Guerre de 1914-1918 : la classe ouvrière livrée à ses bourreaux par la trahison des directions du mouvement ouvrier19/09/20142014Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2014/09/137.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Guerre de 1914-1918 : la classe ouvrière livrée à ses bourreaux par la trahison des directions du mouvement ouvrier

Au sommaire de cet exposé

Sommaire

Difficile depuis plusieurs mois d'échapper aux flots de textes et d'images sur le centenaire du déclenchement de la guerre de 1914. Des soldats venus de 80 pays impliqués dans ce conflit ont défilé sur les Champs-Élysées le 14 Juillet dernier. Et même le tour de France n'a pas manqué de traverser, de monuments aux morts en cimetières, les lieux emblématiques de cette barbarie. À chaque commémoration, sa gerbe présidentielle, son discours plein de ces « belles phrases creuses » sur la paix dont se moquait déjà en son temps Jacques Prévert.

Il est en effet de bon ton aujourd'hui de dénoncer l'horreur de cette guerre ou le « sacrifice inutile » de millions de jeunes. Mais c'est le plus souvent pour entonner, entre deux embrassades, un hymne tout aussi mensonger que les valses patriotiques d'il y a un siècle sur le thème de l'amitié solidement établie entre les États.

N'oublions pas que c'est une propagande semblable qui fut livrée par la bourgeoisie et ses serviteurs au début, puis au lendemain de cette guerre qui devait être la dernière, la « der des ders » : plus jamais l'Europe ne connaîtrait de telles horreurs, la guerre elle-même serait bannie par des traités internationaux et le désarmement garantirait la sécurité et une paix durable aux peuples. On sait ce qu'il est advenu par la suite de ces mensonges et de ces promesses.

Alors, ce soir nous ne parlerons pas des batailles, ni des grands épisodes de cette abominable boucherie.

Nous voudrions en revanche revenir sur l'importance et la signification particulière de la Première Guerre mondiale pour la classe ouvrière.

Car si elle fut un tournant dans l'histoire de l'humanité, elle en fut un tout aussi tragique pour les organisations du mouvement ouvrier. Elle marque le moment où, dans la quasi totalité des pays, leurs directions ont trahi le prolétariat, et ce de façon brutale et abjecte.

Les effets de cette trahison se sont prolongés jusqu'à nos jours. Et nul en somme ne peut comprendre l'histoire des partis socialistes ou communistes, comme des syndicats actuels, sans prendre en compte cette période et la rupture qu'elle a représentée.

Il y a tout juste un siècle, l'essor industriel qui avait permis à la bourgeoisie d'asseoir sa domination sur la planète entière s'acheva par la première guerre mondiale de l'histoire. Son enjeu était le repartage du monde entre les grandes puissances capitalistes.

Ainsi, toutes les découvertes du siècle précédent, les avancées techniques et scientifiques, la révolution des transports, la maîtrise de la vapeur puis de l'électricité et du pétrole, autant de leviers puissants pour affranchir l'humanité de l'exploitation, de la misère et de l'ignorance, avaient débouché sur quatre années et demi d'affrontements meurtriers et d'enfer.

Dressant après quelques mois le tableau que la guerre avait révélé aux plus incrédules, Rosa Luxemburg écrivait :

« Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu'elle est. Ce n'est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l'ordre, de la paix et du droit, c'est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l'anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l'humanité qu'elle se montre toute nue, telle qu'elle est vraiment. »

Cette leçon, nul ne doit l'oublier, et tout particulièrement nous qui militons dans un pays riche où la bourgeoisie exerce sa dictature derrière cette feuille de vigne que constituent les parlements, les grands principes de la démocratie bourgeoise et le prétendu « dialogue social ».

Car c'est à la faveur des guerres, comme des révolutions, que les rapports entre les classes exploiteuses et les opprimés sont mis véritablement à nu et apparaissent avec toutes leurs forces. Et dans cette lutte à mort, un rôle décisif revient alors à l'organisation dont les exploités se dotent. Pour imposer sa guerre, la bourgeoisie savait qu'elle devait préalablement en mener une autre contre la classe ouvrière.

Depuis le milieu du XIXe siècle, celle-ci avait construit des partis, réunis dans une Internationale, pour en faire des instruments de son émancipation. La pénétration des idées socialistes dans de larges masses, à une échelle sans précédent et qui ne fut jamais retrouvée par la suite, se mesurait par l'existence de centaines de journaux, d'associations, de coopératives et jusqu'à des chorales.

Mais cet essor s'était accompagné d'un mouvement contraire. Des bureaucraties s'étaient constituées à la tête de ces organisations, avec leurs permanents, leurs spécialistes et leurs préoccupations propres.

Et en août 1914, ce sont ces appareils, qui avaient au fond trouvé leur place dans la société bourgeoise, qui dictèrent leur loi. En reniant tous leurs engagements et en se ralliant à la guerre, ils optaient pour leur propre survie, livrant les travailleurs à leurs bourreaux.

Cette trahison fut dramatique car elle priva le prolétariat d'une politique et d'une organisation au moment où les classes possédantes précipitaient le monde dans la barbarie.

La violence et les guerres, à la base de l'expansion du capitalisme

La violence a de tous temps accompagné la conquête, puis l'exercice du pouvoir par la bourgeoisie.

L'essor du capitalisme jusqu'aux confins du monde s'accompagna durant des siècles d'actes de pillage, du trafic barbare de chair humaine qu'était l'esclavage, et d'une multitude de guerres. En résumant dans Le Capital la façon dont s'était opérée la destruction des modes de production qui l'avaient précédé, Marx rappela que le capitalisme, et par là même la bourgeoisie triomphante, avec ses principes et ses prétentions à régenter le monde selon les bonnes manières et ses lois, suaient « le sang et la boue par tous les pores ».

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la nouvelle phase d'expansion du capitalisme déboucha sur une véritable ruée coloniale. Sans cesse poussées à dépasser les cadres devenus trop étroits de leurs marchés nationaux, et adossées à de véritables monopoles ainsi qu'aux profits accumulés par l'exploitation de la classe ouvrière, les bourgeoisies se lancèrent dans des guerres de conquête. En quelques décennies, elles s'attribuèrent les terres qui échappaient encore à leur emprise.

Ce partage impérialiste se fit de façon brutale et sanglante, sur la base du rapport de forces entre les grandes puissances, mais sans qu'elles aient eu cependant à s'affronter militairement.

Grâce à ses industries et à ses banques, qui lui permettaient d'exporter ses marchandises comme ses capitaux à l'échelle du globe et de vivre de ses rentes, le Royaume-Uni était devenu la première puissance mondiale, forte d'un immense empire colonial et d'une population de plusieurs centaines de millions soumise à son joug. Véritable gendarme des mers, la Royale Navy contrôlait les axes majeurs du commerce international.

La bourgeoisie française, qui s'était à son tour taillé un empire en Afrique et en Asie, lui disputait à grand peine cette hégémonie, de même que d'autres puissances impérialistes de seconde zone comme la Belgique et l'Italie.

En Europe, seule la bourgeoisie allemande, entrée tardivement dans cette course et n'ayant pu s'approprier des territoires à la mesure de sa force et de ses ambitions, pouvait prétendre remettre en cause la domination de l'impérialisme britannique et imposer la sienne.

En Asie, le capitalisme japonais lui aussi avait commencé son expansion aux dépens de la Chine et de la Russie tsariste, en se dotant de colonies et de zones d'influence.

Les États-Unis, après avoir unifié leur territoire lors de la guerre de Sécession, disposaient déjà au tournant du XXe siècle des industries les plus puissantes. Par plusieurs interventions militaires dans leur arrière-cour, à Haïti et à Cuba, mais aussi jusqu'aux Philippines, ils avaient démontré qu'ils entendaient dominer sans partage le continent américain et qu'il faudrait à l'avenir compter avec eux dans le rapport des forces mondial.

Quant aux États qui avaient échappé à ce dépeçage, en premier lieu la Chine, l'Empire ottoman et la Russie, ils étaient en sursis. Leurs finances, tout comme leurs industries naissantes, étaient déjà passées dans une large mesure sous la coupe des puissances impérialistes et de leurs banques.

Mais l'économie capitaliste se heurtait jusqu'à en étouffer au fait que les États mêmes, avec leurs frontières nationales et leurs barrières douanières, étaient devenus des freins au développement des forces productives. Étendue à l'arène de la planète, la lutte des différentes bourgeoisies prenait un caractère féroce. Dans Le Programme socialiste, Karl Kautsky résumait cette contradiction : « le commerce a besoin de paix, mais la concurrence crée la guerre (...). Plus le besoin de paix est fort, plus la guerre menace. »

Une confrontation armée entre les plus grandes puissances capitalistes était inévitable. Elles s'y préparèrent de façon active.

L'essor du militarisme

Des milliards de fonds publics, représentant chaque année jusqu'à la moitié des budgets des États, furent engloutis dans les programmes d'armement. Des complexes industriels et des chantiers navals, crachant canons, obus, cuirassés et sous-marins, sortirent de terre.

En France, en Allemagne ou en Russie, les réseaux ferrés furent étendus en raison d'objectifs stratégiques et des impératifs de la future mobilisation. Les voies furent doublées, des gares agrandies.

Les classes dirigeantes savaient qu'il leur faudrait mobiliser de larges masses. Déjà, au cours de la guerre de Sécession, menée de 1861 à 1865 avec fusils à répétition, canons et mitrailleuses, trois millions d'Américains avaient été mobilisés, soit près d'un dixième de la population.

Les armées furent donc réorganisées. À l'exception du Royaume-Uni où le service militaire ne fut pas introduit, chaque homme adulte se vit imposer une instruction de deux à trois ans. Il devait ensuite rester à disposition de la « réserve » durant de longues années : jusqu'à l'âge de 48 ans en France, pays qui maintenait en permanence plus de 2 % de sa population sous l'uniforme.

En vue de la guerre, les états-majors planifièrent les opérations futures, calculant le nombre de soldats à installer par wagon, celui des trains devant acheminer le matériel et les troupes, la cadence des convois, les rations ou les réserves nécessaires de munitions et jusqu'aux boutons de guêtres. En Allemagne, on estima qu'il faudrait 11 000 trains pour transporter, en moins de deux semaines, deux millions d'hommes, 600 000 chevaux et tout ce matériel. En France, l'État fit même imprimer dès 1904 des ordres de mobilisation et de réquisition, en laissant la date en blanc. Ils serviront dix ans plus tard.

Ce développement du militarisme reflétait l'essor des appareils d'État et de leur bureaucratie. Mais il était aussi une garantie pour maintenir la domination de la bourgeoisie sur la classe ouvrière et se prémunir contre toute révolution.

La montée des nationalismes et des menaces de guerre

Cette organisation matérielle se doubla d'une préparation de la population à l'idée même d'une guerre. Ce fut le rôle dévolu en premier lieu aux systèmes scolaires chargés de former dans chaque enfant un futur soldat, fier de son pays et prêt à mourir pour sa « patrie ».

La bourgeoisie faisant toujours la guerre avec la peau des autres, la propagande nationaliste avait comme fonction d'enrôler les masses à la défense des intérêts de ses propres exploiteurs. Comme le socialiste Paul Lafargue le résumait alors, « la bourgeoisie ne tambourine sur la peau d'âne du patriotisme l'amour de la patrie et l'honneur du drapeau que dans le but de griser et d'abrutir les prolétaires, afin qu'ils se sacrifient pour défendre les richesses sociales qu'elle leur a dérobées. »

Financés par des hommes d'affaires, des ligues nationalistes ou « patriotiques » virent le jour. Journalistes appointés, écrivains et intellectuels bourgeois rivalisaient pour désigner, au gré des alliances diplomatiques qui se faisaient ou se défaisaient et des bruits de bottes, l'ennemi qu'il fallait apprendre à haïr : en France, ce fut d'abord le Royaume-Uni, puis l'Allemagne. Feuilletons et romans à succès, et des expositions avec leurs sinistres zoos humains, vantaient les bienfaits des colonisateurs sur les « peuples indigènes » et la nécessité de les protéger des appétits étrangers.

Les bourgeoisies des États capitalistes en pleine expansion, mais entrés trop tard dans la compétition interimpérialiste pour pouvoir s'arroger une part suffisante du gâteau colonial, aspiraient à remettre en cause la domination de leurs concurrents et se présentaient en victimes. Le jeu des puissances les mieux loties, le Royaume-Uni et la France, qui entendaient préserver leurs chasses gardées, était à l'inverse de se poser aux yeux de leur opinion publique en garants de la paix et de la stabilité mondiale.

La diplomatie secrète et la propagande leur permirent de maintenir cette duplicité.

Au cours des deux décennies qui précédèrent l'été 1914, plusieurs conflits entre les grandes puissances, qui menaçaient de dégénérer en confrontation armée directe, furent réglés par la voie diplomatique. Ce fut le cas en 1898 à Fachoda où des troupes françaises et britanniques s'opposaient pour le contrôle du Soudan, puis en 1905 et en 1911, cette fois entre la France et l'Allemagne, sur fond de rivalités coloniales pour la mainmise sur le Maroc.

Il faut dire que la guerre recelait différents dangers pour les possédants.

Il y avait tout d'abord celui de la défaite, et donc de la perte de tout ou partie d'avantages acquis. Il y avait ensuite le coût d'un conflit armé. Pas tant celui en hommes, qui n'existe pas sur l'échelle de valeur de la bourgeoisie, que celui des dépenses nécessaires pour le mener et des effets de l'arrêt partiel ou total de certains secteurs productifs, de la circulation des marchandises et des capitaux.

Cela amena bien des hommes politiques et des intellectuels à prétendre qu'une guerre serait si coûteuse qu'elle était impossible. Et c'est aussi la raison pour laquelle le scénario sur lequel les bellicistes et les états-majors s'entendaient était une guerre de quelques mois, supportable économiquement.

Liée au développement chaotique de l'économie capitaliste, à l'incapacité des différentes bourgeoisies d'en réguler le cours et d'arbitrer entre leurs intérêts opposés, la guerre était, comme les crises économiques qui la secouaient périodiquement, un moyen de redéfinir les rapports de forces entre les grandes puissances impérialistes. À la guerre industrielle, financière et commerciale, succéderait celle à coups d'obus et de mitrailleuses. Car la guerre est toujours, selon la formule de Clausewitz, la continuation de la politique par d'autres moyens.

La bourgeoisie avait tout à redouter de l'attitude du prolétariat en cas de guerre.

Mais si en août 1914 les grandes puissances étaient matériellement prêtes, il restait une inconnue. Et de taille. Quelle serait l'attitude du mouvement ouvrier ? Placer sous l'uniforme tant de millions d'hommes n'avait pas de précédent. Même lors de la guerre de 1870, ainsi que dans les guerres coloniales ultérieures, l'armée française n'était constituée que de soldats de métier.

Dans un conflit impliquant les principaux impérialismes, les classes possédantes savaient qu'elles auraient à mener préalablement une autre guerre contre leur population pour l'encaserner, la mettre au pas et la transformer en chair à canon et en machine à tuer. Elles avaient encore en mémoire la force des masses soulevées par la révolution française, les révolutions de 1848 et la Commune de Paris qui avait suivi la guerre de 1870. Le « spectre » du communisme évoqué par Marx dans Le Manifeste du Parti communiste, hantait toujours les esprits.

Une guerre européenne, s'alarmait ainsi le ministre britannique des affaires étrangères Edouard Grey, le 24 juillet 1914, aurait des résultats « absolument incalculables », des « mouvements révolutionnaires comme ceux de 1848 » et la « destruction du capital ». On ne pouvait être plus clair.

Car mobiliser les travailleurs et la paysannerie pauvre, cela signifiait rassembler des catégories d'exploités qui sans cela ne se seraient jamais côtoyées, et, d'une certaine façon, les unir : prendre le risque de transformer des groupes sociaux épars en une masse hostile. Et il faudrait leur faire accepter, non plus de vendre leur force de travail, leur bras et leur sueur, mais de mourir pour des intérêts qui n'étaient pas les leurs.

La bourgeoisie, qui avait déjà affronté les masses ouvrières, et repoussé leurs premiers assauts révolutionnaires, devait cette fois les armer.

Serait-elle capable de briser la résistance du prolétariat dont les forces avaient grandi avec l'essor de la grande industrie, des mines et des villes ? Une classe d'autant moins assimilable par les États qu'elle franchissait les frontières pour travailler et vivre sans être entravée par une quelconque propriété. Pourrait-elle lui arracher le drapeau rouge et le remplacer par ses propres couleurs ?

Rien n'était moins sûr. Sceptique, mais aussi bien informé, l'état-major français estimait en 1914 que les désertions représenteraient jusqu'à 12,5 % des mobilisés. Le précédent américain de la guerre de Sécession, au cours de laquelle la généralisation de la conscription avait entraîné désertions et émeutes, n'était pas pour le rassurer. Mais dans la lutte qui l'opposait au prolétariat, la bourgeoisie avait une claire conscience de ses propres intérêts et de comment les préserver : elle disposait pour cela d'appareils d'État dédiés en permanence à cette guerre intérieure.

Tous les services de police constituèrent des listes avec les noms et adresses des militants à arrêter en cas de conflit. En France, celle du ministère de l'Intérieur, connue sous le nom de Carnet B, réunissait plus de 2 500 noms. Mécaniquement, l'ordre de mobilisation doterait en outre ces appareils d'État de moyens de répression et de censure supplémentaires pour faire taire le moindre mouvement d'opposition. Des cellules étaient déjà prêtes, ainsi que des camps de concentration. Des lois, souvent vieilles de plusieurs décennies, en fourniraient la couverture juridique. Et là, cette pression s'exercerait sur l'ensemble des militants.

Mais de telles mesures pouvaient-elles suffire à contenir la réaction prévisible de millions de travailleurs ?

Les organisations du mouvement ouvrier s'étaient en effet construites non pas autour de la lutte pour des revendications économiques, voire corporatistes, ou l'accès à la mangeoire gouvernementale, mais avec comme objectif la lutte pour le pouvoir politique et l'émancipation des exploités. Leur influence se faisait sentir jusque dans les couches les plus profondes du prolétariat, où les idées socialistes étaient vivantes et nourrissaient les espoirs de millions d'hommes et de femmes.

En 1914, ces partis socialistes et ces syndicats étaient presque tous regroupés au sein de la IIe Internationale, en Europe, où étaient concentrées ses principales forces, y compris dans sa partie russe, mais aussi aux États-Unis, en Australie et jusqu'en Afrique du Sud.

Ces organisations connaissaient une progression rapide depuis le début du siècle. Là où la situation politique le permettait, elle se mesurait sur le plan électoral, au point de faire du SPD, le Parti social-démocrate allemand la première force politique au Parlement. Mais sa force sociale était bien plus considérable, en raison du crédit dont ces partis bénéficiaient dans la classe ouvrière et dans la jeunesse.

L'Internationale regroupait près de 3,5 millions d'adhérents. Elle exerçait au-delà une influence directe sur des millions de travailleurs organisés dans des syndicats ou membres de coopératives ouvrières. Sa presse rassemblait environ 200 quotidiens.

Cette puissance de la classe ouvrière s'exprimait par des luttes politiques et sociales importantes, des grèves durant des semaines, voire des mois et impliquant des pans entiers de la population laborieuse. La revendication de la journée de huit heures était un étendard commun et les manifestations du 1er mai, l'occasion d'une démonstration de la force du prolétariat dans chaque pays. Tout ouvrier défilant ce jour-là avait la conviction, ainsi que l'écrit Paul Lafargue « que les ouvriers du monde agissaient et sentaient comme lui ». Les deux années précédant la guerre furent de nouveau marquées par plusieurs mouvements de grande ampleur.

En 1913, l'Irlande fut paralysée par le lock-out général imposé par le patronat pour briser la classe ouvrière. En Russie, les deux tiers des travailleurs d'industrie avaient fait grève durant les premiers mois de l'année 1914. Et les usines de Saint-Pétersbourg, comme celles de plusieurs autres villes, étaient encore à l'arrêt lorsque la mobilisation fut décrétée au mois d'août.

Enfin, deux épisodes relativement récents avaient de quoi nourrir davantage encore les inquiétudes des bourgeois.

La Commune de Paris de 1871 et la Révolution russe de 1905 : deux précédents montrant que la révolution pouvait surgir d'une guerre.

En 1870, le conflit entre la France de Napoléon III et la Prusse, puis l'invasion qui l'avait accompagnée, avaient provoqué la chute du Second empire, la proclamation de la République, mais surtout, quelques mois plus tard, l'insurrection du prolétariat parisien. La guerre s'était transformée en guerre civile révolutionnaire et avait donné naissance au premier gouvernement ouvrier de l'histoire.

Quarante ans plus tard, la Commune de Paris était encore dans toutes les mémoires. Son souvenir était entretenu par de nombreux chants populaires et était devenu un exemple pour l'ensemble du monde ouvrier.

Plus proche, en 1904, la Russie tsariste avait tenté de renforcer son régime à la faveur de la guerre qui l'opposait au Japon. Or c'est l'inverse qui se produisit. La défaite militaire précipita une vague de manifestations et de grèves qui se transforma en une révolution au cours de laquelle naquirent les premiers conseils ouvriers, les soviets en russe. Et il fallut des mois à l'autocratie pour écraser dans le sang cet assaut de la révolution prolétarienne dans le plus vaste État de la planète, considéré jusque-là comme un rempart imprenable de la réaction.

Pour la bourgeoisie, la guerre pouvait être un moyen de briser cette montée du prolétariat et sa confiance grandissante. Mais elle pouvait à l'inverse, comme l'indiquaient ces deux précédents, concentrer les oppositions de classes et, ce faisant, accélérer le processus révolutionnaire qu'elle entendait combattre.

Du côté des organisations ouvrières, on avait conscience également que l'opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat avait son prolongement dans l'arène internationale. À la concurrence et à la division imposées par les capitalistes aux travailleurs en fonction de leurs origines, de leur couleur de peau, de leurs langues, de leurs religions, de leurs qualifications ou de leurs sexes devait répondre le mot d'ordre « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

L'internationalisme, arme du mouvement ouvrier contre le capitalisme

Le Manifeste du Parti communiste, publié en 1848, fut la première expression consciente de cette nécessité. Marx et Engels y montrèrent que la domination de la bourgeoisie, en brisant les sociétés anciennes, en unifiant le marché mondial avec ses méthodes et avec ses propres objectifs, avait enlevé toute base nationale à la production. En soumettant la planète à ses propres intérêts, elle avait simplifié les antagonismes de classes.

Deux « vastes camps ennemis », deux « grandes classes diamétralement opposées » se faisaient face : la bourgeoisie et le prolétariat, la seule classe se développant avec le capitalisme et capable d'en finir avec ce système d'exploitation.

Et s'il revenait au prolétariat de chaque pays d'en finir « avant tout, avec sa propre bourgeoisie », ce combat s'inscrivait dans la lutte générale opposant les travailleurs de tous les pays, leurs classes possédantes et leurs États. Il ne cesserait, et ne serait vraiment victorieux, qu'une fois les chaînes de l'ensemble des prolétaires brisées. Marx et Engels et les militants de cette période œuvrèrent pour que la classe ouvrière s'organise de façon indépendante et autonome des autres classes, autour d'un programme communiste et de partis construits pour cette seule perspective.

En affirmant que « les prolétaires n'ont pas de patrie », ils indiquaient que l'internationalisme était la seule réponse à l'exploitation, à la domination de la bourgeoisie et à sa propagande chauvine.

L'Association Internationale des Travailleurs

La fondation en 1864 de l'Association Internationale des Travailleurs répondait à ce besoin. Dans la plupart des pays, elle précéda la constitution de partis ouvriers, ce qui montre à quel point les communistes, et les autres courants politiques qui la constituèrent, ne concevaient leur combat qu'à l'échelle la plus large possible. Pour vaincre, le prolétariat devait additionner toutes ses forces et former, selon l'expression d'Engels, « la grande armée des producteurs ».

Cette première Internationale était par sa seule existence un défi à l'ordre bourgeois, à ses États, à ses lois et à ses frontières. Les classes possédantes ne s'y trompèrent pas et lui vouèrent une haine tenace, ainsi qu'au drapeau rouge qui en était le symbole.

L'Association Internationale des Travailleurs était aussi une réponse aux guerres à travers lesquelles les différentes bourgeoisies bâtissaient leurs États et leurs zones d'influence.

Dans une guerre opposant deux États capitalistes, la classe ouvrière devait refuser de se ranger dans le camp de son gouvernement, de ses patrons et de ses généraux et tout faire pour hâter leur renversement.

À cette époque de bouleversements permanents, l'Internationale eut aussi à faire entendre les intérêts du prolétariat dans des guerres d'une autre nature.

Lors de la guerre civile américaine, de 1861 à 1865, dont il suivit de près le développement, Marx vit qu'elle était le moyen par lequel la bourgeoisie nordiste achèverait l'unification de son marché intérieur. Mais l'abolition de l'esclavage qui en fut une autre conséquence, était aussi une condition préalable pour le combat de tous les exploités. Le renversement de la caste des grands propriétaires et de cette barrière entre travailleurs pouvait en effet aider à transformer la conscience de la classe ouvrière américaine. Marx note à ce propos dans Le Capital : « Le travail sous peau blanche ne peut s'émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri. »

En somme, l'émancipation des travailleurs des pays industrialisés ne serait possible qu'avec la proclamation du droit des peuples colonisés à disposer d'eux-mêmes et la fin de l'exploitation coloniale. Car un peuple qui en opprime un autre ne peut être un peuple libre.

C'est pour les mêmes raisons que l'Internationale soutenait en Europe le peuple irlandais dans sa lutte contre l'oppression coloniale. Celle-ci renforçait la puissance des classes dirigeantes britanniques tout en leur permettant de monter les travailleurs les uns contre les autres. Marx voyait même dans cet antagonisme le « secret de l'impuissance de la classe ouvrière anglaise ». En se laissant enrôler sous la bannière du chauvinisme, elle se livrait à ses exploiteurs et renonçait en quelque sorte à changer son propre sort.

De la même manière, le mouvement socialiste défendit le peuple polonais contre la domination tsariste, non seulement parce que c'était la volonté des masses polonaises opprimées, mais aussi parce que tout ce qui pouvait affaiblir l'État russe ne pouvait qu'affaiblir la réaction et être un pas en avant vers l'émancipation des travailleurs d'Europe et de Russie.

Quant à la Commune de Paris, au cours de laquelle des travailleurs de toutes origines étaient partis « à l'assaut du ciel » pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie, elle avait aussi montré que les classes dirigeantes des deux États qui venaient de se combattre pouvaient se réconcilier pour écraser une révolution ouvrière. « Les classes possédantes, écrivit Marx, se mettent toujours d'accord pour tenir sous leur talon la classe ouvrière. »

À cette sainte alliance des possédants, il fallait opposer la solidarité active et consciente de tous les exploités et le combat pour une société communiste.

La IIe Internationale

Reprenant en 1889 le flambeau de l'Association Internationale des Travailleurs, la IIe Internationale proclama que les guerres ne disparaîtraient « définitivement qu'avec la disparition même de l'ordre capitaliste, l'émancipation du travail et le triomphe international du socialisme ».

Dès cette période, la menace d'un conflit majeur s'imposait aux militants. Engels évoqua même en 1887 le risque d'« une guerre mondiale d'une ampleur et d'une violence jamais imaginées jusqu'ici » impliquant 8 à 10 millions de soldats. Une telle guerre, ajoutait-il, risquait d'attiser « le chauvinisme pour des années », voire de « submerger » jusqu'aux organisations ouvrières et de retarder toute révolution. Mais, à l'inverse, elle pouvait précipiter l'effondrement de l'économie capitaliste, la chute des vieux régimes monarchistes et la « création des conditions nécessaires à la victoire finale de la classe ouvrière. »

La propagande contre l'État, l'armée et le patriotisme bourgeois était alors au cœur de l'activité des partis ouvriers. Bien des chants témoignent de cette politique, à commencer par L'Internationale, qui proclame dans toutes les langues :

« Paix entre nous, guerre aux tyrans

Appliquons la grève aux armées

Crosse en l'air et rompons les rangs !

S'ils s'obstinent, ces cannibales

À faire de nous des héros

Ils sauront bientôt que nos balles

Sont pour nos propres généraux. »

Cette conscience était d'autant plus affirmée que lors des grèves et des manifestations, les prolétaires devaient faire face aux troupes en armes dépêchées par l'État pour défendre les intérêts des classes possédantes.

C'est aussi dans cette perspective révolutionnaire que le mouvement socialiste revendiquait l'« abolition des armées permanentes ». Car si une instruction militaire s'avérait nécessaire, elle pouvait être menée sous le contrôle des ouvriers, sur leur temps de travail, et non en caserne sous le commandement d'officiers issus de la bourgeoisie ou de la noblesse.

L'attitude du mouvement ouvrier face aux menaces de guerre

Grâce à l'action des sections de l'Internationale, les idées socialistes pénétraient dans les rangs ouvriers. Lénine écrit de ses congrès qu'ils s'étaient transformés en « assemblées de travail exerçant une influence extrêmement profonde sur le caractère et l'orientation de l'activité socialiste dans le monde entier ».

Face aux menaces de guerre, l'Internationale avait défini une politique pour la classe ouvrière. Dès 1907, sur proposition de Rosa Luxembourg et de Lénine, le congrès de Stuttgart concluait : « Au cas où la guerre éclaterait (...), [les travailleurs] ont le devoir de s'entremettre pour la faire cesser promptement et d'utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste ».

Dans les conflits à venir, il s'agirait non pas de désigner la puissance ayant allumé la mèche reliée au baril de poudre que représentait le monde soumis aux rivalités impérialistes, mais d'ouvrir une perspective révolutionnaire pour le prolétariat. Celui-ci n'aurait pas à choisir un camp contre un autre, mais à orienter ses forces contre sa bourgeoisie. Les circonstances concrètes et les rapports de forces détermineraient ensuite les actions nécessaires.

En 1912, le congrès de Bâle avec ses délégués venus de 23 pays fut réuni au moment où la guerre dans les Balkans menaçait de s'étendre à toute l'Europe. Son manifeste dénonçait tout conflit opposant l'Angleterre, l'Allemagne, et leurs alliés respectifs pour le « profit des capitalistes ou l'orgueil des dynasties ». Il se terminait par une « sommation aux gouvernements » rappelant que la guerre avait été l'accoucheuse de la Commune de Paris en 1871 et de la Révolution russe en 1905 : « Que les gouvernements sachent bien que dans l'état actuel de l'Europe et dans la disposition d'esprit de la classe ouvrière ils ne pourraient, sans péril pour eux-mêmes, déchaîner la guerre. »

Cette politique, relayée dans tous les pays, était résumée par le slogan « guerre à la guerre ». Pour sa part, la CGT considérait depuis 1906 que : « la propagande antimilitariste et antipatriotique [devait] devenir toujours plus intense et toujours plus audacieuse. Dans chaque grève, l'armée est pour le patronat ; dans chaque conflit européen, dans chaque guerre entre nations ou colonies, la classe ouvrière est dupée et sacrifiée au profit de la classe patronale, parasitaire et bourgeoise. » Pour préserver les plus jeunes ouvriers de l'influence délétère du courant patriotique durant leur service militaire, la CGT préservait des liens avec les conscrits et leur apportait un soutien matériel. En novembre 1912, elle organisa une journée de grève générale contre les menaces de guerre. Et c'est dans ce même objectif qu'elle s'opposa durant des mois, aux côtés des socialistes, à l'allongement de deux à trois ans du service militaire en France.

Des tracts édités en plusieurs langues, et expliquant la position commune des partis socialistes, furent diffusés à des millions d'exemplaires en Europe. Toute une génération vivait au rythme de l'internationalisme prolétarien, seul rempart contre le capital et la barbarie.

L'émergence d'un courant réformiste au sein du mouvement ouvrier

Mais parallèlement à cette diffusion des idées socialistes, un courant contraire s'était développé au sein même des syndicats, des partis ouvriers et de l'Internationale.

Le trade-unionisme et le réformisme au Royaume-Uni

Cela se mesura d'abord par le fait que des organisations se revendiquant du socialisme renoncèrent à la perspective révolutionnaire.

Au Royaume-Uni, après le reflux du mouvement chartiste, qui avait marqué la première moitié du XIXe siècle, les syndicats n'organisèrent qu'une couche relativement privilégiée de travailleurs sur la base des métiers et de la qualification professionnelle.

L'objectif de ces Trade Unions n'était plus de renverser la domination de la bourgeoisie, mais de parvenir à se faire accepter du patronat pour négocier quelques accommodements. Ils constituèrent ensuite l'ossature du Parti travailliste, avec le même espoir de reconnaissance et d'intégration dans les institutions bourgeoises.

Ils y parvinrent d'autant plus que la majorité de leurs dirigeants se contentèrent de critiques superficielles de l'impérialisme britannique, tandis que d'autres se rallièrent à lui, ou prétendirent voir dans la politique coloniale une voie possible vers le socialisme. Cette allégeance apparut dès la guerre des Boers menée de 1898 à 1902 par la bourgeoisie britannique pour s'emparer de l'Afrique du Sud et de ses mines d'or aux dépens des colons d'origine hollandaise qui y avaient taillé leur propre État. Et si de petites organisations dénoncèrent cette intervention coloniale comme une « guerre de classe », elle reçut l'appui ou la neutralité bienveillante de syndicalistes et d'intellectuels se réclamant du socialisme qui justifièrent leur position en invoquant le chauvinisme réel ou supposé des masses ouvrières.

L'opportunisme cache toujours sa propre lâcheté en la reportant sur les autres.

Le mouvement syndical en Europe et aux États-Unis gangrené par le bureaucratisme et le réformisme

Ces traits particuliers révélaient une tendance plus générale, à l'œuvre dans une grande partie du mouvement syndical.

Aux États-Unis, dominait l'American federation of labor, l'AFL. Dirigée par un secrétaire inamovible, Samuel Gompers, l'AFL s'était construite en opposition avec le syndicalisme révolutionnaire et le socialisme qui avaient influencé la naissance des luttes ouvrières. Elle excluait de ses rangs les femmes, les travailleurs non qualifiés et les noirs, c'est-à-dire la majeure partie des prolétaires.

La confédération d'Europe la plus puissante se trouvait en Allemagne. Regroupant moins de 300 000 membres avant 1900, en raison de la répression des activités socialistes qui en avait masqué l'essor durant la période précédente, les syndicats en comptaient deux millions et demi quinze ans plus tard.

Le dirigeant de la Commission générale des syndicats allemands durant deux décennies, Carl Legien, par ailleurs député à plusieurs reprises du Parti social-démocrate, s'appuya sur la fraction du patronat qui entendait composer avec les organisations syndicales. Il théorisa l'évolution de celles-ci vers le légalisme, la défense des intérêts corporatistes, le rejet de l'idée d'une grève générale et, au-delà, de toute perspective révolutionnaire.

Les chefs de ces syndicats, qui affirmaient avoir « besoin de calme dans le mouvement ouvrier » pour se développer, se réfugièrent dans une prétendue indépendance et neutralité politique, tout en condamnant certaines directives du SPD comme « dangereusement marxistes ». On ne pouvait mieux illustrer le renoncement de ces bureaucrates à la lutte des classes. En 1913, c'est pourtant Legien qui fut désigné à la tête du Secrétariat syndical international réunissant les centrales européennes et leurs sept millions et demi d'adhérents. Preuve que ce courant avait déjà des assises solides dans tout le mouvement syndical.

Le parlementarisme et le réformisme dans les partis socialistes : France, Allemagne, Autriche...

Une évolution comparable s'observait à la direction des partis ouvriers. Progressivement, là où la démocratie bourgeoise et ses délices s'étaient établis, les parlements cessèrent d'être des tribunes depuis lesquelles les socialistes s'adressaient aux travailleurs au nom du combat contre la bourgeoisie, pour devenir des lieux où ils prétendaient pouvoir changer la société sans avoir à engager de luttes. Les revendications compatibles avec le capitalisme, le « programme minimum » des partis socialistes, devinrent de plus en plus le seul horizon des directions du mouvement ouvrier. Le « programme maximum », la révolution et le socialisme n'étaient plus invoqués, selon l'expression de Trotsky que « les jours de fêtes ».

Dès 1899, un socialiste français, Millerand, devint ministre. Ce précédent provoqua de longs débats, et il fallut l'intervention de l'Internationale pour trancher la crise ouverte. Bebel rappela que « république bourgeoise » ou « monarchie bourgeoise », « toutes deux sont des États de classes » ; l'une et l'autre « ont été créées pour maintenir en place l'ordre capitaliste » et qu'il était hors de question de s'y frayer une place. Cependant, le parlementarisme et le légalisme continuèrent à gagner du terrain.

La controverse qui opposa au même moment à l'intérieur du SPD Édouard Bernstein d'un côté, Rosa Luxemburg et Karl Kautsky de l'autre, démontra que le parti le plus puissant de l'Internationale, et un modèle pour tous les autres, était lui aussi en partie gangrené à son sommet par l'opportunisme. Bernstein, qui avait été l'un de ses fondateurs, décréta « l'échec » des « vieux espoirs » et sa rupture avec l'idée même de révolution. Pour lui, le développement du capitalisme ouvrait une ère pacifique de progrès sociaux menant au socialisme : le courant réformiste avait trouvé son théoricien. Rosa Luxemburg répéta que « seul le coup de marteau de la révolution, c'est-à-dire la conquête du pouvoir politique par le prolétariat » pouvait abattre le capitalisme.

Bernstein demeura minoritaire. Mais dans les années qui suivirent, malgré les résolutions adoptées dans les congrès, la pression des élus sociaux-démocrates se fit plus forte pour assouplir les orientations du parti.

Après le recul électoral du SPD en 1907, qui lui avait fait perdre nombre de postes, des responsables accusèrent la direction de s'être coupée en partie des masses en menant une politique trop ouvertement opposée à la politique coloniale de l'Allemagne. Noske, qui était en ce domaine l'expert du SPD souhaita même « que l'Allemagne soit armée le mieux possible », et « que le peuple allemand dans sa totalité trouve un intérêt à l'existence des institutions militaires nécessaires à la défense de notre patrie ».

En Autriche, le réformisme emporta également une fraction des dirigeants de la social-démocratie qui prétendaient rejeter tout dogmatisme et enrichir le marxisme. Dans Ma vie, Trotsky, qui les avait côtoyés à Vienne de 1907 à 1914, raconte : « Dans des causeries où l'on s'exprime sans la moindre gêne, ils manifestaient, bien plus franchement que dans leurs articles et leurs discours, tantôt un chauvinisme éhonté, tantôt la vantardise du petit acquéreur de biens, tantôt la terreur sacrée que leur inspirait la police, tantôt la vulgarité de leurs jugements sur les femmes. Et, à part moi, je m'écriais, stupéfait : "Des révolutionnaires ! C'est ça ?". »

Les origines sociales de l'opportunisme et du réformisme dans le mouvement ouvrier...

Le développement de ce courant réformiste avait des origines sociales. Il était lié à la domination impérialiste, à l'opulence des bourgeoisies britannique, allemande ou française et à leur capacité à lier à leurs intérêts des fractions du mouvement ouvrier, à commencer par tous ceux dont la position sociale les mettait en grande partie à l'abri de l'exploitation.

Tirant en 1919 les enseignements de la trahison des dirigeants socialistes en août 1914, le premier congrès de l'Internationale Communiste releva :

« Grâce au développement économique général, la bourgeoisie des pays les plus riches, au moyen de petites aumônes puisées dans ses gains énormes, eut la possibilité de corrompre et de séduire le sommet de la classe ouvrière, l'aristocratie ouvrière. Les "compagnons de lutte" petits-bourgeois du socialisme affluèrent dans les rangs des partis social-démocrates officiels et orientèrent peu à peu le cours de ceux-ci dans le sens de la bourgeoisie. Les dirigeants du mouvement ouvrier parlementaire et pacifique, les dirigeants syndicaux, les secrétaires, rédacteurs et employés de la social-démocratie, formèrent toute une caste d'une bureaucratie ouvrière, ayant ses propres intérêts de groupes égoïstes, et qui fut en réalité hostile au socialisme. »

Lors de la guerre de 1870, dont l'un des aboutissements fut l'unité de l'Allemagne, ce qui représentait alors une évolution progressiste, les socialistes allemands, par la voix de leurs députés August Bebel et Wilhelm Liebknecht, s'étaient refusé à toute union nationale derrière leur bourgeoisie. Ils s'étaient ensuite opposés à la guerre de conquête menée en France par l'armée allemande : les prolétaires de part et d'autre de la frontière avaient les mêmes intérêts parce qu'ils avaient les mêmes exploiteurs. Bebel et Liebknecht furent jetés en prison et l'ensemble des socialistes désignés comme des « sans-patrie » et des ennemis mortels. En août 1914, les appareils ne voulaient pas de cette mise au ban de la société bourgeoise. Pour conserver leur place, ils étaient prêts à toutes les trahisons.

Leur développement était aussi le reflet d'une période au cours de laquelle, depuis la Commune de Paris, la classe ouvrière d'Europe occidentale n'avait pas connu d'affrontement général avec la bourgeoisie et son État. Nulle part, comme le fit remarquer Trotsky, le prolétariat ne posa « pratiquement, c'est-à-dire révolutionnairement, la question de la conquête du pouvoir politique. Ce caractère pacifique de l'époque laissa son empreinte sur toute une génération de chefs prolétariens imbus d'une méfiance sans borne envers la lutte révolutionnaire des masses. »

... et sa traduction dans l'Internationale

Cette transformation laissa aussi son empreinte dans l'Internationale.

Ainsi, en 1907, lors du congrès de Stuttgart, le Hollandais Van Kol admit que la colonisation lui paraissait, « inévitable, même en régime socialiste ». Ses crimes pouvaient être limités, voire évités, par une « politique coloniale socialiste ». L'Allemand David affirma que l'idée colonisatrice était même « un élément intégral du but universel des civilisations ». Quant au belge Ter­wagne, alors que les atrocités au Congo provoquaient l'indignation d'une partie de l'opinion, il expliquait : « sans doute toute colonisation entraîne des crimes », mais c'est aux socialistes de coloniser « avec un minimum d'atrocités ». Il n'alla pas jusqu'à quantifier le niveau ni le nombre d'atrocités lui paraissant acceptable, mais ces discours en disaient long sur l'assurance des porte-parole de ce courant.

L'Internationale les désavoua. Mais le simple fait qu'un débat ait existé sur ces questions, et en ces termes, témoigne du fait que derrière les résolutions, voire l'unanimité de façade, se cachaient des fissures qui étaient en train de miner l'édifice tout entier de l'intérieur. La trahison des dirigeants socialistes en août 1914 les révéla au grand jour.

Il en alla de même sur la question de la guerre.

L'idée que les prolétaires pouvaient être amenés à défendre leur « patrie » commençait à faire son chemin et à remplacer le vieux slogan de Bebel « pas un homme et pas un sou pour ce système pourri ».

Au Royaume-Uni, en Hollande et en Bulgarie, des scissions survinrent autour de dirigeants qui refusaient d'envisager de s'opposer à leur État en cas de guerre. L'aile droite du parti socialiste italien fut exclue en 1912 pour avoir soutenu l'intervention militaire en Libye.

En Belgique, des dirigeants du Parti ouvrier justifiaient déjà le principe de la Défense nationale. Son principal dirigeant, Vandervelde, déclara : « Oui, dans le Manifeste du parti communiste, il est dit que "les travailleurs n'ont pas de patrie". Mais cela date de 1848 - la situation était alors loin de ce qu'elle est aujourd'hui. Certes, je comprends que le prolétaire russe n'a pas de patrie. Mais qui oserait prétendre que, dans un pays démocratique comme la Suisse, par exemple, la classe ouvrière n'a pas de patrie ? » Il invoquait la Suisse, mais tout le monde pouvait comprendre que son raisonnement était d'ordre général.

De son côté, Kautsky émit l'idée que pour maintenir l'exploitation du marché mondial, les grandes puissances avaient davantage d'intérêt au maintien de la paix. À cet « ultra impérialisme », le mouvement ouvrier pouvait efficacement opposer selon lui l'arbitrage international et le contrôle de l'armement. Jaurès, dans L'Armée nouvelle, proposa le recours au tribunal international de La Haye pour trancher la question de la légalité des guerres. Comme Rosa Luxemburg le fit alors remarquer, c'était « s'abandonner à l'illusion que des formules juridiques l'emportent en quoi que ce soit sur les intérêts et le pouvoir du capitalisme ». Remettre le sort de la classe ouvrière entre les mains de la diplomatie des grandes puissances ne pouvait que désarmer les travailleurs.

Au fond, une fraction des chefs socialistes ressentait une répulsion grandissante vis-à-vis des luttes ouvrières, comme le montrèrent en 1905 leurs réactions devant l'insurrection des ouvriers en Russie. Ils invoquèrent son écrasement pour justifier leurs doutes sur la nécessité d'une révolution ouvrière dans ce pays. Et lorsque Lénine affirma quelques années plus tard que la Russie traversait de nouveau « une ère de grande agitation dans les masses », que « le pays tout entier se radicalisait » et qu'une « nouvelle crise révolutionnaire mûrissait », bien des dirigeants de l'Internationale s'en désintéressèrent. Tandis que Lénine et les bolcheviks tendaient toutes leurs forces pour construire un parti capable d'offrir une perspective révolutionnaire au prolétariat, ces bonzes socialistes lui tournaient le dos.

Ces événements de 1905 furent suivis en revanche avec la plus grande attention par les militants révolutionnaires. Ils démontraient que les grèves de masses pouvaient tout emporter sur leur passage, y compris dans les pays où la classe ouvrière était encore peu nombreuse. L'apparition des soviets en Russie indiquait également quelle forme le pouvoir des travailleurs pourrait prendre dans la période prochaine.

À l'encontre des socialistes que la Révolution russe effrayait ou semblait ne pas concerner, Rosa Luxemburg affirmait : « le pays le plus arriéré... montre au prolétariat d'Allemagne et des pays capitalistes les plus avancés les voies et les méthodes de la lutte de classe à venir. »

Cette leçon, la bourgeoisie l'avait comprise. Elle savait qu'elle devait tout faire pour qu'en cas de guerre la classe ouvrière ne soit pas en mesure d'assembler ses forces, voire de poser sa candidature à la direction de la société.

Août 1914 : la trahison des directions du mouvement ouvrier

Or, en cet été 1914, les forces de la classe ouvrière étaient intactes.

Dans les semaines qui avaient suivi l'assassinat à Sarajevo de l'héritier de l'empire d'Autriche-Hongrie le 28 juin 1914, elle avait de nouveau répondu aux appels de ses organisations. En France et en Allemagne, mais aussi en Belgique, les manifestations contre la guerre avaient été très suivies. « Toute guerre est un attentat contre la classe ouvrière, elle est un moyen sanglant et terrible de faire diversion à ses revendications », rappelaient les dirigeants de la CGT le 20 juillet.

Pour contrer toute opposition, le gouvernement français interdit les meetings et les rassemblements, tout en préparant les esprits au déclenchement de la guerre. De nombreux militants, convaincus de l'imminence de leur arrestation, changèrent de domicile. Des dirigeants du Parti social-démocrate allemand prirent le chemin de la Suisse.

Le soir du 31 juillet, après avoir appris l'assassinat de Jean Jaurès, Messimy, le ministre de la Guerre fit retarder le départ de deux régiments de cuirassés au cas où il serait nécessaire de les employer contre les ouvriers. Le même Messimy menaça en conseil des ministres : « Laissez-moi la guillotine, et je garantis la victoire », en ajoutant à l'attention des militants internationalistes : « Que ces gens-là ne s'imaginent pas qu'ils seront simplement enfermés en prison. Il faut qu'ils sachent que nous les enverrons aux premières lignes de feu : s'ils ne marchent pas, eh bien ! ils recevront des balles par-devant et par-derrière. Après quoi, nous en serons débarrassés. »

Tout allait dépendre de l'attitude des dirigeants socialistes. Or, cette première véritable épreuve à laquelle l'Internationale était confrontée dévoila l'étendue de sa dégénérescence.

Dans les derniers jours de juillet, sa direction fut incapable de définir une attitude précise et se contenta d'avancer son prochain congrès au 9 août. Le 29 juillet, l'un des chefs de file de l'aile la plus droitière du SPD, Südekum, fut reçu par le chancelier d'Allemagne. Il lui assura que la social-démocratie n'organiserait ni grève ni sabotage. Les chefs socialistes reçurent l'assurance qu'aucun d'entre eux ne serait arrêté.

Des tractations s'engagèrent également en France. Dès l'envoi par le ministre de l'Intérieur d'un télégramme aux préfets les engageant à se préparer à l'arrestation des militants désignés dans le « carnet B », le comité confédéral national de la CGT renia ses engagements. Le lendemain 1er août, il affirma que la confédération devait « négliger toutes ses décisions contre la guerre ». Ce n'est pas le moment, expliquaient ses dirigeants, « d'effrayer par des déclarations incendiaires tous ceux qui sont partisans de la paix (...) Il faut remiser les décisions antimilitaristes des congrès confédéraux et signer toutes les déclarations du Parti socialiste ».

En somme, le Parti socialiste et la CGT s'en remettaient à leur gouvernement pour maintenir la paix. Or renoncer à défendre une politique et des objectifs propres pour la classe ouvrière, c'est toujours livrer celle-ci à ses ennemis.

En outre, ils s'engagèrent à s'opposer aux troubles qui pourraient survenir et à ne prendre aucune initiative. Le ministre de l'Intérieur put annuler les mesures d'arrestations préventives et, comme l'écrit un militant, les chefs socialistes « respirer librement et coucher chez eux ». Le 2 août, la mobilisation générale était décrétée, la guerre déclarée deux jours plus tard, sans que la classe ouvrière ne soit appelée à s'y opposer.

Entre la fin juillet et ce début août, les principaux partis de l'Internationale et la direction de cette organisation renoncèrent au rôle pour lequel ils avaient été créés et passèrent avec armes et bagages dans le camp de leur bourgeoisie en piétinant tous leurs engagements passés. Non seulement ils ne combattirent pas la guerre, ou les pressions patriotiques, mais ils en devinrent les principaux propagandistes et se muèrent en autant de sergents recruteurs pour leurs États respectifs. Au nom d'une prétendue « union sacrée » entre les prolétaires, leurs exploiteurs et les généraux, les députés socialistes votèrent les budgets destinés à financer les dépenses liées à la guerre.

Les chefs des syndicats capitulèrent de la même manière, ce qui amena un politicien bourgeois français, visiblement soulagé, à s'exclamer : « Et dire que voilà des hommes que nous voulions faire emprisonner. » Les directions du mouvement ouvrier épargnèrent cette peine aux classes dirigeantes. Elles engagèrent les travailleurs au front à tuer et à se faire tuer, et à ceux demeurés à leur poste de travail à produire.

Un revirement rapide et brutal qui révèle une dégénérescence profonde

La guerre transforma les appareils bureaucratiques s'appuyant sur la mince couche d'ouvriers spécialisés et sur la petite bourgeoisie en agents non plus seulement tacites mais actifs et serviles des classes possédantes. Ces social-chauvins, selon l'expression de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, se vendirent à leur bourgeoisie.

Le caractère général et brutal de cette trahison était imprévisible, y compris pour les révolutionnaires les plus lucides qui avaient vu se développer ce courant réformiste et l'avaient combattu. Dans Ma vie, Trotsky témoigne : « Je ne m'attendais pas à trouver, en cas de guerre, les leaders officiels de l'Internationale capables de prendre une sérieuse initiative révolutionnaire. Mais je n'aurais pas cru que la social-démocratie pût tout simplement ramper à plat ventre devant le militarisme national. » Quant à Lénine, l'anecdote veut qu'il ait dans un premier temps refusé de croire le compte rendu donné par le journal socialiste de la séance du Reichstag du 4 août qui avait vu les parlementaires du SPD voter les crédits de guerre, pensant qu'il s'agissait d'une contrefaçon de l'état-major allemand.

Si les députés socialistes avaient adopté une autre attitude, cela n'aurait empêché ni le vote de ces budgets ni le déferlement de la guerre lui-même, pas plus que l'opposition au militarisme par ces mêmes élus les années précédentes n'avait été en mesure de faire barrage à celui-ci. Mais, ils auraient ouvert des perspectives politiques permettant aux travailleurs conscients de se retrouver autour d'une politique de classe. Cela aurait permis de lever un drapeau précieux pour l'avenir, pour le moment où les masses ouvrières reprendraient inévitablement le chemin des luttes.

La capitulation des directions du mouvement ouvrier démontra où menait le développement des tendances réformistes en son sein. Jusque-là, il ne s'était agi que de débats et de polémiques. Face à la guerre, c'était désormais une question de vie ou de mort. Et tandis que les prolétaires étaient envoyés par millions dans la boue et le sang des tranchées, ces dirigeants sauvèrent leur appareil et leur propre accès aux miettes des profits réalisés dans le pillage colonial et impérialiste.

En France : socialistes et syndicalistes rallient « l'union sacrée »

En France, L'Humanité expliquait que « deux armées » devaient collaborer pour vaincre : les soldats sur « les champs de bataille » et les ouvriers sur « les champs de travail ». Le 4 août 1914, le secrétaire général de la CGT, Jouhaux, affirma devant le cercueil de Jaurès qu'en soutenant la guerre il continuait son combat « contre l'impérialisme » pour « sauvegarder le patrimoine de civilisation et l'idéologie généreuse que nous a légués l'histoire » et que les militants ouvriers répondraient présent à l'ordre de mobilisation.

Mais seuls les impérialismes allemand et autrichien étaient désignés comme fauteurs de guerre ! L'alliance de la France et du Royaume-Uni avec l'autocratie tsariste et son régime féodal sanguinaire ne posait pas de problème à ce prétendu défenseur des libertés, ni le sort des peuples coloniaux maintenus sous le talon de fer du capital.

En échange de cet immense service rendu, les socialistes Marcel Sembat et Jules Guesde entrèrent dans le gouvernement d'« Union sacrée ». Un troisième, Albert Thomas, fut peu après ministre de l'Armement. Léon Blum devint chef de cabinet dans un ministère. D'autres reçurent des responsabilités dans l'appareil d'État, loin de l'enfer des tranchées de Verdun et des obus.

La bourgeoisie avait besoin de ces dirigeants et de leurs appareils pour enchaîner les masses ouvrières à sa guerre, car elle savait ce que celle-ci signifierait en termes d'aggravation des conditions de travail et de vie pour ceux qui resteraient à l'arrière, et de morts pour ceux qui iraient au front. Il fallait ôter au prolétariat tous les moyens de relever la tête.

Le courant anarcho-syndicaliste ne résista pas davantage. Le 8 août 1914, dans le journal de la CGT La Bataille syndicaliste, un de ses responsables lança aux travailleurs mobilisés : « Partez sans amertume, partez sans regret, camarades ouvriers qu'on appelle aux frontières pour défendre la terre française (...), c'est bien pour la révolution que vous allez combattre. »

Quant aux dirigeants anarchistes, ils trouvèrent dans l'impérialisme français et britannique leur dieu et maître et se prosternèrent devant. En 1916, le manifeste signé par seize d'entre eux, dont le russe Kropotkine, justifiera encore leur ralliement par le fait que « l'agression allemande était une menace », non seulement contre leurs « espoirs d'émancipation mais contre toute l'évolution humaine ».

En Allemagne, au Royaume-Uni, en Belgique et en Russie

En Allemagne, le SPD et son principal théoricien, Kautsky, justifièrent leurs reniements en arguant que les armées tsaristes menaçaient les droits acquis par le prolétariat et qu'il s'agissait, comme en 1870, d'une guerre défensive. À l'instar des dirigeants de la SFIO, ils prétendirent lâchement qu'ils n'avaient fait qu'accompagner le patriotisme des masses. Mais à quoi servent des dirigeants politiques s'ils sont incapables d'ouvrir une voie correspondant aux intérêts de la classe ouvrière. Le faire était de leur responsabilité et eux seuls avaient la possibilité de s'exprimer, au parlement comme dans leur presse. Au lieu de cela, les députés déclarèrent : « Nous n'abandonnerons pas la patrie à l'heure du danger. » Ils firent en revanche le choix d'abandonner les millions de prolétaires qui leur avaient fait confiance jusque-là.

Au Royaume-Uni, le Parti travailliste apporta son soutien au gouvernement en invoquant avec le même cynisme la défense des « droits » et des « intérêts de la classe ouvrière ». Pour ne pas nuire à « l'unité nationale », il renonça à participer à toute élection jusqu'à la victoire... L'année suivante, son leader, Arthur Henderson, devint ministre. Quant aux chefs des Trade-Unions, ils laissèrent les mains libres à la bourgeoisie en suspendant les grèves pour la durée du conflit puis se joignirent au chœur appelant à la défaite du seul « militarisme prussien ».

Certains responsables se démarquèrent, mais en partisans d'un patriotisme modéré et de solutions diplomatiques pour résoudre les conflits. Leur problème n'était pas d'offrir une alternative aux travailleurs, mais, comme ceux qu'ils critiquaient, à la bourgeoisie.

En Belgique, Vandervelde envoya les travailleurs au massacre au nom d'« une guerre sainte pour le droit, la liberté et la civilisation, pour le droit des peuples à l'autodétermination ». Cela lui ouvrit une place dans le gouvernement royal. Tout en conservant son titre de président de l'Internationale, il fut envoyé aux États-Unis pour demander leur intervention militaire. En 1917, il sera de la mission en Russie avec les socialistes français Albert Thomas et Marcel Cachin, pour tenter de maintenir ce pays dans la guerre...

Les socialistes d'Autriche s'alignèrent de la même façon, au garde-à-vous, derrière les classes possédantes et l'empire. Trotsky rapporte : « Les uns s'en réjouissaient ouvertement, dans un langage qui débordait d'injures grossières à l'adresse des Serbes et des Russes, et sans trop distinguer les gouvernements de leurs peuples. Ils étaient au fond, organiquement, des nationalistes ; le léger vernis de culture socialiste dont ils étaient couverts tombait d'eux, et non pas de jour en jour, mais d'heure en heure. (...) D'autres, (...) considéraient la guerre comme une catastrophe extérieure qu'il fallait savoir supporter. Cette passivité expectative ne servait cependant qu'à dissimuler l'aile du parti qui était activement nationaliste. »

En Russie, c'est au char du tsarisme, c'est-à-dire de l'autocratie et des parasites qui la maintenaient dans l'arriération et l'oppression, qu'une partie des socialistes se rallièrent au nom du même mot d'ordre de « défense de la patrie ».

La classe ouvrière abandonnée à elle-même et livrée à ses bourreaux

Pour les masses ouvrières, cette trahison fut un véritable coup de poignard dans le dos. Jouhaux, qui ne ménageait pas ses efforts pour briser toute velléité de résistance ouvrière, n'expliquait-il pas : « Ce n'est plus à la tribune des Congrès internationaux qu'il faut défendre nos idées, mais par la force des armes ! »

Ceux qui en août 1914 attendaient des directives pour engager le combat contre la guerre et contre leurs exploiteurs, furent abandonnés à eux-mêmes. Ils se retrouvèrent seuls, sans moyens d'expression, face aux gendarmes apportant les ordres de mobilisation, aux nationalistes les plus répugnants soutenus par les Églises, les intellectuels et la presse. Le Premier ministre anglais Lloyd George l'admit plus tard : « Si les peuples savaient la vérité, la guerre serait arrêtée dès le lendemain. Mais bien sûr ils ne la connaissent pas, et ne peuvent la connaître. »

Les militants, dont des centaines avaient effectué des années de prison avant guerre pour leurs actions anti-militaristes, n'eurent d'autres choix, comme le relate le roman Les Sans-patrie, que de se rendre à leur caserne la rage au ventre.

Georges Dumoulin, un syndicaliste du Nord opposé à la position des dirigeants de la CGT, raconte : « Nos syndiqués sont partis à la guerre, ils n'ont pas fait l'insurrection. Je les ai vus partir, nous avons pris la même rame de wagons à bestiaux. (...) Mon silence était le signe de la désapprobation, autant que la honte qui m'étouffait. »

Même un militant de la trempe de Pierre Monatte, lui-même mobilisé au front, écrivit plus tard à propos de l'abattement ressenti alors :

« J'avais reçu un coup de massue. J'avais besoin d'aller ruminer et cuver mon désespoir. Tout s'était effondré sous mes pas. Bien compromises, mes raisons de vivre. Stupéfaction devant l'explosion de chauvinisme au sein de la classe ouvrière. Plus encore devant le déraillement de tant de militants syndicalistes et anarchistes, de presque tous les socialistes. Le socialisme venait-il d'être tué ? La guerre avait-elle balayé l'esprit de classe, notre espérance en l'émancipation des travailleurs de tous les pays ? (...) Difficile de ne pas croire que nos idées d'hier n'étaient plus que de lamentables ruines. Il fallait se cramponner, tenir le coup, si pénible que ce fût. »

Les militants ouvriers qui n'étaient pas mobilisés se retrouvaient également sans perspective, sans moyens de maintenir les liens entre eux et de faire face à cette catastrophe que constituaient la guerre et le passage de leurs dirigeants à l'ennemi de classe.

À cette démoralisation s'ajoutait le poids du chômage, de la propagande, des mesures d'exception et de terreur prises pour contraindre les hommes à s'engager et à obéir.

Au Royaume-Uni, le patronat licencia les ouvriers les plus jeunes pour les pousser à se porter volontaires. Une des plus grandes fortunes du pays, qui employait 75 domestiques et jardiniers pour l'entretien de ses terres, se débarrassa de tous ceux qui n'avaient pas été au front. Des organisations patriotiques postèrent leurs membres aux coins des rues pour repérer les jeunes en civils et les désigner comme lâches à la population.

En France, l'état-major fusilla dès les premières semaines des dizaines de soldats à titre « d'exemple » après des procès expéditifs. Tout officier reçut l'ordre d'abattre sur place quiconque refusait d'avancer. Et il en alla de même dans toutes les armées.

Les travailleurs sous le talon de fer de la bourgeoisie

C'était d'autant plus dramatique que les mitrailleuses et les obus avaient arraché le masque de la démocratie bourgeoise et révélé sa véritable nature, balayant les illusions de ceux qui avaient voulu faire croire au caractère pacifique du développement capitaliste ou à l'impartialité des États.

La guerre avait permis en outre à la bourgeoisie de prendre une revanche contre la classe ouvrière et de consolider sa domination. Elle fournissait l'opportunité et les moyens de répression au patronat pour museler les travailleurs, augmenter les cadences et imposer de nombreux reculs.

L'ancien socialiste Millerand, alors ministre de la Guerre, confia en 1915 à une délégation de la Fédération des métaux CGT : « Il n'y a plus de droits ouvriers, plus de lois sociales, il a la guerre. » Et celle-ci se menait aussi contre le prolétariat sur le front de l'intérieur.

Les grandes familles bourgeoises prospérèrent au cœur même des États et grâce à leurs commandes : en France, Schneider, Michelin, Boussac, Citroën ou Renault, en Allemagne, Krupp, Thyssen, aux États-Unis, Ford, Rockefeller, Morgan et tant d'autres.

Les grèves furent encadrées, voire passibles des conseils de guerre, les travailleurs sommés de taire leurs revendications et d'accepter les attaques patronales. Les femmes et les travailleurs étrangers, qui avaient remplacé une partie de la main-d'œuvre, recevaient des salaires inférieurs de moitié. Pour un travail de dix heures par jour, sept jours sur sept, les ouvriers chinois que l'État français avait recrutés étaient même payés huit fois moins qu'un ouvrier qualifié.

Dans plusieurs pays, dont la Russie, les grandes industries passèrent sous contrôle militaire, soumettant leurs travailleurs à la discipline la plus brutale. Le peu de protections existantes, obtenues par les luttes ouvrières du début du siècle, furent suspendues. C'est d'ailleurs une des raisons pour laquelle les patrons, assurés du soutien armé de l'État, utilisèrent massivement le lock-out face aux grèves du printemps 1917, jetant ainsi les masses ouvrières dans les rues des grandes villes russes.

La guerre permit enfin d'introduire des méthodes de « rationalisation du travail », notamment le chronométrage, contre lesquelles les ouvriers avaient lutté pied à pied. L'augmentation des cadences, la production à tout va, était devenues un « devoir patriotique ». C'était là d'autres bénéfices de guerre, tout aussi précieux pour la bourgeoisie, d'autant que ces attaques n'auraient pu être conduites sans le concours des dirigeants syndicaux.

La collaboration des appareils syndicaux à « l'effort de guerre » et leur intégration dans les appareils d'État

Sous le patronage des États, s'instaura à différents niveaux une véritable collaboration de classes entre le patronat et les syndicats, associés au fonctionnement de l'économie de guerre et à aux meurtres de masses en cours.

En France, la direction de la CGT, comme les secrétaires des fédérations, furent régulièrement reçus dans les ministères avec le but de « maintenir la paix sociale » et de prévenir les conflits sociaux, en d'autres termes de les empêcher.

Des commissions composées de délégués syndicaux et patronaux furent instaurées pour verser des allocations aux familles dont l'un des membres était mobilisé. D'autres pour « conseiller le gouvernement » dans le domaine de la législation du travail, proposer des conventions collectives, des salaires minimums dans les usines de guerre ou encore fixer les conditions de travail des apprentis. Des chefs syndicaux décidaient aussi avec les patrons du renvoi au front de certains ouvriers, c'est-à-dire à la mort.

Jouhaux, converti en défenseur de l'industrie française contre le « made in Germany », proclamait : « Profitons-en pour nous ravitailler d'abord, assurer du travail ensuite et continuer notre supériorité dans le domaine de l'importation et de l'exportation pour l'avenir. » Et d'ajouter plus tard : « Si la victoire militaire est maintenant nécessaire, la suprématie industrielle et commerciale ne l'est pas moins. » Précurseur des défenseurs du « produisons français » dans les rangs du mouvement ouvrier, il démontrait aussi que ce terrain est toujours celui de la défense des intérêts de la bourgeoisie.

Il sera d'ailleurs récompensé par une nomination à la direction du Secours national, une œuvre charitable destinée à distribuer de l'aide aux plus démunis. Cela lui valut de siéger aux côtés de religieux, d'industriels, de banquiers mais aussi de l'ancien préfet Lépine, dont le nom était vomi par les ouvriers pour avoir réprimé dans le sang les manifestations avant guerre, et enfin de Charles Maurras, le théoricien de l'extrême droite monarchiste.

Bien d'autres structures seront mises sur pied qui achevèrent l'intégration des appareils syndicaux dans l'État : comités permanents dits de « conciliation et d'arbitrage », instaurés après une première vague de grèves en 1916, généralisation de « contrôleurs de la main-d'œuvre » puis de « délégués d'ateliers » après des essais aux usines Schneider du Creusot et Renault de Billancourt.

Et c'est d'ailleurs là où le poids de ces appareils syndicaux était le moins fort, en particulier parmi la main-d'œuvre féminine, que plusieurs grandes grèves éclatèrent au printemps 1917. Aussi, quand le préfet de la Loire s'inquiéta de n'avoir que 90 gendarmes à sa disposition face à 80 000 ouvriers de ce département, le ministre de l'Intérieur, Malvy, télégraphia : « Mettez-vous de suite en rapport avec secrétaire Bourse du travail et délégués syndicats (...) traitez-les avec la plus grande bienveillance, en leur faisant confiance vous obtiendrez d'eux le calme et la bonne tenue nécessaires. »

Ce processus de bureaucratisation et d'intégration était à l'œuvre dans tous les pays, preuve qu'il s'agissait d'un mouvement de fond, avec des bases sociales, correspondant à une nécessité pour les classes dirigeantes.

Au Royaume-Uni, les responsables des Trade-Unions furent non seulement associés à la politique gouvernementale mais aussi aux campagnes de recrutement pour l'armée.

En Allemagne, la production d'armements était coordonnée par un comité dans lequel siégeaient les grands magnats de la métallurgie Krupp et Thyssen et les représentants des syndicats sociaux-démocrates. Ces derniers, avec le SPD, apportèrent leur soutien à l'entrée de 300 000 enfants dans les entreprises, à la loi dite de « Mobilisation civile patriotique », introduisant en 1916 un service civil obligatoire pour tous les hommes de 17 à 60 ans non incorporés, et au « programme Hindenburg » destiné à réorganiser autoritairement l'économie au profit des industries de l'armement et à augmenter la production.

Mais la trahison des dirigeants de l'Internationale et des partis qui la constituaient ne fut pas générale. C'est en son sein même qu'apparut dans plusieurs pays, et dès la première heure, une fraction résolue à combattre la politique d'Union sacrée et à maintenir le drapeau de l'internationalisme et de la lutte de classe.

Le maintien par les bolcheviks de la perspective révolutionnaire

Au plus fort de la tempête et de la barbarie militariste, ces militants engagèrent une lutte résolue avec la certitude que ce combat était indispensable et que tôt ou tard, les masses ouvrières retrouveraient la confiance dans leurs propres forces.

Malgré la profonde démoralisation des travailleurs, le poids des nationalismes et la désorganisation, ils parvinrent à sauvegarder le meilleur du mouvement ouvrier, préparant la reconstruction d'une organisation internationale.

Dès le lendemain du 4 août, une fraction des dirigeants de la IIe Internationale, dont Lénine et Rosa Luxembourg, dénoncèrent le caractère impérialiste de la guerre et affirmèrent leur refus de toute union sacrée.

Mais c'est Lénine qui, en raison du combat qu'il menait déjà en Russie depuis de longues années contre le courant menchevique, tira toutes les conséquences politiques et organisationelles de la victoire du courant opportuniste et de cette trahison. Préparé à la tempête, le parti bolchevik avait tenu bon.

Fidèles à leurs engagements de toujours, les révolutionnaires devaient œuvrer à la défaite de leur propre bourgeoisie, « profiter de la guerre que se font les brigands pour les renverser tous », c'est-à-dire transformer la guerre impérialiste en guerre civile. Le renversement du capitalisme restait la seule issue pour en finir avec la guerre.

Lénine fut le seul à se donner les moyens de construire une organisation révolutionnaire pour le moment où la classe ouvrière reprendrait confiance dans ses forces. Les anciens partis socialistes, ainsi que l'Internationale, étaient morts en tant qu'instrument d'émancipation pour la classe ouvrière : il fallait rebâtir des partis et une troisième Internationale défendant la perspective révolutionnaire non plus seulement dans ses principes mais dans les faits.

Une opposition révolutionnaire minoritaire mais présente dans plusieurs pays

Cette position resta très minoritaire, y compris dans le camp de tous ceux que la guerre et ses tueries révoltaient et qui n'avaient pas capitulé avec les chefs du mouvement ouvrier. Le pacifisme, l'idée d'une paix « sans vainqueurs ni vaincus » avaient en effet davantage la faveur des intellectuels et des militants qui se voyaient, pour reprendre l'expression de l'écrivain Romain Rolland, « au-dessus de la mêlée » et n'avaient pas de politique à proposer au prolétariat.

Bien que disposant d'une influence encore faible, le Parti socialiste serbe avait, comme le Parti bolchevik et ses députés, lui aussi refusé toute « union sacrée », et ce malgré l'invasion de la Serbie par les armées autrichiennes. Voici comment l'un de ses responsables, Douchan Popovitch, raconte, dans une lettre à Rakovski, l'annonce de la trahison des dirigeants socialistes : « Ce fut pour nous un coup moral terrible, le coup le plus dur de notre vie de militants. Mais malgré tout, cela ne nous a fait nullement chanceler ; cela n'a pas ébranlé notre profonde conviction d'avoir agi dans le sens socialiste, uniquement socialiste. »

En Bulgarie, une partie des socialistes, dits « étroits », adoptèrent une position identique, de même que plusieurs organisations d'Europe centrale et des Balkans. Autour de John Maclean en Écosse et de James Connolly en Irlande, aux États-Unis avec le syndicat révolutionnaire IWW et le socialiste Eugen Debs, mais également en Italie, des voix se firent entendre pour contester la politique des dirigeants de leur parti et de l'Internationale. Ce fut aussi le cas dans plusieurs pays neutres, comme la Suisse et les pays scandinaves, où la pression chauvine et la répression s'exerçant sur eux étaient moins fortes.

En France, seule une poignée de militants, parmi lesquels Alfred Rosmer, Pierre Monatte ou Louise Saumonneau, ne succombèrent pas à l'Union sacrée. Avec l'appui des révolutionnaires russes en exil, ils parvinrent à « tenir », à publier brochures et journaux puis à ressouder le courant internationaliste malgré la censure, la surveillance policière et les arrestations.

Mais c'est d'Allemagne que vint le sursaut majeur, la preuve que l'internationalisme était encore vivace et capable d'offrir une perspective à la classe ouvrière.

Dès le soir du 4 août, qui avait vu les députés socialistes voter à l'unanimité les crédits de guerre, Karl Liebknecht s'y étant résolu après l'avoir combattu par discipline de vote en usage dans le mouvement socialiste, une première réunion des adversaires de la politique du SPD se tint autour de Rosa Luxemburg. Constatant que la social-démocratie n'était plus qu'un « cadavre puant », et que sa faillite était sans appel, elle engagea avec Karl Liebknecht, Franz Mehring, Clara Zetkin et des centaines de militants, notamment parmi la jeunesse, la construction d'une opposition à la ligne du SPD : le courant spartakiste était né. Celui-ci ne parvint pas cependant à se construire de façon à écarter tous les opportunistes de ses rangs, ce qui retarda de plusieurs années l'émergence d'un véritable parti révolutionnaire en Allemagne.

La conférence tenue dans le village suisse de Zimmerwald, en septembre 1915, permit à ces noyaux militants de débattre directement et de s'entendre sur un manifeste réaffirmant leur dénonciation de la guerre impérialiste et la responsabilité des dirigeants de l'Internationale. Mais là encore, face à ceux qui se refusaient à rompre définitivement avec la social-démocratie, Lénine fut le seul à défendre la nécessité d'orienter leur politique vers la transformation de la guerre en guerre civile révolutionnaire.

Malgré tout, Zimmerwald fut un pas en avant incontestable vers la reconstruction d'une organisation révolutionnaire internationale.

Ces militants n'étaient pas en mesure d'inverser la force du courant chauvin et le poids des appareils d'État. Mais en préservant le drapeau du socialisme, en sauvant l'honneur de tous ceux qui s'étaient battus pour construire des organisations dont le but était d'abattre la bourgeoisie et le capitalisme, ils avaient maintenu ouverte la possibilité d'une issue révolutionnaire à la guerre.

Lorsque la colère et les revendications des travailleurs, mais aussi des soldats, commencèrent à s'exprimer, ces idées devinrent des armes puissantes.

1916 : les premiers signes du sursaut ouvrier

En avril 1916, l'Irlande, où le pouvoir britannique avait pourtant, par peur d'un soulèvement, renoncé à introduire la conscription comme dans le reste du pays connut une véritable insurrection. Mais survenant à un moment où le prolétariat européen n'était pas encore sorti de sa torpeur, elle fut défaite, James Connolly et plusieurs de ses camarades sauvagement exécutés.

Quelques jours plus tard, le 1er mai vit plus dix mille travailleurs défier le pouvoir à Berlin à l'appel des Spartakistes derrière les mots d'ordre « À bas la guerre ! À bas le gouvernement ! Vive la révolution ! ». Rosa Luxemburg ainsi que Karl Liebknecht furent jetés en prison. Lors de l'ouverture du procès de ce dernier, 50 000 ouvriers cessèrent le travail. Ces premières grèves politiques en annonçaient d'autres.

En Écosse, l'entrée en vigueur de la conscription en octobre de la même année s'ajoutant à la montée des revendications ouvrières, provoqua un puissant mouvement de contestation de la guerre. Les militants de « Glasgow la rouge » reprirent à leur compte la politique des bolcheviks et engagèrent les travailleurs à « transformer la guerre impérialiste en guerre civile ».

Ces événements indiquaient que la guerre, en imposant des sacrifices de plus en plus insupportables, accomplissait progressivement son œuvre en transformant les consciences des soldats et des exploités. Au printemps 1917, ce mouvement ébranla tous les pays et emporta son maillon le plus faible, la Russie.

1917 : la Révolution russe change la donne

Le soulèvement de la classe ouvrière russe, entraînant dans son sillage la paysannerie pauvre sous l'uniforme, eut un caractère explosif qui prit de cours les révolutionnaires. En janvier 1917, lors d'une conférence devant les jeunesses socialistes suisses, Lénine avait lui-même confié : « Nous ne verrons peut-être pas, nous autres vieux, les combats décisifs de cette future révolution. »

La grève des usines de Petrograd accompagnant les manifestations des ouvrières renversa en quelques jours l'autocratie tsariste. Les soviets d'ouvriers et de soldats réapparurent, preuve qu'ils étaient restés depuis 1905 dans toutes les mémoires. Le prolétariat était redevenu une force agissante pouvant tout emporter sur son passage.

La guerre accomplissait son œuvre d'accélérateur de l'histoire. La transformation de la guerre impérialiste en guerre civile était engagée, faisant comme l'écrivit Lénine, du prolétariat de Russie « le chef de file du prolétariat révolutionnaire du monde entier ». Déterminé et préparé à mener ce combat jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au renversement de la bourgeoisie, et parce qu'il avait fait la démonstration depuis la première heure de la guerre de la fidélité à ses engagements, le Parti bolchevik fut l'instrument grâce auquel la classe ouvrière put s'emparer du pouvoir en octobre 1917.

Mais ses militants étaient pleinement conscients que le socialisme ne pouvait l'emporter que par l'intervention révolutionnaire du prolétariat international, à commencer par celui d'Allemagne.

Le renouveau des grèves ouvrières...

L'année 1917 montra que cet espoir n'était pas illusoire.

En France, plusieurs grèves spontanées, dans lesquelles les femmes étaient aux avant-postes, éclatèrent en janvier puis de nouveau au printemps. Dans la deuxième quinzaine de mai, la police comptabilisa 100 000 grévistes dans la seule région parisienne. Des centaines de militants furent arrêtés et déférés devant les conseils de guerre, d'autres expédiés dans un camp militaire. En prévision d'un possible soulèvement, des unités furent positionnées aux différentes portes de Paris.

Au Royaume-Uni, plusieurs villes connurent des manifestations de grande ampleur et le pouvoir s'inquiéta du manque de policiers, partis nombreux à la guerre, et qui étaient chargés jusque-là de maintenir les travailleurs dans l'obéissance. Le pays compta près de 600 000 grévistes durant cette année.

En Allemagne, 200 000 travailleurs paralysèrent les usines berlinoises. Dans son journal, l'héritier de l'empereur Guillaume II écrivait : « Si l'Allemagne n'obtient pas la paix avant la fin de l'année, le danger de révolution sera imminent. » Dans l'Empire d'Autriche-Hongrie, où la population mourait aussi de faim, victime du blocus imposé dans ce but par l'impérialisme français et britannique, des émeutes s'en prirent aux « affameurs » et aux « profiteurs de guerre ». En Bohême, les usines Skoda étaient à l'arrêt, tandis que la répression de la grève des ateliers de confection de Prostejov en avril 1917 fit près de 25 morts.

L'introduction de la conscription au Canada provoqua à la même période des émeutes, en particulier au Québec, qui furent réprimées par l'armée et l'instauration de cours martiales. Aux États-Unis, malgré des lois d'exception particulièrement sévères et des milliers d'arrestations, l'opposition ne fut pas moindre. Entre 2,4 et 3,6 millions d'hommes échappèrent à la conscription en refusant de se faire enregistrer. Et trois cent mille, soit 12 % des enrôlés, désertèrent.

En Italie, les ouvriers de Milan et de Turin se soulevèrent en août, et des émeutes éclatèrent dans les zones rurales proches des grands centres industriels. L'état de siège fut décrété. À leur tour, les masses ouvrières d'Espagne entrèrent en action alors que l'armée était elle-même parcourue par un mouvement de contestation. Mais la grève générale de la mi-août fut elle aussi réprimée dans le sang, les membres des comités de grève arrêtés puis lourdement condamnés.

Partout le prolétariat exigeait du pain et la paix. Et ce mouvement de fond devait se poursuivre bien au-delà de cette année 1917, preuve que le couvercle de plomb maintenu avec l'aide des chefs socialistes et des bureaucraties syndicales depuis trois années risquait de voler en éclats.

... et les mouvements de mutineries

La chute du régime tsariste et le renouveau des grèves constituaient en effet un avertissement et une menace pour l'ensemble des classes dirigeantes.

Aussi, lorsque les premiers signes de mutineries apparurent au printemps 1917, leur réaction fut instantanée et brutale. Les fraternisations et les refus d'obéissance n'avaient jamais cessé, mais, par leur caractère isolé et la répression qui les avait frappés, ils n'avaient jamais menacé la machine de guerre.

Cette fois, les soldats commençaient à faire de la politique « avec leurs pieds ». Ils refusaient, comme l'exprime la chanson de Craonne, d'être « des condamnés » et de crever pour défendre les biens des bourgeois faisant la foire sur les grands boulevards.

La France connut une vague de mécontentement qui déboucha, dans plus de la moitié des unités, sur des mutineries. Ayant éclaté au lendemain de la sanglante offensive du 16 avril, ces « grèves aux armées » se prolongèrent durant plusieurs mois. L'agitation gagna les villes, autour des gares où transitaient les trains de permissionnaires, faisant craindre aux autorités une « contagion » générale.

Dans bien des cas, le commandement ne disposait pas de troupes assez fiables pour briser ces mutineries par la force. Il dispersa les unités, en détacha certains « suspects » avant que la justice militaire ne s'abatte. Sous l'impulsion du général Pétain, 530 condamnations à mort ou à perpétuité furent prononcées. Deux mille mutins furent déportés, notamment en Indochine, où certains resteront jusqu'en 1925. Bien davantage moururent en première ligne où l'état-major les avait renvoyés.

Les 20 000 soldats russes, que le tsar Nicolas II avait expédiés en France en 1916 en échange de matériel de guerre et qui avaient formé des soviets sur le front après l'annonce de la révolution russe, furent quant à eux déplacés à plusieurs centaines de kilomètres vers le camp de La Courtine. Il fallut trois mois au gouvernement français et au commandement russe pour réunir les dix mille soldats nécessaires pour encercler et briser, à coups de canons et de mitrailleuses, la révolte des hommes qui s'y étaient retranchés.

Dans le camp d'Étaples-sur-Mer, pouvant accueillir jusqu'à 100 000 hommes, et que le poète Wilfred Owen qualifia d'« immense campement épouvantable », « une sorte d'enclos où l'on parque les animaux pendant quelques jours avant l'abattoir », les troupes britanniques elles aussi se révoltèrent. Plusieurs unités furent réquisitionnées pour les mater.

À Boulogne, l'armée britannique fit également exécuter plusieurs dizaines de travailleurs égyptiens et chinois mutinés. La peur de ses chefs était alors telle qu'ils interdisaient tout contact, y compris dans les hôpitaux, avec les troupes australiennes, réputées peu respectueuses de la hiérarchie et suspectes d'introduire des idées révolutionnaires.

Dans l'armée américaine, de même que dans les troupes sud-africaines, la haine et la peur des blancs étaient si fortes que les noirs ne purent porter des armes et furent cantonnés à des tâches domestiques ou à des travaux pénibles : des centaines seront malgré tout lynchés à leur retour pour remettre au pas tous les noirs du pays.

À l'été 1917 en Allemagne, la flotte fut touchée à son tour par des mouvements en son sein. Quant à l'armée italienne, elle faillit se désagréger intégralement. Au lendemain de la défaite de Caporetto à l'automne 1917, 300 000 de ses soldats se rendirent, et 300 000 autres entamèrent une marche pour rentrer chez eux.

L'absence d'un parti révolutionnaire

Ce qui fit cruellement défaut à partir de cette année 1917, c'est un parti révolutionnaire à même de percevoir cette évolution des consciences, et d'offrir des perspectives aux exploités sous l'uniforme et à la classe ouvrière.

Un parti capable de concrétiser la fraternité entre les combattants née dans la boue et le sang des tranchées, cette colère partagée contre la guerre et ses responsables. Un parti qui aurait pu également s'adresser aux soldats et aux travailleurs des colonies que la France et le Royaume-Uni avaient enrôlés, pour leur proposer un combat commun contre leurs exploiteurs. Car, pour paraphraser Victor Serge, si la révolution était née de la guerre, la guerre n'était point russe. Elle accélérait partout la révolte des exploités contre leurs oppresseurs.

Malheureusement, les militants qui avaient combattu la trahison des dirigeants socialistes en août 1914 et commencé à s'organiser pour préparer les luttes à venir de la classe ouvrière contre la bourgeoisie étaient encore trop peu nombreux, et leur influence trop faible, pour prétendre jouer ce rôle.

Quant aux social-patriotes, ils allèrent jusqu'au bout de leur trahison criminelle. Conscients que la classe ouvrière allait se retourner violemment contre les responsables de la guerre, ils tentèrent dans plusieurs pays de prendre leurs distances avec les gouvernements en place. La bourgeoisie allait en effet de nouveau avoir besoin de leur poids politique.

En Allemagne, dont la classe ouvrière était la plus forte et que les bolcheviks considéraient comme l'allié le plus précieux de la révolution russe, les classes possédantes leur confièrent la tâche d'écraser dans le sang la révolution ouvrière qui éclata avec la défaite militaire en novembre 1918 et dont les assauts se prolongèrent durant plusieurs années.

En Finlande, en Hongrie, en Italie, là où la révolution avait surgi des entrailles encore fumantes de la guerre, l'ordre bourgeois fut rétabli dans le sang des ouvriers.

Ainsi, les dirigeants socialistes avaient-ils sauvé pour la deuxième fois le pouvoir de la bourgeoisie. Ce n'était pas hélas la dernière.

Relever le drapeau de la lutte de classe et de l'internationalisme

La Première Guerre mondiale, avec ses vingt millions de morts, ses blessés innombrables et les destructions qu'elle provoqua, a révélé à quel degré de pourriture la société bourgeoise est parvenue. La démonstration était faite que le capitalisme ne peut prolonger son existence qu'en faisant périodiquement de la société un champ de ruines et en plaçant l'humanité sous la menace permanente du chaos et de la misère.

Le repartage du monde par les grandes puissances impérialistes à l'issue de ces années de barbarie, loin de résoudre les contradictions qui en étaient à l'origine, ne fit que préparer la catastrophe suivante et enfermer les peuples de nombreuses régions, à commencer par le Moyen-Orient, dans un carcan dont ils ne sont jamais sortis. Moins de dix ans plus tard, l'effondrement de l'économie capitaliste précipita l'humanité dans une Deuxième Guerre mondiale encore plus meurtrière et destructrice. Et depuis, des générations entières ont payé un lourd tribut au maintien du pouvoir de la bourgeoisie.

Aujourd'hui, tandis que celle-ci prospère, la gangrène nationaliste ou les intégrismes religieux s'épanouissent sur fond de crise, de famine, de dictatures et de guerres sans fin. Jamais n'a été aussi évidente l'opposition entre les possibilités matérielles, scientifiques et techniques de l'humanité et les conditions d'existence des masses laborieuses.

Et si la Première Guerre mondiale est aujourd'hui un fait historique, et ses derniers témoins décédés, l'économie capitaliste porte toujours en elle la guerre, selon la formule de Jaurès, « comme la nuée l'orage ».

De la bande de Gaza à l'Ukraine, en passant par l'Irak, la Libye ou l'Afrique centrale, l'humanité paie un prix dramatique à la domination impérialiste. Au-delà de l'émotion légitime que ces conflits suscitent, ils nous concernent tous. D'abord parce que les dirigeants des grandes puissances prétendent toujours les mener en notre nom. Ensuite parce que ces guerres, qui peuvent paraître lointaines aujourd'hui, nous menacent directement.

C'est pour faire face à de telles situations, comme la Première Guerre mondiale l'a montré, que les exploités ont besoin d'un parti se revendiquant clairement du programme communiste et qui ne se dérobe pas devant le premier obstacle d'ampleur.

Un parti, récusant toute communauté d'intérêt avec la bourgeoisie, toute unité nationale et toute idée de défense de la patrie et orientant sa politique contre elle et contre ses serviteurs politiques. Un parti enfin, confiant dans les capacités du prolétariat à prendre son sort en main et convaincu que le capitalisme est un système d'exploitation qui ne peut être amendé mais qui doit être renversé. Présente dans tous les pays, et avec des forces incomparablement plus nombreuses qu'il y a cent ans, la classe ouvrière reste la seule classe à même d'offrir une issue pour l'humanité.

Mais alors que la bourgeoisie mène une guerre de classe impitoyable, les forces conscientes du prolétariat demeurent dispersées et faibles. La IIe Internationale est morte en août 1914, au moment où les partis socialistes et les organisations syndicales achevèrent brutalement leur transformation en instruments dociles de la domination bourgeoise. La IIIe Internationale, née de la révolution russe et des leçons tirées de cette trahison, succomba à son tour sous le poids de la bureaucratisation et de l'isolement de l'URSS quelques années plus tard. Les partis communistes qui la constituaient sont devenus eux aussi des partis bourgeois qui se proposent de gérer les affaires de la bourgeoisie en entonnant ses hymnes, avec tout au plus un peu plus d'égard pour les exploités.

Quant au courant trotskyste auquel nous appartenons, il n'est pas parvenu à ce jour à sortir de son isolement et à s'implanter profondément dans les rangs du prolétariat. Mais cet objectif, qui était celui assigné par Trotsky lors de la fondation de la IVe internationale, demeure.

À nous de maintenir le drapeau de la révolution sociale, le drapeau du communisme, et d'ouvrir la brèche dans laquelle les générations futures s'engouffreront à leur tour.

C'est à la défense de cette perspective, et à la création d'un tel parti, que nous devons aujourd'hui consacrer nos forces. Dans ce combat, la jeunesse ouvrière et intellectuelle que cette société d'exploitation et d'injustice révolte a toute sa place. Son enthousiasme et son énergie sont même indispensables.

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