de don Sturzo. À Pise, poursuivait le rapport, « dans les usines Saint-Gobain, Piaggio et Richard Ginori, la propagande subversive est intense ». À Pérouse, une section syndicale rouge se constitue, tandis que « l’activité subversive est considérable » à Ancône et dans sa province.

L’assassinat de Matteotti avait donc entraîné une vague d’indignation qui avait donné une nouvelle force et un nouveau courage aux noyaux encore actifs du mouvement ouvrier. Mais, même devant cette occasion inespérée, les directions socialistes et syndicales ne surent pas prendre la voie d’une lutte décidée. Les groupes parlementaires eurent recours à la tactique dite de l’Aventino (du nom de la colline sur laquelle, selon la tradition, se réfugièrent les représentants de la plèbe de la Rome antique, afin d’obtenir les mêmes droits civils que les patriciens). En pratique, les groupes d’opposition refusèrent de siéger au Parlement tant que le rôle du gouvernement dans l’enlèvement et le meurtre de Matteotti n’était pas éclairci. Mussolini en profita pour faire approuver sans trop de difficultés de nouvelles lois restreignant la liberté de la presse. Les « aventiniens » comptaient sur une rupture entre le roi et le gouvernement et sur la convocation de nouvelles élections. Bien entendu, elles n’eurent pas lieu. La proposition des communistes d’organiser une grève générale fut repoussée par Turati et les autres dirigeants socialistes. Les préjugés « démocratiques », le respect superstitieux des institutions, qui étaient pourtant ouvertement complices des assassins fascistes, contribuèrent de façon déterminante à désorienter et désarmer la classe ouvrière. De son côté, le jeune Parti communiste ne pouvait à lui seul avoir la force et l’influence nécessaires pour changer significativement le rapport de force.

L’indécision générale des dirigeants socialistes et de la CGL contribua à démoraliser la classe ouvrière et à faire se résorber la crise. Ainsi, en janvier 1925, Mussolini put impunément assumer la responsabilité du meurtre de Matteotti dans un discours à la Chambre resté célèbre. La crise surmontée, le gouvernement fasciste accéléra son évolution vers une forme plus autoritaire avec les « lois fascistissimes » adoptées en 1925 et en 1926.

Les faux-semblants « prolétariens », républicains et anticléricaux avec lesquels Mussolini avait tenté de tromper les couches populaires durant les premières années du mouvement fasciste étaient oubliées et il accéléra la transformation définitive du vieux régime libéral en un nouvel État ­monarchique-fasciste et clérical. La « révolution » fasciste aboutissait à la forme la plus réactionnaire de pouvoir politique bourgeois. Les principaux dirigeants de la grande bourgeoisie, qui avaient autrefois soutenu « avec conviction » les institutions de la démocratie parlementaire, siégeaient maintenant sur les bancs du Grand conseil fasciste, du Sénat ou des différentes corporations et, pendant plus de vingt ans, le régime fasciste allait être leur plus fidèle et plus zélé serviteur.

Une série de lois suivirent, qui abolirent toute liberté politique et syndicale. Le pacte de Palazzo Vidoni entre la Confindustria et les corporations fascistes attribua à ces dernières le monopole de la représentation syndicale et de la signature des conventions collectives. L’interdiction de la grève fut adoptée dans une loi du 3 avril 1926. Le 6 novembre de la même année, tous les partis, à l’exception du PNF, furent interdits. Il faut ajouter l’institution du Tribunal spécial pour la défense de l’État, avec le droit de prononcer la peine de mort.

La direction réformiste de la CGL, après que le siège central du syndicat à Milan eut été dévasté par la Milice fasciste, le 1er novembre 1926, décida au début de l’année suivante l’autodissolution de ce qui avait été la plus grande organisation ouvrière. Dans un document qui restera dans les annales de la honte et de la trahison, D’Aragona, Rigola et les autres membres de la direction nationale de la CGL déclarèrent accepter la législation fasciste sur le travail comme une expérience à laquelle « nous sommes tenus de contribuer par notre action et notre critique ». la bureaucratie syndicale, désormais privée de sa base, ne se souciait que de sa propre survie. Le régime exprima sa « gratitude » en permettant à D’Aragona et à ses collègues de former une Association pour l’étude des problèmes du travail, qui put publier son propre mensuel jusqu’en 1941.

Pour conclure

Trotsky, en observant la situation allemande, qui s’acheminait vers une conclusion semblable à l’italienne, rappela dans différents textes l’importance du fascisme en tant qu’instrument contre-révolutionnaire. Il écrit dans un texte daté de 1932, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne : « L’heure du régime fasciste arrive au moment où les moyens “normaux”, militaires et policiers de la dictature bourgeoise, avec leur façade parlementaire, ne suffisent plus à maintenir la société en équilibre. À travers les agents du fascisme, le capital met en mouvement les masses de la petite bourgeoisie enragée, les bandes de semi-prolétaires déclassés et démoralisés, tous ces innombrables êtres humains que le capital financier lui-même a plongés dans la rage et le désespoir. La bourgeoisie exige du fascisme un travail bien fait : à partir du moment où elle a admis les méthodes de la guerre civile, elle veut le calme pour les longues années à venir. Et les dirigeants du fascisme, en utilisant la petite bourgeoisie comme un bélier qui détruit tout sur son passage, portent ce travail à bonne fin. La victoire du fascisme amène le capital financier à prendre directement en main tous les organes et institutions de domination, de direction, d’éducation… La fascisation de l’État n’implique pas seulement la “mussolinisation” des formes et des méthodes de gouvernement – sur ce plan, les changements n’ont, en fin de compte, qu’un rôle secondaire – mais d’abord et surtout la destruction des organisations ouvrières : il faut réduire le prolétariat à un état d’apathie complète et créer un réseau d’institutions qui pénètrent profondément les masses et soient destinées à empêcher la cristallisation indépendante du prolétariat. C’est précisément en cela que réside l’essence du régime fasciste. »

Mussolini et les autres dirigeants du fascisme italien réussirent à se saisir du mécontentement de larges couches de la petite bourgeoisie et d’un pourcentage toujours plus élevé d’éléments déclassés de différentes provenances. Une vision politique grossière prit forme au sein des premiers groupes fascistes, qui donnait l’illusion à ces couches sociales qu’elles pourraient conquérir un poids politique et un prestige social qu’il semblait que l’État libéral, durant la crise de l’après-guerre, ne pourrait pas leur accorder.

Cet ensemble hétérogène se prêtait à un encadrement militaire et à être utilisé comme un « corps franc » de l’État bourgeois. Dans un premier temps, une grande partie de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes avait vu dans le mouvement socialiste un représentant possible de ses aspirations et le porte-parole de ses revendications. Mais, à partir de la fin 1919, le Parti socialiste ne cessa de susciter des attentes révolutionnaires pour mieux les trahir ensuite à chaque occasion. La déception se transforma en haine dans des secteurs de plus en plus larges des classes moyennes. Haine des gouvernants et de la grande bourgeoisie, certes, mais aussi haine des socialistes et des ouvriers perçus comme la classe qui se prétendait la seule victime de la crise et qui donc menaçait d’arracher pour elle seule les miettes de richesse encore existantes.

Avec la défaite du mouvement d’occupation des usines, en septembre 1920, les Faisceaux de combat recrutèrent rapidement des milliers d’inscrits. Comme l’écrit ironiquement Trotsky, la petite bourgeoisie ruinée par le grand capital se réfugiait dans le mythe de la nation, de la civilisation romaine ou de la race pour trouver une dignité politique à l’abri de la concurrence et de l’inflation.

Pour Mussolini et les autres dirigeants du fascisme, cette masse humaine constitua les troupes d’assaut contre le mouvement ouvrier. Mussolini avait assez de flair politique pour comprendre que la peur principale de la grande bourgeoisie, c’est-à-dire des grands industriels, des banquiers, des propriétaires terriens et des sommets de l’appareil étatique, était surtout une peur de la révolution prolétarienne. Les révolutionnaires les plus résolus étaient les communistes, avant même qu’ils s’organisent en un parti autonome, en janvier 1921. Cette avant-garde de la classe travailleuse, portée par le prestige de la Révolution russe dans les masses, représentait pour la bourgeoisie la menace la plus grande ; les « bolcheviks » italiens devinrent donc l’objectif politique stratégique du mouvement fasciste et de ses bandes armées. Cela n’empêcha nullement les fascistes de frapper toutes les formes organisées du mouvement ouvrier, y compris sa fraction catholique. Les socialistes, les communistes, les anarchistes, les républicains et, dans une moindre mesure, les catholiques du Parti populaire et des organisations paysannes, tous reçurent leur dose de matraquages et d’huile de ricin, tous pleurèrent leurs morts.

L’histoire a montré que, lorsqu’une profonde et dramatique crise économique frappe toutes les classes sociales, la petite bourgeoisie se radicalise et peut devenir, par son importance numérique, un facteur essentiel de la lutte politique : une masse de manœuvre, certes, mais qui n’en constitue pas moins un facteur déterminant. On en eut la démonstration avec la transformation de la lutte politique en un affrontement physique, en une guerre civile telle que ce n’était pas les votes qui comptaient, mais le nombre de femmes et d’hommes disposés à rompre avec les rapports sociaux habituels, à faire face aux affrontements physiques et à risquer leur vie pour défendre leurs intérêts, vrais ou imaginaires. Et l’on a vu que le nombre des « combattants » ne suffisait pas, encore fallait-il leur donner une organisation.

C’est là la première leçon que l’on peut tirer de ces évènements. Si la classe ouvrière parvient à être suffisamment forte, organisée et politiquement bien orientée, elle peut prendre la direction des autres couches sociales et les soustraire au rôle d’infanterie du grand capital. Sinon, si ce n’est pas le cas, ces classes suivront la grande bourgeoisie, même inconsciemment, en pensant même incarner un mouvement « antisystème » en opposition à ceux que l’on désigne aujourd’hui en Italie comme « les pouvoirs forts ». On en a eu un exemple embryonnaire dans l’actualité récente, avec les manifestations de masse contre les mesures gouvernementales anti-Covid pendant la pandémie, au cours desquelles le mécontentement des petits commerçants et artisans devant la fermeture de leurs boutiques et ateliers a facilement été utilisé par des groupes d’extrême droite, qui sont souvent parvenus à en prendre la tête, jusqu’à des épisodes comme ceux de la dévastation du siège de la CGIL (le nom qu’a pris aujourd’hui la CGL), à Rome, en 2021.

Construit en quelques années après la Marche sur Rome, le régime fasciste ne fut pas la « victoire du totalitarisme » sur la démocratie, mais le résultat logique d’une contre-révolution bourgeoise féroce. La même classe, les mêmes hommes qui incarnaient les institutions de la « démocratie » ouvrirent la voie au fascisme et souvent devinrent eux-mêmes fascistes. Définir l’avènement du fascisme comme le renversement de l’État libéral est une tromperie démentie par l’examen des faits. Le régime de Mussolini naquit du libéralisme ou, pour le dire autrement, la « démocratie » libérale se transforma en fascisme.

Le seul véritable et irréductible ennemi du fascisme fut le mouvement ouvrier, en particulier sa fraction communiste. Les communistes ne luttaient pas pour défendre la « démocratie » bourgeoise et ses institutions, qui fournissaient des armes et une couverture légale aux bandes fascistes. Ils luttaient pour leur démocratie prolétarienne et pour le socialisme, c’est-à-dire pour un régime social qui ne pouvait naître que sur la tombe du capitalisme ; ils luttaient pour un État fondé sur les conseils ouvriers, à l’image des premiers soviets de la Russie révolutionnaire. Quoi qu’en dise le récit antifasciste officiel que l’on entend dans les commémorations, l’histoire ne mit pas la classe ouvrière et une grande partie du peuple italien devant le choix entre « totalitarisme » ou démocratie. L’alternative se posait entre subir la violence fomentée par les classes capitalistes, ou bien se défendre collectivement jusqu’à abattre tout l’édifice de l’État bourgeois et assumer la tâche de diriger un autre type d’État, d’économie, de société. Ce fut la bourgeoisie, et donc le fascisme, qui l’emporta.

Si l’on retire de l’histoire du fascisme tout ce qui relève de circonstances particulières difficilement réplicables, il reste le fond d’une question toujours d’actualité : les formes politiques démocratiques pourraient-elles être à nouveau abandonnées par la classe dirigeante au profit de formes ouvertement dictatoriales ? Et plus précisément, en ce qui concerne la classe ouvrière, les libertés politiques, celles qui concernent le droit d’association, de réunion, de propagande, de grève, sont-elles acquises pour toujours, du moins dans des pays comme l’Italie où une longue tradition démocratique et parlementaire existe ? On ne peut répondre que par la négative.

Le fascisme fut, dans un premier temps, un mouvement regroupant quelques exaltés violents et il devint par la suite un mouvement de masse, enrôlant surtout des petits propriétaires, des employés, de jeunes professeurs, des étudiants. L’importance du mouvement ouvrier et sa radicalisation dans un sens révolutionnaire rendaient nécessaire pour la bourgeoisie de mener une riposte violente et de créer un climat d’intimidation en direction des organisations prolétariennes, mais aussi de former une « base de masse », qui puisse rendre l’opinion publique favorable au « rétablissement de l’ordre » et au respect des hiérarchies sociales. Ce « besoin d’ordre » croissant, paradoxalement, acceptait les actions les plus féroces et illégales des bandes fascistes.

Il est vrai qu’aujourd’hui il n’existe pas de « péril rouge ». Le monde du travail paraît très loin des idées révolutionnaires. Mais l’histoire avance par bonds et une grande crise économique peut entraîner de grands mouvements sociaux. C’est en pareil cas qu’au sein de la classe ouvrière mûrissent de nouvelles forces et une nouvelle conscience. La propagande révolutionnaire peut acquérir prestige et autorité dans les secteurs d’avant-garde du monde du travail. De véritables partis ouvriers révolutionnaires peuvent alors se former, avec une audience de masse. Mais la même vague qui alimente les forces révolutionnaires pousse également celles de la contre-révolution. Le mécontentement populaire peut fournir des troupes à l’une comme à l’autre.

Dans le cadre plus général des rapports économiques, la classe dominante pourrait avoir besoin d’une forte centralisation du pouvoir politique pour faire face aux nécessités d’une rapide réorganisation capitaliste à l’échelle nationale. En pareil cas, il faudrait faire taire toute voix discordante. Plus encore, concernant la classe ouvrière, la compression des salaires et l’augmentation de l’exploitation, qui accompagnent généralement les grandes restructurations, exigeraient de supprimer toute forme de résistance venant des travailleurs, y compris celle que les confédérations syndicales expriment timidement aujourd’hui.

L’histoire du fascisme nous montre que les bases concrètes de la transformation d’un État parlementaire-démocratique en un régime férocement et violemment répressif se trouvent dans les institutions mêmes de la « démocratie » et dans ses différents appareils, judiciaire, militaire, policier. Dans les circonstances où la classe capitaliste et les hommes grâce auxquels elle exerce le pouvoir sont « contraints » de liquider le cadre des libertés démocratiques, la classe ouvrière n’a que deux options : ou bien subir en silence et pour une durée indéfinie un régime de misère, d’oppression et de vexations de toutes sortes, ou bien mettre fin, en même temps qu’à la dictature, à tout l’ordre bourgeois.

Annexe : Les leçons de l’expérience italienne (Léon Trotsky – 1932)

Le fascisme italien est issu directement du soulèvement du prolétariat italien, trahi par les réformistes. Depuis la fin de la guerre, le mouvement révolutionnaire en Italie allait en s’accentuant et, en septembre 1920, déboucha sur la prise des fabriques et des usines par les ouvriers. La dictature du prolétariat était une réalité, il fallait seulement l’organiser et en tirer toutes les conclusions. La social-démocratie prit peur et fit marche arrière. Après des efforts audacieux et héroïques, le prolétariat se retrouva devant le vide. L’effondrement du mouvement révolutionnaire fut la condition préalable la plus importante de la croissance du fascisme. En septembre, l’offensive révolutionnaire du prolétariat s’arrêtait ; dès novembre, se produisait la première attaque importante des fascistes (la prise de Bologne).

À vrai dire, le prolétariat était encore capable après la catastrophe de septembre de mener des combats défensifs. Mais la social-démocratie n’avait qu’un souci : retirer les ouvriers de la bataille au prix de concessions continuelles. Les sociaux-démocrates espéraient qu’une attitude soumise de la part des ouvriers dresserait « l’opinion publique » bourgeoise contre les fascistes. De plus, les réformistes comptaient même sur l’aide de Victor-Emmanuel. Jusqu’au dernier moment, ils dissuadèrent de toutes leurs forces les ouvriers de lutter contre les bandes de Mussolini. Mais cela ne fut d’aucun secours. À la suite de la haute bourgeoisie, la couronne se rangea du côté fasciste. S’étant convaincus au dernier moment qu’il était impossible d’arrêter le fascisme par la docilité, les sociaux-démocrates appelèrent les ouvriers à la grève générale. Mais cet appel fut un fiasco. Les réformistes avaient si longtemps mouillé la poudre, craignant qu’elle ne s’enflamme, que, lorsqu’ils approchèrent enfin d’une main tremblante une allumette enflammée, la poudre ne prit pas feu.

Deux ans après son apparition, le fascisme était au pouvoir. Il renforça ses positions grâce au fait que la première période de sa domination coïncida avec une conjoncture économique favorable, qui succédait à la dépression de 1921-1922. Les fascistes utilisèrent la force offensive de la petite bourgeoisie pour écraser le prolétariat qui reculait. Mais cela ne se produisit pas immédiatement. Déjà installé au pouvoir, Mussolini avançait sur sa voie avec une certaine prudence : il n’avait pas encore de modèle tout prêt. Les deux premières années, même la Constitution ne fut pas modifiée. Le gouvernement fasciste était une coalition. Les bandes fascistes, pendant ce temps, jouaient du bâton, du couteau et du revolver. Ce n’est que progressivement que fut créé l’État fasciste, ce qui impliqua l’étranglement total de toutes les organisations de masse indépendantes.

Mussolini atteignit ce résultat au prix de la bureaucratisation du Parti fasciste. Après avoir utilisé la force offensive de la petite bourgeoisie, le fascisme l’étrangla dans les tenailles de l’État bourgeois. Il ne pouvait agir autrement, car le désenchantement des masses qu’il avait rassemblées devenait le danger le plus immédiat pour lui. Le fascisme bureaucratisé se rapprocha extraordinairement des autres formes de dictature militaire et policière. Il n’a déjà plus la base sociale d’autrefois. La principale réserve du fascisme, la petite bourgeoisie, est épuisée. Seule l’inertie historique permet à l’État fasciste de maintenir le prolétariat dans un état de dispersion et d’impuissance. Le rapport des forces se modifie automatiquement en faveur du prolétariat. Ce changement doit conduire à la révolution. La défaite du fascisme sera l’un des évènements les plus catastrophiques dans l’histoire européenne. Mais les faits prouvent que tous ces processus demandent du temps. L’État fasciste est en place depuis dix ans. Combien de temps se maintiendra-t-il encore ? Sans se risquer à fixer des délais, on peut dire avec assurance que la victoire d’Hitler en Allemagne signifierait un nouveau long répit pour Mussolini. L’écrasement d’Hitler marquera pour Mussolini le début de la fin.

Dans sa politique à l’égard d’Hitler, la social-démocratie allemande n’a pas inventé un seul mot : elle ne fait que répéter plus pesamment ce qu’ont accompli en leur temps avec plus de tempérament les réformistes italiens. Ces derniers expliquaient le fascisme comme une psychose de l’après-guerre ; la social-démocratie allemande y voit une psychose « de Versailles », ou encore une psychose de la crise. Dans les deux cas, les réformistes ferment les yeux sur le caractère organique du fascisme, en tant que mouvement de masse, né du déclin impérialiste.

Craignant la mobilisation révolutionnaire des ouvriers, les réformistes italiens mettaient tous leurs espoirs dans l’« État ». Leur mot d’ordre était : « Victor-Emmanuel, interviens ! » La social-démocratie allemande n’a pas une ressource aussi démocratique qu’un monarque fidèle à la Constitution. Eh bien, il faut se contenter d’un président. « Hindenburg, interviens ! »

Dans la lutte contre Mussolini, c’est-à-dire dans la reculade devant lui, Turati lança la formule géniale : « Il faut avoir le courage d’être un lâche. » Les réformistes allemands sont moins frivoles dans leurs mots d’ordre. Ils exigent « du courage pour supporter l’impopularité » (Mut zur Unpopularität). C’est la même chose. Il ne faut pas craindre l’impopularité, lorsqu’on s’accommode lâchement de l’ennemi.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Si le cours des choses dépendait seulement de la direction du Parti social-démocrate, la carrière d’Hitler serait assurée.

Toutefois, il faut reconnaître que, de son côté, le Parti communiste allemand n’a pas appris grand-chose de l’expérience italienne.

Le Parti communiste italien est apparu presque en même temps que le fascisme. Mais les mêmes conditions de reflux révolutionnaire, qui portaient le fascisme au pouvoir, freinaient le développement du Parti communiste. Il ne se rendait pas compte des dimensions du danger fasciste, se berçait d’illusions révolutionnaires, était irréductiblement hostile à la politique de front unique, bref, souffrait de toutes les maladies infantiles. Rien d’étonnant à cela : il avait seulement deux ans. Il ne voyait dans le fascisme que « la réaction capitaliste ». Le Parti communiste ne discernait pas les traits particuliers du fascisme, qui découlent de la mobilisation de la petite bourgeoisie contre le prolétariat. D’après les informations de mes amis italiens, à l’exclusion du seul Gramsci, le Parti communiste ne croyait pas possible la prise du pouvoir par les fascistes. Puisque la révolution prolétarienne subit une défaite, puisque le capitalisme a tenu bon et que la contre-révolution a triomphé, quel coup d’État contre-révolutionnaire peut-il encore y avoir ? La bourgeoisie ne peut pas se soulever contre elle-même ! Telle était l’orientation politique fondamentale du Parti communiste italien. Cependant, il ne faut pas oublier que le fascisme italien était alors un phénomène nouveau, qui se trouvait seulement en cours de formation : il aurait été difficile, même pour un parti plus expérimenté, de discerner ses traits spécifiques.

La direction du Parti communiste allemand reproduit aujourd’hui presque littéralement la position initiale du communisme italien : le fascisme est seulement la réaction capitaliste ; les différences entre les diverses formes de la réaction capitaliste n’ont pas d’importance du point de vue du prolétariat. Ce radicalisme vulgaire est d’autant moins excusable que le parti allemand est beaucoup plus vieux que ne l’était le parti italien à l’époque correspondante ; en outre, le marxisme s’est enrichi aujourd’hui de l’expérience tragique de l’Italie. Affirmer que le fascisme est déjà en place ou nier la possibilité même de son accession au pouvoir revient au même politiquement. Ignorer la nature spécifique du fascisme ne peut que paralyser la volonté de lutte contre lui.

La faute principale incombe évidemment à la direction de l’Internationale communiste. Les communistes italiens, plus que tous les autres, auraient dû élever leur voix pour mettre en garde contre ces erreurs. Mais Staline et Manouilsky les ont obligés à renier les leçons les plus importantes de leur propre défaite. Nous avons vu avec quel empressement Ercoli s’est dépêché de passer sur les positions du social-fascisme, c’est-à-dire sur les positions d’attente passive de la victoire fasciste en Allemagne.

La social-démocratie internationale s’est longtemps consolée en se disant que le bolchevisme n’était concevable que dans un pays arriéré. Elle appliqua ensuite la même affirmation au fascisme. La social-démocratie allemande doit maintenant comprendre à ses propres dépens la fausseté de cette consolation : ses compagnons de route petits-bourgeois sont passés et passent encore dans le camp du fascisme, les ouvriers la quittent pour le Parti communiste. Seuls se développent en Allemagne le fascisme et le bolchevisme. Bien que la Russie d’une part et l’Italie d’autre part soient des pays infiniment plus arriérés que l’Allemagne, l’une et l’autre ont néanmoins servi d’arène au développement des mouvements politiques caractéristiques du capitalisme impérialiste. L’Allemagne avancée doit reproduire les processus qui, en Russie et en Italie, sont déjà achevés. Le problème fondamental du développement allemand peut aujourd’hui être formulé ainsi : suivre la voie russe ou la voie italienne ?

Évidemment, cela ne signifie pas que la structure sociale hautement développée de l’Allemagne n’a pas d’importance pour le destin futur du bolchevisme et du fascisme. L’Italie est, dans une mesure plus large que l’Allemagne, un pays petit-bourgeois et paysan. Il suffit de rappeler qu’en Allemagne il y a 9,8 millions de personnes travaillant dans l’agriculture et l’économie forestière, et 18,5 millions dans l’industrie et le commerce, c’est-à-dire presque deux fois plus. En Italie, pour 10,3 millions de personnes travaillant dans l’agriculture et l’économie forestière, il y a 6,4 millions de personnes travaillant dans l’industrie et le commerce. Ces chiffres bruts, globaux, sont encore loin de donner une image du poids spécifique élevé du prolétariat dans la vie de la nation allemande. Même le chiffre gigantesque des chômeurs est une preuve à l’envers de la puissance sociale du prolétariat allemand. Le tout est de traduire cette puissance en termes de politique révolutionnaire.

La dernière grande défaite du prolétariat allemand, que l’on peut mettre sur le même plan historique que les journées de Septembre en Italie, remonte à 1923. Pendant les huit années qui ont suivi, beaucoup de blessures se sont cicatrisées, une génération nouvelle s’est levée. Le Parti communiste de l’Allemagne représente une force infiniment plus grande que les communistes italiens en 1922. Le poids spécifique du prolétariat ; la période assez longue qui s’est écoulée depuis sa dernière défaite ; la force considérable du Parti communiste : tels sont les trois avantages qui ont une énorme importance dans l’appréciation générale de la situation et des perspectives.

Mais, pour utiliser ces avantages, il faut les comprendre. Ce qui n’est pas le cas. La position de Thaelmann en 1932 reproduit la position de Bordiga en 1922. C’est sur ce point que le danger devient particulièrement grave. Mais ici aussi, il y a un avantage complémentaire qui n’existait pas il y a dix ans. Dans les rangs des révolutionnaires allemands se trouve une opposition marxiste qui s’appuie sur l’expérience de la dernière décennie. Cette opposition est numériquement faible, mais les évènements donnent à sa voix une force exceptionnelle. Dans certaines conditions, une légère poussée peut déclencher une avalanche. L’impulsion critique de l’Opposition de gauche peut contribuer à un changement opportun de la politique de l’avant-garde prolétarienne. C’est à cela que se résume aujourd’hui notre tâche !

Extrait de : La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne (1932)

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