De la « guerre des pierres » à un État palestinien ?08/10/19931993Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/1993/10/58.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

De la « guerre des pierres » à un État palestinien ?

La signature de l'accord entre les dirigeants israéliens et palestiniens, la reconnaissance mutuelle intervenue entre l'État d'Israël et l'Organisation de Libération de la Palestine, l'OLP de Yasser Arafat, sont des événements que beaucoup auraient cru impossibles avant cette poignée de mains échangée, le 13 septembre 1993 à Washington, entre le premier ministre israélien Yitzhak Rabin et le dirigeant palestinien Yasser Arafat.

On ne pourrait que se réjouir bien sûr si ces accords marquaient vraiment un tournant vers une situation où l'on ne verrait plus deux peuples, comme le peuple israélien et le peuple palestinien, s'enfoncer dans un conflit toujours plus sanglant et sans issue.

En fait, cet accord est sans doute loin de marquer vraiment la fin du conflit israélo-palestinien, encore moins celle du conflit israélo-arabe et des guerres du Moyen-Orient. Et pourtant il est déjà en soi l'aveu d'un échec, et d'abord d'un échec du gouvernement et de l'armée israéliens face à la lutte du peuple palestinien, face à cette révolte, cette « Intifada » qui a vu pendant six ans des jeunes et des moins jeunes, armés seulement de pierres, affronter cette armée moderne et suréquipée.

Et même si ce recul politique est limité et chargé d'arrière-pensées, il est l'aveu de l'échec d'une politique : celle menée par des générations de dirigeants israéliens, qui a consisté à transformer les Palestiniens en opprimés étrangers dans leur propre pays, et les Israéliens en gardiens de prison.

Les origines du sionisme

On ne peut parler de l'État d'Israël et de la politique de ses dirigeants sans parler du mouvement sioniste, un mouvement qui n'est pas né au Moyen-Orient mais qui est né en Europe, en particulier en Europe de l'Est où se trouvaient des communautés juives relativement nombreuses.

En Pologne, en Biélorussie, en Ukraine, à la fin du siècle dernier, l'équilibre qui s'était établi au fil des siècles entre de petites communautés juives et le reste de la société a commencé à se rompre. Plus tardif en Russie ou en Pologne que dans le reste du continent européen, le développement du capitalisme s'y est produit alors qu'à l'échelle mondiale, il montrait déjà tous les signes de la décadence. Pour les petites bourgeoisies russe et polonaise, qui voyaient leur avenir se boucher, la petite bourgeoisie juive était une concurrente qu'il était facile de rendre responsable de tous leurs déboires.

Le régime tsariste en particulier chercha à tirer partie de cette situation en attisant l'antisémitisme et en multipliant les pogroms. C'étaient des expéditions punitives, organisées avec la complicité ou la collaboration directe de la police tsariste contre les villages ou les quartiers juifs. On pouvait alors piller, violer, incendier les maisons des Juifs et les tuer impunément, dans la complicité générale.

La vague des pogroms se répandit en Russie, en particulier dans les années 1881-1882. Cette poussée d'antisémitisme s'ajouta aux causes économiques pour accélérer l'émigration des Juifs d'Europe orientale, vers des pays d'Europe occidentale comme l'Allemagne ou la France, mais aussi et surtout vers les États-Unis qui semblaient alors offrir un espoir à tous les hommes que la misère chassait du vieux continent.

L'antisémitisme n'a d'ailleurs pas épargné ces derniers pays, comme le montre l'affaire Dreyfus en France, qui date de cette époque. C'est dans ce climat qu'est né le sionisme, dont le propagandiste le plus connu fut un journaliste juif de Budapest, Théodore Herzl. Herzl se rendit célèbre en 1896 par un livre intitulé L'État Juif, dans lequel il exposait cette idée que la seule façon pour les Juifs d'échapper aux persécutions serait de créer leur propre État.

Comme tous les nationalismes, le sionisme eut besoin de forger une idéologie, un ensemble de valeurs par lesquelles des hommes de situations sociales très différentes et, dans le cas des Juifs, de pays très différents, pourraient avoir le sentiment d'appartenir au même groupe social, d'avoir les mêmes intérêts, un même destin. Pour cela il fallait aller chercher loin, dans l'antiquité biblique et même ressusciter une langue, l'hébreu, qui n'avait plus guère d'existence que comme langue religieuse.

En fait, plus que la propagande sioniste, c'est l'antisémitisme lui-même qui contribua à donner corps au sionisme, à l'idée que, puisqu'on persécutait les Juifs, c'est qu'ils avaient en commun quelque chose de différent des autres. Herzl s'appuya sur cette idée que les Juifs étaient un peuple au destin à part, une sorte de cible prédestinée de toutes les persécutions. Et s'il y eut des mouvements sionistes très divers, y compris de gauche ou d'extrême-gauche, aucun ne remit jamais vraiment en cause cette idée.

Le sionisme était une utopie, et une utopie réactionnaire. Il n'avait même pas ce caractère progressif, relativement à leur époque, qu'avaient pu avoir les nationalismes européens de la fin du XVIIIe siècle et de la première partie du XIXe siècle. A une époque d'expansion du système capitaliste, ces nationalismes avaient exprimé la tendance et la nécessité pour la société de surmonter des divisions héritées du passé féodal. Ces nationalismes n'avaient d'ailleurs pas tendance à rejeter les minorités nationales mais au contraire à les englober dans un ensemble plus vaste. Cela avait été le cas entre autre pour la Révolution française qui avait voulu ignorer les différences de religion ou d'origines pour reconnaître un droit égal à la citoyenneté à tous ceux qui vivaient sur son sol.

La poussée de l'antisémitisme indiquait bien sûr combien le capitalisme, arrivé dans l'impasse, pouvait peser sur la société et la tirer en arrière du point de vue des idées, et ramener à la surface un obscurantisme qui avait semblé dépassé. Mais il était absurde alors de ne retenir de ce problème général qu'un de ses aspects particuliers, et de chercher la solution au problème de l'antisémitisme par la création d'un État juif qui n'était le produit d'aucune nécessité historique.

C'était absurde du point de vue de l'évolution générale de la société, car c'était vouloir faire tourner en arrière la roue de l'histoire - et pas de peu puisqu'il était question de revenir aux temps bibliques ! - En ce sens, c'était une idée profondément réactionnaire. Mais c'était absurde aussi du simple point de vue des Juifs victimes des persécutions car il était impossible de créer un État qui serait un havre, ne subissant aucun des conflits violents qui déchiraient le monde ; surtout si, de surcroît, on demandait à cet État de pouvoir accueillir tous les Juifs qui, sur la planète, pouvaient être victimes de l'antisémitisme.

Le « Foyer national juif » en Palestine

L'idéologie sioniste resta en fait assez minoritaire au sein de la population juive d'Europe. Bien souvent, celle-ci avait plutôt tendance à se sentir proche des idéaux socialistes, des idées de progrès en général et du mouvement ouvrier qui, lui, proposait de changer l'ensemble de la société en renversant le système capitaliste et en se débarrassant ainsi de tous les poisons qu'il introduisait dans les rapports sociaux.

Mais les dirigeants des organisations sionistes qui commencèrent à naître étaient attentifs aux opportunités que l'époque pouvait ouvrir pour leurs projets.

La Première Guerre mondiale offrit finalement une possibilité. Les impérialismes anglais et français en attendaient l'écroulement de l'Empire ottoman qui contrôlait jusqu'alors une grande partie du Proche-Orient et du monde arabe. Avant même la fin de la guerre, les dirigeants anglais et français se partagèrent sur le papier cet Empire en se répartissant les territoires à occuper. La France devait ainsi mettre la main sur les régions qui constituent actuellement le Liban et la Syrie, tandis que l'Angleterre, déjà installée en Egypte, visait la Palestine et les régions qui constituent actuellement la Jordanie et l'Irak.

Les dirigeants britanniques voulurent hâter la fin de l'empire ottoman en favorisant le nationalisme arabe. Ils estimaient que c'était de bonne politique tant que ce nationalisme se tournait contre la puissance qu'ils voulaient évincer de la région. Mais les dirigeants britanniques savaient très bien qu'ensuite ce nationalisme s'opposerait tout autant à la nouvelle puissance occupante, donc à eux.

C'est pourquoi, avant même la fin de la Première Guerre mondiale, ils cherchèrent par quels moyens ils pourraient arriver à contrôler le Proche-Orient. Ils prêtèrent une oreille favorable aux dirigeants sionistes qui leur demandaient de favoriser l'émigration juive en Palestine, en plaidant que la présence d'immigrants d'origine européenne, installés grâce au soutien de la puissance occupante, permettrait de donner à celle-ci un appui.

Les contacts entre les dirigeants sionistes et l'administration anglaise aboutirent en 1917 à ce qu'on a appelé la « déclaration Balfour », du nom du ministre britannique qui déclara solennellement que son administration verrait d'un oeil favorable « l'installation d'un Foyer National juif en Palestine » . Au même moment, le même gouvernement britannique promettait aux dirigeants arabes, encore en lutte contre la domination ottomane, qu'il leur permettrait de mettre en place « un grand royaume arabe » après la guerre . Ainsi, comme on l'a dit bien souvent, la Palestine n'était plus seulement la « Terre promise », c'était une terre deux fois promise, aux Juifs et aux Arabes à la fois.

Evidemment, cette attitude du colonisateur britannique n'avait rien à voir avec un quelconque souci humanitaire d'accueillir des Juifs persécutés. Le même Balfour avait d'ailleurs fait campagne quelques années plus tôt pour interdire l'accès au territoire britannique aux Juifs venant d'Europe orientale ! Il s'agissait tout simplement de la vieille tactique consistant à diviser pour régner, transformée en doctrine par l'impérialisme britannique.

En tout cas, à partir de là, les germes du conflit judéo-arabe en Palestine étaient semés. Ses manifestations ne manquèrent pas pendant toute la période où la Grande-Bretagne administra la Palestine, c'est-à-dire de 1919 à 1947. La puissance coloniale chercha d'ailleurs à contrôler étroitement l'émigration juive afin qu'elle ne prenne pas trop d'importance et n'ait pas la tentation d'échapper à sa tutelle. Mais il fallait tout de même qu'elle soit suffisante pour contrer le nationalisme arabe naissant en Palestine. Ce nationalisme eut ainsi tendance à s'en prendre aux Juifs plutôt qu'à la puissance coloniale elle-même qui, du coup, se présentait comme un arbitre indispensable, empêchant les deux communautés de s'entre-tuer.

L'émigration juive en Palestine ne se développa d'ailleurs que lentement. Elle ne fut d'abord que le produit des efforts volontaristes du mouvement sioniste pour faire venir des Juifs d'Europe, en même temps qu'il collectait des fonds pour les installer sur des terres rachetées aux grands propriétaires arabes de Palestine. C'est la crise économique en Europe dans les années trente, l'accession au pouvoir de Hitler en Allemagne en 1933 et le début des persécutions nazies qui accélérèrent cette émigration.

Les pays européens dits démocratiques comme la France ou la Grande-Bretagne, fermaient en effet leurs frontières et n'accueillaient qu'au compte-gouttes les Juifs - tout comme d'ailleurs les Allemands opposants politiques qui fuyaient le régime de Hitler. Le mouvement sioniste, en revanche, entretenait des filières d'émigration vers la Palestine, même si ces filières devaient en général rester clandestines du fait des freins mis par la puissance coloniale.

De la fin de la guerre mondiale à la création de l'État d'Israël

En 1945, au sortir de la guerre mondiale, la Palestine comptait environ 1 200 000 Arabes et 600 000 Juifs. Mais cette guerre mondiale, avec l'holocauste nazi, avait ajouté une dimension nouvelle à l'antisémitisme européen.

Ce n'est qu'à la fin de la guerre que l'ensemble de l'opinion européenne connut l'ampleur du massacre effectué par l'Allemagne nazie dans les camps de la mort. Mais, en revanche, ces six millions de victimes juives massacrées, gazées, brûlées dans les camps, n'étaient pas une révélation pour les gouvernements américain ou britannique. Ceux-ci avaient eu parfaitement les moyens de savoir ce qu'était la politique nazie ; mais ils n'avaient pas jugé bon d'en parler, ni de tenter de secourir les victimes, ni même d'ailleurs d'aider les mouvements de résistance qui s'étaient produits contre cette politique d'extermination, comme par exemple l'insurrection du ghetto de Varsovie en 1943.

La fin de la guerre ne les fit d'ailleurs pas changer de politique. Quelque 100 000 rescapés des camps de la mort furent parqués dans des camps de réfugiés en Allemagne, et les puissances qui avaient gagné la guerre mondiale s'estimèrent quittes en les ayant sommairement nourris et vêtus. Les visas d'émigration vers la Grande-Bretagne, les États-Unis ou la France ne furent donnés qu'au compte-gouttes à ces réfugiés, qui n'avaient plus où aller et dont le nombre grossissait d'ailleurs de jour en jour du fait de l'afflux de Juifs polonais fuyant leur pays et leurs villages détruits, chassés par une nouvelle vague de pogroms qui se produisit en 1945-1946.

On estime qu'en 1947, le nombre total des réfugiés juifs en Europe était de 450 000. 450 000 personnes que les puissances européennes et les USA, puissances qui comptaient au total des centaines de millions d'habitants, ne se souciaient même pas d'accueillir, comme si cela leur aurait posé un problème insurmontable !

Dans ces conditions, le mythe sioniste du retour à la Terre promise prit l'allure d'un espoir pour ces rescapés de l'holocauste nazi. Un grand nombre de réfugiés juifs cherchait à gagner la Palestine. Ils durent le faire clandestinement car la puissance coloniale britannique voulait leur en interdire l'entrée. Lorsqu'ils étaient arrêtés, ils étaient dirigés vers des camps, britanniques cette fois, installés dans l'île de Chypre. Ou bien ils en étaient réduits, « boat-people » avant la lettre, à errer sur des bateaux que l'on renvoyait de port en port en leur interdisant de débarquer. Le nom de l'un de ces navires est resté célèbre : Exodus.

On le sait, la fin de la guerre mondiale sonnait le glas des empires coloniaux comme ceux de la France et de la Grande-Bretagne. Cette dernière voulait éviter d'avoir à maintenir ses troupes et une présence coloniale directe. Elle tentait d'organiser une retraite ordonnée en donnant aux différents pays arabes une indépendance formelle sauvegardant sa présence et un lien privilégié entre l'impérialisme anglais et les couches dirigeantes arabes. Elle créa pour cela un organisme supranational qu'elle contrôlait, la Ligue arabe, dans lequel ces différents régimes étaient représentés.

Mais dans le cas de la Palestine, l'impérialisme anglais était empêtré dans les contradictions qu'il avait lui-même contribué à créer en attisant les haines entre communautés.

La minorité juive de Palestine constituait désormais un groupe social très structuré avec ses organisations, ses partis couvrant tout l'éventail politique, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche, et qui se sentait les moyens d'engager la lutte contre l'occupant britannique. Elle disposait pour cela d'organisations armées, notamment une milice, la Hagana (la « défense » en hébreu), dominée par un parti social-démocrate membre de l'Internationale Socialiste, le Mapaï, qui avait cherché jusqu'au bout à ménager les relations avec l'impérialisme anglais. Mais on assistait également à la naissance d'organisations armées plus radicales, sous l'impulsion de militants sionistes d'extrême-droite. La plus connue était l'Irgoun, une organisation pratiquant largement les attentats terroristes, et d'où devaient sortir un certain nombre de dirigeants de l'État d'Israël, comme Menahem Begin ou Yitzhak Shamir, qui allaient se spécialiser plus tard dans la dénonciation du terrorisme... arabe !

Les organisations sionistes n'hésitèrent pas, par exemple, à faire sauter, en 1946, un hôtel de Jérusaleme occupé par les services gouvernementaux britanniques, l'Hôtel du roi David, et quelques mois plus tard un mess d'officiers anglais.

La lutte engagée par les dirigeants sionistes n'avait pas pour objectif d'obtenir l'indépendance de la Palestine au profit de tous ses habitants, Juifs et Arabes ; elle avait pour objectif ouvert de créer un État juif. Cela revenait à considérer les Arabes comme des ennemis qui, a priori, ne pouvaient avoir de place dans un tel État.

Les dirigeants arabes, eux, essayaient de faire pression pour empêcher la création de cet État juif. Finalement, le résultat fut que la Grande-Bretagne préféra laisser à l'ONU le soin de décider ce qu'on pouvait faire désormais de la Palestine. L'ONU proposa alors de la partager en deux États, l'un juif et l'autre arabe, associés au sein d'une union économique. La zone de Jérusalem devait avoir un statut international particulier. Enfin, l'ONU fixa une date pour l'achèvement de la tutelle de la Grande-Bretagne sur la Palestine : le 15 mai 1948.

Mais il n'y eut pas à attendre ce jour-là pour voir éclater la guerre, qui fut la première guerre israélo-arabe. Les armées des différents États arabes tentèrent de s'opposer à la création d'un État juif, tandis que les dirigeants sionistes prenaient les devants pour occuper le maximum du territoire, en en chassant si possible les Arabes. Un des procédés utilisés - entre autres par l'Irgoun - fut d'organiser des massacres de villageois arabes et de pousser ainsi la population à s'enfuir. Le cas le plus connu est celui du village de Deir Yassine, où 254 villageois arabes furent massacrés dans une opération qu'on pourrait appeler aujourd'hui de « purification ethnique ».

C'est dans ces conditions que le 14 mai 1948, à la veille de la fin officielle du Mandat britannique, fut proclamé l'État d'Israël. Ses frontières n'étaient pas encore fixées car, loin de s'en tenir aux lignes fixées par le plan de partage de l'ONU, les dirigeants sionistes essayaient d'agrandir la zone juive au détriment de la zone arabe.

Quant aux armées des États arabes, elles ne montrèrent pas un grand zèle militaire. Pour les régimes égyptien, syrien, jordanien de l'époque, il s'agissait plutôt d'un simulacre destiné à montrer à leur opinion publique qu'ils n'acceptaient pas la création du nouvel État sur une terre qu'ils considéraient comme arabe. Mais la défense des intérêts de la population arabe de Palestine était le cadet de leurs soucis.

En réalité, il existait dès cette époque un accord secret entre les dirigeants sionistes et le roi de Jordanie, Abdallah, représentant de la famille des féodaux hachémites. Après la guerre de 1948, ce fut lui qui occupa une partie des terres que le plan de partage de l'ONU avait réservées pour la création d'un État arabe palestinien. En 1950, il annexa même purement et simplement cette zone de la Palestine que l'on appelle la Cisjordanie, située entre l'État d'Israël et le fleuve Jourdain. Ainsi, malgré le plan de partage, la guerre de 1948 n'aboutit pas à la création d'un nouvel État arabe mais seulement à l'annexion par la Jordanie de la partie de la Palestine restée arabe. De son côté, l'Egypte occupa une autre partie du territoire que le plan de partage de l'ONU avait réservé pour ce nouvel État : le territoire de Gaza, qui est limitrophe de l'Egypte.

Du rêve sioniste au cauchemar

En revanche, la guerre aboutit bien à la création d'un État juif : l'État d'Israël. La politique de ses dirigeants était criminelle, mais elle ne s'en appuyait pas moins sur le désir des Juifs de Palestine, après les dominations turque puis anglaise, d'avoir leur existence indépendante, et surtout sur l'aspiration encore plus légitime des centaines de milliers de réfugiés juifs rescapés des camps de la mort à trouver un sanctuaire.

Dans le contexte d'alors, on ne pouvait que leur reconnaître ce droit à avoir un territoire. Mais il n'y avait aucune justification que cela se fasse au détriment des Arabes palestiniens. Il pouvait y avoir place pour deux. Malheureusement, l'État d'Israël, tel qu'il fut créé, fut justement dirigé d'abord contre les Arabes. Et pour les Juifs, il ne fut pas non plus ce havre auquel ils aspiraient. La politique des dirigeants sionistes allait même en faire un piège, un piège sanglant. Elle allait plonger la population juive du nouvel État dans un engrenage de guerres sans fin contre les populations arabes, pour des intérêts qui n'étaient pas les siens, mais ceux de l'impérialisme.

Les citoyens du nouvel État d'Israël en espéraient pourtant beaucoup. Après ce qu'ils avaient vécu, beaucoup pensaient avoir enfin un endroit où ils pourraient donner une réalité à des idéaux de paix, de fraternité, de liberté. Une grande partie des militants des organisations sionistes étaient partisans des idéaux socialistes et pensaient qu'en terre d'Israël, ils pourraient leur donner une réalité. La forme des implantations agricoles juives, par exemple, témoignait de cet esprit collectif et égalitaire : c'étaient les « kibboutz », ces fermes dans lesquelles les pionniers juifs travaillaient et vivaient en mettant tout en commun, en s'inspirant d'ailleurs de l'exemple des kolkhozes en URSS. C'était aussi dans le domaine industriel une floraison d'entreprises coopératives, elles-mêmes contrôlées en fait par une puissante organisation syndicale juive : la Histadrout.

On devait donc parler, pendant des années, du « socialisme » israélien, d'autant plus que les dirigeants du nouvel État appartenaient au parti socialiste Mapaï, lui-même membre de l'Internationale socialiste. Cela mit l'État d'Israël des débuts à la mode dans la gauche européenne, où l'on aimait à discuter des « expériences socialistes » en cours, de l'URSS à la Yougoslavie, à la Chine ou... à Israël.

Mais le monde impérialiste est décidément un monde sans évasion possible. Dans la génération qui allait construire l'État d'Israël, beaucoup ignoraient sans doute sincèrement la situation du Proche-Orient et en particulier des Arabes. D'autres ne l'ignoraient peut-être pas, mais préféraient se boucher les yeux en s'imaginant que l'État juif pourrait être une société égalitaire et fraternelle sans se soucier pour autant des peuples qui l'entouraient.

Car la société israélienne n'apparaissait imprégnée de ce vague idéalisme qu'à condition de ne pas regarder autour. Les kibboutz étaient sans doute communautaires pour eux-mêmes, mais ils exploitaient le plus souvent des terres résultant de l'expulsion des paysans arabes. Et l'attitude des dirigeants israéliens vis-à-vis des Palestiniens fut la systématisation d'une politique de faits accomplis. Puisque bien des Arabes palestiniens avaient quitté leur terre, il n'était désormais plus question qu'ils reviennent. Que ces réfugiés croupissent désormais dans des camps en Jordanie ou en Syrie, ce n'était plus le problème des dirigeants israéliens. Les terres ou les maisons inoccupées du fait de la fuite de leurs habitants arabes lors de la guerre, furent appropriées, cette fois par des Juifs. A cela s'ajouta la possibilité pour l'État israélien de réquisitionner des terres « pour motifs de sécurité ».

Sans doute, une autre politique aurait été possible : une politique qui n'aurait pas visé l'exclusion des Palestiniens, mais au contraire la cohabitation des deux peuples avec des droits égaux. Les différences de culture, de degré d'éducation, de traditions politiques, n'étaient pas en elles-mêmes un handicap et auraient pu être au contraire une richesse. Une Palestine judéo-arabe vraiment démocratique, mais démocratique à l'égard des deux peuples, avec ses kibboutz égalitaires, aurait même pu être un exemple formidable pour tout le Proche et le Moyen-Orient.

C'est en premier lieu aux organisations juives, si souvent d'inspiration socialiste, à leurs militants qui avaient bénéficié de toute une culture, de toute une expérience venues du mouvement ouvrier européen, de tout un état d'esprit internationaliste, qu'il aurait appartenu d'imaginer et de mettre en oeuvre tout cela. Il aurait fallu aux Juifs israéliens avoir le souci non seulement d'eux-mêmes, mais des peuples parmi lesquels ils s'installaient, de les faire bénéficier de leurs acquis, de les respecter.

Mais même parmi tous ces militants à prétentions socialistes, ce ne fut pas cet état d'esprit qui prévalut mais la simple et commune loi du plus fort, comme si, sous prétexte que les Juifs l'avaient subie en Europe, cela leur avait donné le droit de l'appliquer aux Arabes du Proche-Orient.

Appliquée par un dirigeant social-démocrate comme Ben Gourion, qui dirigea Israël dans ses premières années, l'idée même qu'il s'agissait de fonder un État juif se traduisit concrètement par le fait de vouer les Arabes à l'expulsion ou, pour ceux qui restaient, d'en faire des citoyens de seconde zone. Une des lois fondamentales de l'État d'Israël fut la « Loi du Retour » adoptée en 1950, reconnaissant la nationalité israélienne à tout Juif, de quelque pays qu'il soit, qui viendrait s'installer en Israël. Ainsi, un Juif habitant Paris ou New York se voyait reconnaître infiniment plus de droits à acquérir la nationalité israélienne que n'importe quel Arabe de Palestine !

Enfin, l'État d'Israël devait pendant près de trente ans être administré par des gouvernements à majorité travailliste, professant donc officiellement une idéologie social-démocrate, qui devaient se révéler extrêmement efficaces pour discipliner les travailleurs israéliens eux-mêmes, au nom des intérêts supérieurs d'Israël et de sa défense. Il faut y ajouter le rôle très particulier de la bureaucratie syndicale de la Histadrout, une bureaucratie d'autant plus puissante qu'elle était en même temps le premier employeur du pays. La Histadrout jouait en Israël le rôle que joue dans bien des pays le secteur des entreprises d'État. Il s'y ajoutait le rôle de syndicat unique usant et abusant de son monopole pour briser les grèves.

Ainsi, l'État et l'ensemble des organisations sionistes ont formé un ensemble cohérent et efficace permettant de canaliser les élans, les espoirs de la population israélienne des débuts, au service d'intérêts qui n'étaient pas les siens. Et au bout du compte, ils ont servi à fabriquer, au coeur du Proche-Orient, cette sorte de micro-État impérialiste qu'est devenu l'État d'Israël ou, si l'on veut, cet État impérialiste par procuration dont les structures militaires servent à défendre sur place les intérêts globaux de l'impérialisme, et d'abord ceux de l'État impérialiste le plus puissant, les États-Unis, dont il est en fait l'otage.

En outre, le parti pris du départ de créer un État juif, donna à la religion israélite un poids considérable car elle était au fond la seule tradition qui soit un peu commune à ces émigrants venus du monde entier. Cela en fit une sorte de tabou auquel aucun parti n'osait s'attaquer, même ceux qui, en principe, auraient dû être laïcs et combattre les préjugés religieux. Israël fut donc un État dans lequel ces préjugés, incarnés par un rabbinat réactionnaire et obscurantiste, firent pratiquement la loi, jusqu'à provoquer la croissance de partis religieux intégristes.

Enfin, les préjugés racistes apparurent non seulement contre les Arabes, ce qui faisait presque partie du programme de fondation de l'État, mais au sein de la population juive elle-même. Lorsque des immigrants arrivèrent en nombre des communautés juives des pays méditerranéens, ils furent voués aux emplois les moins qualifiés et devinrent souvent l'objet du mépris de la génération précédente d'immigrants qui, eux, étaient le plus souvent venus d'Europe.

Avec le temps, les rêves des pionniers juifs ont dû se dissiper devant les réalités. Les aspects un peu collectifs de la société israélienne des débuts tendaient naturellement à s'effacer devant la prolifération des bourgeois de tout poil.

La société idéale que les dirigeants sionistes avaient eu la prétention de construire ressemblait ainsi de plus en plus à la société capitaliste européenne que les immigrants juifs avaient voulu fuir. Peu à peu, elle en reconstituait toutes les tares, souvent en pire.

Une politique pro-impérialiste

Et puis, pour ce qui est de la politique extérieure, les dirigeants israéliens poursuivirent dans la voie qui avait été celle des dirigeants sionistes depuis le début. De même que la fin de la Première Guerre mondiale leur avait fourni l'occasion de se faire les agents locaux du colonialisme britannique et, en échange, d'obtenir son appui, les circonstances de l'après-Deuxième Guerre mondiale leur offraient encore des opportunités.

Le Proche et le Moyen-Orient d'alors connaissaient une décolonisation difficile, pour autant d'ailleurs qu'on puisse vraiment parler de décolonisation. L'indépendance formelle des différents pays arabes, ou même de l'Iran, ne les empêchait pas de rester sous la coupe de couches sociales quasi féodales directement liées à l'impérialisme, et de régimes particulièrement odieux et corrompus. Dans la plupart de ces pays, une petite bourgeoisie nationaliste cherchait à accéder au pouvoir et à alléger un peu la tutelle des féodaux et, au-delà, des grandes sociétés impérialistes. Elle trouvait un soutien dans la population pauvre et dans les aspirations de celle-ci à secouer le joug de misère et d'oppression qui pesait sur elle. Tout cela, joint à l'affaiblissement des vieilles puissances coloniales comme l'Angleterre et la France, facilitait l'arrivée au pouvoir de dirigeants nationalistes comme Nasser en Egypte, Mossadegh en Iran, Kassem en Irak.

Or cette région, du fait de ses importantes ressources pétrolières, devenait de plus en plus vitale pour les trusts de l'occident impérialiste. Les États-Unis, vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale et nouvelle puissance dominante, avaient besoin de trouver sur place des régimes, des armées pouvant leur servir de relais. Le régime israélien allait se spécialiser dans ce rôle.

En effet, à la différence de la plupart des États de la région, en proie à de fortes tensions sociales, gouvernés par des régimes instables, l'État d'Israël pouvait être pour l'impérialisme un allié sûr. Il avait une population d'origine européenne, cultivée, disposant de connaissances et surtout de capitaux, et donc d'emblée dans une situation sociale bien meilleure que celle des pays voisins. D'autre part, les circonstances même de la naissance de l'État, cet afflux de réfugiés qui avaient vu en sa création leur seul espoir, ayant le sentiment de n'être entourés que de régimes et de peuples ennemis, facilitaient une véritable union sacrée de l'ensemble de la population israélienne derrière son régime. L'impression d'être le dos au mur face à un entourage hostile pouvait la rendre prête à se battre avec acharnement, chaque fois que cela paraîtrait nécessaire, contre les États arabes, et en même temps à voir dans les pays occidentaux les alliés naturels de l'État d'Israël.

Les dirigeants israéliens spécialisèrent donc leur État et leur armée dans un rôle de véritables supplétifs des armées occidentales, et engagèrent Israël dans toute une série de guerres contre les États voisins. C'est ainsi qu'en 1956, l'armée d'Israël intervint pour riposter à la nationalisation du canal de Suez par le régime égyptien de Nasser. En 1967, elle intervint de même pour tenter d'abattre le régime nationaliste syrien.

La population israélienne allait donc accepter de vivre sur un pied de guerre permanent. Elle avait l'impression de se battre pour son propre intérêt, pour sa survie, mais se battait en réalité pour des intérêts qui n'étaient pas les siens. On aurait pu paraphraser dans son cas les mots célèbres d'Anatole France qui disait : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels et les marchands de canon » , en disant que les Israéliens croyaient mourir pour la survie des Juifs, mais mouraient pour la Shell et pour la Standard Oil.

Et puis ils mouraient d'ailleurs aussi, tout simplement, pour les intérêts des bourgeois israéliens. Car il y en avait, et de plus en plus, dont les appétits nourrissaient un expansionnisme de plus en plus affirmé.

Ainsi, si Israël mena la guerre de 1967 avec le blanc-seing des États-Unis qui souhaitaient se servir de l'armée israélienne pour frapper les régimes arabes, il la mena aussi pour son propre compte. Au contraire de ce qui s'était produit après la guerre de 1956, il ne rendit pas les territoires occupés au cours de sa campagne militaire. L'armée israélienne occupa le désert du Sinaï, territoire égyptien, jusqu'au canal de Suez. Elle s'installa durablement dans le Golan, territoire syrien dont les hauteurs dominent le lac de Tibériade. Et surtout elle occupa Gaza, ce territoire en principe arabe palestinien qui était administré depuis 1948 par l'Egypte, ainsi que la Cisjordanie qui avait été annexée en 1950 par la Jordanie. Au passage, tout comme en 1948, l'armée d'occupation poussa encore les Arabes de Cisjordanie à partir. Et ce fut un nouveau contingent d'au moins 280 000 réfugiés - dont certains étaient déjà des réfugiés de la guerre précédente - qui gagna les camps d'au-delà du Jourdain.

L'idéologie sioniste prônait la constitution d'un « grand Israël » reprenant les frontières qu'aurait eues la Palestine juive des temps bibliques. En fait, ces motivations, puisées dans la Bible pour mettre ainsi la main sur de nouveaux territoires, recouvraient des préoccupations plus terre à terre. Le mini-impérialisme israélien avait besoin de marchés et de colonies et, comme bien d'autres avant lui, il se les ouvrait à coups de conquêtes territoriales. Il oeuvrait ainsi dans l'intérêt des capitalistes israéliens dont les appétits de profit restaient bridés à l'intérieur des frontières de leur minuscule État et de son marché intérieur d'à peine trois à quatre millions d'habitants. Là aussi, l'atmosphère d'union nationale existant en Israël permettait d'amener les travailleurs et la population pauvre à se battre pour des intérêts qui n'étaient pas les leurs.

Bien sûr, dans toutes ces guerres où Israël servait aussi ouvertement les intérêts impérialistes contre les velléités des régimes arabes d'en secouer un peu la tutelle, les travailleurs, les militants révolutionnaires ne pouvaient que souhaiter la défaite d'Israël et donc la victoire des États arabes.

On ne pouvait en effet mettre sur le même plan le nationalisme israélien et le nationalisme arabe et renvoyer dos à dos l'un et l'autre. Le nationalisme israélien se faisait l'instrument du maintien de la domination impérialiste, tandis que le nationalisme arabe reflétait le désir des opprimés de la région de secouer la tutelle de cet impérialisme.

C'est pourquoi, même si on ne pouvait que reconnaître le droit des Juifs israéliens à leur existence indépendante, cela ne pouvait justifier en aucun cas le soutien à la politique sioniste. Mais du côté arabe non plus, il n'était pas question d'oublier la nature de ces régimes et le fait que, là aussi, il y avait une lutte indispensable à mener contre les classes dominantes.

Nationalisme arabe et nationalisme palestinien

Mais il faut préciser, justement, ce qu'était ce nationalisme arabe auquel le projet sioniste se confronta dès le début.

Si l'on revient en arrière, aux lendemains de la Première Guerre mondiale, il n'y aurait pas eu grand sens alors à distinguer le nationalisme palestinien du nationalisme arabe en général. De l'Egypte à l'Irak en passant par la Palestine, la population arabe était soumise à la présence du même impérialisme : l'impérialisme anglais. En Syrie et au Liban, c'était l'impérialisme français, et cela ne faisait pas grande différence. Les mouvements qui se produisaient avaient la même cible et avaient tendance à se dérouler à l'échelle de toute la région. Les années vingt et trente furent ainsi marquées par des grèves en Egypte, des insurrections répétées dans les campagnes irakiennes et syriennes. La grève générale des Arabes palestiniens en 1936, eut son pendant avec une grève générale en Syrie contre la présence française. Dans tous ces mouvements se faisait sentir d'ailleurs la marque, l'influence de mouvements prolétariens qui se produisaient au même moment dans d'autres parties du monde et, finalement, du mouvement ouvrier international et de la Révolution russe. Dans ce Proche-Orient sous tutelle coloniale naissait la conscience d'une unité de destin et d'intérêts, la conscience d'une unité arabe qui pouvait se construire dans la lutte commune contre cette présence impérialis-te ; et même la conscience d'une unité avec la lutte des exploités du monde entier.

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la très superficielle décolonisation du Proche-Orient n'aboutit qu'à des indépendances très formelles, sous la forme d'un morcellement de la région entre différents États arabes, selon des frontières n'ayant d'autre sens que les calculs des colonisateurs, et laissant ces États extrêmement dépendants de ceux-ci.

Les gouvernements de ces nouveaux États se sentirent toujours obligés d'invoquer cette « unité arabe » dans leurs discours, mais en même temps, ils la piétinèrent dans les faits. Les couches dirigeantes s'estimèrent heureuses dès qu'elles purent disposer d'appareils d'État à elles, même si leur indépendance était illusoire et la viabilité économique de ces pays, qui se résumaient souvent à un bout de désert, très douteuse.

Sans doute, du point de vue des intérêts généraux des bourgeois arabes, l'unité aurait été souhaitable. Mais leurs efforts dans ce sens ne dépassèrent jamais le stade des velléités. La réalisation de l'unité arabe aurait nécessité en effet une véritable lutte révolutionnaire contre l'impérialisme qui était prêt à s'y opposer de toutes ses forces. Les bourgeoisies arabes, même nationalistes, étaient déjà bien trop conservatrices, bien trop attachées à leurs tout petits avantages, pour risquer de les remettre en jeu dans une telle lutte.

De ce point de vue, l'existence d'Israël rendait d'une certaine façon service aux dirigeants arabes. Israël était un ennemi commun à tous les Arabes, bien commode à montrer du doigt. Et même si le rôle pro-impérialiste d'Israël était en effet évident, c'était aussi un substitut commode à cette lutte commune contre l'impérialisme que les bourgeoisies arabes ne menaient pas. En dénonçant Israël, les dirigeants arabes tenaient un moyen commode d'apparaître comme des défenseurs de la cause arabe, meilleurs les uns que les autres. Les surenchères nationalistes contre Israël, touchant parfois au délire, ne furent qu'un moyen de susciter l'unité nationale derrière leurs régimes de façon à faire passer au second plan les revendications sociales et les luttes de classes.

C'est donc la lutte contre Israël qui servit de prétexte à une politique d'armement à outrance et au renforcement de dictatures qui n'étaient efficaces que pour réprimer leurs propres peuples mais dont les généraux incapables perdaient régulièrement, les unes après les autres, les guerres avec Israël, au prix du sang de milliers de leurs soldats... Et surtout, les dirigeants arabes purent faire oublier à leurs peuples qu'ils avaient d'autres ennemis peut-être plus à leur portée : la bourgeoisie et les couches dirigeantes de leur propre pays.

Les dirigeants arabes se moquaient évidemment du sort des réfugiés palestiniens, parqués dans des camps à la suite des guerres israélo-arabes. Et ceux-ci croupirent donc pendant des années dans les camps de toile ou les habitations précaires des faubourgs de Beyrouth, de Damas ou d'Amman, avec pour tout moyen de subsistance les maigres secours distribués par les organismes spécialisés de l'ONU.

C'est dans ces conditions que naquit vraiment un nationalisme proprement palestinien. Il fallut pour cela que, sur la révolte des Palestiniens des camps, viennent se greffer les aspirations de la petite bourgeoisie palestinienne à avoir elle aussi cette place au soleil que ne lui laissaient ni Israël, ni même, malgré tous leurs discours de solidarité, les autres bourgeoisies arabes.

La création de l'OLP

C'est en 1959 qu'un groupe de jeunes militants, dont Yasser Arafat, fonda au Koweit le Fatah, dont le nom est l'anagramme inversé de « mouvement de libération nationale de la Palestine ».

Yasser Arafat lui-même, apparenté à une grande famille de la bourgeoisie palestinienne (les Al-Husseini), partit en exil à Gaza en 1948. Ayant fait ses études au Caire, il obtint un diplôme d'ingénieur des Travaux publics puis partit travailler au Koweit où il fit fortune en fondant sa propre société de travaux publics. Cependant, il choisit finalement de se consacrer à la politique, à la défense d'un nationalisme palestinien qui, pour lui, correspondait aux intérêts de sa classe. Arafat se définit comme « un pragmatique » refusant à priori les idéologies, et le nom du Fatah dit bien que son mouvement se fixait pour but de prendre le pouvoir en Palestine, et rien qu'en Palestine. Le Fatah était alors taxé de « régionalisme » par d'autres militants palestiniens, comme Georges Habache ou Nayef Hawatmeh, qui, eux, s'étaient regroupés au sein du MNA, le Mouvement Nationaliste Arabe, et qui se donnaient donc en principe des objectifs plus vastes, y compris celui de combattre les dirigeants des États arabes et leurs compromissions.

Le Fatah commença, bien difficilement, à constituer ses premiers commandos armés qui intervinrent pour la première fois le 1e janvier 1965 en s'infiltrant en Israël. Mais bien plus que d'engager vraiment la lutte militaire avec Israël, l'objectif du Fatah était dans un premier temps de se faire reconnaître comme organisation nationaliste par les Palestiniens eux-mêmes, et surtout par les régimes arabes.

Les dirigeants arabes étaient conscients du bouillonnement nationaliste parmi les réfugiés palestiniens. C'est pour essayer de le contrer et de le contrôler qu'ils créèrent, en 1964, « leur » propre organisation palestinienne : ce fut l'Organisation de Libération de la Palestine, l'OLP.

Lors d'une réunion au sommet de la Ligue Arabe, tenue à Alexandrie, des dirigeants comme l'égyptien Nasser, l'algérien Ben Bella, le tunisien Bourguiba, ou encore le roi Fayçal d'Arabie Saoudite donnèrent naissance à cette organisation. Alors que les organisa-tions nationalistes palestiniennes naissantes étaient surtout l'objet des attentions de leurs services secrets, cette organisation-là allait avoir pignon sur rue et bénéficier de leurs fonds et de leur soutien.

A la tête de l'OLP, les dirigeants arabes mirent un certain Ahmed Choukeiri, un homme qui avait longtemps été un fonctionnaire de la Ligue Arabe, personnage corrompu, éminemment réactionnaire, lié aux régimes arabes les plus rétrogrades comme l'Arabie Saoudite, et suffisamment falot pour que ceux-ci soient sûrs de pouvoir le contrôler.

C'est la guerre israélo-arabe de 1967, dite « guerre des Six jours » car, en six jours, l'armée israélienne écrasa à plate couture les armées arabes, qui changea les données du problème.

La défaite déconsidéra complètement les régimes arabes auprès des Palestiniens, alors même que les 280 000 nouveaux réfugiés, chassés par l'avance de l'armée israélienne, vinrent gonfler les camps de Jordanie, de Syrie et du Liban. Cette situation donna une forte impulsion au mouvement national palestinien. D'une certaine façon, une partie de la population arabe palestinienne, divisée en 1948, se trouva ainsi réunifiée par la haine commune à l'égard d'Israël et par la défiance envers les régimes arabes.

C'est dans ce contexte que le Fatah réussit à s'imposer à la tête du mouvement palestinien. L'affaiblissement du régime jordanien lui permit en effet d'organiser ses commandos armés dans les camps de réfugiés de Jordanie et, à partir de là, de commencer à déclencher des actions contre Israël.

Les commandos du Fatah soulevèrent l'enthousiasme dans la population palestinienne le 21 mars 1968, à la bataille de Karameh, lorsqu'ils réussirent à tenir, douze heures durant, contre une importante colonne militaire israélienne. Les combattants palestiniens acquirent un prestige qui fit du terme « feddayin » - combattant - un mot courant du vocabulaire politique, comme en son temps celui de « fellaga » donné aux combattants de l'indépendance algérienne. Par centaines, des jeunes s'engagèrent dans la résistance palestinienne. « Avant la bataille de Karameh, dira un dirigeant du Fatah, nous étions seulement 722. Soudain, nous fûmes 3 000 ».

Arafat : une « révolution palestinienne » du domaine de la phrase

Cette audience grandissante permit au Fatah et à son dirigeant, Arafat, de prendre la direction de l'OLP, lors du Ve congrès de l'organisation qui se tint en février 1969 au Caire.

Ainsi, dans cette OLP créée au départ par les chefs d'État arabes pour empêcher l'émergence réelle d'un mouvement nationaliste palestinien indépendant, l'audience grandissante de ces organbisations nationalistes les contraignait désormais à tolérer un homme issu précisément de ces petites organisations qui leur étaient toujours plus ou moins suspectes. Arafat n'était pas un Choukeiri ; c'était un homme qui venait de gagner une popularité réelle au sein de la population palestinienne et qui disposait donc, face aux dirigeants arabes, d'une certaine liberté de manoeuvre.

Ce devait être d'ailleurs toute l'habileté politique d'Arafat que de réussir à maintenir cette liberté de manoeuvre, en se maintenant à peu près à égale distance de tous les régimes arabes, en jouant de leurs contradictions sans jamais se lier vraiment à l'un d'entre eux contre les autres. Mais s'il fut accepté par eux à la tête de l'OLP, c'est aussi parce qu'il sut leur donner des garanties. L'OLP d'Arafat restait fondée sur un nationalisme strictement palestinien. Et Arafat sut donner aux chefs d'État arabes l'assurance que son organisation n'interviendrait en aucun cas dans leurs affaires intérieures.

Arafat sut aussi intégrer au sein de l'OLP non seulement le Fatah, mais même les organisations issues du courant dit « nationaliste arabe » - qui avaient entre-temps donné naissance au Front Populaire de Libération de la Palestine de Georges Habache (FPLP) et au Front Démocratique et Populaire de Libération de la Palestine de Nayef Hawatmeh (FDPLP) - , ainsi qu'une organisation palestinienne créée par le régime syrien, la Saïka, et divers autres groupes. Ainsi était constituée sous sa direction une sorte de « Front » analogue aux « Fronts de Libération » du même genre nés dans différents pays du Tiers-Monde. L'unité d'action imposée à tous derrière la personnalité de Yasser Arafat constituait une garantie que ces différentes organisations seraient contrôlées et ne se livreraient pas à une surenchère dangereuse. Elle contribuait à la fois à consolider l'autorité d'Arafat face aux différents chefs d'État arabes et à convaincre ceux-ci, qu'à tout prendre, Arafat à la tête de l'OLP était la moins mauvaise des solutions.

L'OLP allait pendant longtemps cultiver l'image d'une organisation nationaliste radicale, prônant la « Révolution palestinienne » par le biais de la « lutte armée » pour la libération totale de la Palestine, affirmant son « anti-impérialisme » et, bien sûr, son « anti-sionisme », excluant toute reconnaissance de l'État d'Israël. Toute son histoire devait cependant montrer combien, pour les dirigeants palestiniens et en particulier Arafat, cette « Révolution » était du domaine de la phrase et couvrait en réalité une politique opposée.

Le potentiel révolutionnaire du problème palestinien

Et pourtant la question palestinienne était grosse d'un énorme potentiel révolutionnaire. De la Syrie et de l'Irak à l'Egypte, de la Jordanie au Liban, chaque défaite des armées arabes, en 1948, en 1956, en 1967, avait fragilisé des régimes déjà particulièrement instables et contribué à édifier un peu plus les masses populaires arabes sur ce que valaient les prétentions « anti-impérialistes » de leurs dirigeants. L'afflux des réfugiés palestiniens expulsés par Israël était, dans chacun de ces pays, comme un vivant témoignage de l'oppression impérialiste au Moyen-Orient et de la capitulation des régimes arabes devant celle-ci.

C'est pourquoi, lorsque après la guerre de 1967 ces réfugiés palestiniens commencèrent à se mobiliser, à s'armer sans plus accorder aucune confiance aux dirigeants arabes, ils n'étaient plus seulement un facteur de déstabilisation, mais pouvaient devenir un véritable facteur révolutionnaire.

Le niveau de conscience et d'organisation, la détermination des réfugiés palestiniens étaient sans doute bien plus élevés que celui des peuples des États arabes au sein desquels ils vivaient. Mais ils n'en étaient nullement isolés. Ils étaient au contraire vus avec sympathie, et même comme une avant-garde possible par les masses arabes, tant déçues par le prétendu anti-impérialisme des dirigeants égyptiens ou syriens - pour ne pas parler des autres - et qui cherchaient vers qui se tourner. Les Palestiniens se trouvaient ainsi au contact direct de véritables alliés qui pouvaient représenter une force considérable : les exploités du reste du monde arabe.

Aux exploités du Liban et de Jordanie, de Syrie ou d'Egypte, les Palestiniens apparaissaient comme des frères de lutte, comme une incarnation possible de cette unité arabe tant invoquée dans les discours des dirigeants - mais justement, seulement dans les discours. Disséminés dans les différents pays arabes, les Palestiniens étaient une force transgressant toutes ces frontières et qui semblait incarner physiquement cette unité possible dans la lutte contre l'impérialisme et contre ses représentants locaux.

C'est cette situation qui mettait à portée de la main des dirigeants palestiniens cette possibilité de se placer, effectivement, à l'avant-garde d'une révolution à l'échelle de toute cette région du Proche et du Moyen-Orient secouée par tant de crises. Et s'ils avaient su s'adresser aux autres peuples arabes, rechercher leur alliance et non celle de leurs dirigeants, les leaders palestiniens auraient pu faire voler en éclat cette édifice de dictatures et de régimes réactionnaires, toujours plus ou moins alliés et plus ou moins rivaux, qui est à la base de la domination impérialiste au Moyen-Orient et dont l'État d'Israël n'est finalement qu'une partie.

Les événements qui se produisirent au Liban et en Jordanie en particulier, mais aussi en général l'extrême sensibilité de tout le monde arabe à la question palestinienne, montrent que cela était loin d'être une hypothèse d'école. Malheureusement, les premiers à en être conscients furent les dirigeants arabes eux-mêmes qui en tirèrent les conséquences en écrasant le mouvement palestinien ; tandis que les dirigeants palestiniens montraient, eux, par toute leur attitude, que c'était bien de cette politique révolutionnaire qu'ils ne voulaient pas.

Même lorsque certains d'entre eux - en particulier le FPLP de Georges Habache - semblèrent proposer une politique plus radicale, il ne s'agissait que d'actions de commandos visant à les faire apparaître comme des hommes plus durs ou plus déterminés, mais pas à proposer aux masses de se battre vraiment avec leurs propres armes et sur leur propre terrain, qui aurait très vite pu devenir un autre terrain de classe que celui de la bourgeoisie palesti-nienne. Ces organisations fournissaient au fond la garantie qu'une radicalisation possible de la population palestinienne n'aurait pas une telle traduction de classe. De plus, Arafat qui présidait l'OLP dont toutes ces organisations étaient des composantes, gardait ainsi la garantie qu'elles n'échapperaient pas à son propre contrôle.

Le « Septembre noir » jordanien

En trente ans d'existence de l'OLP, les occasions n'ont pas manqué qui ont permis de juger de sa politique.

Ce fut le cas d'abord en Jordanie même, où le pouvoir du roi Hussein - qui avait succédé à Abdallah - était le plus directement menacé par l'essor des organisations palestiniennes. La présence de milices palestiniennes sur le sol jordanien, le soutien des réfugiés à celles-ci et leur hostilité à Hussein, mettaient l'OLP dans la situation de pouvoir renverser ce régime particulièrement réactionnaire. Mais Yasser Arafat continuait à assurer au roi que son seul objectif était le combat contre Israël.

Cette attitude contribua à désarmer politiquement les Palestiniens eux-mêmes face au régime de Hussein, d'autant plus que les seules organisations cherchant à se distinguer un peu d'Arafat le faisaient en se lançant dans des actions de commandos comme des détournements d'avion ou des attentats. Au lieu de permettre vraiment aux masses palestiniennes de se servir de leur propre force, elles les conviaient à admirer l'héroïsme de desperados vengeurs qui agissaient loin d'eux et hors de leur contrôle.

Cette politique qui n'était radicale qu'en apparence ne fut d'aucun secours pour les masses palestiniennes, tandis que les assurances données à Hussein par des dirigeants comme Arafat ne suffisaient pas à convaincre le roi que son trône n'était pas en danger. Estimant que deux assurances valaient mieux qu'une, Hussein procéda au massacre du « Septembre noir » de 1970 dont firent les frais les milices de l'OLP et les Palestiniens des camps de réfugiés.

La capitale jordanienne, Amman, devint un champ de ruines, jonché de cadavres ; on parla de 3 500 morts et de 10 000 blessés. Les gouvernements arabes prétendument défenseurs de la cause palestinienne, aussi bien égyptien qu'irakien, libyen ou syrien, adressèrent bien des mises en garde hypocrites au roi Hussein contre le massacre de ces milliers de Palestiniens, mais ne levèrent pas le petit doigt. Seule la Syrie envoya à titre symbolique quelques blindés dans le nord de la Jordanie, puis les retira. Quelques jours après ce massacre, on vit pourtant un Yasser Arafat souriant, sans aucune gêne, lors d'une poignée de mains dite de « réconciliation » avec le roi Hussein, au cours d'une rencontre sous l'égide du dirigeant égyptien d'alors, Nasser. Arafat montrait ainsi qu'il privilégierait toujours l'alliance avec les régimes arabes, aussi sanguinaires fussent-ils à l'égard de son peuple.

Mais Hussein lui-même, au cours du « Septembre noir », sut faire la différence entre les milices du Fatah, contrôlées par Arafat, et celles des autres organisations qui se déclaraient plus à gauche, comme le FPLP de Georges Habache ou le FDPLP de Nayef Hawatmeh. Et si le mouvement palestinien dans son ensemble sortit dramatiquement affaibli du massacre de « Septembre noir », la position d'Arafat au sein de l'OLP en sortit, elle, renforcée par l'affaiblissement de ces organisations qui cherchaient à le contester.

Après le désastre jordanien, la responsabilité dont avait fait montre Arafat à l'égard de l'ordre établi renforça sa propre position auprès des dirigeants des États arabes, mais aussi auprès de ceux de nombreux autres États et même de l'impérialisme. Tous furent convaincus de l'intérêt qu'il y avait à disposer d'un Arafat à la tête du mouvement palestinien. C'était une garantie que, sous une telle direction, le mouvement palestinien ne deviendrait pas un facteur de déstabilisation révolutionnaire au Proche-Orient.

Ainsi, après la guerre israélo-arabe suivante en 1973, qui remit à l'ordre du jour la question des Territoires occupés par Israël, les États arabes, à Rabat en 1973 et à Alger en 1974, reconnurent l'OLP comme « seul représentant du peuple palestinien » . Les pays dits « non-alignés » de l'ONU se rallièrent à cette reconnaissance. En 1974, Arafat fut même invité à siéger à l'ONU à titre d'observateur. Et déjà parmi les grandes puissances, certaines songeaient à la possibilité de lui attribuer un mini-État en Cisjordanie et à Gaza. Les dirigeants de l'OLP déclarèrent d'ailleurs dès cette époque renoncer au terrorisme international et accepter l'édification d'un État palestinien dans les seuls Territoires occupés, voire « sur toute parcelle de territoire palestinien qui serait libéré » . C'était une façon de dire qu'ils étaient prêts en fait à reconnaître l'État d'Israël pour peu qu'ils aient eux aussi droit à leur propre État.

En réalité, il y avait encore loin de la reconnaissance diplomatique internationale d'Arafat au fait de lui accorder un État car cela impliquait de convaincre Israël de se retirer. Arafat devrait encore patienter de longues années, tout en continuant à donner les preuves de sa fiabilité et de sa capacité à maintenir le mouvement palestinien dans les cadres étroits des objectifs micro-nationaux des bourgeois palestiniens.

La guerre civile libanaise

Quelques années après le « Septembre noir » jordanien, une épreuve analogue devait se reproduire au Liban, lorsque les Palestiniens se trouvèrent plongés au coeur des événements qui devaient conduire à la guerre civile, déclenchée par le parti d'extrême-droite des Phalanges contre les Palestiniens et les partis de la gauche libanaise.

En effet, au Liban aussi, la présence des réfugiés palestiniens, celle des milices palestiniennes dans les camps, tendaient à déstabiliser la situation politique. Les masses libanaises pauvres se sentaient d'instinct du coté des Palestiniens et les partis de gauche libanais eux-mêmes s'en trouvaient renforcés.

Là aussi, les dirigeants palestiniens se crurent quittes en déclarant qu'ils n'avaient pas l'intention de se mêler des affaires intérieures du Liban, leur seul objectif étant la libération de la Palestine. Mais à partir de 1973, grèves et manifestations se succédèrent. Des groupes armés se constituèrent dans certains quartiers populaires où l'on ne distinguait plus Libanais pauvres et feddayins palestiniens. A plusieurs reprises la troupe intervint contre des grévistes ou contre des camps palestiniens, mais il y eut à chaque fois des réactions de masse, comme lorsque, en février 1975, la ville de Saïda se couvrit de barricades après que l'armée eut fait onze morts en tirant sur une manifestation de pêcheurs.

Alors, tout comme en Jordanie, la droite libanaise déclencha une guerre civile préventive, prenant pour cible les milices palestiniennes et celles de la gauche libanaise. Malgré les assurances d'un Arafat, ou même des dirigeants de la gauche, la droite libanaise estimait, tout comme Hussein l'avait fait en Jordanie, que deux précautions valaient mieux qu'une.

C'est en avril 1975 qu'elle prit l'initiative de cette guerre civile qui allait se traduire par des massacres sans nombre pour les masses populaires palestiniennes et libanaises, que l'OLP - et d'ailleurs aussi la gauche libanaise - avait contribué à désarmer politiquement.

Cette guerre civile, la droite ne la gagna qu'à grand peine. Les quartiers pauvres se hérissèrent d'armes. Ce fut une insurrection populaire qui aurait pu devenir une révolution s'il s'était trouvée une direction révolutionnaire. Mais les pauvres du Liban ne devaient pas la trouver du côté des chefs de la résistance palestinienne, ni du côté de la gauche libanaise.

Arafat, et par son intermédiaire la direction de l'OLP, affirma son désintéressement à l'égard de la crise libanaise. Ainsi déclara-t-il, en juin 1975 : « Tout ce qui se passe au Liban est injustifiable. La révolution palestinienne sait pour sa part que le véritable champ de bataille se trouve en Palestine et qu'elle ne peut tirer aucun bénéfice d'une bataille marginale qui la détournerait de son véritable chemin. » C'était une façon de proclamer que le combat des pauvres au Liban n'était pas celui de l'OLP, au moment même où la droite libanaise, en les massacrant ensemble, montrait que pour elle feddayins et Libanais pauvres étaient tout un.

Quelques années plus tard, lors d'une interview accordée en 1991, Arafat se souvenant de cette période tint encore à souligner combien il fut respectueux des intérêts et de l'ordre bourgeois. Ainsi déclarait-il : « Nous avons veillé sur l'économie libanaise. Nos forces, en 1976, puis pendant le siège de Beyrouth en 1982, ont protégé la Banque centrale libanaise et les réserves d'or des Libanais. Nous avons préservé la stabilité du Liban. »

Mais toute cette politique responsable à l'égard des institutions étatiques libanaises, des biens des possédants, de leur or, se faisait aux dépens des masses palestiniennes et libanaises.

Les milices de la droite libanaise ne suffisant pas à l'emporter, on vit en 1976 l'armée syrienne de Hafez El Assad - un autre prétendu « allié » des Palestiniens - venir leur prêter main forte pour écraser celles de la gauche libanaise et des Palestiniens. C'est ainsi qu'un ordre précaire fut rétabli au Liban.

On le voit, bien avant de pouvoir affronter l'État israélien lui-même autrement que par des opérations de commandos peu susceptibles d'ébranler militairement celui-ci, la situation plaçait les Palestiniens face à des dirigeants arabes qui se révélaient leurs ennemis les plus immédiats. Mais dans chaque cas, ce furent les dirigeants palestiniens qui se refusèrent absolument à mener un tel combat.

En fait, en tant que dirigeants nationalistes bourgeois, ils aspiraient à avoir leur propre appareil d'État indépendant avant tout de leur propre peuple, et attendaient que la possibilité leur en soit donnée par les dirigeants des États arabes, par Israël, par l'impérialisme. C'est pourquoi ils étaient du côté des Assad, des Hussein, contre les masses populaires arabes et contre les masses palestiniennes elles-mêmes. Et chaque fois qu'il fallait choisir, ils se trouvaient du côté de ces chefs d'État avec pour conséquence de laisser leur propre peuple désarmé face à des ennemis prêts à le massacrer.

Les dirigeants nationalistes palestiniens, de ce point de vue, n'étaient sans doute pas différents de la plupart des dirigeants nationalistes du Tiers-Monde qui ont conduit, ces dernières décennies, des luttes de libération nationale menant à la constitution d'États indépendants. C'est la situation du peuple palestinien, pris en tenaille entre l'État d'Israël et sa politique pro-impérialiste et des États arabes qui, malgré leurs discours de solidarité, se méfiaient avant tout du facteur de déstabilisation que pouvaient représenter les réfugiés palestiniens, qui laissait à leurs dirigeants nationalistes bien moins de place qu'à d'autres.

Pour le peuple palestinien cette situation aurait pu être en réalité un atout de taille. Mais le nationalisme étroit des dirigeants palestiniens, borné aux frontières de la Palestine du temps du mandat britannique, respectueux de l'absurde découpage du monde arabe opéré par l'impérialisme, loyal à l'égard des régimes arabes y compris les plus réactionnaires, les amenait à enfermer leur peuple dans un piège sans issue.

L'OLP... ou un « pré-État » pour les bourgeois palestiniens

De ce point de vue, la politique de l'OLP a consisté en une suite de capitulations qui, à chaque fois, se sont traduites pour les Palestiniens par un écrasement sanglant. En revanche l'OLP, en tant qu'organisation, en a à chaque fois recueilli un bénéfice. Alors que l'impérialisme, l'État d'Israël et les États arabes, tant qu'ils n'y étaient pas contraints, estimaient inutile de concéder au peuple palestinien le moindre droit à l'existence indépendante, ils voyaient l'intérêt de maintenir un appareil comme l'OLP, prêt à servir en cas de besoin.

Autant l'OLP a été combattue dans la mesure où ses milices, dans les camps de réfugiés notamment, pouvaient être l'expression d'une mobilisation des masses palestiniennes et être vues comme un exemple par les autres peuples arabes, autant en tant qu'appareil coupé de ces masses elle pouvait recevoir un important soutien, financier en particulier, des régimes arabes. Elle put ainsi constituer un appareil de fonctionnaires, entretenir des missions diplomatiques, créer des institutions culturelles, subventionner des universités, des hôpitaux, et bien sûr un appareil militaire, et être ainsi une sorte de pré-État qui attendait son heure, d'abord dans des pays proches de la Palestine, comme la Jordanie, la Syrie et surtout le Liban, et dans la dernière période en Tunisie lorsque l'invasion du Liban par les forces israéliennes en 1982 aboutit à la chasser complètement de ce pays.

A Tunis, l'OLP n'était vraiment plus qu'un appareil entretenant une administration embryonnaire. L'exécutif de l'OLP comprend une douzaine de départements ministériels. L'organisation entretient des ambassades ou des représentations diplomatiques dans 92 capitales étrangères. Les effectifs de son appareil administratif n'ont cessé de grossir. Le nombre des fonctionnaires de l'OLP à Tunis avoisinerait les cinq mille.

Le budget de l'OLP est traditionnellement alimenté, d'une part par les revenus de ses divers investissements à travers le monde, d'autre part et surtout par les subsides que lui versent les pays arabes et par un impôt spécial prélevé automatiquement sur les salaires des ouvriers palestiniens en Arabie Saoudite et dans les émirats du Golfe.

Enfin, l'OLP continue d'avoir des troupes, prêtes à servir, sous forme de brigades palestiniennes intégrées dans les armées de pays arabes comme l'Irak ou la Syrie. Bien sûr cela en fait des objets de marchandages possibles de la part de ces États, tout comme les impôts prélevés en Arabie Saoudite sur les ouvriers palestiniens, car ce sont les dirigeants de ces États qui les contrôlent. Mais tout cela n'en a pas moins fourni la garantie, aux notables et aux bourgeois palestiniens que, lorsque les troupes d'Israël laisseraient la place, ils disposeraient de fonctionnaires, de cadres, de soldats et de policiers prêts à les servir et à exercer le pouvoir sous leur contrôle. Car le seul qui n'ait eu aucun contrôle ni sur ces troupes, ni sur ces fonds, ni sur cet embryon d'appareil d'État agissant en son nom, c'est précisément le peuple palestinien !

Il y avait loin cependant entre la reconnaissance de l'OLP par de nombreux régimes et même par l'impérialisme, et l'obtention d'un pouvoir effectif ne serait-ce que sur une toute petite partie de la Palestine. Les dirigeants des États-Unis, par exemple, pouvaient se montrer conscients de l'intérêt qu'il y avait à laisser exister cette organisation nationaliste parlant au nom des Palestiniens dispersés dans le monde arabe, mais ne pas être prêts pour autant à tenter de forcer Israël à concéder un territoire à l'OLP. Or c'est évidemment de là que venaient les plus grandes réticences.

L'exaspération de l'expansionnisme israélien

Pendant pratiquement trente ans, l'État d'Israël est resté gouverné par des coalitions dominées par le parti travailliste. Ensuite, en 1977, les travaillistes durent céder la place à la coalition de droite dominée par le parti Likoud de Menahem Begin. La droite israélienne arriva au pouvoir dans une situation de crise économique qui avait avivé le mécontentement des couches les plus pauvres de la population israélienne, c'est-à-dire souvent des Juifs orientaux qui étaient les immigrants les plus récents, contre un parti travailliste au pouvoir qui apparaissait aussi comme le parti de l'Establishment, celui des immigrants anciens et bien installés. Le Likoud ne dédaignait pas les surenchères ultra-sionistes et fut d'ailleurs bientôt débordé par une prolifération de partis d'extrême-droite ultra-religieux appelant à la colonisation définitive des Territoires occupés, quand ce n'était pas carrément à jeter dehors tous les Arabes.

Malgré tout, c'est ce gouvernement de droite de Menahem Begin qui conclut en 1979, avec le dirigeant égyptien Sadate, la paix de Camp David aboutissant à l'évacuation du désert du Sinaï par les troupes israéliennes et, en même temps, à la promesse d'une « autonomie » pour les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. N'ayant plus à craindre le déclenchement d'une nouvelle guerre par les États arabes, le gouvernement israélien espérait pouvoir tranquillement garder ces territoires sous sa coupe. Il y accéléra encore la politique de création d'implantations juives, commencée d'ailleurs par les gouvernements travaillistes. Ces colonies juives des Territoires devinrent un terrain d'action privilégié pour les groupes d'extrémistes religieux qui professaient leur foi la Bible dans une main, le revolver dans l'autre.

En fait, l'État d'Israël tenta de mener un degré plus haut sa politique d'aventures militaires. En 1978, l'armée israélienne intervint une première fois au Liban pour créer au sud du pays une zone dite « de sécurité » qui resta ensuite sous son contrôle par l'intermédiaire d'une armée de mercenaires libanais à sa solde. En 1981, ce fut le raid de l'aviation israélienne pour détruire la centrale atomique en construction à Tammouz en Irak, acte de brigandage international qui n'entraîna encore une fois que des protestations parfaitement platoniques de la part des alliés d'Israël et notamment des États-Unis.

Et puis surtout, en juin 1982, ce fut le déclenchement de la guerre du Liban ; une guerre qui cette fois prit l'allure d'une véritable campagne de conquêtes et qui mena l'armée israélienne jusqu'à Beyrouth.

Cette guerre n'était plus une de ces campagnes-éclair recherchant une victoire rapide et spectaculaire et permettant le retour rapide des soldats israéliens dans leurs foyers. Cette fois, la guerre semblait avoir été conçue pour placer durablement tout un territoire sous le contrôle israélien. Le Liban, de la frontière israélienne jusqu'à Beyrouth, fut systématiquement bombardé. Les destructions furent massives et le nombre de morts, jamais vraiment connu, fut estimé entre 20 000 et 30 000.

Le responsable de cette campagne militaire était le ministre de la Défense, Ariel Sharon, général connu pour ses idées d'extrême-droite et pour être un partisan de longue date de méthodes de force faisant peu de cas des vies humaines, et même peu de cas des consignes qui lui étaient données, que ce soit par ses supérieurs ou par le gouvernement ; au point qu'une bonne partie de la droite israélienne elle-même voyait en lui « une menace pour la démocratie » .

Sous sa direction, la campagne du Liban prit l'allure d'une aventure militaire en partie conçue pour sa seule gloire personnelle et ses propres desseins politiques, comme une sorte de pari lancé pour tenter d'amener la bourgeoisie israélienne plus loin qu'elle ne l'aurait souhaité dans une politique de conquêtes. Au-delà, elle apparaissait comme une tentative de forcer la main à l'impérialisme américain lui-même en le mettant devant le fait accompli d'avoir à soutenir de nouvelles aventures guerrières d'Israël. Sharon avait d'ailleurs déjà plusieurs fois formulé l'idée que l'armée israélienne devait se préparer à un rôle de super-gendarme intervenant de plus en plus, aux quatre coins du Moyen-Orient, pour y installer des régimes à sa dévotion.

Il faut sans doute faire la part dans cela du délire guerrier d'un personnage comme Sharon. Quoi qu'il en soit, les suites de l'intervention au Liban devaient montrer que le mini-impérialisme israélien, en se lançant dans des aventures guerrières, avait tendance à surestimer ses propres possibilités.

Un des objectifs immédiats de la guerre du Liban était de chasser l'OLP de son quartier général de Beyrouth. Celui-là fut atteint sans trop de problème car il correspondait également au souhait des dirigeants libanais, syriens, et américains eux-mêmes. Après avoir tenu tête un certain temps à l'armée israélienne dans les faubourgs de Beyrouth, les troupes de l'OLP durent embarquer pour la Tunisie sous la protection d'un contingent international composé de troupes américaines, françaises et britanniques.

En revanche, la tentative d'Israël de mettre en place à Beyrouth un pouvoir politique qui lui soit lié, échoua. Un nouveau président fut bien élu sous la protection des troupes israéliennes, le dirigeant des milices libanaises d'extrême-droite Bechir Gemayel. Mais il fut tué quelques jours plus tard dans un attentat à la voiture piégée commandité probablement par la Syrie. Un autre président fut élu en la personne du propre frère de Bechir Gemayel, Amine. Mais celui-ci jugea plus prudent de maintenir les distances avec Israël, et donna probablement à la Syrie les garanties que n'avait pas données Bechir.

Et puis il apparut assez vite que les dirigeants impérialistes ne tenaient pas à se laisser entraîner trop loin dans des aventures guerrières. En même temps que l'évacuation de l'OLP, ils négocièrent le retrait des troupes israéliennes de Beyrouth et l'installation, à leur place, d'un contingent international essentiellement américain, français et italien. Le contingent en question se retira d'ailleurs complètement lorsque, un an plus tard, des voitures piégées eurent fait sauter des casernes occupées par des soldats américains et français, en faisant au total des centaines de morts.

Enfin, en Israël même, l'expédition du Liban entraîna une vague de manifestations sans précédent contre la guerre. On vit des centaines de milliers de personnes manifester, notamment après les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila, en septembre 1982, opérés par des miliciens de la droite libanaise avec la complicité de l'armée israélienne occupant cette partie de Beyrouth.

C'est donc sans doute dès ces années-là que l'expansionnisme israélien eut à mesurer ses limites. Quels qu'aient été les rêves de l'état-major et du général Sharon, la population israélienne n'était pas prête à se laisser embrigader autant qu'ils l'auraient souhaité ; ou alors il aurait fallu transformer auparavant le régime israélien lui-même en une dictature muselant toute opposition. Il ne manquait certes pas de forces politiques pour nourrir un tel projet. Mais manifestement, il était alors au-delà de leurs possibilités. D'autant plus que le retrait des forces américaines et françaises de Beyrouth, dès que les attentats commencèrent à faire des morts parmi les soldats occidentaux, montrait que les dirigeants de l'impérialisme n'étaient nullement prêts à mener une politique qui aurait impliqué une intervention militaire à grande échelle.

L'éclatement de « l'Intifada »

Mais bien plus que l'aventure libanaise, c'est finalement « l'Intifada », ce mouvement de révolte qui secoua les Territoires occupés à partir de 1987, qui devait faire apparaître les limites de la force militaire israélienne. En même temps, elle fut la chance d'Arafat et de l'OLP qui, après leur départ forcé de Beyrouth en 1982, en avaient été réduits à attendre leur heure à Tunis.

L'Intifada - « le réveil » ou « le soulèvement » en arabe - , a commencé par un accident de la circulation. Le 7 décembre 1987, un camion militaire israélien fit trois morts en heurtant un taxi collectif transportant des ouvriers palestiniens. C'est alors que les premiers projectiles de ce qui allait devenir la « guerre des pierres » commencèrent à voler vers les soldats. En une semaine, le soulèvement s'étendit à l'ensemble des Territoires occupés.

L'État israélien décida de « mater la subversion » , selon les mots du ministre de la Défense d'alors du gouvernement de coalition droite-travailliste, Yitzhak Rabin ! Aux manifestations, aux grèves, aux jets de pierres d'une jeunesse insurgée, allaient répondre le couvre-feu, les fusillades, les passages à tabac, les arrestations et l'emprisonnement de milliers de manifestants.

La révolte, plus encore qu'une révolte nationale, était une révolte sociale. Bien des insurgés étaient nés après le début de l'occupation israélienne qui avait suivi la guerre des Six jours (juin 1967) et n'avaient pas connu d'autre situation que celle de l'occupation militaire et l'arrivée croissante des colons juifs. L'Intifada montrait combien la situation dans laquelle vivaient les Palestiniens - bidonvilles, chômage endémique, humiliations, omniprésence de l'armée israélienne - était devenue explosive.

C'est à Gaza que la situation était la plus intenable. Des journalistes israéliens ont décrit la ville en la comparant à Soweto, mais en pire, et en constatant que la population vivant dans d'effroyables conditions, privée de tout espoir, ne pouvait avoir d'autres raisons de vivre que la confrontation avec les colons et les soldats de l'armée israélienne. Et en fait il y a des années que des officiels israéliens disent ouvertement qu'il faut qu'Israël se dégage de Gaza... à condition qu'une autre autorité veuille bien se charger du maintien de l'ordre !

L'armée israélienne a pourtant essayé bien des méthodes pour tenter de briser la révolte de la population des Territoires. Le couvre-feu a été imposé, les militaires tirant à vue sur ceux qui ne le respectaient pas. Des centaines de maisons ont été rasées à titre de représailles. La tactique de l'armée a consisté aussi à tirer pour blesser de façon irrémédiable les jeunes combattants de l'Intifada. On compte maintenant dans la population palestinienne nombre de jeunes d'une vingtaine d'années handicapés à vie ; blessés au genoux par des balles en plastique, ou bien paralysés après avoir reçu une balle tirée dans le dos...

Et puis, les troupes d'occupation ont volontiers pratiqué la détention administrative, et les camps de détention n'ont cessé de grossir. Mais pouvait-on y mettre toute la population palestinienne ?

L'armée israélienne impuissante

En fait, dès 1988, le général travailliste Rabin, après avoir longtemps déclaré que les troubles « se termineraient bientôt » , estimait qu'ils continueraient « jusqu'à ce qu'on aboutisse à un règlement politique » . Et en effet, face à une population qui n'avait plus d'espoir que dans sa propre révolte, toutes les opérations de répression de l'armée israélienne devaient se révéler inopérantes. Elles pouvaient sans doute, chaque jour, faire cesser des manifestations, arrêter des militants, mais pas empêcher que ces manifestations reprennent quelques jours plus tard. Une armée comme celle d'Israël pouvait « tenir le terrain » un temps indéfini, mais avec quelles perspectives, autres que celle de démoraliser ses propres soldats et une bonne partie de la jeunesse israélienne, mobilisée pour un service militaire de trois ans passé désormais en grande partie à se livrer à des opérations de police en Cisjordanie et à Gaza ?

Car on était loin de la gloire facile des guerres-éclair d'Israël. Là, il s'agissait de remplir, tous les jours, la tâche peu glorieuse de policiers tirant sur des enfants pour les empêcher de manifester, tout en sachant que les manifestations reprendraient le lendemain ; ou d'arracher un drapeau palestinien avec la certitude qu'il réapparaîtrait dès que la patrouille aurait le dos tourné... Une bonne partie de la jeunesse israélienne dut faire l'expérience, en Cisjordanie et à Gaza, de cette triste besogne quotidienne et du fait qu'il n'y avait pas d'espoir de vaincre vraiment, un jour, l'Intifada.

Il y eut d'ailleurs au total 1 500 militaires israéliens pour refuser de servir dans les Territoires occupées et 150 firent même des peines de prison. la plupart étaient des vétérans ou des officiers, aussi l'État israélien trouva-t-il des arrangements pour que ces affaires fassent le moins de bruit possible.

En fait, c'est cette révolte des Palestiniens qui a commencé à faire bouger les choses. Ce moyen que des décennies de diplomatie, de guerres, de savantes tactiques et d'actions diverses de l'OLP n'ont pas trouvé, les masses palestiniennes, la jeunesse, le prolétariat de Gaza et de Cisjordanie l'ont trouvé, à leur portée, quand ils ont découvert que chaque pierre du chemin pouvait être une arme et servir à la manifestation de leur dignité.

C'est face à ce refus des masses palestiniennes que les dirigeants israéliens ont dû se résoudre à sortir d'une attitude de quarante années de blocage et se faire à l'idée qu'ils devraient, un jour ou l'autre, dans les Territoires occupés, céder la place à un pouvoir palestinien. Or, à qui le céder sinon à cette OLP qui, depuis près de trente ans, avait tout fait pour se préparer à cette tâche ?

Comme tous les occupants bien sûr, les dirigeants israéliens ne se sont pas fait faute de chercher une « troisième force », des Palestiniens à qui ils pourraient céder le pouvoir sans avoir pour autant à se déjuger en tendant la main à cette OLP avec qui ils avaient promis de ne jamais discuter. Ils tentèrent à plusieurs reprises de la susciter. Ce fut d'abord parmi les notables de Cisjordanie et de Gaza, mais ceux-ci ne tenaient pas à se déconsidérer en apparaissant comme les agents de l'occupant israélien contre l'organisation palestinienne. Ce fut aussi parmi les organisations islamistes, dont Israël chercha à un certain moment à favoriser l'implantation aux dépens de l'OLP, pour constater aujourd'hui que ces courants se sentent obligés de se montrer plus radicaux que l'OLP elle-même ; au point que l'occupant israélien voit en l'OLP un recours pour leur faire obstacle.

L'occupant israélien ne trouva donc pas plus de « troisième force » en Cisjordanie et à Gaza que d'autres n'en ont trouvé dans des guerres coloniales du même type ; il n'en trouva pas plus que l'armée française en Algérie ou que l'armée américaine au Viet Nam. Pour une bonne raison d'ailleurs : si l'OLP était prête à bien des concessions comme on le voit aujourd'hui, elle voulait au minimum obtenir en échange sa reconnaissance par Israël en tant qu'interlocuteur et représentant patenté des Palestiniens. Et pour cela, Arafat sut faire ce qu'il fallait pour qu'il ne surgisse pas, face à Israël, d'autre interlocuteur possible que sa propre organisation.

Les prémisses d'un accord

C'est le roi Hussein de Jordanie qui, le premier, prit acte de la nouvelle situation créée par l'Intifada. C'est en effet le 31 juillet 1988 que le chef de ce régime jordanien, qui avait annexé en 1948 la Cisjordanie en niant donc, lui aussi, les droits des Palestiniens, annonça renoncer à toute prétention sur la rive occidentale du Jourdain. C'était éliminer du même coup ce qu'on appelait auparavant « l'option jordanienne » , invoquée par les dirigeants israéliens pour nier la question palestinienne, en déclarant que les Arabes de Cisjordanie n'étaient rien d'autre que des sujets du roi Hussein. Celui-ci renvoyait ainsi la balle à Israël, d'une part, à l'OLP, de l'autre. Et Hussein n'agissait certainement pas sans une concertation souterraine, non seulement avec l'OLP, mais aussi avec certains dirigeants israéliens.

Dans le même temps, l'OLP se montrait prête à saisir la chance offerte par l'Intifada. Il lui fallait pour cela réaffirmer qu'elle était cet interlocuteur raisonnable et responsable prêt à assurer ce contrôle de la population des Territoires occupés qu'Israël ne pouvait plus assurer.

Sur le plan diplomatique, Arafat et l'OLP mirent donc désormais les bouchées doubles. Lors du Conseil national palestinien réuni du 12 au 15 novembre 1988, l'OLP reconnut pour la première fois la résolution 181 prise par l'ONU en 1947 et fixant le plan de partage entre un État palestinien et un État israélien, ainsi que les résolutions 242 et 338, proposant à la fois la reconnaissance du droit à l'existence de l'État d'Israël mais également le retrait des forces armées israéliennes des Territoires occupés. Et, à l'issue de cette réunion l'État palestinien fut solennellement proclamé.

L' « État palestinien », encore sans territoire, fut reconnu par 90 États. Dès le 15 décembre 1988, les États-Unis acceptaient d'engager le dialogue avec l'OLP. Le 2 mai 1989, Arafat insista encore, déclarant « caduque » la charte nationale de l'OLP, qui niait le droit à l'existence de l'État d'Israël.

En face, apparemment au moins, les dirigeants israéliens ne rompaient toujours pas leur immobilisme. Puis la crise du Golfe allait encore geler la situation pour quelques temps. Avec l'occupation du Koweït par l'Irak en août 1990, le Proche-Orient plongea dans la guerre. L'OLP se montra favorable à Saddam Hussein, tandis que la plupart des autres chefs d'État arabes se placèrent du côté de la coalition impérialiste. Après la victoire de celle-ci, l'OLP se retrouva donc isolée et sembla de nouveau se retrouver dans l'impasse totale.

Mais la défaite de l'Irak et la victoire impérialiste ne suffirent pas à briser le moral des révoltés des Territoires, conscients depuis longtemps au fond que la poursuite de l'Intifada était pour eux la seule issue, la seule chance de gagner contre l'armée israélienne dans ce qui était devenu une guerre d'usure...

De leur coté, les dirigeants israéliens ne trouvaient toujours pas d'autre interlocuteur possible que l'OLP. Pire, le développement de l'influence des groupes intégristes leur revenait à la figure comme un boomerang, car ils se montraient désormais bien moins contrôlables que l'OLP elle-même. Et à chaque attentat, à chaque incident, à chaque grève appelée par la direction unifiée de l'Intifada qui s'était constituée dans les Territoires occupés, on évoquait dans la presse et jusqu'à la tête de l'État israélien la nécessité de retirer l'armée au moins de Gaza, devenue un bourbier où elle s'enfonçait sans espoir.

En fait, c'est dans l'opinion israélienne elle-même que la lassitude devenait suffisamment forte pour déterminer les gouvernants israéliens à passer outre ce qui avait été, depuis toujours, un tabou de la vie politique israélienne : traiter directement avec l'OLP.

Parmi les signes de cette lassitude d'une occupation interminable, il y eut le résultat des élections législatives de juin 1992, où la droite israélienne fit une campagne musclée, prenant le parti des colons juifs et soutenant ouvertement les pogroms anti-arabes. Sa démagogie à résonnances racistes ne fut pas payante. Elle contribua surtout à lui faire perdre la fraction la plus modérée de son électorat traditionnel. Celle-ci préféra reporter ses suffrages sur les travaillistes, qui eux avaient fait campagne sur la relance du dialogue avec les Palestiniens et la recherche d'un statut d'autonomie.

Le contexte de la crise

Et puis, il faut encore mentionner un élément d'importance : la situation économique, et des pressions venues finalement du patronat israélien lui-même.

Aussi exigu que soit le marché représenté par les Territoires occupés, il avait représenté au lendemain de la conquête de ces Territoires un ballon d'oxygène pour l'économie israélienne. Israël, ce morceau d'économie occidentale développée, importé à grands coups de subventions et d'apports de capitaux en plein Proche-Orient, mais sans débouchés, en butte au boycott des États arabes, avait trouvé là au moins un petit marché sur lequel vendre ses produits. Mais cela ne pouvait durer qu'un temps, car cela se fit au prix de l'écroulement de l'économie palestinienne, et finalement, à la veille de l'Intifada, ce marché conquis était un marché de moins en moins solvable, dans lequel le niveau de vie s'écroulait.

Les effets de l'Intifada n'ont fait qu'amplifier encore cette aggravation de la situation économique. Les grèves répétées, le couvre-feu, les bouclages des Territoires empêchant fréquemment les ouvriers palestiniens de venir travailler en Israël ont entraîné une chute des revenus, déjà bien bas pourtant, de la population palestinienne, mais des conséquences aussi pour l'économie israélienne. Et l'on a vu des patrons israéliens se plaindre de plus en plus fréquemment parce que la situation d'insécurité dans les Territoires ne permettait plus de savoir un jour si les ouvriers palestiniens seraient au travail le lendemain.

Or, cette main-d'oeuvre palestinienne intéressait fort les patrons israéliens, parce que bien meilleur marché que les travailleurs israéliens. En outre, on proposa bien à un certain moment à des patrons horticulteurs, afin de récolter les fleurs qui commençaient à faner dans leurs champs, de leur fournir des soldats israéliens - et même des soldates - en remplacement des ouvriers palestiniens bouclés dans les Territoires. Mais un de ces patrons devait constater, désabusé, que selon ses propres statistiques « vingt deux femmes soldats israéliennes accomplissent en un jour le travail d'un seul ouvrier palestinien » . Tout sioniste qu'il était sans doute, ce patron semblait un partisan convaincu du travail arabe.. et masculin !

Israël pouvait bien chercher, comme toujours, des marchés de substitution en Europe, en Afrique du Sud ou même en Extrême-Orient. Ces marchés du fait de la crise mondiale se réduisaient de plus en plus. Le Marché Commun européen déjà aux prises avec ses problèmes d'excédents était de moins en moins preneur des primeurs ou des agrumes israéliens. Quant à l'industrie israélienne, en grande partie basée sur la production d'armes, elle souffrait également de plus en plus de la crise de ce secteur.

En fait, c'est toute la politique sioniste qui, dans ce contexte, a commencé à peser de plus en plus lourd. Au moment où les revenus de l'État se réduisaient, il continuait à investir de fortes sommes dans la création d'implantations juives dans les Territoires occupés. Les immigrants juifs venus d'URSS se voyaient offrir là-bas des habitations aux loyers dérisoires, alors que la population pauvre des villes israéliennes souffrait de la crise du logement.

L'immigration des Juifs russes aussi, qui s'est accentuée ces dernières années, a constitué un poids. En réalité, pendant très longtemps, les Juifs émigrant d'URSS ne se rendaient pas en Israël, mais aux États-Unis, un pays qui leur ouvrait de plus grandes perspectives d'avenir et de carrière. Mais ces dernières années, les États-Unis comme l'ensemble des pays occidentaux se sont révélés de moins en moins accueillants. Effets là aussi de la crise mondiale, mais aussi du nombre de plus en plus grand de demandes d'immigration venus de l'Est, ils ont cessé d'accorder des visas aux Juifs venus d'URSS qui n'ont plus eu comme débouché qu'Israël.

Sionisme oblige, l'État d'Israël, lui, se sent obligé de les accueillir, encore que des officiels israéliens avouaient que, s'il n'avait tenu qu'à eux, ils auraient conseillé à ces candidats à l'immigration d'attendre un peu avant de quitter la Russie. Car ce n'était pas exactement de ce type de main-d'oeuvre dont les patrons israéliens avaient besoin.

Plus de la moitié des immigrants venus de l'ex-URSS ont en effet un diplôme universitaire. Médecins, ingénieurs, scientifiques, avocats, ils souhaiteraient évidemment trouver en Israël un emploi à leur qualification, que l'économie israélienne est bien incapable de fournir à tous. Ajoutons que l'on compte aussi parmi eux une proportion énorme de musiciens, auxquels tous les orchestres philharmoniques d'Israël sont bien incapables d'offrir un emploi à leur mesure...

Bien sûr, au nom du sionisme, au nom de la nécessité d'offrir un havre à des Juifs fuyant l'antisémitisme, Israël a toujours pu faire pression sur ses bailleurs de fonds étrangers, les États-Unis ou sur la communauté juive américaine entre autres. Mais là aussi, les subventions se sont faites plus rares, et plus réticentes. A l'heure de la crise, où les financiers du monde entier se font tirer l'oreille, ceux-là aussi ont hésité de plus en plus à mettre leur argent dans un investissement qui semblait de plus en plus à fonds perdus. L'Intifada, le climat d'insécurité, l'impasse de plus en plus évidente de la politique israélienne, n'ont évidemment rien arrangé.

Il faut enfin ajouter à tout ce contexte de crise, celui créé par la guerre du Golfe, il y a trois ans. Celle-ci est venue encore réduire les possibilités de débouchés pour l'économie israélienne. Mais plus encore, les États-Unis se sont passés cette fois d'avoir recours à Israël. Pour aller frapper un État arabe indocile comme l'Irak, ils ont eu recours à leur propre armée, et recherché l'alliance des autres États arabes, de l'Arabie saoudite à l'Egypte et à la Syrie. Et du coup ils ont prié l'armée israélienne de ne pas bouger, afin de ne pas risquer de recréer contre Israël cette unité des États arabes que la stratégie du président des États-Unis, Bush, avait visé à défaire. Les dirigeants d'Israël ont ainsi senti que l'impérialisme américain pouvait du jour au lendemain les priver de leur emploi traditionnel, consistant à se faire les mercenaires de la politique impérialiste dans la région Proche-orientale et à en retirer les revenus, les subventions correspondantes pour leur économie et leur industrie d'armement...

C'est donc tout ce contexte économique qui a pesé sur l'État israélien et qui explique sans doute bien plus son tournant actuel que tous les états d'âme de ses dirigeants. Car les mêmes hommes, les dirigeants travaillistes qui aujourd'hui se présentent comme des hommes de paix, se sont montrés capables d'être des partisans acharnés de la guerre lorsque le contexte était différent.

La poursuite de l'Intifada a ajouté ses effets à tout cela, et a été un révélateur de l'impasse politique et économique dans laquelle se trouvaient de plus en plus les dirigeants israéliens. Conscients désormais qu'ils devraient un jour ou l'autre reculer, ils ont mis cependant longtemps à s'y résoudre, au prix de bien des affrontements, bien des morts dans une guerre dont tous commençaient pourtant à comprendre qu'elle était sans issue.

Le temps des pourparlers, directs cette fois, entre les dirigeants israéliens et les représentants de l'OLP était venu, dans la coulisse d'abord, puis au grand jour...

Accord pour... une police palestinienne

Les dirigeants israéliens ont donc dû se résoudre à ce qu'ils avaient juré ne jamais faire : reconnaître l'OLP, cette organisation qu'ils ont présentée pendant des années à leur propre opinion publique comme une « organisation d'assassins » avec laquelle ils ne parleraient jamais, alors que beaucoup savaient très bien que cela serait nécessaire un jour. Yitzhak Rabin, le chef d'état-major de la guerre des Six jours, l'homme qui avait juré aussi qu'il materait l'Intifada, a dû aller serrer la main d'Arafat sur la pelouse de la Maison blanche, devant un Clinton souriant. Après quarante ans de mensonges conscients et systématiques, la volte-face est sans doute dure à assumer... Mais cela, c'est le problème de Rabin. Les politiciens bourgeois servent à cela, en Israël comme ailleurs.

Quant à l'accord lui-même, on sait comment il devrait se traduire dans l'immédiat. Une autorité palestinienne régnant sur la bande de Gaza et autour de la ville de Jericho, en Cisjordanie, telle serait la première forme que prendrait, « pour une période transitoire n'excédant pas cinq ans » , l'établissement d'un embryon d' « autonomie » palestinienne dans les Territoires occupés.

Autant cet accord reste flou sur l'avenir, autant il indique, avec assez de précision, les préoccupations immédiates des dirigeants israéliens et palestiniens.

Une autorité politique, le « Conseil », sera bien élue par les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, y compris ceux de Jérusalem-Est (annexée officiellement par Israël dès 1967). Mais il y aura surtout, avant même l'élection et l'installation de ce Conseil, une force de police qui « assurera l'ordre public » et sera constituée par « la partie palestinienne », c'est-à-dire l'OLP. Puis le « Conseil » palestinien élu établira « une puissante force de police » , « tandis qu'Israël conservera la responsabilité de la défense (...) et de la sécurité globale des Israéliens » . A la suite de quoi les forces militaires israéliennes seraient « redéployées » avant tout « hors des zones peuplées » .

L'OLP de Yasser Arafat est donc surtout conviée à montrer ce dont elle est capable pour exercer son pouvoir sur les Palestiniens ; et en premier lieu sur la bande de Gaza et une partie de la Cisjordanie située autour de la ville de Jericho.

Ce qui compte est donc surtout Gaza, cet endroit dont les principales autorités israéliennes souhaitaient depuis longtemps se retirer, cette bande de terre d'une quarantaine de kilomètres de long, coincée entre l'Egypte, Israël et la mer, où s'entassent 800 000 Palestiniens, dont 600 000 réfugiés, vivant dans des camps sordides.

Comment s'étonner alors si c'est à Gaza que, depuis l'éclatement de la révolte palestinienne en 1987, la « guerre des pierres » a rendu la situation plus explosive, plus intenable et incontrôlable pour l'armée israélienne et si c'est à Gaza que l'exaspération de la population palestinienne a atteint son comble ; et si c'est là aussi que l'impasse de l'occupation militaire est devenue rapidement la plus manifeste, y compris aux yeux de la population israélienne qui ne comprend plus pourquoi elle devrait voir éternellement sa jeunesse aller jouer le triste rôle de gendarmes contre des insurgés souvent âgés de moins de vingt ans...

Alors on peut deviner en partie la substance des négociations secrètes qui se sont déroulées entre le gouvernement israélien de Rabin et l'OLP de Yasser Arafat. Si Rabin était prêt à laisser Gaza, où vivent seulement 4 000 colons israéliens qui préfèreront sans doute aller s'installer ailleurs, il était probablement beaucoup moins prêt à s'engager sur l'avenir de la Cisjordanie, qui donne lieu à bien d'autres surenchères de la part de la droite et de l'extrême-droite israéliennes. Mais inversement Arafat ne pouvait accepter de se voir promettre le pouvoir, en tout et pour tout, sur l'explosive Gaza surveillée au Nord par Israël et au Sud par l'Egypte, sans avoir une once de pouvoir en Cisjordanie.

Mais ces derniers mois, c'est avec une OLP prise à la gorge, et n'ayant plus vraiment le choix, qu'Israël a négocié. Si l'OLP a pu vivre en grande partie, pendant des années, de l'argent de la « solidarité arabe », autrement dit de subsides provenant essentiel-lement des riches monarchies pétrolières du Golfe, ces subsides se sont taries, autant sans doute du fait de la crise qui a réduit les revenus pétroliers que de la volonté politique des dirigeants arabes qui ont voulu « punir » l'OLP pour la position pro-irakienne adoptée par celle-ci lors de l'occupation du Koweit en 1990 par les troupes de Saddam Hussein.

Alors, une partie des dirigeants de cette OLP proche de la faillite financière, de ces cadres et de cette petite bourgeoisie palestinienne de la diaspora attendant depuis trop longtemps d'exercer vraiment un pouvoir et pas prêts vraiment à accepter la perspective de la continuation d'une « résistance » prolongée, ont estimé que face aux conditions israéliennes ils n'avaient pas vraiment le choix. Ils se sont sans doute estimés heureux qu'au terme de la négociation Israël accepte de leur céder, en plus de Gaza, le pouvoir sur la zone ô combien plus tranquille de Jericho, en Cisjordanie.

Jericho, cette ville agricole de douze mille habitants endormie au milieu de sa palmeraie, proche de la Jordanie du roi Hussein, loin des villes les plus peuplées de Cisjordanie et bien sûr de Gaza, est une des seules à n'avoir jamais été touchée par « l'Intifada ». Elle semble toute faite pour offrir à l'embryon de gouvernement palestinien un siège tranquille, loin des pressions de la « rue », c'est-à-dire évidemment des foules palestiniennes elles-mêmes.

Ainsi, c'est au moment où sa position semblait la plus affaiblie que la centrale palestinienne de Yasser Arafat se voit offrir par Israël le tout petit embryon de pouvoir qu'elle était prête en fait depuis longtemps à accepter. Mais ce n'est contradictoire qu'en apparence. Car les mêmes raisons qui ont affaibli l'OLP ont joué, en fait, pour faire prendre aux dirigeants israéliens la mesure du danger de la situation, pour eux-mêmes cette fois.

L'OLP satisfaite... mais les Palestiniens ?

Les dirigeants israéliens ont choisi, par l'accord en cours, de tenter de redonner à l'OLP d'Arafat une partie de la crédibilité et de l'autorité qu'elle était en train de perdre sur les masses palestiniennes. C'est qu'ils savent que l'existence de cette organisation est un atout pour eux aussi, une carte à jouer pour contrôler et faire cesser la révolte des masses palestiniennes.

C'est en fait celles-ci que craignent le plus les dirigeants d'Israël. Et l'accord Israël-OLP, tout calculé qu'il soit, est bien d'abord un recul des dirigeants israéliens ; un recul devant des gamins armés de pierre et devant un peuple que des années de répression, les morts et les emprisonnements, n'ont pas pu vaincre.

Mais bien sûr, ce n'est pas ce peuple palestinien qui s'est battu, qui pour autant obtiendra le pouvoir. Ce sera Arafat, les cadres de l'OLP, ses fonctionnaires, l'armée palestinienne de l'extérieur aujourd'hui disséminée dans les pays arabes et qui attend son heure, tout comme à la veille de l'indépendance de l'Algérie « l'armée des frontières » de Boumedienne, qui ne s'était pas battue, attendait en Tunisie le moment où elle pourrait rentrer pour exercer le pouvoir. Ce seront les policiers palestiniens, pour lesquels des bureaux de recrutement sont déjà ouverts dans les Territoires et qui demain collaboreront avec l'armée israélienne. Cette collaboration a déjà commencé, au moins de façon feutrée, puisque l'armée israélienne traque les groupes hostiles à l'accord, visiblement avec une détermination bien plus forte que les hommes du Fatah.

Ce sera tous ces gens-là qui bénéficieront vraiment de l'accord car ils en retireront des postes pour eux-mêmes, et finalement ce pouvoir qu'ils recherchent depuis plus d'un demi-siècle. Et au-delà, ce sera la bourgeoisie et la petite bourgeoisie palestinienne, les notables de la Cisjordanie et de Gaza et peut-être les millionnaires palestiniens du Golfe qui pourront rapatrier une partie de leurs capitaux, si du moins ils y trouvent intérêt.

De nombreux groupes dénoncent d'ailleurs cet accord comme une compromission inadmissible d'Arafat et de la direction de l'OLP. Mais pour nous le problème n'est pas de savoir si Yasser Arafat a fait trop ou pas assez de concessions à Israël. Lui-même aurait sans doute préféré que le rapport de forces ne lui impose pas de les faire et pouvoir finalement hériter d'un « grand » État palestinien, et non d'un État palestinien croupion aussi étroitement surveillé de toutes parts, que ce soit par les armées israélienne, égyptienne ou jordanienne, et qui risque fort de ressembler à un bantoustan d'Afrique du Sud.

Car le problème principal pour nous est le point de vue social, le point de vue de classe que l'on adopte. Grand ou petit, étendu à toute la Cisjordanie ou seulement à une petite partie de celle-ci, l'État ou l'embryon d'État palestinien sera un État pour les notables, pour la petite-bourgeoisie, pas pour les masses de ce prolétariat palestinien qui a fourni pourtant les combattants de l'Intifada, et qui demain sera déçu lorsqu'il constatera sur quoi débouchent ses combats, exactement de la même façon que les masses algériennes ont pu être déçues après avoir arraché l'indépendance et plongent dans les désillusions aujourd'hui, trente ans après.

Et cela ne dépend nullement de l'ampleur des concessions qu'Arafat a faites à Israël. Sur l'essentiel de ce qui l'intéresse - le pouvoir d'État - , Arafat n'a d'ailleurs en réalité pas vraiment fait de concessions. Il a su attendre le temps qu'il fallait que l'État d'Israël n'ait d'autre solution que de lui céder le pouvoir, à lui et à son appareil l'OLP. Mais la déception du prolétariat et des masses palestiniennes, elle, se produira nécessairement lorsqu'ils seront confrontés au pouvoir d'un Arafat, à la bourgeoisie palestinienne dont il défendra les intérêts contre le prolétariat palestinien lui-même.

C'est cela la principale question sur laquelle en réalité les différentes organisations hostiles à l'accord, les islamistes bien sûr mais aussi malheureusement les organisations dites de gauche, ne se différencient pas fondamentalement d'Arafat et ne proposent pas d'alternative réelle à celui-ci. Tout au plus spéculent-elles sur ce désenchantement probable des masses palestiniennes pour pouvoir se développer demain et fournir les cadres de partis d'opposition à Arafat au sein du futur État. Pour certains, comme les groupes intégristes, ce sera peut-être d'autant plus facile qu'ils bénéficieront pour cela du soutien financier d'un pays comme l'Iran, qui continuera peut-être par leur biais à distribuer à la population palestinienne les aides que l'OLP, faute d'argent, ne distribue déjà plus.

Une marge bien étroite

Le calcul commun des dirigeants palestiniens et surtout israéliens, est que le présent accord leur donnera les moyens de restaurer un peu la situation économique de l'ensemble israélo-palestinien. Et il y aura peut-être sur ce plan au moins un répit dont les masses israéliennes, mais aussi palestiniennes, pourront bénéficier quelques temps. Et encore n'est-ce pas sûr.

Car en fait cela dépendra beaucoup des financements que l'Occident impérialiste accordera ou n'accordera pas à Israël et à la Palestine et dont il sera finalement peut-être aussi avare que quand il s'agit de l'Europe de l'Est, pour ne pas parler des pays du Tiers-Monde. Et puis cela dépendra encore plus des suites de la crise économique qui est en train d'étouffer toute la planète et face à laquelle on ne voit pas pourquoi cette sorte de mini-marché commun israélo-palestinien pourrait constituer un havre de prospérité, même en admettant qu'il bénéficie maintenant de l'ouverture sur les marchés arabes dont ne bénéficiait pas le seul Israël.

Et puis de toute façon, cette détente sans doute relative et temporaire risque bien de n'en être pas une pour la plupart des Palestiniens de la diaspora, des camps du Liban, de Syrie ou de Jordanie dont rien ne dit qu'ils pourront revenir. Non seulement parce qu'Israël ne s'est engagé à rien sur ce plan, mais aussi parce que ce sera peut-être l'État palestinien lui-même, s'il voit vraiment le jour, qui s'y opposera car il sera hors de ses possibilités d'accueillir ces millions de déshérités.

Ainsi finalement, après plus de quarante ans d'impasse, les choix politiques faits par les nationalistes palestiniens leur ouvrent vers le pouvoir ce tout petit créneau que sera la création d'un petit, tout petit État palestinien qui ne pourra pas satisfaire les aspirations des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, et encore moins celles de tous les déshérités de la diaspora palestinienne. Si c'est cela le résultat du nationalisme palestinien, on peut en mesurer toutes les limites et combien il est étroit, dérisoire, en face des possibilités qu'aurait pu offrir la lutte des Palestiniens si elle avait été vraiment menée par une direction révolutionnaire. On peut mesurer aussi son énorme prix humain, combien de massacres cela aura coûté, bien plus sans doute, et en tout cas pas moins, que n'en aurait coûté une lutte révolutionnaire hardie, avec infiniment moins de résultats, en tout cas pour les masses.

Voilà toutes les limites du nationalisme palestinien ; des limites qui étaient déjà entièrement contenues dans les choix de départ de ses dirigeants, qui étaient de ne défendre que les intérêts de la bourgeoisie palestinienne, de ne revendiquer que ce qui était acceptable par les dirigeants arabes déjà installés, et aussi finalement par l'impérialisme.

Bien sûr, d'une façon presque réciproque, l'accord actuel marque aussi les limites de l'entreprise israélienne. Après bien des tentatives, bien des aventures guerrières qui elles aussi étaient le résultat logique des choix des dirigeants sionistes, ceux-ci ont dû mesurer leurs limites, les limites des possibilités de ce micro-impérialisme qu'est l'État d'Israël de s'ouvrir les portes du Proche-Orient à coups de campagnes militaires.

Ces limites, ce sont peut-être les limites du sionisme lui-même. Israël, cet État bénéficiant d'un niveau de vie de pays développé, maintenu à grands frais par l'impérialisme au coeur du Proche-Orient comme une excuse à la mauvaise conscience occidentale d'après l'holocauste et surtout parce qu'il pouvait lui servir à mener à sa place ses campagnes militaires contre les peuples arabes, était peut-être un luxe ; un luxe que ni la bourgeoisie israélienne, ni l'impérialisme ne peuvent plus s'offrir.

Car le système impérialiste en crise, pour trouver de quoi alimenter le gouffre sans fond de la spéculation financière, en est à privatiser, à brader et jeter par dessus bord tout ce qu'il estime lui coûter trop cher. L'État d'Israël, à sa façon, en fait peut-être les frais lui aussi. Et lui aussi sera sans doute moins que jamais pour les Juifs ce havre possible qu'il prétendait être... et qu'il n'a en fait jamais été.

Le capitalisme entré dans sa période de décadence peut jeter les peuples dans bien des conflits sans issue. Alors s'il faut souhaiter quelque chose aujourd'hui aux Arabes et aux Juifs de Palestine et d'Israël, c'est le dépassement de ces conflits dont ils ont tant vérifié l'impasse.

Les pages d'histoire qui restent à écrire

Aujourd'hui, les dirigeants du système impérialiste paradent, se félicitent de la victoire qu'ils disent avoir remportée à tout jamais sur le communisme. Mais derrière cette façade il ne cesse d'approfondir ses antagonismes, ses crises, ses instabilités, de provoquer une énorme accumulation de misère et de jeter les peuples dans des conflits sanglants et sans issue dont aucun n'est vraiment à l'abri.

Bien sûr, la première forme de la lutte, de la prise de conscience de l'oppression par les peuples, est souvent la forme nationale. Il ne s'agit pas pour les révolutionnaires prolétariens de l'ignorer, mais de faire tout pour que cela ne devienne pas une limite et un piège.

Car la conquête de l'indépendance par un peuple, quels que soient les sacrifices qu'elle implique, ne peut par elle-même rien résoudre. La satisfaction des besoins des masses ne peut être réelle que si leur lutte se développe en une lutte contre le système impérialiste lui-même, que si elle se développe en une lutte prolétarienne et socialiste.

Or, dans la lutte pour leurs aspirations, les masses se heurteront à bien des clivages nationaux, bien des frontières, que l'impérialisme maintient justement pour les diviser. Il faudra alors savoir les franchir, les briser. Le prolétariat n'en sera que plus riche ; non seulement plus riche en force et en nombre, mais riche de sa diversité, de ses expériences différentes, de toutes ces connaissances, de tous ces acquis qu'il devra fondre ensemble et qui lui seront nécessaires pour construire une société dépassant les désolantes et absurdes oppositions d'aujourd'hui qui ne débouchent que sur des massacres.

Bien sûr, cela a été et reste d'autant plus difficile que la conscience de classe, révolutionnaire et internationaliste, que le prolétariat a pu acquérir aux meilleures années qui ont suivi la Révolution russe, a été pervertie, trahie et finalement annihilée par des années de stalinisme.

Des pages d'histoire n'ont pas été écrites qui, pour ne parler que de ces événements du Proche et du Moyen-Orient qui nous occupent, auraient pu être écrites ensemble par les masses arabes pauvres de Palestine et du Liban, d'Egypte et de Jordanie, mais aussi par les Juifs de Palestine s'ils avaient su, s'ils avaient vu que les masses arabes pouvaient être des alliés et non des ennemis. Faute de quoi pour chacun la voie nationale est devenue un piège aux issues de plus en plus étroites.

Mais ce qui a été possible le sera encore, nous en sommes convaincus. Il y a des pages d'histoire encore vierges à écrire. Pour les peuples, il y a un avenir à construire. Il existe à chaque étape, le passé en témoigne, différentes possibilités, différentes voies politiques entre lesquelles il est toujours possible de choisir. Les unes conduisent à un avenir invivable, les autres à un avenir qui sera vivable pour toute l'humanité, sur toute la planète car les différences n'y seront pas source d'affrontements, mais de richesse.

Mais cet avenir-là, nous en sommes convaincus, ne peut être que communiste.

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