Afghanistan, Pakistan : toute une région déstabilisée par l’impérialisme

Introduction

Le 7 octobre dernier a marqué le dixième anniversaire de ce jour de 2001 où le président Bush lança la machine de guerre américaine contre l'Afghanistan, un mois à peine après les attentats-suicides du 11 septembre qui avaient fait plus de 3 000 victimes.

Le caractère spectaculaire et meurtrier de ces attentats contre un symbole de la puissance des États-Unis avait été un choc pour la population américaine. Les dirigeants de la première puissance mondiale se devaient de réaffirmer la toute puissance de l'ordre impérialiste. En bombardant l'Afghanistan, Bush voulait montrer aux peuples et aux potentats du Tiers-Monde ce qu'il pouvait en coûter de s'attaquer à l'impérialisme dans son propre bastion.

Mais était-ce le seul enjeu de ce choix ? Et pourquoi dix ans après, les États-Unis sont-ils toujours embourbés dans la guerre ? Telles sont les questions que nous allons discuter ce soir. Mais, comme nous le verrons, les réponses à ces questions dépassent très largement le cadre de l'Afghanistan, tout comme les conséquences de la guerre actuelle.

Car, on ne peut parler de l'Afghanistan sans parler aussi du Pakistan voisin. A la fois parce que ce dernier a été l'instrument de la politique de l'impérialisme en Afghanistan depuis trois décennies. Mais aussi parce que c'est dans une ville-garnison du Pakistan, qu'après dix années de guerre, l'armée américaine a fini par retrouver ben Laden. Et c'est ce même Pakistan qui sert de base arrière à bien des groupes insurgés afghans, avec la complicité de l'armée et des services secrets pakistanais.

Mais au-delà de la période récente, l'Afghanistan, le Pakistan et en fait toute la région qui les entoure, sont liés par leur histoire et, en particulier par les contradictions que cette partie du monde a héritées de l'époque coloniale où elle fut dominée par l'empire britannique.

Alors si l'exposé de ce soir porte avant tout sur l'Afghanistan et sur l'impasse dans laquelle se retrouvent aujourd'hui les États-Unis, nous y parlerons aussi beaucoup du Pakistan et même aussi de l'Inde qui, elle aussi, a sa place dans ces événements.

L'Afghanistan, une mosaïque de peuples

L'Afghanistan occupe la position d'un carrefour géographique, au confluent du Moyen-Orient, de l'Asie centrale et de l'Asie du sud. Au nord, il a des frontières communes avec le Turkménistan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan, trois ex-républiques soviétiques ; à l'est, c'est avec la Chine, au sud, avec le Pakistan et à l'ouest avec l'Iran.

L'Afghanistan est un haut plateau traversé d'Est en Ouest par les chaînes montagneuses du Pamir et de l'Hindou Kouch, extensions de l'Himalaya, qui ont fait du pays un obstacle naturel. Le climat aride et très continental a fortement marqué le mode de vie des peuples essentiellement nomades et agriculteurs qui y ont cohabité. Des vagues d'envahisseurs ont traversé l'Afghanistan pour fondre sur l'Inde fort riche qui se trouvait à sa porte, laissant chacun derrière eux, des traces de leurs civilisations, de leurs coutumes, de leurs langues, à l'origine de la mosaïque des peuples qui composent le pays. Aryens, Grecs, Chinois, Perses, Arabes, Mongols et bien d'autres peuples d'Asie centrale, ont laissé des descendants à l'origine de la grande diversité du peuple afghan.

L'Afghanistan actuel partage avec les pays qui l'entourent plus d'une dizaine d'ethnies, la plupart de rite musulman sunnite et dont quatre comptent plusieurs millions d'individus.

Les Pachtounes sont l'ethnie la plus importante avec 40 % de la population. Ils sont aussi le deuxième groupe ethnique du Pakistan, où ils sont deux fois plus nombreux qu'en Afghanistan. Les Tadjiks, qui forment près de 30 % de la population afghane et les Ouzbeks qui en forment 10 %, sont présents dans plusieurs pays d'Asie centrale. Les Hazaras, d'origine mongole et de rite musulman chiite, comme les Iraniens, représentent près de 10 % de la population. Considérés comme « Infidèles » parce que chiites, ils étaient et sont encore traités comme des parias et persécutés par tous. Quant aux Baloutches, moins nombreux, ils sont dispersés entre l'Afghanistan, l'Iran et le Pakistan.

Deux langues dominent le pays. Le pachto, langue indo-iranienne, est parlé par les Pachtounes. Le dari, une variante du persan, est parlé par plus de 60 % de la population.

Aujourd'hui, c'est cette position de plaque tournante régionale qui fait de l'Afghanistan, pour son malheur, un enjeu géostratégique pour les dirigeants américains. Mais ce n'est pas nouveau. Cela fait longtemps que l'Afghanistan se trouve au centre des convoitises et des rivalités entre les grandes puissances dans cette partie du monde, en fait depuis ce que les historiens ont appelé le « Grand Jeu » au 19ème siècle dont la population afghane continue d'être l'otage et avec elle, tous les peuples de la région.

Entre le tsar et le bull dog

C'est à un admirateur du colonialisme, le romancier anglais Rudyard Kipling, que l'on attribue le terme de « Grand Jeu », pour décrire le jeu d'échecs auquel se livrèrent les empires britannique et russe avec la peau des peuples.

Ayant achevé la conquête de l'Inde et du Pakistan actuel dès le début du 19ème siècle, les Anglais entreprirent d'anticiper la menace que représentait pour eux l'expansion vers le sud de l'empire des tsars. Les Anglais étant arrivés les premiers, l'Afghanistan, situé, entre ces deux empires, se trouva d'office dans leur sphère d'influence. Et ils allaient de plus en plus s'immiscer dans les affaires intérieures du pays dans le but de contrôler les défilés montagneux qui menaient aux portes de l'empire britannique.

Dans un premier temps, les Anglais tentèrent d'annexer l'Afghanistan. En 1838, ils marchèrent sur Kaboul pour installer l'une de leurs créatures sur le trône. Mais ils ne parvinrent pas à occuper durablement le pays. En janvier 1842, la retraite d'une partie de leurs troupes, harcelées par la guérilla afghane, le long de la passe de Khyber, dans le froid et la neige de l'hiver, se solda par un désastre : 16 500 hommes moururent dans les défilés, dont 4 500 soldats et 12 000 civils qui les accompagnaient. Il n'y eut qu'un seul survivant anglais.

À l'issue de cette première guerre, la Grande-Bretagne dut tout de même retirer toutes ses troupes d'Afghanistan, même si elle imposa au nouvel émir afghan d'aligner sa politique étrangère sur la sienne et de rompre toute relation avec les Russes.

Trente-cinq ans plus tard, en 1878, face à l'avance russe vers le sud, aux portes de son empire, la Grande-Bretagne chercha à imposer le stationnement de troupes britanniques dans les grandes villes d'Afghanistan. L'émir afghan essaya de négocier son allégeance à la Grande-Bretagne en échange d'avantages pour le pays, dont la construction d'une voie de chemin de fer. Mais le Parlement britannique refusa, sous prétexte que cela faciliterait l'acheminement des troupes russes en Afghanistan. Lorsque l'émir afghan se tourna vers les Russes pour leur demander une aide économique, ceux-ci se dérobèrent car ils ne souhaitaient pas aller jusqu'à l'affrontement avec les Britanniques. Mais cette tentative suffit à déclencher la deuxième guerre anglo-afghane en 1878. Malgré leur victoire, les Britanniques renoncèrent à occuper l'Afghanistan tout en établissant une sorte de protectorat sur le pays.

Cherchant avant tout à se neutraliser plutôt qu'à s'affronter militairement, la Russie tsariste et la Grande-Bretagne firent de l'Afghanistan un État tampon, pris entre leurs deux empires, le condamnant ainsi à l'isolement.

Une indépendance empoisonnée

Bien des traits moyenâgeux ont perduré en Afghanistan du fait de cet isolement et du poids de l'oppression coloniale dans la région. Non seulement le colonialisme anglais renforça les forces féodales les plus conservatrices en s'appuyant sur elles, mais il donna la possibilité au clergé islamique des mollahs de prétendre incarner la résistance afghane face aux « infidèles » européens, contribuant ainsi à renforcer l'emprise de l'Islam.

En 1919, un émir afghan réformateur, Amanullah, voulut affranchir l'Afghanistan de la tutelle anglaise qui dictait encore au pays sa politique étrangère. Il déclara la guerre à la Grande-Bretagne et proclama l'indépendance du pays. Tout juste sortie de la première guerre mondiale et devant déjà faire face à une mobilisation nationaliste en Inde, la Grande-Bretagne préféra signer rapidement le cessez-le-feu de la troisième guerre anglo-afghane.

Les frontières de l'Afghanistan indépendant avaient déjà été définies à la fin du XIXème siècle, sur la base du rapport des forces résultant du « Grand Jeu ».

Des lignes artificielles avaient été tracées par Londres et Moscou sans égard pour les intérêts des peuples, qui se trouvèrent divisés, ni pour leurs histoires, leurs langues ou leurs besoins matériels. Au nord-est, dans les montagnes du Pamir, l'Afghanistan se trouva même affublé d'une protubérance en forme de doigt, pour éviter une frontière entre l'empire russe et l'empire britannique.

Outre son arriération, l'Afghanistan indépendant avait donc tout d'une pièce arrachée au patchwork ethnique régional. Tous les éléments qui, par la suite, devaient faire de ce pays un facteur de déstabilisation dans la région s'y trouvaient d'ores et déjà réunis.

Un autre legs empoisonné : la fin de l'empire britannique

Un quart de siècle plus tard, l'explosion anti-coloniale et sociale qui éclata au sortir de la deuxième guerre mondiale dans tout l'empire britannique des Indes, imposa à la Grande-Bretagne d'accélérer le processus de négociation en cours avec les nationalistes. Les Britanniques, qui avaient toujours soufflé sur les braises des antagonismes ethniques et religieux, quand ils ne les avaient pas créés de toutes pièces, présidèrent en 1947 à la partition de l'Inde coloniale, entre un État hindou (l'Inde) et un État musulman (le Pakistan).

Cette partition permit à l'impérialisme non seulement de jouer sur l'antagonisme entre les deux pays, mais aussi d'éviter l'émergence d'une grande puissance régionale dans le sud-est asiatique. Mais la population paya cette politique d'un bain de sang terrifiant. Selon les estimations, les pogromes firent près de 3 millions de morts de part et d'autre. Il y eut près de 12 millions de réfugiés contraints à fuir l'un des pays pour se réfugier dans l'autre.

Le terrible traumatisme collectif qui en résulta servit aussi à tuer dans les masses populaires indiennes et pakistanaises, l'immense espoir de liberté et de progrès qu'avait soulevé le départ des Britanniques, en les enfermant dans l'impasse sanglante des antagonismes religieux. Le fossé de sang creusé à cette occasion permit aux dirigeants des deux pays de dresser leur population l'une contre l'autre et de faire de cet antagonisme le fondement de leur vie politique.

À l'issue de cette partition, la situation était la suivante. D'un côté il y avait l'Inde actuelle, dirigée par le parti du Congrès du premier ministre Nehru, et qui comptait à l'époque 260 millions d'hindous et 40 millions de musulmans. De l'autre, il y avait le Pakistan, dirigé par la Ligue Musulmane de Muhammad Ali Jinnah, avec 80 millions de musulmans et 9 millions d'hindous. Le Pakistan, qui était formé de deux territoires distants l'un de l'autre de 2 000km, était de toute évidence non viable et devait éclater 24 ans plus tard, en 1971, pour donner naissance au Bangladesh actuel.

Le nom du nouvel État pakistanais était à lui seul tout un programme. Le « P » représentait le Penjab, le « A » les Afghans Pachtouns du nord-ouest, le « K » le Cachemire, le « S » le Sind et le « Tan » le Baloutchistan. Dès sa formation, le Pakistan actuel fut donc, comme l'Afghanistan voisin, un patchwork de minorités linguistiques et ethniques multiples.

Muhammad Ali Jinnah, prétendait construire le Pakistan selon le principe, je le cite, d'« une nation, une culture, une langue », en imposant une unique langue nationale à l'ensemble des minorités du pays, mais surtout en pariant sur le fait que la religion musulmane commune à la majorité des ethnies pakistanaises parviendrait à les unifier.

Tous les régimes qui suivirent firent de même, utilisant l'islam comme ciment nationaliste. Mais en se servant de la religion, à la fois pour faire contrepoids aux forces ethniques et pour maintenir l'ordre dans la population pauvre, ils facilitèrent le développement d'un intégrisme musulman qui sut utiliser le statut officiel conféré à la religion et les carences de l'État en matière sociale pour asseoir son influence.

Le « Grand Jeu » dans la Guerre Froide

Avec le début de la Guerre Froide, le « Grand Jeu » reprit mais cette fois entre l'impérialisme américain et l'Union Soviétique. Il mit également en scène d'autres acteurs dont l'importance varia suivant les périodes, tels l'Inde, l'Iran et après 1949, la Chine de Mao. Sans entrer dans tous les détails, on peut donner quelques points de repère indispensables à la compréhension des événements ultérieurs.

Après 1947, l'Inde étant désormais la principale puissance régionale, Washington chercha à s'en faire une alliée.

Mais la montée des forces nationalistes au Moyen-Orient fut vite ressentie comme une menace par les trusts pétroliers. Il faut se souvenir qu'en 1951, un premier ministre iranien, Mossadegh, pourtant bien respectueux de l'ordre impérialiste, ordonna la nationalisation des exploitations pétrolières étrangères. Cela conduisit les dirigeants américains à débarquer Mossadegh mais aussi à chercher à resserrer leur emprise en trouvant de nouvelles têtes de pont face à un Moyen-Orient travaillé par une certaine agitation nationaliste et sociale. Le Pakistan, petite puissance régionale, constituait une proie idéale et d'autant plus fiable aux yeux des États-Unis que c'était une dictature militaire. En 1954, un accord d'assistance mutuelle de défense entre les États-Unis et le Pakistan donna le feu vert aux livraisons d'armes et à l'implantation de bases militaires américaines, ainsi qu'à la formation d'officiers pakistanais dans les écoles militaires des États-Unis. L'année suivante, Washington obtint du Pakistan qu'il signe avec l'Irak, l'Iran, la Turquie et la Grande-Bretagne, le pacte dit de Bagdad, destiné à protéger les intérêts pétroliers occidentaux contre l'influence soviétique et surtout contre les populations.

Après un conflit, en 1962, entre la Chine et l'Inde, à propos des frontières du Tibet, le Pakistan, appliquant le vieil adage, « l'ennemi de mon ennemi est mon ami », se rapprocha de la Chine. Par la suite, ces liens entre le Pakistan et la Chine servirent aux États-Unis pour maintenir ouvert un canal de communication avec les dirigeants chinois. Ainsi fut formé un axe Washington/Karachi/Pékin qui, en réaction, donna naissance à un axe Moscou/Kaboul/Delhi.

L'Afghanistan dans l'orbite de l'URSS

Arrêtons-nous un instant sur l'alliance Kaboul/Moscou. De 1947, date de l'indépendance de l'Inde et de la formation du Pakistan, à 1978, l'Afghanistan se retrouva dans l'orbite de l'URSS.

Ce ne fut pas faute, pour la monarchie afghane des années cinquante, d'avoir essayé de jouer la carte des États-Unis. En octobre 1954, le prince Daoud, premier ministre afghan, sollicita l'assistance militaire américaine pour équiper et moderniser l'armée afghane face disait-il à la « dangereuse proximité de l'URSS ». Mais les États-Unis refusèrent, ne voulant pas compromettre leur influence naissante sur le Pakistan, voisin rival des Afghans.

Cela força Daoud à se tourner vers l'URSS. Les États-Unis laissèrent faire, considérant l'Afghanistan comme un État tampon qui pouvait bien avoir les relations qu'il voulait, tant qu'il restait militairement vierge de toute implantation soviétique. Et ce, d'autant plus qu'il ne présentait à cette époque aucun attrait économique pour les trusts impérialistes. Jusqu'à la fin des années soixante, l'aide militaire et technique soviétique représenta les deux tiers du total de l'aide étrangère reçue par l'Afghanistan. Entre 1955 et 1978, 20 000 jeunes militaires afghans furent formés dans les académies militaires soviétiques. Des travaux de modernisation furent aussi entrepris sous l'égide soviétique. Après le pavement des rues de Kaboul et la construction de son aéroport, un tunnel percé dans le massif montagneux de l'Hindou-Kouch permit d'établir une route directe entre la capitale et le nord du pays. Ce fut d'ailleurs par cette route que les troupes soviétiques devaient marcher sur Kaboul en décembre 1979.

La montée de l'agitation politique

Quelle était la vie politique et sociale en Afghanistan avant l'invasion du pays par les troupes soviétiques ?

De l'indépendance en 1919 à 1973, le pays avait connu un régime monarchique, hésitant selon les périodes, entre la volonté de moderniser la société par en haut, notamment en matière de religion et de droit des femmes, et celle de se concilier les milieux conservateurs, religieux et féodaux.

Au début des années soixante, on assista à une montée de l'agitation politique dans le pays. Bon nombre de petits fonctionnaires, de policiers, d'instituteurs critiquaient l'ordre social injuste, dominé par l'aristocratie qui monopolisait la vie politique et sociale, interdisant par exemple aux conscrits d'origine paysanne de devenir officiers. Un vent de contestation se leva, animé par la petite-bourgeoisie estudiantine. Le règne du roi Zaher Chah qui débuta en 1964, fut ainsi marqué par des manifestations et des heurts entre étudiants à l'université de Kaboul. Face à l'immobilisme social du pays, quelques dizaines de milliers de jeunes gens qui avaient le sentiment de ne pas avoir d'avenir, s'intéressèrent à la politique. Certains se tournèrent vers les idées marxistes tandis que d'autres, mus par un anticommunisme viscéral, se tournèrent vers l'intégrisme islamiste. L'agitation gagna les officiers subalternes de l'armée et le corps des fonctionnaires.

Cette opposition se retrouva partagée entre un nouveau parti, le PDPA (Parti Démocratique Populaire d'Afghanistan) et les groupes intégristes naissants.

Le PDPA, fut formé en 1965, à l'initiative de trois intellectuels nationalistes, Taraki, Karmal et Amin, qui avaient découvert les idées marxistes lors de leurs études à l'étranger ou en prison. Le parti se divisa très tôt en deux tendances, mais sur le fond, bien que prônant la collaboration avec l'Union Soviétique, elles n'avaient ni l'une, ni l'autre pas grand-chose à voir avec le communisme. Le PDPA, qui compta jusqu'à 40 000 partisans, était une organisation nationaliste faite, à l'image de ses dirigeants, de petits-bourgeois des villes, indifférents aux sentiments des classes populaires, dans lesquelles ils ne voyaient qu'une simple masse de manœuvre pour conquérir le pouvoir dont ils s'estimaient écartés.

Quant aux groupes islamistes, le premier fut fondé à la fin des années 1960, sous le nom de Jamiat-e Islami (Union de l'islam), par Rabbani, un professeur de droit coranique, et deux ingénieurs issus de l'école polytechnique de Kaboul, Hekmatyar et Massoud.

En juillet 1973, l'ex-premier ministre Daoud, déposa le roi Zaher Chah lors d'un coup d'État militaire réalisé avec l'aide d'officiers membres du PDPA. Daoud proclama la république et, dans un premier temps, nomma ministres plusieurs responsables du PDPA. Ce fut à cette époque que se formèrent les premiers maquis intégristes, sous l'impulsion de Rabbani, Hekmatyar et Massoud.

Ces derniers furent accueillis à bras ouverts par le gouvernement pakistanais alors dirigé par Ali Bhutto. Ce dernier voulait gêner le régime de Daoud qui soutenait les revendications des nationalistes baloutches avec lesquels Ali Bhutto était en guerre. Ce fut d'ailleurs avec le soutien d'Ali Bhutto que les partis intégristes afghans organisèrent contre Daoud un soulèvement manqué dans la vallée du Panchir, en juillet 1975.

Mais déjà, la résistance intégriste afghane se fracturait suivant des clivages ethniques. Le pachtoune Hekmatyar constitua un nouveau parti, le Hezb-e Islami (parti de l'islam) tandis que les tadjiks Rabbani et Massoud restaient à la tête du Jamiat-e Islami. Repliés dans le « sanctuaire » de Peshawar, grande ville pakistanaise proche de la frontière afghane, ces groupes végétèrent jusqu'à ce que l'invasion soviétique et l'aide américaine leur donnent une nouvelle chance de reprendre leurs activités en Afghanistan en 1979.

Le PDPA au pouvoir

Les promesses de Daoud sur la fin des privilèges royaux, la réforme agraire ou l'accès à la santé et à l'éducation pour tous, restèrent largement lettre morte. Il tenta de prendre ses distances avec l'URSS et de se rapprocher des États-Unis, écartant les membres du PDPA des postes de responsabilité. De nombreux militants de gauche ainsi que des militants islamistes se retrouvèrent en prison. Le 18 avril 1978, l'un des dirigeants du PDPA fut assassiné. Le PDPA riposta par une grande manifestation à Kaboul, à l'occasion des obsèques, qui réunit 10 à 15 000 participants. C'était aussi l'occasion de protester contre le régime conservateur et corrompu de Daoud, qui faisait l'unanimité contre lui.

Dans la nuit du 25 au 26 avril 1978, suite à une nouvelle vague d'arrestations, un groupe d'officiers liés au PDPA renversa le régime de Daoud, avec, semble-t-il l'assentiment d'une grande partie de la population. Le 30 avril 1978, Taraki, le secrétaire général du PDPA, fut déclaré président de la République, Karmal vice-président et vice-premier ministre, Amin ministre des Affaires Étrangères.

Le nouveau régime entreprit aussitôt de renouer des rapports plus étroits avec l'URSS. Il tenta de lancer un programme de modernisation incluant par exemple l'éducation obligatoire pour les femmes adultes et une réforme agraire, mais qui se heurta vite aux pesanteurs sociales du monde rural et surtout à l'opposition des forces conservatrices.

Pour surmonter cet obstacle, il aurait fallu s'appuyer sur l'adhésion consciente et la participation active de la population. Au lieu de cela, les méthodes brutales du régime attisèrent l'hostilité de couches populaires, travaillées par les notables et les mollahs.

Le mécontentement gagna l'armée. Beaucoup d'officiers afghans, bien que formés en URSS, désiraient établir un régime islamiste, neutre vis-à-vis de l'Union soviétique et plus tourné vers l'impérialisme. L'armée vit ses effectifs fondre, tombant de 80 000 en 1978 à 30 000 fin 1979. La désintégration pure et simple d'une partie de l'appareil d'État rendait la situation de plus en plus incontrôlable. Les dissensions entre les dirigeants du PDPA, en lutte pour le contrôle du pouvoir, constituaient un facteur supplémentaire de déstabilisation. Le danger était de voir cette déstabilisation faire tâche d'huile dans les pays voisins par le biais des liens ethniques ou religieux et en particulier dans les républiques soviétiques d'Asie centrale. Sans parler du risque que l'Afghanistan bascule dans l'orbite impérialiste. Pour parer à tous ces dangers, l'URSS fit le choix d'intervenir militairement et le 25 décembre 1979, les troupes soviétiques envahirent l'Afghanistan.

L'occupation soviétique

En choisissant cette politique, les dirigeants soviétiques purent estimer que les dirigeants américains leur laisseraient les mains libres. Et c'est en tout cas un fait, les États-Unis n'intervinrent pas pour empêcher l'invasion soviétique en Afghanistan. Laisser les dirigeants soviétiques jouer le rôle de gendarme dans la région n'était pas pour déplaire aux dirigeants américains. Et puis ces derniers n'avaient pas forcément intérêt à abandonner le statu quo en Afghanistan, qu'ils considéraient toujours comme un État tampon, faisant partie de la zone d'influence soviétique.

La guerre que mena l'armée russe en Afghanistan entraîna des destructions sans nombre. Pour affaiblir la résistance, l'armée soviétique chercha à isoler les maquis des populations. Elle investit les villages, bombardant les maisons, obligeant ainsi les habitants à fuir. Elle usa de bombes au phosphore ou à fragmentation, enterra morts et blessés encore vivants dans des fosses communes. Poussant l'horreur à l'extrême, les experts militaires allèrent jusqu'à concevoir des mines ressemblant à des jouets en plastique, destinées à attirer l'attention des enfants, des mines qui ne pouvaient remplir aucune fonction militaire mais qui contribuaient à terroriser la population et à l'inciter à fuir. De 1980 à 1986, les campagnes afghanes furent dépeuplées, les terres autrefois cultivées redevinrent arides. Cinq millions de personnes, soit près du tiers de la population à l'époque, durent s'exiler, en Iran ou au Pakistan.

La guerre froide, tremplin de l'intégrisme

Si l'invasion soviétique galvanisa l'opposition au régime du PDPA dans la population, la responsabilité de la montée de l'intégrisme islamique en Afghanistan incombe avant tout à l'impérialisme américain. En effet, il n'était pas fatal que la résistance afghane revête les habits du jihad islamique. Il y avait bien d'autres forces politiques, pas plus insignifiantes que les petits groupes intégristes d'alors. Mais comme toujours dans les pays pauvres, l'impérialisme choisit de se servir des forces les plus réactionnaires pour promouvoir ses intérêts, à la fois contre l'Union Soviétique mais aussi contre les peuples. Ce furent donc les groupes islamistes que Washington propulsa sur le devant de la scène.

Pour mener cette politique, les États-Unis se servirent du Pakistan, devenu encore plus précieux comme allié dans la région depuis la défection de l'Iran en 1979 après le renversement du régime du Shah, qui avait été jusque-là le principal pilier régional de l'ordre impérialiste. Le Pakistan devint le troisième bénéficiaire de l'aide militaire des États-Unis dans le monde, après Israël et l'Égypte. L'armée pakistanaise et surtout ses services secrets, l'ISI (Inter Service Intelligence), devinrent les instruments de sa politique.

Bien que n'étant pas le plus important, ce fut le parti islamiste pachtoun d'Hekmatyar, le Hezb-e Islami, le plus intégriste et le plus anti-occidental, qui, grâce à ses liens anciens avec l'armée pakistanaise et en particulier avec les services secrets de l'ISI, fut le principal bénéficiaire de cette situation. Il reçut plus de la moitié de l'aide américaine et devint le parti le plus riche, le mieux armé et le mieux organisé de la résistance afghane. On peut néanmoins penser que les responsables américains ne suivirent pas l'ISI aveuglément et que, tout comme celles-ci, ils voulurent jouer la carte du nationalisme pachtoune.

L'ISI fut chargée de la distribution à la « résistance afghane » des armes américaines et des quelque cinq milliards de dollars versés par les États-Unis entre 1980 et 1992. Le flot de dollars et des armes entraîna l'apparition d'une multitude de groupes de résistants afghans en compétition pour le contrôle des zones de guérilla, pour le recrutement de volontaires parmi les millions d'Afghans exilés et surtout pour la répartition des fonds et des armes.

Ces groupes avaient une base plus ou moins ethnique et en général locale, à laquelle certains ajoutaient une allégeance à telle ou telle version de l'Islam. Ceux qui avaient une réelle présence sur le terrain étaient probablement aussi soucieux, sinon plus, de défendre leurs territoires contre des groupes de résistants rivaux que de lutter contre l'occupation soviétique. Ces soi-disant « résistants », armés et financés par l'impérialisme étaient avant tout des seigneurs de guerre, doublés bien souvent de gangsters pour lesquels la religion n'était qu'un instrument destiné à encadrer les populations et à couvrir leurs trafics.

Face à la résistance afghane mais surtout à l'hostilité de la population, l'URSS avait dû engager toujours plus de troupes. Une armée moderne, forte de 120 000 hommes et dotée de puissants moyens aériens dut payer de plus de 13 000 morts, le seul fait de contrôler les principales villes du pays et les principaux axes de communication, sans jamais réussir à prendre pied dans les zones montagneuses. Et lorsque l'administration Reagan livra aux résistants afghans des armes antiaériennes individuelles portables, les Russes perdirent même la maîtrise totale du ciel qu'ils avaient eue auparavant.

L'armée russe connut finalement le même sort que l'armée française en Algérie ou que l'armée américaine au Vietnam. Elle dut battre en retraite, incapable de vaincre militairement une résistance armée, s'appuyant sur l'hostilité de toute une population. Finalement, Gorbatchev organisa le départ des troupes soviétiques qui quittèrent définitivement l'Afghanistan le 15 février 1989.

Une guerre civile entre appareils militaires

Avec la fin de la guerre froide s'ouvrit une nouvelle période. Un nouveau « Grand Jeu » débuta autour de l'Afghanistan, dans lequel, cette fois, l'impérialisme américain était la seule grande puissance, face à de multiples candidats au rôle de puissance régionale, tels le Pakistan, l'Iran, l'Inde et la Chine, et plus loin derrière, les cinq Républiques d'Asie centrale issues de l'éclatement de l'URSS.

En Afghanistan, Najibullah, membre du PDPA et ancien chef des services spéciaux afghans, avait été nommé président en 1987 par les Russes. La fin de l'URSS en 1991 affaiblit son pouvoir. En avril 1992, son régime se désintégra après que, par pans entiers, une grande partie de l'armée et de la police se soit finalement ralliée à l'une ou l'autre des factions islamistes. Celles-ci entrèrent alors dans Kaboul. Les Nations Unies célébrèrent la formation d'un gouvernement, baptisé « démocratique » pour la circonstance, alors qu'il ne devait le pouvoir qu'aux armes que lui avait fournies l'impérialisme.

Le nouveau pouvoir, qui se proclama « gouvernement islamiste » s'appuyait sur une coalition des dix principales organisations de l'ex-résistance islamiste. Mais à peine installée dans Kaboul, cette coalition éclata, déchirée par les luttes de clans. Ce fut le début d'une guerre - non pas civile dans le sens où la population afghane aurait pris part aux combats - mais une guerre entre appareils militaires rivaux. Cette guerre dont la population fut l'otage et la victime, allait durer quatre ans, plongeant de nouveau le pays dans un chaos sanglant.

Quatre principaux clans aux contours mal définis s'affrontaient parmi lesquels on trouvait les Tadjiks Rabbani et Massoud, le pachtoune Hekmatyar et Dostom, seigneur de guerre ouzbek, ancien général du PDPA, qui, après avoir lâché Najibullah, s'était constitué, à titre privé, un véritable État indépendant au nord du pays.

Chacun de ces clans ne cessa de combattre les trois autres, formant toutes les combinaisons d'alliances imaginables pour tenter d'écraser leurs rivaux. Les combats pour le contrôle de la capitale, devenue l'enjeu de la lutte pour la conquête du pouvoir, opposèrent une coalition formée par Rabbani, Massoud et Dostom aux troupes d'Hekmatyar. Kaboul, épargnée jusque-là, malgré les dix années de guerre contre l'occupation soviétique, fut presque totalement détruite. 40 à 50 000 civils périrent sous les bombardements pendant que des centaines de milliers d'autres durent fuir la ville. Massoud s'y illustra en particulier par le massacre de la minorité Hazara de la ville.

Une odeur de pétrole

Depuis le départ des troupes soviétiques en 1989, l'Afghanistan semblait avoir cessé d'intéresser l'impérialisme. Mais l'interminable guerre entre les appareils militaires des seigneurs de guerre afghans commençait à inquiéter les dirigeants américains. Chaque ethnie afghane avait des liens avec un ou plusieurs des pays voisins, marqués eux-mêmes par une certaine instabilité politique et ayant chacun sa carte politique à jouer et ses intérêts à défendre.

Outre ce risque réel de contagion pour les pays voisins, la région présentait un nouvel enjeu sur le plan économique. En effet, la disparition de l'URSS ouvrait la possibilité aux trusts occidentaux d'accéder au gaz du Turkménistan et au pétrole du Kazakhstan. De nombreuses compagnies pétrolières se bousculaient sur les rangs, telle l'américaine Unocal, la saoudienne Delta Oil Company, ou l'argentine Bridas, sans compter les sociétés chinoises. Or, pour amener cette manne vers les marchés occidentaux, il n'y avait que trois voies de transit économiquement viables. Deux d'entre elles, la Russie et l'Iran, étaient politiquement inacceptables pour les dirigeants américains. Restait la troisième, via l'Afghanistan et le Pakistan.

Mais pour cela, encore fallait-il que règne une certaine sécurité en Afghanistan. Le problème de la stabilisation politique du pays prit donc une nouvelle importance pour l'impérialisme qui souhaitait réserver les possibilités de pillage des trusts occidentaux. C'est dans ce contexte qu'il faut replacer la montée des talibans dont le régime allait dans un premier temps être bien accueilli par les dirigeants américains.

La montée des talibans

À l'origine, le terme taliban désigne des « étudiants en religion » (de l'arabe taleb qui signifie étudiant). Les talibans afghans étaient originaires des camps de réfugiés au Pakistan, situés près de la frontière afghane. Des centaines d'écoles coraniques, ou « madrasas », gratuites, y avaient été créées par le parti intégriste pakistanais Jamiat Ulema-e-Islami (JUI). Les élèves, pauvres, souvent orphelins, la plupart pachtouns, y étaient encadrés et formés aux préceptes du Coran. La guerre contre l'occupation soviétique contribua à politiser et militariser les madrasas. C'est parmi ces étudiants des madrasas que les services secrets pakistanais de l'ISI avaient trouvé des recrues pour rejoindre les forces d'Hekmatyar. Et ce fut parmi les anciens jihadistes et des jeunes issus des madrasas, à qui l'on avait inculqué l'envie d'en découdre au nom de la guerre sainte, qu'un nouveau mouvement pachtoune apparut en 1994, dirigé par un certain mollah Omar.

En choisissant le nom de « taliban », ce mouvement voulait se présenter comme un mouvement neuf, désireux de réformer la société conformément aux principes islamiques par opposition à la corruption des seigneurs de guerre. Devant les succès des talibans, portés par le nationalisme pachtoune, les services secrets pakistanais de l'ISI mirent leurs ressources à leur service. Le gouvernement pakistanais, dirigé alors par la fille d'Ali Bhutto, Bénazir Bhutto, et soutenu par le parti intégriste Jamiat Ulema-i-Islami (JUI) appuya cette politique. Mais le soutien du Pakistan aux talibans fut forcément apporté avec l'assentiment, sinon l'aide directe des États-Unis, d'autant que les talibans bénéficièrent des subsides d'autres alliés de Washington, comme l'Arabie Saoudite et des pays du Golfe.

Le régime des talibans

Si les talibans parvinrent relativement aisément à s'emparer du pouvoir - en moins de deux ans - c'est qu'ils n'eurent pas à affronter de véritable appareil d'État, mais des forces atomisées. Grâce aux moyens matériels fournis par le Pakistan, ils purent acheter le ralliement de bien des chefs de guerre et remporter des succès militaires qui leur permirent de recruter de nouvelles troupes, de les armer, de les nourrir.

Mais dans un pays où tout le monde avait des armes et où la population s'était endurcie par tant d'années de guerre, les talibans, relativement faibles numériquement puisqu'ils ne comptaient pas plus de 25 000 combattants, ne purent asseoir leur contrôle sur des régions entières contre la volonté d'une population hostile. Ils se présentaient comme les champions de la lutte contre la corruption, la rapacité des propriétaires féodaux et les exactions des seigneurs de guerre. En soignant leur image austère de combattants désintéressés, ils purent recueillir, tout au moins au départ, l'assentiment résigné d'une population exténuée par la guerre. Leur progression fut cependant plus facile en milieu pachtoune qu'ailleurs.

De nombreux témoignages rapportés par les médias occidentaux ont révélé avec quelle brutalité le régime taliban a imposé à la population une bigoterie fanatique visant à instaurer une dictature digne du Moyen-Age. Du jour au lendemain, il fut interdit aux femmes de travailler alors qu'elles représentaient le quart des fonctionnaires de la capitale, l'ensemble du corps enseignant des écoles élémentaires ainsi qu'une grande partie des professionnels de la santé. C'en était fini de l'école, non seulement pour les filles mais aussi bien souvent pour les garçons. Le port de la burqa devint obligatoire. Bientôt les organismes humanitaires dont dépendaient pourtant des dizaines de milliers de familles furent chassés. La misère voire la famine s'abattit sur la population afghane. Les femmes ne pouvaient plus se faire soigner puisqu'elles n'avaient pas le droit de consulter un médecin homme. Télévision, cassettes vidéo, antennes paraboliques, musique et jeux dont les échecs, le football et même le cerf-volant, jeu très populaire en Afghanistan, furent interdits.

La nouvelle police religieuse des talibans entreprit de faire respecter la charia à la lettre. Les flagellations, les amputations, les décapitations, les pendaisons ou les lapidations étaient infligées en public, et les corps des condamnés, souvent exposés à la vue de tous. À Kaboul, le stade de Ghazi devint tristement célèbre comme le lieu d'horribles exécutions où les talibans forçaient les hommes à assister à d'odieux spectacles, voire à y participer en lapidant les victimes.

Les femmes n'avaient le droit de sortir qu'accompagnées par un parent proche, de sexe masculin. Si les nervis des talibans trouvaient une femme seule dans la rue, ils la fouettaient sur place.

Mais une résistance silencieuse a permis de braver certains interdits. Beaucoup d'hommes afghans ont sauvé des femmes s'étant fait arrêter en se faisant passer pour un parent proche. Des infirmières et des femmes médecins, interdites de travail, ont pu soigner clandestinement les femmes et les petites filles. Des écoles clandestines se sont installées dans les maisons et les appartements. Sous les burqas, les femmes ont caché des manuels scolaires et bien d'autres objets prohibés tandis qu'on se passait sous le manteau des cassettes vidéo. Une nationaliste afghane du nom de Malalaï Joya, réfugiée aujourd'hui au Canada, rapporte dans son livre « Au nom de mon peuple », ce qu'elle observa à ce sujet, en 1999 à Kaboul : « On n'imagine pas le succès qu'eut chez nous le film 'Titanic. Les gens s'échangeaient des copies pirates....passées en contrebande par la frontière avec l'Iran... Il paraît qu'un mollah aurait fait un sermon dans lequel il disait que ceux qui désobéissaient à Dieu seraient détruits comme le Titanic. Du coup, tout le monde comprit que même ceux qui interdisaient les films les regardaient. »

Les Américains et les talibans

Quant à l'impérialisme américain, il salua la victoire des talibans avec satisfaction, comme l'annonce du rétablissement de l'ordre dans le pays. Le quotidien américain Washington Post, proche du parti du président d'alors Bill Clinton, écrivait, au lendemain de la prise de Kaboul : « La capture étonnante de Kaboul par l'organisation de la milice radicale des talibans représente la meilleure occasion qu'on ait connue depuis des années de mettre un terme à l'anarchie qui accule l'Afghanistan à la ruine depuis l'invasion soviétique de 1979 ». La compagnie pétrolière américaine Unocal félicita même le nouveau régime, lui promettant l'aide financière internationale s'il ramenait le calme.

Avec les talibans, l'impérialisme américain pensait donc régler le problème de l'instabilité politique de l'Afghanistan et disposer en prime d'un contrepoids face à l'Iran. Cette attitude ne changea pas lorsque Georges Bush Junior accéda à la présidence en janvier 2001. Que le régime des talibans aient été une dictature obscurantiste importait peu aux dirigeants impérialistes, pas plus que cela leur importe dans bien d'autres pays, tant il est vrai que l'oppression des peuples est partie intégrante de l'ordre impérialiste lui-même.

Neuf mois après son élection, suite aux attentats du 11 septembre 2001, l'attitude de Bush changea du tout au tout, justifiant la nécessité d'envahir l'Afghanistan et de renverser le régime des talibans par le fait qu'il servait de base arrière aux terroristes d'Al-Qaïda et de leur chef, Ben Laden. Les États-Unis ne furent pas seuls pour mener cette guerre. Dès la fin de l'année 2001, ils réunirent derrière eux une coalition de seize pays, histoire de donner plus de légitimité à cette guerre aux yeux de la population américaine et d'en partager les risques et les coûts financiers. Le président Chirac et son premier ministre socialiste Lionel Jospin décidèrent, d'un commun accord, d'emboîter le pas à Bush en envoyant des troupes françaises en Afghanistan.

L'occupation de l'Afghanistan : une guerre contre le peuple afghan

L'expédition américaine ne mit que cinq semaines à réduire à néant le régime des talibans. Les porte-parole du gouvernement des États-Unis osèrent appeler leur terrorisme d'État « Opération Liberté immuable ». Mais ce qui fut présenté initialement comme une intervention éclair en Afghanistan, se transforma en une véritable occupation qui dure depuis maintenant dix ans. Loin d'amener « le retour à la paix » ou « à la démocratie », elle n'a fait qu'aggraver le sort de la population, y compris des femmes, sans parler de ses conséquences pour toute la région.

Cette guerre qui a coûté près de 350 milliards de dollars en 10 ans -et qui met en jeu près de 130 000 soldats de l'OTAN- a déjà fait, parmi la population, des dizaines de milliers de victimes, tuées ou blessées par les bombardements américains et alliés. Des villages, des dépôts de ravitaillement, des hôpitaux, ont été dévastés par des frappes dites « chirurgicales ». Les bombes à fragmentation ont réapparu, semant la terreur. Des enfants naissent handicapés à cause de la contamination de l'environnement par l'uranium appauvri présent dans beaucoup de munitions. Des tonnes de napalm ont été déversées sur des forêts ou des vallées entières. Lorsqu'un village est soupçonné d'aider des forces de guérilla ou de leur servir de refuge, il est simplement écrasé sous une pluie de bombes qui ne laisse aucun survivant. Usant des mêmes artifices que les militaires soviétiques, les armées impérialistes ont utilisé des mines antipersonnel ressemblant à de petits jouets. À tel point qu'en 2002, la Croix-Rouge dut faire des campagnes de prévention en direction des enfants... Le pays est truffé de mines et des millions d'Afghans ont été mutilés au cours de toutes ces années de guerre, ce qui fait que dans bien des magasins, des chaussures sont vendues à l'unité, car destinées aux unijambistes...

Ainsi, au nom de la lutte contre le terrorisme islamiste, l'impérialisme le plus puissant du monde déploie contre le peuple afghan un terrorisme d'État, mille fois plus meurtrier.

Le régime de Karzaï : la corruption au pouvoir

Hamid Karzaï, ancien seigneur de guerre et chef de clan pachtoune, fut nommé président par intérim par les États-Unis en décembre 2001. Il fut choisi pour les liens qu'il avait maintenus avec le régime des talibans autant qu'avec les milieux royalistes. Le gouvernement qu'il présida fut d'emblée un régime fantoche. Il coopta et recycla d'ex-talibans et des seigneurs de guerre qui étaient surtout déterminés à défendre leur propre parcelle de pouvoir, sur leur propre territoire, à la tête de leurs propres troupes.

Karzaï s'est fait élire président à deux reprises, en 2004 et en 2009, à chaque fois dans des conditions frauduleuses. Ses gouvernements successifs n'ont réussi qu'à susciter la haine de la population à force de corruption et de gangstérisme. Des villas et des immeubles luxueux sortent de terre à Kaboul pour les privilégiés du régime, alors que bien des villages n'ont toujours ni eau potable, ni électricité, ni même de routes carrossables.

Quant à la culture du pavot, dont la sève sert dans la fabrication de l'opium, elle est florissante. Les talibans l'avaient interdite pour priver les seigneurs de guerre de leurs principales ressources. Mais elle a repris de plus belle suite au choix des États-Unis de s'appuyer sur ces mêmes seigneurs de guerre. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que l'Afghanistan soit l'un des premiers fournisseurs du monde d'opium ni que le régime de Karzaï soit notoirement impliqué dans ces trafics jusqu'au plus haut niveau.

Au final, l'intervention impérialiste a remplacé le pouvoir rétrograde des talibans par le pouvoir réactionnaire d'un Etat corrompu et de seigneurs de guerre tout aussi intégristes que les talibans et tout aussi impitoyables pour la population qu'ils maintiennent sous leur coupe. Cette prétendue démocratie sent la pourriture et la mort.

Les droits des femmes sous le régime de Karzaï

En matière de droits des femmes, le régime de Karzaï ne diffère pas beaucoup de celui des talibans. Un certain nombre des lois et institutions misogynes en vigueur à l'heure actuelle datent de l'arrivée au pouvoir des factions jihadistes en 1992 et sont restées intactes depuis, sous les talibans comme sous Karzai. C'est le cas du fameux ministère pour « la promotion de la vertu et la répression du vice ». Plusieurs seigneurs de guerre à l'origine de ces lois rétrogrades sont aujourd'hui au pouvoir dans le gouvernement Karzaï. Certains sont même responsables des pires crimes contre les femmes et la population en général sans qu'ils aient jamais été le moins du monde inquiétés.

Mais il faut dire que Karzai, les talibans et autre seigneurs de guerre afghans, ne sont pas seuls à porter la responsabilité des conditions de vie odieuses imposées aux femmes afghanes. Le colonialisme, qui a bloqué le développement économique, social et culturel du pays, puis l'impérialisme qui a aggravé ce blocage, ont eu, eux aussi, une lourde responsabilité.

Car pour l'essentiel, le statut des femmes afghanes est resté le même pendant très longtemps - celui d'une marchandise comme les autres, avec un « prix » qu'il fallait payer pour en prendre possession. Ainsi, le futur mari devait-il fournir à son futur beau-père de l'argent, des bêtes, des tapis voire des lopins de terre en échange de la femme que sa belle-famille allait lui céder. La « valeur » de la femme devait donc être jalousement préservée. Du même coup, si une femme n'était plus vierge avant le mariage, elle perdait toute « valeur ». La « vertu » d'une femme était donc considérée comme un capital par les hommes qui leur interdisaient le moindre contact avec d'autres mâles que ceux de leur famille immédiate. Le châtiment d'une femme qui avait perdu sa virginité avant le mariage était la mort. Son père, son frère comme son fiancé avaient le droit de vie et de mort sur elle. L'accusation ou même le soupçon d'adultère condamnaient la femme à mourir, avec le consentement du mari et du père. Le divorce n'existait pas car cela aurait été considéré comme une insulte par la belle-famille.

Et même si de timides réformes virent le jour, telle celle qui, en 1959, rendit facultatif le port de la burqa et favorisa l'éducation des filles, la situation des femmes afghanes ne changea guère. Ces mesures ne touchèrent vraiment que les couches aisées des villes tandis que les campagnes afghanes restèrent marquées par la même arriération.

Aujourd'hui, sans doute, une minorité de femmes, essentiellement parmi les classes aisées à Kaboul et dans le nord du pays, a connu une certaine amélioration après la chute des talibans, limitée cependant par la menace permanente des milices intégristes. Mais les droits de l'écrasante majorité des femmes sont revenus à ce qu'ils étaient il y a un siècle - inexistants. Dans la plupart des cas, il est toujours dangereux pour elles de sortir sans burqa et sans être accompagnées. D'après le Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA), 25 % des femmes afghanes sont victimes de violences sexuelles. Les mariages forcés sont le lot de la majorité, les jeunes filles restant échangées et vendues comme des marchandises. Telles par exemple, ces tristement célèbres « fiancées de l'opium » que les familles de paysans, réduites à cultiver du pavot pour ne pas mourir de faim, sont obligées de céder aux seigneurs de la drogue, en réparation de leurs dettes lorsque les récoltes sont mauvaises. Pour échapper à leurs souffrances, des centaines de femmes se font brûler vives.

Hamid Karzaï gouverne avec des intégristes qui continuent de prêcher, je cite, « qu'une femme doit être dans sa maison ou dans la tombe ». Parfois la bêtise le dispute à l'arriération, telle celle de ce mollah, Shinwari, nommé président de la Cour suprême par Karzaï, de 2001 à 2006, qui déclara dans une interview que les femmes n'étaient pas à leur place à la dite Cour suprême. Car pour cet intégriste pur et dur, mais quelque peu sénile, je le cite : « Si une femme devenait un juge de premier plan, que se passerait-il tous les mois, quand elle aurait son cycle menstruel et ne pourrait aller à la mosquée ? »...

Plus récemment, en mars 2009, Karzaï signa, sous la pression des dignitaires religieux chiites dont il espérait le soutien, un « Code familial chiite » destiné aux seules familles de cette obédience religieuse. Ce code était si réactionnaire, en particulier du point de vue du droit des femmes, qu'elles descendirent dans les rues. Du coup, les puissances occidentales se sentirent obligées d'exiger que ce code soit amendé. Mais la nouvelle version ne comportait que des changements de détail et ôtait aux femmes chiites la plupart des droits que leur reconnaît la Constitution. Ainsi, elles n'ont plus de droits sur leurs enfants ; leurs maris peuvent les priver de tout, y compris de nourriture, si elles refusent de se soumettre à leurs exigences sexuelles ; elles doivent obtenir leur permission pour avoir le droit de travailler ; un violeur peut même payer un « droit du sang » à la famille pour éviter des poursuites si sa victime est blessée au cours du viol.

Le bilan de l'occupation impérialiste

Alors quel est le bilan de l'occupation américaine de l'Afghanistan ? Y aura-t-il un retrait des troupes impérialistes comme l'a promis Obama ?

Tout d'abord il faut dire que malgré tout le tintamarre médiatique fait autour de l'exécution de Ben Laden, les dirigeants américains n'ont pas de quoi se vanter. Il leur aura quand même fallu près de dix ans de guerre pour qu'ils arrivent à leurs fins. C'est-à-dire qu'ils réussissent à repérer celui qu'ils avaient désigné comme l'ennemi public numéro 1 de leur « guerre contre le terrorisme », installé sur le territoire du Pakistan, leur principal allié régional, dans une ferme située à moins d'une heure de voiture du quartier général de l'ISI ! Si le ridicule pouvait tuer, les Bush, les Obama et tous les galonnés qui dirigent l'armée américaine ne seraient plus de ce monde.

Mais malheureusement les seuls qui auront payé de leur peau la folie meurtrière de leurs dirigeants, ce sont les 2 700 soldats américains morts et les 14 000 blessés. Et surtout, un nombre bien plus grand de victimes afghanes, 10 ou 20 fois, sinon plus.

Mais bien sûr, même à supposer que Ben Laden et Al-Qaida aient été leurs principales cibles au départ, cela fait bien longtemps que les dirigeants impérialistes ont à faire face à de tout autres problèmes. À commencer par la montée en puissance des opérations des groupes insurgés au fil des années, qui n'a cédé ni aux opérations de bombardements, ni aux opérations de quadrillage au sol qui ont été employées tour à tour. De sorte qu'aujourd'hui, contrairement à ce que répètent les dirigeants occidentaux, on est loin d'un « rétablissement de la paix » ou d'une « stabilisation du pays ».

On est même en train d'assister depuis cet été à une aggravation de la situation. Des attentats survenus ces derniers mois ont visé de hauts dignitaires tel le frère d'Hamid Karzaï, personnalité influente du régime, assassiné en juillet dernier dans son fief de Kandahar, au sud du pays. Ou encore l'ancien président Rabbani, tué dans un attentat suicide à Kaboul, le 20 septembre dernier alors qu'il était chargé depuis 2010, au nom du « Haut Conseil pour la paix », de discuter avec les groupes de la résistance. Ces faits suggèrent que les terroristes ont bénéficié de complicités aux plus hauts sommets de l'État afghan, y compris au sein de l'armée elle-même.

Quant aux troupes d'occupation, si elles ont subi moins de pertes cette année qu'en 2010, elles en ont eu plus que dans chacune des huit premières années de la guerre. Et surtout, cette année ce sont les troupes afghanes qui ont été le plus touchées.

Enfin, pour la population afghane, le bilan est terrifiant. Quelques chiffres en donnent une idée. L'espérance de vie ne dépasse pas 44 ans, c'est-à-dire moins qu'au Mali par exemple où elle est de 49 ans. Le taux de mortalité infantile est de 149 pour mille alors que celui des États-Unis est de 6 pour mille. 20 % des enfants meurent avant l'âge de 5 ans. Au moins 60 % de la population active est au chômage. 70 % des Afghans survivent avec moins de 1 euro et demi par jour. Plus de la moitié des hommes et 80 % des femmes sont illettrés. 70 % de la population rurale n'a pas accès à l'eau potable. L'augmentation des prix est telle que beaucoup de femmes, notamment les centaines de milliers de veuves (près d'1 million et demi), en sont réduites à abandonner leurs enfants à l'orphelinat ou à vendre leur bébé pour survivre et nourrir leurs autres enfants.

Le business militaro-humanitaire

L'Afghanistan a pourtant reçu depuis 2001, près de 26 milliards de dollars, destinés au développement du pays. Sauf qu'un seul milliard a été consacré à l'éducation et un autre à la santé... Où sont passés les autres milliards ? Et bien ils se sont perdus dans les méandres du business militaro-humanitaire et de la corruption.

Des sommes astronomiques, provenant à la fois des budgets militaires des puissances belligérantes et de l'aide humanitaire, paient les services de multiples entreprises de sécurité et compagnies de mercenaires. Depuis la fin de la guerre froide, ces dernières remplacent dans bien des pays impérialistes, l'armée professionnelle, avec l'avantage, dans le cas des États-Unis, de n'être pas responsables devant le Congrès. Par ailleurs, leurs pertes ne sont pas comptabilisées.

En Afghanistan, ces mercenaires peuvent protéger les responsables afghans ou occidentaux. Ils peuvent être employés à faire de l'humanitaire comme à monter des opérations militaires, gérer des prisons privées, des salles de torture, y mener des interrogatoires... Tel le centre de détention situé à proximité de la base aérienne américaine de Bagram et dans lequel des centaines de détenus sont incarcérés sans inculpation ni assistance d'aucune sorte. Parmi les sociétés militaires privées en activité en Afghanistan, on peut citer la société britannique Saladin, qui emploie 2 000 hommes chargés de la sécurité de l'ambassade canadienne à Kaboul. Ou la société américaine Dyn Corp qui assure la protection du président Hamid Karzaï. Le nombre de ces mercenaires employés en Afghanistan s'élève aujourd'hui à plus de 100 000. Autant dire que même si l'armée américaine retirait ses troupes en 2014, ce qui est loin d'être certain, l'Afghanistan n'est pas prêt d'être débarrassé de l'occupation occidentale !

Beaucoup d'ONG sont en place en Afghanistan depuis maintenant plusieurs décennies. Bon nombre d'entre elles rendent de grands services à la population afghane. Mais il s'avère qu'une bonne part des milliards dont les ONG disposent disparaît dans les poches de fonctionnaires corrompus et de parasites en tout genre ou de sociétés spécialisées qui profitent de la guerre et des souffrances qu'elle engendre pour faire du business. D'après Integrity Watch Afghanistan, certains membres du personnel de l'agence américaine pour le développement international (USAID), gagnent... 22 000 dollars par mois, ceci dans un pays où les fonctionnaires ne gagnent pas plus de 70 dollars par mois... L'ONG britannique Oxfam estime pour sa part que 40 % de l'aide occidentale à l'Afghanistan retournent aux pays donateurs, sous forme de commandes aux entreprises occidentales et de salaires payés aux « consultants ».

Différentes stratégies pour quel bilan ?

En dix ans d'occupation militaire, les armées occidentales ont fait des centaines de milliers de victimes. Malgré la présence des troupes de l'OTAN, la plus grande partie du territoire afghan est à la merci de seigneurs de guerre et de milices armées de toutes sortes. Le pouvoir réel du gouvernement Karzaï, soutenu à bout de bras par l'impérialisme américain, ne s'étend pas au-delà d'un territoire limité autour de Kaboul.

Jusque-là, la stratégie suivie par les militaires américains avait été de privilégier les frappes aériennes sur les villages afghans afin de ne pas risquer la vie des soldats occidentaux. Par la suite, des drones, avions sans pilotes, furent utilisés pour bombarder sans avoir à risquer la vie des pilotes. Mais l'usage de la force aérienne multiplia les dommages dits « collatéraux » qui étaient en réalité des dommages tout à fait assumés. Il en résulta de violentes manifestations anti-américaines à Kaboul dès 2006. Les généraux américains McChrystal et David Petraeus mirent alors au point une nouvelle stratégie dite de « guerre psychologique » qui, tout en maintenant les interventions aériennes ciblées, était censée viser à améliorer les conditions de vie de la population. Les galonnés en question n'hésitèrent pas à expliquer que pour eux, il s'agissait, selon leurs termes, de « gagner les cœurs et les esprits ». Mais comme leur stratégie continuait à s'accompagner des mêmes exactions et à s'appuyer sur le même régime haï, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'elle se soit soldée par un nouvel échec.

À quand le retrait des troupes impérialistes ?

Alors avec un pareil bilan, à quand le retrait des troupes impérialistes ?

Il serait sans doute difficile de trouver un pays occidental dont la population serait favorable au maintien de ses troupes en Afghanistan. En tout cas, si l'on en croit les sondages, ce n'est le cas ni aux États-Unis, ni en Grande-Bretagne - les deux pays les plus engagés dans la guerre.

Obama prétend aujourd'hui être entré dans une logique de désengagement. Les prochaines échéances présidentielles américaines n'y sont sans doute pas pour rien... Il a récemment annoncé le retrait, d'ici l'été 2012, des 33 000 soldats américains supplémentaires qu'il y avait envoyés en 2010. Il resterait donc encore 70 000 soldats américains en Afghanistan en 2012.

De son côté, le gouvernement français, dont l'engagement est contesté jusque dans les rangs de sa majorité, a annoncé le départ de 1 000 soldats français d'ici la fin 2012, dont 200 environ ont été rapatriés en octobre dernier, et le retrait de l'ensemble des troupes françaises d'Afghanistan en 2014. Il faut dire que Sarkozy et Longuet, le ministre de la Défense, peinent à justifier le nombre croissant de soldats français tués : 76 morts sur 4 000 hommes, cela commence à faire beaucoup.

Pour le moment, l'impérialisme semble coincé. Officiellement, le retrait des troupes étrangères présentes en Afghanistan doit aller de pair avec le transfert de responsabilité à l'armée afghane, pour le maintien de la sécurité et qui devrait être finalisé, selon Obama, en 2014. Mais combien de temps pourra tenir le régime que les impérialistes laisseraient en place derrière eux, s'ils quittaient l'Afghanistan ? Les groupes insurgés qui jouent sur le nationalisme pachtoune ne risquent-ils pas de jouer sur la sous-représentation des pachtounes parmi les gradés de l'armée et de la police ? Et les soldats comme les policiers qui sont sous-payés ne sont-ils pas corrompus et susceptibles de changer de camp ?

Toutes ces incertitudes laissent à penser qu'il n'est pas du tout évident que les troupes impérialistes quittent de sitôt l'Afghanistan. Et même si elles se retiraient, quelle sera la fonction des dizaines de milliers de mercenaires privés restés derrière elles, sinon de poursuivre l'occupation ? À qui serviront des infrastructures telles que la base aérienne de Bagram qui a été dernièrement agrandie à coup de dizaines de millions de dollars ?

Le mirage d'un règlement politique

Si les dirigeants impérialistes s'accrochent au régime de Karzai, ce n'est pas tant parce qu'ils y tiennent, ni parce qu'il leur semble capable de garantir la stabilité politique de l'Afghanistan, mais parce qu'ils n'ont pas d'autre choix. Car pour qu'il en soit autrement, encore faudrait-il que l'impérialisme trouve, parmi les groupes insurgés, des forces avec lesquelles parvenir à un règlement politique et ayant suffisamment de poids pour l'imposer aux autres groupes insurgés et à la population. Or, le problème de l'impérialisme est qu'il n'a pas d'interlocuteur. Pourtant, cela fait plus de deux ans que les États-Unis et la Grande-Bretagne proclament qu'ils cherchent à négocier avec ceux qu'ils appellent les « talibans » et sans doute y a-t-il eu bien d'autres tentatives officieuses auparavant. Mais sans aucun succès à ce jour.

Non sans une certaine ironie, les dirigeants occidentaux se retrouvent pris au piège d'un mythe qu'ils ont eux-mêmes créé, celui d'une résistance homogène, coordonnée, dotée d'un commandement centralisé bref ce qu'ils appellent les « talibans ». Mais il ne s'agit que d'un mythe, bien commode pour donner une apparence de justification aux difficultés rencontrées par la plus puissante armée du monde.

La réalité est beaucoup plus complexe comme l'illustre le cas de Ghulam Yahya, un ancien commandant anti-taliban au sein de l'Alliance du Nord. Devenu maire de la ville d'Herat, dans le nord-ouest du pays, il fut limogé en 2006 par Karzaï, qui le remplaça par l'un de ses fidèles. Yahya retourna alors dans son district d'origine, où il organisa une milice armée et rompit avec le régime de Karzaï. À partir de ce moment, Yahya fut officiellement décrit par les autorités comme un « taliban ». Pourtant, bien qu'étant un seigneur de guerre comme bien d'autres, les écoles de son district, selon un journaliste du Wall Street Journal, y étaient fréquentées par les enfants des deux sexes et on n'y trouvait aucune des restrictions imposées jadis à la jeunesse par le régime des talibans.

Certes la résistance armée compte-t-elle d'anciens cadres talibans, mais la grande majorité d'entre eux semblent avoir préféré la route de l'exil au Pakistan ou dans les pays du Golfe après leur défaite de 2001. Dans la réalité il existe une galaxie de groupes insurgés plus ou moins rivaux, qui poursuivent chacun leurs objectifs propres et ne sont pas prêts à se plier à une discipline collective. Et, bien que tous aient en commun leur islamisme, la religion n'est pas nécessairement leur principale raison d'être. Le fait que ces groupes soient atomisés ne signifie pas, bien sûr, qu'il n'existe aucune coopération entre eux. Mais il implique qu'ils ne forment pas une force homogène que l'on puisse identifier à l'ancien régime des talibans, d'autant moins que certains groupes les ont combattus.

Chaque groupe armé lève ses propres fonds, en partie en recourant à diverses formes de racket aux dépens de la population. Au contraire de ce qui est souvent rapporté, ce n'est pas le trafic de drogue qui rapporte le plus d'argent à tous ces parasites mais surtout le racket des sous-traitants afghans travaillant avec l'aide financière occidentale. C'est ainsi que d'après l'ONG britannique Oxfam, 25 % du total de l'aide occidentale va droit dans les poches des groupes armés sous forme de « primes de protection » payées par les entrepreneurs sous-traitants voire par les troupes d'occupation elles-mêmes.

Face à cette atomisation de la résistance armée qu'eux-mêmes ont contribué à créer, on voit mal comment les leaders occidentaux peuvent sortir du bourbier afghan par des moyens politiques qui garantissent la stabilité future du pays. Restent deux possibilités : poursuivre l'occupation, directement avec leurs troupes, ou indirectement, en faisant appel à des mercenaires ; ou bien se désengager complètement en abandonnant Karzai à son sort. Mais aucune de ces options n'a la moindre chance de normaliser la situation en Afghanistan.

Or, plus le temps passe et plus l'instabilité politique en Afghanistan se fait sentir au-delà de ses frontières.

En effet, l'Afghanistan est lié à ses proches voisins, qu'il s'agisse de l'Iran à l'Ouest, des ex-Républiques soviétiques au nord, de la Chine à l'est et surtout du Pakistan et de l'Inde au sud. Les liens ethniques, linguistiques et religieux entre les populations de la région font que, depuis le début de la guerre contre l'invasion soviétique, chacune des épreuves dramatiques par lesquelles est passée la population afghane a été ressentie dans les pays voisins et a eu des répercussions dans leur vie politique.

Nous allons nous intéresser plus particulièrement au Pakistan, pilier régional de l'ordre impérialiste et à l'Inde, sa voisine, car ce sont les deux pays les plus directement touchés par l'extension de la guerre d'Afghanistan qui par ailleurs ont également des populations beaucoup plus nombreuses. Le Pakistan compte à lui seul, 187 millions d'habitants, c'est-à-dire six fois plus que l'Afghanistan tandis que l'Inde est peuplée de 1,2 milliard d'habitants. C'est dire combien l'impérialisme serait confronté à de tout autres problèmes si l'instabilité afghane venait à gagner le Pakistan et l'Inde par un effet de réaction en chaîne.

Pakistan : l'intégrisme, instrument de la dictature du général Zia

Quel a donc été l'impact de ces trois décennies de guerres afghanes sur le Pakistan ?

Lorsque les troupes soviétiques entrèrent en Afghanistan, le Pakistan était sous la botte de la dictature du général Zia qui, avait renversé le régime d'Ali Bhutto par un coup d'État en 1977. Zia était le dernier d'une longue série de dictateurs militaires dans un pays qui n'avait connu que de brèves périodes de pouvoir civil. Il représentait une armée pléthorique qui constituait un véritable État dans l'État, appuyé sur un colossal empire économique, allant de la propriété foncière à la banque en passant par toutes sortes d'industries et employant près d'un million de métayers sur ses terres.

Mais surtout Zia incarnait la volonté de l'armée d'éradiquer de la conscience collective les humiliations qu'elle avait subies au cours de la décennie précédente : depuis le renversement, en 1968, de la dictature militaire par une vaste mobilisation populaire, jusqu'à la sécession du Bangladesh en 1971, où l'armée pakistanaise avait été défaite par l'intervention de l'armée indienne, en passant par la plus grande vague de grèves de l'histoire du Pakistan, en 1972-76.

Pour mettre au pas la population, Zia eut recours à l'apologie des aspects les plus réactionnaires de l'Islam. Mais ce qui n'était que démagogie dans les premiers temps du régime devint une politique systématique après l'invasion de l'Afghanistan par l'Union Soviétique, qui justifia la promotion de la religion et de l'anti-communisme au rang de rempart ultime pour la nation pakistanaise.

À cette occasion Zia et les services secrets de l'ISI ressortirent les groupes intégristes de leur placard. Depuis longtemps, l'armée pakistanaise se servait d'eux pour former des groupes armés chargés de ses sales besognes dans la région du Cachemire qui se trouve au centre de tensions permanentes entre l'Inde et le Pakistan.

Cette fois, ce fut le moins insignifiant des groupes intégristes pakistanais, le Jamaat-i Islami Pakistan (JI), surtout connu pour fournir la bourgeoisie en nervis et briseurs de grèves contre la classe ouvrière et les organisations de gauche, qui devint du jour au lendemain l'auxiliaire privilégié de la dictature. Il fut chargé de recruter des « volontaires » pour le compte de la résistance afghane, reçut des fonds pour créer des milliers de madrasas et se vit ouvrir les portes des casernes sous prétexte d'y donner des cours coraniques.

En même temps, Zia s'efforça d'introduire des éléments de la charia dans le droit pénal et de remplacer les juges par des dignitaires religieux. Les châtiments corporels, la lapidation ou la pendaison pouvaient punir les auteurs de crimes de sang ou d'adultère. Un décret de 1984 stipula que le témoignage d'un homme équivaudrait à celui de deux femmes. Puis, en 1986, le général Zia promulgua une série de lois contre le blasphème, le sanctionnant de peines pouvant aller jusqu'à la mort.

Inutile de dire que ce sont les femmes pakistanaises, en particulier celles des classes populaires, qui payèrent et continuent de payer aujourd'hui le plus lourd tribut à cette politique. Les auteurs de viol n'étaient pratiquement jamais poursuivis. Une femme violée pouvait par contre être accusée d'adultère. Telle cette employée de maison, Safia Bibi, âgée de 13 ans et aveugle, condamnée à recevoir quinze coups de bâtons pour être tombée enceinte après avoir été violée par ses employeurs qui échappèrent à toute condamnation. Ou encore le cas de Mukhtar Mai, condamnée par le tribunal de son village à être violée en réparation d'une prétendue faute de son frère, ce qu'elle dénonce dans son livre « Déshonorée ». Ou plus récemment, Asia Bibi, cette chrétienne, accusée de blasphème, condamnée à être pendue et qui croupit en prison depuis deux ans et demi.

Toutes ces mesures, dont certaines comme celles contre le blasphème sont toujours en vigueur aujourd'hui, donnèrent aux intégristes une nouvelle légitimité. Par la même occasion, en se servant de la place privilégiée que leur réservait la dictature de Zia, ils purent se construire toute une clientèle qui leur permit d'acquérir une influence qu'ils n'avaient jamais eue auparavant.

L'invasion impérialiste renforce l'intégrisme pakistanais

Les régimes civils au Pakistan qui se succédèrent après la mort de Zia dans un mystérieux accident d'avion, en 1988, ne firent rien pour désamorcer la montée de l'intégrisme. Au contraire. Outre leur corruption, ces régimes eurent en commun une instabilité chronique qui les obligea à rechercher des alliés à n'importe quel prix. Tous flattèrent les partis intégristes, cédant à leurs revendications, pour s'assurer leur soutien parlementaire, voire leur participation gouvernementale. De même, après le soutien apporté par Bénazir Bhutto aux talibans, lors de leur marche vers le pouvoir, tous ces régimes cherchèrent à entretenir des relations étroites avec le régime taliban, bien que probablement plus pour des raisons économiques que politiques.

Lorsque le coup d'État du général Musharraf remplaça ces régimes corrompus, en 1999, il ne se trouva probablement pas grand monde pour les regretter. Mais le fait que Musharraf apporte son aide à l'invasion impérialiste donna aux partis intégristes le quasi-monopole de l'opposition à l'impérialisme, surtout lorsque les forces américaines commencèrent à faire des incursions en territoire pakistanais, physiquement ou par drones interposés. Moyennant quoi, les groupes intégristes eurent beau jeu de dénoncer la servilité du gouvernement et des grands partis vis-à-vis des envahisseurs occidentaux, et de se renforcer.

La multiplication des milices armées au Pakistan

Pendant ce temps, les guerres afghanes se sont immiscées dans la société pakistanaise par bien d'autres canaux.

Ainsi l'augmentation de la production d'opium afghan du fait de l'activité des chefs de guerre a fait du Pakistan une plaque tournante de la drogue. Des laboratoires clandestins d'héroïne se sont installés dans les zones dites « tribales » qui, du fait d'une bizarrerie de l'héritage colonial, bénéficient toujours de l'autonomie que leur avaient conférée les Anglais. Et bien sûr, toute cette drogue alimente le développement de gangs en tous genres.

Durant l'occupation soviétique, une part significative des armes destinées aux groupes afghans se volatilisait, détournées au cours de leur transfert, du port de Karachi, capitale économique du sud du Pakistan, à la frontière afghane. Par la suite, les livraisons et les détournements d'armes se sont poursuivis tout simplement parce qu'il s'est toujours trouvé des groupes armés afghans pour en importer.

Les armes qui se sont perdues dans ces trafics ne l'ont pas été pour tout le monde. Elles se sont retrouvées en vente un peu partout, ouvertement dans les zones frontalières afghanes, ou sous le manteau à Karachi. De telle sorte qu'il y a des armes partout dans le pays. Et ceux qui les détiennent ne se bornent pas à les stocker. À Karachi, en particulier, les affrontements armés, enlèvements et exécutions entre groupes paramilitaires rivaux sont quotidiens. Ces gangs, qui peuvent mobiliser à l'occasion plusieurs milliers de nervis, sont les bras armés de factions politiques, qui se disputent notamment le contrôle des bidonvilles où vivent la majorité des Pachtounes de Karachi.

C'est également autour de cette surabondance d'armes que prolifèrent les groupes intégristes armés. Les zones « tribales » mentionnées précédemment leur garantissent des bases arrière sûres à partir desquelles ils peuvent opérer dans la zone frontalière afghane et même bien au-delà. Certains de ces groupes ont ainsi pu réunir assez de combattants et de puissance de feu à divers moments au cours de ces dernières années pour occuper des districts entiers de la zone frontalière. Ils en ont chassé les fonctionnaires qui y représentaient le pouvoir central, contraignant la population à se soumettre à une version de la charia, à côté de laquelle celle des talibans pourrait paraître légère. Et lorsque les troupes gouvernementales ont cherché à les déloger, ces groupes ont souvent réussi à les maintenir en échec pendant des mois.

Mais il est aussi arrivé que l'État pakistanais choisisse d'éviter l'affrontement dans ces zones occupées par les milices intégristes. Ainsi, en 2009, le gouvernement passa un accord avec l'une de ces milices l'autorisant à imposer sa version de la charia dans le district du Markaland, près de la frontière afghane. Et pourtant, peu avant cet accord, la milice en question avait décrété l'interdiction de la vaccination contre la poliomyélite et la fermeture des 150 écoles de filles du district !

Un danger mortel pour la population pakistanaise

Après avoir peuplé l'Afghanistan d'une myriade de seigneurs de guerre intégristes, la politique de l'impérialisme a réussi à provoquer, au Pakistan, la multiplication de factions intégristes qui se montrent d'autant plus « radicales », c'est-à-dire en fait brutales et sanguinaires, qu'elles sont en concurrence entre elles.

Qui plus est, on assiste, depuis plusieurs années maintenant, à la montée en puissance des exactions de ces factions intégristes, et en particulier des attentat-suicides, non plus seulement dans les zones reculées de la frontière afghane, mais jusque dans les grandes villes les mieux protégées du pays telles que la capitale Islamabad et surtout Rawalpindi, la ville quartier général de l'armée.

Dans les grandes villes, ces exactions ont fait de nombreuses victimes - essentiellement des chiites et des chrétiens - que ce soit par des attaques à la bombe contre leurs lieux de culte au moment des prières ou encore par l'assassinat de leurs porte-parole connus.

En 2007, l'un de ces groupes intégristes tenta même une démonstration de force armée en plein cœur d'Islamabad. Des membres de ce groupe investirent l'une des plus grandes mosquées de la capitale, la Mosquée Rouge. Équipés d'armes lourdes, ils occupèrent les lieux pendant des mois, terrorisant tout le voisinage sous prétexte de faire appliquer la charia. Finalement, le régime du général Musharraf envoya ses troupes, faisant plus d'une centaine de morts parmi les occupants. Ce à quoi les intégristes ripostèrent par une vague d'attentats contre les institutions de l'État et la police, qui fit plus de 4 000 morts.

Derrière toutes ces exactions et leurs dizaines, voire centaines de morts chaque semaine, se cache une surenchère sanglante à laquelle se livrent des groupes intégristes cherchant à prouver qu'ils ont assez de moyens humains et militaires pour défier les autorités. Mais surtout il s'agit pour ces groupes de terroriser l'ensemble de la population, toutes religions ou ethnies confondues, pour lui faire comprendre que s'opposer à eux est tout simplement trop dangereux.

Sans doute, peut-on se demander dans quelle mesure certains de ces groupes ne sont pas eux-mêmes manipulés par certains clans d'une armée qui est non seulement coutumière de ce genre de manipulations, mais qui en plus, depuis l'époque de la dictature de Zia, est elle-même travaillée à tous les niveaux par l'intégrisme. C'est ainsi, par exemple, qu'après l'assaut de la Mosquée Rouge d'Islamabad, on aurait découvert sous la mosquée, un centre de communication direct avec le Quartier Général des services secrets de l'ISI.

Mais que ce soit en tant qu'instruments de clans militaires, qui peuvent d'ailleurs échapper au contrôle de leurs maîtres, ou en tant que forces autonomes, les groupes intégristes n'en sont pas moins des ennemis mortels pour la population pakistanaise, et en particulier pour ses masses pauvres.

Et déjà une menace pour la population indienne

Au-delà du Pakistan, l'Inde subit elle aussi depuis longtemps les contrecoups de la vague intégriste issue de la politique régionale de l'impérialisme, et cela de multiples façons.

Il y a d'abord les aspects les plus visibles de ces contrecoups. Tels, par exemple, les attentat-suicides qui ont visé le parlement de Delhi à plusieurs reprises et qui tous furent revendiqués par des groupes islamistes indiens. Plus récemment, en novembre 2008, il y a eu le raid d'un commando qui a fait près de 200 morts et 250 blessés à Bombay, et que l'on a attribué à un groupe intégriste pakistanais.

Mais surtout, il y a des contrecoups peut-être moins évidents mais qui ont déjà coûté bien plus cher à la population indienne, telle la montée de l'extrême droite hindouiste Car si, dans les années 1990, cette extrême droite hindouiste a pu réémerger de l'oubli où elle était tombée, si elle a pu se hisser au rang de deuxième parti du pays et finalement accéder au pouvoir à deux reprises, c'est, entre autres, en jouant sur un réflexe de peur d'une partie de la population hindoue. Cette peur avait été suscitée par le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan perçu comme une victoire des groupes islamistes afghans. Elle se trouva renforcée par la montée de l'intégrisme islamiste, non seulement au Pakistan, mais également dans la minorité musulmane indienne, qui est presque aussi nombreuse que la population pakistanaise.

Pour alimenter cette peur, l'extrême droite hindouiste dont toute une frange pourrait être décrite elle aussi comme intégriste a orchestré des pogromes contre la minorité musulmane indienne. En décembre 1992, en particulier, les pogromes organisés dans les quartiers de bidonvilles musulmans par l'une de ses organisations firent 2 000 morts en six semaines. Plus récemment, en mars 2002, l'un des leaders de cette extrême droite hindouiste présida au massacre de 2 000 musulmans dans le cadre d'une campagne électorale.

Le terrorisme auxquels recourent les politiciens de l'extrême droite hindouiste en Inde est ainsi le pendant des attentats terroristes des intégristes musulmans, pakistanais ou indiens aux dépens d'une population qui est prise en otage des deux côtés. Mais ce qui rend cette situation encore plus dangereuse, c'est l'existence de part et d'autre d'appareils d'État qu'oppose une rivalité de toujours, des appareils d'État qui, de surcroît disposent de moyens militaires et humains colossaux, sans même parler des missiles nucléaires qu'ils ont dans leurs arsenaux.

Pendant longtemps, la question du Cachemire, ce petit bout de territoire au nord-ouest de l'Inde, disputé entre cette dernière et le Pakistan, a été la principale pomme de discorde entre leurs États. Aussi petit qu'il soit, le Cachemire a quand même fait l'objet de trois guerres dont la dernière, même si elle n'est pas allée plus loin qu'une incursion pakistanaise vite repoussée par l'armée indienne, est assez récente puisque datant de 1999. Aujourd'hui, par exemple, une attaque terroriste plus spectaculaire que les autres pourrait servir de justification à une guerre, et cette fois sur une tout autre échelle.

Pour se maintenir, l'impérialisme ne peut qu'engendrer le chaos... minant sa propre domination

Nous venons de voir comment la domination coloniale puis impérialiste a entraîné de multiples divisions et affrontements dans toute la région depuis des décennies.

Mais c'est de tout temps que l'impérialisme, dans sa période colonialiste comme après la décolonisation a joué des divisions et des rivalités entre les peuples ou les ethnies, en les attisant ou les réactivant, quand il ne les a pas créées de toutes pièces. Lorsque la bourgeoisie des pays riches se lança à l'assaut du monde pour le mettre en coupe réglée, elle usa du seul moyen dont pouvait disposer une couche sociale ultra-minoritaire pour imposer sa domination, celui du « diviser pour régner ». La conquête et le pillage s'organisèrent en dressant les populations les unes contre les autres. Au cours de l'histoire de l'impérialisme, cela se traduisit par des conflits larvés, des guerres ouvertes et deux conflagrations mondiales au XXème siècle.

Et ce n'est pas que du passé, bien que vu d'ici, il n'y a pas eu de guerre depuis 1945. Car si la guerre mondiale s'est achevée en août 1945 par les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, il n'y a pas eu un seul jour de paix dans le monde depuis. La décolonisation elle-même a été l'occasion de pogromes en Inde et au Pakistan qui ont fait des millions de morts. Quant aux combats d'arrière-garde des puissances impérialistes pour prolonger de quelques années la forme coloniale de leur domination, ils ont fait des milliers de morts. Pour ne parler que de notre propre impérialisme, celui de la bourgeoisie française, il s'est illustré par des massacres à Sétif en Algérie, en 1945, à Madagascar en 1947 et par des guerres en Indochine, en Algérie et en Afrique noire. Et cela ne s'est pas arrêté après la décolonisation. Des générations entières, dans bien des pays du monde, n'ont connu que la guerre.

Beaucoup ne voient pas le lien entre la crise économique que nous subissons, la spéculation effrénée des marchés financiers qui menace les États de faillite, et toutes ces guerres à l'autre bout de la planète. Ce sont pourtant les deux aspects d'une même réalité, celle de la domination de l'impérialisme sur le monde qui maintient un chaos incessant, ponctué de crises, de guerres et de massacres.

Combien de guerres, de coups d'État ou d'assassinats ont-ils été froidement calculés et orchestrés par les réseaux politico-militaro-financiers afin de s'assurer la domination de régions du monde pour contrôler leurs ressources naturelles ou des commandes d'armes ? À une toute petite échelle, et en rapport avec notre sujet de ce soir, l'attentat de Karachi en 2002 a, par exemple, révélé l'implication du gouvernement français et d'intermédiaires véreux dans une affaire de rétrocommissions sur des contrats de vente de sous-marins français au Pakistan.

Chaque fois que l'impérialisme manœuvre ou intervient pour perpétuer son ordre, les méthodes qu'il utilise créent un déséquilibre supplémentaire qui alimente et aggrave l'instabilité qu'elles sont censées réduire. L'impérialisme sape lui-même son propre ordre mondial.

Il le sape aussi en faisant passer la défense de ses intérêts par des États vassaux, contrôlés par une couche dirigeante locale corrompue et travaillée par une instabilité permanente. Car si le rôle de gendarme vis-à-vis de leur propre population et de laquais de l'impérialisme sont les principales raisons d'être de ces États vassaux, ils doivent cependant s'assurer d'une certaine base sociale. Pour cela, ils sont prêts à recourir à la pire démagogie, nationaliste, ethnique ou religieuse, mettant ainsi la main dans un engrenage qui peut provoquer à terme la déstabilisation des appareils militaires voire provoquer leur désintégration en bandes d'hommes armés concurrentes, condamnant des régions entières au chaos permanent.

L'ordre impérialiste a ainsi favorisé la montée de l'intégrisme musulman et hindou et le développement de l'appareil militaro-mafieux de l'armée pakistanaise.

On a vu aussi l'ancien pion de l'impérialisme qu'était Saddam Hussein se retourner contre ses maîtres, puis ben Laden, ancien pion de la CIA, et enfin les divers clans islamistes que Washington avait propulsés sur le devant de la scène afghane.

De l'Irak à la Somalie et à l'Afghanistan, les tentatives de l'impérialisme pour compenser ses déboires par la guerre, n'ont fait qu'aggraver le chaos qu'il imposait aux populations de pays pauvres un chaos qu'elles paient non seulement de leur sang, mais qui de surcroît les repousse des décennies en arrière. Le fait que des millions d'Afghans ou d'Irakiens soient réduits à vivre et, parfois à mourir, sous les bombes, dans le dénuement et l'absence d'infrastructures les plus élémentaires constitue un gâchis humain sans nom. Et pourtant c'est cette vie-là que l'ordre impérialiste impose à des centaines de millions d'individus de par le monde. Et puis, derrière ce gâchis humain, il y a le gâchis matériel colossal que représente les dizaines de milliards de dollars dépensés en armement par l'impérialisme pour ses guerres, alors que ces milliards auraient pu servir à construire des écoles, des hôpitaux, des routes asphaltées.

Sous l'emprise de l'impérialisme, le monde est voué à des guerres incessantes et éternellement recommencées, empêchant tout développement économique et tout progrès dignes de ce nom pour

l'humanité, avec des conséquences encore plus dramatiques dans les pays pauvres.

Alors, oui, cette guerre d'Afghanistan est un échec pour l'impérialisme un de plus. Mais l'impérialisme sait surfer sur les conflits, sur les oppositions nationales ou religieuses. Pas plus les attentats sanglants de Kaboul ou d'Islamabad que les pogromes de Bombay ne font frémir les bourses occidentales. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes capitalistes. Quant à l'instabilité politique en Asie du Sud, tant que cela n'explose pas, l'impérialisme saura vivre avec. Les guerres civiles en Angola ou au Congo n'empêchent pas Total, Shell et les trusts miniers de piller les ressources de ces pays, au contraire. Le pillage impérialiste sait s'accommoder du chaos et de la barbarie auxquels il contribue.

Quant aux peuples concernés, ils se retrouveront sous la coupe de forces toujours plus réactionnaires, celles-là même que les dirigeants de Washington, Londres et Paris auront fait naître par leur politique.

Mais on ne débarrassera pas la société de ces forces réactionnaires sans éliminer l'instrument qui les a créés, c'est-à-dire l'impérialisme lui-même et le système d'oppression sur lequel il s'appuie à l'échelle de la planète. C'est une nécessité non seulement pour tous les peuples des pays pauvres mais aussi pour ceux des pays riches.

Il n'y a pas d'impérialisme propre, pas plus que de capitalisme propre.

Alors la seule perspective vivable pour les classes populaires d'Afghanistan, de la région comme de tous les pays belligérants, la seule issue pour la classe ouvrière internationale, c'est d'en finir avec ce système impérialiste, ce capitalisme pourrissant qui ne se survit à lui-même qu'en couvrant la planète de sang et de tyrans. C'est dans cette perspective que nous tenons à lever et à défendre le drapeau du communisme, le seul avenir possible qui permette à l'humanité de se débarrasser du chaos et de la barbarie.

Partager