Développement des sciences et fondements des idées communistes

La crise dans laquelle s’enlise la société depuis plus de quarante ans n’a pas seulement des conséquences économiques. Elle entraîne également une régression de la société. Les idées réactionnaires en tout genre se sont renforcées et, parmi elles, les superstitions, le mysticisme, les croyances religieuses et toutes sortes de formes d’obscurantisme.

C’est sur ce terreau que des partis politiques réactionnaires et antiouvriers se développent et peuvent prendre de l’ampleur. En France, nous avons vu les manifestations de l’extrême droite contre le « mariage pour tous », dans laquelle des curés en soutane et rangers ont défilé prêts à faire le coup de poing. Au Maghreb et au Proche-Orient, des partis intégristes islamistes cherchent à imposer leur loi. En Israël, le poids croissant des organisations religieuses et d’extrême droite est le prix que paie la société pour la politique d’oppression des Palestiniens et de conflit permanent avec les populations arabes. Et il faut mentionner les fondamentalistes chrétiens aux États-Unis, l’extrême droite hindouiste en Inde, ou encore ces milices religieuses de toutes confessions en Afrique, etc. Pas une région du monde, pas un pays n’échappe à ce retour en arrière.

Même dans un pays comme la France, pourtant marqué par un passé de luttes anticléricales et par une forte tradition d’athéisme dans la population, nous voyons depuis des années un regain de religiosité. L’Église catholique récupère, paraît-il, de nouveaux adeptes. Le judaïsme et l’islam renforcent leurs positions. Et de nouvelles mystiques liées à des tendances protestantes, hindouistes, bouddhistes ou autres, se développent. Toutes ces chapelles, institutionnalisées ou pas, ont en commun de véhiculer des conceptions sur la nature, sur la vie et la société qui datent d’un autre âge. Et toutes tendent à remettre en cause des découvertes scientifiques qui contredisent leurs dogmes, comme l’évolution des espèces.

Cette régression idéologique de la société s’exprime aussi d’une façon plus subtile, par la remise au goût du jour des conceptions philosophiques idéalistes. Par-delà leur diversité, ces conceptions en viennent toutes, d’une manière ou d’une autre, à nier qu’il existe une réalité indépendante de celui qui l’observe. Elles font également l’apologie d’un hasard inhérent à la nature qui limiterait l’étendue possible de la compréhension scientifique. Même si elles n’affichent pas leur caractère religieux, ces conceptions laissent la porte ouverte au mysticisme et à l’obscurantisme.

Et des revues de vulgarisation scientifique, y compris certaines qui se veulent sérieuses, se font régulièrement le relais de ces conceptions. La revue La Recherche avait ainsi titré en une il y a quelque temps : « La réalité n’existe pas. » Que l’objectif de la science soit de comprendre cette réalité et que l’objectif d’une revue de vulgarisation soit de rendre compte auprès du grand public du progrès de cette compréhension ne semble par déranger les éditeurs, sans doute plus portés à trouver des titres racoleurs qu’à faire reculer l’obscurantisme.

Ces questions peuvent paraître éloignées du combat des travailleurs. Elles ne le sont pas. La classe ouvrière ne pourra mener de lutte décisive contre le capitalisme que si elle s’émancipe de toutes les superstitions, au moins au travers de ses militants les plus conscients, et que si cette lutte s’appuie sur une compréhension rationnelle et objective de la société, sur une connaissance scientifique de ses ressorts internes et de leur fonctionnement. À toutes les superstitions, nous devons opposer une autre conception du monde et de l’histoire des sociétés humaines, de leur passé et bien sûr de leur avenir.

Les idées communistes de Marx et d’Engels, ce qu’ils ont nommé eux-mêmes le « socialisme scientifique », se sont appuyées sur les conceptions matérialistes et dialectiques de la nature et de l’histoire des sociétés. Ces conceptions prennent racine d’une part chez les philosophes matérialistes des 17e et 18e siècles qui, en Europe, avaient systématisé la première conception non religieuse de la nature et de la société, d’autre part chez le philosophe allemand Hegel du début du 19e siècle, qui avait développé une vision du monde fondée sur la dialectique, autrement dit sur la reconnaissance que la nature, la société, l’histoire, sont en transformation permanente et nécessaire, que non seulement elles évoluent, mais que leur évolution est le produit de bouleversements périodiques, eux-mêmes fruits des contradictions internes à toute réalité. La fusion, par Marx et Engels, du matérialisme et de la dialectique donna naissance au matérialisme dialectique.

Depuis l’émergence de ces conceptions, il y a un peu plus d’un siècle et demi, la science a considérablement progressé dans tous les domaines. Bien des découvertes sont venues renforcer ces conceptions. Revenir sur ce qu’est le matérialisme dialectique, sur le façon dont il s’est enrichi des nouvelles découvertes scientifiques, et donc sur les fondements contemporains de nos idées communistes révolutionnaires, voilà notre propos.

 

La conception matérialiste de la nature : la matière et ses propriétés

 

Le premier développement des sciences préparant le matérialisme

Les sciences ont pris leur essor à la charnière entre le Moyen Âge et les Temps modernes. Il n’y avait pas alors de matérialistes conscients. Pour que cette conception philosophique du monde émerge sous sa forme moderne – car un courant matérialiste, certes minoritaire mais réel, était apparu dès l’Antiquité – il fallait qu’elle puisse s’appuyer sur des connaissances scientifiques déjà solidement établies. Cette phase préliminaire, qui dura près de deux cents ans, vit les premières avancées scientifiques s’effectuer dans une société dominée par les idées religieuses.

Les premières lois concernant le mouvement des planètes autour du Soleil et la chute des corps à la surface de la Terre s’élaborèrent du milieu du 16e siècle à la fin du 17e. Il fallut plus de cent ans et les contributions d’intellectuels de toute l’Europe pour y arriver : du Polonais Copernic dont l’ouvrage De revolutionibus orbium coelestium fut publié en 1543 à l’Anglais Newton avec son célèbre livre Philosophiae naturalis principia mathematica écrit en 1686, en passant par le Danois Tycho Brahé, l’Allemand Kepler et l’Italien Galilée.

Tout comme nous nous revendiquons des premières luttes des opprimés, telle celle des esclaves de l’Antiquité dirigée par Spartacus, nous nous retrouvons dans ces premiers penseurs qui ont fait faire un bond à la compréhension du monde et ont contribué sinon à l’émergence des conceptions matérialistes du moins à leur consolidation. Ils étaient des combattants et, dans leur domaine, eux aussi ont été des révolutionnaires. Leurs avancées scientifiques majeures ont été le fruit de combats et pas seulement de combats d’idées : Galilée a été mis en résidence surveillée par le tribunal de l’Inquisition de l’Église catholique pour avoir défendu l’idée que la Terre tournait autour du Soleil. Et avant lui, un autre de ces penseurs, Giordano Bruno, fut condamné au bûcher par cette même Inquisition.

« La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants », dira Marx plus tard. Et de fait, ces scientifiques ont eu le courage intellectuel et moral de rejeter ce poids mort, de ne pas se conformer aux traditions. Ils ont eu l’audace d’affronter la société de leur époque pour ouvrir une nouvelle voie et, à leur manière, faire un saut dans l’inconnu. Soit dit en passant, c’est seulement parce que, à toutes les époques, il y a eu des femmes et des hommes capables de faire ce saut dans l’inconnu, que l’humanité a progressé. Que l’histoire ait retenu leur nom ou pas, c’est du combat de tous ceux-là que nous nous revendiquons.

Ces scientifiques découvrirent la base de notre vision actuelle du système solaire. Galilée, utilisant une lunette grossissante que des artisans opticiens venaient de mettre au point, la pointant vers le ciel, trouva les preuves irréfutables de la rotation des planètes autour du Soleil. Il prouva que les astres n’étaient pas « parfaits » : il vit les cratères à la surface de la Lune, et des taches à la surface du Soleil. Et puis surtout, en observant la planète Jupiter, il vit quatre petits astres, des lunes, tournant autour de Jupiter. C’était un coup de tonnerre, la preuve que des astres pouvaient tourner autour d’un autre astre que la Terre.

L’Anglais Newton synthétisa tous ces développements en une théorie nouvelle qui constitue un jalon dans l’histoire des connaissances. Il imagina le mouvement d’un boulet de canon tiré à la surface de la Terre suffisamment fort pour ne jamais toucher le sol et en faire tout le tour. En comparant ce mouvement à celui de la Lune autour de la Terre, il élabora la loi de la gravitation universelle qui expliquait le mouvement des astres... et aussi celui des boulets de canon. Newton mit au point les formules de base de la mécanique[1], formules sur lesquelles on s’appuie encore pour envoyer des satellites dans l’espace, pour prévoir la trajectoire de la sonde Rosetta sur plus de dix ans et lui permettre de larguer un module sur une comète à plus de 500 millions de kilomètres de la Terre.

Pour rendre hommage à tous ses prédécesseurs, reprenant une formule d’un moine du Moyen Âge, Newton eut une phrase désormais célèbre ; dans une lettre adressée à un autre scientifique, il écrivit : « Si j’ai pu voir aussi loin, c’est parce que j’étais juché sur les épaules de géants. » En effet, les découvertes des uns avaient nourri la réflexion des autres. Mais à cette époque, tous étaient aussi le produit d’une société en profonde transformation, selon un rythme sans cesse accéléré, dans une Europe où des villes devenaient ou redevenaient des centres d’activités artisanales et commerciales toujours plus intenses.

Depuis le 12e siècle, les villes européennes s’étaient régénérées, avec une division du travail toujours plus poussée, faisant constamment naître de nouveaux métiers, de nouvelles spécialisations comme ces opticiens qui fournirent à Galilée sa lunette. Et plus globalement, une nouvelle classe sociale née de l’échange et du commerce prenait son essor : la bourgeoisie, qui partait à la conquête du monde, et qui impulsa un élan jamais vu aux découvertes géographiques. De Marco Polo à la fin du 13e siècle à Christophe Colomb à la fin du 15e, tous ces marchands et ces marins, qui mirent pied en Extrême-Orient, en Afrique subsaharienne et en Amérique, ouvrirent de nouveaux horizons gigantesques à l’humanité. Les révolutionnaires des sciences s’inséraient dans ce cours puissant de bouleversements continuels de la société. Tous ces « géants », pour reprendre la formule de Newton, s’étaient donc eux-mêmes élevés aussi parce que toute la société s’élevait.

La vision de l’univers à laquelle Newton aboutissait s’ouvrait sur une nouvelle question : si les planètes tournent autour du Soleil et la Lune autour de la Terre, quelle est l’origine de tous ces mouvements ? D’où vient l’impulsion initiale qui a mis la Lune et les planètes en orbite ? Newton continuait de penser que Dieu était à l’origine de tout cela.

C’est un philosophe allemand, Kant, à la fin du 18e siècle qui eut le premier l’intuition d’une explication scientifique de ce problème. Et c’est un astronome et mathématicien français, Laplace, qui en donna une formulation précise. L’idée originale de Kant fut d’imaginer que le Soleil et les planètes n’avaient pas toujours existé tels qu’on les voyait. Il imagina qu’un nuage de gaz, qu’il appela une nébuleuse primitive, était à l’origine de leur formation.

Quelques décennies plus tard, Laplace montra que la loi de la gravitation universelle de Newton appliquée au nuage de gaz imaginé par Kant pouvait expliquer non seulement la formation du Soleil, mais aussi celle des planètes, et leur rotation autour du Soleil.

Une anecdote est associée à cette découverte. Juste après la Révolution française, au moment où Bonaparte devenait un personnage de premier plan, Laplace lui présenta le résultat de ses travaux. Bonaparte lui aurait fait remarquer que, contrairement à Newton, il ne parlait pas de Dieu. Et Laplace de lui répondre : « Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. »

Du matérialisme mécaniste au matérialisme dialectique de Marx et Engels

Dieu était devenu une hypothèse, une hypothèse dont les scientifiques pouvaient se passer. Et pas seulement eux, car, de cette façon de raisonner, avaient émergé les premières conceptions matérialistes modernes. À partir du 18e siècle, des philosophes français, dont Diderot et La Mettrie énoncèrent les premières conceptions totalement non religieuses de la nature depuis l’Antiquité.

À la base du matérialisme, il y a l’idée que le monde, l’univers, la nature, tout ce qui nous entoure et dont nous faisons partie, possède une réalité objective hors de notre conscience, indépendamment de celui ou de celle qui l’observe. Même si nous connaissons cette réalité par nos sens, qui nous permettent de voir, entendre, toucher, cette réalité existe bel et bien en dehors de nous. Elle n’est pas le produit de notre pensée.

C’est notre pensée qui est le produit de cette réalité : non seulement parce qu’elle en est le reflet, mais aussi parce que sa source, notre cerveau, est matérielle. La pensée est une propriété de la matière ou plus précisément d’une certaine organisation de la matière, une organisation complexe, fruit d’une évolution biologique sur des centaines de millions d’années, mais une organisation de la matière et rien d’autre.

Cette conception peut nous sembler aujourd’hui évidente. Mais lorsque les  hommes ont cherché à donner une explication au monde qui les entourait, leur pensée leur est apparue comme quelque chose de profondément différent du reste de la nature. Ils étaient incapables de comprendre et même d’imaginer que la matière pouvait engendrer la pensée. Ils n’avaient aucune conception scientifique de la matière elle-même. C’est pour cela que les premières visions du monde ont toutes associé une âme aux êtres vivants, aux êtres humains, aux animaux, et finalement à tout le monde environnant. Pour nos ancêtres de la préhistoire, pour l’immense majorité de ceux de l’Antiquité et du Moyen Âge, l’« âme » était autre chose que de la matière, même celle qui formait leur propre corps. Le corps humain pouvait être mortel, l’âme, elle, était immortelle car immatérielle.

Poser comme préalable à toute conception de la nature la vision d’un monde matériel existant en dehors de notre pensée, et dont notre pensée ne serait qu’un des produits, nécessitait que d’abord se développent les sciences et une réflexion systématique sur leurs résultats.

Le matérialisme élaboré par ces philosophes du 18e siècle a été qualifié par la suite de mécaniste. En effet, la seule science qui était alors arrivée à un certain degré de développement était la mécanique, et ils avaient tendance à n’appréhender la réalité qu’à travers le seul modèle de la mécanique, un peu comme si tout pouvait se comprendre comme une machine, y compris les êtres humains. L’ouvrage le plus connu de La Mettrie s’intitulait L’Homme Machine. De là découlait une autre limite fondamentale de leur matérialisme : ils ne concevaient pas la réalité comme un processus, en perpétuelle transformation. Ces penseurs étaient tributaires des limites des connaissances de leur époque. Ils ne pouvaient s’élever au-dessus d’elles plus qu’ils ne l’avaient déjà largement fait.

Pour progresser, le matérialisme devait prendre en compte l’évolution : celle de la nature et celle des sociétés humaines. Appréhender l’évolution n’avait rien d’évident. Par bien des aspects, la nature pouvait sembler immuable : les saisons se répètent les unes après les autres, les cycles de la vie des animaux et des hommes se reproduisent comme si cela avait toujours été ainsi et en serait toujours ainsi. La société des hommes aussi pouvait paraître immuable : les souverains succédaient aux souverains, les opprimés restaient opprimés ; les métiers même se transmettaient de père en fils, génération après génération.

Les bouleversements politiques et sociaux de la Révolution française et la mise en cause de l’ordre féodal à l’échelle de toute l’Europe remirent au goût du jour l’idée d’évolution. Le philosophe allemand Hegel fut un contemporain de ce bouleversement social européen qui le fascina et l’inspira. Hegel était un philosophe pour lequel les sources de tout changement sont à chercher dans les contradictions inhérentes à ce qui est en train de changer. Sous l’effet de ces contradictions, l’évolution se fait tantôt graduellement, tantôt brutalement, et la contradiction se résout par la victoire d’un des termes sur l’autre. Cela n’engendre pas une situation stable, mais donne naissance à une nouvelle réalité pétrie de contradictions, qui est le moteur d’une nouvelle évolution, à un degré supérieur de développement.

Hegel était idéaliste, au sens philosophique du terme. Pour lui, le monde réel, qu’il soit physique ou social, trouvait son achèvement dans le monde de l’Idée avec un grand I. Il concevait cela non pas de façon figée, mais comme un processus évolutif mû par des contradictions explosives.

Les conceptions philosophiques de Hegel sur un monde en perpétuelle transformation avaient du succès chez les jeunes intellectuels allemands radicaux du début du 19e siècle. À commencer par tous ceux qui étaient révoltés par l’arriération politique, sociale et économique de leur pays, resté à l’écart des progrès qu’ils voyaient en Angleterre et en France. Marx et Engels étaient de ces jeunes-là. Se définissant alors comme de jeunes hégéliens de gauche, ils étaient aussi profondément marqués par les conceptions des matérialistes français. Et leur propre évolution philosophique et politique, qui les poussait vers la contestation sociale la plus globale et donc vers le communisme, les amena à chercher à fusionner ces deux points de vue.

Reprenant la dialectique de Hegel, ils la remirent « sur ses pieds », dira Marx, c’est-à-dire qu’ils lui donnèrent un fondement matérialiste pour l’appliquer à l’étude des phénomènes naturels et sociaux. Comme l’écrivit Marx, « le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme ». Armés de leur point de vue matérialiste dialectique, c’est à partir du mouvement réel de la société qu’ils développèrent leur conception du communisme.

En intégrant la dialectique, le matérialisme s’éleva au-dessus des limites du matérialisme mécaniste du 18e siècle. Il imposa d’étudier les phénomènes naturels et sociaux dans leur dynamique et leurs contradictions, tout en ayant conscience de l’évolution incessante des conceptions scientifiques elles-mêmes.

 

Le développement des sciences de la nature depuis Marx

Le 19e siècle fut une période d’essor considérable pour de nombreux domaines des sciences naturelles et sociales. L’évolution des espèces établie par Darwin, l’histoire toute nouvelle des premières sociétés humaines et d’autres découvertes vinrent constamment nourrir la réflexion de Marx et d’Engels.

Depuis cette époque, la science n’a cessé d’avancer, et il est impossible de faire la liste des grandes découvertes des cent cinquante dernières années. Pour illustrer de quelle manière les conceptions scientifiques ont progressé et comment ce progrès renforce la conception matérialiste et dialectique de la nature, nous allons prendre l’exemple de deux domaines fondamentaux : celui de la matière et de l’histoire de son organisation telle que les conçoit la physique actuelle, et d’autre part celui de la biologie et de l’évolution du vivant.

L’histoire de l’univers et de l’organisation de la matière

Au début du 20e siècle, on savait que la matière est faite d’atomes, correspondant à chacun des éléments que la chimie avait découverts, classés et mis à la base de tous les composés chimiques connus : l’hydrogène, le carbone, l’oxygène, le plomb, l’uranium et bien d’autres. La chimie avait établi, par exemple, qu’une molécule d’eau est constituée de deux atomes d’hydrogène et d’un atome d’oxygène ; que les molécules des gaz combustibles comme le butane sont constituées simplement d’atomes de carbone et d’hydrogène.

Les avancées dans le domaine de l’optique et de l’électromagnétisme permirent de mettre au point des microscopes, optiques puis électroniques, toujours plus puissants pour observer la matière. D’autres appareils, les grands accélérateurs de particules permirent d’étudier la matière à des échelles plus petites encore en la cassant toujours plus finement. Et on comprit de mieux en mieux comment se comportait la matière dans le domaine de « l’infiniment petit ».

À la fin des années 1960, les physiciens établirent un modèle très simple selon lequel tous les éléments chimiques connus sont constitués à partir de trois briques de base, trois types de particules élémentaires : deux particules appelées quark u et quark d, et une autre, l’électron, dont le rôle dans les phénomènes électriques avait été mis en évidence depuis longtemps.

Ainsi, deux quarks u et un quark d forment le noyau de l’atome le plus simple, celui d’hydrogène auquel il faut ajouter un électron autour pour avoir un atome d’hydrogène complet. Et par emboîtements successifs, la matière s’organise. À partir des quarks se forment les noyaux, à partir des noyaux et des électrons, les atomes, et à partir des atomes, les molécules. Ces molécules peuvent être simples, comme celle de l’eau, ou extrêmement complexes, comme les molécules des organismes vivants, constituées de plusieurs milliards d’atomes.

Pour comprendre comment, à partir de si peu d’éléments de base, émerge toute la diversité de la matière, on peut faire une analogie avec l’alphabet. Notre alphabet comprend 26 lettres. Nous avons une manière de prononcer chaque lettre a, b, c, d, etc., mais quand ces lettres sont agencées d’une certaine manière, elles peuvent former un mot que nous prononçons différemment de l’énoncé de chacune des lettres qui le constituent. Quant au sens de ce mot, il n’est pas lié aux lettres elles-mêmes, mais à leur agencement. Prenons un exemple. Avec les lettres r, o, u, g et e, on peut écrire le mot « rouge ». Mais avec les mêmes lettres, mises dans un autre ordre, on peut écrire « orgue », un mot qui n’a rien à voir avec le précédent. Et on peut continuer : à partir de mots on peut écrire des phrases dans lesquelles le sens d’un même mot peut varier, car c’est l’association des mots au sein de la phrase qui donne leur sens définitif aux mots eux-mêmes. Toute notre littérature s’écrit à partir de 26 lettres ; de la même manière toute la diversité de la matière se construit à partir des trois particules élémentaires dont nous avons parlé.

Pour comprendre l’histoire de cette organisation complexe de la matière, il faut faire un détour par l’astronomie.

Grâce à la construction de télescopes de plus en plus puissants, au début des années 1920 l’astronome américain Hubble avait prouvé que l’univers se composait d’une infinité de galaxies regroupant des milliards d’étoiles comme notre soleil. Quelques années après, le même Hubble fit une découverte qui allait révolutionner l’astronomie : il remarqua que ces galaxies semblaient toutes s’éloigner les unes des autres, un peu comme le font les molécules d’un gaz qui explose. Il venait de découvrir l’expansion de l’univers. La vision d’un univers immuable tombait. L’univers dans son ensemble avait désormais une histoire.

Pendant plusieurs dizaines d’années, les astrophysiciens firent des hypothèses sur ce qu’avait pu être cette histoire, compte tenu des connaissances dont ils disposaient sur la structure de la matière. Et au milieu des années 1960, ils aboutirent à un modèle qu’ils nommèrent la théorie du Big Bang.

En supposant qu’il y a plus de dix milliards d’années l’univers n’était rien d’autre qu’une immense soupe de particules élémentaires comprenant les quarks et les électrons qu’on a évoqués, et en faisant une seule autre hypothèse, celle de l’expansion de cette soupe, il est possible d’expliquer, à partir des lois connues de la matière, comment, au fur et à mesure, la soupe de particules élémentaires se transforme. Elle se dilate et se refroidit, ce qui entraîne une organisation de la matière toujours plus complexe, constituant les premiers noyaux, puis les premiers atomes, puis les étoiles qui, en leur sein, fabriquent les éléments plus lourds. Cette théorie rend compte de l’évolution de l’univers, d’un état primitif très simple à la structure de l’univers actuel avec ses étoiles, ses planètes et tous les éléments chimiques que nous connaissons.

Pour l’instant, il n’y a pas encore d’explication satisfaisante à la cause de l’expansion de l’univers. Évidemment, cela permet à certains d’y voir la main d’un dieu. Mais il n’est pas nouveau que les préjugés religieux se retranchent là où la science n’a pas encore fait toute la lumière.

C’est d’autant plus dérisoire que cette histoire de l’univers et de l’organisation de la matière est un formidable coup porté au mysticisme. La théorie du Big Bang montre que l’univers, aussi complexe qu’il soit aujourd’hui, a été il y a des milliards d’années dans un état extrêmement simple : une soupe de particules élémentaires, gouvernée par des lois que la science a établies, ce qui ne laisse aucune place aux balivernes sur l’âme ou le divin. Entre cette soupe de particules élémentaires et l’organisation complexe de la matière dont nous, êtres humains, sommes faits, il y a un nombre infini d’étapes dont de nombreuses restent à comprendre, mais il s’agit là du même univers et de la même matière.

L’évolution des espèces et la génétique

L’étude systématique du fonctionnement et de l’évolution des êtres vivants commença vraiment, elle, il y a plus de 200 ans.

Dans la deuxième partie du 18e siècle, les naturalistes s’étaient mis à répertorier, classer et nommer toutes les espèces végétales et animales connues. Pour la grande majorité de ces savants, les espèces étaient immuables, même s’ils fondaient leur classification sur les ressemblances entre les différentes espèces. La conception religieuse de la Création dominait alors. Des fossiles d’espèces inconnues avaient déjà été découverts, mais l’opinion commune voulait qu’ils témoignent d’espèces disparues lors du Déluge que raconte la Bible.

Partant des ressemblances entre espèces fossiles et espèces vivantes, un naturaliste français, Lamarck, en pleine Révolution française, émit l’idée que les espèces se transformaient. Le mécanisme qu’il proposait comme moteur de ce transformisme était une adaptation des espèces aux variations de leur milieu. Selon Lamarck, par exemple, le cou des girafes se serait allongé pour leur permettre d’atteindre les hautes branches des arbres de la savane africaine. Mais aucune preuve n’étayait son hypothèse.

En 1831, un naturaliste anglais de 22 ans, Darwin, s’embarqua pour un tour du monde scientifique qui allait durer cinq ans. Comme d’autres avant lui, il découvrit de nouvelles espèces animales et végétales dont il envoya des spécimens en Angleterre.

Lors du passage de son navire dans les îles Galápagos du Pacifique, il fut surpris de l’exceptionnelle spécialisation anatomique de certains oiseaux, les pinsons. D’une île à l’autre de l’archipel, les pinsons différaient légèrement par la forme de leur bec. Chaque type de bec était adapté à une manière de s’alimenter : un bec fin pour aller chercher les vers au fond de leur trou ou un bec plus robuste pour casser les graines, etc., et cela en fonction de l’environnement de chaque île.

De retour en Angleterre, Darwin chercha à interpréter ses observations. Un jour de 1837, dans un de ses petits carnets de notes, il dessina une ramification de branches censées représenter des espèces différentes avec un ancêtre commun, et il écrivit juste au-dessus en anglais : « Je pense. » Darwin venait de concevoir l’évolution des espèces. Mais il lui fallait expliquer sur quelle loi se fondait cette évolution.

Faire évoluer des espèces par la sélection était une chose bien connue des éleveurs. Ils savaient, depuis des millénaires, qu’en sélectionnant au sein d’une espèce donnée les individus ayant un caractère qui les intéressait, en les faisant se reproduire entre eux et en procédant de la sorte sur plusieurs générations, ils  favorisaient la transmission de ce caractère à la descendance des animaux choisis. Ils fabriquaient ainsi, au sein d’une même espèce, des races. De nombreuses races de chiens et de chevaux sont le fruit de cette sélection par l’homme. Mais comment la sélection des espèces s’opérait-elle dans la nature ?

C’est un pasteur anglican réactionnaire, Malthus, qui avait exposé sa théorie de « la lutte pour la vie » entre les hommes, qui inspira Darwin. Ses réflexions l’amenèrent à la conviction que l’évolution des espèces résultait de la sélection, par le milieu, des individus les mieux adaptés, c’est-à-dire présentant les caractères les plus aptes à la survie et à la reproduction.

Il fallut plus de vingt ans à Darwin pour rendre publiques ses idées, car il savait qu’il allait devoir affronter la pression de l’Église. En 1859, il publia un livre intitulé L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle. Dans l’introduction il écrivit : « Après les études les plus approfondies, après une appréciation froide et impartiale, je me vois forcé de soutenir que l’opinion défendue jusque tout récemment par la plupart des naturalistes, opinion que je partageais moi-même autrefois, c’est-à-dire que chaque espèce a été l’objet d’une création indépendante, est absolument erronée. Je suis pleinement convaincu que les espèces ne sont pas immuables ; je suis convaincu, enfin, que la sélection naturelle a joué le rôle principal dans la modification des espèces. »

En ce milieu du 19e siècle, la société était en pleine effervescence. La révolution industrielle se propageait de la Grande-Bretagne au continent, sapant définitivement les fondements économiques et sociaux des vieilles aristocraties. Et les révoltes, les révolutions sociales venaient ensuite ébranler les royaumes et les empires partout en Europe. C’est dans ce contexte que se mena le combat de Darwin.

Dans le domaine des idées, Darwin déclencha une véritable révolution. Lui et ses défenseurs menèrent un combat acharné contre les conceptions du passé, à commencer par celles que véhiculait l’Église et dont la pression s’exerçait aussi parmi les naturalistes. Mais la découverte de Darwin était là, et tout comme au temps de Galilée et Newton, cette nouvelle vision, lumineuse, de la nature était irrésistible. Elle ne pouvait que s’imposer et elle s’imposa !

Depuis Darwin, les progrès en biologie et en chimie sont venus donner bien d’autres précisions sur les mécanismes de l’évolution, entre autres à l’échelle moléculaire.

On savait déjà au début du 19e siècle que tout organisme vivant est compo­sé de cellules d’une grande diversité : celles qui constituent notre peau, nos os, notre cerveau, notre foie, etc. Depuis le milieu du 20e siècle, on sait que toutes les cellules d’un même individu contiennent une même molécule, appelée ADN (acide désoxyribonucléique). Cette molécule, qui caractérise chaque individu (les séries policières sont là pour nous le rappeler), est le support chimique de ce qu’on appelle les gènes ainsi que du stockage d’une quantité considérable d’informations qui permettent l’expression de ces gènes.

Le développement d’un organisme vivant, celui d’un être humain par exemple, commence à partir d’une cellule unique qui se divise et se redivise, puis fait apparaître des lignes de cellules qui se spécialisent, donnant toute la diversité des cellules qui constituent l’organisme en question. Toutes les informations biologiques de l’être en devenir se trouvent contenues dans la molécule d’ADN. Cette molécule porte donc une quantité d’informations considérable.

Comme pour l’organisation de la matière, un « alphabet » très simple en est le socle. Toute la molécule d’ADN peut être décomposée en séquences constituées à partir de seulement quatre petites molécules simples, appelées nucléotides. Ces quatre nucléotides, l’adénine, la guanine, la thymine, la cytosine, sont représentées par leur première lettre A, G, T et C. À elles seules, elles codent toutes les informations contenues dans l’ADN, c’est-à-dire l’essentiel de tous les processus chimiques qui permettent à une cellule unique, appelée œuf, de se transformer en un organisme complet par division, puis spécialisation cellulaire.

La composition de la molécule d’ADN est héritée des parents de l’individu. Mais comme toute molécule, elle peut subir des modifications dans sa composition. Ce sont ces changements qui, lorsqu’ils affectent les cellules reproductrices, les ovules ou les spermatozoïdes, sont la source des modifications biologiques des espèces. Une modification de l’ADN peut n’avoir aucune incidence pour l’individu qui va naître, comme elle peut être handicapante ou à l’inverse rendre l’individu mieux adapté à son environnement. Puis la sélection naturelle opère à travers la contrainte de l’environnement, et fait évoluer une espèce dans le sens d’une meilleure adaptation au milieu, comme ce fut le cas pour les pinsons des îles Galápagos. C’est donc la molécule d’ADN qui est le support chimique à la fois de l’hérédité et de l’évolution.

Mais les gènes hérités de nos parents ne font pas tout. Nous sommes tous bien plus que la séquence de gènes qu’ils nous ont léguée. L’environnement n’intervient pas qu’au niveau de la sélection naturelle, il intervient aussi dans le développement biologique d’un individu, en influençant directement l’expression des gènes, au niveau des mécanismes chimiques qui les décodent et les traduisent en un caractère biologique observable. Ces mécanismes sont dits épigénétiques car ils encadrent l’expression des gènes. Par exemple, des jumeaux homozygotes, c’est-à-dire ayant exactement les mêmes gènes car issus d’un même œuf, sont très semblables à leur naissance. Mais au cours de leur vie, ils deviennent de plus en plus différents. Cela se voit à l’œil mais les spécialistes le mesurent aussi au niveau cellulaire. Au cours de la division cellulaire qui donne naissance à des jumeaux, de nombreux processus chimiques peuvent modifier la molécule d’ADN lors de sa réplication. Mais c’est également tout au long de leur vie que leur organisme s’adaptera différemment, à travers ces mécanismes épigénétiques sous l’influence de l’environnement.

Ces mécanismes peuvent avoir un effet majeur dans le développement d’un individu. Toutes les abeilles d’une ruche ont à leur naissance le même patrimoine génétique. Mais une d’entre elles, parce qu’elle sera nourrie différemment des autres, avec de la gelée royale, deviendra la seule abeille fertile de la ruche. Elle prendra alors le rôle de reproductrice, de « reine » disent les apiculteurs.

Depuis plusieurs années, il est établi que cette influence de l’environnement sur les mécanismes épigénétiques peut se transmettre d’une génération à l’autre. On l’a montré chez des souris, par exemple : sans que le gène responsable de la coloration du poil soit modifié, l’apparition de taches blanches sur la queue relève d’un mécanisme épigénétique, acquis par une souris au cours de sa vie et qui a pu être transmis à sa descendance.

Des premiers êtres unicellulaires apparus dans l’eau des océans, il y a plus de 3,8 milliards d’années, jusqu’à la diversité du monde végétal et animal actuel, les progrès de la biologie ont apporté une vision toujours plus unifiée du vivant, fondée sur la compréhension toujours plus précise du fonctionnement des êtres vivants et des mécanismes de l’évolution qui relient entre eux tous les membres de cet arbre généalogique global.

Sur l’évolution des lois scientifiques

Les sciences ont permis de progresser dans la compréhension de la nature et dans sa maîtrise. C’est grâce aux lois scientifiques qu’on fait voler les avions, qu’avec 30 kilogrammes d’uranium on peut alimenter en électricité pendant une journée toute la région parisienne, qu’on peut communiquer d’un bout à l’autre de la planète comme si on se trouvait côte à côte.

Tout cela est très loin de profiter à l’immense majorité. Et si aujourd’hui des milliards d’êtres humains ont un téléphone portable, aux mêmes il peut manquer un toit ou l’accès à l’eau potable. Mais ce qui est en cause là, ce n’est pas la maîtrise de la nature que permet la science, c’est l’absence de maîtrise de l’humanité sur sa propre organisation sociale.

Il existe encore une quantité infinie de phénomènes inexpliqués. Chaque découverte qui fait reculer les limites de la connaissance ouvre en même temps un nouveau champ à l’exploration de la nature. Mais toutes les connaissances acquises montrent ce dont ont été capables le cerveau humain et l’activité créatrice de l’humanité, et laissent imaginer que nous ne sommes encore qu’à l’aube d’une grandiose aventure : celle de l’humanité enfin libérée de toute oppression.

L’histoire des sciences et de leur progrès témoigne que toutes les lois élaborées peuvent évoluer et parfois être révolutionnées. Les lois scientifiques sont des modèles construits par le cerveau humain pour comprendre la nature. Aucune ne peut être considérée comme une vérité éternelle. Ça ne signifie pas que la science passe son temps à construire et déconstruire ses théories. Si une découverte peut parfois mettre à mal une loi ou une théorie préexistante, cela aboutit toujours à un niveau de compréhension supérieur qui assimile les résultats du passé et les place dans une nouvelle perspective, plus vaste, plus féconde.

Einstein avec ses théories de la relativité a révolutionné la compréhension de l’univers que l’on avait héritée de Newton. Pour comprendre correctement l’histoire globale de l’univers, seule la théorie d’Einstein permet de voir clair. Mais quand il s’agit d’envoyer des sondes ou des satellites dans l’espace, la théorie d’Einstein et celle de Newton sont suffisamment proches pour qu’on utilise celle de Newton, car elle est bien plus simple à mettre en œuvre.

Les lois scientifiques n’ont rien de lois absolues, immuables, qui seraient révélées aux êtres humains, parce qu’elles préexisteraient dans le monde de la pensée où l’humanité n’aurait qu’à aller les chercher. Les lois scientifiques résultent du travail social, collectif, de l’humanité, et elles s’élaborent à partir des problèmes et des idées ambiantes d’une époque. De la multitude d’hypothèses émises pour résoudre un problème, quelques-unes donnent naissance à une nouvelle loi parce qu’elles finissent par réussir à modéliser la réalité objective, à rendre compréhensible ce qui auparavant paraissait obscur ou désordonné. Et cela permet d’agir sur cette réalité mieux comprise.

Le déterminisme dans les sciences, un combat

Le progrès scientifique a démystifié bien des phénomènes qui semblaient dus au hasard. Car le concept de hasard dans les sciences de la nature n’est rien d’autre que l’expression de notre ignorance. Une loi scientifique ne change pas la réalité, elle en apporte une compréhension nouvelle et transforme dans notre esprit et dans notre vie un hasard en une nécessité. Autrement dit, les lois scientifiques expliquent les ressorts de la réalité, les causes des phénomènes que nous observons et leurs conséquences nécessaires.

Pour nos lointains ancêtres, les tremblements de terre étaient vus comme le fruit de la fatalité, du hasard ou de la volonté d’un dieu, termes qui au bout du compte expriment tous l’absence d’explication rationnelle de ces phénomènes. Aujourd’hui, la géologie a montré que les mouvements de la croûte terrestre engendrent nécessairement ces séismes. Des premiers êtres humains aux géologues actuels, la réalité des tremblements de terre n’a pas changé, mais nos connaissances nous ont fait passer d’une situation où ne pouvait régner que la soumission fataliste aux forces de la nature, à une situation où l’humanité a, du moins dans les pays riches, de plus en plus les moyens et de prévoir ces mouvements de la terre et de s’en prémunir.

Malgré les progrès des sciences, certains défendent toujours l’idée d’un hasard inhérent à un certain niveau dans la nature. À cette conception s’oppose celle du déterminisme. Cette notion, indissociable du matérialisme, présuppose qu’à tout phénomène on peut trouver des causes et qu’il n’existe fondamentalement pas de hasard autre que celui lié à notre méconnaissance de ces causes. Le déterminisme est une sorte de « profession de foi » dans les sciences qui se justifie par les découvertes elles-mêmes. Il est à la base de la démarche scientifique, car c’est parce que les mêmes causes entraînent les mêmes effets qu’on peut chercher à en dégager les lois. Renoncer au présupposé déterministe, c’est renoncer, à un niveau ou à un autre, à chercher les lois qui permettront de faire apparaître un ordre dans le désordre apparent, c’est-à-dire renoncer à comprendre ce dernier.

Un mathématicien français, René Thom, qui ne se revendiquait pourtant pas du matérialisme, affichant parfois des conceptions idéalistes, a cependant été un opposant acharné des propagandistes du hasard. Et il a su résumer ce qu’est le déterminisme dans une formule, elle, tout à fait matérialiste : « Le déterminisme en science n’est pas une donnée mais une conquête. En cela les zélateurs du hasard sont des apôtres de la désertion. »

Il arrive aussi que des points de vue idéalistes soient exprimés par des scientifiques qui prétendent s’appuyer sur telle ou telle découverte. Il y a ceux, déjà mentionnés, qui ont carrément voulu voir dieu à l’origine de la théorie du Big Bang, mais cela peut être aussi plus subtil.

Par exemple, pourquoi le Big Bang a-t-il été suffisamment puissant pour refroidir la soupe de particules élémentaires en la diluant et permettre l’organisation de la matière, mais pas trop puissant car il aurait alors soufflé toutes les particules élémentaires, les empêchant de s’organiser sous forme d’atomes puis d’étoiles et de galaxies ? À cette question importante, certains astrophysiciens répondent par ce qu’ils ont appelé le « principe anthropique » (du grec « anthropos » qui veut dire « être humain »). Ce principe peut se résumer ainsi : l’univers a la configuration actuelle, car si cela n’avait pas été le cas, l’humanité n’existerait pas et personne ne serait là pour le constater. Mais ce qui peut apparaître comme une remarque de bon sens n’est en fait qu’une pirouette idéaliste ou une « désertion » pour reprendre le terme de René Thom. Ou bien ce genre de réponse est la seule qu’on puisse donner et, dans ce cas, il faut ranger la science au placard, du moins en ce qui concerne le problème posé ; ou bien il est tout à fait envisageable que, tôt ou tard, le progrès scientifique apporte une réponse à ce problème et, dans ce cas, ce « principe anthropique » n’a fait que donner un autre nom à notre ignorance. Et, au lieu de contribuer à donner une solution au problème, cela en a plutôt obscurci la formulation et a entrouvert la porte au mysticisme.

Dans leur domaine de recherche, les scientifiques ne peuvent qu’agir en matérialistes. Il n’y a que le raisonnement scientifique qui permet de trouver de nouvelles lois de la nature. Mais cela ne fait pas automatiquement de tous les scientifiques des matérialistes conscients. Les scientifiques aussi baignent dans les préjugés que notre société véhicule. Et s’ils peuvent sembler a priori mieux armés intellectuellement pour résister à certains préjugés, force est de constater que ce n’est pas le cas pour tous, loin de là.

 

La compréhension du fonctionnement du cerveau humain et de la pensée humaine

Après les idées sur l’organisation de la matière et celles sur l’évolution des espèces, il faut aussi parler d’un domaine des sciences de la nature, devenu un socle des conceptions matérialistes, celui de la biologie du cerveau, la neurobiologie. Les développements scientifiques dans ce domaine ont donné des explications toujours plus poussées sur ce qu’est la pensée, des explications qui constituent des armes pour lutter contre les préjugés de toutes sortes sur l’âme ou contre les conceptions idéalistes sur l’origine des idées.

Le cerveau humain, la matière pensante

La biologie du cerveau est une science récente, liée au développement des hôpitaux modernes et de l’hygiène publique dans la deuxième partie du 19e siècle.

Un médecin français, Broca, en étudiant des malades aphasiques, c’est-à-dire qui ne pouvaient plus parler, mais qui comprenaient ce qu’ils entendaient et n’avaient aucun problème avec les muscles de la bouche, émit l’hypothèse qu’une zone de leur cerveau était défectueuse. Ces malades une fois décédés, l’autopsie lui permit d’identifier une aire du langage dans le lobe frontal gauche du cerveau : en effet, chez tous ces malades cette zone présentait des lésions. Une dizaine d’années plus tard, un neurologue allemand, Wernicke, attribua à la compréhension du langage une aire située, elle, à l’arrière de la boîte crânienne. La course à la localisation des fonctions cérébrales était lancée.

La compréhension des liaisons entre le cerveau et le reste de l’organisme progressa en parallèle. On étudia systématiquement le système nerveux. Puis on découvrit l’influx nerveux, cette impulsion électrique capable de se propager à travers les nerfs dans tout l’organisme et qui provoque la contraction des muscles.

À la fin du 19e siècle une conception s’imposa : celle d’un cerveau possédant des zones spécifiquement associées à des fonctions de l’organisme, au moyen d’un système de nerfs parcourant tout le corps ; le tout formant une sorte de structure unique rigide, dite « réticulaire », comme une câblerie électrique.

Cependant, les premières observations de la matière cérébrale au microscope mirent en évidence, au contraire, des structures filamenteuses mais indépendantes, les cellules du cerveau que les biologistes allaient appeler des neurones. Après de violents débats entre défenseurs et opposants de la théorie réticulaire, s’établit une nouvelle vision du cerveau, bien éloignée de celle d’une câblerie rigide.

Le cerveau se compose d’un très grand nombre de cellules spécifiques, les neurones, connectées les unes aux autres. Un cerveau humain comprend environ cent milliards de neurones et chacun d’eux a en moyenne près de dix mille connexions avec d’autres neurones. Cela donne au total un nombre d’un million de milliards de connexions qui se font et se défont constamment au cours de la vie d’un individu, et qui jouent un rôle fondamental dans notre capacité à apprendre.

En découvrant les neurones, la neurobiologie reposait le problème de la transmission de l’influx nerveux. Comment l’impulsion électrique pouvait-elle se propager si la structure cérébrale était autant morcelée ? À l’intérieur des neurones, l’influx nerveux se propage comme une impulsion électrique. Mais comment cela se passe-t-il entre les neurones ?

Les avancées de la chimie et le développement d’instruments de mesure de plus en plus fins permirent au début du 20e siècle de comprendre les mécanismes chimiques qui permettent les transmissions entre neurones. On découvrit des molécules qui passent de l’extrémité d’un neurone à un autre et qu’on appelle des neuromédiateurs ou neurotransmetteurs. Que ce soit par une transmission chimique entre neurones ou par la propagation d’un signal électrique à l’intérieur des neurones, toute l’activité de notre cerveau se réduit à des processus électrochimiques.

La découverte des neurotransmetteurs a permis de faire un pas de plus dans la compréhension du fonctionnement du système nerveux et du cerveau en particulier. Ce fut aussi une révolution en pharmacologie, car cela entraîna la conception des médicaments capables, en interférant avec ces mécanismes de transmission entre neurones, d’anesthésier certaines zones du corps ou encore d’agir sur le fonctionnement du cerveau.

Au milieu du 20e siècle, un neurochirurgien canadien, Penfield, étudia les impulsions électriques, l’influx nerveux, à la surface de la couche supérieure du cerveau qu’on appelle le cortex, chez des patients atteints d’épilepsie, dont il avait ouvert la boîte crânienne. Il put ainsi obtenir la représentation de toutes les parties sensibles et motrices du corps humain dans le cerveau. Il fut capable d’associer à chacune des parties du corps une zone dans le cortex. Il montra que la taille de ces zones du cerveau est proportionnelle non pas à la taille de la partie du corps correspondante mais à son degré de sensibilité. Ainsi, les zones importantes dans le cortex concernent le visage (spécialement la bouche et l’intérieur de la gorge), ou encore la main (et spécialement le pouce), alors qu’à tout le reste du corps correspondent des zones beaucoup plus réduites.

Une des applications les plus spectaculaires de ces découvertes concerne ce qu’on appelle les neuroprothèses. En implantant des électrodes capables de capter l’influx nerveux parcourant les zones motrices du cortex, on peut l’utiliser pour qu’un patient contrôle par la pensée une prothèse, par exemple un bras articulé. Car toute pensée se traduit par des influx nerveux dans le cerveau. Il y a quelques années, un jeune tétraplégique, dont le cerveau avait été connecté à un ordinateur, a pu, après entraînement, déplacer par la pensée un curseur sur un écran avec presque autant d’habileté que le ferait notre main posée sur une souris. Il a aussi été capable de manipuler un bras articulé pour prendre un objet et le déposer dans la main du médecin qui le soignait. Et très récemment une équipe américaine a rendu un début de vision à une personne aveugle depuis près de trente ans en installant une prothèse optoélectronique (transformant la lumière en impulsions électriques) à l’intérieur de son œil gauche et connectée au nerf optique.

À partir de l’identification dans le cerveau de zones spécialisées dans certaines tâches, à partir de la compréhension du transfert de l’information entre ces différentes zones, les neurobiologistes ont pu commencer à comprendre comment est organisé le cerveau. On a mis en évidence que, pour une simple pensée, une phrase comprise, une image observée ou un mot prononcé, un nombre considérable de zones sont activées et mises en relation. Observer un objet et prononcer le mot associé à cet objet met en jeu l’œil, ses capteurs et le nerf optique, mais aussi plusieurs aires cérébrales qui décortiquent l’information envoyée par le nerf optique : l’une identifie les « objets » dans une image, l’autre sépare ce qui se trouve au repos de ce qui se déplace, et une autre est en retour capable de redonner une cohérence synthétique à toutes ces analyses. Puis c’est en lien avec les aires du langage que s’effectue l’association entre un mot et l’objet identifié.

En liaison incessante avec toutes ces zones du cerveau et même avec tout l’organisme, car le système nerveux s’étend dans tout le corps, une partie du cerveau, située vers l’avant, le cortex préfrontal, joue un rôle primordial. Cette zone du cerveau, qui n’est dédiée à aucune fonction précise de l’organisme, est sans doute la source de la pensée rationnelle. Tous les mammifères ont un cortex préfrontal. Nous avons cela en commun avec le singe, le chien ou le rat. Mais il est remarquable de voir que la taille relative de cette partie du cerveau a crû au fur et à mesure de l’évolution des vertébrés et qu’elle est nettement plus importante chez le singe que chez le chien, et encore plus chez l’homme : le cortex préfrontal représente 7 % du cortex total chez le chien, 17 % chez le chimpanzé, 29 % chez l’être humain.

À l’approche de la fin du 20e siècle, la neurobiologie avait considérablement avancé dans l’exploration du cerveau. Mais, une question essentielle restait en suspens. Les réseaux entre neurones étaient considérés comme figés. Alors comment pouvait se faire l’apprentissage, si fondamental pour l’espèce humaine ? Au début des années 1980, la neurobiologie connut une révolution : la découverte de la « neuroplasticité ». On découvrit que les liaisons entre neurones pouvaient se faire et se défaire, que le cerveau pouvait créer des connexions entre différentes zones du cortex ou au contraire en supprimer.

C’est ce qui se réalise, par exemple, quand un aveugle apprend à lire en braille du bout de ses doigts. Au fur et à mesure de l’apprentissage, il a le sentiment que l’extrémité de son index devient plus sensible. En réalité, ce sont les zones cérébrales associées au toucher de son index qui se développent. De la même manière, si l’ouïe des personnes aveugles est plus développée, c’est qu’en prenant une part plus importante dans leur vie, ce sens occupe chez elles des zones plus étendues dans le cortex.

Cette neuroplasticité est la condition biologique de l’apprentissage, de l’acquisition des connaissances. Et, dans le vieux débat sur l’inné et l’acquis, cette notion vient confirmer les conceptions matérialistes sur l’origine des pensées des êtres humains.

L’inné et l’acquis

Les premiers philosophes anglais à se rapprocher du matérialisme, à la toute fin du 17e siècle, avaient déjà avancé l’idée que les pensées venaient de nos sens et qu’il n’y avait aucune pensée innée, pas même celle de dieu. L’un d’eux, Locke, utilisait l’expression « d’ardoise vierge » pour caractériser l’esprit d’un enfant qui vient de naître.

Les premiers matérialistes modernes, tels Diderot et La Mettrie, s’étaient passionnés pour les histoires rapportées sur les aveugles ou les sourds de naissance et leur manière de concevoir le monde. Pour eux, ces cas particuliers permettaient de réfléchir sur le fonctionnement du cerveau de tous les humains.

Dans son ouvrage intitulé Lettre sur les aveugles, Diderot relate l’histoire d’un aveugle de naissance devenu professeur de mathématiques à l’université de Cambridge en Angleterre. Il rapporte les paroles que ce dernier aurait dites au prêtre venu lui proposer de se confesser sur son lit de mort et qui lui vantait les miracles de la nature : « Eh, Monsieur ! lui disait le philosophe aveugle, laissez là tout ce beau spectacle qui n’a jamais été fait pour moi ! J’ai été condamné à passer ma vie dans les ténèbres ; et vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne prouvent que pour vous et que pour ceux qui voient comme vous. Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher. »

Après avoir raconté que le prêtre lui avait suggéré de se toucher lui-même pour que l’aveugle voie en lui une réalisation divine, Diderot reprend les déclarations de l’aveugle : « Je vous le répète, tout cela n’est pas aussi beau pour moi que pour vous. Mais le mécanisme animal fût-il aussi parfait que vous le prétendez, et que je veux bien le croire, car vous êtes un honnête homme très incapable de m’en imposer, qu’a-t-il de commun avec un être souverainement intelligent ? S’il vous étonne, c’est peut-être parce que vous êtes dans l’habitude de traiter de prodige tout ce qui vous paraît au-dessus de vos forces. J’ai été si souvent un objet d’admiration pour vous, que j’ai bien mauvaise opinion de ce qui vous surprend. J’ai attiré du fond de l’Angleterre des gens qui ne pouvaient concevoir comment je faisais de la géométrie : il faut que vous conveniez que ces gens-là n’avaient pas de notions bien exactes de la possibilité des choses. Un phénomène est-il, à notre avis, au-dessus de l’homme ? nous disons aussitôt : c’est l’ouvrage d’un dieu ; notre vanité ne se contente pas à moins. Ne pourrions-nous pas mettre dans nos discours un peu moins d’orgueil, et un peu plus de philosophie ? Si la nature nous offre un nœud difficile à délier, laissons-le pour ce qu’il est et n’employons pas à le couper la main d’un être qui devient ensuite pour nous un nouveau nœud plus indissoluble que le premier. Demandez à un Indien pourquoi le monde reste suspendu dans les airs, il vous répondra qu’il est porté sur le dos d’un éléphant et l’éléphant sur quoi l’appuiera-t-il ? sur une tortue ; et la tortue, qui la soutiendra ?... Cet Indien vous fait pitié et l’on pourrait vous dire comme à lui : Monsieur Holmes mon ami, confessez d’abord votre ignorance, et faites-moi grâce de l’éléphant et de la tortue. »

Diderot, La Mettrie et les autres matérialistes de cette époque concluaient, à partir de ce genre d’exemples, que les pensées des êtres humains étaient le fruit des interactions entre les hommes. La Mettrie l’avait exprimé ainsi : « Le plus grand fond des idées des hommes est dans leur commerce réciproque. »

Aujourd’hui, les développements de la neurobiologie apportent un fondement scientifique à ces prises de position philosophiques. Lors de la formation du fœtus, ce sont les gènes de l’individu qui sont responsables de l’organisation biologique du cerveau. Et nos gènes résultent de l’évolution. Au cours des millions d’années d’évolution, le cortex s’est développé au point de devoir se plisser pour tenir à l’intérieur de la boîte crânienne. Si on dépliait le cortex humain, on verrait qu’il représente une surface d’environ deux mètres carrés.

L’organisation générale du cerveau, codée par nos gènes, est donc innée. Mais cet inné est un acquis de notre espèce, homo sapiens, qui en a hérité une bonne partie des espèces qui constituent notre ascendance sur des millions d’années d’évolution. Des comportements très élaborés peuvent être codés dans les gènes, y compris chez les animaux. Le comportement animal est d’ailleurs un comportement où l’inné, donc le patrimoine génétique, joue un rôle primordial. Par exemple, un calamar face à un prédateur aura toujours le même réflexe : il va reculer, agiter ses tentacules et projeter de l’encre pour aveugler son adversaire et tenter de se cacher. Un tel comportement, héritage de l’évolution, est programmé dans le cerveau du calamar dès sa naissance.

La place laissée à l’apprentissage se trouve, elle, déterminée par les capacités d’adaptation du cerveau. Très faible pour les invertébrés comme le calamar, bien plus importante pour les mammifères, elle diffère énormément selon les espèces. Et la grande dimension et la plasticité du cerveau humain forment le socle biologique de notre formidable capacité d’apprentissage. Au moment de la naissance d’un individu, seulement 10 % des futures connexions entre ses neurones ont été établies. Les 90 % restant se mettent en place lors de l’enfance et de l’adolescence, et continuent d’évoluer tout au long de la vie. C’est le fondement matériel de la neuroplasticité.

Aujourd’hui, grâce à l’imagerie médicale, on peut suivre les variations de l’afflux sanguin dans le cerveau. Il est possible de voir précisément quelles zones s’activent chez un nourrisson et à quel moment. Ainsi, on a pu étudier l’évolution du cerveau du bébé, puis de l’enfant, au fur et à mesure de son apprentissage. Dès la naissance, le cerveau s’habitue et s’adapte à ce que voit, entend et touche l’enfant. Des connexions entre neurones s’établissent en fonction de l’environnement de l’enfant. Son cerveau va se spécialiser, entre autres dans l’analyse des sons caractéristiques de sa langue maternelle. Avant même d’émettre un seul mot, pendant des mois, à l’écoute des autres, le cerveau d’un bébé se prépare à parler.

Ainsi, on sait que dès l’âge de six mois les enfants peuvent différencier le son associé en français à la lettre r du son associé à la lettre l. Mais chez les enfants japonais, comme leur langue ne différencie pas ces deux sons, la capacité à les dissocier ne se développe pas. De même, le cerveau d’un individu dont la langue maternelle est le français ne percevra pas les deux sortes de sons de la langue hindi associés à notre lettre d. On pourrait multiplier de tels exemples.

Petit à petit, le cerveau de l’enfant se développe et se spécialise sous l’influence des interactions avec son environnement physique, familial et social. Car l’environnement social et culturel a un rôle essentiel dans la formation du cerveau d’un être humain. Et cela en fait au moins autant un produit de la société que de la biologie.

Le cerveau humain est aussi un produit social

Pour utiliser une formule d’un neurobiologiste soviétique, Alexandre Luria, notre cerveau et plus précisément notre cortex préfrontal est notre « organe de la civilisation ». C’est grâce à lui que l’espèce humaine a pu évoluer culturellement et non plus seulement biologiquement. En retour, le contexte culturel et social a façonné nos cortex préfrontaux.

Nos lointains ancêtres ont commencé à parler il y a plus de deux millions d’années. Homo habilis est vraisemblablement le plus ancien pré-humain à avoir employé un langage articulé. Avec l’évolution de l’espèce humaine, de la taille du cerveau, des compétences à fabriquer des outils et à modifier son propre environnement, l’être humain a aussi fait évoluer son langage et ses pensées.

Car nous pensons à l’aide de notre langage. Penser est au bout du compte se parler silencieusement à soi-même. Et comme le langage est un produit de la collectivité des êtres humains, en constante évolution, les idées qui germent ou résonnent dans nos cerveaux sont aussi le produit de nos interactions mutuelles, de la société dans laquelle nous vivons. Aussi, comprendre ce que sont les idées nécessite de comprendre ce qu’est la société et comment elle se développe.

 

La conception matérialiste de l’évolution des sociétés

Nous avons parlé des sciences de la nature, mais que peut-on dire de la société, quelles lois peut-on dégager de l’organisation sociale des êtres humains ? Et comment les découvertes que l’on a faites et que l’on continue de faire sur le passé de l’humanité ont-elles conforté une compréhension scientifique des sociétés et de leur évolution ?

Dans ce domaine encore plus que dans les autres, les conceptions idéalistes, superstitieuses, voire religieuses, ont toujours énormément de poids. À bien des niveaux, elles sont même dominantes. D’autant plus que les conceptions matérialistes dans le domaine de l’histoire des sociétés ont été très tôt associées au marxisme et, en tant que telles, elles ont été combattues par l’idéologie dominante.

Le libre arbitre et les lois de l’évolution des sociétés

Quand on examine l’histoire des sociétés humaines, on ne peut qu’être frappé par la diversité des situations. Il y a eu les sociétés où les hommes ne vivaient que de la chasse et de la cueillette ; les grands empires de l’Antiquité en Égypte, en Mésopotamie ; les sociétés fondées sur l’esclavage, en Grèce et à Rome ; les sociétés féodales du Moyen Âge ; les grands royaumes ; et au cours des derniers siècles le développement mondial du capitalisme. Et il ne s’agit là que d’une énumération grossière, limitée, et assez centrée sur l’Europe.

L’histoire de l’humanité présente un nombre considérable de formations sociales différentes, qui peuvent paraître incompréhensibles quand on les compare à celle dans laquelle nous vivons. Par exemple, l’idée de l’esclavage nous heurte, nous révolte ; pourtant, l’esclavage a marqué tout le bassin méditerranéen pendant les siècles de la Grèce et de la Rome antiques et, encore plus tard, l’Europe moderne, au moment de l’abominable traite de millions d’esclaves capturés en Afrique par les puissances européennes pour, entre autres, cultiver le coton dans leurs colonies d’Amérique.

À l’opposé, certaines sociétés étudiées par les ethnologues peuvent sembler incroyables à tous ceux qui pensent inévitables l’oppression, les inégalités et la propriété privée. Chez les San (l’autre nom des Bochimans ou Bushmen) du sud de l’Afrique, on se répartit systématiquement le gibier abattu. Et le partage est fait par celui qui a fabriqué la flèche, qui n’est pas nécessairement celui qui l’a tirée, car les flèches circulent entre chasseurs.

Toutes ces sociétés sont pourtant constituées d’une seule et même espèce humaine, car il n’y a pas de différence biologique fondamentale entre les San, les êtres humains des périodes esclavagistes, maîtres ou esclaves, et nous.

Tout comme, d’ailleurs, il n’y a pas de différence biologique entre nous et les femmes et les hommes qui ont peint sur les parois des grottes de Lascaux en Dordogne, d’Altamira en Espagne, et de bien d’autres lieux il y a 15 000, 20 000 ou 30 000 ans. Nous sommes la même espèce biologique : nous le savons par l’étude des fossiles. La biologie a définitivement démontré l’impossibilité qu’il y aurait à définir des races humaines, que ce soit dans le passé d’homo sapiens ou aujourd’hui. Si chacun d’entre nous est différent et unique, des liens de parenté unissent tous les habitants de la terre à un degré ou à un autre.

L’extrême diversité de toutes ces sociétés, présentes et passées, peut sembler relever du hasard. Mais c’est le propre de la démarche scientifique que de rechercher des lois justement là où semble dominer le hasard.

Les êtres humains ont une conscience et agissent en fonction de leur propre réflexion, mais bien des conséquences de leurs agissements et de leurs décisions leur échappent. Les choix individuels suivent des motivations extrêmement variées. La direction dans laquelle évolue la société n’est que la résultante de tous ces choix, de toutes ces actions qui ne sont pas coordonnés sauf en de rares occasions. Même quand elles le sont, leur résultat diffère bien souvent fortement de ce qui était attendu ou espéré.

Cela tient au fait que la conscience avec laquelle les individus agissent n’est en général que relative, ne serait-ce que parce qu’ils ne connaissent et, au mieux, n’appréhendent qu’une partie de la société dans laquelle ils vivent. Et malgré leur libre arbitre, leurs choix résultent en réalité de multiples facteurs et pressions sociales dont ils n’ont en général pas clairement conscience.

Pour reprendre la formulation d’un des vulgarisateurs du marxisme en Russie à la fin du 19e siècle, Plekhanov, « l’activité humaine se définit (...) non comme une activité libre, mais comme une activité nécessaire, c’est-à-dire conforme à des lois et pouvant faire l’objet d’une étude scientifique ».

Chercher à dégager de telles lois ne revient pas à dire que les humains ne pourraient pas maîtriser leur destin. Au contraire, en ayant conscience des mécanismes de l’évolution des sociétés, on peut tenter d’agir consciemment sur la société dans laquelle on vit. Connaître les lois de la gravité n’a jamais permis d’échapper à cette dernière, et les hommes ne tombent pas moins par terre qu’avant les découvertes de Galilée, Newton et Einstein. Mais, la découverte de ces lois a permis de faire voler des avions, puis d’envoyer des hommes dans l’espace et sur la Lune.

Les forces productives, à la base de toute organisation sociale

À la différence des autres espèces animales, même de celles dont l’existence est régie par une organisation collective, les humains ont transformé leur milieu, plus ou moins radicalement selon les sociétés considérées : peu ou très peu pour les chasseurs-cueilleurs, nettement plus pour les agriculteurs, et considérablement plus pour la société capitaliste moderne, avec l’apparition de la grande industrie, où pratiquement tout ce qui nous entoure, même souvent ce qu’on caractérise abusivement comme naturel, est en réalité le produit du travail humain. Et il faudrait ajouter pour être plus complet : le résultat d’une chaîne d’opérations qui aujourd’hui met en œuvre l’activité transformatrice d’une grande partie de l’humanité !

La vie, voire la survie des hommes ont toujours été directement liées à cette capacité de mettre à contribution et transformer la nature pour produire de quoi se nourrir, se protéger des intempéries, se loger, se vêtir, et répondre à bien d’autres besoins plus complexes qu’engendre le développement de la société elle-même : se déplacer, échanger des objets, des idées, transmettre des connaissances, soigner les malades ou les blessés... Chaque société a répondu à ces problèmes, ou au moins aux plus essentiels d’entre eux, en fonction de ses moyens ; des moyens d’abord caractérisés par le degré de technicité, les connaissances et le savoir-faire de chaque groupe humain à un moment donné.

Les sociétés de chasseurs-cueilleurs ont en général un niveau technologique très bas. Certes, perdu dans la brousse d’Afrique du Sud, il vaut mieux se retrouver en compagnie d’un San qui connaît la flore et la faune locales, qui sait se repérer pour trouver de quoi vivre dans un environnement qui nous semble désertique et vide, plutôt que de se trouver seul avec un ingénieur en physique nucléaire. Mais cela n’empêche pas que la très faible capacité de ces sociétés primitives à transformer la nature qui les entoure les place souvent à la limite de la survie. De ces sociétés, qui subissent régulièrement des périodes de famine, on ne connaît d’ailleurs que celles qui ont survécu. Bien d’autres, nombreuses, ont disparu. Chez les chasseurs-cueilleurs, en général, il n’y a que très peu de surplus, en tout cas très peu de surplus durable qui permette d’accumuler et donc d’évoluer.

Pendant des millions d’années, pour assurer leur subsistance, nos lointains ancêtres se sont contentés de cueillette de collecte de petits animaux, de ramassage de charognes puis de chasse. Des traces de ces hommes ont été retrouvées : des squelettes, des outils et même à partir d’une époque plus récente des peintures. Et tout au long de cette évolution, sur des échelles de temps considérables, les archéologues ont vu la trace d’un très lent mais fondamental progrès technologique.

Les outils que l’on a retrouvés mettent en évidence cette évolution des techniques. La pierre, seul matériau conservé pour les périodes les plus anciennes, a été travaillée avec une efficacité croissante. Des spécialistes ont estimé que si les hommes d’il y a 2,5 millions d’année obtenaient dix centimètres de tranchant à partir d’un kilo de matière, deux millions d’années plus tard, il y a 500 000 ans, nos ancêtres en tiraient quarante centimètres de tranchant, quatre fois plus. Il y a 40 000 ans, c’était deux mètres, et plus de six mètres une dizaine de milliers d’années plus tard !

Cette efficacité croissante de la taille de la pierre reflète de nombreux changements. D’abord des changements liés à l’évolution biologique, car d’Homo habilis à Homo sapiens en passant par Homo erectus, la taille du cerveau de nos ancêtres a augmenté de façon importante, faisant plus que doubler. Durant ces 2,5 millions d’années, l’humanité s’est répandue sur tous les continents, s’adaptant à des environnements très variés. Longtemps réduite, sur le continent africain, à de petits groupes vivant de cueillette et se nourrissant de charognes, l’humanité est parvenue à s’acclimater aux latitudes plus froides par la diversification de son outillage et de ses activités, dont les étapes les plus marquantes ont été la maîtrise du feu, attestée depuis 500 000 ans, et la pratique de la chasse, révélée par les armes de jet vieilles de 400 000 ans.

Durant les dernières dizaines de milliers d’années, l’outillage s’est progressivement diversifié et spécialisé : aiguille à chas en os ou bois de renne permettant la confection de vêtements, pirogues et harpons, propulseurs de sagaies...

Plus spectaculaire encore fut la période d’adaptation aux modifications climatiques survenues 13 000 ans avant notre ère. En moins de 5 000 ans, de - 2 000 à - 7 000, se propagèrent l’utilisation de l’arc à flèche, du filet de pêche, des pièges de chasse ainsi que la pratique de la navigation et, dans certaines régions, la fabrication de céramique pour la cuisson et la conservation des aliments. C’est aussi à cette époque que le chien, domestiqué de longue date, fut utilisé pour la chasse. Enfin arrivèrent deux des découvertes parmi les plus exceptionnelles de l’histoire de l’humanité : l’agriculture et l’élevage.

On voit donc que si les premières techniques mises au point par l’humanité ont progressé très lentement, le rythme de ces progrès n’a cessé d’aller en accélérant. Chaque découverte a ouvert aux êtres humains de nouvelles possibilités pour améliorer la maîtrise de leur environnement, chacune a fait progresser ce qu’on pourrait appeler les forces productives primitives de l’humanité.

Parallèlement à l’évolution technologique, d’autres traces laissées par ces sociétés attestent des progrès de la conscience que ces femmes et ces hommes avaient d’eux-mêmes et du monde qui les entourait.

Depuis plus de 100 000 ans, les êtres humains font le deuil de leurs morts par des rituels dont témoigne ce que l’on a retrouvé de leurs premières sépultures. Et il y a au moins 30 000 ans que leur sens artistique s’est exprimé par des fresques, des peintures pariétales qui nous offrent un aperçu de la richesse de leur vie spirituelle. Des recherches récentes ont d’ailleurs remis en cause l’idée que ces peintures étaient l’œuvre exclusive des hommes. En effet, en étudiant les empreintes négatives de mains dans plusieurs dizaines de grottes de l’Europe du sud-ouest, une équipe de chercheurs a affirmé que, la morphologie de ces mains permettant de déterminer l’âge et le sexe du peintre, les trois quarts de ces empreintes étaient féminines. On retrouve aussi en grand nombre, datant de cette même époque et sur différents sites, de petites statuettes dont beaucoup sont des figurines féminines en terre cuite ou en pierre que les préhistoriens ont appelées des Vénus.

Il est impossible aujourd’hui de dire précisément comment vivaient les premiers hominidés puis les premiers hommes ; comment étaient organisés ces petits groupes épars durant la très longue période que l’on vient d’évoquer et que l’on appelle le paléolithique. Mais il existe une quasi-unanimité chez les préhistoriens pour considérer que leur mode de vie devait ressembler à celui des chasseurs-cueilleurs des sociétés que l’on connaît aujourd’hui, justement parce que leur mode de subsistance leur ressemble. Il devait s’agir de sociétés très égalitaires, ne présentant aucune différenciation profonde entre leurs membres si ce n’est entre hommes et femmes, à cause de la maternité, ou entre jeunes et vieux, pour des raisons évidentes.

Plusieurs préhistoriens ont parlé de « communisme primitif » à propos de cette phase de l’histoire de l’humanité. Il ne s’agit pas de voir dans ces sociétés de chasseurs-cueilleurs un paradis perdu, ni d’idéaliser ce que l’on connaît et peut imaginer des rapports entre leurs membres. Encore une fois, dans ces sociétés de pénurie relative, la vie était bien souvent très précaire. Le terme de « communisme primitif » illustre simplement l’idée qu’à un degré de développement très primitif des forces productives, les sociétés humaines ne pouvaient pas s’organiser autrement que de façon très égalitaire, et d’abord parce que la survie de chacun dépendait directement de la survie du groupe.

Par la suite, l’humanité a vu se succéder bien d’autres organisations sociales, toutes caractérisées par une différenciation et des inégalités sociales. La diversité et surtout l’évolution de ces sociétés ne peuvent se comprendre qu’en raisonnant d’abord à partir du degré de développement des forces productives de chacune de ces organisations sociales.

La révolution néolithique et l’apparition des classes sociales

C’est entre - 10 000 et - 7 000 au Proche-Orient, dans la région dite du Croissant fertile, qu’on trouve les premières populations maîtrisant l’agriculture et l’élevage. La définition de cette zone géographique, où s’est enclenché un des plus grands bouleversements de l’histoire de l’humanité, a évolué avec les découvertes archéologiques. Aujourd’hui, les archéologues considèrent que cette zone part de la vallée du Jourdain en Palestine et s’étend jusqu’au sud-est de l’actuelle Turquie et au nord des plaines du Tigre et de l’Euphrate pour finir aux pieds du Zagros, chaîne montagneuse iranienne.

Ensuite et indépendamment, l’agriculture et l’élevage apparurent dans d’autres foyers : dans le sud-est asiatique entre - 8 000 et - 5 000 ; dans le nord-est de la Chine actuelle entre - 8 000 et - 6 500 ; en Amérique du sud entre - 7 000 et - 3 000 ; dans ce qui est actuellement le Mexique entre - 7 000 et - 4 500 ; l’Afrique subsaharienne connut aussi son propre centre de propagation de cette nouvelle économie entre - 3 000 et - 1 000 avant notre ère. À partir de ces multiples foyers, en quelques millénaires, l’agriculture se propagea presque partout sur la planète. En Europe, déjà peuplée de chasseurs-cueilleurs par des migrations précédentes venues d’Afrique, l’agriculture arriva avec des populations originaires du Proche-Orient. Elle atteignit l’extrémité ouest de l’Europe, vers - 5 400 au niveau du Portugal actuel, vers - 4 800 au niveau de la Bretagne actuelle et vers - 4 000 au niveau de l’Angleterre actuelle.

On sait que certaines populations avaient rompu avec le mode de vie nomade avant l’apparition de l’agriculture et de l’élevage. Ainsi les Jomons de la côte ouest du Japon, dont on pense qu’ils devinrent sédentaires dès - 7 000 ans. Ces populations vivaient alors des ressources de la forêt et de la pêche qui leur apportaient une certaine abondance. Elles découvrirent aussi la poterie alors qu’au Proche-Orient, celle-ci ne fit son apparition qu’après l’invention de l’agriculture. Il est également probable que le passage à l’agriculture résulte du fait que certaines populations nomades de chasseurs-cueilleurs, les Natoufiens au Proche-Orient, avaient pris l’habitude de se fixer périodiquement près d’endroits qui abondaient en produits de la nature et où passaient aussi de façon régulière des troupeaux sauvages.

En sélectionnant parmi les plantes qu’ils cueillaient celles qui leur apportaient le plus de nourriture et le plus facilement, ils auraient réalisé inconsciemment une sélection : au Proche-Orient, des céréales (blé, orge et seigle) et aussi des lentilles, des pois chiches et du lin. Le même phénomène de domestication et de sélection a sûrement eu lieu avec les animaux sauvages les plus dociles. Ainsi se sont réalisées les premières sélections artificielles des espèces par l’homme, ces chasseurs-cueilleurs se comportant inconsciemment en premiers agriculteurs et éleveurs.

Si pour certaines peuplades, la sédentarisation a donc précédé l’agriculture, et l’a même précipitée, c’est en revanche l’adoption consciente de l’agriculture et de l’élevage puis la propagation de ce mode de subsistance qui ont entraîné la sédentarisation de presque toute l’humanité.

À la même période fut mise au point une nouvelle technologie dans le travail de la pierre, le polissage, qui donne son nom à cette nouvelle étape de l’histoire de l’humanité : le néolithique ou nouvel âge de la pierre (ou encore âge de la pierre polie). En éliminant les points de fragilité, le polissage d’une hache de pierre augmente sensiblement sa résistance aux chocs. Cela permit la mise au point d’une gamme d’outils destinés au travail du bois. Équipées de haches en pierre polie, les premières populations agricoles ont pu conquérir de nouvelles terres pour les cultures et l’élevage en défrichant des forêts.

On doit à la technique dite de l’abattis-brûlis la première agriculture des régions boisées. Elle consistait à aménager une clairière dans la forêt par l’abattage des arbres les plus frêles, qui n’étaient même pas dessouchés. Les feuillages, branchages et troncs morts, une fois desséchés, étaient brûlés sur place, pour que les éléments nutritifs contenus dans les cendres fertilisent le sol.

Après deux à trois ans de culture, le terrain était laissé à la repousse de la forêt, qui en restaurait la fertilité naturelle en quelques dizaines d’années. Cette technique de la jachère-forêt aurait remporté un tel succès qu’elle donna lieu à un important essor démographique des populations néolithiques, jusqu’à se heurter aux limites de ce système. On pense en effet que le défrichement de cette époque a joué un rôle dans le déboisement du pourtour méditerranéen et dans la désertification de certaines régions subtropicales chaudes faiblement arrosées au Proche-Orient.

Ces acquis servirent ensuite de base au développement de modes de culture plus performants, comme l’agriculture irriguée, la riziculture ou le perfectionnement des systèmes de jachères, selon les régions.

Cette aptitude à surmonter les échecs, à repousser les limites, cette souplesse, cette créativité dont fit preuve l’humanité à l’aube de la civilisation, furent aussi la conséquence de l’augmentation du nombre d’êtres humains. Car l’alimentation plus régulière et plus importante ainsi que le mode de vie sédentaire ont entraîné un important accroissement de la fécondité des femmes. On estime que la population mondiale, composée de quelques millions d’individus aux époques antérieures, passa à près de 50 millions au néolithique.

Cela signifia une spectaculaire augmentation des forces productives. Les transformations sociales furent telles qu’un archéologue australien de l’entre-deux-guerres, Vere Gordon Childe, utilisa l’expression de « révolution néolithique » pour caractériser ce bouleversement.

Ne plus avoir à déplacer son campement constamment ou suivant les saisons changea radicalement l’existence des êtres humains. Pouvoir s’installer de façon durable permit de stocker de la nourriture pour anticiper les mauvais jours, les mauvaises récoltes. Cela permit aussi d’accumuler des outils, donc d’avoir des instruments de travail plus variés, mieux adaptés et plus efficaces. Certaines tribus de chasseurs-cueilleurs nomades n’ont qu’un simple outil multi-usage : les aborigènes du centre désertique de l’Australie, par exemple, ont un propulseur qu’ils utilisent pour lancer leur projectile, mais dont la forme est telle qu’il leur sert aussi de récipient et de petit outil pour travailler le bois. Avec la sédentarisation, la diversification des outils prit un essor considérable.

L’histoire des multiples foyers d’origine de l’agriculture et de l’élevage dans différentes régions du monde montre que les découvertes ne se sont pas succédé toujours et partout dans le même ordre. La révolution néolithique fut un ensemble d’inventions et de mutations qui s’appuyèrent les unes sur les autres comme l’outillage en pierre polie, la poterie, la sédentarité, le stockage, et qui entraînèrent la pratique de l’agriculture et de l’élevage ou les suivirent. Ce changement qualitatif fondamental fut un changement de mode de production radical.

La révolution néolithique, fruit du développement technique de l’humanité, changea l’humanité elle-même en profondeur, non pas biologiquement mais socialement.

La progression de la productivité du travail humain entraîna l’augmentation de la population et fit apparaître, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, à grande échelle et de façon durable, ce que Marx appela le surproduit social. Le travail permit désormais non seulement d’assurer la subsistance de tous les membres de la société mais également d’accumuler au sens général du terme : accumuler de la nourriture, mais aussi accumuler de la richesse sociale de façon plus subtile, en permettant à certains membres de la société de s’adonner en partie ou totalement à d’autres activités que celles nécessaires à la production de nourriture.

L’apparition des premiers artisans spécialisés, celle aussi des premiers travailleurs intellectuels, témoignent de l’instauration d’une division du travail permanente et institutionnalisée.

Cette transformation fondamentale marqua définitivement toutes les sociétés humaines. La division du travail fut le socle du progrès car elle permit la spécialisation, l’avancement des connaissances et du savoir-faire, et leur transmission. Une part considérable du formidable accroissement des forces productives fut au bout du compte contenu dans cette division du travail et dans le changement de mentalité qu’elle impliqua, c’est-à-dire dans le savoir-faire de chacun organisé à l’échelle de toute la société. Cette division du travail entraîna la première urbanisation, la première grande division entre ville et campagne. La civilisation allait naître de ce que l’on a appelé la « révolution urbaine ».

C’est dans ce cadre et sur cette base que s’imposa la propriété privée des moyens de production, à commencer par celle de la terre ; que les inégalités sociales s’enracinèrent ; que l’exploitation de l’homme par l’homme s’établit et que la société se divisa en classes sociales. Car il fallait que les forces productives aient atteint un niveau de développement tel qu’il permette l’apparition d’un surproduit économique suffisamment régulier et assuré pour que se mette en place une division du travail avancée et des classes sociales, avec des exploités et des exploiteurs.

Propriété privée des moyens de production et exploitation firent entrer l’humanité dans l’ère des sociétés de classes avec tout ce que cela signifie d’oppression et de violence institutionnalisées. Mais, compte tenu du degré de développement des forces productives, ce « mal », si on peut parler ainsi, fut incontournable pour que les sociétés humaines continuent de progresser.

C’est ce que l’on peut voir, par exemple, dans l’histoire de l’Égypte antique. Il y a 6 000 ans, sur les rives du Nil, les hommes adaptèrent leur agriculture aux crues du fleuve et à ses dépôts de limon fertile. Les archéologues ont découvert des traces des premiers villages de ces populations. Au départ, l’agriculture ne se faisait que sur les franges des zones inondables, cultivées juste après le retrait des eaux. Dans un deuxième temps, des bassins de décrue furent aménagés en élevant de simples digues. Cela permit de retenir l’eau pour humidifier et alluvionner les espaces cultivés. Dans un troisième temps, des successions de bassins de rétention connectés les uns aux autres furent construites depuis les berges du fleuve, en s’éloignant toujours plus vers le désert. Puis on réalisa des bassins de rétention connectés, non pas en s’éloignant vers le désert, mais le long du fleuve, parallèlement à lui, pour assurer un remplissage uniforme de ces retenues d’eau. Enfin on édifia de grandes digues protectrices le long du Nil et de grands canaux reliant de proche en proche les successions de bassins de rétention, de la haute vallée du Nil jusqu’à son delta. Les étapes de cette architecture hydraulique, qui s’étalèrent sur près de mille ans, permirent de répartir eau et limon tout au long de la vallée.

À la progression de l’organisation technique de cette agriculture, on peut faire correspondre une histoire sociale et même politique des royaumes égyptiens. Voilà ce qu’a écrit à ce propos l’anthropologue et spécialiste de l’histoire de l’agriculture, Marcel Mazoyer : « (...) les grandes étapes du développement de ces aménagements hydrauliques et de la gestion coordonnée de la crue sur des fractions toujours plus étendues de la vallée ont coïncidé avec les étapes du développement de formes d’organisation sociale et politique toujours plus puissantes, capables d’étendre leur pouvoir hydraulique aux territoires correspondant : villages égrenés au long de la vallée et sur les franges du delta au début du VIe millénaire avant le présent ; cités-États élémentaires dominant un petit tronçon de vallée, puis cités-États plus puissantes dominant toute une plaine alluviale comprise entre deux passes étroites de la vallée, vers le milieu de ce millénaire ; grands royaumes unifiant plusieurs cités et dominant plusieurs plaines alluviales, puis deux royaumes (celui de Haute Égypte correspondant à la vallée proprement dite, et celui de Basse Égypte correspondant au delta) dans la seconde moitié de ce même VIe millénaire ; enfin, il y a un peu plus de 5 000 ans, formation de l’État pharaonique unissant les deux royaumes. Après quoi, durant 3 000 ans, quelque 200 pharaons appartenant à trente dynasties ont régné plus ou moins pleinement sur ces Deux Royaumes, les périodes de prospérité (Ancien Empire, Moyen Empire et Nouvel Empire) coïncidant avec une forte concentration du pouvoir, et les périodes de décadence (périodes intermédiaires et Basse Époque) coïncidant au contraire avec l’affaiblissement et l’éclatement du pouvoir central. »

Ainsi, en Égypte il y a 6 000 ans, la paysannerie, qui pratiquait la culture de décrue le long du Nil, travaillait des lopins de terre qui lui étaient concédés par le pharaon, possesseur de la terre. En échange, elle devait effectuer de lourdes corvées pour entretenir les aménagements hydrauliques et construire les temples, tombeaux et pyramides. Des impôts en nature étaient prélevés pour subvenir aux besoins du pharaon, de son entourage, du clergé et de l’administration civile et militaire, ainsi que pour nourrir les ouvriers et les artisans d’État, ou pour constituer des stocks de sécurité pour faire face aux irrégularités des crues du fleuve.

Le cas de l’Égypte antique met en évidence une nouvelle institution dans l’histoire de l’humanité : l’État, une institution qui s’élève au-dessus de la société, pour en dominer les contradictions nées du développement de classes sociales aux intérêts opposés. En Égypte, au fur et à mesure du développement d’une agriculture toujours plus élaborée, réclamant une gestion des crues à une échelle toujours plus grande, il fallut une organisation sociale de plus en plus large. L’unification des villages, puis des cités-États, sous la coupe d’un pouvoir central fut une nécessité, imposée par la gestion des crues du Nil, pour partager l’eau tout le long des mille kilomètres que le fleuve parcourt d’Assouan à la Méditerranée. Et le royaume du Sud, qui pouvait contrôler l’irrigation de celui du Nord parce qu’il se situait en amont du fleuve, imposa sa domination puis l’unification du pays vers 3 200 ans avant notre ère.

Une autre raison, plus générale, fit que la constitution de grands empires comme l’Égypte correspondait au niveau des forces productives à une époque où la productivité du travail humain, c’est-à-dire avant tout la productivité agricole, restait très faible, car les outils des paysans égyptiens furent pendant très longtemps fabriqués en pierre ou en bois. Une production à grande échelle permettait, malgré les faibles rendements unitaires, de dégager assez de surplus pour entretenir une fine couche d’exploiteurs, ainsi que des artisans et des ouvriers nécessaires à une population nombreuse et à une organisation très développée pour l’époque.

Dans l’Égypte antique, cette petite minorité vivant du travail de l’immense majorité avait un rôle essentiel, notamment la caste de ceux qui devaient gérer l’irrigation à partir de la connaissance du régime des eaux du Nil. Par une observation attentive et minutieuse des étoiles, ils furent les premiers, au début du IIIe millénaire avant notre ère, à remarquer que les mêmes constellations, qui semblent se déplacer chaque nuit, reviennent exactement au même endroit du ciel tous les 365 jours. Ils inventèrent ainsi le premier calendrier exact, non plus fondé sur les mois lunaires, ce qui donnait un calendrier sans cesse décalé par rapport aux saisons, mais sur les étoiles, et donc indirectement sur le soleil, ce qui permit de réelles prévisions sur des phénomènes naturels, tel le début des crues du Nil.

Ce sont aussi ces prêtres administrateurs, ceux d’Égypte comme peu avant eux leurs homologues sumériens de Mésopotamie, et pour les mêmes raisons de gestion et d’administration de l’État et de l’économie, qui inventèrent l’écriture au IIIe millénaire avant notre ère : les caractères cunéiformes à Sumer, les hiéroglyphes en Égypte.

Les idéologies et le socialisme

Les sociétés de classes, dont l’Égypte antique et Sumer avaient été des grands précurseurs, allaient se développer au rythme de la progression des forces productives et des conflits entre les classes sociales, entre exploiteurs et exploités. Comme Marx et Engels l’ont synthétisé au tout début du Manifeste communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classes. »

Voici comment Marx exprima le lien entre les forces productives d’une société donnée et ce qu’il nomma la superstructure idéologique : « (...) Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. »

Les religions, les idées de nation, de démocratie, de république et même l’idée du socialisme, toutes les idéologies sont l’expression d’une réalité sociale. « Les idées ne tombent pas du ciel, et rien ne nous vient en songe » disait un des premiers marxistes italiens à la fin du 19e siècle, Antonio Labriola. Et si des idées ont une audience, sont reprises par des milliers, des millions d’êtres humains, c’est qu’elles répondent à une nécessité sociale.

Produits des sociétés divisées en classes, les idéologies, en regroupant, en mettant en mouvement de façon coordonnée des masses d’individus, agissent en retour sur cette réalité sociale.

Certaines idées sont révolutionnaires et progressistes, parce qu’elles sont porteuses des éléments d’avenir de la société, annoncent et préparent son développement ultérieur. D’autres, réactionnaires, expriment au contraire le poids du passé et freinent le développement historique, voire tentent de le faire retourner en arrière. Bien souvent, les premières sont portées par les classes sociales qui revendiquent le pouvoir et les secondes par celles qui l’ont déjà et cherchent à le conserver. Mais la réalité sociale ne cesse de changer, et une même idée, révolutionnaire à ses débuts, peut devenir réactionnaire au fil de l’évolution de la lutte de classes.

Les idées républicaines modernes furent portées par la bourgeoisie qui luttait pour s’affranchir du pouvoir de la noblesse. Il y eut d’abord les républiques urbaines bourgeoises du Moyen Âge où les riches familles patriciennes dominaient et où le petit peuple n’avait pas son mot à dire. À l’intérieur des villes médiévales, quand elles étaient parvenues à échapper au pouvoir du seigneur local, la bourgeoisie était chez elle. Elle était la classe dominante et la république censitaire donnait un cadre institutionnel adapté à sa domination collective. Lors des combats ultérieurs, à l’échelle cette fois-ci non plus d’une ville, mais d’un royaume, la bourgeoisie mit des siècles à se sentir assez forte pour réclamer le pouvoir. Et a fortiori un pouvoir qu’elle n’aurait pas à partager. Dans la lutte d’indépendance des Provinces unies, les ancêtres des Pays-Bas, à la fin du 16e siècle, la bourgeoisie eut besoin de placer un noble à la tête de sa révolte puis de son État. Un demi-siècle plus tard, en Angleterre, après une république de courte durée dirigée par Cromwell, la bourgeoisie encore trop faible préféra partager le pouvoir avec l’aristocratie, sous couvert de la monarchie.

Ce n’est qu’avec la Révolution française de 1789, sous la pression des événements, et surtout des classes populaires en effervescence, que la bourgeoisie mena la lutte jusqu’au bout et instaura la république. Mais même en France cette république mit près d’un siècle à s’imposer. Car, ayant pris les rênes du pouvoir, la bourgeoisie se méfiait des mobilisations populaires, du risque qu’elles puissent plus facilement s’exprimer dans le cadre d’une république. Pendant tout le 19e siècle, la majorité de la bourgeoisie afficha son royalisme, les divergences entre bourgeois s’exprimant à travers les différentes tendances royalistes.

L’idée de nation fut aussi portée par la bourgeoisie. Face aux États féodaux morcelés, aux multiples barrières douanières permettant à une noblesse parasite d’assurer ses revenus, la bourgeoisie brandissait le drapeau de l’unité nationale. Ce nationalisme du 18e et du 19e siècle, était progressiste : d’un point de vue économique, car il signifiait la suppression des particularismes régionaux et la création d’un marché national bien plus large et unifié, mais aussi d’un point de vue politique car il était le drapeau du combat contre l’Ancien régime. Mais une fois le pouvoir politique de la bourgeoisie assuré, le nationalisme est devenu le drapeau du règne de la bourgeoisie et de l’oppression des peuples soumis à la nation bourgeoise dominante. Avec la course aux colonies qui marqua la fin du 19e siècle et le début du 20e, le nationalisme devint le drapeau des rivalités entre grandes puissances impérialistes pour le partage du monde. Le nationalisme a toujours été une idéologie de la bourgeoisie et il a évolué avec elle : de progressiste quand la bourgeoisie balayait le vieil ordre féodal, il est devenu profondément réactionnaire, depuis qu’elle s’en sert pour marquer son pouvoir sur le monde et diviser les prolétaires entre eux.

Dire que ces idéologies sont celles de la bourgeoisie ne signifie pas que tous les bourgeois de toutes les époques les ont défendues, ni que seuls des bourgeois peuvent les reprendre. Cela signifie qu’elles correspondent aux intérêts généraux de la classe bourgeoise, les idées devant nécessairement s’appuyer sur des groupes d’individus, des classes qui ont des intérêts communs, car « les idées ne tombent pas du ciel ».

Ces idéologies conformes aux intérêts d’une classe dominante sont relayées par bien des moyens et inondent les consciences, même celles d’une grande partie des exploités. On le constate chaque jour dans la société capitaliste. Mais cela a été le cas également pour la bourgeoisie avant qu’elle arrive au pouvoir. Elle aussi se trouva subjuguée par les idées de la classe alors dominante, la noblesse : la pièce de Molière Le Bourgeois gentilhomme, qui décrit un bourgeois rêvant de devenir noble, en témoigne !

Le prolétariat, né de la Révolution industrielle, fut une classe combative pratiquement dès son apparition. Même si ses combats ne visaient pas au début à s’emparer de la direction de la société, ils cherchaient au moins à défendre ses intérêts immédiats en tant que classe distincte. Les premières luttes du prolétariat en Angleterre dans la première moitié du 19e siècle ne peuvent qu’impressionner tous ceux qui aujourd’hui se sentent dans le camp des travailleurs. Au fil de ses luttes, la classe ouvrière sut de plus en plus mettre en avant ses propres intérêts et ses propres idées.

Au nationalisme de la bourgeoisie, le prolétariat a très tôt opposé l’internationalisme. Car le capitalisme en poussant vers la misère des millions de travailleurs partout dans le monde a mis sur les routes et dans les entreprises des prolétaires venus de partout. La classe ouvrière n’est pas une classe nationale. Elle a toujours été constituée d’exploités venant de tous les pays, essentiellement des régions et pays les plus pauvres vers les centres les plus riches. Mais on est toujours le pauvre d’un autre. Et la roue de l’histoire tourne : les pays d’émigration sont parfois devenus des pays d’immigration et vice-versa.

Face au républicanisme, le prolétariat a mis en avant le socialisme, c’est-à-dire non pas une forme d’organisation politique du pouvoir, national qui plus est, mais une forme d’organisation de la société et de la production à l’échelle mondiale. À la devise bourgeoise « Les hommes naissent libres et égaux en droit », le mouvement ouvrier a répondu par la lutte pour l’égalité sociale, la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, et donc le renversement de la bourgeoisie, son expropriation et la collectivisation des moyens de production.

Mais le mouvement ouvrier n’a pas fait qu’exprimer instinctivement des idées correspondant à ses intérêts immédiats, même généraux. Dans l’histoire, les classes précédentes se sont battues sans conscience, ou avec une conscience partielle du développement historique général dans lequel leur combat s’insérait. La conception matérialiste de l’histoire, établie par Marx et Engels à la veille de la vague révolutionnaire qui allait balayer l’Europe en 1848, apporta au prolétariat une conscience de l’ensemble du processus historique dans lequel se menait son combat. La classe ouvrière industrielle émergeait, elle menait ses premières luttes, et les idées du socialisme scientifique furent accueillies par nombre de militants ouvriers « comme un hôte attendu », pour reprendre une expression de Marx. En s’assimilant le marxisme, le mouvement ouvrier se dotait d’une expression politique consciente du processus historique, et avait là une arme indispensable à son combat pour l’instauration d’un ordre social nouveau.

Cette conscience rendit le mouvement ouvrier marxiste capable de se battre aussi pour des revendications bourgeoises comme la république, l’unité et l’indépendance nationales quand celles-ci avaient encore un caractère progressiste, mais en préservant l’indépendance politique du prolétariat, en ayant conscience qu’il s’agissait d’une alliance ponctuelle sur un objectif précis, avec un ennemi fondamental, de classe.

Ainsi, en Russie le parti bolchevique prit largement part à la lutte contre le tsarisme à côté d’autres forces, y compris bourgeoises. Il le fit sans hypothéquer la position et les intérêts du prolétariat, en maintenant l’indépendance politique de la classe ouvrière. Et en 1917, après avoir abattu l’Ancien régime, il a fallu huit mois d’une lutte de classe d’une intensité politique exceptionnelle pour que le prolétariat postule au pouvoir et l’arrache à la bourgeoisie, mais huit mois seulement et pas toute une période historique.

***

Nous sommes bien loin aujourd’hui d’une situation révolutionnaire comme celle de la Russie de 1917. Nous vivons, depuis plusieurs dizaines d’années, une situation de recul important du mouvement ouvrier à l’échelle mondiale. Et comme à chaque fois que la classe ouvrière a été absente politiquement des combats qui se menaient, lever le drapeau du communisme signifie défendre des idées à contre-courant.

Pourtant, si le capitalisme du temps de Marx, en développant le travail collectif et les forces productives, avait posé les prémisses économiques d’une organisation sociale supérieure, aujourd’hui, les conditions objectives d’une organisation socialisée de la production à l’échelle mondiale sont plus que mûres. Pour fabriquer le moindre objet, il faut que des travailleurs interviennent aux quatre coins du monde. Avec les moyens techniques actuels, les constructions les plus spectaculaires s’élèvent à une vitesse fantastique. Les découvertes scientifiques et les prouesses technologiques sont époustouflantes, du cœur artificiel à la sonde Rosetta. Au regard de ce que pourraient apporter à tous les habitants de la planète les progrès scientifiques, la barbarie de l’organisation sociale actuelle n’en est que plus révoltante et indigne de l’humanité.

Pour libérer les forces productives et mettre leur potentiel au service de l’intérêt général, il faudra exproprier la bourgeoisie. La seule classe sociale à en être capable est la classe ouvrière. Elle est concentrée dans les entreprises et dans les grandes villes, où se trouvent les centres du pouvoir. Et à la différence de l’époque de Marx, ce n’est pas dans une poignée de pays qu’elle est présente, mais partout sur la surface du globe. Comme l’affirmait Marx, la classe ouvrière « n’a rien à perdre, que ses chaînes ». Et elle peut et doit entraîner à sa suite le reste des opprimés dans son combat pour renverser la bourgeoisie. Mais cet acte-là, ou plutôt ce qu’accompliront des millions de prolétaires et d’exploités à travers le monde ne pourra être que la résultante d’une interaction collective consciente.

C’est pour cela qu’il est vital de défendre et propager les idées du socialisme scientifique, pour qu’elles s’incarnent dans des travailleurs conscients, regroupés dans des partis et une internationale révolutionnaires, qui représenteront, pour reprendre une formule de Trotsky, « l’expression consciente du processus historique inconscient, c’est-à-dire de l’aspiration spontanée et instinctive du prolétariat à reconstruire la société sur des bases communistes ».

Il n’est pas rare de nous entendre dire que nous sommes utopistes. Mais toute l’histoire de l’humanité, de ses découvertes et de ses transformations sociales, est jalonnée de bouleversements et de révolutions. À chaque fois qu’une étape décisive approchait, le poids du passé a pesé sur les idées et la volonté des vivants. Heureusement, il y a toujours eu des individus ayant la conscience de la nécessité de rompre avec le passé et l’audace d’aller de l’avant, ce qui signifie toujours faire un saut dans l’inconnu. Ces « utopistes » ont fait que leurs idées deviennent des réalités, car leurs anticipations répondaient aux transformations qui mûrissaient dans les profondeurs de la société. Si c’est cela être utopique, alors il y a des critiques que nous prenons comme des compliments.

 

ANNEXE : À propos du déterminisme et du hasard dans les sciences de la nature

Le mot hasard peut rendre compte de choses très différentes. Des dés lancés en l’air retomberont dans une certaine position et on peut dire que celle-ci est due au hasard. Cela tient au fait que les dés sont lancés sans qu’on sache précisément dans quelle direction ils le sont, à quelle hauteur au-dessus du sol et avec quel mouvement de rotation initial. La connaissance suffisamment précise de toutes ces informations, ainsi que celle de la dureté du sol, permettent, compte tenu des lois de la physique, de déterminer sans se tromper le résultat du lancement des dés. Bien sûr, un coup de vent pourrait venir perturber cette prévision. Mais, là encore, en connaissant précisément la vitesse et l’orientation du vent, on peut prendre en compte son effet et faire à nouveau des prévisions justes. Dans le cas simple de ces dés lancés, le hasard est donc dû à un manque d’informations initiales... divertissant, car le jeu cesserait d’en être un si l’on devait se livrer aux calculs suggérés plus haut.

Au début du 19e siècle, un botaniste écossais, Brown, avait observé au microscope le mouvement désordonné des particules de pollen à la surface d’un liquide. Pendant presque cent ans, ce mouvement resta incompris. On sait désormais que ce mouvement qui semble aléatoire – du mot latin « alea » qui signifie « jeu de dés » – est en fait dû aux chocs incessants des molécules d’eau sur les particules de pollen. Chaque choc d’une molécule d’eau sur la particule de pollen entraîne un petit déplacement prévisible par les lois simples de la mécanique, mais le grand nombre de chocs dans les directions les plus variées rend la prédiction du mouvement impossible. Le hasard est dû ici à l’intervention d’une quantité très importante de perturbations successives. Prises indépendamment, elles ont chacune un effet prévisible, c’est leur grand nombre qui donne à l’ensemble du phénomène un aspect imprédictible.

Le hasard intervient aussi dans la transmission génétique des parents à leurs enfants. La reproduction sexuée est caractérisée par le fait que les gènes d’un individu ne sont pas la simple réplique des gènes d’un parent, ce qui serait du clonage, mais un mélange et une sélection des gènes provenant des deux parents. Cette sélection des gènes des parents se fait « au hasard ». Là encore, derrière ce phénomène, il y a une très grande quantité de processus chimiques qui, tous pris séparément, sont absolument déterminés, mais dont le résultat final est imprévisible. Ce hasard ne contredit pas la loi de l’évolution des espèces, il en est même un des éléments. En effet, la sélection naturelle, c’est-à-dire l’effet de l’environnement, s’opère sur la multitude d’individus aux caractères les plus variés justement à cause de cette diversité liée à la reproduction sexuée, et sélectionne ceux qui sont le mieux adaptés.

On peut prendre un autre exemple tiré de la génétique pour illustrer le fait que si des phénomènes peuvent avoir des conséquences aléatoires, cela ne veut pas dire que les mécanismes qui les engendrent ne sont pas déterminés.

Il est possible d’identifier un individu par sa séquence génétique. Mais en étudiant dans le détail les molécules d’ADN de ses cellules, et notamment celles de ses neurones, on se rend compte que celles-ci ne sont pas totalement identiques. De légères variations font que, par exemple, chaque neurone a une molécule d’ADN qui lui est propre.

Cette variabilité nous apparaît aléatoire, mais on connaît le mécanisme qui en est responsable. Il s’agit de ce qu’on a appelé les « gènes sauteurs » qui sont des morceaux d’ADN capables, au cours de la division cellulaire, de se déplacer au sein de la molécule d’ADN, et qui introduisent cette légère variabilité de l’ADN d’une cellule à une autre.

Ainsi, si la conséquence du phénomène est aléatoire (par exemple, le génome d’un neurone donné est impossible à prédire exactement), le mécanisme à l’origine de ce résultat (le déplacement des « gènes sauteurs ») a été identifié et est, lui, bien déterminé.

Dans un ouvrage où il revenait sur le matérialisme et où il évoquait les « lois générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine », Engels écrivit à ce propos : « Dans la nature, et, jusqu’à présent, également dans la majeure partie de l’histoire humaine, [les lois générales du mouvement] ne se fraient leur chemin que d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au milieu d’une série infinie de hasards apparents. »

Le déterminisme en science ne signifie pas que tout est prévisible, et encore moins que « tout est écrit ». Car les prévisions scientifiques se font à partir de lois qui sont des modèles de la réalité, élaborées à partir du degré de connaissance de cette même réalité atteint par l’humanité à un moment donné. Les lois scientifiques ne sont pas absolues : les sciences progressent et leurs capacités de prédiction avec.

Vers la fin des années 1970, un débat s’engagea sur l’interprétation d’une théorie appelée « la théorie du chaos », débat qui se prolongea en touchant un public plus vaste dans les années 1990. Cette théorie, dont les premiers éléments scientifiques sont antérieurs à la Première Guerre mondiale, modélise les phénomènes dits chaotiques. En science physique, ce terme a une définition très précise : il caractérise des systèmes extrêmement sensibles à la moindre perturbation. Une toute petite perturbation peut entraîner de grosses variations. Les prévisions météorologiques entrent dans ce cadre. C’est le fameux « effet papillon » énoncé par le météorologiste américain Edward Lorenz. Il illustrait son point de vue sous forme d’une question : « Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? »

Au cours de ces débats, certains auteurs, dont des scientifiques, ont annoncé la remise en cause du déterminisme. Un célèbre paléontologue américain, Stephen Jay Gould, a étendu ce point de vue à la théorie de l’évolution et a cherché à réduire le rôle du darwinisme, dont il avait pourtant été un grand vulgarisateur, en avançant qu’au cours des centaines de millions d’années d’histoire de la vie sur terre, les cataclysmes comme la rencontre d’un astéroïde avec la terre avaient tellement perturbé l’évolution que celle-ci n’avait plus qu’un aspect secondaire. Il en concluait que ce hasard était le maître de l’évolution.

Par son raisonnement, Stephen Jay Gould retirait arbitrairement les cataclysmes destructeurs du processus d’évolution lui-même. Mais sans mettre de côté les effets des cataclysmes, pourquoi au contraire ne pas chercher à les prendre en compte comme contrainte de l’environnement, et essayer de comprendre pourquoi et comment certaines espèces avaient pu résister à ces cataclysmes et d’autres pas ? Son approche relevait d’un choix philosophique étranger à la démarche et à l’argumentation scientifiques.

Quant à la théorie du chaos elle-même, les mathématiciens et les physiciens qui l’ont fait progresser en étudiant de près les phénomènes chaotiques, qu’on retrouve dans bien des domaines autres que la météorologie, ont quantifié très précisément cette extrême sensibilité de certains systèmes aux perturbations initiales. À l’intérieur de leur théorie, ils n’ont jamais remis en cause le déterminisme. Il se trouve même formellement pris en compte dans tous leurs modèles. Et les développements en théorie du chaos ont permis d’améliorer les prévisions météorologiques en multipliant les mesures.

Les marxistes ont souvent eu à combattre l’influence des conceptions idéalistes « à la mode ». Au début du 20e siècle, Lénine eut à mener un combat dans le mouvement socialiste, et pas seulement en Russie, contre l’influence de conceptions idéalistes portées à l’époque par des philosophes et des scientifiques comme Avenarius et Mach. À cette occasion, voici comment il pouvait résumer la différence entre matérialistes et idéalistes sur le sujet de la causalité et du déterminisme : « La question vraiment importante de la théorie de la connaissance, qui divise les courants philosophiques, n’est pas de savoir quel degré de précision ont atteint nos descriptions des rapports de causalité, ni si ces descriptions peuvent être exprimées dans une formule mathématique précise, mais si la source de notre connaissance de ces rapports est dans les lois objectives de la nature ou dans les propriétés de notre esprit, dans sa faculté de connaître certaines vérités a priori, etc. C’est bien là ce qui sépare à jamais les matérialistes Feuerbach, Marx et Engels des agnostiques Avenarius et Mach (disciples de Hume). »

Enfin, la physique quantique, développée à partir du début du 20e siècle pour étudier le comportement des composants infimes de la matière, les particules élémentaires, a donné lieu à une interprétation philosophique très marquée par l’idéalisme et la notion du hasard, interprétation que des physiciens comme Einstein ont combattue. On peut évoquer ce débat en prenant l’exemple de la radioactivité. Celle-ci a mis en évidence que certains éléments chimiques pouvaient se désintégrer. Et on a pu mesurer le temps de vie de ces éléments dits radioactifs avec une très grande précision. Ainsi, un certain type de noyaux de carbone, par exemple, les noyaux de carbone 14, ont un temps de vie moyen de 5 734 ans. Les archéologues utilisent d’ailleurs la mesure de la quantité de ces noyaux radioactifs contenus dans certains ossements pour les dater. Mais ces 5 734 ans sont une moyenne. Et si les développements de la physique quantique sont capables d’expliquer pourquoi les noyaux de carbone 14 se désintègrent en moyenne après cette durée de vie, ils ne peuvent pas pour l’instant prévoir quand un noyau de carbone 14 en particulier se désintégrera.

Cette limite, qui réduit à des probabilités ce que permet de prédire la mécanique quantique, a suscité des débats très intenses parmi les physiciens pendant des dizaines d’années et encore aujourd’hui. L’interprétation philosophique dominante postule que la nature a un comportement intrinsèquement et profondément probabiliste. Qu’y a-t-il derrière ce comportement qui serait dû à un hasard intrinsèque de la nature ? Les défenseurs de ce point de vue ne répondent pas. D’autres physiciens cherchent et proposent des théories visant à compléter le formalisme actuel de la physique quantique.

Les débats scientifiques ont suscité et susciteront encore des interprétations philosophiques variées. Mais le déterminisme, indissociable du matérialisme, concerne la réalité matérielle elle-même, avant même la représentation que nous nous en faisons. Et les lois scientifiques modélisent et modéliseront toujours plus précisément cette réalité au fur et à mesure des découvertes.

 

[1]      La mécanique est la science du mouvement et de l’équilibre des corps.

 

 

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