Des nationalisations aux privatisations

Comment marxistes et réformistes posaient le problème des services publics en France à la fin du XIXe siècle

Au XIXe siècle, en France, le marxiste Paul Lafargue, l'un des dirigeants, du Parti Ouvrier, a écrit ces lignes en 1882 : « En ce moment on est en train de fabriquer un communisme à l'usage des bourgeois » ; et il précisait ainsi sa pensée : « Dans la société capitaliste la transformation de certaines industries en services publics est la dernière forme d'exploitation capitaliste. C'est parce que cette transformation présente des avantages multiples et incontestables aux bourgeois que, dans tous les pays capitalistes, on voit les mêmes industries devenues services publics ».

Il écrivait également que « les militants du Parti Ouvrier (...) ne doivent désirer et encore moins réclamer la transformation de nouvelles industries en services publics... »

Lafargue répondait aux réformistes de son époque, et en particulier à Paul Brousse, par ailleurs médecin, plus connu pour avoir laissé son nom à un hôpital en région parisienne que pour son rôle dans le mouvement ouvrier.

Voici ce qu'écrivait Paul Brousse : « Le service public est le dernier terme du développement de chaque spécialité du labeur humain. Sa formation résulte de la nature même des choses » ; et il donnait cet exemple magnifique : « Que l'usage de la poste se généralise encore par le progrès des relations et l'universalisation de l'instruction, et le contrôle coûtant plus cher qu'il ne sert, sera supprimé. Alors le transport des lettres, comme le parcours sur les routes et dans les rues, comme l'éclairage public, comme l'instruction, sera un service gratuit. Quand on aura tous les services gratuits, ce sera le communisme ».

Bien qu'aujourd'hui l'usage de la poste se soit généralisé, non seulement ce n'est pas le communisme, mais ce n'est pas même un service gratuit, et de plus il est question de privatiser la poste !

On a donc deux conceptions totalement opposées des services publics appartenant à l'État. Pour Paul Brousse, ainsi que pour Jaurès, il s'agit d'un moyen pour transformer la société capitaliste en société communiste. Pour Lafargue, il s'agit simplement d'une caricature de communisme qui ne sert en réalité qu'à la bourgeoisie.

À l'époque de Lafargue et de Brousse les entreprises appartenant à l'État étaient relativement rares, les grandes nationalisations n'ont été faites que bien après. Aujourd'hui 120 ans se sont écoulés depuis ces deux prises de position. Nous avons une tout autre expérience et nous pouvons en faire le bilan.

Il n'est pas possible de faire la liste de toutes les entreprises ou de tous les services qui ont été nationalisés, et pour certains privatisés par la suite, en France et dans le reste du monde. Ce serait beaucoup trop long. Mais il y a un certain nombre d'exemples significatifs qui permettent de saisir le mécanisme de ce qui s'est passé et se passe encore.

Sans vouloir remonter aux temps très anciens, il faut quand même remarquer que ne date pas d'aujourd'hui le fait que des États créent, à leur usage, des services qui peuvent occasionnellement être utiles à une partie de la population. Les voies romaines, les routes et les canaux développés sous la monarchie en sont des exemples. Et la politique d'entreprises appartenant à l'État, avec les manufactures royales, ainsi que les dégrèvements fiscaux en faveur de la bourgeoisie, il y en avait déjà sous Louis XIV.

La Banque de France

Commençons par un organisme qui existe toujours : la Banque de France.

Contrairement à ce qu'on croit souvent, la Banque de France, à ses débuts, ne fut nullement un organisme d'État mais une société privée avec des actionnaires tout ce qu'il y a de privés, des banquiers essentiellement. Créée en l'an 1800 avec l'appui du citoyen Bonaparte, alors Premier Consul et pas encore empereur, elle reçut de celui-ci une partie de ses économies - car Bonaparte devint actionnaire. Et en échange de certains avantages, comme celui d'émettre la monnaie, elle passa sous le contrôle de l'État qui nomma le gouverneur, fonction qui existe toujours.

Comme c'était les deux cents plus gros actionnaires qui avaient le droit de constituer l'assemblée générale, on finit par parler des « deux cents familles » pour qualifier la haute bourgeoisie. Il y eut même, parmi ces deux cents familles, une certaine famille Seillière...

Beaucoup plus tard, en 1936, à l'époque du Front populaire, la Banque de France ne fut même pas nationalisée, car le gouvernement de gauche n'en eut pas le courage, mais simplement réformée, notamment en élargissant sa direction, car tous les actionnaires, et pas seulement les deux cents premiers, ont pu dorénavant participer à l'assemblée générale. Le gouvernement de gauche avait accompli cette réforme avec le slogan : « Il faut que la Banque de France devienne la banque de la France ».

La Banque de France ne fut finalement nationalisée qu'en 1945, mais alors les actionnaires furent indemnisés.

La Banque de France sera-t-elle privatisée un jour ? Qui sait ?

Naissance des chemins de fer et premières subventions

À l'époque de Bonaparte, la Révolution industrielle n'était pas vraiment commencée en France.

Cette Révolution industrielle a eu comme moteur principal la machine à vapeur, et tout particulièrement la machine à vapeur montée sur roulettes, c'est-à-dire les locomotives et les chemins de fer.

Les chemins de fer, en France, ont démarré doucement vers 1830 et le mouvement a commencé à s'accélérer à partir de l'année 1840.

C'est dans ce cadre qu'a été publiée la loi de 1842, sous le règne de Louis-Philippe, qualifié de roi bourgeois.

Cette loi prévoyait que c'était à l'État d'avancer les fonds pour tous les terrassements destinés à préparer les voies ainsi que les ouvrages d'art et les stations ; que les départements et les communes, c'est-à-dire les collectivités locales, devraient rembourser les deux tiers de ces dépenses à l'État, lequel conserverait à sa charge le tiers restant.

Quant aux compagnies privées, elles auraient à poser les rails et à se procurer le matériel roulant, et ensuite à faire fonctionner le tout. Moyennant quoi les compagnies disposeraient, sous forme de concessions de longue durée, d'un monopole d'exploitation de leur ligne, l'État se réservant tout de même un droit de regard sur les tarifs.

Autrement dit l'État et les collectivités locales payaient l'essentiel des frais de l'établissement des premières lignes de chemins de fer, lesquelles appartenaient ensuite aux capitalistes.

Il en résulta une fièvre spéculatrice de la grande bourgeoisie sur les chemins de fer. Les compagnies se multiplièrent ainsi que leurs liens avec les politiciens.

Karl Marx écrivit dans son ouvrage Les Luttes de classes en France à propos de cette période : « ...la classe dominante exploitait aussi les constructions de lignes de chemin de fer. Les Chambres en rejetaient sur l'État les principales charges et assuraient à l'aristocratie financière spéculatrice la manne dorée. On se souvient des scandales qui éclatèrent à la Chambre des députés lorsqu'on découvrit, par hasard, que tous les membres de la majorité, y compris une partie des ministres, étaient actionnaires des entreprises mêmes de voies ferrées, à qui ils confiaient ensuite, à titre de législateurs, l'exécution de chemins de fer pour le compte de l'État ».

Les moeurs politico-financières du milieu du XIXe siècle étaient, comme on voit, très modernes.

La spéculation augmenta encore quelques années plus tard sous le règne de Napoléon III. Les compagnies s'étant multipliées de façon anarchique, certaines ayant fait faillite et ayant été rachetées par d'autres, Napoléon III obligea les compagnies à se regrouper en six réseaux appartenant en définitive à six grandes compagnies.

Napoléon III accorda à ces compagnies un traitement de faveur puisqu'elles obtenaient des concessions pour quatre-vingt-dix-neuf ans et que l'État s'engageait en cas de déficit à couvrir par des avances remboursables les charges des emprunts émis pour construire les nouvelles lignes. Autrement dit les compagnies pouvaient bénéficier, le cas échéant, d'emprunts à taux zéro.

Lors de la chute de Napoléon III, il y avait 17 000 km de voies ferrées en France.

Avec l'instauration de la IIIe République, la fièvre des chemins de fer continua de plus belle. Entre 1871 et 1914, on construisit en moyenne 600 km de voies nouvelles chaque année. À la veille de la guerre de 1914-1918, le réseau atteignait 40 000 km, plus 18 000 km de lignes secondaires : il y en avait partout. Toutes les sous-préfectures avaient leur chemin de fer, excepté deux sous-préfectures du département des Basses-Alpes.

Tous les départements voulaient aussi avoir leur réseau secondaire en plus des lignes principales. Après les sous-préfectures, on chercha à pourvoir les chefs-lieux de canton. Les chemins de fer devenaient un jeu politicien. Certains essayèrent de mettre bout à bout des lignes secondaires afin de concurrencer les lignes principales.

Dans ces conditions, la spéculation sur les chemins de fer devait inévitablement mal se terminer pour certaines sociétés.

Premières nationalisations des chemins de fer

En 1878, pour la première fois, l'État reprit dix petites compagnies déficitaires situées dans l'Ouest du pays. C'était l'amorce du réseau d'État. Et dès le départ, le mécanisme était très clair : l'État reprenait ce qui était en déficit et laissait ce qui était bénéficiaire au privé.

Les difficultés financières de plusieurs compagnies continuant, l'État acceptait en 1883 de subventionner les frais d'exploitation des compagnies sur quelques lignes si ces frais dépassaient un certain montant. Et enfin, en 1908, la Compagnie de l'Ouest étant décidément toujours déficitaire, elle fut nationalisée.

C'est à propos de cette nationalisation que le dirigeant socialiste Jean Jaurès écrivit ces lignes en 1911 : « Il y a pour la classe ouvrière tout entière un intérêt vital à ce que les services publics démocratiquement gérés se substituent aux monopoles capitalistes et à ce qu'ils fonctionnent excellemment ». Et il ajoutait : « Le Parlement a intérêt, pour la transformation de la société capitaliste en société socialiste, à ce que de grands services publics, administrés selon des règles de démocratie et avec une large participation de la classe ouvrière à la direction et au contrôle, fonctionnent puissamment ».

Jaurès reprenait le même argument que Paul Brousse avant lui : les services publics appartenant à l'État contribuent à la transformation de la société capitaliste en société socialiste. Il oubliait simplement de signaler que cela permettait surtout à des capitalistes en difficulté à se renflouer grâce à l'État.

Quant à la « large participation de la classe ouvrière » dans un service public « démocratiquement géré », c'était une vaste blague. Les cheminots de l'Ouest ne contrôlaient pas davantage l'État devenu leur patron que ceux des compagnies demeurées privées ne contrôlaient les actionnaires.

Il y avait donc maintenant cinq grandes compagnies privées et une compagnie d'État, laquelle s'appelait Ouest-État.

Crise et création de la SNCF

Après la guerre de 1914-1918, la situation des chemins de fer se modifia. Le pays étant équipé, et même souvent suréquipé, on cessa à peu de choses près de construire des lignes nouvelles. Et d'autre part, la concurrence de l'automobile et des camions commença à jouer un rôle important. Les compagnies privées connurent des difficultés financières de plus en plus importantes. En 1921, une loi permit de faire combler par le Trésor leurs dettes et accorda la garantie de l'État à leurs titres boursiers. Puis 11 000 km de lignes secondaires non rentables furent fermées, le service du public n'entrant pas en ligne de compte. Et pendant ce temps-là, l'État continuait d'accorder des avances de fonds sans même contrôler vraiment la comptabilité des compagnies.

La crise économique mondiale de 1929, lorsqu'elle toucha la France, aggrava encore la situation des compagnies. En 1931, elles demandèrent à nouveau des aides de l'État. Et dès 1932, plusieurs années avant le gouvernement de gauche du Front populaire, la Commission des travaux publics et moyens de communications de la Chambre des députés fit la proposition de nationaliser les chemins de fer. Mais la majorité des députés la repoussa alors.

Finalement, c'est le gouvernement de Front populaire, dirigé par le Parti Socialiste, qui procéda en 1937 à la nationalisation des cinq réseaux encore privés.

Mais les compagnies furent particulièrement bien traitées. Toutes leurs dettes furent annulées. Et dans la nouvelle société créée, la SNCF, elles reçurent 49 % des actions, lesquelles actions rapportaient un intérêt fixe de 6 % par an. Ces actions ont été progressivement rachetées par la SNCF de façon qu'il n'y en ait plus aucune quarante-cinq ans plus tard, le 31 décembre 1982.

Ainsi les compagnies ferroviaires ont été sauvées de la faillite par la nationalisation et, de plus, elles ont continué à toucher des intérêts pendant près d'un demi-siècle. Ce fut vraiment pour elles un cadeau superbe.

On s'imagine souvent que les nationalisations constituent une mesure spécifiquement de gauche. Mais Léon Blum écrivit plus tard que « l'idée de nationalisation n'est pas une idée socialiste ». En Allemagne, ce fut Bismarck, pas précisément un homme de gauche, qui tenta de nationaliser les chemins de fer dès 1871 pour des raisons essentiellement politiques et militaires, et qui n'y parvint d'ailleurs que partiellement à cause de la résistance des petits États allemands autres que la Prusse. Ce n'est en fin de compte qu'en 1945, après la chute de Hitler, que les chemins de fer allemands ont été complètement nationalisés.

Quant à l'Italie, ce fut le dictateur Mussolini, inventeur du fascisme, et donc pas précisément à gauche non plus, qui créa en 1933 l'IRI, l'Institut pour la Reconstruction Industrielle, un holding d'État qui prit des participations dans un grand nombre de banques privées afin de les sauver de la crise, car on était en pleine crise économique mondiale. Comme ces banques avaient elles-mêmes des participations dans des entreprises industrielles, par l'intermédiaire de l'IRI, les capitaux d'État se sont retrouvés largement présents dans la banque et dans l'industrie. Au départ l'IRI devait être provisoire. Mais comme la crise durait, l'IRI fut transformé, en 1937, en un organisme permanent. À cette date il contrôlait 100 % de la sidérurgie de guerre (on était à la veille de la guerre), 40 % de la sidérurgie ordinaire, 80 à 90 % des constructions navales, 30 % des industries électriques, 25 % des industries mécaniques, 15 % de la chimie, et 80 % du secteur bancaire.

L'IRI a survécu à son fondateur fasciste et n'a finalement été privatisé qu'à partir de 1995.

Nationalisation des industries de guerre et première nationalisation de Bloch-Dassault

Pour en revenir à la France, il n'y eut pas que les chemins de fer à bénéficier de l'aide de l'État durant la période de l'entre-deux guerres.

Une des affaires les plus scandaleuses et les plus significatives est celle des usines d'armement et en particulier des sociétés d'aviation. Elles ont été, en petite partie, nationalisées en 1936 par le Front populaire.

Parmi elles, la plus importante concernait les entreprises des associés Marcel Bloch et Henry Potez. Marcel Bloch est connu aujourd'hui sous le nom de Dassault, pseudonyme qu'il adopta après la Seconde Guerre mondiale car ce fut celui... de son frère durant la guerre.

Marcel Bloch s'est lancé dans l'aviation militaire en 1916, c'était le bon moment. Mais le premier exemplaire de son avion sortit d'usine le jour du 11 novembre 1918. Alors là, c'était pas de chance ! Les commandes militaires se faisant rares, il quitta pendant dix ans l'aviation pour l'immobilier, car avant d'être le passionné d'aviation que prétend sa légende, Marcel Bloch était un passionné des affaires.

Pendant ce temps-là Potez, son futur associé, construisit, après 1914-1918, une usine en Picardie où son papa, gros minotier et conseiller général, possédait un terrain. L'usine bénéficia de fonds provenant des dommages de guerre, destinés à la reconstruction. Elle ne coûta donc pas très cher. En 1928, elle bénéficiait de plus du tiers des commandes militaires françaises. Potez s'associa alors avec Marcel Bloch, qui entre-temps était revenu à l'aviation et avait obtenu de son côté une importante commande de l'État pour des prototypes.

La crise de 1929 provoqua des faillites dans les usines d'avions. Potez et Bloch réussirent à surnager, à racheter des concurrents en faillite et à obtenir la majorité des commandes publiques. Ce qui n'empêchait pas ces avionneurs - eux comme les autres - de gruger l'État, notamment en faisant souvent en sorte que les commandes payées ne soient pas livrées dans les délais.

Bloch et Potez contrôlaient environ les deux tiers du marché des avions militaires et 25 % des moteurs au moment où fut adoptée la « loi sur les fabrications d'armement » par le Front populaire, en 1936, qui autorisait le pouvoir à procéder aux nationalisations. Mais l'étendue des nationalisations n'était pas précisée. Est-ce que cela concernait ou pas les sous-traitants ? Finalement il n'y eut qu'une dizaine d'entreprises nationalisées, alors que, selon Léon Blum, plus de 7 000 usines privées travaillaient pour la défense nationale.

Voici ce que déclara à propos des compagnies d'aviation Léon Blum lors du procès que lui fit le gouvernement de Vichy, durant la guerre : « Presque toutes étaient dans une situation financière misérable : ou bien elles étaient à la veille de la liquidation, ou bien elles étaient à la merci des banques qui leur faisaient des avances de crédit ».

En ce qui les concerne, contrairement à beaucoup de patrons, Potez et Bloch avaient défendu l'idée de la nationalisation au sein de leur chambre syndicale patronale. Ils avaient de bonnes relations avec Pierre Cot, radical-socialiste qui fut ministre de l'Air avant le Front populaire et... qui le resta pendant le Front populaire.

Sous l'égide de celui-ci, Potez et Bloch reçurent des indemnités d'expropriation importantes en espèces, pas en rente d'État, ce qui leur permis de les réinvestir tout de suite. Dans le calcul de ces indemnités, on paya pour des avions terminés pour lesquels les constructeurs avaient déjà perçu des avances sur fonds publics.

Mais le nouveau système allait approcher de la perfection car Potez et Bloch furent nommés par Pierre Cot administrateurs-délégués à la tête de leurs anciennes entreprises devenues sociétés d'État. Leurs ouvriers retrouvaient face à eux leurs anciens patrons avec une nouvelle casquette.

Ils avaient ainsi un pied - ou plutôt une main - dans la société d'État et une autre dans leur propre entreprise. Ils conservaient la propriété des contrats commerciaux et leurs bureaux d'études privés, qui se trouvaient au sein même de l'entreprise d'État, réalisaient des prototypes d'avions que celle-ci fabriquait ensuite sous leur propre direction. Dès 1938, Marcel Bloch entreprit la construction d'une nouvelle usine lui appartenant, à Saint-Cloud, près de Paris.

On reviendra tout à l'heure sur Dassault, car il est parvenu à se faire à nouveau nationaliser en 1981 par les socialistes, sous le ministère de Pierre Mauroy, dans des conditions également très favorables. C'est apparemment un record : dans la famille Dassault, la nationalisation est un procédé d'enrichissement parfaitement rodé.

Les nationalisations d'après-guerre en France

Après la première vague de nationalisations de 1936, relativement limitée, la vague suivante, beaucoup plus importante a eu lieu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de fin 1944 à 1946.

Mais les circonstances étaient tout à fait différentes du Front populaire.

L'impérialisme français émergeait d'un désastre qui venait de durer cinq ans. Après avoir été complètement écrasé militairement en 1940, le pays avait été occupé par l'armée allemande. La majorité du patronat français était resté en place en faisant bon ménage avec les forces d'occupation. Certains s'en étaient sortis pas trop mal, comme les patrons des usines d'aviation Gnôme et Rhône ou Louis Renault qui travaillaient pour l'Allemagne. Mais c'est l'ensemble du patronat qui, plus de gré que de force, collaborait et, dans les faits, devait bien faire autant de bénéfices qu'il en aurait fait si l'impérialisme français avait été vainqueur.

Pendant ces quatre années, l'appareil industriel et les infrastructures du pays ne se modernisèrent pas comme elles le firent dans des pays non occupés comme la Grande-Bretagne et surtout les États-Unis.

Et pendant la guerre il y eut, en France, de nombreuses destructions dues aux bombardements anglais puis anglo-américains.

En 1945, la situation de l'impérialisme français était donc délicate sur le plan économique.

La bourgeoisie réussit à se sortir de cette passe difficile grâce au nouveau régime dirigé par de Gaulle et qui a bénéficié de la collaboration sans faille du Parti Communiste Français. Ainsi l'État put être reconstruit sans trop de problèmes, en utilisant en grande partie le personnel ex-vichyste recyclé en « résistant », comme la police, la gendarmerie et le corps des officiers par exemple.

Restait à régler le problème du retard économique. Si l'impérialisme français voulait ne pas être rejeté en arrière par ses concurrents, il lui fallait absolument faire un gros effort pour, d'une part, remettre en selle la bourgeoisie et, d'autre part, reconstruire puis moderniser les infrastructures et l'appareil industriel du pays.

Or de cela la bourgeoisie n'était pas capable toute seule. Il lui fallait l'aide des fonds d'État et le silence de la classe ouvrière grâce au Parti Communiste Français et à la CGT. L'aide de l'État, ce furent les nationalisations ; l'aide du Parti Communiste, ce fut la politique du « produire d'abord, revendiquer ensuite » selon le slogan du PCF et de la CGT de l'époque.

La combinaison de ces deux facteurs fit que le PCF et la CGT prétendirent qu'avec les nationalisations les travailleurs produisaient pour eux, alors que c'était en réalité un nouveau départ pour le patronat.

La liste des nationalisations de cette époque est assez impressionnante.

Il y eut, dès décembre 1944, les houillères du Nord et du Pas-de-Calais puis, en 1945, Renault et Gnome et Rhône qui avec d'autres sociétés donnèrent naissance à la SNECMA ; puis les transports aériens, suivis de la Banque de France (l'oubliée de 1936) et des grandes banques de dépôt. En 1946, ce fut le tour de l'électricité et du gaz, des compagnies d'assurances et cette fois de la totalité des charbonnages.

Pour toutes ces nationalisations, des indemnités ont été versées aux anciens propriétaires, à l'exception de Louis Renault, accusé de collaboration avec l'ennemi. Mais les autres actionnaires des usines Renault, eux, ont été indemnisés.

Les charbonnages

Prenons le cas des charbonnages. À la veille de la guerre de 1939-1945 l'équipement et l'outillage des mines étaient déjà très vétustes. Le charbon français avait du mal à concurrencer les charbons d'importation. Les compagnies minières avaient cessé d'investir, surtout depuis 1930, avec la crise économique.

Les quatre années d'occupation n'avaient évidemment pas arrangé les choses. Or, en 1944-1945, le charbon était encore le pain de l'industrie. Sans lui pas de transport, très peu d'électricité, pas de chauffage, etc. Le redémarrage industriel était conditionné par la production de charbon. Et la France n'ayant pas de devise forte ne pouvait guère en acheter à l'étranger. Il fallait donc, pour relancer la production industrielle au profit de la bourgeoisie, qui n'abandonnait pas ses bénéfices, produire coûte que coûte du charbon, au mépris de la santé et de la vie des mineurs.

Des évaluations montraient qu'il fallait investir 8 à 9 milliards de francs de l'époque pour moderniser les mines. Les compagnies privées le pouvaient-elles ? Le Bassin du Nord et du Pas-de-Calais, le principal du pays, était divisé à lui seul entre dix-huit concessions minières. Même si elles l'avaient voulu, les compagnies étaient absolument incapables de faire cet effort. Et puis, elles ne le voulaient pas. Le patronat acceptait d'investir pour réaliser des profits rapides. Mais investir dans les mines, cela faisait quinze ans qu'il avait renoncé à le faire faute de rentabilité suffisante, il n'avait pas l'intention de s'y remettre en 1945, d'autant plus que la rentabilité n'était pas du tout assurée. L'industrie, les transports, la bourgeoisie avaient besoin de charbon, mais le retour sur investissement, comme on dit aujourd'hui, aurait été trop long, voire même la production risquait de se faire à perte. Eh bien, que l'État prenne donc en charge les houillères !

C'est ainsi que furent créés les Charbonnages de France, dont les anciens actionnaires furent payés. La CGT eut beau protester en déclarant « nous estimons injuste le versement d'indemnités, même à titre provisoire, aux trusts miniers traîtres à la nation » - ils avaient en effet produit pour la machine de guerre allemande -, il n'empêche que les trusts miniers récupérèrent des capitaux qu'ils avaient amortis depuis longtemps et se sortirent d'une entreprise qui n'était plus rentable. Et pour que les gros actionnaires empochent de l'argent, on mit en avant le prétendu triste sort des petits. Le président des porteurs de valeurs de charbonnages devait ainsi évoquer devant la commission de l'Équipement de l'Assemblée nationale, en 1946 : « Ce troupeau lamentable des porteurs qui ne savent pas clamer leur détresse... véritables prolétaires réduits à la misère par les impositions, dévaluations, inflations et maintenant nationalisations ». Les gros en tout cas ont été gagnants. Et pendant qu'ils pouvaient discrètement investir les capitaux ainsi récupérés ailleurs, le PCF et la CGT se livraient à une campagne éhontée pour pousser le prolétariat au travail. Maurice Thorez expliquait alors, à l'occasion d'un discours aux mineurs, que « produire, c'est aujourd'hui la forme la plus élevée du devoir de classe ». Et l'on voyait des affiches avec des textes comme ceux-ci : « Devenez mineur, premier ouvrier de France » ou « Mineur ! le sort de la France est entre tes mains » ou encore « Bon dimanche... et lundi au travail ! ».

Électricité et gaz

En ce qui concerne l'électricité, il existait en France, avant la nationalisation, 154 sociétés produisant du courant, 86 faisant du transport haute tension, et 1 150 sociétés de distribution. En tout, cela faisait 1 390 sociétés d'électricité, dont une dizaine de trusts principaux contrôlaient les neuf dixièmes de l'énergie produite. Les fréquences n'étaient pas partout les mêmes dans l'ensemble du pays : certaines étaient à 50 hertz, d'autres à 60 ; il y avait ici du courant continu, là de l'alternatif, etc.

Il est bien évident qu'une telle situation n'était pas favorable à la modernisation.

Dans l'après-guerre l'électricité, était un enjeu majeur. La consommation allait doubler tous les dix ans. Cela nécessitait d'énormes investissements que là aussi le patronat n'était pas capable de faire.

Électricité de France ainsi que Gaz de France ont donc été créés simultanément en 1946. L'opération de nationalisation s'est accompagnée d'indemnités particulièrement avantageuses. Il fut créé une Caisse nationale de l'énergie qui émit d'abord des actions, puis ensuite des obligations pour rembourser les anciens propriétaires des compagnies électriques et gazières. Le tarif fut le suivant : un intérêt fixe minimum de 3 %, plus un intérêt complémentaire de 1 % indexé sur le chiffre d'affaires.

Le résultat, c'est que la valeur des obligations de la Caisse de l'énergie n'a pas cessé de grimper, surtout à partir des années soixante-dix, car des dizaines d'années après la nationalisation, EDF et GDF payaient toujours !

Mais ce n'est qu'un aspect de l'aide apportée par ces entreprises nationalisées aux capitalistes, et pas le plus important. Le rôle majeur a été joué par la politique tarifaire qui suivit la nationalisation.

Pendant un demi-siècle, EDF a accepté d'avoir des prix relativement bas pour l'industrie, même si pour la population ces tarifs n'étaient pas toujours accessibles. C'est que le premier client d'EDF était, et est toujours, la grande industrie. Pour favoriser les gros industriels, EDF leur a vendu du courant très bon marché, parfois même à perte, quitte à faire payer plus cher les usagers ordinaires. Mais du même coup EDF a accepté d'avoir des bénéfices relativement faibles comparativement aux énormes investissements nécessaires pour la construction des grandes centrales hydroélectriques, des centrales thermiques, et plus tard du nucléaire. S'il s'était agi de patrons privés, eux auraient voulu réaliser des bénéfices tout de suite et augmenter les tarifs en conséquence.

Mais l'État a accepté qu'EDF fasse pendant des décennies peu de bénéfices pour que les patrons puissent profiter des bas tarifs.

Ce qui est valable pour EDF l'était, et l'est toujours, pour la SNCF, qui consent des tarifs de faveur aux industriels ; même chose pour Gaz de France, etc. Le secteur public a toujours servi à subventionner d'une manière indirecte le patronat privé ou a lui passer commande, comme l'a fait la SNCF pour le matériel ferroviaire, EDF pour le matériel électrique, et ainsi de suite.

Nationalisations et État bourgeois

Paul Brousse, qui a été cité au début, rêvait que l'accumulation des services publics, les uns à la suite des autres, conduise tout doucement au communisme. En réalité les services publics ou, pour parler de façon socialement plus juste, l'ensemble du secteur nationalisé a renforcé le patronat privé.

Pourtant il est évident que si l'État avait voulu se comporter comme un immense trust, il aurait pu, étant maître de l'énergie, des transports, des banques, etc., imposer le rachat à n'importe quelle société privée et ainsi s'étendre jusqu'à nationaliser la totalité de l'économie. Théoriquement, il en avait les moyens.

Mais justement, imaginer une telle hypothèse montre ce qu'elle avait d'irréaliste. Des réformistes comme Paul Brousse ou Jaurès voyaient peut-être l'avenir de cette manière. Mais ce qui s'est produit montre que, tant que l'État reste entre les mains de la bourgeoisie, les nationalisations s'opèrent dans un cadre bourgeois et avec des objectifs qui servent la bourgeoisie, à commencer par le soutien de la propriété privée.

D'ailleurs Benoît Frachon, dirigeant du Parti Communiste et secrétaire général de la CGT, écrivit en 1946 dans un livre intitulé La bataille de la production les lignes suivantes : « Quant à l'accusation de vouloir faire du socialisme par les nationalisations, nous avons déjà démontré la stupidité de telles formules.

La nationalisation de telles entreprises ou de tels services publics n'a rien à voir avec le socialisme.

S'il en était autrement, Louis XI eut été socialiste en faisant de la poste un service d'État. Bismarck eut été socialiste en nationalisant les chemins de fer de la Prusse, alors qu'il n'avait en vue que de centraliser un service essentiel pour la guerre à laquelle il se préparait.

La socialisation suppose l'existence d'un État socialiste, et la nationalisation se pratique même dans un État bourgeois. »

Sur cette analyse nous ne pouvons qu'être d'accord avec lui.

Il est impossible de passer en revue toutes les entreprises qui ont été nationalisées à cette époque, disons qu'en plus de nationaliser une grande partie du secteur industriel, l'État a dû fort logiquement nationaliser une grande partie du secteur bancaire et des assurances afin de disposer de l'instrument financier indispensable à sa politique.

Mais là aussi, cela ne doit pas faire illusion, les actionnaires ont été indemnisés, et ils n'ont pas disparu du paysage. Et lorsque, dans une période ultérieure, on a cette fois rendu au privé ces banques et ces assurances, eh bien il s'est trouvé suffisamment de capitaux et de capitalistes pour les racheter. Ils étaient toujours là et bien là !

Les nationalisations d'après-guerre dans d'autres pays d'europe

On croit parfois que les nationalisations d'après-guerre sont une spécificité française. C'est une erreur.

Par exemple, l'Allemagne a enfin nationalisé en 1945 la totalité de ses chemins de fer. Mais c'est surtout en Grande-Bretagne, où il n'y avait pourtant ni de Gaulle ni les communistes, que dans l'après-guerre il a été procédé a de nombreuses nationalisations.

En Grande-Bretagne, de 1946 à 1948, le gouvernement travailliste de l'époque, d'ailleurs sans véritable opposition de la part des conservateurs, nationalisa la Banque d'Angleterre (elle aussi privée jusque-là) en garantissant à ses anciens actionnaires pendant un temps un revenu net de 12 %. Ensuite il y eut les charbonnages et l'aviation civile, laquelle était déjà sous contrôle public. Puis ce furent les nationalisations de l'électricité et du gaz. Enfin il y eut en 1949 la nationalisation de la sidérurgie. Mais dans ce cas, le grand patronat n'était pas vraiment d'accord, ce qui fait que la loi votée ne fut pas véritablement appliquée. Et ainsi il fallut s'y reprendre à une seconde fois pour nationaliser la sidérurgie en 1967. Par ailleurs, l'État prenait des participations ou nationalisait des sociétés en faillite comme Rolls-Royce ou British Leyland, des chantiers navals, des constructions aéronautiques, etc. Et lorsqu'on découvrit du pétrole et du gaz naturel en mer du Nord, difficile à exploiter au début, ce fut un organisme d'État, le British National Oil Corporation, qui fut chargé de l'exploitation et de la commercialisation.

Ce sont essentiellement des gouvernements travaillistes, donc réputés de gauche, qui ont procédé aux nationalisations, mais pas toujours. C'est un gouvernement conservateur qui, en 1971, prit le contrôle de Rolls Royce et de certains chantiers navals.

En Italie également, il y eut des prises de participations de l'État et même des nationalisations, comme celle de l'électricité en 1963. L'IRI, l'organisme d'État créé sous Mussolini, qui a été évoqué tout à l'heure, s'est développé notamment dans les hydrocarbures. Or, en Italie, la formation politique dominante durant les années d'après-guerre n'a été ni le PC ni le PS, mais la Démocratie Chrétienne.

Et en fin de compte les nationalisations opérées par les travaillistes, et quelquefois par les conservateurs en Grande-Bretagne ou par les démocrates-chrétiens en Italie, ont été du même niveau, de la même importance, si ce n'est plus, qu'en France.

Alors des mesures de gauche, les nationalisations ? Non, le plus souvent accomplies par la gauche, c'est vrai, mais avant tout des mesures destinées à dépanner la bourgeoisie lorsqu'elle est dans une situation difficile.

La nationalisation de la sidérurgie en France

Pour en finir avec les nationalisations - avant d'en venir aux privatisations - il faut reparler de la dernière vague ou plus exactement des deux vagues qui ont eu lieu en France, d'abord sous le gouvernement de droite de Raymond Barre avec la nationalisation de la sidérurgie, et ensuite sous le gouvernement socialiste de Mauroy.

La sidérurgie française connaissait, surtout depuis 1974, une crise sévère due entre autres à la concurrence de certains pays beaucoup plus performants. Les installations étaient en grande partie vétustes, le patronat répugnant à des investissements lourds pour des profits hasardeux. Les entreprises travaillaient à perte, en tout cas c'est ce que disait le patronat. Elles étaient endettées, et on s'acheminait, semble-t-il, vers la faillite, d'autant que la consommation d'acier baissait dans le monde en même temps que la productivité augmentait grâce au progrès technique.

Heureusement l'État était là. Ce fut un politicien libéral, Barre, en principe hostile à toute intervention de l'État, qui décida, en 1978, le « plan acier » par lequel l'État prenait à sa charge 22 milliards de francs de dettes de la sidérurgie et par cette opération devenait détenteur de 63,8 % d'Usinor et de 76,9 % de Sacilor, les deux grosses sociétés du secteur. Officiellement ce n'était pas une nationalisation - Barre n'aimait pas beaucoup ce mot - mais ça y ressemblait furieusement. Pendant que les propriétaires étaient sauvés, 22 000 emplois furent supprimés. C'était le début d'une longue série.

En 1981, il fallut procéder à la nationalisation effective, sous la gauche qui venait d'arriver au pouvoir cette fois, et l'État ajouta encore 21 milliards dans la caisse, pendant que 12 000 autres emplois s'évanouissaient.

En 1984, il y eut à nouveau 30 milliards mis par l'État et 21 000 emplois supprimés.

En 1986 la sidérurgie, c'est-à-dire Usinor et Sacilor regroupés, était dirigée par le dénommé Francis Mer qui procéda à une ultime recapitalisation en injectant encore des milliards, pendant que 20 000 emplois s'évanouissaient.

Grâce à une centaine de milliards de fonds publics et quelque cent mille suppressions d'emplois, en fermant les vieilles usines réduites à des tas de ferraille, la sidérurgie put enfin, en 1989, pour la première fois depuis dix ans, faire des bénéfices.

Pour qui ces bénéfices, pour l'État peut-être qui l'avait bien mérité ? Eh bien non, pas du tout, car toute cette opération s'est terminée par la privatisation de la sidérurgie en 1995 sous le gouvernement Juppé.

La nationalisation de la sidérurgie a donc été une opération classique, si l'on peut dire, destinée à sauver de la banqueroute et à remettre en selle un secteur capitaliste.

Les nationalisations du gouvernement Mauroy

En revanche les nationalisations opérées par le gouvernement Mauroy en 1982 n'avaient pas les mêmes objectifs.

Commençons par le cas un peu particulier de Dassault.

Malgré, ou plutôt grâce à la nationalisation de 1936, celui-ci avait une nouvelle société à lui, les avions Marcel Dassault-Bréguet. Sous le gouvernement Barre, en 1979, l'État avait déjà pris 20 % du capital de cette société, puis avec l'arrivée de la gauche, Dassault céda gratuitement 26 % des actions à l'État, mais il en conserva 49 %, toucha les dividendes correspondants ainsi que les redevances liées aux brevets et licences. Il fut nommé « conseiller technique » de la nouvelle société nationale, ce qui ne l'empêcha pas de conserver en propre la Société centrale d'études Marcel Dassault, laquelle a bien entendu continué à travailler avec l'État qui finançait en partie les études des avions. Bref ce fut pour lui la réédition de la nationalisation de 1936, qui s'avéra tout aussi profitable comme nous verrons par la suite. Mais Dassault c'était un cas un peu spécial, et pas le plus important.

L'essentiel des nationalisations effectuées sous Mauroy ne ressemblaient pas aux précédentes. Mauroy nationalisa cinq trusts majeurs : la CGE, Péchiney-Ugine-Kuhlman, Rhône-Poulenc, Saint-Gobain et Thomson-Brandt, ainsi que deux organismes financiers de premier plan, Suez et Paribas et 39 ¬éta¬blissements bancaires. Ces entreprises n'étaient pas en déficit, et leurs dirigeants n'avaient pas réclamé, en tout cas pas publiquement, que l'État les achète.

Et ces nationalisations avaient lieu à la même époque où, en Grande-Bretagne, Margaret Thatcher entamait de son côté la grande vague de privatisations de l'économie britannique.

On faisait donc l'inverse de part et d'autre de la Manche. Mais ces deux politiques différentes avaient cependant exactement le même but au fond : venir en aide au grand capital.

En effet, depuis les années soixante-dix, l'économie mondiale était entrée en crise. Elle n'en est d'ailleurs toujours pas sortie. Il s'agit non pas d'une crise avec diminution de la production, quoique cela se soit produit certaines années, mais c'est une crise où la croissance économique est devenue très faible.

Trop faible pour que l'on puisse, comme durant la période précédente, celle dite des « Trente glorieuses », faire des affaires, et donc des profits, simplement en produisant toujours plus. Depuis le milieu des années soixante-dix, les capitalistes sont obligés de limiter leur production car le marché solvable ne peut pas l'absorber. Du coup, ils limitent leurs investissements au minimum. Et par voie de conséquence, ils jettent à la rue une grande partie de leurs salariés. Depuis cette époque, on a assisté à l'explosion du chômage, dans le monde entier.

Ce ne fut pas causé par des délocalisations en Chine, en Inde ou en Europe de l'Est. C'est dû à la crise du capitalisme.

Dans ce nouveau contexte, l'État n'a évidemment pas renoncé à aider le capitalisme bancal.

Si les investissements ont été, dans l'ensemble, extrêmement faibles, ils n'ont cependant pas été au même niveau dans le secteur privé et dans le secteur public. Ainsi, à l'époque où ont eu lieu les « nationalisations-Mauroy », on constatait que les investissements dans le privé s'étaient effondrés. Les seuls investissements auxquels certaines entreprises consentaient parfois, c'était pour renouveler le matériel défaillant en le remplaçant évidemment par du matériel plus performant permettant de produire autant avec moins de salariés, mais il ne s'agissait pas d'investissements massifs pour accroître la production, étant donné l'insuffisance du marché.

En revanche dans le secteur nationalisé, les investissements avaient certes diminué, mais il y en avait encore. Le secteur public continuait à passer des commandes au secteur privé. C'était lui qui jouait le rôle de moteur de l'économie. Un moteur poussif certes, mais c'était à peu près le seul.

Les nationalisations du gouvernement Mauroy ont eu pour but d'étendre le secteur public, le seul en état de faire des investissements, parce que cela paraissait aux dirigeants socialistes la meilleure façon pour qu'il y ait des retombées positives sur le secteur privé.

La raison en était économique. Accessoirement, cela permettait aux socialistes de se donner l'apparence de renouer avec la tradition de la gauche nationalisante. Ces nationalisations ont certes créé quelques illusions. Un salarié d'une grande compagnie d'assurances a dit à un de nos camarades, à cette époque : « Ce serait bien si on nous nationalisait aussi » ; à quoi notre camarade répondit avec étonnement : « Mais nous sommes déjà nationalisés ! »

Le début des privatisations en France

Est-ce que cette dernière vague de nationalisations a arrangé les affaires du capitalisme ? À court terme bien sûr, mais cette politique a fait long feu. Dès 1986, à la suite de la victoire électorale de la droite, le nouveau gouvernement a commencé à privatiser ce qui avait été nationalisé avant lui, rejoignant ainsi la politique de Thatcher en Grande-Bretagne et de certains gouvernements européens, de plus en plus nombreux.

En 1988, la gauche revint au gouvernement.

Qu'allait donc faire le gouvernement socialiste ? Nationaliser ? Privatiser ? Il choisit au début de ne rien faire du tout. Ce fut l'époque du « ni-ni », « ni nationalisation ni privatisation ». Cela ne dura pas bien longtemps, car il fallait choisir une politique. Ce qui a été déterminant, c'est que l'État a eu des ambitions au-dessus de ses possibilités. Il aurait voulu que le secteur public serve de moteur au secteur privé. Mais cela impliquait de donner aux entreprises publiques des fonds énormes, de façon qu'il y ait des retombées pour le privé. L'État s'en est avéré incapable.

À partir de 1991, sous prétexte de permettre une « respiration » aux entreprises publiques, un décret autorisa certaines d'entre elles à ouvrir leur capital. C'en était terminé de la tentative de Mauroy de soutenir l'économie française par de nouvelles nationalisations.

La page était complètement tournée, on pénétrait maintenant dans l'ère des privatisations.

Les privatisations en Grande-Bretagne

Lorsque le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher commença, à partir de 1980, à privatiser les entreprises d'État, le secteur nationalisé représentait en Grande-Bretagne de 18 à 20 % de l'économie du pays. La même chose qu'en France et qu'en Italie, un peu plus qu'en Allemagne.

Les premières privatisations concernèrent les transports aériens, les constructions aéronautiques, le pétrole, la gestion des ports, et les transports routiers (il y avait eu cependant quelques privatisations dans la santé publique et dans les industries mécaniques dès le gouvernement travailliste précédent de Callaghan).

Puis, dans les années suivantes, à peu près tout allait y passer, les chemins de fer, l'énergie, les télécoms, etc.

La raison officielle de ces privatisations était que le secteur public n'était pas performant, alors qu'il revenait cher aux contribuables.

En réalité, si l'on tient compte du fait qu'en Grande-Bretagne, comme en France et ailleurs, les services publics servaient de vaches à lait au secteur privé, leurs prétendues mauvaises performances étaient toutes relatives. Le gouvernement Thatcher mit en avant deux « réformes » - ce sont eux qui parlent de réformes - qui consistèrent d'une part à privatiser et d'autre part à déréglementer, ce qui signifia supprimer toute réglementation, de façon à faire jouer la concurrence - mère de toutes les vertus selon les partisans du libéralisme - dans des secteurs où il n'y avait auparavant que des monopoles d'État, comme dans l'électricité par exemple, où les compagnies font maintenant à peu près ce qu'elles veulent. La concurrence, c'est bien connu, vise à se dépasser, à faire preuve d'inventivité, à rompre avec les vieilles scléroses bureaucratiques, etc., etc., et on ne compte plus les tombereaux d'articles et de livres consacrés à comparer les mérites du secteur privé et les tares du secteur public.

En réalité la politique du gouvernement conservateur, qui allait faire école partout et notamment en France, consistait à désengager l'État de tout ce qui était possible en matière d'entreprises d'État, et particulièrement des services publics.

Le but était de vendre au privé ce qui était vendable et de laisser dépérir le reste. Car en cessant de subventionner le secteur public, l'État pouvait plus facilement subventionner directement le patronat, quel que soit son rôle dans l'économie. En fin de compte, c'était là le but de la manoeuvre.

La privatisation s'est le plus souvent traduite par un désastre, et plus encore pour les usagers que pour le personnel.

Ainsi dans les chemins de fer anglais, qui étaient au départ vétustes et dangereux, la situation a encore empiré et est devenue caricaturale. Le journal The Economist, pourtant favorable aux privatisations, reconnaissait, en 1999, que « la privatisation est un catalogue de cynisme politique, d'incompétence managériale et d'opportunisme financier. Elle a coûté des milliards de livres aux contribuables et fait perdre des milliards d'heures à ses utilisateurs ». On estimait que les retards cumulés de tous les trains du Royaume-Uni sur l'année 2001 équivalaient à 3 500 ans.

Sans parler des morts et des blessés, car les chemins de fer, qui étaient déjà peu sûrs quand ils étaient nationalisés, ont connu une dramatique série de catastrophes, conséquences d'un entretien de plus en plus négligé.

De plus les compagnies privées ont continué à obtenir de l'argent.

Et l'État, a dû, sous peine que les trains s'arrêtent complètement, offrir des milliards de livres de subventions aux compagnies. L'État a même déboursé davantage dans cette affaire qu'il ne le faisait lorsque les chemins de fer étaient encore nationalisés. Et surtout, la grosse différence, c'est que, auparavant, les subventions allaient au secteur public avec des retombées pour le secteur privé, tandis que maintenant elles vont uniquement au secteur privé.

Dans l'électricité, plusieurs compagnies concurrentes ont été créées dans la production, le transport et la distribution. L'une d'entre elles, British Energy, avait hérité de huit centrales nucléaires, les moins anciennes (les six plus vieilles étant restées par prudence dans le domaine de l'État). British Energy produisait environ 20 % du courant britannique. Au début elle a fait des bénéfices. Puis, à partir de 2000, une surproduction momentanée a fait chuter les prix des producteurs d'environ 40 %, ce qui pour les particuliers s'est traduit par une baisse, de 8 à 10 %. Depuis les sociétés de production sont passées par une période difficile, les plus faibles ont été rachetées par d'autres. Et les prix ont déjà commencé à remonter.

En tout cas British Energy, avec ses centrales nucléaires, s'est retrouvée, en 2002, au bord de la faillite et s'est naturellement tournée vers l'État qui a injecté plus d'un milliard d'euros. En cessation de paiement depuis septembre dernier, elle a été retirée de la cotation boursière et l'État est, à nouveau, appelé à la rescousse. En d'autres temps, sans doute, la question de la renationalisation de cette société aurait été envisagée. Mais le gouvernement britannique, réputé particulièrement serviable à l'égard des capitaux privés, n'éprouve même pas le besoin de justifier ses subventions au capital par le recours aux nationalisations, ce qui ne veut pas dire qu'il n'en referait jamais, si cela venait à l'arranger, ou plus exactement si cela arrangeait le patronat.

Bien sûr, beaucoup de gens disent que les privatisations en ¬Grande¬-¬Bretagne - et on aurait pu citer d'autres exemples - sont un échec. Que les services publics y ont beaucoup perdu, et que les contribuables n'y ont rien gagné, bien au contraire.

Seulement l'objectif des privatisations n'a jamais été d'améliorer les services publics, ni même d'alléger le fardeau des subventions de l'État. Il était d'améliorer le système des subventions en se passant de l'écran des sociétés nationales et de désengager l'État des services publics pour consacrer le maximum de ses ressources à l'ensemble du patronat.

Après la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher - et aussi les États-Unis de Reagan, mais aux États-Unis, le secteur nationalisé étant très faible, la politique de Reagan a consisté à diminuer les aides publiques, pour la santé en particulier - après donc la Grande-Bretagne, les autres pays d'Europe ont en quelques années adopté des politiques analogues.

On reproche souvent à l'Union européenne d'être responsable de la vague de privatisations actuelle. Mais s'il est incontestable que les autorités européennes sont favorables à la déréglementation et à la privatisation dans à peu près tous les secteurs, s'il est vrai qu'il leur est arrivé de pousser certains gouvernements qui avaient quelques réticences, comme par exemple le gouvernement français à propos de l'électricité, ce n'est pas l'Europe qui est à l'origine de la vague des privatisations. Ce sont les gouvernements eux-mêmes qui ont tous adopté la même façon de se désengager des secteurs nationalisés afin de pouvoir aider plus directement le patronat. Et les autorités européennes ne font que refléter cela.

La privatisation de France Télécom

Le dernier épisode de la privatisation de France Télécom vient de se dérouler le 31 août dernier, lorsque l'État est devenu minoritaire dans le capital de cette société avec environ 41 à 43 % des actions. La façon dont s'est déroulée cette privatisation est particulièrement significative.

Remontons un peu en arrière. Il y a encore quinze ans existaient les PTT, Postes, Télégraphes et Téléphones.

En France, après la dernière guerre, l'usage du téléphone, qui était au départ un appareil de luxe pour les riches, s'est répandu. Pendant un demi-siècle les PTT ont passé des commandes de matériels téléphoniques de plus en plus importantes au fur et à mesure que le réseau s'étendait et qu'il se produisait des innovations techniques. Les commandes de l'État, souvent surpayées, ont contribué à faire vivre et profiter des sociétés privées comme Thomson, CSF, Ericsson, Alcatel, la CIT, Philips, la CGE, et d'autres, qui profitaient notamment des recherches préalablement financées par l'État.

Et puis avec le développement de l'électronique, de l'informatique, etc., la téléphonie est entrée dans une révolution technique qui a conduit aux satellites de télécommunications, aux téléphones portables, et ce n'est pas fini.

Il y a quelques années, le nouveau marché du téléphone, ou plutôt comme on dit maintenant des télécommunications, paraissait très prometteur. Mais pour qu'on puisse envisager de le privatiser, il fallait commencer par le séparer de la poste et des télégraphes, moins intéressants en termes de profits. Ce furent les recommandations d'un ministre des PTT de droite, Gérard Longuet. Puis il y eut un ministre des PTT de gauche, du Parti Socialiste, Paul Quilès, sous le gouvernement Rocard, qui fit la séparation : France Télécom fut donc créée en 1988.

Ensuite on a assisté à une comédie où l'alternance droite-gauche-droite a révélé qu'il n'y avait pas de différence entre les deux - mais cela on l'avait déjà remarqué - et que la gauche, qui s'était prononcée contre la privatisation, se reniait sans honte. François Fillon, politicien de droite comme nul ne l'ignore, s'est trouvé ministre des Postes et des Télécommunications en 1996. Il transforma France Télécom en société anonyme. Il s'apprêtait donc à privatiser. Là-dessus sont arrivées les élections et la victoire de la gauche. Jospin s'était prononcé au cours de sa campagne électorale contre la privatisation. Il déclara même que France Télécom serait « renationalisée » en cas de victoire de la gauche. Eh bien, une fois élu, il fit le contraire, en expliquant qu'il ne s'agissait pas d'une privatisation, puisque l'État devait rester majoritaire, mais simplement d'une ouverture du capital de France Télécom au secteur privé. Et une loi fut d'ailleurs votée interdisant à l'État de passer sous la barre des 50 % du capital.

Mais les lois, ça se change. Une autre loi, adoptée fin 2003, a autorisé l'État à céder la majorité du capital de France Télécom au privé. Et c'est donc ce qui vient de se produire, il y a un mois.

Comme on voit, ce n'est pas la couleur des gouvernements qui a posé problème pour privatiser. Ce qui a posé quelques problèmes ce sont les conséquences de la spéculation. Du temps où France Télécom appartenait encore majoritairement à l'État, cette société ne s'est pas gênée pour spéculer avec l'argent public, espérant réaliser de bonnes affaires dans le cadre de la privatisation. Le marché mondial des télécommunications étant alors ouvert, il s'agissait de tenter de s'implanter dans des pays étrangers et aussi de s'assurer l'exclusivité, en France, de la nouvelle technologie UMTS, qui combine l'internet et le téléphone portable. Ce qui pourrait sans doute rapporter gros le jour où cela fonctionnera. L'ennui, c'est que cette nouvelle technologie n'est pas encore au point, ce qui n'a pas empêché l'État français, comme les autres d'ailleurs, de vendre très cher une licence d'exploitation pour ce procédé encore virtuel.

Comme France Télécom avait déjà précédemment acheté Orange et fait quelques autres menues dépenses, le groupe s'est retrouvé endetté à hauteur de 70 milliards d'euros lorsque la bulle boursière des valeurs technologiques s'est effondrée. Il est d'ailleurs arrivé à peu près la même chose à Deutsche Telecom, les spéculations hasardeuses n'étant pas une spécificité française.

Cette énorme dette, cela ne signifie pas que France Télécom n'est plus intéressante pour les actionnaires et futurs actionnaires, cela signifie qu'elle est dans une mauvaise passe. Et qu'il est donc difficile dans ces conditions de continuer à ouvrir le capital.

Qu'à cela ne tienne, l'État, comme la cavalerie américaine, est intervenu au bon moment. En avril 2003, l'État a ainsi apporté 9,2 milliards d'euros supplémentaires dans le capital de France Télécom. Mais si on tient compte du fait que la toute dernière privatisation d'il y a un mois a rapporté environ 5 milliards d'euros à l'État, censés servir à diminuer son déficit, on constate que pour pouvoir gagner 5 milliards, l'État en a d'abord dépensé 9 un peu plus d'un an avant.

Est-ce que l'État va achever la privatisation de France Télécom ? Peut-être, mais ce n'est pas sûr. Ainsi une commission parlementaire présidée par le sénateur UMP Larcher - aujourd'hui ministre délégué dans le gouvernement Raffarin - donnait en 2002 l'avis suivant : « Privatiser aujourd'hui France Télécom serait une erreur » car, dit le rapport : « ce serait contraire à l'intérêt de l'entreprise car l'État joue un rôle stabilisateur à son capital, garant de la dette et protecteur contre les prises de contrôle hostiles ».

L'État au secours du Crédit Lyonnais

Des spéculations hasardeuses entraînant une énorme dette, il n'y a pas que France Télécom qui a connu cela. Rappelons pour mémoire le trou du Crédit Lyonnais, alors banque nationalisée. Dans la fièvre spéculatrice de la fin des années quatre-vingt, le Crédit Lyonnais s'est, entre autres, payé la Metro-Goldwin-Mayer de Hollywood, mais c'était à un escroc, ce qui lui a coûté une vingtaine de milliards de francs (à l'époque c'était des francs). Le Crédit Lyonnais a accompagné la carrière de Bernard Tapie pour lui permettre notamment d'acheter Adidas. Il a aidé Jean-Luc Lagardère à se débarrasser de la Cinq (la chaîne de télévision alors en faillite). Et surtout il a englouti des milliards dans l'immobilier, car à cette époque, le Crédit Lyonnais était devenu la banque de l'immobilier. Il a financé des bureaux, des immeubles, qui ont été payés aux entreprises du bâtiment, notamment à Bouygues. Mais lorsque le marché s'est retourné et que ces constructions n'ont pas trouvé acquéreur, le Crédit Lyonnais s'est retrouvé avec une ardoise gigantesque. En fin de compte c'est 100 ou 120 milliards de francs que les contribuables ont dû payer. Si l'État n'était pas venu une fois de plus à la rescousse, la banque, couverte de dettes, n'aurait pas été privatisable.

Mais ce n'est pas tout, ce sont des milliers d'emplois qui ont été supprimés, les employés payant pour les spéculateurs et pour les futurs actionnaires. Et en fin de compte le Crédit Lyonnais a été privatisé en 1999. À la veille de cette opération, le PDG, Peyrelevade, pouvait dire : « Le Lyonnais est aujourd'hui une banque restructurée et rénovée, avec un potentiel bénéficiaire élevé et un fonds de commerce d'une grande solidité ». Tellement solide d'ailleurs que le Crédit Lyonnais a été racheté deux ans plus tard par le Crédit Agricole !

EDF : spéculations et ouverture du capital

Autres spéculations hasardeuses, il s'agit de l'achat par EDF de sociétés d'électricité dans des pays étrangers.

Avant même qu'il soit question officiellement de privatiser EDF - et GDF par la même occasion - la privatisation s'était répandue dans un grand nombre de pays, à commencer par la Grande-Bretagne. Du même coup, dans les pays en question, des compagnies d'électricité se sont trouvées mises en vente. Il y avait de tout, des compagnies qui produisaient du courant avec des centrales électriques, des compagnies de transport haute tension, des compagnies de distribution, car le plus souvent production, transport et distribution ont été éclatés au moment de la privatisation.

EDF, toujours entreprise d'État française à ce moment, a racheté pour 13 milliards d'euros de compagnies diverses et variées, en plusieurs années. Il y en a eu en Grande-Bretagne, en Europe centrale, en Scandinavie, en Amérique du Sud, des prises de participation en Italie, en Allemagne, etc.

On se demande à quoi cela peut bien servir à un usager français qu'EDF soit propriétaire d'une compagnie au Brésil ou en Argentine. Ce n'est d'ailleurs pas non plus un avantage pour l'Argentine et le Brésil, car EDF s'est comportée dans ces pays étrangers comme un patron de combat, supprimant des postes de travail et faisant la chasse à ceux qui ne pouvaient pas payer leurs factures.

Un scandale récent provoqué par la mort de deux personnes en banlieue parisienne a rappelé qu'EDF coupe le courant aux plus démunis lorsqu'ils ne payent pas. Mais dans les pays pauvres, c'est pire !

Ajoutons que, pour ce qui est de l'Argentine et du Brésil, EDF a probablement perdu 1 milliard d'euros à la suite de la crise économique en Amérique du Sud. Mais EDF en a également perdu en Italie et en Allemagne.

Alors pourquoi tous ces achats ?

Le but n'est évidemment pas d'améliorer le service des usagers en France ni dans les pays étrangers, ni le sort des travailleurs. Il est de faire d'EDF une société ayant des capacités financières les plus importantes possibles, d'en faire un groupe capable de rivaliser avec ses futurs concurrents à l'échelle mondiale.

La question de la production en France d'une électricité abondante et à bon marché devient tout à fait secondaire, ce qui compte maintenant c'est d'avoir une surface financière de premier ordre.

Et bien entendu cela se fait dans la perspective de l'ouverture annoncée du capital, laquelle sera peut-être ensuite suivie d'une privatisation, comme ce fut le cas pour France Télécom.

Roussely, l'ex-PDG d'EDF, qui vient d'être limogé et remplacé par son collègue de Gaz de France, n'a cessé de clamer, pour justifier l'ouverture du capital d'EDF, que celle-ci avait besoin d'argent car elle manquait de capitaux propres.

Mais besoin d'argent pour quoi faire ? Pour développer l'électricité en France ? Mais la France est, du fait de ses centrales nucléaires, plutôt suréquipée et vend 15 % de sa production dans les pays voisins. Pour enterrer les lignes, pour remplacer les pylônes haute tension trop fragiles ? Non, il n'est pas question de cela. En réalité EDF a besoin d'argent pour continuer sa politique d'achats de sociétés à l'étranger. Et pour être exact, ce n'est pas EDF qui a besoin d'argent, ce sont les futurs actionnaires qu'EDF s'efforce d'attirer et de satisfaire par avance qui ont besoin des profits escomptés sur EDF, et pas l'inverse.

Et puis si EDF avait tant besoin d'argent, pourquoi avoir acheté pour 13 milliards d'euros de sociétés à l'étranger ? Non, l'argumentation de Roussely et des autres partisans de l'ouverture du capital d'EDF ne tient pas. Ils prennent les gens pour des imbéciles. Et à l'échelle de l'Europe et du monde de l'électricité, comme du gaz, les grandes manoeuvres, les rachats, les fusions, les prises de participations et tous les coups tordus de la finance ne sont pas près de s'arrêter.

La hausse des prix de l'électricité

L'un des arguments mis en avant par les partisans de la libéralisation du marché à l'échelle européenne, c'est que cela allait encourager la concurrence et par conséquent la baisse des prix. C'est une ineptie, surtout lorsqu'on ose ressortir cet argument après les spéculations, les coupures de courant et les hausses de prix qui sont survenues en Californie en l'an 2 000. Et pas seulement en Californie d'ailleurs.

Pour faire monter les prix de l'électricité, il existe un moyen, très simple : que les producteurs concurrents, qui ne sont jamais nombreux dans un pays donné - en général moins d'une demi-douzaine - se mettent d'accord pour limiter la production et les prix vont grimper. Comment limiter la production ? En Californie, les compagnies ont prétendu qu'elles devaient arrêter leurs centrales pour révision. Jamais les centrales californiennes n'avaient été révisées à ce point ! Il y a eu pénuries et donc des coupures. Et le pire c'est que l'électricité ayant cette particularité de ne pas se stocker, il faut à tout moment produire tout ce qu'on consomme et consommer tout ce qu'on produit, sinon c'est l'ensemble du système qui risque de disjoncter comme cela s'est produit en Italie, il y a quelques mois. Dans ces conditions les compagnies d'électricité ont pu faire une pression terrible : comme l'ensemble du système risquait de sauter, elle ont pu faire monter les prix en flèche, c'était cela ou rien.

Aujourd'hui certains États prétendent qu'ils ont créé des autorités de régulation qui sont là pour veiller au bon fonctionnement du marché dans le meilleur des mondes capitalistes et qu'ils veillent tout particulièrement à éviter le retour d'une crise à la californienne. Mais comme le meilleur des mondes capitalistes est peuplé de capitalistes justement, il y a tout à craindre.

D'ailleurs, en France même, cela a déjà commencé.

Le public ne peut pas s'en rendre compte pour une raison simple. Le marché de l'électricité a été libéralisé il y a trois ans, c'est-à-dire qu'il y a des entreprises concurrentes et que les prix sont libres pour les très gros utilisateurs, ceux qu'on qualifie d'« éligibles », comme des industriels ou la SNCF par exemple.

Les prix viennent d'être libérés il y a trois mois et la concurrence introduite pour les professionnels, artisans, PME, collectivités locales, etc.

Quant aux particuliers, leur tour viendra en 2007, ils sont donc relativement protégés jusqu'à cette date.

Les gros patrons sont donc depuis trois ans dans le régime de la concurrence. Et alors, comment trouvent-ils le plat qu'on leur sert ? Eh bien plutôt saumâtre ! Et ils protestent !

C'est ainsi que Louis Gallois, le PDG de la SNCF, s'en est ouvert lors d'une audition auprès d'une mission de la commission des finances, en juillet 2004. C'est donc très récent.

Louis Gallois s'est plaint d'une augmentation de « 49 % des tarifs d'électricité, soit cent millions ». Un des membres de la commission lui pose la question : « D'où vient cette augmentation ? » Réponse de Louis Gallois : « Elle vient du fait qu'il a été considéré que les tarifs d'électricité étaient trop bas en France pour les grands opérateurs éligibles. Les prix étant plus élevés dans le reste de l'Europe qu'en France, l'ouverture du marché européen a fait que les prix dans le reste de l'Europe n'ont pas baissé, mais que les prix en France ont augmenté. L'ouverture à la concurrence s'est donc traduite par une augmentation de 49 % de la facture d'électricité de la SNCF ».

Un membre de la commission pose alors cette question : « Je suppose que vous avez des conditions dans votre contrat, que vous avez dû négocier il y a quelques années ». Réponse de Gallois : « Nous avions un contrat avec une fenêtre pour dénoncer ce contrat, dont EDF a profité pour légalement interrompre ce contrat. Nous avons lancé un appel d'offres et les fournisseurs se sont tous présentés sur le même prix ». Et il ajoute : « Nous nous sommes adressés au régulateur qui nous a demandé des preuves manifestes d'une entente. Or nous n'avons aucune preuve manifeste d'une entente... » et il conclut ainsi : « J'attends avec impatience que les Italiens se mettent enfin à investir en Italie, dans des capacités de production d'électricité, car ce pays qui est devenu un très grand importateur d'électricité fait monter les prix en Europe ». Ainsi donc, selon l'analyse de Gallois, s'il existe dans un pays d'Europe une production insuffisante, cela fait monter les prix partout puisque le marché est maintenant européen. Sur le fond, c'est exactement le prélude à une situation à la californienne. Si les producteurs, Italiens et autres, cessaient d'investir et se mettaient ensuite à arrêter des centrales pour cause fictive d'entretien, on pourrait avoir une situation analogue.

Ajoutons que le comble est que la société nationale des chemins de fer (puisqu'elle est encore nationale pour le moment) possédait en propre une cinquantaine de petites centrales hydroélectriques dans le sud du pays, qui produisaient environ le quart de la consommation du réseau ferré. Eh bien, sous la pression de l'État, la SNCF a vendu ses centrales, non pas à EDF, mais au groupe Suez-Électrabel, le concurrent d'EDF que l'État a voulu favoriser, en lui bradant par ailleurs les centrales hydroélectriques de la Compagnie nationale du Rhône.

La SNCF ayant vendu ses centrales doit donc acheter maintenant la totalité de son électricité au privé et au prix fort.

Enfin, dernière remarque à propos de l'audition de Louis Gallois : il signale que la RATP et RFF, Réseau ferré de France, rencontrent les mêmes problèmes que la SNCF.

Les services du gaz en baisse

La privatisation d'EDF et de GDF ainsi que l'apparition de concurrents du secteur privé annoncent vraisemblablement des hausses de prix dans l'avenir pour les usagers ordinaires. Mais aussi une diminution de la qualité des services rendus.

Voici ce que déclare un communiqué de la CGT de l'EDF-GDF de la région Aquitaine, à propos de ce qui s'est produit en juillet dernier dans un quartier de la petite ville de Soustons, dans le département des Landes.

« Le quartier Nicot de Soustons est alimenté en réseau gaz à partir d'une cuve gérée par la société Total. Cette société exploitante du réseau doit se charger de son exploitation et de sa maintenance. Un malheureux coup de pioche dans une canalisation et tout le quartier se retrouve sans gaz depuis huit jours. Heureusement que le service dépannage Gaz de France alerté par les pompiers a pu intervenir pour assurer la sécurité des personnes du quartier. L'intervention de Gaz de France s'est faite immédiatement (...) La réparation est à la charge du propriétaire, c'est-à-dire de Total, et monsieur le maire se démène pour essayer d'obtenir une intervention rapide de leur part. Si l'encaissement des factures pour cette société est une de ses priorités, il n'en est pas de même quand il s'agit de dépannage, même pour un quartier entier ».

Eh oui, le secteur public est bien loin d'être toujours à la hauteur quand il s'agit d'assurer le service public, mais le secteur privé a tendance, lui, à s'en moquer complètement.

Les vagues de privatisations en France

En France les privatisations se sont jusqu'à présent déroulées en plusieurs vagues successives. La première vague, sous le gouvernement Chirac de 1986 à 1988, a concerné plusieurs grands groupes comme Saint-Gobain, la Compagnie Générale d'Électricité, la Société Générale, Paribas, Suez, qui a fusionné avec la Lyonnaise des Eaux, TF1, etc., en tout, cela concernait près de 500 000 salariés.

Du fait de l'ouverture partielle de la télévision au marché concurrentiel, Bouygues, le roi du béton, qui a bâti sa fortune en grande partie sur les commandes de l'État dans les travaux publics, a pu devenir propriétaire de la première chaîne. Il avait trouvé la formule : trois quarts de fonds publics et un quart d'apport privé et vous avez un béton Bouygues à prise rapide particulièrement résistant.

La seconde vague s'est déroulée sous les gouvernements successifs de Balladur puis de Juppé. Ont été privatisés, Rhône-Poulenc la BNP, Elf, qui a été racheté par Total, l'UAP, Usinor-Sacilor, dont on a parlé tout à l'heure, Pechiney, les AGF, Renault, et Bull, la SEITA, la Compagnie générale maritime, pour ne citer que l'essentiel. Cela concernait 400 000 salariés.

Ensuite, de 1997 à 2002, ce fut le gouvernement Jospin qui a ouvert le capital de France Télécom, privatisé Thomson Multimédia, le GAN et la CNP dans les assurances, la Société marseillaise de crédit, RMC, le Crédit Lyonnais enfin prêt, Aérospatiale-Matra, et qui a ouvert le capital d'Air France, etc.

Et cela continue aujourd'hui. S'il y a eu plusieurs vagues, c'est tout simplement parce que les capitalistes acheteurs ne pouvaient pas tout absorber d'un coup. Il fallait bien avaler d'abord puis digérer avant de recevoir une autre bouchée. Ainsi Bouygues par exemple, après s'être emparé de TF1 en 1987, laquelle a généré de nombreuses filiales, avait suffisamment de capitaux pour se lancer dans la téléphonie mobile quand le marché est devenu ouvert en 1996.

L'Aérospatiale en cadeau à Lagardère

L'une des opérations de privatisation et de magouille les plus scandaleuses concerne l'Aérospatiale et Jean-Luc Lagardère, le président de Matra.

L'Aérospatiale, qui avait changé plusieurs fois de nom, et qui en a encore changé puisqu'elle a été intégrée dans un ensemble international qui s'appelle aujourd'hui EADS, c'était Airbus, les lanceurs comme Ariane, Eurocopter. L'aérospatiale a été privatisée en 1998.

Matra, c'était une société beaucoup plus petite qui fabriquait des missiles, qui à ce titre a bénéficié de commandes de l'État, qui avait été nationalisée, puis privatisée, et qui s'est diversifiée en absorbant Hachette et toutes ses ramifications.

En 1998 donc, l'Aérospatiale était à vendre. Dassault a été pressenti, mais c'est finalement Jean-Luc Lagardère de Matra qui a emporté le morceau. Le petit a mangé le gros. Eh bien Lagardère a pu devenir détenteur du tiers des actions de l'Aérospatiale, une société qui valait, selon les évaluations de la presse, entre 80 et 160 milliards de francs (de francs, pas d'euros !) pour la somme de 850 millions de francs ! Ce n'est pas un beau cadeau ça ?

Pour être juste, il faut signaler qu'il avait été prévu que, au cas où la nouvelle société serait déficitaire, Lagardère devrait verser un complément, ce qu'il a dû faire. En tout, la mise initiale plus le complément lui sont revenus à 2 milliards de francs.

Il a payé le complément trois ou quatre ans plus tard. Comment ? Très simplement : comme entre-temps l'Aérospatiale a été intégrée à un ensemble européen, il s'est trouvé que Lagardère avait trop d'actions par rapport aux autres pays. Il a donc revendu le trop-plein, soit 1,8 % des actions d'EADS, ce qui lui a rapporté... 2 milliards de francs. En définitive, Lagardère a obtenu l'Aérospatiale pour pas un sou.

Le comble, c'est que Jean-Luc Lagardère a un fils, Arnaud, plutôt branché sur l'édition, Hachette, etc., lequel Arnaud a déclaré que l'aéronautique ça ne l'intéressait pas, lui son truc c'était les médias. C'est ça les enfants gâtés : les parents se décarcassent pour leur faire plaisir et ensuite ils font un caprice...

Quelques magouilles : Fiat-Alfa Romeo, Dassault, la Snecma

Il n'y a pas qu'en France qu'on peut acquérir des entreprises pour rien. En Italie, l'IRI qui a été évoqué précédemment et qui était présidé à l'époque par un certain Romano Prodi, démocrate-chrétien, futur chef du gouvernement de centre-gauche de 1996 à 1998, et président de la Commission européenne jusqu'en 2004, l'IRI donc a cédé Alfa Romeo à la Fiat, entreprise privée, pour 1 078 milliards de lires (environ 5 milliards de francs de l'époque) payables en plusieurs traites sans intérêts. Fiat s'engageait à maintenir les emplois et reçut des subventions pour cela. Mais Fiat fit fermer des usines Alfa Romeo. La seule vente du site d'Arese, près de Milan, lui aurait rapporté, selon des syndicalistes, 1 000 milliards de lires, autant que ce que lui a coûté Alfa Romeo, que Fiat a donc obtenu pour rien.

Et puis il y a eu une suite à l'affaire Dassault, non plus celle de Marcel, mais de son fils, Serge. Les parts que l'État avait dans Dassault Aviation ont été cédées à l'Aérospatiale, c'est-à-dire en fin de compte à Lagardère. Dassault Aviation n'appartient donc plus du tout à l'État mais, en gros, pour moitié à Dassault et pour moitié à l'Aérospatiale devenue EADS.

Mais, par ailleurs, Dassault se retrouve à la tête des sociétés Dassault Développement, Dassault Multimédia, Dassault Système, propriétaire de logiciels qui rapportent énormément d'argent, de la Sogitec, une filiale de Dassault Aviation et de l'hebdomadaire Valeurs Actuelles dont le nom va comme un gant à Serge Dassault. Et depuis juin de cette année, Dassault est devenu majoritaire dans la Socpresse ce qui fait de lui le premier patron de presse du pays.

Le bi-nationalisé de 1936 et 1981 se retrouve aujourd'hui à la tête de la sixième ou cinquième fortune du pays, estimée à 5 à 6 milliards d'euros.

À côté des grands magouilleurs, qui réussissent il y a parfois des plus petits qui échouent.

Ainsi Jean-Paul Béchat, le PDG de la Snecma, société qui fabrique des moteurs d'avions. Cette entreprise nationalisée depuis fort longtemps a cependant le statut de société anonyme par actions, l'État détenant 97 % des actions. Les 3 % restants, qui ne rapportaient rien, dormaient depuis fort longtemps dans les tiroirs d'un groupe financier, la Fimalac, ainsi que de la Caisse des dépôts et consignations.

Jean-Paul Béchat, en tant que PDG, avait eu droit à une action. Avec cette action unique, il était donc actionnaire. Étant actionnaire il avait le droit légalement de racheter les autres actions, ce qui n'avait strictement aucun intérêt sauf... quand il a été décidé de privatiser la Snecma. Jean-Paul Béchat a bénéficié d'un secret d'initié : l'initié, c'était lui. Depuis 1998, il a donc acheté des paquets d'actions à la Fimalac et à la Caisse des dépôts. Il les a payées 200 francs pour les unes, 110 francs pour les autres. Mais selon le Trésor, au moment de la privatisation, l'estimation de la valeur de l'action, c'est 2 200 francs. Jean-Paul Béchat a déboursé 2,2 millions de francs pour acquérir des actions valant 25 millions, plus de dix fois plus. Béchat s'est justifié ensuite en disant, d'une part qu'il avait le droit de faire ce qu'il voulait avec son argent, et que d'autre part si le cours de l'action avait tellement grimpé, c'était grâce au redressement de la société mené par son PDG.

Les choses auraient pu se passer sans problème si la Cour des comptes ne s'en était pas aperçu, et si le Canard Enchaîné n'avait pas dévoilé toute l'affaire. En fin de compte, Francis Mer, qui était ministre à l'époque, a obligé Béchat à restituer ses actions qu'il avait pourtant acquises si légalement.

Mais pour une gouttelette regurgitée, combien d'océans ont été avalés sans encombres ?

Privatisations et déficit de l'État

Les privatisations auraient rapporté à l'État 13 milliards d'euros sous le gouvernement Chirac, 26,4 milliards sous Balladur et Juppé, et 31 milliards sous Jospin. Et comme ça a continué depuis, on peut évaluer à une centaine de milliards d'euros les recettes des privatisations.

En bonne logique ces rentrées relativement importantes aurait dû améliorer la situation financière de l'État, qui a empoché cet argent. Eh bien, pas du tout : la dette de l'État n'a cessé d'augmenter, passant de 1 200 milliards de francs en 1986, au début des privatisations, à plus de 3 500 milliards de francs en 1996, c'est-à-dire trois fois plus en dix ans. Et par rapport à 1996 la dette a encore doublé puisqu'elle dépasse les mille milliards d'euros aujourd'hui, soit plus de 6 500 milliards de francs, c'est-à-dire cent fois le « trou » de la Sécu, qualifié d'abyssal.

La raison de ce déficit phénoménal est très simple : pendant que l'État récupère certes un peu d'argent avec les privatisations, il en dépense bien davantage en aides envers le patronat, et du coup il ne peut que s'endetter.

L'endettement de l'État envers la bourgeoisie ne date pas d'aujourd'hui. Il existait déjà sous la monarchie d'Ancien régime. Les subventions au patronat ont toujours existé sous une forme ou sous une autre.

Pendant les décennies qui ont suivi la dernière guerre, les subventions se faisaient principalement au travers des commandes de l'État, entre autres par le biais des sociétés nationalisées.

Mais depuis une trentaine d'années, se sont développées des subventions indirectes sous forme de dégrèvements fiscaux, de baisses de charges sociales pour les employeurs, ainsi que d'aides directes sous prétexte de faciliter l'installation de telle ou telle entreprise, de lutter contre le chômage, etc. Et ces aides viennent de canaux différents : l'État, l'Union européenne, les régions, les départements, parfois même les communes... C'est tellement complexe qu'il y a eu des enquêtes pour savoir ce que touchait exactement le patronat, enquêtes qui n'ont d'ailleurs jamais réussi à lever totalement le voile. On estime à 300 milliards de francs au moins, soit à 45 milliards d'euros, ce que l'État et les collectivités locales versent chaque année au patronat. À côté de cela les recettes des privatisations, d'une centaine de milliards en quinze-vingt ans, ne pèsent pas bien lourd.

Non seulement la dette de l'État est énorme, mais elle augmente à une vitesse prodigieuse. D'une part parce que l'État finance le patronat, mais d'autre part à cause des intérêts de la dette qui grossissent d'année en année. Aussi, ce que l'on appelle le service de la dette est devenu le second poste budgétaire dans les dépenses de l'État. Il nourrit des organismes financiers, banques, assurances et autres qui ont prêté de l'argent à l'État. Ce sont parfois des organismes financiers étrangers qui prêtent à l'État français. Mais les banques françaises prêtent, elles aussi, à d'autres État endettés de par le monde, car la France n'a rien d'un cas exceptionnel. Le surendettement est devenu le lot et la conséquence du mode de fonctionnement des États.

On a beaucoup parlé récemment des critères de Maastricht qui imposaient à chaque État européen de ne pas dépasser un déficit annuel égal à 3 % de son PIB - le produit intérieur brut, en gros la valeur totale de la production annuelle du pays.

L'an dernier ce seuil de 3 % a été dépassé et il y a eu 57 milliards de déficit supplémentaire. Mais même si l'État parvenait à limiter ce déficit aux fameux 3 %, cela représenterait quand même une cinquantaine de milliards d'euros en plus par an. Autrement dit, chaque semaine le déficit de l'État augmente d'un milliard d'euros. En dix ou quinze semaines, l'État se crée l'équivalent d'un nouveau « trou » de la Sécu. Pour réduire le déficit de la Sécurité sociale, on a pris une foule de mesures pour diminuer les dépenses hospitalières, réduire les remboursements des médicaments, des consultations et des actes médicaux.

Mais pour réduire le déficit cent fois plus important des caisses de l'État, rien n'est fait, bien au contraire, les subventions au patronat continuent de plus belle.

L'État ne liquidera peut-être pas complètement le secteur nationalisé

C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le sens des privatisations. Les grands patrons n'accèdent plus à la mangeoire par le bais des sociétés nationalisées, mais directement en prélevant leur part des impôts. Et pour que l'État puisse racler dans les caisses publiques de quoi subventionner le patronat, il faut qu'il fasse des économies sur tout le reste. C'est pour cela qu'il est en train de vendre les meubles en liquidant le secteur nationalisé.

Va-t-il le liquider en totalité ? Pas forcément. On a vu ce qui s'était passé avec Alstom, qui s'est trouvé menacé de dépôt de bilan à la fin de l'année 2003. Alstom était entièrement privatisé. L'État a voulu pour aider Alstom procéder à une nationalisation partielle en entrant dans son capital avec 31 % des actions. Mais c'est alors la commission de Bruxelles qui a refusé l'opération au nom du respect de la concurrence : il ne fallait pas avantager Alstom par rapport aux autres.

Finalement l'État français a trouvé une solution sous forme de crédits de très longue durée donnés à l'Alstom. L'État a versé 800 millions d'euros et, en outre, il a accepté de donner sa garantie aux prêts bancaires de plus de 2 milliards d'euros à hauteur de 65 %. Mais si l'État était resté actionnaire d'Alstom dès le départ, les choses auraient peut-être été plus faciles. C'est bien pourquoi l'État va peut-être conserver une partie du capital de France Télécom ou de la Snecma par exemple.

Il n'est donc pas dit que l'on n'assiste pas dans l'avenir à des renationalisations partielles. Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre PS de l'économie, déclarait récemment à la radio qu'il était favorable à la possibilité pour l'État de prendre des participations momentanées dans le capital de telle ou telle entreprise, afin de lui venir en aide.

Défendre ce qui reste des services publics

Aujourd'hui, devant l'offensive qui conduit à la privatisation de plus en plus grande de secteurs qui, pour n'être pas tout à fait publics, sont utiles et même indispensables à la population, les usagers ainsi que les travailleurs sont le dos au mur.

Les capitalistes achètent la fraction la plus rentable des entreprises et ils usent certaines infrastructures jusqu'à la corde, en économisant sur l'entretien, sur le personnel, sur tout, quitte à les revendre ensuite lorsque ça ne vaut plus rien, à l'État si cela se trouve, mais en ayant récupéré largement le prix d'achat.

Alors, aujourd'hui, nous en sommes à défendre le peu qui reste de services publics dans ces entreprises.

L'intérêt public, c'est que tous les endroits, même les plus reculés, soient pourvus d'électricité, indispensable pour se chauffer et s'éclairer, que les régions rurales soient pourvues de bureaux de poste, tout comme d'hôpitaux de proximité, de maternités et de transports en commun.

L'intérêt public, c'est que dans les villes on puisse être transporté correctement par le réseau collectif, sans attendre des demi-heures, sans être entassés comme des sardines, sans qu'il soit impossible à une personne âgée ou accompagnée d'un bébé d'accéder au métro faute d'escalator, au train, au tramway ou au bus faute de plate-forme suffisamment basse.

L'intérêt du public, c'est que les hôpitaux soient en mesure d'accueillir les malades, sans attentes interminables, et sans qu'on les renvoie chez eux le plus tôt possible faute de personnel soignant en suffisance.

L'intérêt du public, comme du personnel, c'est que les chauffeurs ne se voient pas imposer des rythmes déments, que l'entretien des trains, voire des avions, ne soit pas, comme c'est le cas, de plus en plus espacé, voire négligé.

Énumérer tout ce qui ne va pas - et on pourrait allonger cette liste encore longtemps - c'est faire ressortir tout ce qui constituerait de véritables services publics.

Nous devons essayer de nous opposer à ce que l'État et le capital les réduisent encore. Et, soit dit en passant, ce n'est pas sur la gauche que nous pourrons compter. La gauche, lorsqu'elle était au gouvernement, a participé à la dégradation des services publics, et quant aux privatisations, elle en a fait tout autant sinon plus que la droite, même si hypocritement elle appelait cela « ouvertures du capital ».

Et même lorsqu'elle se trouve dans l'opposition, comme maintenant, la gauche se garde bien de s'engager à annuler toutes les mesures du gouvernement Raffarin qui ont dégradé tout ce qui, dans les services publics, est utile à la population.

Services publics et société socialiste

Lutter en faveur du maintien de ce qui est indispensable à la population dans ces services de moins en moins publics, cela fait partie de la lutte générale du monde du travail.

Mais pour qu'il existe de véritables services publics il faudra de toute façon de véritables changements profonds dans la société tout entière, sinon elle ne sera jamais à l'abri de la rapacité et des méfaits des capitalistes.

Il faudra, en fait, que toute l'économie soit au service du public, c'est-à-dire que l'on produise en fonction des besoins réels de la population et non pas pour les demandes solvables, c'est-à-dire en fait pour produire du profit pour la minorité capitaliste qui monopolise les richesses et les moyens de production.

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