De l'URSS à la Russie de Poutine12/05/20002000Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2000/05/87.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

De l'URSS à la Russie de Poutine

Le 26 mars, un nouveau président russe est sorti des urnes, électorales et funéraires confondues. Car c'est dans sa guerre contre la Tchétchénie que Vladimir Poutine est allé chercher la confirmation électorale de son poste de président par intérim, puisque Boris Elstine avait démissionné à la veille du Nouvel an 2000.

Lorsqu'Eltsine s'était propulsé à la tête de la République socialiste fédérative soviétique de Russie en juin 1990, il posait au démocrate. Les dirigeants russes actuels ne s'en donnent même plus la peine. Mais ils sacrifient au décorum de ce qu'ici on appelle la démocratie, ce qui a permis aux chefs d'État occidentaux de féliciter Poutine pour son succès dans une campagne plus militaire qu'électorale.

Le New York Times le décrit comme « un démocrate du KGB, avec toutes les contradictions que cela implique » . Le KGB a la réputation qu'il mérite, ayant été un des pires instruments du stalinisme. Poutine, lui, a fait carrière dans les services secrets de Brejnev et Andropov, pour finir par diriger l'organisation sous Eltsine. Et des gens, qui dénonçaient le KGB du temps de l'URSS, voient dans son passé policier un gage de compétence. Ainsi l'historienne Carrère d'Encausse, qui, en 1990, accusait le KGB de couvrir l'extrème droite russe et conseillait de lire L'archipel du goulag de Soljenitsyne pour mesurer l'ampleur de la répression stalinienne, assure maintenant que le KGB serait devenu « l'ENA de la Russie » !

La guerre de Tchétchénie et la succession d'Eltsine

La désignation de Poutine comme Premier ministre, en août dernier, coincida avec un regain de tension avec une Tchétchénie indépendante de fait. Des commandos indépendantistes venaient d'attaquer le Daghestan, une république caucasienne voisine. Dans la foulée, en Russie, des bombes éclatèrent dans des immeubles ; les autorités russes accusèrent les Tchétchènes de ces 300 morts.

Pour Poutine, la course à la présidence et à la guerre allaient se confondre pour plusieurs raisons, dont une fondamentale. La sécession tchétchène, vieille de neuf ans, est une épine dans le pied du Kremlin. Et surtout, un exemple pour une série de dirigeants régionaux de la bureaucratie russe qui prennent toujours plus leurs distances avec Moscou.

Avec cette guerre, Poutine lançait un avertissement sanglant à ceux d'entre eux que tenterait d'imiter la Tchétchénie. Il allait dans le sens des souhaits de l'état-major qui, ridiculisé il y a quatre ans dans une première guerre de Tchétchénie, rêvait d'autant plus de revanche qu'une guerre de ce genre fournit bien des occasions de promotion et de pillage. Et Poutine pouvait espérer que se donner des allures d'homme fort le servirait sur le plan électoral, dans ce pays où les scandales, les détournements de fonds, la toute-puissance de diverses mafias, apparaissent liés à la crise du pouvoir central.

Six mois avant le scrutin présidentiel, le clan Eltsine était déconsidéré comme jamais. Vomi par la population, son chef voyait venir à terme son second mandat présidentiel sans avoir le droit de se représenter. Dans un climat de fin de règne, les autres clans dirigeants affûtaient leurs couteaux, guignant la place d'un président malade, incapable de faire même de la figuration. Des journaux commençaient à étaler les turpitudes de sa coterie rapprochée, la « Famille », dont les milliards qu'elle a volés et cachés à l'étranger.

Il y avait péril en la demeure pour ceux qui, à l'ombre du pouvoir, avaient le plus outrageusement pillé le pays. Le chef d'un autre clan venant à remplacer Eltsine, l'heure des comptes aurait sonné et leurs rivaux au sommet de l'État auraient rebattu les cartes au détriment de la Famille. A voler ouvertement à grande échelle, celle-ci s'était attirée tant de haine qu'elle était un bouc émissaire tout désigné en cas de déroute de son camp. Et nul doute que les autres factions dirigeantes n'auraient pas hésité à la jeter en pâture à l'opinion si cela avait pu faire diversion à leurs propres méfaits.

A l'heure où le pouvoir devait changer de tête, il était vital pour la Famille qu'il ne change pas de mains. Contrôlant les principaux médias, les proches d'Eltsine ont pu d'autant mieux imposer leur poulain que la population en a assez du chaos qui règne depuis des années. En campant un homme à poigne, Poutine faisait écho à ce sentiment profond et semblait trancher sur son prédécesseur. Tout cela, combiné à une fraude massive, contribua à son élection au premier tour. Dès le lendemain, Poutine octroya l'immunité à Eltsine et à son entourage. Il rappelait ainsi ce pour quoi ce clan l'avait choisi.

Sa victoire, le parti du pouvoir l'a remportée à l'intérieur du cercle de ceux qui gravitent au sommet de l'État, mais pas en Tchétchénie où la guérilla ne désarme pas. Et rien ne dit qu'en réglant dans la guerre le problème du départ d'Eltsine, la direction de l'État russe n'aura pas allumé la mèche d'une bombe à retardement dans la poudrière caucasienne.

Un État déliquescent

Le Kremlin réussira-t-il à y imposer sa paix des cimetières ? En tout cas, l'arrivée de Poutine ne change rien aux problèmes dans lesquels se débat le régime depuis la fin de l'URSS, à commencer par l'affaiblissement durable de l'État.

La Russie actuelle résulte de la désintégration de l'URSS en décembre 1991, ses 15 républiques ayant formé des États indépendants sur des bases se voulant nationales. A l'époque, les chefs de ces républiques avaient poussé à un tel éclatement pour accéder au pouvoir en se débarrassant de la tutelle du centre, incarnée par le président de l'URSS, Gorbatchev. Le démembrement de ce qui formait un ensemble de républiques, en théorie autonomes mais fortement intégrées, a eu des conséquences désastreuses sur l'économie du pays et la vie de ses habitants.

Au niveau de l'État, les conséquences n'ont pas été moindres. Pour parvenir au pouvoir, Eltsine avait poussé au démantèlement de l'URSS. Une fois en place, il tenta, en vain, d'enrayer ce processus qui sapait son propre pouvoir et poussait à la balkanisation d'une Fédération de Russie - c'est sa dénomination officielle - qui englobe un grand nombre de peuples et régions, ayant parfois rang de république, que leurs dirigeants tendent à transformer en États indépendants.

Alors, on a vu la Russie se désagréger sous Eltsine, son économie s'effondrer, sa population s'enfoncer dans la misère et l'État central s'affaiblir tout comme le pouvoir de celui qui l'incarnait. Poutine pourra-t-il échapper à ce phénomène ? L'avenir le dira.

La bureaucratie et ses clans

Au-delà de sa personnalité d'obscur colonel surgi des officines du KGB, Poutine l'a emporté, comme ses prédécesseurs, parce qu'un clan d'hommes au pouvoir en a fait son instrument.

Mais que sont ces clans bureaucratiques, qui s'affrontent à la tête du pays depuis des années et qui unissent des hauts dignitaires de l'État et des affairistes dont la bonne fortune tient aux liens les unissant aux précédents, et qu'on appelle en Russie les oligarques ? Que se cache-t-il derrière le masque de la démocratie russe, qui n'est d'ailleurs démocratique que parce que les dirigeants occidentaux le répètent bien plus qu'un Poutine qui préfère promettre « la dictature de la loi » ? Et quelle réalité sociale a sécrété ces clans bureaucratiques luttant pour un pouvoir central qui signifie puissance et richesse, les deux se mêlant étroitement ? Enfin, pourquoi retrouve-t-on cette situation à chaque niveau de la société, ici pour contrôler une république ou une administration, là pour mettre la main sur une ville ou une entreprise, jusqu'au quartier ou au bout de trottoir que se disputent, armes au poing, ces malfrats omniprésents dans le paysage russe ?

Cette réalité sociale évoque bien des choses, du capitalisme sauvage à la barbarie. Mais, quels que soient son actualité et son passé récent, cette réalité resterait incompréhensible si l'on oubliait sur quels décombres elle est apparue et, bien au-delà, ce phénomène majeur du XXe siècle que fut la prise du pouvoir par le prolétariat russe en 1917.

Octobre 1917 et la vague révolutionnaire européenne

Ce que la Commune de Paris n'avait qu'ébauché, prit corps en Russie après octobre 1917. Pour la première fois dans l'Histoire, non seulement le prolétariat avait pris le pouvoir, mais il se mettait à édifier un ordre social débarrassé de l'exploitation capitaliste. Il se servit du pouvoir pour exproprier les possédants, puis pour remettre en route l'économie sur une base collectivisée et planifiée, c'est-à-dire en prenant en compte non plus les intérêts égoïstes d'une minorité, mais ceux de la grande majorité, selon un plan conçu à l'échelle du pays, centralisant les ressources disponibles pour satisfaire ces besoins. Cela, dans la plus large démocratie pour les masses car, sans la participation active des sans-grade, des ouvriers, des paysans, des femmes d'un bout à l'autre du pays, rien de cela n'eût été possible ni même envisageable.

La période où la classe ouvrière russe exerça réellement le pouvoir ne dura guère. Mais cela a suffit pour que l'on voie, non plus dans les seuls ouvrages de Marx, mais dans le plus vaste pays de la planète, tout ce que peut apporter à l'humanité une société où la classe ouvrière a le temps d'oeuvrer à la suppression du capitalisme.

Notre propos, ce soir, n'est pas de relater la Révolution russe. Nous voudrions juste rappeler que la révolution ne fut pas que russe. « Toute l'Europe (était alors) remplie d'un esprit révolutionnaire (et) tout l'ordre existant, dans ses aspects politiques, sociaux et économiques (était) mis en cause par la masse de la population d'un bout à l'autre (du continent) » , constatait le premier ministre britannique, Lloyd George, bien placé pour mesurer la soif de revanche de ces peuples que la bourgeoisie avait envoyés à la boucherie. En octobre 1918, toute l'Allemagne - le plus industriel des pays d'Europe - se couvrit de conseils de soldats et d'ouvriers. Le front s'effondra, le kaiser dut s'enfuir et l'état-major arrêter la guerre.

Ce fut la seule fois du XXe siècle où ce qui avait été le but de générations de militants ouvriers et révolutionnaires - la prise du pouvoir par le prolétariat et le commencement de la lutte pour la suppression du capitalisme - semblait à portée sinon de la main, du moins du combat engagé.

Mais si, en Hongrie et en Slovaquie, il s'instaura même une éphémère république des conseils, en Allemagne, décisive quant au sort de la révolution qui levait, la bourgeoisie trouva en la social-démocratie une alliée de poids au sein du mouvement ouvrier, mais contre lui. Symbole de la politique de la social-démocratie dans tous les pays touchés par la révolution, en Allemagne c'est un social-démocrate qui prit le commandement des forces qui allaient écraser les conseils ouvriers que les ministres socialistes tentaient de désarmer.

La naissance de la bureaucratie

La révolution ouvrière défaite partout ailleurs, la Russie se retrouvait isolée. L'État tsariste y avait été brisé en février 1917, la bourgeoisie renversée huit mois plus tard. Gagnée contre les armées des Blancs et des États impérialistes, la guerre civile avait permis d'exproprier les classes possédantes. Seule une révolution triomphant dans un pays plus avancé aurait pu donner, à une classe ouvrière épuisée par tant d'années de lutte, les moyens de consolider son pouvoir et de continuer à le développer sur ses bases nouvelles. Cela ne se produisit pas.

Dans ce contexte d'isolement aggravé par le blocus impérialiste, en Russie se développa, puis se consolida une couche sociale privilégiée formée d'administrateurs et de chefs de l'appareil d'État. Cette bureaucratie allait établir sa dictature au travers d'un processus progressif, mais d'une extrême brutalité, dans ce qui devint, fin 1922, l'Union des républiques socialistes soviétiques, l'URSS.

Aujourd'hui que l'URSS a disparu, il est à la mode dans des partis dits communistes de dénoncer un stalinisme qu'ils ont soutenu jusqu'au bout. Des décennies durant, ces partis ont repris sa propagande la plus infâme, ses mensonges les plus abjects. Ils ont applaudi à l'oppression des travailleurs soviétiques, à la terreur policière et à la disparition de millions de Soviétiques dans les camps, à l'assassinat des compagnons de Lénine et de révolutionnaires étrangers, à la trahison des luttes ouvrières hors d'URSS...

C'était aux antipodes de l'idéal communiste, mais ces partis présentaient cela comme l'expression même du socialisme. Thorez se voulait le premier stalinien de France tandis qu'un autre dirigeant du PCF, Aragon, chantait la police politique de Staline dans un poême ! Ces intellectuels prétendument communistes n'ignoraient rien du stalinisme, mais ils le portaient aux nues. Depuis, la plupart font chorus avec la social-démocratie et la droite en professant que la fin de l'URSS signerait l'échec du communisme qui, plus jamais, ne s'en remettrait.

Alors, il faut rappeler que, dès le début, le stalinisme a déclenché des oppositions de toute sorte au sein même du parti bolchevique. Elles se cristallisèrent autour de l'Opposition de gauche formée par Trotsky qui fut le seul à assumer totalement l'héritage d'Octobre en déniant à la bureaucratie le droit d'usurper à son profit ce formidable pas en avant de toute l'humanité, cette Révolution russe, annonciatrice d'une révolution mondiale à venir. Contre elle, ce n'est évidemment pas un hasard si la bureaucratie ne trouva d'autre étendard que celui d'un prétendu « socialisme dans un seul pays ». Combattre pareille dégénérescence en ralliant le combat de Trotsky, pour toute une génération de bolcheviks, c'était clairement choisir son camp : celui de la classe ouvrière luttant pour la prise du pouvoir dans le monde entier et pour préserver le fruit de sa première victoire, le pouvoir des soviets. Et nombre de communistes soviétiques qui ont fait ce choix y ont laissé leur vie, Trotsky en tête.

Bien sûr, le problème se présente différemment aujourd'hui. Il reste que l'évolution de l'URSS pose une question majeure à tout militant communiste : comment se fait-il que la première révolution ouvrière victorieuse ait débouché sur cette caricature hideuse ? Pour y répondre, l'analyse de Trotsky, sa démarche et son point de vue restent un outil précieux pour ceux qui veulent oeuvrer à la révolution prolétarienne. Car Trotsky expliqua la dégénérescence de l'URSS, non pas en observateur, mais en militant révolutionnaire défendant l'oeuvre accomplie par la classe ouvrière, contre la bureaucratie qui, sous un masque communiste, trahissait l'idéal d'Octobre et l'État ouvrier. Cette analyse est le fruit de l'activité de celui qui, avec Lénine, permit la victoire d'Octobre et dirigea l'Internationale communiste quand la révolution mondiale frappait à la porte et qui, jusqu'à son dernier souffle, combattit la bourgeoisie et la bureaucratie.

La dictature stalinienne

Quand on parle de la bureaucratie, il ne faut pas perdre de vue qu'il existe une différence entre celle que l'Opposition de gauche dut affronter au milieu des années vingt et ce qu'elle était devenue, disons, quand l'URSS cessa d'exister. Ni d'ailleurs que cette caste était constituée d'individus fort différents quant à leur statut, leur pouvoir et les privilèges en découlant. Quoi de comparable entre un général stalinien, certes couvert de médailles, mais ayant forcément moins d'opportunités de s'enrichir que le directeur d'une usine ou d'un grand magasin ? Et comment le petit bureaucrate d'une région rurale n'aurait-il pas regardé comme les gens d'un autre monde les dignitaires du régime stalinien, avec leurs voitures, leurs serviteurs, leurs appartements et datchas confortables mis à disposition par l'État ?

Trotsky le notait déjà en 1936 : « Par leurs conditions d'existence, les milieux dirigeants comprennent tous les degrés de la petite bourgeoisie la plus provinciale à la grande bourgeoisie des villes » . Tous ces bureaucrates avaient bien en commun de participer au pouvoir. C'était même la racine unique de la bureaucratie.

Mais, précisément, à la différence de la bureaucratie de l'appareil d'État des pays capitalistes, où le pouvoir politique s'enracine profondément dans une société dominée par la bourgeoisie et est lié par mille liens à la classe économiquement dominante, la bureaucratie soviétique semblait se situer au-dessus des classes sociales, aucune ne se trouvant en situation de la contrôler. Cela, ajouté à son hétérogénéité, en faisait une caste sociale, à la fois toute-puissante et instable, qui ne pouvait assurer son pouvoir que par une cohésion s'imposant à elle-même par la force.

La bureaucratie avait émergé dans un pays pauvre, marqué par la barbarie de siècles d'arriération sociale mais aussi par la barbarie qui régnait alors sur toute une partie du continent, et n'oublions pas que le fascisme italien et les nombreuses dictatures d'Europe centrale et balkanique s'instaurèrent au début des années vingt.

Voilà dans quel contexte la bureaucratie se forgea sa conscience de caste et sa solidarité de corps. A la fois contre la classe ouvrière - d'où provenaient certains de ses membres et dont elle avait pu constater les capacités révolutionnaires - et contre la bourgeoisie - qu'elle avait vue à l'oeuvre durant la guerre civile.

Autant dire que ce n'est pas d'un raisonnement abstrait que les bureaucrates tiraient leur crainte du prolétariat et de la bourgeoisie : ils l'avaient chevillée au corps. C'était leur peau, individuelle et collective, qu'ils devaient défendre contre cette double menace.

Les plus exposés socialement étaient évidemment les travailleurs : c'est sur leur dos que les bureaucrates assuraient leurs privilèges. Un joug impitoyable devait peser sur la population pour que ces parvenus, simplement, mangent à leur faim grâce aux « magasins fermés » et autres « comptoirs spéciaux » quand, au début des années trente, la famine tuait des millions de personnes dans le pays.

Née au milieu des dangers, la bureaucratie se donna une représentation politique à son image. Sur le plan social, le régime stalinien était une dictature contre la classe ouvrière et la bourgeoisie. Mais dictatorial, il l'était aussi, politiquement, pour ses propres membres qui ne pouvaient pas régler de façon démocratique les problèmes qui se posaient en leur sein, de peur précisément que cela n'affaiblisse leur pouvoir. Les nécessités de la dictature sociale ont entraîné la dictature politique sous la forme de la dictature d'un chef qui, tranchant de tout sans discussion possible, tranchait les têtes par la même occasion.

Par delà ce que les bureaucrates pouvaient regarder comme des aberrations, la folie sanguinaire du régime avait des bases objectives dans ce qu'étaient la bureaucratie et son expérience collective du danger social. C'est sur cela que reposait le consensus parmi la bureaucratie sans lequel Staline n'aurait jamais pu établir sa dictature, avec droit de vie et de mort même sur les bureaucrates les plus hauts placés. Et les coups portés contre eux par Staline obligeaient d'autant plus les bureaucrates au respect de l'ordre et de la discipline que, semblant frapper aveuglément, nul ne pouvait se sentir à l'abri.

Même quand les bureaucrates n'étaient pas exécutés lors de purges massives et périodiques, leur situation restait à la merci d'une déportation, d'une disgrâce ou simplement d'un changement d'affectation car on ne laissait personne occuper longtemps le même poste, surtout les dirigeants des appareils centraux du régime, dont les biographies ressemblent à une carte administrative de l'URSS.

Un tournant décisif pour les bureaucrates

Sous Staline, les bureaucrates avaient un pied dans un passé révolutionnaire, sans savoir si l'autre se trouvait sur les marches du pouvoir ou sur celles qui menaient aux caves du KGB d'où peu ressortaient vivants. Mais ils gardaient les yeux fixés sur une bourgeoisie qu'ils auraient bien voulu imiter alors qu'ils la proclamaient balayée d'un sixième de la surface terrestre, en URSS. De ce point de vue, le leur, une époque se clôt avec la mort de Staline, en mars 1953.

Trente ans avaient passé depuis l'apparition de la bureaucratie. Elle ne se sentait plus menacée dans le pays et, à l'extérieur, la position du régime sortait renforcée de la Seconde Guerre mondiale. Le contexte avait changé, les réflexes collectifs des bureaucrates aussi. Ils voulaient jouir de leurs privilèges sans devoir trembler devant un guide pouvant les en priver en même temps que de la vie.

La succession de Staline allait le leur permettre. Car il y avait pléthore de prétendants parmi les lieutenants de Staline et, pour l'emporter sur leurs rivaux, tous cherchèrent des appuis parmi les bureaucrates en se présentant chacun comme celui qui mettrait un terme au cannibalisme du régime. Pour les bureaucrates, avoir une direction collégiale de fait, cela changeait tout, individuellement et collectivement. Le simple fait qu'il n'y eut plus, au moins pour un temps, d'arbitre unique fit apparaître, à tous les étages du régime, une multitude de clans politiques rivaux appuyés sur de solides intérêts économiques.

Car, désormais, les privilèges des bureaucrates, même de rang moyen ou subalterne, ne résidaient pas dans le simple accès à des magasins « spéciaux » ou dans le droit d'utiliser une voiture de fonction. Grâce aux possibilités de l'économie planifiée, que la révolution prolétarienne et l'expropriation de la bourgeoisie avaient permise, la Russie s'était développée.

A partir des années trente, malgré le pillage de la bureaucratie, malgré toutes les aberrations de son régime, l'économie avait pris son essor, avec des rythmes de croissance bien plus rapides que partout ailleurs au monde. C'est cela, outre l'héroïsme de la population soviétique, qui allait ensuite permettre au régime de faire face à la Seconde Guerre mondiale. Et bien que les destructions de la guerre aient rejeté le pays loin en arrière, cela permit à la bureaucratie et à son chef de sortir du conflit en triomphateurs, encore renforcés par le pillage des pays d'Europe centrale qu'occupait leur armée. Désormais, le parasitage de la bureaucratie avait acquis de tout autres proportions. Mais, du coup, les luttes d'appareil, même d'appareils économiques, prenaient une importance croissante.

Qui contrôlerait, par exemple, les ressources minières du Donbass ? Le ministère du charbon, le département du Comité central chargé des mines, ou bien l'appareil régional et, derrière lui, la direction de la république d'Ukraine, elle-même rivale de la Russie, leur frontière administrative traversant le Donbass ? Derrière ces luttes de pouvoir, se cachaient, déjà, des luttes ayant des fondements économiques.

De tels conflits surgissant à chaque pas, Staline neutralisait ces appareils en les tenant sous sa poigne de fer. Mais à sa mort, la menace se relâchant, tout cela revint en force à la surface. Non seulement ces appareils politiques tentaculaires et hyper-centralisés sur lesquels s'appuyaient les Béria, Khrouchtchev, Molotov et autre Kaganovitch dans leur tentative de prendre la place de Staline, mais aussi, désormais, de puissants appareils économiques centraux et régionaux.

On vit alors ces divers appareils se dresser les uns contre les autres et leurs chefs s'appuyer chacun sur son fief pour empêcher un rival de prendre l'avantage. Cela déboucha sur une crise du pouvoir.

Pour s'imposer à ses rivaux, Khrouchtchev avait repris de vieilles recettes staliniennes. En 1954 et 1957, il procéda à une réaffectation générale des cadres de la bureaucratie dans tout le pays, tentant ainsi d'asseoir sa propre clientèle. Il joua aussi des rivalités entre le parti, le KGB, l'armée, l'organisme planificateur (Gosplan), les grands ministères centraux et les directions des 15 républiques. N'arrivant pas à affaiblir ces puissants appareils qui bridaient son pouvoir, il quêta l'appui des bureaucraties locales en leur donnant des gages. Ce faisant, il avait ouvert une boîte de Pandore.

On le constata en 1957, quand il supprima les ministères économiques centraux au profit des sovnarkhozes (en russe, les « conseils de l'économie nationale » ). Voulant briser les féodalités politico-économiques mises en place sous l'égide de ces ministères, il confia aux régions (en fait, aux bureaucrates les chapeautant) la gestion des entreprises industrielles et agricoles. Il récidiva en 1960 en dissolvant le ministère de l'Intérieur, dont il transféra les compétences aux républiques.

Évidemment, cela suscita une vive résistance au sommet. En désorganisant l'économie et en incitant la bureaucratie à s'émanciper du contrôle central, Khrouchtchev avait fourni des armes à ses pairs du Praesidium collégial qui avait remplacé le Politburo de Staline.

En juin 1957, mis en minorité au Praesidium, il n'échappa à la destitution qu'avec l'appui de l'armée qui l'aida à réunir un Comité central où il se fit plébisciter par les représentants des bureaucraties locales. Fin 1964, alors que Khrouchtchev semblait avoir concentré un pouvoir quasi absolu, le même scénario se reproduisit. Cette fois, les chefs politiques de la bureaucratie ne lui laissèrent pas le temps d'appeler qui que ce soit à la rescousse. Ils le limogèrent et un groupe emmené par Brejnev se partagea le pouvoir.

Sous la « stagnation » brejnévienne

Pendant la vingtaine d'années où il dirigea l'URSS, Brejnev retint la leçon. La haute bureaucratie n'ayant pas toléré que Khrouchtchev veuille s'imposer à elle, Brejnev se garda de toucher à l'aspect plus ou moins collégial de la direction du régime. Mais, du coup, il s'interdisait de prendre à bras le corps les tendances agissant dans les profondeurs de la bureaucratie que la période précédente avait libérées.

Or, sous l'immobilisme brejnévien, elles ne cessaient de s'affirmer. Et d'abord à la tête des républiques où les premiers secrétaires du parti, souvent membres du Politburo, avaient placé leurs créatures aux postes-clés, des hommes-lige dont la carrière ne dépendait plus du centre, mais du seul premier secrétaire de chaque république, son véritable patron.

C'est que, pour contrôler ce pays immense, il fallait une multitude de relais en tout genre. Évidemment, ceux qui dirigeaient les républiques en profitaient pour se remplir les poches et se constituer une clientèle d'obligés profitant de ce pillage en même temps qu'ils le permettaient. En effet, de par leurs fonctions dans l'appareil gouvernemental, politique, économique, judiciaire, policier ou autre, ces gens pouvaient bloquer toute décision venue d'en haut qui aurait contrarié les affaires de leur petit monde. Cela d'autant plus aisément que l'accès aux postes-clés était régi par le système de la nomenklatura, celui des emplois réservés auxquels seul le parti avait le droit de nommer. Les responsables du parti s'attachèrent ainsi, non seulement la fidélité de leurs subordonnés directs, mais toute la hiérarchie des bureaucrates dépendant de leur juridiction.

Quand on consulte la liste de 1977 des responsables des républiques, on constate que la quasi-totalité des premiers secrétaires et de leurs adjoints a fait carrière sur place. 20 ans après le rebrassage des cadres par Khrouchtchev, les appareils des républiques étaient désormais solidement ancrés dans leurs fiefs.

La clanification d'un « stalinisme décentralisé »

Avec l'affaiblissement d'un pouvoir central contraignant, les bureaucrates tendaient de plus en plus à se comporter de façon que l'on pourrait dire clanique. Oh, ils continuaient à préserver la vitrine d'une certaine unité du régime. De l'extérieur, rien ne semblait changer. Le chef de chaque république usait des méthodes rappelant celles que Staline avait appliquées à l'échelle de l'URSS : une simple signature suffisait à exiler un subalterne menaçant son pouvoir.

Mais on commençait aussi à voir proliférer ceux qu'on appelle les « voleurs dans la loi » , ces parrains du milieu prospérant sous la protection des autorités. Entre les clans de la bureaucratie et le monde du crime s'amorçait une fusion, dont on voit le résultat actuel. Mais déjà sous Brejnev, elle dominait « l'économie grise » , une « économie de l'ombre » soustraite au contrôle du centre.

Cette clanification, qui se manifeste de façon explosive aujourd'hui, plonge ses racines à l'origine même d'une bureaucratie qui s'est bâtie sur le pillage pour assurer ses privilèges. Mais pendant longtemps, par crainte du prolétariat, ce pillage garda un caractère honteux, masqué et collectif.

Honteux, car les bureaucrates affectaient de mener l'existence du peuple alors que leur train de vie les plaçait à cent coudées au dessus de la population.

Masqué, parce que la prétention du régime à incarner le socialisme et à défendre les intérêts présents, passés et futurs de la classe ouvrière, n'avait d'autre but que de faire écran devant ce pillage.

Collectif enfin, tant que le stalinisme réprima les tendances évidentes de la bureaucratie au pillage individuel qui menaçaient de désagréger le régime.

Mais les bureaucrates interprétèrent la fin de la terreur comme la voie ouverte au pillage clanique et individuel. Ce n'est pas un hasard si, en 1960, Khrouchtchev dut rétablir la peine de mort pour les crimes économiques. Ni que Brejnev devait périodiquement, comme dans la Pravda, en novembre 1978, déplorer l'impuissance du Gosplan face au « localisme » et au « départementalisme » . Il ne faisait que constater l'affaiblissement du centre au profit des clans des potentats régionaux du parti, des départements du Comité central et des ministères.

En 1972, quand Chevarnadze s'installa à la tête du PC géorgien, il dressa la tableau d'un appareil local totalement corrompu. En 1976, le premier secrétaire ukrainien, Chtcherbitski, adressa la même accusation au système mis en place par son prédécesseur. En 1979, il fallut purger tout l'appareil dirigeant de l'Ouzbékistan, des peines de mort tombèrent, le chef de la république fut limogé et exclu du parti.

Ce phénomène avait pris une telle ampleur qu'il en devenait menaçant pour le régime. En décembre 1982, une réunion du Politburo exigea du procureur général de l'URSS qu'il « prenne des mesures pour améliorer le respect de la légalité socialiste » . En clair, il fallait trancher dans le vif. La bataille autour de la succession de Brejnev en donnait l'occasion.

Nombre de dirigeants de la bureaucratie locale et centrale sautèrent, certains inculpés dans d'énormes affaires de crime organisé par la mafia - car, en URSS, le mot comme la chose existait bien avant l'ère Gorbatchev ou Eltsine.

Le cas le plus célèbre concerne les « exploits » d'un groupe qui exportait illégalement des masses considérables de coton produit en Ouzbékistan et qui empochait les devises que cela rapportait, avec l'appui et au profit de la direction ouzbèque ainsi que du gendre de Brejnev, vice-ministre de l'Intérieur de l'URSS.

Le rêve bourgeois des bureaucrates

Des sovnarkhozes de Khrouchtchev aux réformes de Brejnev autorisant l'activité artisanale privée dans les campagnes et assouplissant la tutelle centrale sur les grandes entreprises, le régime avait déjà lâché du lest pour apaiser la soif d'enrichissement de certaines couches de la société soviétique. Mais les bureaucrates et les mafias de l'économie grise en voulaient toujours plus : ils aspiraient à légaliser leur pillage et leurs privilèges en les fondant sur la propriété privée. Mais rêver de se transformer en bourgeois détenteur du capital est une chose, le devenir en est une autre.

En URSS, les moyens de production avaient été arrachés à leurs anciens propriétaires et transférés au domaine étatique par une révolution ouvrière. Sur ce socle que la réaction bureaucratique n'avait pas renversé - et d'abord parce qu'elle ne put se constituer qu'en le parasitant - , s'était édifiée une économie puissante.

Elle ne formait bien sûr pas un tout harmonieux. Elle pâtissait d'abord de rester coupée de la division internationale du travail et de devoir tout produire elle-même. Ensuite, ces formidables leviers économiques que sont l'abolition de la propriété privée et le remplacement des lois du marché par la planification avaient bien démontré leur validité en transformant la Russie en seconde puissance mondiale, mais ils perdaient une partie de leur efficacité du fait de leur détournement par la bureaucratie.

Que de fois, les autorités ont dénoncé la gabegie dans la gestion de l'économie ! Mais derrière l'incurie de bureaucrates individuels que l'on pointait du doigt, se dissimulait une réalité plus néfaste. Le gâchis d'une production et d'une distribution mal organisées, le non-respect des prescriptions du Plan central, tout cela découlait du pillage de la richesse sociale par une myriade de bureaucrates. Ne pouvant ni revendiquer ni justifier ses prélèvements, la bureaucratie devait les cacher sous un écran de fumée si épais que la marche réelle de l'économie en devenait impénétrable, même aux yeux de ceux qui, au sommet, prétendaient la diriger.

Détournées et stérilisées par la bureaucratie, la planification et la propriété d'État formaient pourtant l'axe autour duquel s'organisait administrativement, juridiquement et financièrement l'économie soviétique.

Cela fonctionnait, mal sans doute, mais avec ses propres règles. Et avec une croissance, il faut le rappeler, supérieure à celle des grandes puissances du monde impérialiste, et ce jusqu'aux dernières années de l'URSS.

L'URSS dépecée par la bureaucratie

Voilà dans quel cadre, au milieu des années quatre-vingt, survint la péréstroïka gorbatchévienne. Elle fut, non pas l'initiatrice d'un processus dont on a vu qu'il préexistait, mais l'expression publique en même temps que la légalisation d'une situation sociale de fait.

Les réformes lancées de 1987, l'autorisation des petites entreprises privées, mirent en conformité la loi avec les faits. Gorbatchev espérait qu'une foule de bureaucrates et de petits bourgeois le lui revaudraient en le soutenant contre les dignitaires contestant son pouvoir. Lors du premier congrès qu'il présida, début 1986, il avait dénoncé la corruption, le népotisme, les menées des chefs des républiques, et annoncé un brassage des cadres entre les régions. Cela ayant échoué, il chercha à élargir ses appuis.

En agissant ainsi, il avait ouvert des vannes par où s'engouffrèrent des forces incontrôlées qui allaient balayer son pouvoir, et l'URSS avec lui. En l'espace de quelques années, on vit se défaire, puis disparaître tout ce qui symbolisait l'URSS.

Le monopole du parti unique ne fut bientôt plus qu'un souvenir. Des dignitaires du régime, dont Eltsine, abandonnèrent ce parti. Devenu l'arène des luttes ouvertes entre clans, concurrencé par d'autres organisations, il avait cessé d'être « la force qui oriente et dirige la société » , comme le voulait la Constitution soviétique. L'épine dorsale du régime était brisée.

Paralysé par le cloisonnement du pays en une mosaïque de fiefs, le Gosplan disparut. Emportée par ce cancer du localisme dont avait parlé Brejnev, l'URSS disparut à son tour, éclatée en quinze États indépendants, eux-mêmes déchirés par des « autonomies » régionales. Les barons de la bureaucratie avaient atteint leur but : s'émanciper de la tutelle centrale.

1989, 1990, 1991... ce processus ne dura guère que trois années fatidiques. Mais si la désintégration politique de l'Union soviétique se déroula tambour battant, sa transformation économique s'opéra bien plus lentement, même après que le terme de « marché » devint le maître-mot des dirigeants russes.

Quand la bureaucratie « adopte » le marché

Au début des années quatre-vingt dix, la bureaucratie avait opéré un tournant. Elle, qui avait si longtemps dissimulé ses privilèges derrière une phraséologie pseudo-communiste autant que derrière les rideaux de ses limousines et de ses magasins réservés, ouvrit toutes grandes les portes du pays au « marché ».

Par habitude bureaucratique, le mot « marché » devint une antienne des discours et articles de presse à la place de « socialisme », passé de mode, et de « péréstroïka », dépassé par les événements. Quel choix idéologique y avait-il dans l'ouverture au capital de ce qui restait l'URSS ? Aussi peu que dans l'attachement verbal au communisme que le régime avait manifesté jusqu'alors. On avait simplement changé de discours parce qu'une grande partie des bureaucrates espéraient légaliser un parasitage, resté plus ou moins collectif, derrière la propriété privée individuelle et, bien sûr, accéder aux marchés occidentaux afin d'y vendre ce qu'ils volaient en URSS et y acheter de quoi satisfaire leurs goûts de nouveaux riches.

Mais la suite allait démontrer qu'il ne suffisait pas de dérouler le tapis rouge devant le grand capital pour qu'il s'engouffre dans un pays ouvert à lui. Surtout, cela ne suffisait pas pour maintenir l'économie à son niveau précédent, sans même parler de la développer, ni d'ailleurs pour que la main tendue au grand capital rapporte grand chose à la bureaucratie.

Les réticences du grand capital international

Car il faut bien se dire que, si les dirigeants des États impérialistes ont rempli les poches du clan du Kremlin pour éviter que la Russie ne sombre dans un chaos total, les capitalistes, eux, n'investissent qu'avec des garanties et que là où cela leur rapporte. Concrètement, que dans la mesure où cela leur aurait permis de rafler la plus grande part possible de ce que les bureaucrates avaient l'habitude de ponctionner dans le pays. Sur ce terrain, les capitalistes ne pouvaient qu'apparaître, non comme des alliés, mais comme des concurrents de la bureaucratie. Elle chercha donc tous les moyens de se protéger d'un marché qu'elle avait pourtant appelé de ses voeux.

Rétablir le capitalisme dans un pays qui, depuis trois quarts de siècle, fonctionnait sur de toutes autres bases, s'annonçait moins aisé que certains avaient bien voulu le dire.

Une pléiade de distingués économistes occidentaux avait planché sur la « transition vers le marché » et recommandé une « thérapie de choc » avec une privatisation rapide. Mais pour établir la propriété privée - nous y reviendrons - , il ne suffit pas de privatiser, même massivement. On sait bien que les choses ne sont pas si simples, même dans des pays où la bourgeoisie a un pouvoir dont la puissance s'enracine dans une histoire multiséculaire.

En France, les conflits de propriété sont innombrables, parfois violents, malgré le Code civil, celui de Napoléon, qui a deux siècles d'existence reconnue et dont les huit dixièmes traitent du droit de la propriété. En Europe occidentale et en Amérique du Nord, pour résoudre de tels différends, il y a des lois et des tribunaux, tout un appareil de régulation et de coercition, bref, un État pour les faire appliquer. Il a fallu du temps à la bourgeoisie pour mettre cela en place, le faire fonctionner et le perfectionner. Pourtant, cela ne règle pas tout.

Mais en Russie, il n'y a rien de tout cela. Les conditions dans lesquelles l'URSS s'est ouverte au capital, ont privé l'État central - enfin, ce qu'il en reste - des moyens de tenir son rôle. Chaque groupe de bureaucrates applique sa propre loi, et depuis longtemps. En cas de conflits entre eux, il n'y a aucune autorité pour dire le droit et encore moins pour les départager en imposant son arbitrage.

Les exemples abondent d'investisseurs étrangers qui croyaient acheter ici une usine, là une concession pétrolière, et qui ont été piégés. Les vendeurs ? Disparus avec l'argent. Les autorités ayant parrainé l'accord ? Elles ne reconnaissent pas leur signature. Les recours ? Aucun n'existe quand il n'y a ni registre du commerce, ni code de la propriété, ni code foncier et que juges, policiers et margoulins haut placés y trouvent leur intérêt.

Au début, l'ouverture de la Russie au marché a tenté des groupes occidentaux. Maintenant ils s'abstiennent, et cela se voit. On estime à une quinzaine de milliards de dollars les investissements internationaux en Russie en dix ans. Trois à cinq fois moins que ce qu'ont reçu la Pologne ou la Hongrie. Même le petit Pérou a vu arriver plus de capitaux occidentaux que la Russie, le plus vaste État au monde.

Encore, les statistiques ne distinguent-elles guère les investissements directs des capitaux spéculatifs. Car même dans un pays en ruines, des fortunes peuvent se bâtir en un seul jour. Cela, les bureaucrates locaux l'ont vite compris, les capitalistes occidentaux aussi. Un tel pays peut drainer des masses de capitaux spéculatifs, cela le ruine, mais cela ne transforme pas son économie.

En 1999, le monde impérialiste a investi 190 milliards de dollars dans ce qu'il nomme les marchés émergents, dont 90 milliards en Amérique latine et 33 milliards pour toute l'Europe de l'Est. La Russie a reçu 4,2 milliards, à peine 5 % du total.

Faibles dans l'absolu, ces investissements ont un poids encore plus dérisoire dans l'économie de la Russie : l'équivalent de 0,8 % de son PIB, neuf fois moins que pour la Pologne. Cela se passerait de commentaires s'il ne fallait signaler qu'au troisième rang des pays censés avoir fourni des capitaux à la Russie, on trouve Chypre, le paradis fiscal préféré des nouveaux riches de Russie. Les fonds dits chypriotes ne font donc que revenir en Russie, le temps d'une bonne affaire, avant de repartir.

Déboires et récriminations des investisseurs étrangers

Même dans le rare domaine où le grand capital international manifeste un intérêt pour l'ex-URSS, celui des matières premières et notamment des hydrocarbures, ses investissements sont modestes.

British Petroleum vient de prendre le contrôle de Sidanko, une petite compagnie pétrolière en mauvais état (car, bien sûr, celles qui vont bien - Lukoil, Sibneft, etc. - restent aux mains de l'État russe et d'oligarques qui sont les fondés de pouvoir des clans bureaucratiques à la tête des grands groupes).

Voici ce que le représentant de BP en Russie déclarait au journal Izvestia du 17 mars : « La direction britannique exclut la mise en place d'une nouvelle compagnie pour des raisons de principe qui tiennent à l'absence d'une législation bien définie, au caractère léonin des prélèvements fiscaux et à l'impossibilité, vu la réalité russe, d'introduire des critères occidentaux de management et de fonctionnement dans la marche (de Sidanko), alors que cela constitue une nécessité impérieuse » . Et ce journal de conclure avec un humour se voulant britannique : « Ayant pris sur eux la lourde tâche de sortir Sidanko de la crise, les dirigeants de BP gardent l'espoir de pouvoir construire une « oasis » originale de business propre dans le marché russe » . Il faut en effet savoir qu'avant d'échoir à BP, Sidanko été mise en faillite par un oligarque qui l'avait vidée de ses actifs avec la complicité des juges.

La veille de l'élection de Poutine, se tint à Moscou un forum des firmes européennes présentes en Russie. Il n'y fut question que d'absence de garanties sur la propriété ; de la loi qui interdit d'acheter la terre pour construire des entreprises ; de corruption et d'abus de pouvoir ; d'impossibilité pour les hommes d'affaires occidentaux de faire valoir leurs droits auprès des tribunaux ; de juges soumis aux instances politiques ; de règlements freinant ou interdisant les investissements étrangers ; de la double casquette des fonctionnaires-hommes d'affaires russes ; du refus ou de l'incapacité des autorités à faire appliquer la loi ou les décisions de justice ; de l'absence de système juridique et administratif qui imposerait le respect des contrats commerciaux ; d'autorités régionales élevant des barrières administratives pour protéger leurs entreprises...

Cette litanie de griefs se retrouve dans la lettre ouverte remise à Poutine par l'European Business Club de Moscou. Il y insiste sur « l'absence de lois et de régles appliquées » , cause d'un « climat défavorable à l'investissement (ce) que démontre avec éclat la fuite importante des capitaux hors du pays, fuite qui excède de loin les entrées de capitaux » .

Quant au MOCI, une revue officielle française du commerce extérieure, on y lisait ceci en janvier : « Les entreprises françaises se plaignent (de ce que le) cadre législatif reste complexe et opaque, (que) la législation douanière se révèle fluctuante et s'applique de façon arbitraire, (que) l'impossibilité d'acquérir la propriété du sol (...) ainsi que la garantie sur les terres sont un frein à l'investissement, (que) le secteur bancaire doit être assaini et doit assurer son rôle de financement de l'investissement (...). La gouvernance des entreprises doit gagner en transparence afin d'éviter des déboires aux investisseurs étrangers (tandis que), en cas de litige, la faiblesse de la jurisprudence et les décisions arbitraires des tribunaux donnent du fil à retordre aux entrepreneurs. Autres facteurs rédhibitoires pour les firmes : la corruption et le racket à la protection » .

De tels bilans sont légion dans les revues s'adressant aux capitalistes, le tout pimenté de détails pittoresques. Ainsi, début janvier, un tireur d'élite non identifié a tué à son domicile le patron de Baltika, le n°1 des 1 des brasseurs industriels russes, où un consortium scandinave a placé des fonds. On imagine l'impression produite sur les représentants dudit consortium. Ou sur leurs homologues d'outre-Atlantique apprenant que parade en liberté le propriétaire d'un palace moscovite, un affairiste lié au Kremlin qui fit abattre son partenaire américain suite à un différend financier, et que la justice n'a jamais inquiété.

Dans le numéro d'avril de la revue Foreign Affairs, un responsable américain des relations économiques avec la Russie décrit les agissements de la bureaucratie dans le secteur pétrolier. En trois ans, dit-il, le dirigeant de Yukos a pu, aidé des autorités, soutirer 800 millions de dollars à cette compagnie en « spoliant des actionnaires minoritaires (dont) des investisseurs américains et internationaux » .

Il rappelle que ce même dirigeant, Khodorovski, avait déjà grugé la -compagnie américaine « Amoco qui avait créé une société mixte avec -Yougansk-neftgaz (pour reprendre) le plus vaste champ pétrolifère non encore exploité du pays, celui de Priobskoïe. Quand Khodorovski prit le contrôle de -Youganskneftgaz en 1995, il présenta ses nouvelles conditions : Amoco devait rajouter du capital pour un nombre d'actions revu à la baisse. Amoco protesta en arguant du contrat signé. Khodorovski, dit-on, se contenta alors de sourire et éjecta simplement Amoco de l'affaire, malgré quatre ans de travail de sa part et un investissement d'au moins cent millions de dollars » .

L'auteur détaille aussi comment BP se trouva bernée dans l'affaire Sidanko déjà évoquée et ne récupéra qu'une coquille vide. Dans chaque cas qu'il cite de spoliation d'investisseurs étrangers, la manière de procéder est la même : derrière chaque oligarque se tient un représentant de l'État au plus haut niveau qui garantit son impunité et son succès.

L'auteur rappelle à ce propos que le ministre russe du pétrole et de l'énergie de 1998-1999 était un des dirigeants de Yukos ; que Tchernomyrdine, premier ministre durant six ans, parraine Gazprom, la plus grande société russe et le numéro 1 mondial du gaz ; que Volochine, actuel chef de l'administration présidentielle, et Aksenenko, vice-premier ministre jusqu'à une date récente, sont liés au haut bureaucrate-magnat du pétrole Berezovski.

Bien évidemment, c'est là que le caractère clanique du fonctionnement de la bureaucratie et les moeurs l'accompagnant agissent comme un repoussoir sur les investisseurs étrangers. Aussi, ne faut-il pas s'étonner que ce responsable américain conclue son article par la recommandation suivante : « Il faut traiter les oligarques en parias jusqu'à ce qu'ils modifient leur comportement ou jusqu'à ce que Poutine renationalise ces entreprises pétrolières nationales aux agissements de voyous. Etant donné ces circonstances exceptionnelles et leurs enjeux considérables, les États-Unis (...) devraient activement encourager et soutenir des renationalisations et reprivatisations au cas par cas » .

Les formes actuelles du pillage bureaucratique

En 1991, Gorbatchev estimait à 150 milliards de dollars ce que l'Occident devrait investir pour transformer l'URSS dans le sens du marché. Avancer ce chiffre au jugé aurait été dans l'air du temps, la fine fleur des économistes présentant alors des plans de passage au marché réalisables, selon eux, en 500 jours...

Le chiffrage de Gorbatchev a pourtant eu une chose d'exact : 150 milliards de dollars ont bien transité entre la Russie et l'Occident, mais pas dans le sens annoncé. Cela correspond en effet à ce que bureaucrates et affairistes ont volé en Russie en dix ans et placé dans des banques occidentales. C'est sept fois plus que les prêts du FMI à la Russie, dix fois plus que les investissements étrangers dans ce pays durant la même période !

Les révélations, voici quelques mois, des juges américains et suisses incriminant le clan Eltsine dans le détournement de milliards de dollars de crédits du FMI font, bien sûr, écho au mécontentement de milieux d'affaires occidentaux bernés par les représentants des clans bureaucratiques à la tête des entreprises. Mais elles donnent aussi une idée de l'ampleur du pillage auquel la bureaucratie soumet la Russie.

Ce pillage et ses conséquences sur l'économie font que, pour une étude des Communautés européennes consacrée à la Russie, « (celle-ci) est encore loin d'un système de marché (et son) intégration prochaine dans l'économie mondiale est hautement improbable (quand on voit s'y constituer une) société qui comprend quelques riches formant une « classe supérieure » mais où l'émergence d'une classe moyenne et d'une bourgeoisie est très lente » .

Et comment pourrait-elle émerger quand on constate que les fonds dont s'emparent bureaucrates et nouveaux riches s'accumulent en Occident, pas en Russie, même si leurs détenteurs sont Russes ! Car les parvenus locaux, bien placés pour se méfier de leur propre système, préfèrent placer le fruit de leur rapine dans des paradis fiscaux ou des banques et entreprises occidentales.

À travers eux, finalement, c'est l'Occident qui pille la Russie. Certes, le grand capital rétribue grassement ces gens qui lui servent de rabatteurs, ce qui leur permet de mener grand train. Mais si, en lui apportant des milliards, ils se font les agents de leur propre enrichissement personnel, ils sont aussi les agents de la glissade accélérée de la Russie sur la pente du sous-développement.

L'effondrement catastrophique de l'économie russe, voilà le prix de l'enrichissement d'un million de bureaucrates et d'affairistes issus de la bureaucratie. Avec pour corollaire, à l'intérieur du pays, une monstrueuse aggravation des inégalités sociales pour l'immense majorité et, à l'extérieur, un profond affaiblissement de la Russie face à l'impérialisme.

Deux vagues de privatisation

Les programmes de privatisation des années 1992-1996 ont démantelé l'économie étatisée et transformé la plupart des entreprises en sociétés par actions. Mais, derrière ce changement juridique, que s'est-il réellement passé ?

Lorsqu'Eltsine et Gaïdar lancèrent les premières privatisations, les dirigeants occidentaux ont applaudi à tout rompre. On allait ressusciter la propriété privée et on allait voir surgir une classe de capitalistes...

Eh bien, on a vu. Et comme, depuis à l'Ouest, l'enthousiasme en la matière a plus que refroidi, beaucoup ne se gênent pas pour affirmer que les privatisations n'ont débouché ni sur le marché ni sur la constitution d'une véritable bourgeoisie en Russie.

Le milliardaire-spéculateur international George Soros est-il un spécialiste en la matière ? Dans un livre de mémoires à paraître dont un journal russe a publié les bonnes feuilles, il affirme : « La priorité (...) était de transférer la propriété des mains de l'État à celles du privé. (Le gouvernement) était persuadé que les nouveaux propriétaires commenceraient par défendre leur propriété et donc mettraient un point d'arrêt à la désintégration économique du pays.

Le résultat fut tout autre. Le système de privatisation par bons donna le feu vert à l'expropriation des avoirs de l'État. Leurs directeurs prirent le contrôle des entreprises publiques en escroquant les travailleurs ou en achetant les actions à vil prix. Continuant à siphonner les gains de ces entreprises, et souvent leurs actifs, ils les transférèrent à des sociétés basées à Chypre car ils n'avaient nulle confiance dans ce qui se passait dans le pays. Des fortunes se faisaient en un jour (...).

Des rudiments d'un nouvel ordre économique commençaient à émerger d'un tel chaos. C'était une forme de capitalisme, mais une forme très particulière (...). Bien avant que ne soient mis en oeuvre des lois et mécanismes de régulation, (il) était imprégné d'une culture généralisée de transgression de la loi » . Soros dit avoir essayé de « convertir Berezovski à l'idée d'abandonner le capitalisme des voleurs pour un capitalisme normal » . Sans succès, convient-il.

« Propriété virtuelle » et mafias

Laissons Soros à son prêchi-prêcha de missionnaire du capitalisme prétendument honnête, le problème n'est évidemment pas là. Il réside dans le fait que les bureaucrates, même ayant les attributs des bourgeois, ne peuvent s'abstraire d'une société russe qui ne fonctionne toujours pas selon les lois du marché.

Ce n'est bien sûr pas pour chagriner la bureaucratie qui y trouve son compte. Si elle n'a pas le marché, elle se contente de ce qu'elle a, puisqu'elle peut pratiquement tout avoir en le volant. Ne construisant rien, elle détruit tout dans sa soif de s'enrichir, et avec d'autant plus de frénésie qu'elle n'a nulle confiance en ce que l'avenir pourrait lui réserver, même à titre individuel.

Un bureaucrate devenu dirigeant d'un groupe fort connu, puisqu'il produit la kalachnikov, déclarait récemment au Nouvel Observateur : « Ancien ministre de l'Energie et (malgré mes) relations haut placées, (je ne suis) sûr de rien. (...) Aujourd'hui, Kalachnikov est à moi. Mais demain ? Ici, tout est virtuel, à commencer par la propriété » .

En guise de capitalisme, c'est la jungle, situation qui, au demeurant, a ouvert des horizons intéressants à des membres de l'ex-KGB n'ayant pas eu la carrière d'un Poutine. Certains, en effet, font des extras comme tueurs ou exercent leurs talents en tant que « consultants » des clans et mafias, comme l'a reconnu, il y a peu, un haut gradé du KGB.

Le ministre russe de l'Intérieur vient d'évaluer à un million les effectifs des sociétés de protection qui recourent aux services des truands et des demi-solde du KGB ou de l'armée. Un secteur en pleine expansion, l'un des rares où l'on embauche. Et comment en irait-il autrement quand meurtres, chantage, extorsions de fonds, sont le pain quotidien des tristes héros du marché à la russe, dont, selon ce ministre, « 500 000 entreprises contrôlées par la mafia qui se livrent au blanchiment d'argent et à l'exportation de capitaux » . Mais la mafia a bon dos, car quelle entreprise russe ne cherche pas à blanchir de l'argent et à exporter des capitaux ?

Est-ce du « capitalisme primitif ? » se demandait, il y a quelques semaines dans un journal français, le responsable du cabinet de conseil McKinsey pour l'Europe de l'Est, et de s'exclamer : « Mais à ce rythme-là, l'économie russe mettra 2000 ans avant de devenir réellement capitaliste » .

Une Russie hors des « lois économiques ordinaires »

Ce qu'on a appelé la transition de la Russie au marché, aux dires même de ceux qui la théorisaient prématurément, n'a entraîné que ruine économique et catastrophe sociale.

Dressant le bilan de la chose, l'ancien vice-président de la Banque mondiale, Joseph Stiglitz, déclarait en janvier : « La Russie a réussi à mettre sens dessus dessous les lois économiques ordinaires. Des réformes telles que le passage d'une économie planifiée centralement à un mécanisme décentralisé d'établissement des prix, d'une propriété d'État à la propriété privée et à la motivation par le profit, auraient dû augmenter la production. A la place, l'économie s'est contractée de plus d'un tiers, le niveau de vie s'est effondré avec le PIB, etc. » . Au total, ajoute-t-il, cela « n'a pas incité à créer des biens mais a plutôt provoqué le pillage des entreprises et le transfert des richesses à l'étranger » .

Un constat cynique car la Banque mondiale a, comme d'autres institutions internationales de la bourgeoisie, parrainé cette transition et elle porte une responsabilité au moins partagée avec la bureaucratie dans ses conséquences. Mais c'est aussi un mensonge destiné à masquer cette responsabilité car, contrairement à ce que prétend Stiglitz, la privatisation ne pouvait pas développer l'économie.

On le savait ; Trotsky, en tout cas, l'affirmait dès 1936. Dans la Révolution Trahie, il écrivait que « la chute de la dictature bureaucratique actuelle sans son remplacement par un nouveau pouvoir socialiste annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l'économie et de la culture » .

Cette baisse catastrophique, on l'a sous les yeux. Et si le retour annoncé au capitalisme n'a accouché que d'une mise à sac de l'économie, c'est que, bien évidemment, ni l'ensemble des bureaucrates ni même une majorité déterminante d'entre eux ne pouvaient espérer se transformer en capitalistes détenteurs des moyens de production ou d'une part significative de capital. Alors, « un tiens vaut mieux que deux tu l'auras », ils pillent tout ce qu'ils peuvent. Et après eux, le déluge...

L'effondrement de l'économie

Oui, en à peine une décennie, l'économie de ce qui était une des premières puissances mondiales a considérablement régressé.

Depuis 1991, le PIB russe a reculé de moitié. Conçus pour fonctionner de façon complémentaire dans le cadre d'une économie planifiée ne tenant pas compte des frontières entre républiques, les liens inter-entreprises ont été en partie détruits par le dépeçage de l'URSS. La fuite des capitaux a asséché les finances de l'État et des entreprises. La démonétarisation de l'économie qui s'en suit et le fait que nombre d'entreprises doivent recourir au troc pour continuer à fonctionner, tout cela en dit déjà long sur le recul imposé par les tentatives de transformer l'économie dans un sens capitaliste.

Celles-ci ont-elles abouti ? Des éléments du marché ont fait leur apparition. Par exemple, on importe maintenant une partie des biens de consommation courante, ce qui a détruit les bases de leur production locale. Bien sûr, pour l'essentiel, ce volet commercial du marché concerne les grandes villes, au premier chef, leurs couches sociales favorisées.

Mais dès qu'il s'agit des moyens de production, là les choses se compliquent.

Dans les pays occidentaux développés, on le sait, il existe des marchés où l'on peut négocier des parts d'entreprise, représentées par des actions. Des actions, on peut en acheter en Bourse, un peu pour s'enrichir, ou beaucoup, tel Renault qui a acquis 20 % du capital de Volvo, pour contrôler une nouvelle source de profit industriel.

Cela, on le peut ici. Mais pas en Russie, où existe pourtant une Bourse, car les directeurs-propriétaires ne veulent ni vendre ni acheter, mais conserver leurs entreprises et les protéger du capital occidental.

Ce libéralisme triomphant que le grand capital impose au reste du monde, il n'existe pas en Russie, en tout cas jusqu'à présent. Et bien des trusts - nous en avons cité - en ont fait l'expérience, soit qu'ils n'aient pu acheter ce qu'ils convoitaient, soit qu'ils l'aient payé, mais sans pouvoir entrer en possession de ce qu'ils avaient cru acquérir.

Il faut bien se dire qu'en Russie, la production elle-même n'obéit pas aux règles du marché. Car, pour que le marché domine tout, et surtout la production, il faut aussi une division poussée du travail. Le marché capitaliste, c'est une multitude d'entreprises plus ou moins spécialisées auprès desquelles les entrepreneurs peuvent se procurer aussi bien des pièces détachées que des roulements à bille ou encore des machines à fabriquer des outils qui serviront à leur tour d'autres machines.

Les capitaux se déplacent entre ces entreprises en fonction de leur profitabilité, délaissant celles qui ne rapportent pas le taux de profit moyen, les fermant le cas échéant pour aller s'investir ailleurs. Le taux de profit moyen lui-même s'établit au travers d'un ensemble de mouvements moléculaires d'ouverture et de fermeture, de vente et d'achat d'entreprises.

Or l'URSS s'est développée sur une tout autre base, sur celle de la planification centralisée, non pas comme résultat de ce mouvement erratique du capital. La Russie a donc hérité de l'URSS des entreprises géantes intégrant souvent presque toute la gamme des produits d'une branche d'industrie donnée et ce que nécessite leur production. Ce gigantisme, cette concentration avaient dans une grande mesure permis l'industrialisation rapide de l'URSS. Mais, quel investisseur étranger peut faire fonctionner de façon profitable de tels géants industriels, et cela même s'il peut les racheter pour une somme symbolique ?

Le grand capital a besoin d'unités très spécialisées, en ayant l'assurance qu'elles trouveront, pour fonctionner, d'autres entreprises complémentaires sans que se rompe la chaîne des approvisionnements et fabrications. C'est cela qui forme la trame du marché, et c'est précisément ce qu'on ne trouve pas en Russie.

Cela pourra-t-il exister ? Tout ce que l'on peut dire, est que cela impliquerait - les économistes occidentaux l'affirment - de supprimer nombre d'entreprises et de condamner au chômage des millions de travailleurs. Or les bureaucrates ne s'y résolvent pas. Non par compassion, évidemment, mais quand un clan bureaucratique a mis la main sur une grosse entreprise qui lui donne un pouvoir social dans une ville ou une région, il n'a aucun intérêt à la fermer. Quand bien même une armada d'économistes occidentaux lui explique que ladite entreprise n'est pas rentable selon les critères du marché...

L'économie de la débrouille

Ces entreprises fonctionnent, quand elles y arrivent, selon des modes hérités de la période précédente, où les stratégies de survie l'emportent sur toute autre considération. Il n'y a plus de subventions centrales ? On fait avec celles de la région dont l'entreprise dépend. Nouvelles barrières douanières et internes ou pas, les directions continuent à traiter avec leurs anciens fournisseurs et clients. Avec plus de difficulté qu'avant, mais avec une efficacité qui tient aux liens personnels et de clan que, sous Brejnev, ces directions avaient noués, en marge de la planification centrale, avec les acteurs locaux de la vie économique et politique de la bureaucratie soviétique. Ce qui n'était alors que complémentaire est devenu le principal dans une économie de débrouille généralisée.

On sait que l'effondrement du rouble durant l'été 1998 a malmené la nouvelle économie russe - import-export, commerce de luxe et surtout finance. Au passage, il a laminé une bonne partie de la petite bourgeoisie affairiste que l'on pouvait regarder comme le terreau d'une future bourgeoisie.

En cela, il a renforcé un obstacle à l'instauration du marché en Russie, en rendant encore plus inconsistante la couche sociale qui le ferait vivre. Ce sont, constatons-le à nouveau, les propres agissements des bureaucrates, même quand ils disent souhaiter la transformation de l'économie dans un sens capitaliste, qui se dressent devant elle. Car outre des spéculateurs internationaux, les bureaucrates ont été les premiers bénéficiaires du vidage des caisses de l'État que ce krach monétaire a consacré.

Il a eu des répercussions dans toute la société, et surtout sur la population dont le niveau de vie a chuté d'un tiers. Mais c'est encore l'économie traditionnelle qui en été le moins affectée. Pour une raison simple : industrie et agriculture mènent en quelque sorte leur propre vie, non par choix, mais forcées par l'état de délabrement du tissu économique provoqué par le pillage des bureaucrates et nouveaux riches.

Si cette crise a, un peu, stimulé la sphère productive (après le krach de 1998, il a bien fallu produire sur place ce qu'on ne pouvait plus importer), ce sursaut a reposé presque uniquement sur les secteurs de l'industrie et de l'agriculture qui avaient survécu jusque là en quasi-autarcie. C'est-à-dire sur les entreprises nationalisées et la grande partie de celles, de droit privé, que les autorités locales ont régionalisées ou municipalisées.

Des sociétés très anonymes

Dans l'industrie, on l'a dit, la plupart des entreprises ont été privatisées. Mais sous le sigle société anonyme désormais accolé à leur nom, on trouve une réalité des plus opaques. Ce manque de transparence propice aux prélèvements de la bureaucratie est une de ses vieilles habitudes que la privatisation n'a, bien sûr, pas fait disparaître. Et un des problèmes auxquels se heurtent constamment les hommes d'affaires, rappelait un rapport récent du FMI sur l'investissement en Russie, est de ne pouvoir savoir à qui appartient réellement une entreprise, au delà de la personne présentée comme son directeur ou son actionnaire principal.

La loi de privatisation de 1992 stipulait qu'on distribuerait les avoirs industriels et commerciaux de l'État aux collectifs de travail, du manoeuvre au directeur. Dans la pratique, les directions se sont arrangées pour racheter la part de certains travailleurs, nombre d'entre eux ne comprenant rien au système des coupons de privatisation ou ne voulant pas devenir actionnaires. Ce rachat de coupons a donné lieu à une bataille au couteau entre clans rivaux gravitant autour des entreprises. Le scénario a partout été le même : pour conserver son fief industriel, la direction s'appuya sur les liens noués de longue date avec les autorités locales ou ministérielles de tutelle.

En cela, la privatisation de 1992-1994 a été, dans son principe comme dans ses modalités, le décalque économique du processus de désintégration politique de l'URSS. La propriété étatique a suivi la même voie que l'État : devenues indépendantes, de droit ou de fait, les autorités locales ont confisqué les entreprises relevant de leur juridiction. L'État n'ayant pas les moyens de s'y opposer, la loi de privatisation a entériné, a posteriori, ce rapport de forces.

Bureaucrates, propriété privée et État en morceaux

Le passage d'une forme publique à privée de la propriété sur les moyens de production n'est bien sûr pas neutre socialement. Il s'inscrit dans un processus qui ouvre la voie à la constitution de sociétés ayant des personnes morales ou physiques privées comme propriétaires. Mais, à l'étape actuelle, dans la majorité des cas et d'abord dans les secteurs clés de l'économie, cela n'a pas débouché sur l'apparition d'une bourgeoisie capitaliste d'un poids significatif.

En fait, ce changement du droit reste en grande partie formel car le contenu concret des rapports de la bureaucratie aux entreprises industrielles reste le même qu'avant, sauf que le propriétaire n'est plus l'État, mais les morceaux de cet État tombés aux mains des représentants de clans rivaux de la bureaucratie. Et la lutte pour les privilèges accolés à la propriété est toujours une rivalité pour le pouvoir, la participation à ce dernier conditionnant toujours l'accès aux privilèges.

On l'a constaté lors de la vague de privatisations de 1996. Face à un État central de plus en plus affaibli, les mandataires des clans bureaucratiques se sont déchirés pour s'emparer de nouveaux lambeaux de la propriété étatique et de parts du gâteau détenu par leurs concurrents. Les seuls endroits où cela se passa différemment sont des régions russes (Tatarstan, Bachkortostan) ou d'ex-républiques soviétiques (Biélorussie, Kazakhstan, Turkménistan) dans lesquelles un pouvoir fort ou dictatorial a su fédérer sous sa coupe la bureaucratie locale après l'éclatement de l'URSS. Un phénomène qui illustre combien est organique le lien entre les volets politiques et économiques du comportement des bureaucrates.

Il existe aussi, bien sûr, un pan de l'économie appartenant à des individus privés qui affichent un train de vie comparable à celui des capitalistes d'ici, et souvent le dépassant en ostentation. Mais, d'une façon ou d'une autre, ces propriétaires restent toujours assujettis au contrôle du pouvoir. Pour n'avoir pas trouvé un terrain d'entente avec celui-ci, 700 entreprises privées du Tatarstan ont dû fermer ou plier bagage. Dans les régions de Kirov ou Vologda, les autorités ont forcé les entreprises privées et publiques à fournir gratuitement leur production à leurs clients industriels et à la population. Et l'on pourrait multiplier les exemples de ce genre. Sans oublier ces formes de « contrôle » par les autorités que sont la corruption omniprésente et le racket des entreprises.

Ce type de relations entre le pouvoir et les entreprises va du parrainage politique plus ou moins imposé à la mise en tutelle de tout l'appareil économique local par un gouverneur ou un maire de grande ville. En fin de compte, avec ses traits claniques et mafieux, tout cela n'est que la manifestation du mode particulier de domination que, sous un habillage renouvelé, la bureaucratie continue d'imposer à la société post-brejnévienne.

Cela se voit encore mieux au niveau des super-nantis que sont ces membres de la bureaucratie qualifiés d'oligarques. Aucun n'aurait pu atteindre la surface financière qu'on leur prête sans la protection des principaux clans de la bureaucratie et de leurs chefs politiques.

Ainsi le groupe Menatep, créé à la fin des années quatre-vingt à l'initiative du haut appareil du Komsomol, le mouvement officiel de la Jeunesse soviétique. Ou le groupe Most que dirigent Goussinski et Khaït sous la houlette de Loujkov, ce maire qui impose sa protection aux entreprises de la capitale. Berezovski, on le sait, eut Eltsine pour parrain. Celui de Potanine, patron d'Onexim, est Tchoubaïs, conseiller et ancien ministre d'Eltsine. Quant à Gaïdar, ex-lieutenant d'Eltsine, il est le protecteur attitré d'Alfabank. Et les rois de l'aluminium sibérien, les frères Tchernoï, ont eu besoin du général Lebed pour écarter les envieux qu'ils faisaient naître. Ils l'ont donc fait élire à la tête de la province de Krasnoïarsk et Lebed y a gagné, entre autres, le surnom de « gouverneur de l'aluminium ». N'oublions pas un personnage moins connu, Aven, qui doit à la bienveillance de Poutine sa récente percée dans les affaires et d'avoir soufflé le gisement de gaz de Kovikta à BP-Amoco.

Les banques russes et leur rôle

En Occident, quand le grand capital achète, vend ou fusionne des entreprises, il n'hésite pas à détruire massivement des emplois, des moyens de production, la vie de régions entières. C'est la loi du profit, ou plutôt du marché, nous dit-on...

En Russie, les bureaucrates n'ont retenu de ce fonctionnement que ses aspects les plus spéculatifs et pillards. Pour eux, il s'agit de faire beaucoup d'argent, le plus vite possible, et par tous les moyens. Voilà à quoi leur servent ces 4000 banques commerciales qui ont surgi entre 1990 et 1992, chaque clan de la bureaucratie ayant tenu à disposer de son propre organe financier.

Telle SBS-Agro qui, via la désormais célèbre Bank of New York, a blanchi 7 milliards de dollars détournés par les proches d'Eltsine, les banques russes ne sont évidemment pas que des relais sur le chemin de comptes off-shore pour tout ce que la bureaucratie vole dans le pays. Elles lui servent aussi à spéculer contre son propre État. Ainsi, en 1997-1998, on a vu ces banques saigner à blanc l'État russe en lui reprêtant à des taux usuraires ce que la bureaucratie lui avait volé, quand, pris à la gorge, il empruntait à 250 % sur trois mois. En souscrivant ces obligations d'État, les GKO, les banques ont soutiré à l'État des sommes énormes. Elles les ont aussitôt placées dans des paradis fiscaux, ne voulant bien sûr rien garder en Russie. Sans un sou en caisse, elles se déclarèrent donc en défaut de paiement quand il fallut solder les comptes, le rouble ayant bien sûr fini par s'effondrer. Elles laissaient les finances publiques dévastées et, parfois, une ardoise aux banquiers occidentaux qui leur avaient prêté de quoi spéculer car, eux aussi, avaient voulu profiter du pillage de l'État russe.

Mais les financiers occidentaux ont beau réclamer - avec culot - leur argent, ou que l'État russe ferme ces banques, ils attendent toujours. L'État ne peut ni ne veut rien faire. Et malgré leur banqueroute, les banques russes poursuivent leur activité, par exemple, en couvrant le lancement par l'État russe d'un nouvel emprunt de cinq milliards de dollars qui va à nouveau vider ses caisses et remplir celles de qui contrôle ces banques. L'histoire se répète...

La Bourse ou la vie (version russe)

Tout le monde sait qu'il y a aussi une Bourse à Moscou. On pourrait y voir une contradiction avec ce qui a été dit précédemment puisque, en principe, une Bourse sert à vendre et acheter des actions, donc des entreprises. Mais pas en Russie.

La quasi-totalité des entreprises, y compris les sociétés privées, sont absentes de la Bourse de Moscou. 90 % de la capitalisation boursière y dépendent de... dix entreprises, surtout du secteur énergétique, dont on a vu comment elles se protègent du capital étranger. La première d'entre elles, le géant gazier mondial Gazprom, est bien enregistrée en Russie. Mais c'est à Wall Street qu'a eu lieu son introduction (minoritaire) en Bourse, et c'est à New York qu'elle lève des emprunts, bien sûr pas à Moscou que fuient les capitaux.

Au 1er mars 2000, l'activité boursière russe totale atteignait l'équivalent de 76 millions de dollars échangés chaque jour. Trois fois moins qu'en Pologne, 25 fois moins qu'en Chine, ne parlons pas des grands pays industriels. Mais qui croira que la valeur totale des entreprises de l'immense Russie serait trois fois moindre que celle de leurs homologues polonaises, alors que la proportion réelle est sans doute inverse ?

En fait, sous cette proportion boursière aberrante, c'est tout le comportement de la bureaucratie russe qui transparaît : son refus de laisser les capitaux étrangers et éventuellement russes mettre la main sur ce qu'elle considère comme ses entreprises, et finalement son refus de créer un marché.

État fantomatique et spectre d'un pouvoir fort

Les dirigeants occidentaux affectent de croire qu'Eltsine parti, Poutine tentera de sortir le pays de sa profonde crise économique. Il a en effet paru annoncer une inflexion de la politique du Kremlin en matière économique.

Prenant la pose de qui projetait de mettre de l'ordre dans le pays et l'économie en particulier, Poutine s'est déclaré favorable à un protectionnisme et à un interventionnisme étatique accrus dans les domaines décisifs pour le pouvoir - complexe militaro-industriel, recherche, secteurs pétrolier et gazier, voire bancaire.

Ni les mots ni le projet qu'ils sont censés recouvrir n'ont pourtant grand chose de neuf. Ayant constaté depuis six ou sept ans que les réformes d'Eltsine, loin de produire l'effet stabilisateur annoncé, poussaient à l'affaiblissement de l'économie et de l'État, bien des dirigeants russes ont tenté d'appliquer ces mesures dont on prête le projet à Poutine. Sans résultat.

Car la question n'est pas principalement affaire d'intentions, sinon il y a beau temps que la Russie aurait réintégré le marché mondial avec une économie fonctionnant sur des bases capitalistes. Le problème se situe ailleurs : l'État russe reste impuissant à s'opposer aux forces qui désagrègent la société, et donc à modifier le cours des choses. Ces forces sont la résultante aveugle de l'activité d'une foule de bureaucrates affairistes lancés, chacun pour soi, dans une course à l'enrichissement. Or celle-ci épuise toute possibilité de développement ultérieur en asséchant les sources qui pourraient irriguer une économie de marché.

Un engagement massif du grand capital international pourrait-il y suppléer ? Constatons que la situation l'en dissuade, s'il en a jamais eu l'intention et les moyens. Car, et Trotsky l'affirmait voici plus de soixante ans, l'impérialisme n'a sans doute plus cette énergie ni cet esprit de conquête (en l'espèce, de reconquête) qui caractérisait la bourgeoisie au XIXe siècle. Du coup, l'État russe, sans moyens ni pouvoir réel, doit faire avec une situation ingérable.

Ce n'est pas de le voir intervenir dans ce qui reste de première importance pour lui, telle la sécurité militaire, qui prouverait le contraire. Car s'il assure un service minimum, et odieusement maximum en Tchétchénie, il ne le peut qu'en mobilisant toutes ses ressources. Et parce que le moratoire international constatant la déroute de ses finances a dispensé la Russie, en 1999, de rien verser à ses créditeurs tandis que le triplement des cours du pétrole renflouait un peu ses caisses.

Qu'y restera-t-il après plusieurs mois d'une guerre où, comme lors de la précédente, une nuée de parasites militaires et civils se sera remplie les poches ? On ne le devine que trop. En fait, tout indique que Poutine n'a les moyens ni financiers ni surtout politiques de mettre au pas les hauts bureaucrates et la foule des bureaucrates, affairistes et autres parvenus du régime.

Mais un homme du KGB ayant été élu président, on a de nouveau entendu un refrain qui retentit régulièrement en Russie depuis dix ans : celui de la nécessaire main de fer au pouvoir, pour les uns, celui de la dictature qui menace, pour les autres.

Il n'a évidemment échappé à personne que Poutine en tient pour la manière forte. Mais au delà des effets d'épaulette du colonel Poutine, on ne discerne guère les moyens qu'il aurait d'instaurer sa dictature. En revanche, on voit bien l'intérêt de la bureaucratie dans son ensemble à ne pas le laisser faire.

Eltsine avait eu beau se voter, fin 1993, une Constitution lui donnant plein pouvoir, plus que d'alcoolisme c'est d'un manque de pouvoir croissant qu'il a souffert jusqu'à ce qu'il passe la main. Car les privilégiés du régime savent qu'un renforcement du pouvoir central ne pourrait se faire qu'aux dépens de ceux qui exploitent sa faiblesse pour s'enrichir.

On a d'ailleurs vu, il y a un an, le premier ministre Primakov (qui avait dirigé le KGB et que certains qualifiaient d'homme fort) se briser sur cet obstacle. Il avait lancé une « campagne de décriminalisation de l'économie » , annonçant que des « places dans les prisons et les camps d'internement (seraient) libérées pour accueillir les délinquants économiques » . Des proches d'Eltsine se sentirent d'autant plus visés que Primakov lorgnait sa place. Ils n'en firent qu'une bouchée.

Féodalisation et délitement de l'État

Ce rapport de forces n'est pas plus favorable à Poutine qu'hier à Primakov. S'agissant des relations avec les chefs régionaux de la bureaucratie, la position de celui qui incarne désormais le pouvoir central s'est même encore affaiblie.

Il y a des années que les leaders des régions n'en font qu'à leur tête. Gouverneurs et présidents de républiques lèvent des impôts qu'ils refusent de reverser au centre. Ils traitent directement affaires avec l'étranger. Trois des 89 régions russes jouissent d'une extraterritorialité de fait, abritées derrière un statut reconnu de zone franche. La plupart se passent de statut pour agir de même.

Le Kremlin restant groggy après le krach de 1998, les régions ont dû, seules, tenter d'en endiguer les conséquences : le poids de leurs gouverneurs s'en est accru. Cela a renforcé les tendances centrifuges des régions et leur propension à nouer des liens entre elles par dessus la tête d'un pouvoir central hors jeu. Quant aux firmes occidentales, elles alimentent ces tendances ne serait-ce qu'en court-circuitant le centre quand elles négocient directement avec les autorités locales selon des règles édictées par elles seules.

Ce phénomène ne concerne pas que l'économie. Le Tatarstan dispose de sa propre légation dans 15 pays étrangers, une dizaine de républiques russes le talonnent de près en cela et 55 régions russes sont en relation directe avec la Biélorussie. En 1998, sept républiques russes ont conclu des traités avec la Turquie et la République turque de Chypre en violation ouverte de la constitution fédérale et de la politique extérieure du Kremlin, sans que ce dernier y puisse rien.

Expression de la féodalisation du pays conduite par les potentats locaux de la bureaucratie, on a vu se créer, en 1999, des blocs électoraux dirigés par les chefs des provinces. Leur programme ? Monnayer leur soutien électoral au Kremlin contre la reconnaissance de la quasi-indépendance de ces si mal nommés officiellement « sujets de la Fédération de Russie ».

Évidemment, pour mettre au pas pareille engeance, un pouvoir fort serait indispensable. Alors que la Russie s'enfonce dans le chaos et la clochardisation économique, que l'État se délite au sommet et pourrit sur pied dans les régions livrées à la rapacité des barons-voleurs, la question n'est pas de savoir si une main de fer est nécessaire pour briser cette spirale infernale. Mais à quelle classe elle appartiendrait, au profit de quelle fraction de la société et contre quelle autre elle agirait.

Une population dépouillée

L'écrasante majorité de la population est la grande perdante de tout ce qui s'est produit en Russie depuis une dizaine d'années. Les soi-disant démocrates et autres porte-parole d'une bureaucratie pressée d'endosser le costume du bourgeois, lui avaient promis monts et merveilles, démocratie et prospérité.

Eh bien, ce n'a pas été l'Amérique, ni même le Pérou, du moins pour la population. Pour elle, cela ressemble non pas à l'Eldorado de la légende, mais au Pérou enfoncé dans la misère par le pillage impérialiste, et encore, avec même pas autant d'investissements occidentaux.

La fin de la terreur et la démocratie ? Une sinistre blague dans un pays où le KGB trône à la présidence et où les oligarques contrôlent les médias, sans oublier ce qui se passe en Tchétchénie ou la terreur que la mafia fait régner un peu partout.

La prospérité en Russie ? Parlons-en ! Des salaires impayés des mois durant, dont le pouvoir d'achat ne cesse de dégringoler ; des pensions dérisoires qui poussent les retraités vers la tombe ; des entreprises qui ne fonctionnent plus, ou seulement de temps en temps ; des services publics laissés à l'abandon par un État désolvabilisé ; des écoles où les enseignants demandent à des parents aussi pauvres qu'eux qu'ils les nourrissent ; une médecine publique encore gratuite, mais où, quand on n'a pas les moyens de se faire soigner dans le privé, on doit apporter médicaments et nourriture avant de se faire hospitaliser ; 40 000 enfants abandonnés vivant dans la rue rien qu'à Saint-Pétersbourg ; une mortalité en hausse et une population qui a diminué de trois millions en huit ans, malgré l'afflux des Russes des anciennes républiques soviétiques ; la gangstérisation de la vie publique ; une mendicité et une prostitution partout visibles, gonflées par la paupérisation d'une population dont la moitié vit en dessous du minimum vital officiel...

La liste est longue de ce qui rappelle chaque jour à la population ce qu'elle a perdu avec la fin de l'URSS. Mais cela n'empêche pas les parvenus russes de lui reprocher sa « nostalgie du communisme » . Ni, ici, des commentateurs d'avoir l'indécence de s'en étonner ou, tel le Nouvel Observateur, d'y voir l'effet des « résistances de la tradition (face aux) agressions de la modernité » . Et ne cherchez surtout pas à comprendre, avertit-il en tête des 60 pages qu'il a consacrées à la Russie : selon lui, « toujours l'âme russe (vous) échappe » ...

Côté « modernité », les Russes sont libres d'aller à l'étranger ! Côté « âme slave », ils ont le mauvais goût de constater qu'ils n'en ont pas les moyens. Ils se souviennent même avec nostalgie de l'époque, toute proche, où ils pouvaient voyager à l'intérieur du pays, un luxe désormais, vu les tarifs des trains - et ne parlons pas des voyages en avion, pourtant indispensables dans ce pays immense.

Les produits occidentaux que l'on voyait au cinéma, et qui pouvaient faire rêver, on les trouve maintenant en magasin. Mais sans pouvoir se les payer, sauf des articles de piètre qualité, voire frelatés, que l'Occident écoule en Russie.

A Moscou, la situation paraît plus enviable, ne serait-ce que parce que ses habitants profitent un peu des retombées de la présence des compagnies étrangères ou des miettes tombées de la table des nouveaux riches du cru. Face au Kremlin, le GOUM, jadis galerie marchande populaire, n'abrite plus que des boutiques de luxe comme son voisin, le rutilant nouveau complexe commercial du Manège. Mais même dans la capitale où les salaires sont plus ou moins versés et bien supérieurs au reste du pays, seuls les riches achètent dans de tels endroits ou dans l'immense IKEA qui vient d'ouvrir. Les très riches, eux, font leurs emplettes aux États-Unis, en Angleterre ou en France.

En province, où vit la majorité des Russes, on n'a pas même le reflet du marché dans des vitrines inaccessibles. L'aspect des villes et des magasins y semble inchangé, sauf qu'il s'est dégradé en dix ans. Comme le sort de la population. Et si elle n'a pas encore tout à fait sombré dans la misère, alors que les salaires réels ont chuté de 30 % en 1999 et qu'on annonce qu'ils perdront encore 20 % cette année, c'est que les entreprises continuent à assurer un filet social protecteur minimum.

Même en chômage technique, les travailleurs viennent s'y nourrir à la cantine pour quelques sous. Elles fournissent encore un logement bon marché, des centres de loisirs pour les enfants, de vacances pour le personnel, parfois l'accès à une polyclinique.

La classe ouvrière russe aujourd'hui

Quant à envoyer ces usines à la casse, les autorités ont pu vérifier que cela risquait d'entraîner des réactions dépassant de beaucoup le cadre de l'entreprise concernée. Dans les régions minières, là où des puits menaçaient de fermer, enseignants, hospitaliers, employés de centrales électriques, eux aussi sans salaires depuis des mois, ont souvent rejoint les mineurs qui bloquaient routes et voies ferrées. Le pouvoir a fait le gros dos. Il a promis, ici de maintenir les mines en exploitation, là de verser les arriérés de salaire, sachant que les grévistes et les manifestants avaient le soutien de la population - et parfois d'autorités locales, qui seraient en première ligne en cas d'explosion de colère d'autant plus violente que désespérée.

Poutine avait menacé de prison les grévistes coupant les voies de communication. Mais il n'en a rien fait, bien que des conflits sociaux aient éclaté par endroits malgré l'atmosphère d'union sacrée que le régime tentait d'imposer avec la guerre en Tchétchénie.

Et comment la classe ouvrière ne réagirait-elle pas quand elle voit son sort empirer de façon dramatique ! Elle le fait souvent le dos au mur, simplement pour survivre, pour toucher les salaires non versés.

Dans certains cas exceptionnels, on a vu aussi des travailleurs s'opposer aux manoeuvres que les privatisations permettent, telle la vente d'une entreprise. Ici et là, des ouvriers ont expulsé leur direction, occupé leur usine et l'ont fait tourner à leur compte.

Ce qu'en février un journal moscovite qualifiait de « guerre de reprise des entreprises » a parfois donné lieu à de véritables batailles rangées entre les grévistes aidés d'habitants des environs et les hommes de main de la direction, appuyés ou non par la police anti-émeute. Mais quand la presse parle de guerre, c'est d'abord au sens de celle que se livrent autour de ces entreprises les autorités, l'ancienne direction et des candidats à la reprise. Ces protagonistes s'affrontent, sur le terrain, par bandes de mafieux interposées et, devant les tribunaux, en exhibant chacun des titres de propriété opposés, mais tous plus incontestables les uns que les autres car certifiés par le niveau de l'autorité qui soutient chacun des prétendants.

Souvent, en effet, la direction s'est arrangée pour provoquer la banqueroute de l'entreprise afin de la revendre à vil prix, en échange de compensations substantielles pour elle, en choisissant le plus offrant en la matière. Forcément, cela lèse des bureaucrates qui voient une proie leur échapper. Cela explique que certains détenteurs de l'autorité aient eux-mêmes avertis les travailleurs de ce qui se tramait, déclenchant l'occupation de l'entreprise. Dans certains cas, elle dure depuis plus d'un an.

Des propriétaires sans légitimité reconnue

Un facteur déterminant tient au fait que la majorité de la population ne reconnaît aucune légitimité aux propriétaires en titre qu'elle considère comme des voleurs. Que ceux-ci aient acheté, légalement ou non, la majorité des actions n'y change rien : leur fortune, nul n'en doute, provient du pillage et d'activités criminelles. Personne n'a oublié que la même entreprise, qui avait été construite avec des fonds d'État et la sueur des travailleurs, fonctionnait sans patron, il y a peu encore.

Résultat à première vue inattendu, ce sont précisément les luttes de clan autour des privatisations qui font resurgir ce lointain écho socialiste dans la situation actuelle comme un obstacle supplémentaire face à la stabilisation des rapports de propriété que les lois de privatisation sont censées garantir.

Et il ne faut pas s'étonner de voir, dans ces conflits, les travailleurs recevoir l'appui des autorités locales ou de secteurs de la bureaucratie centrale, soit que la revente de l'entreprise les frappe directement, soit qu'ils ne veuillent pas laisser des investisseurs étrangers mettre la main sur elle.

Évidemment, ces « entreprises du peuple », comme on les appelle, n'existent pas seulement par la volonté des travailleurs, mais avec l'accord au moins tacite de pans de l'appareil judiciaire, bancaire ou politique de la bureaucratie. Et quand certains de ces secteurs interviennent activement aux côtés des « entreprises du peuple », une chose est certaine - certains grévistes ont malheureusement pu le constater - , c'est toujours pour des raisons propres à la bureaucratie qui, tôt ou tard, se retournent contre les travailleurs.

La seule force pour les révolutionnaires

Malgré l'effondrement de la production, la classe ouvrière reste forte de dizaines de millions de travailleurs. Elle représente une force sociale potentielle considérable qui pourrait et, en tout cas, aurait intérêt à remettre de l'ordre dans le chaos où la bureaucratie a précipité la société. Ce serait même la seule force sociale capable de procéder à cette oeuvre de salubrité publique et d'entraîner à sa suite des couches sociales plus larges, écoeurées par le pillage auquel se livrent les nouveaux riches et la bureaucratie.

Pas plus en Russie que dans n'importe quel pays au monde, la classe ouvrière ne se pose le problème en termes de réorganisation et de direction de la société. Et fondamentalement, en Russie pour les mêmes raisons qu'ailleurs : il n'y a aucun parti qui défende en son sein un tel programme. Et ceux qui, en Russie, prônent l'instauration d'un régime fort, qu'ils entourent Poutine ou qu'ils se situent dans l'opposition, ne le font, bien sûr, en aucun cas au nom des intérêts politiques et sociaux du prolétariat.

Mais il ne faudrait pas oublier que la classe ouvrière russe supporte encore les contre-coups de décennies de dictature. Et d'abord sous la forme d'une rupture de la transmission vivante, militante, de traditions de lutte, d'organisation et de politique ouvrière. Même longtemps après la fin du stalinisme proprement dit, le régime a continué à interdire par des méthodes policières toute forme d'organisation indépendante du prolétariat pour défendre ses droits même les plus élémentaires.

A cela s'ajoute le fait que, nulle part hors des frontières de l'URSS - et cela depuis les années trente - , la classe ouvrière n'est intervenue sous son propre drapeau, n'a mené de grandes luttes victorieuses qui auraient pu servir d'exemple et d'encouragement aux travailleurs soviétiques.

C'est dans ce contexte international de recul du mouvement ouvrier que le prolétariat soviétique dut se défendre comme il le pouvait. Et il ne le pouvait guère quand, à l'époque stalinienne, un retardataire à l'usine se voyait accuser de sabotage, au risque d'être envoyé en camp, et que toute contestation du régime, même individuelle, était systématiquement réprimée.

Dès que la dictature se fit un petit peu moins sentir, au début des années soixante, des grèves éclatèrent, notamment dans quatorze des plus grandes villes. A Novotcherkassk, en avril 1962, les événements prirent un tour explosif. Confrontés à une baisse des salaires en même temps qu'au doublement du prix de certaines denrées, les ouvriers de la plus grande usine de la ville manifestèrent en nombre. L'armée tira : on avance le chiffre de 700 morts, même si les autorités n'en reconnaissent toujours « que » 85. Le Praesidium envoya deux de ses membres diriger la répression : les tribunaux prononcèrent des peines de mort et de déportation. Mais rien ne filtra dans la presse car le régime ne pouvait se permettre de dévoiler comment il traitait les travailleurs défendant leur dignité et leurs droits contre lui.

C'est que ce régime prétendait toujours incarner le pouvoir de la classe ouvrière. Il n'en fallait d'ailleurs pas plus pour que toute une partie de la petite bourgeoisie pseudo-démocratique assimile la classe ouvrière au régime qu'elle exécrait. Car, et c'était dans la logique de la dictature, le régime entendait dicter sa loi dans tous les domaines, y compris ceux de la littérature, de l'art, de la science sur lesquels régnaient les Jdanov, Mitchourine et consorts.

Toute une fraction de la petite bourgeoisie intellectuelle, du moins celle qui ne se reniait pas en se transformant en auxiliaire de la police de la pensée, ne supportait plus que le régime, surtout après le dégel khrouchtchévien, prétende décider de ce qu'elle pourrait dire, lire - et surtout ne pas lire. Le samizdat (littéralement, ce que l'on édite soi-même, hors de toute censure gouvernementale) fit les beaux jours de la dissidence sous Brejnev.

Quel qu'ait été le courage individuel des dissidents face à Andropov, alors chef du KGB ayant sous ses ordres un certain Poutine, la majorité des dissidents vouaient un mépris tenace au prolétariat soviétique. Ils n'ignoraient pas qu'en plusieurs occasions, malgré une répression impitoyable sous Khrouchtchev, puis Brejnev, des grèves avaient eu lieu, avec parfois un caractère insurrectionnel. Mais la dissidence, qui dans sa grande majorité avait les yeux tournés vers l'Occident et son mode de vie, reprenait les préjugés de classe ayant cours dans la société capitaliste. D'autant qu'en URSS même, la petite bourgeoisie et des pans entiers de la bureaucratie aspiraient de plus en plus à asseoir leurs privilèges et niveau de vie sur l'exploitation assumée et revendiquée de la classe ouvrière.

Petite bourgeoisie « démocratique » et classe ouvrière

Cette attitude de la petite bourgeoisie soviétique, en particulier de l'intelligentsia, pesa lourd dans la seconde partie des années quatre-vingt. La glasnost gorbatchévienne lui permettant de s'exprimer sans contrainte, la petite bourgeoisie ne se priva pas d'apporter son soutien aux dirigeants qui lui paraissaient aller dans son sens. Elle se fit leur haut-parleur auprès de l'opinion publique, dans les médias, les meetings, les manifestations nombreuses qui avaient alors lieu.

Cette période vit aussi la classe ouvrière se manifester dans les grandes grèves de mineurs en 1990. Mais c'est au nom de considérations démocratiques bien trop générales pour menacer en quoi que ce soit le régime et, surtout, pour que la classe ouvrière y ait rien à gagner, qu'on l'appela à se mobiliser.

La classe ouvrière partageait sans doute bien des illusions de la petite bourgeoisie quant à la prétendue démocratie que promettait Eltsine. Mais loin d'aider les travailleurs à y voir clair, les soi-disant démocrates firent tout pour les convaincre de soutenir le camp de la bureaucratie qu'incarnait Eltsine. Cela au nom de prétendues réformes s'inscrivant dans la perspective du rétablissement du marché, présenté comme synonyme de plus de liberté et d'une amélioration du niveau de vie des masses.

Il faut bien le dire, à cette époque où la classe ouvrière n'était pas encore frappée de plein fouet par la crise, la disparition de l'URSS et l'effondrement de son niveau de vie, il n'y eut aucune organisation et pratiquement personne pour défendre devant le prolétariat une autre perspective qui aurait été conforme à ses intérêts de classe. Aucune force ne chercha à lui montrer en quoi et comment il aurait pu mettre à profit cette période d'effervescence généralisée pour défendre sa propre politique devant toute la société.

A cette époque décisive, seule une intervention consciente de la classe ouvrière aurait pu sauver l'URSS de la course à la désintégration où l'entraînait la bureaucratie avec le soutien actif de la petite bourgeoisie.

Ce ne fut pas, mais c'était la seule politique que des militants authentiquement communistes auraient dû essayer de défendre. En tout cas, il n'y avait, pour eux comme pour Trotsky à son époque, aucune autre force sociale que le prolétariat sur laquelle fonder une perspective, aussi modeste fût-elle, étant donné l'extrême faiblesse - dans l'URSS des années quatre-vingt comme maintenant en Russie, et comme d'ailleurs dans le reste du monde - du mouvement révolutionnaire.

Le seul gage d'avenir

Ce programme et cette politique auraient fixé comme objectif à la classe ouvrière de se battre pour débarrasser la société soviétique de ses parasites, pour les empêcher de piller la propriété étatisée, pour redonner tout son sens et toute sa force à la planification, en faisant appel au contrôle des producteurs et des consommateurs mobilisés dans des organismes de classe. Des soviets, où ils n'auraient accepté aucun représentant de la bureaucratie et, bien sûr, de la bourgeoisie renaissante, tout en veillant à ne pas se laisser séduire ni tromper par cette fraction de l'intelligentsia qui se faisait le chantre de l'économie marchande en lui assimilant la liberté.

Cela, constatons-le, ne s'est pas produit. L'URSS a été démembrée, la propriété étatisée en grande partie supprimée, et la planification a disparu, tandis que le pays s'enfonce dans le chaos et la population se paupérise. Mais cette perspective que nous avons esquissée à grands traits reste encore la seule valable, même si la planification et la propriété collective des moyens de production sont désormais à reconstruire.

Car, dans son malheur, la classe ouvrière ex-soviétique profite encore d'une sorte de sursis, en ce sens que la bureaucratie, si elle détruit tout, détruit aussi les bases qui permettraient à une authentique bourgeoisie de prendre corps dans la société. Tant que celle-ci n'aura pas pris racine et noué d'innombrables liens de dépendance à son égard dans tout le corps social sur la base de la propriété privée, les tâches qui restent posées à la classe ouvrière ne se poseront pas avec autant de difficultés, au moins sous cet angle, que dans une société capitaliste dominée par une bourgeoisie nombreuse et puissante.

Dans l'histoire déjà biséculaire du mouvement ouvrier, on le sait, les pays, les nations se sont passé le flambeau. La France et la Grande-Bretagne, au début, l'Allemagne ensuite, puis la Russie, la flamme de la révolution a parcouru bien du chemin et connu bien des vicissitudes. La révolution russe a énormément apporté, et pas seulement à son époque, aux révolutionnaires et à la classe ouvrière du monde entier, en particulier d'Occident.

Il ne serait que justice qu'aujourd'hui nous puissions nous acquitter de notre dette devant la classe ouvrière russe. Malheureusement, nous n'en sommes pas capables. Et pour paraphraser Lénine, nous ne savons pas d'où - est-ce d'ici, est-ce de là-bas ? - surgira à nouveau l'étincelle qui allumera le feu de la révolution prolétarienne.

En revanche, ce dont nous sommes certains, c'est que c'est le fonctionnement même du capitalisme mondial qui fera surgir, où que ce soit, mais finalement partout dans le monde, les fossoyeurs de cette société qui a produit les horreurs du colonialisme, de deux guerres mondiales en un siècle, du fascisme, de l'Holocauste, des massacres pour s'opposer à la décolonisation, cette société qui a produit le racisme aussi bien en Allemagne qu'aux États-Unis.

Et même s'ils ont échoué, on ne peut pas reprocher, au contraire, aux révolutionnaires d'Octobre d'avoir essayé.

Puissions-nous au moins en faire autant.

ANNEXE

Droit privé et réalité bureaucratique : l'exemple de l'agriculture ex-soviétique

Derrière l'aspect d'une économie privatisée, la réalité diffère fortement de ce que le statut juridique des entreprises pourrait laisser penser. Car cette modification du droit s'est opérée dans une société où la couche sociale dominante concevait la privatisation comme un moyen de s'enrichir et non pas de transformer et de faire fonctionner l'économie sur de telles bases, contrairement au credo officiel.

On mesure, par exemple, toute la différence entre le droit et la manière dont il est ou pas appliqué, dans le fait que le sol n'est toujours pas privatisé bien qu'on ait promu, dès 1990, des réformes en ce sens.

Eltsine avait voulu susciter l'enthousiasme pour une agriculture privée en même temps qu'il faisait distribuer les logements et des parcelles de terrain à presque toute la population urbaine. Au delà de la présentation de la chose - tout le monde le devenant, la mentalité de propriétaire aurait imprégné la société et facilité le passage au marché - , il s'agissait de pallier les nouvelles difficultés de ravitaillement. Face à la désorganisation de la production et de la distribution, on renvoyait la population à ses oignons ! Pour manger de façon équilibrée et à moindre coût, elle n'avait qu'à cultiver son jardin...

Hormis ces parcelles, qui n'apportent qu'un complément alimentaire familial dérisoire, qu'en est-il du reste ? Voici ce qu'en disait, en mars 2000, un journal de Saint-Pétersbourg : « Qu'ont en commun les carrés de pommes de terre et fermes à lait (de) Russie centrale (...) et les steppes désolées battues par les vents de Sibérie ? Le gouvernement les possède. (...) La Russie a plus de terres qu'aucun pays au monde, l'État les possède pratiquement toutes (et) la plupart des 150 millions d'hectares de terres agricoles restent exploités collectivement (et) seuls 6 % des terres nationales sont aux mains du privé. (...) Techniquement il est déjà légal d'acheter et vendre la terre grâce aux décrets signés par l'ex-président Eltsine. Mais (on) manque toujours d'un code foncier approuvé par la Douma d'État et cela écarte les acheteurs potentiels. »

La levée de l'obstacle juridique à l'appropriation de la terre n'a, en effet, pas résolu une question qui n'est pas que juridique car au flou de la loi et de ses modalités d'application se surajoute l'opposition de pans entiers de l'administration. Dans les villes, les mairies ont municipalisé le sol pour, en tenant le foncier, disposer d'un moyen de pression sur les entreprises. Dans les régions rurales, les directions des kolkhozes et des entreprises agro-alimentaires ainsi que les autorités locales ne veulent pas, en général, d'une privatisation du sol à laquelle ces fractions de l'administration pensent avoir plus à perdre qu'à gagner.

Autre obstacle de taille : l'absence d'une clientèle solvable telle qu'une exploitation privée de la terre soit rentable, sauf exceptions. Quant aux systèmes de stockage et de distribution des denrées, conçus pour une agriculture collectivisée, ils ne conviennent pas aux paysans individuels, lesquels restent marginaux. Du coup, et parce qu'elles y trouvaient leur compte en de juteux trafics, les autorités ont préféré importer des denrées. Cela restreignait déjà l'espace économique où aurait pu se développer une paysannerie privée. Et après 1998, c'est le secteur agricole collectivisé qui a profité de la quasi-cessation des importations alimentaires car lui seul pouvait assurer le ravitaillement du pays.

Malgré le changement du droit, le foncier reste donc loin de fonctionner sur une base privée.

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