L'Afrique du Sud, histoire d'une colonie : lutte de classe et oppression coloniale

L'Afrique du Sud aujourd'hui, c'est d'abord pour tout le monde le pays de l'apartheid, un système de discrimination raciale méthodique qui fait du régime sud-africain un des régimes les plus odieux du monde. C'est le seul régime qui ose proclamer ouvertement, en l'inscrivant dans ses lois, que c'est la couleur de la peau qui décidera si tel ou tel homme aura des droits politiques ou n'en aura pas, aura droit à un salaire décent ou n'y aura pas droit, en bref, s'il pourra être considéré comme un être humain à part entière ou s'il ne pourra jamais être autre chose qu'un esclave.

Le régime sud-africain est monstrueux. Mais on aurait tort de le considérer, au sein du monde capitaliste, comme une aberration, une anomalie anachronique et inexplicable. Les contradictions, les monstruosités du régime sud-africain ne sont rien d'autre et rien de plus que les contradictions, les monstruosités de tout le système. Il se trouve simplement que l'Histoire les a rassemblées, concentrées dans ce pays comme elles ne le sont nulle part ailleurs, en allant même jusqu'à les codifier, en en faisant tout un système juridique.

Sur le territoire sud-africain on trouve, comme en Europe ou aux États-Unis, de grandes villes de pays capitaliste développé avec leurs buildings ultra-modernes, leurs supermarchés, leurs boutiques de luxe et leur circulation automobile, toute leur apparente opulence, et avec une population blanche.

Mais on trouve aussi, à côté de cela, les bidonvilles, la misère et le sous-développement, la dictature, la répression sanglante et la peur dans lesquels vit la population noire, métisse ou asiatique.

L'opulence apparente d'un côté, la dictature et la misère de l'autre, ne sont pas séparées par des mers ou des continents. Elles sont aux deux bouts de la ligne d'autobus. On passe de l'une à l'autre en traversant une rue ; elles se matérialisent par la couleur de la peau et le quartier que l'on est admis à habiter. Et c'est sur ces contradictions sociales poussées jusqu'à l'insupportable, que s'est élevé, que s'est construit, tout l'édifice de l'apartheid.

L'Afrique du Sud n'est pas une aberration du capitalisme. Elle est au contraire son produit, son image directe, sans fard, et en quelque sorte concentrée.

La colonie européenne

L'Afrique du Sud, longée dès la fin du 15e siècle par les navigateurs portugais, commença réellement à intéresser les Européens au 17e siècle.

C'est en effet en 1652 que la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, la Jan Compagnie, y installa une escale pour ses bateaux sur la route des Indes. Il s'agissait de ravitailler en produits frais les navigateurs dont beaucoup mouraient de scorbut.

Cette année-là, un fonctionnaire de la Jan Compagnie, à la tête d'une centaine d'hommes, débarqua avec mission de construire un fort au Cap de Bonne Espérance, de faire des provisions d'eau douce, de cultiver des légumes frais et de se procurer du bétail auprès des indigènes pour ravitailler les bateaux de la Compagnie.

Les premiers Européens d'Afrique du Sud furent donc des Hollandais employés de la Compagnie. Puis vinrent des « bourgeois libres » - non employés donc - mais liés à la Compagnie par un contrat. Ce contrat valable pour vingt ans leur imposait de fournir du travail et des produits à la Compagnie, de vendre à celle-ci leur production à des tarifs fixés, leur interdisait de produire des denrées qui pourraient concurrencer la Compagnie et, surtout, de commercer librement avec d'autres que la Compagnie.

Les colons étaient soumis à l'administration de la Compagnie et n'avaient pas le droit d'agrandir les terres qui leur étaient allouées.

Ces paysans-colons supportèrent mal le pacte colonial qui les subordonnait à la Compagnie. Tout au long des quelque deux siècles et demi d'histoire coloniale, un antagonisme tantôt sourd, tantôt violent opposa la petite communauté de paysans blancs à l'administration coloniale du Cap. Celle-ci, d'abord hollandaise, devint britannique à partir de 1795. Cela n'arrangea rien. Il y eut des revendications, des émeutes, des révoltes ; et surtout des vagues successives de migration afin de fuir l'emprise de l'administration coloniale, au-delà des frontières de la colonie. Les colons y trouvèrent des terres libres et se taillèrent de grands domaines dans de bons pâturages sur lesquels ils élevèrent du bétail et vécurent en quasi-autarcie.

Seulement ces terres n'étaient justement pas si libres que ça. Les colons du Cap, aussi bien que les vagues successives de « Treck boers », de « paysans migrants » comme ils s'appelaient eux-mêmes (boer signifie « paysan » en hollandais), se heurtèrent à différents peuples : d'abord aux Bushmen et aux Hottentots, premiers occupants du pays, puis, au fur et à mesure de leur expansion, aux peuples numériquement bien plus importants, de langues bantoues.

Des peuples Bushmen et des Hottentots, il ne reste plus grand-chose aujourd'hui. Ils furent exterminés comme le furent, à peu près à la même époque, les peuples indiens d'Amérique. L'État colonial anglais désormais bien installé au Cap et les descendants des émigrants hollandais qui se nommaient désormais les « Boers », tantôt alliés tantôt se combattant, menèrent au cours du 19e siècle plusieurs guerres pour occuper les terres des différentes tribus bantoues. Ils s'affrontèrent aux tribus Xhosas puis aux Zoulous qui s'étaient constitués en un véritable empire militaire, à l'initiative de leur chef Chaka.

Les rapports entre l'impérialisme britannique et les « Boers » semblèrent se stabiliser vers le milieu du 19e siècle. Les régions côtières du Cap et du Natal étaient colonies britanniques. Se désintéressant de l'intérieur des terres, l'Angleterre finit par reconnaître l'indépendance des communautés boers qui se transformèrent en cinq Républiques, dont les deux principales furent la République du Transvaal fondée en 1852, qui ne comptait guère plus de 5 000 familles et l'État libre d'Orange, fondé en 1854 par quelques 4 000 familles boers.

A vrai dire, elles n'eurent qu'un répit de courte durée.

La « ruée vers l'or » sud-africain

Tout commença à changer à la fin du 19e siècle. En 1867 et 1871, ce fut la découverte du diamant. En 1886, ce fut la découverte de l'or dans les Républiques boers. Cela donna une impulsion brutale aux entreprises de l'impérialisme britannique en Afrique du Sud. Le centre de la vie économique, jusqu'alors situé au Cap, se déplaça soudainement vers les zones minières. Le grand capital anglais rattrapa ainsi les fermiers boers. Les Républiques du Transvaal et de l'Orange ne furent plus pour eux ces lieux isolés où ils tentaient de maintenir sans être inquiétés leur économie rurale, précapitaliste, basée sur l'exploitation d'une main-d'oeuvre africaine privée de tout droit et maintenue dans une condition servile.

La découverte des richesses minières déclencha une formidable ruée des hommes et des capitaux. Les hommes d'affaires de Londres s'intéressèrent à leur exploitation. Parmi eux, un certain Cecil Rhodes vint faire fortune. Il fonda en 1880 la société minière De Beers. Huit ans plus tard, la De Beers disposait du monopole de la production de diamants. Et Cecil Rhodes s'occupa alors de l'or du Witwatersrand, au Transvaal, la région où était en train de naître la ville de Johannesburg. Sa société, la Gold Fields, devint l'une des deux plus puissantes sociétés minières parmi les huit qui se partageaient l'or du Transvaal.

En marge de l'économie boer traditionnelle, une industrie capitaliste se développa à une allure vertigineuse. Neuf ans après l'ouverture des mines de diamant, la production était passée d'un peu plus de 150 000 livres à près de trois millions et demi. Ouvertes en 1886, les mines du Witwatersrand produisaient en 1894 déjà près de 7 millions de livres d'or.

Toute une population nouvelle afflua vers les centres miniers. Près de 100 000 Britanniques vinrent s'installer entre 1885 et 1895 au Witwatersrand. La ville de Johannesburg poussa comme un champignon. Née de rien, elle comptait 3 000 habitants en 1887, 30 000 en 1890 et plus de 100 000 dont la moitié d'ouvriers noirs, en 1896.

Tout cela se produisait dans le même pays où 30 000 Boers vivaient isolés les uns des autres dans leurs fermes disséminées, se consacrant à la culture du blé, de l'orge, de l'avoine, du maïs et élevant des troupeaux de chèvres, de moutons, de boeufs et de chevaux. Voici comment, en 1900, l'auteur français d'un ouvrage favorable aux Boers, les décrivait : « Le Boer est resté pasteur (il ne s'établit pas comme commerçant ou artisan), il n'a pas hâte de s'enrichir, il ne désire pas changer... il ne demande qu'à vivre isolé. Sans enthousiasme, avec l'horizon intellectuel le plus borné,... conservant sa bible qu'il ne sait pas toujours lire au chevet de son lit, il a l'esprit pratique qui convient aux pionniers de la civilisation africaine ».

Cet esprit pratique ne fit tout de même pas manquer à certains Boers du Transvaal et de l'Orange l'occasion de tirer profit de la mise en exploitation des richesses minières. Les nouvelles agglomérations offrirent de nouveaux débouchés à la production agricole dont les prix augmentèrent brutalement. Le commerce se développa. Au Transvaal les prix des terrains s'envolèrent.

Mais cela, c'était presque dérisoire par rapport à ce que représentaient les immenses richesses minières du Transvaal. Et les capitalistes anglais regrettaient que l'or du Witwatersrand restât sur le territoire du Transvaal, c'est-à-dire un État jaloux de son indépendance, qui levait des impôts sur les bénéfices des compagnies minières, ne se pliait pas à leurs besoins et refusait tout droit politique et civique à la communauté britannique qui représentait pas exemple 34 000 personnes à Johannesburg contre seulement 8 000 Boers !

La guerre des Boers

L'intérêt économique nouveau et considérable que représentaient pour la Grande-Bretagne les territoires occupés par les deux Républiques boers et en particulier le Transvaal, l'amena à tout faire pour briser leur résistance. C'était l'époque de la conquête coloniale du continent africain et de son dépeçage par les puissances européennes. Les Portugais étaient présents au Mozambique, au nord-est du Natal et du Transvaal, en bordure de l'Océan Indien, tandis que l'Allemagne de Bismarck avait mis la main sur le territoire du Sud-Ouest africain, l'actuelle Namibie.

Cecil Rhodes ambitionnait la réalisation d'un vaste empire britannique allant du Cap au Chic Mais le Transvaal recherchait un soutien du côté de l'Allemagne contre les prétentions britanniques. C'était là une raison supplémentaire et urgente pour l'impérialisme anglais de préparer la guerre contre le Transvaal et l'Orange. Ce fut la guerre des Boers.

La guerre commença en octobre 1899. Elle fut menée avec tous les moyens d'une grande puissance industrielle comme l'Angleterre. Ceux qui la conduisirent du côté anglais tuent d'ailleurs deux vétérans des massacres coloniaux : Lord Kitchener qui venait d'écraser les populations du Soudan, et Lord Roberts qui venait de l'Armée des Indes. Ce fut une guerre coloniale menée avec la même férocité que celle dont les armées anglaises - comme d'ailleurs les armées françaises ou allemandes avaient fait preuve dans les précédentes guerres de conquête en Afrique ou ailleurs, la différence étant que cette guerre se menait cette fois contre une population blanche de souche européenne.

La guerre dura deux ans et demi, au cours desquels la population opposa une résistance acharnée. Les paysans boers menèrent contre l'armée anglaise une lutte de guérilla. Pour en venir à bout, les Anglais coupèrent les combattants boers de leurs arrières. Les troupes incendièrent systématiquement les fermes et les cultures, massacrèrent les troupeaux et procédèrent à la rafle des femmes, des vieillards et des enfants qu'ils rassemblèrent dans des campements de fortune gardés militairement. Les Anglais appelèrent ces camps « camps de concentration ». Le mot était promis à un grand avenir !

Dans un pays dévasté par la politique de la terre brûlée, les Boers épuisés capitulèrent le 31 mai 1902. 4 000 d'entre eux étaient morts au combat et 1 100 avaient été déportés dans de lointaines colonies anglaises. 28 000 personnes étaient mortes de maladie dans les camps, dont 22 000 enfants, dans un pays où les Boers étaient, avant la guerre, sans doute moins de 500 000.

L'impérialisme anglais avait ainsi écrasé dans le sang les velléités d'indépendance des Républiques boers. L'ensemble de l'Afrique du Sud devint une colonie anglaise. Au sein de la population blanche de cette colonie, il subsistait deux groupes bien distincts : la population de langue et d'origine anglaise, formée des immigrants arrivés à la fin du 19e siècle d'une part, et d'autre part la population boer. La guerre des Boers contribua à faire que cette population boer se sentit soudée, acquit une conscience nationale, ressentit une haine durable pour l'Angleterre qui représentait pour elle le colonialisme et la conquête étrangère. Il y eut un nationalisme « boer », un peuple « boer » qui se nomma aussi « afrikaner », qui revendiqua sa propre culture, sa propre langue, « l'afrikaans », langue dérivée du hollandais et comportant des mots africains.

Une fois gagnée la guerre des Boers, l'impérialisme anglais chercha un accommodement avec les dirigeants boers. Il chercha à mettre en place dans la colonie, un État et un gouvernement disposant d'un soutien local. Il accorda à la population d'origine anglaise les droits politiques que les Républiques boers lui refusaient lorsqu'elles étaient indépendantes, mais il reconnut aussi des droits politiques à la population boer. Il n'y a qu'à la population africaine qu'on ne reconnut aucun droit. On peut même dire que c'était là la base de l'accord conclu entre les Boers et les Anglais.

Ainsi, huit ans après la guerre des Boers en 1910, la colonie fut unifiée sous le nom d'Union-Sud-Africaine, avec un gouvernement siégeant à Prétoria, un parlement siégeant au Cap et à l'élection duquel la population d'origine anglaise pouvait désormais participer. Elle prit la forme d'une fédération comprenant le Natal, la province du Cap, l'État libre d'Orange et le Transvaal. La colonie reçut le statut de dominion, c'est-à-dire qu'elle disposa d'une très grande autonomie.

En fait, la fondation de l'Union-Sud-Africaine, la réconciliation entre la Grande-Bretagne et une fraction des dirigeants boers correspondait aussi à une alliance de classe que l'on a nommée, de façon imagée, « l'alliance de l'or et du maïs » : celle des classes dirigeantes boers, c'est-à-dire en fait les secteurs capitalistes de l'agriculture sud-africaine avec le grand capital impérialiste de la puissance coloniale, l'Angleterre. De plus en plus d'ailleurs, à la différence de ce qui se passait dans les autres colonies, ce grand capital impérialiste tendit à réinvestir sur place et à devenir en fait un capital sud-africain. Sous la poigne de ces deux classes qui progressivement n'en firent plus qu'une, le nouvel État accéléra l'entrée de l'Afrique du Sud dans l'ère capitaliste.

Naissance d'une classe ouvrière

L'arrivée du grand capital impérialiste et des activités industrielles imposa un bouleversement de toute la société sud-africaine dans cette période de la En du 19e siècle et du début du 20e siècle. En particulier, on vit apparaître une nouvelle force sociale, le prolétariat.

Les sociétés minières firent venir d'Europe, en général de Grande-Bretagne, la main-d'oeuvre qualifiée dont elles avaient besoin. Ces ouvriers britanniques qualifiés n'acceptèrent de venir dans le pays qu'en étant assurés de trouver sur place les salaires et les conditions de travail qu'ils auraient trouvés en Europe même.

Mais l'exploitation intensive des mines, les industries qui surgirent tout autour, créèrent aussi un besoin massif de main-d'oeuvre non qualifiée que les grandes compagnies voulaient payer le moins cher possible.

Mais il arriva en Afrique du Sud ce qui arriva dans presque tous les pays à l'aube de la révolution industrielle. La population locale, même pauvre et affamée, n'accepta pas facilement d'être réduite à l'esclavage industriel. Dans les Républiques boers, les indigènes noirs continuaient à vivre d'une agriculture de subsistance, cultivant la terre en partie pour le propriétaire boer, en partie pour eux-mêmes, en partie pour vendre leurs produits. Ils n'avaient guère envie de quitter la terre pour l'usine ou la mine.

Le grand capital ne trouva pas plus la main-d'oeuvre qu'il cherchait dans la population boer. Sans doute une grande partie de cette population était pauvre. Mais le fermier afrikaner, même pauvre, restait par-dessus tout attaché à sa terre, à son mode de production individuel.

Alors, les grandes compagnies minières allèrent d'abord recruter des travailleurs contractuels dans les pays voisins, notamment au Mozambique. Et ; pour qu'ils ne s'enfuient pas de la mine après quelques jours de travail, elles créèrent le système des « compounds ».

Le « compound », c'était - et c'est toujours, car cela existe encore - un camp de travail forcé où les travailleurs sont soumis à un véritable esclavage. Pendant toute la durée de son contrat le travailleur doit vivre à l'intérieur d'un véritable camp de concentration militairement gardé.

Pour justifier ces « compounds », les compagnies disaient qu'il fallait empêcher les travailleurs d'emporter avec eux de l'or ou des diamants. A la fin de son contrat on gardait même le travailleur sur place le temps de le purger pour voir si on ne trouvait pas dans ses excréments un peu d'or ou des diamants qu'il aurait avalés pour pouvoir les passer. Mais le but réel du « compound » était de contraindre ces hommes que l'on avait été chercher au fin fond de la campagne africaine à être des esclaves dociles.

Pour trouver de la main-d'oeuvre acceptant de travailler à ces conditions, les compagnies allèrent d'abord recruter des travailleurs contractuels jusqu'en Chine. Mais pourquoi recourir à l'immigration alors que la main-d'oeuvre pouvait se trouver sur place ? Il suffisait de soumettre la population locale.

La Commission du Travail du Transvaal, qui était pratiquement la voix officielle des patrons des mines d'or estima nécessaire de recourir, selon ses propres termes, à la « contrainte directe ou indirecte », à « des impôts plus élevés », et enfin à « l'introduction dune législation modifiant le régime des terres tenues par les indigènes ».

Les dirigeants sud-africains s'y prirent d'une façon radicale. En 1913 fut adoptée la « loi sur les terres indigènes ». Sous prétexte de protéger les terres des Noirs, cette loi institua des réserves dans lesquelles l'achat des terres par des Blancs serait interdit. Mais réciproquement, la loi interdisait toute tenue des terres par les Noirs à l'extérieur de ces réserves, qui ne constituaient pourtant que 7,3 % de la superficie de toute l'Union-Sud-Africaine (pourcentage qui fut porté en 1936 à 12,7 %). Cela voulait dire l'expulsion violente de centaines de milliers de Noirs des terres qu'ils occupaient à l'extérieur des réserves. Alors que les réserves elles-mêmes étaient bien incapables d'accueillir et surtout de nourrir tous les Noirs d'Afrique du Sud. Chassés des terres désormais réservées aux Blancs, pourchassés parla police, l'armée et les commandos des fermiers blancs, réduits à la misère s'ils rejoignaient les réserves, les Noirs n'eurent plus d'autre choix que d'accepter de devenir des prolétaires sous-payés.

Les compagnies avaient déjà instauré le système des « compounds ». Mais avec cette loi, c'est toute l'Afrique du Sud qui était en train de devenir pour les Noirs, un gigantesque « compound », un grand camp de travail forcé. Pour permettre d'extraire l'or et les diamants dont le monde capitaliste avait un furieux besoin, ce sont des centaines de milliers de vies humaines qui furent tragiquement bouleversées.

En même temps, l'expulsion des Noirs et la création des réserves, permirent de rejeter la population noire non productive, les femmes, enfants ou vieillards, vers les réserves. On leur laissait le soin de trouver sur place à se nourrir des fruits d'une terre surpeuplée. Les seuls Noirs que les dirigeants sud-africains voulaient voir dans les zones blanches étaient des travailleurs migrants n'ayant pas à payer le logement et la nourriture de leur famille. Le coût de la force de travail des Noirs était réduit d'autant.

Mais la violence capitaliste ne s'exerçait pas que contre les Noirs. Elle frappait et bouleversait en fait toute la société. Bien des petits fermiers boers se réjouirent peut-être quand ils virent les Noirs chassés de la terre. Pour eux c'était des concurrents qui partaient, et cela les confortait dans l'idée que eux, les Boers, étaient tout de même une race supérieure qui avait doit à un meilleur traitement. Mais ils se trompaient. Il n'y eut, sans doute, pas de « loi sur les terres des Boers » pour les mettre dehors. Mais ils furent chassés quand même, eux aussi, de la terre.

Pour certains d'entre eux, ce fut la conséquence de la guerre des Boers et de la politique de la terre brûlée menée par l'armée anglaise. blés pour d'autres, ce fut tout simplement la concurrence de l'agriculture capitaliste qui ruina un grand nombre de petits fermiers.

Ainsi, en même temps que des centaines de milliers de « pauvres noirs » étaient jetés sur le marché du travail, il en fut de même pour un grand nombre de « pauvres blancs ». Ceux qu'on appelait ainsi étaient des Afrikaners, des petits agriculteurs ruinés qui allèrent chercher du travail dans les villes et qui, souvent, tout comme les Noirs, ne purent trouver qu'un travail non qualifié.

En somme, les « pauvres Blancs » et les « pauvres Noirs » étaient frères dans l'infortune. Réduits à l'état de prolétaires, ils devinrent les deux principales composantes de la classe ouvrière sud-africaine. Ils étaient concurrents, ils auraient pu devenir frères dans les luttes de la classe ouvrière. Mais cela ne se fit pas.

Premières luttes ouvrières

Les premières organisations ouvrières furent d'abord la réplique pure et simple des organisations ouvrières anglaises. Les ouvriers qualifiés originaires de Grande-Bretagne arrivèrent dans le pays avec leurs habitudes syndicales. Entre 1880 et la fin du siècle, plusieurs sociétés ouvrières se créèrent. Il s'agissait de syndicats de métier, de syndicats corporatistes semblables aux syndicats anglais d'alors.

C'est ainsi qu'en 1884 à Kimberley, la ville des mines de diamant, les compagnies minières voulurent imposer aux mineurs européens le système du « compound » qu'ils avaient déjà inventé. Ce fut la révolte. Les ouvriers organisèrent des piquets de grève. Une des compagnies minières engagea alors des jaunes et mit sur pied des troupes de choc armées qui ouvrirent le feu sur les grévistes. Il y eut quatre morts. Mais cela n'empêcha pas la grève de continuer, tant et si bien que les compagnies durent céder.

De fait, les compagnies ne purent pas imposer aux ouvriers venus d'Europe les mêmes conditions qu'elles imposèrent aux Noirs. Elles durent leur faire des concessions. Du coup, les ouvriers européens commençaient à se considérer comme des privilégiés au sein de la classe ouvrière. Ils crurent même qu'ils avaient droit à un meilleur traitement, non pas du fait de leurs luttes, mais du simple fait qu'ils étaient européens. Et le grand capital finit par se servir de cette situation.

Mais au début du siècle, les compagnies minières cherchaient plutôt à imposer à tout le monde, ouvriers européens compris, les salaires les plus bas possible. C'était même cela qui était à l'origine de bien des grèves, comme celle de 1907, la première grève de grande ampleur. Les compagnies minières du Rand voulaient réduire de 15 % les salaires des mineurs. Elles cherchaient tout simplement à se débarrasser des mineurs anglais dont elles estimaient qu'ils étaient habitués à des salaires trop élevés. Pour cela, elles voulaient profiter de l'arrivée sur le marché du travail des « pauvres Blancs » afrikaners à qui la misère faisait accepter des salaires plus bas. Les Afrikaners refusèrent en fait de jouer les briseurs de grève ; mais les compagnies réussirent tout de même à être victorieuses.

En 1913, il y eut une nouvelle vague de grèves et de manifestations. La Chambre des Mines poursuivait ses objectifs de réduction des salaires et d'abaissement des conditions de vie des mineurs. Un simple problème de refus de faire des heures supplémentaires le samedi après-midi dans une mine fut le point de départ d'une grève générale. Des manifestations violemment réprimées par la police et les troupes impériales firent 21 morts et plus de 80 blessés. Les patrons miniers durent céder, au moins sur le papier. Mais ils préparèrent leur revanche.

Au début 1914, de nouvelles grèves éclatèrent dans les mines de charbon du Natal et chez les cheminots. Le gouvernement décréta la loi martiale et jeta en prison un bon nombre d'ouvriers.

Il fit même déporter neuf dirigeants syndicaux en les mettant carrément sur un bateau à destination de Londres.

Au cours de ces luttes, l'élément afrikaner s'affirma de plus en plus au sein de la classe ouvrière blanche. Les « pauvres Blancs » entraient de plus en plus nombreux dans les mines et dans l'industrie en général. Cela créa des difficultés avec les organisations syndicales qui restèrent, longtemps imbues du sentiment de supériorité des Britanniques qui les composaient à l'égard de ces « pauvres Blancs » venus directement de leur campagne. Réciproquement, les ouvriers afrikaners, sans tradition syndicale, animés d'un profond nationalisme boer, regardaient avec méfiance ces organisations syndicales essentiellement formées d' « Uitlanders », autrement dit d'étrangers, relativement bien payés et de surcroît anglais.

Mais, s'ils n'avaient pas les traditions syndicales des ouvriers anglais, en provenance d'un pays dit plus « civilisé », les ouvriers afrikaners n'en étaient pas moins des gens prêts si se battre avec détermination et avec courage, très hostiles aux compagnies minières, en qui ils voyaient les représentants du colonialisme.

Sur le plan des traditions et du passé, comme sur le plan des droits politiques et syndicaux, sur le plan des salaires et des conditions de vie, bien plus de choses encore séparaient les ouvriers noirs de l'ensemble des ouvriers blancs. Le grand capital se servait de l'embauche des ouvriers noirs comme d'une menace et d'une pression pour modérer les revendications des ouvriers blancs. Réciproquement, lorsque le patronat et le gouvernement cédaient aux revendications des ouvriers blancs, ils présentaient cela comme des avantages concédés aux Blancs parce qu'ils étaient blancs, et qu'en tant que tels ils avaient droit à un meilleur traitement. Ils cherchaient à leur donner le sentiment qu'ils étaient des privilégiés, et que le gouvernement et les patrons eux-mêmes étaient au fond leurs protecteurs contre les Noirs.

Les organisations ouvrières sud-africaines ne luttaient pas contre cet état d'esprit. Au contraire, elles le reflétaient et l'entretenaient. Ce fut le cas d'abord de la principale organisation politique ouvrière, le Parti Travailliste. Ce parti était une réplique, dans les conditions coloniales, du Parti Travailliste anglais. C'était le parti des ouvriers qualifiés, anglais en général, blancs, toujours. Il se moquait bien des Noirs. Pour lui, ce n'était que des « indigènes », ou tout simplement ils n'existaient pas. Le Parti Travailliste se souciait avant tout de défendre les intérêts à courte vue de la classe ouvrière blanche ; contre les patrons parfois, mais contre les « indigènes » concurrents sur le marché du travail, toujours.

Le « Labour Party » sud-africain n'était certes pas pire que le Labour Party britannique lui-même. Il reflétait ni plus ni moins la même mentalité et la même politique corporatiste et conservatrice, avec cette différence qu'en Afrique du Sud la classe ouvrière blanche était confrontée directement à un peuple colonisé. Elle était placée au centre de l'entreprise de colonisation et de soumission du pays. Elle-même n'y échappait pas. Dans la situation de conflit, de crise, que connaissait l'Afrique du Sud, il lui fallait choisir de qui elle était l'alliée.

Le « Labour Party » sud-africain, lui, n'hésita pas. Il était tout préparé à être solidaire de la classe dirigeante sud-africaine et, au-delà, du colonialisme anglais. Il le montra par toute son attitude à l'égard des travailleurs indigènes. Il le montra aussi en 1914 en votant pour que l'Union Sud-Africaine se joigne à l'Angleterre pour faire la guerre à l'Allemagne. Cela avait d'ailleurs des conséquences directes puisque le territoire voisin du Sud-Ouest africain, que l'on appelle aujourd'hui la Namibie, était justement alors une colonie allemande, et que l'Afrique du Sud alla l'occuper.

D'autres militants ouvriers se montrèrent plus soucieux des intérêts réels de la classe ouvrière. En 1915, une minorité internationaliste se détacha du Labour Party. Elle donna naissance à la Ligue Socialiste Internationale, et plus tard au Parti Communiste sud-africain. Ses dirigeants se soucièrent, eux, de jeter un pont entre la classe ouvrière blanche et la classe ouvrière noire et de surmonter la division. Mais leur parti était bien faible quand, après la guerre, on vit des mouvements de grève se développer dans les différentes couches de la classe ouvrière.

Ce fut au lendemain de la guerre de 1914-1918 que les luttes ouvrières les plus importantes eurent lieu. En effet, après une trêve durant la guerre, la crise sociale resurgit avec plus de violence encore. Alors que la guerre avait favorisé un certain essor de l'industrie, l'après-guerre précipita une crise, dans le secteur industriel comme dans le secteur agricole. Le nombre de « pauvres Blancs » augmenta encore. On estima qu'en 1920 ils étaient 200 000 à 300 000 « pauvres Blancs » ayant rejoint les villes à la recherche d'un emploi problématique, soit près d'un quart de la population boer. Bien souvent, ils allaient vivre dans les mêmes taudis entourant les grandes villes que les ouvriers noirs. Et lorsqu'ils trouvaient un travail, c'était le plus souvent un travail non-qualifié, tout comme les Noirs. Dans cette période, du fait de cette condition commune, il y eut un certain rapprochement entre les « pauvres Blancs » afrikaners et les ouvriers noirs.

Or, justement, les travailleurs noirs, à leur tour, commencèrent à entrer en lutte et à s'organiser. En 1919, fut créée l'ICU « Industrial and Commercial Workers Union » - le syndicat des travailleurs de l'industrie et du commerce - à l'initiative des travailleurs noirs et métis des docks du port du Cap, dirigés par un Africain, Cléments Kadalie. Ce syndicat fut au coeur de nombreuses grèves et dut affronter plusieurs fois la répression. Dans la ville de Port-Elisabeth, par exemple, des Blancs armés par la police ouvrirent le feu sur des grévistes noirs et firent 20 morts parmi eux.

L'ICU n'en recruta pas moins, en quelques années, quelques dizaines de milliers de membres. Dans les années vingt, la combativité des travailleurs noirs rejoignait à toute vitesse celle des travailleurs blancs.

Une des plus grandes luttes eut lieu en 1920 : 71 000 mineurs africains se mirent en grève pour des augmentations de salaire. La grève, parfaitement organisée, stupéfia tout le monde et notamment les mineurs blancs qui jusque-là étaient persuadés que les ouvriers noirs étaient incapables de lutter. La grève dura une semaine et fut écrasée par les habituelles méthodes policières. Plusieurs ouvriers furent fusillés. Mais le mouvement ouvrier noir continua de se développer.

La défaite de 1922

Malheureusement, les travailleurs blancs restèrent spectateurs des luttes des travailleurs noirs. Leurs dirigeants syndicaux n'estimèrent pas nécessaire de les appeler à montrer une quelconque solidarité et ils regardèrent sans réagir les ouvriers africains subir la répression.

Mal leur en prit, car deux ans après la grève des mineurs noirs, ce fut au tour des mineurs blancs de subir cette répression. Ils menèrent une véritable grève insurrectionnelle qui reste une des plus importantes batailles menées par la classe ouvrière sud-africaine. Ce fut l'insurrection des mineurs du Rand.

A la fin de 1921, les compagnies minières annoncèrent aux mineurs de charbon que leurs salaires seraient réduits de 5 shillings par journée de travail. D'autres réductions de salaires furent annoncées pour diverses catégories de mineurs. En outre les compagnies annoncèrent que 5 000 ouvriers européens seraient remplacés par des ouvriers indigènes, payés à un salaire dix fois plus bas.

C'était une déclaration de guerre. Les travailleurs des mines réagirent. Début janvier 1922, 30 000 mineurs se mirent en grève dans le Rand. La grève fut au début dirigée par les syndicalistes de la Fédération Industrielle sud-africaine. Mais les ouvriers se lassèrent des hésitations de ces dirigeants. Finalement, ils créèrent un Conseil d'Action qui dirigea la grève, et ordonna une grève générale des mineurs, ou plus exactement, et la différence est de taille, des mineurs blancs.

Le gouvernement prit ses dispositions pour une répression sanglante contre les grévistes. Il décréta la loi martiale et mobilisa l'armée. Il regroupa 60 000 hommes de troupe, avec des mitrailleuses et des canons, et même des tanks et des avions. En face, les ouvriers s'étaient procuré des armes et organisés en commandos. Ils menèrent une résistance acharnée que le gouvernement ne parvint à briser qu'au bout d'une semaine d'une véritable guerre civile. Un des quartiers ouvriers de Johannesburg, Fordsburg, fut bombardé par l'aviation. Il y eut sans doute plus de 200 morts, plus de 500 blessés, 4 750 arrestations, 18 condamnations à mort et 4 ouvriers furent effectivement pendus.

L'insurrection des mineurs du Rand témoigne de la combativité et du courage que les ouvriers sud-africains savaient avoir quand il le fallait. Ils n'hésitaient ni à lutter, ni à écarter les dirigeants qu'ils jugeaient trop mous, ni à prendre les armes et à mourir pour leur cause.

Mais dans leur lutte, ils ne se donnaient pas d'autres objectifs que des objectifs corporatifs : le maintien de leur salaire à eux, ouvriers mineurs blancs. De fait, ils se battaient pour le maintien d'un privilège que les mineurs noirs n'avaient pas. Leur lutte ne pouvait pas gagner le soutien des travailleurs noirs, que d'ailleurs ils ne recherchaient pas. Pendant toute la grève, les 200 000 ouvriers noirs continuèrent de travailler. C'était leur tour d'être spectateurs. Cela donnait aux compagnies et au gouvernement une position de force que tout le radicalisme et toute l'énergie des mineurs ne pouvaient pas compenser.

Ainsi, avant d'être vaincus par les avions et les mitrailleuses du régime, les mineurs furent vaincus par leur propre absence de politique, l'isolement auquel leur corporatisme d'ouvriers blancs les condamnait.

Ainsi donc, pendant les deux premières décennies de ce siècle, la classe ouvrière sud-africaine a mené une succession de luttes grévistes importantes. Elle était entrée dans cette période de luttes avec différentes composantes : Boers, Anglais et surtout Noirs, avec toute une tradition de nationalismes, de divisions, de méfiances, voire d'hostilités.

Bien sûr, le développement capitaliste en chassant des campagnes vers les mines, aussi bien des « pauvres Blancs » que des Noirs, et puis le capitalisme sauvage des propriétaires de mines tendant à imposer à tous des salaires bas, et des conditions de vie infectes, ont été un puissant creuset pour mélanger des ouvriers de toutes origines.

Mais l'évolution économique et sociale qui se déroula en Afrique du Sud pendant la période de l'essor du mouvement ouvrier, avait profondément marqué ce dernier.

Sur la base des richesses considérables d'Afrique du Sud, apparut et se développa progressivement, une bourgeoisie locale. Elle était essentiellement, en tous les cas à ses débuts, anglaise ou anglophone. D'autres pays d'Afrique disposaient également de richesses, sinon aussi importantes qu'en Afrique du Sud, du moins considérables tout de même. Mais le profit de l'exploitation de ces richesses était généralement intégralement rapatrié dans les métropoles impérialistes. En Afrique du Sud, une partie des capitaux, à l'origine surtout anglais, restèrent sur place, et une partie des propriétaires de ces capitaux, même lorsqu'ils n'étaient pas d'origine sud-africaine, s'installèrent dans ce pays au climat clément, où existait déjà une forte colonie de peuplement et où les conditions de vie pouvaient ressembler à celles de l'Europe pour ceux qui possédaient des capitaux.

Il y eut donc en Afrique du Sud, une accumulation nationale. Des dynasties capitalistes prirent racine. Cette accumulation sur place permit à la bourgeoisie de céder à certaines revendications, d'améliorer le niveau de vie de certaines catégories d'ouvriers, de contribuer en somme à la formation d'une certaine aristocratie ouvrière. Et si cela lui était possible, cela lui devint en même temps souhaitable dans là mesure justement où elle vivait sur place et où elle avait bien plus besoin de s'assurer une paix sociale que n'en avait besoin par exemple, la bourgeoisie d'Angleterre dans ses autres colonies d'Afrique.

Seulement, la formation de cette aristocratie ouvrière se coula dans le moule formé par la société sud-africaine, avec ses divisions nationales et raciales. Aux Blancs les meilleurs postes, les meilleurs salaires, même si pendant toute une période, ces meilleurs postes et ces meilleurs salaires étaient des notions toutes relatives. Et les organisations ouvrières de cette Afrique du Sud du début du siècle, qui n'étaient ni meilleures que les organisations corporatistes aux États-Unis ou les Trade-Unions travaillistes en Angleterre, s'adaptèrent à cette évolution des choses.

Le mouvement syndical, créé comme on l'a dit par des travailleurs anglais, habitués aux pratiques du Labour, passa tout naturellement du corporatisme attaché aux privilèges des ouvriers qualifiés au nationalisme et au racisme, dans la mesure où ces privilèges corporatifs avaient tendance à se définir en fonction de la couleur de la peau. Ce qui était au début une facilité devint une politique.

Alors, bien sûr, sur cette base corporatiste puis raciste, le mouvement ouvrier organisé d'Afrique du Sud réussit dans un premier temps simplement à empêcher les travailleurs blancs de tomber aussi bas que les travailleurs noirs, et c'est à peu près tout ce qu'il avait obtenu au sortir de cette période des années 20. Mais par la suite, avec l'essor du capitalisme sud-africain, il obtint pour les ouvriers blancs des privilèges non négligeables.

Malgré ce succès apparent du point de vue des ouvriers blancs, ce fut tout de même une politique à courte vue, comme l'est d'ailleurs toute politique corporatiste et réformiste. Parce que cette politique contribua à aggraver, à renforcer, à rendre définitives pour toute une période, des divisions nationales et raciales qui, avec une autre politique, auraient pu être surmontées.

Et ce fut une politique à courte vue, même du point de vue des intérêts stricts du Parti Travailliste, car si c'est lui qui était, au début du siècle, l'expression du nationalisme de la fraction blanche de la population ouvrière, il ne tarda pas à être écarté de ce rôle par plus nationaliste, plus raciste et plus démagogue que lui, en l'occurrence par le Parti National Afrikaner.

La classe ouvrière et les nationalistes « afrikaner »

Ce Parti National était dirigé par le Général Hertzog qui était un des généraux ayant mené la guerre, des Boers contre les Anglais. C'était un parti bourgeois qui cherchait à représenter plus spécifiquement la bourgeoisie afrikaner et ses tentatives pour s'opposer à la tutelle anglaise.

Ce parti trouva une base sociale dans la bourgeoisie afrikaner petite et moyenne, au sein de laquelle le souvenir de la guerre des Boers et l'opposition à la présence anglaise étaient restés vivaces. Mais il chercha à trouver une base populaire également dans les villes, parmi les ouvriers, les « pauvres Blancs ». Il sut gagner leur soutien en se montrant décidé, audacieux et surtout démagogue. Au moment où en Europe on assistait à l'ascension de Mussolini et au début de celle de Hitler, Hertzog et son parti développèrent dans les conditions particulières de l'Afrique du Sud une version locale de la démagogie fasciste.

Au cours des mouvements de grève du Rand, les nationalistes trouvèrent l'oreille des Afrikaners, qui constituaient la majorité des mineurs blancs.

Ces travailleurs étaient sensibles aux arguments du Parti National quand il leur disait qu'il fallait se défendre contre l'impérialisme anglais. En même temps, le Parti National sut utiliser leur corporatisme. Il disait aux ouvriers blancs qu'en tant que Blancs ils avaient droit à des privilèges par rapport aux ouvriers noirs, et qu'il fallait donc se défendre contre les « indigènes » ; les ouvriers blancs étaient sensibles à ce genre d'arguments.

Les dirigeants du Parti National, tout en défendant les intérêts bourgeois, surent avoir un langage proche du peuple, être violents en paroles pour dénoncer le capitalisme étranger, « l'impérialisme anglais » qui dominait le pays. Le nationalisme déçu, la colère de ces « petits Blancs », la rage des mineurs contre les grandes compagnies de l'or ou du charbon, leur peur d'être rabaissés au même niveau que les ouvriers noirs, tout cela se retrouvait dans la démagogie du Parti National. Le prétendu « anti-impérialisme » de ce parti était le lieu commun qui faisait confluer sur son nom les votes des petits fermiers, des petits-bourgeois, des ouvriers blancs. Il cherchait à donner à tous ces gens, le sentiment qu'il existait entre eux une communauté d'intérêts, d'une part contre la puissance coloniale, d'autre part et surtout contre les Noirs.

Par le biais du parti de Hertzog, la colère, la combativité des ouvriers afrikaners étaient ainsi détournées de leurs véritables ennemis. Au lieu de se tourner contre ceux qui les dominaient, elles étaient retournées contre ceux qui étaient plus exploités qu'eux. La démagogie nationaliste devint pour la bourgeoisie sud-africaine le moyen d'enchaîner la classe ouvrière et les « petits Blancs » à ses intérêts à elle, pour s'en servir comme d'un appoint électoral et d'une masse de manoeuvre contre le prolétariat noir qu'elle craignait de plus en plus.

Cette politique réussit au Parti National d'autant plus que le principal parti ouvrier, le Parti Travailliste, comme nous l'avons dit, ne combattait nullement le corporatisme des ouvriers blancs et leurs préjugés vis-à-vis des Noirs. A côté du Parti National, il semblait seulement un peu plus inconséquent et irrésolu. Sous la pression du Parti National, dont il craignait qu'il lui prenne son électorat, le Parti Travailliste crut habile de conclure un pacte électoral. En réalité, cela ne fit que permettre au Parti National de se renforcer à ses dépens.

Les nationalistes au pouvoir

Le résultat fut que, aux élections de 1924, la coalition du Parti National et du Parti Travailliste devint majoritaire. Une fois au pouvoir, ses dirigeants montrèrent leur aptitude à garantir en Afrique du Sud l'ordre social. En s'appuyant sur les préjugés des petits Blancs, ils perfectionnèrent la législation raciste et anti-ouvrière.

Celle-ci était déjà impressionnante : une loi assimilait déjà la rupture du contrat de travail par un Noir à un crime ; une loi sur les zones urbaines réservées aux Noirs prévoyait des zones de résidence obligatoire pour les Noirs et imposait un système de laissez-passer. Les nationalistes accentuèrent encore cette législation. En 1924, une loi sur la conciliation industrielle étendit au secteur industriel le système de la « colour bar » déjà en vigueur dans les mines. Cette « colour bar », la « barre de la couleur » consiste à réserver aux Blancs les emplois qualifiés afin de leur garantir un salaire plus élevé que celui des Noirs.

Une série de lois codifia les libertés syndicales des Noirs dans un sens restrictif. La loi de Conciliation Industrielle permit de façon détournée d'exclure la population noire de l'exercice du droit syndical.

Par ailleurs, la loi interdit aux ouvriers indigènes employés dans les services essentiels de se mettre en grève tant que le conflit en cours n'était pas venu devant un comité de conciliation ou un conseil industriel. La peine prévue pour les grévistes pouvait aller jusqu'à trois ans de travaux forcés assortis ou non d'une amende de 500 livres.

Le Parti Travailliste accepta ces mesures discriminatoires, sauf les mesures les plus ouvertement racistes et répressives. Il menait sur le fond une politique peu différente de celle du Parti National. La seule différence est qu'il cherchait à le cacher, en faisant semblant d'être un peu plus libéral vis-à-vis des Noirs. Cela permettait au Parti National d'apparaître à bon compte comme un parti plus radical, plus décidé, comme un meilleur défenseur des intérêts des ouvriers blancs. Souvent même, ce furent les nationalistes qui prirent la direction des grèves des ouvriers blancs en les orientant dans un sens corporatiste et anti-Noirs. Le Labour Party, lui, paya sa politique en perdant de plus en plus son influence dans la classe ouvrière au profit des nationalistes. Ceux-ci réussirent à prendre la direction de nombreux syndicats.

Pour rançon de sa politique, le Parti Travailliste sud-africain ne fit qu'alimenter la croissance des nationalistes, avant de disparaître presque entièrement de la scène politique. Ses secteurs les plus combatifs se lièrent aux plus démagogues, et aussi aux plus droitiers, des hommes du Parti National.

Mouvement ouvrier noir et nationalisme africain

Vu l'évolution désastreuse qui amena la classe ouvrière blanche à devenir l'auxiliaire de la bourgeoisie, il n'est guère étonnant que le mouvement ouvrier noir, qui avait encore bien moins de traditions, ait eu une évolution dans une certaine mesure symétrique. Lui aussi rechercha des faux alliés du côté des très minces couches de privilégiés qui existaient dans la population noire et du mouvement politique qui les représentait, le mouvement nationaliste.

L'organisation qui est encore aujourd'hui la principale organisation nationaliste noire, l'ANC, le Congrès National Africain, avait été fondée en 1912 au cours d'un congrès dont les participants étaient des membres de cette petite-bourgeoisie noire relativement privilégiée : avocats ou médecins, enseignants, journalistes ou agents de l'État. L'ANC proclamait l'unité du peuple africain et luttait pour l'abolition des pratiques discriminatoires les plus odieuses, notamment pour la reconnaissance des droits politiques que la Constitution sud-africaine refusait aux Noirs. Ses déclarations témoignaient surtout du désir de ses fondateurs d'avoir leur place dans les classes dirigeantes au côté de privilégiés blancs. Les quelques rares privilégiés noirs voulaient être pleinement intégrés à la société sud-africaine, mais ne proposaient pas de la révolutionner.

Ce conservatisme de l'ANC se refléta jusque dans ses statuts. Ceux-ci étaient inspirés de la Constitution britannique. L'ANC fut dirigée d'une part par une Chambre Haute composée de chefs traditionnels, sorte de réplique de la Chambre des Lords anglaise, d'autre part par une Chambre Basse, sorte de Chambre des Communes censée représenter le peuple africain, c'est-à-dire en fait les « élites » qui avaient donné naissance à l'ANC.

Le mouvement ouvrier noir, lui, naquit indépendamment. L'ICU, le Syndicat des Travailleurs de l'Industrie et du Commerce, né au lendemain de la Première Guerre mondiale eut un développement très rapide.

Pendant toutes ces années, le mouvement ouvrier noir montra sa vitalité. Des grèves, des manifestations, se succédèrent, chaque fois violemment réprimées, sans que cela les empêchât de se poursuivre. En 1925, l'ICU s'installa à Johannesburg, au coeur des zones minières du Rand, et sa puissance suivit son cours ascendant. Il comptait en 1927 plus de 100 000 membres.

Mais la politique des dirigeants de l'ICU n'était pas révolutionnaire, elle non plus. Ils prétendaient seulement détendre les intérêts de la population noir. Ils ne luttaient pas au nom de la classe ouvrière, pour transformer la société. Ils ne concevaient pas la lutte des ouvriers noirs dans un cadre politique qui leur aurait permis de faire le lien avec les luttes des ouvriers blancs. Ils n'apparaissaient pas comme des militants cherchant à donner une issue politique aux luttes de toute la classe ouvrière et aux contradictions de toute la société.

De fait, l'ICU dut bien sortir malgré tout du cadre purement syndical et revendicatif. Il ne pouvait ignorer que c'était le pouvoir politique qui exerçait la répression contre les luttes des travailleurs noirs. Mais son leader, Clements Kadalie, refusait l'idée de lutte de classe comme étant une idée venant des Blancs. Pour lui, la lutte des ouvriers noirs n'était pas une lutte de classe, mais une lutte raciale. Lorsqu'il donna un caractère politique à la lutte de l'ICU, lorsqu'il se montra radical, ce fut en devenant plus nationaliste, plus anti-Blancs que ne l'était l'ANC. D'ailleurs, sous la pression de l'ICU, l'ANC devint, elle aussi, plus radicale tout en restant évidemment nationaliste.

La période ne fit donc pas surgir, ni du côté des travailleurs blancs, ni du côté des travailleurs noirs, un parti refusant le nationalisme, refusant de mettre les travailleurs à la remorque de la bourgeoisie. Le petit Parti Communiste sud-africain défendit des idées internationalistes et prolétariennes et, né dans les milieux blancs, il tenta bien de s'implanter dans la classe ouvrière noire. Les militants du Parti Communiste entrèrent par exemple au syndicat noir ICU et y trouvèrent une audience. Mais ils en furent bientôt exclus par Kadalie avant que l'ICU lui-même se désagrège. Le Parti Communiste en tous les cas ne réussit pas à s'implanter de façon significative au temps où il professait des idées révolutionnaires, et ce temps ne dura pas. En 1928-1930, l'Internationale Communiste, devenue stalinienne, imposa au Parti Communiste un tournant radical et gauchiste dans le ton, mais nationaliste sur le fond, axant sa propagande sur la création d'un État noir indépendant. Ses militants jouèrent encore un rôle dans bien des luttes de la classe ouvrière et le payèrent souvent de bien des sacrifices, ou de leur vie. Mais en ce qui concerne sa politique, il servit tout au plus de pont entre l'ANC et la classe ouvrière noire.

Développement capitaliste

Telles sont les conditions politiques dans lesquelles se déroula le développement capitaliste de l'Afrique du Sud.

Ce développement prit véritablement son essor à partir du milieu des années trente. Il put se faire car, comme nous l'avons déjà vu, le profit capitaliste ne fut pas intégralement rapatrié en Angleterre. Les richesses créées par les travailleurs qui allaient extraire l'or et les diamants au fond des mines restèrent en partie sur place, sur les comptes en banque des capitalistes sud-africains. Et justement, malgré la crise, ou plutôt précisément à cause d'elle, il y avait dans les années trente une demande mondiale considérable sur l'or, dont les prix s'envolèrent. L'accumulation capitaliste nationale se fit dans une large mesure par des moyens étatiques. Le Parti National au pouvoir mena une politique volontariste, créant des industries d'État en dehors du secteur minier de l'or ou du diamant, donnant même une impulsion à la création d'une industrie légère et de transformation, protégeant le tout par une politique protectionniste.

Une industrie d'État de l'acier, l' « Iron and Steel corporation » fut mise sur pied. Son développement entraîna le développement d'autre secteurs industriels comme l'extraction du charbon et l'engineering. Une banque afrikaner, le Volkskas, fut créée dans le but de favoriser l'investissement en Afrique du Sud. Avec la Deuxième Guerre mondiale, des commandes d'armement firent tourner à plein l'industrie sidérurgique et métallurgique naissante. Dans le même temps, la guerre en perturbant les échanges internationaux, élimina les concurrents étrangers, assurant un marché intérieur pour les produits manufacturés.

Tout cela permit à la bourgeoisie sud-africaine de prendre le train du développement capitaliste. Cette évolution économique ne fit certes pas de l'Afrique du Sud un pays véritablement développé au sens, par exemple, où le sont les vieilles puissances impérialistes, même de faible taille. Même dans les années 80, c'est-à-dire près d'un demi-siècle après le démarrage économique, décrit ici, le produit intérieur par habitant de l'Afrique du Sud est à peine supérieur à celui du Brésil, et il est très loin de celui de la France ou de la Belgique et de la première ex-puissance colonisatrice, la Hollande, par exemple. Et, bien que l'Afrique du Sud ait développé une industrie de transformation importante, ses exportations sont tout de même constituées, pour l'essentiel, de matières premières minières et agricoles, et la part des capitaux de quelques grandes puissances impérialistes reste très importante. Mais l'Afrique du Sud est tout de même autrement plus développée que le Zaïre, l'Angola, le Nigéria, ou n'importe lequel des pays du continent africain, même bénéficiant de ressources naturelles importantes. Sur cette base, s'est développée une solide bourgeoisie locale blanche. Mais aussi une bourgeoisie noire, bien que - nous y reviendrons - en position subordonnée, économiquement écartée des sources de profits les plus fructueuses, et politiquement opprimée.

Du côté de la population blanche, l'Afrique du Sud est, à certains égards, un bout d'occident implanté en terre africaine avec sa riche bourgeoisie, sa classe moyenne aisée, et sa classe ouvrière achetée au prix de menus avantages. Car en même temps, cette richesse permit à la bourgeoisie de faire des concessions à la classe ouvrière blanche, en lui donnant finalement des salaires et un niveau de vie à l'occidentale.

Dans le contexte de l'Afrique sous-développée, c'était un privilège qui permettait d'attacher la classe ouvrière blanche au régime, à tout le système, et d'en faire un de ses meilleurs soutiens.

Le Parti National, ce parti qui par bien des côtés ressemblait aux partis fascistes européens, fut le principal artisan de cette politique. Par sa démagogie, il cherchait le soutien de la petite-bourgeoisie et de la classe ouvrière blanche et leur accordait des avantages matériels pour qu'ils aident la bourgeoisie à exercer sa dictature contre la principale force qui la menaçait, et qui en même temps était à la source de sa richesse : la classe ouvrière noire.

Ce Parti National, après sa première arrivée au gouvernement, eut bien des avatars. Certaines fractions s'en détachèrent ou s'unifièrent avec d'autres partis. A la fin des années 30, une de ces fractions se retrouva dans l'opposition. C'était l'aile la plus nationaliste, la plus raciste, la plus anti-communiste, qui prit le nom de Parti National purifié et dont le représentant le plus connu fut un certain Docteur Malan, qui devait être le père de l'apartheid.

De la guerre mondiale à l'apartheid

L'instauration de l'apartheid fut d'abord une réaction de la bourgeoisie contre la classe ouvrière noire.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la bourgeoisie sud-africaine eut d'autant plus besoin de la main-d'oeuvre noire, qu'une partie de la classe ouvrière blanche était partie à la guerre. Des centaines de milliers d'Africains quittèrent les réserves pour répondre aux besoins de l'industrie de guerre. La « barre de couleur », cette « barre » qui interdisait aux ouvriers noirs d'occuper des emplois qualifiés, fut moins respectée. Dans certains secteurs, l'écart entre les salaires des Noirs et ceux des Blancs diminua.

Cela mettait la classe ouvrière noire dans une situation un peu plus favorable et elle le sentit.

Dès 1940-1941, des mouvements de grève, limités certes, mais durs, eurent lieu, de même que des actions visant à empêcher les contrôles de laissez-passer par la police.

Les mesures du gouvernement déclarant illégales « toutes les grèves menées par tous les africains en toutes circonstances » ou interdisant la tenue de réunions sans autorisation dans les zones minières n'empêchèrent ni les grèves, ni les mouvements de révolte.

En août 1943, un vaste mouvement de boycott pour empêcher une augmentation du prix des transports eut lieu dans la zone africaine urbaine d'Alexandra, près de Johannesburg et se renouvela deux ans plus tard, dans la même zone. Dans les deux cas, les compagnies de transport durent céder.

Au fil de telles luttes contre l'exploitation brutale et sauvage que la bourgeoisie blanche faisait subir à la classe ouvrière noire, le mouvement syndical et politique se renforça peu à peu.

Une nouvelle génération de militants donna une nouvelle impulsion au mouvement nationaliste, en particulier au travers de l'organisation de la « Ligue des jeunes ». Le syndicat des mineurs noirs se reconstitua. Le Parti Communiste connut à nouveau un certain développement.

Et en 1946 éclata, sous la poussée de la base, une grande grève des mineurs dans le Rand qui montra la combativité de la classe ouvrière africaine.

Aussitôt, des forces de police arrivèrent. Les mines furent quadrillées. Un appel à la grève générale fut lancé. Alors, la police, armée de fusils et de gourdins, investit les mines pour faire reprendre le travail. Les policiers tirèrent sur les récalcitrants. Il y eut une dizaine de tués et des dizaines de blessés.

Aucun soutien ne vint ni de la part des partis politiques blancs, ni de la part des syndicats de travailleurs blancs. Les seules manifestations de soutien qui eurent lieu vinrent de la communauté indienne, une des autres communautés opprimées d'Afrique du Sud, issue des Indiens que la Grande-Bretagne fit venir dans les années 1860 pour travailler dans sa colonie du Natal. Ces manifestations furent violemment réprimées. Isolée, désorganisée, la grève finalement s'effrita.

La répression s'abattit. 52 dirigeants syndicaux furent jetés en prison et le mouvement syndical des mineurs fut totalement démantelé.

Cette grève de 1946 eut de grandes conséquences. La bourgeoisie blanche avait eu peur. Elle avait pris conscience qu'elle était assise sur une poudrière. Elle venait de faire l'expérience que toutes les lois qu'elle avait mises en place dans les décennies précédentes ne la protégeaient pas vraiment, pas définitivement des mouvements de révolte des travailleurs qu'elle exploitait sans merci.

Cette peur-là fut un atout pour l'opposition nationaliste qui, depuis des années, était candidate au pouvoir. Le parti de Malan avait pour lui d'avoir su encadrer la classe ouvrière blanche, et surtout proposait clairement et cyniquement de mettre en place un système de séparation entre Noirs et Blancs plus étanche encore, « l'apartheid ».

Et effectivement, en 1948, une véritable vague électorale porta au pouvoir le parti de Malan, c'est-à-dire l'aile la plus nationaliste, la plus raciste, la plus extrémiste de l'ancien Parti National ; et dès lors, ce fut l'instauration de « l'apartheid » tel que l'Afrique du Sud le connaît depuis 36 ans.

L'apartheid

En 1948 , des paysans, des petits-bourgeois des villes, mais aussi une bonne partie et peut-être la majorité des ouvriers blancs, votèrent donc pour porter au pouvoir ce parti raciste et fascisant, prônant un nationalisme violemment anti-Noirs mais aussi anti-Anglais. Une fois au pouvoir, les nationalistes poussèrent à l'extrême tout le système de lois partageant la société en deux, en fonction de la couleur de la peau, légalisant un ensemble de privilèges pour la minorité de Blancs, privant de droits la majorité des Noirs, et les minorités de Métis et d'Indiens existant dans le pays.

Tout le pays fut divisé en zones réservées aux différentes communautés : blanche, indienne, métis et noie. Et les zones blanches furent interdites aux Noirs et aux gens de couleur, sauf... pour y aller travailler.

Jusqu'au sein des familles, on instaura la barrière raciale et on sépara les éléments de couleur des Blancs ou prétendus tels. On interdit les mariages mixtes. La ségrégation raciale fut réglementée par le menu dans tous les domaines de la vie quotidienne. Les Noirs n'eurent pas le droit de voyager dans les mêmes compartiments des trains ou des autobus que les Blancs, ni dans les mêmes taxis ; ils n'eurent pas le droit de s'asseoir sur les mêmes bancs publics, ni d'aller aux mêmes plages, ni de se faire soigner dans les mêmes hôpitaux ou de prendre les mêmes places dans les stades ; et comme chacun sait, les petits Blancs se sont même réservé l'insigne privilège d'uriner dans des toilettes séparées !

L'enseignement en anglais fut interdit pour les Noirs sous prétexte de « respecter leur culture ». On devait leur apprendre désormais les langues tribales comme première langue et comme matières, les seules matières que le gouvernement considérait comme utiles pour les Noirs : par exemple savoir piler le mil, ou savoir faire la cuisine à l'africaine, accroupi autour d'un feu de bois !

Les emplois qualifiés étaient réservés aux ouvriers blancs en vertu de la loi de « réservation des emplois ». Pour les Africains on reprit, en les durcissant encore, les dispositions qui existaient sur le vagabondage au 19e siècle.

La prison, ou le travail forcé dans les fermes pénitentiaires furent la règle pour tous ceux qui étaient en infraction avec le système des laissez-passer. Car tout Africain ne pouvait se déplacer en zone blanche sans un ensemble de documents appelés « pass ». En 1952 , ces « pass », ces laissez-passer, devinrent de véritables livrets de travail, d'une centaine de pages où toute la vie de l'ouvrier était consignée et qu'il devait présenter à tout contrôle, à toute réquisition. Ainsi, comme le décrit la journaliste Ania Francos : « Un policier en cinq minutes peut savoir de quelle réserve vient l'Africain, de quelle tribu, l'endroit où il est autorisé à vivre, le nom de son employeur, sa fiche de paie, s'il a payé ses impôts, son loyer, combien de fois il a été condamné pour contravention aux lois sur les pass, s'il a eu des activités politiques... Il y a, en plus, beaucoup de signatures, mais pas la sienne : celle du magistrat de la réserve d'où il vient, celle du bureau de la main-d'oeuvre, celle de son employeur, celle de la police ».

La grève fut interdite pour les travailleurs noirs. Les syndicats agréant des travailleurs de plusieurs races dans leurs rangs furent dissous.

Ce n'est cependant pas aux travailleurs africains que les lois sur l'apartheid ont apporté le changement le plus brutal. En effet, ils subissaient déjà de fait, de par les lois précédentes, toutes les formes d'oppression et de répression contenues dans l'apartheid.

Pour le mineur de fond des gisements du Witwatersrand, parqué après comme avant dans ces espèces de camps de concentration que sont les « compounds », les nouvelles lois et la présence des nationalistes au pouvoir n'ont pas été un bien grand changement.

Car le mineur sud-africain est victime d'une discrimination et d'une ségrégation qui va au-delà de la nationalité et de la couleur de la peau. Certes le système des « compounds » est ignoble, comme est révoltante la comparaison de la condition des mineurs noirs avec leurs garde-chiourmes blancs, mais la condition des mineurs sud-africains n'est somme toute pas différente de celle des mineurs du Zaïre ou de Rhodésie, États noirs décolonisés, et même sans doute meilleure du point de vue des salaires.

Mais il n'en était pas exactement de même ni pour la petite bourgeoisie et la bourgeoisie noire, pour l'élite comme ils disent, ni pour les autres communautés existant en Afrique du Sud, les Métis ou les Indiens.

Lors de la venue des nationalistes au gouvernement et des nouvelles lois sur l'apartheid, à la différence des Africains, les Métis - ils sont aujourd'hui 2,5 millions - vivaient au moins dans certains quartiers du Cap, mêlés avec la population blanche. Il n'y avait pas de réserves pour eux. Mais depuis, ils ont été déplacés en masse et renvoyés à plusieurs kilomètres à la périphérie de la ville, et ont été regroupés dans des endroits inhospitaliers, non viabilisés, dans des cabanes en planches, une fois que leurs lieux d'habitation précédents ont été déclarés « zones blanches ». Une certaine bourgeoisie métisse a réussi malgré tout depuis à se refaire, y compris à y reconstruire un milieu luxueux, mais cela a été le drame pour toute une partie de la population qui a perdu une bonne part de ses moyens d'existence du fait de la transplantation, en particulier la petite bourgeoisie commerçante ou artisanale.

De plus, les nouvelles lois leur ont pratiquement interdit l'accès aux universités « non métisses » et la ségrégation scolaire s'est ajoutée aux autres mesures. Les Métis ont également perdu la totalité des droits de vote dont ils disposaient avant : leurs droits d'élire des représentants au Parlement, à l'Assemblée provinciale et aux Conseils municipaux du Cap et de Kimberley.

Quant aux 800 000 personnes de la communauté indienne, dans laquelle 75 % des familles étaient propriétaires de leurs terrains d'habitation, et qui jouissaient en moyenne d'un niveau de vie et de culture bien supérieur à celui des Métis et bien entendu des Africains, elle aussi a subi durement les nouvelles lois mises en place par les nationalistes.

Une fraction importante des Indiens a été chassée de ses lieux d'habitation, notamment dans la ville de Durban, classée en grande partie « zone blanche ». Ayant été regroupés, ils ont perdu leurs possibilités de contact avec les autres communautés. Et cela s'est traduit par la ruine et la disparition de milliers de petits commerçants, bien que cela n'ait pas empêché toute une bourgeoisie indienne, parfois très riche, de survivre.

Vers « l'indépendance » des Bantoustans.

Par la suite, les tenants du régime ont fignolé le système en tentant de donner à la ségrégation raciale une base territoriale. Oh, là encore, ils n'avaient pas grand chose à innover. Les réserves pour Africains existaient depuis un demi-siècle. Mais le projet en voie de réalisation depuis bien des années consistait à transformer ces réserves en États indépendants. Les tenants de l'apartheid ont appris ceci des grandes puissances, qu'accorder un drapeau, un hymne national, c'est encore ce qui coûte le moins cher. Alors ils ont décidé d'accorder quelques drapeaux et quelques hymnes. En effet, dans le but d'aggraver les divisions des différentes ethnies noires que l'oppression de l'apartheid avait plutôt tendance à unifier, le projet consista à créer des États tribaux : un mini-État pour les Zoulous, un autre pour les Xhosas, un autre encore pour les Sotos ; il en était prévu au total une dizaine.

Par-dessus le marché, la plupart des mini-États dont le plus petit atteint à peine 600 kilomètres carres ont été composés de plusieurs tronçons - jusqu'à une dizaine - parfois séparés par plusieurs centaines de kilomètres. L'ensemble de ces États que le régime de l'apartheid reconnaîtra comme des terres où les Noirs ont le droit d'être chez eux, occupera en tout et pour tout les 13 % du territoire de l'Union-Sud-Afriaine qui étaient déjà consacrés aux « réserves » depuis 1936 et cela bien sûr dans les zones les plus déshéritées.

Les tenants du régime savaient, bien entendu, que l'ensemble des Noirs qui représentaient 83 % de la population ne pouvaient pas s'entasser tous dans ces zones ; mais ce n'était pas ce qu'on leur demandait car l'économie sud-africaine a trop besoin des travailleurs noirs qui la font marcher. Seulement, une fois le système définitivement mis en place, chaque Noir serait officiellement considéré comme un ressortissant étranger. Oh, cela ne changerait pas grand-chose pour eux. Simplement, ils ne seraient plus privés de droits en tant que Noirs, mais ils le seraient en tant qu'étrangers.

Seulement ces pseudo-indépendances ne trompent personne et il est difficile à la bourgeoisie sud-africaine blanche de se livrer à la même comédie à laquelle se sont livrées les puissances impérialistes à l'égard de leurs anciennes colonies. La bourgeoisie française a pu accorder à la Côte d'Ivoire ou au Centrafrique un hymne, un drapeau et le droit d'être dirigés par des Houphouët-Boigny ou des Bokassa au lieu d'être gouvernés par un gouvernement blanc, pour faire croire aux peuples de ces pays qu'ils étaient désormais libres et indépendants alors qu'en réalité ils sont toujours exploités, et toujours au profit du même grand capital occidental.

Eh bien, en Afrique du Sud, c'est sur le même territoire qu'il y a la ville occidentalisée opulente et le tiers-monde avec ses bidonvilles, avec ses réserves où actuellement encore trois enfants sur cinq meurent de faim avant l'âge de deux ans. La bourgeoisie blanche d'Afrique du Sud, elle, ne peut pas mettre des centaines de kilomètres de distance entre elle et les Noirs pauvres. Même s'ils refoulent chaque soir les Noirs dans leurs ghettos, le jour ils en ont tout de même besoin ; et les ghettos ne sont séparés des quartiers à l'occidentale que par quelques rues. Et même les réserves proclamées « États indépendants » sont au milieu des fermes et des mines qui font partie de l'Afrique riche.

Peut-être que, en faisant semblant de transformer les réserves noires, les Bantoustans, en États indépendants, les tenants de l'apartheid cherchaient un peu à composer avec leur bourgeoisie, avec leur élite noire. Mais dans les bantoustans, la bourgeoisie noire ne peut même pas espérer préserver la petite part de profit qu'elle prélève sur le travail des exploités noirs. Ses intérêts se situent dans les concentrations urbaines à Soweto ou ailleurs. Evidemment, la création des mini-appareils d'État transkaïen, ciskaïen etc., même complètement dominés par l'Afrique du Sud, crée cependant des postes et des sources de prébendes, pour des ministres, des administrateurs, pour quelques éléments de la petite-bourgeoisie qui acceptent de jouer le jeu ; elle crée aussi une source de corruption mais il n'y a pas de quoi faire vivre une large petite bourgeoisie de fonctionnaires liés à l'État, comme c'est le cas dans les anciennes colonies devenues indépendantes.

Finalement, le régime de l'apartheid a du mal à faire cautionner sa politique de bantoustans même par quelques-uns des notables les plus choyés par le régime, et de toute façon la multiplication des bantoustans ne change rien à la nécessaire présence de millions d'ouvriers noirs dans cette partie de l'Afrique du Sud que les Blancs souhaitent se réserver pour eux-mêmes.

Alors oui, l'apartheid, la discrimination raciale officialisée, destinée à la préservation des privilèges politiques, économiques et sociaux de la fraction blanche de la population, petite bourgeoisie et aristocratie ouvrière comprises, rend en même temps la situation difficilement supportable, non seulement pour les exploités, mais également pour la petite bourgeoisie, voire la bourgeoisie noire.

Et si le système a comme avantage de lier à la défense de l'ordre établi l'ensemble de la population blanche, il a aussi l'inconvénient du point de vue du régime, d'unifier contre lui des mécontentements aussi divers et aussi opposés que peuvent l'être ceux des ouvriers noirs et ceux de la petite-bourgeoisie, voire de la bourgeoisie noire.

Contre l'apartheid, des luttes incessantes

Et ce mécontement s'est concrétisé, depuis la mise en place du régime de l'apartheid, par une succession pour ainsi dire incessante de conflits, d'escarmouches entrecoupés parfois de véritables émeutes.

Il y a eu plusieurs campagnes de refus collectif de présenter les « pass », il y a eu des boycotts de transports ou de centaines de produits agricoles ou industriels, des grèves, des assauts contre des édifices publics avec destruction de ce qui symbolise la domination blanche.

Il y a eu la grève générale du 1er mai 1950, la campagne de défis organisée en 1952 par l'organisation nationaliste ANC visant à transgresser les lois ségrégationnistes. Puis il y eut plusieurs émeutes, en 1956 et en 1960, chaque fois sauvagement réprimées, notamment pour protester contre l'extension de l'obligation du pass aux femmes africaines qui jusqu'alors en étaient dispensées. Il y eut des boycotts de bus ; puis, en 1960, il y eut les massacres de Sharpeville où, toujours pour protester contre l'obligation de présenter le pass, 5 000 personnes se retrouvèrent à manifester devant un poste de police. Ce fut une manifestation pacifique désarmée, sur laquelle la police tira, faisant 67 morts et 186 blessés. Ce massacre déclencha alors une réaction large, massive qui dura pendant plusieurs mois à travers tout le pays, faisant succéder grèves aux manifestations, et que le gouvernement ne parvint à briser qu'après 5 mois d'état d'urgence, et une répression qui fit des centaines de morts et des milliers de blessés.

1976 : Soweto

La répression systématique à Sharpeville brisa pour plusieurs années la combativité. Mais il y eut encore la révolte de juin 1976 à Soweto, dans cette ville-ghetto de 1 500 000 habitants réservée aux Noirs, dans la banlieue de Johannesburg, la plus opulente cité de l'Afrique du Sud blanche.

Le mouvement partit des jeunes des écoles. 10 000 écoliers noirs défilèrent à Soweto pour protester contre l'enseignement obligatoire en afrikaans, lorsque la police tira, tuant un adolescent de 13 ans.

Le meurtre de cet enfant déclencha la colère des jeunes des écoles, auxquels s'étaient joints des jeunes chômeurs, nombreux dans le ghetto. Ils ripostèrent comme ils pouvaient avec des pierres, contre les forces de police armées jusqu'aux dents.

Contre les hommes casqués qui tiraient dans le tas, ils dressèrent des barricades, mirent le feu aux bâtiments publics, aux postes de police et aux bâtiments administratifs, à tout ce qui symbolisait le pouvoir blanc. Dans le sang et les flammes un mot était repris : « Amandla », c'est-à-dire « le pouvoir ».

A l'exemple de Soweto, dans presque toutes les villes noires autour de Johannesburg, puis de Pretoria et à des centaines de kilomètres de là dans le Natal, la jeunesse descendit dans la rue.

Là, le 11 août une grande grève des travailleurs noirs paralysa la moitié des activités de Johannesburg, tandis que deux jours plus tard, au Cap, une émeute, aux dires des autorités, prit un caractère insurrectionnel.

Malgré les centaines de morts, les milliers de blessés et d'arrestations, le mouvement gagna l'ensemble du pays, ce qui ne s'était jamais vu encore. Partout c'est la domination blanche et l'injustice sociale qui étaient en cause. On était loin des protestations d'étudiants contre l'enseignement en Afrikaans. Le gouvernement, au bout de quelques trois semaines, avait d'ailleurs cédé sur ce point, sans enrayer pour autant la vague de colère.

Les jeunes de Soweto ne voulaient plus être traités en esclaves parce qu'ils avaient la peau noire et depuis qu'ils étaient descendus dans la rue pour le crier à la face des forces de répression, ils avaient entraîné derrière eux la solidarité de l'immense majorité de la population noire.

Ce qui fut caractéristique dans ce mouvement, c'est que ce sont des collégiens, encore adolescents pour la plupart, qui assumèrent de fait la direction du mouvement en appelant, avec succès, à plusieurs reprises, les travailleurs à la grève générale.

Pourtant la classe ouvrière était, elle aussi, entrée dans la lutte. En faisant grève, elle avait contribué à lui donner la force et l'ampleur d'une vague de fond déferlant sur tout le pays.

C'est des millions de Noirs travaillant dans les usines, les mines et les fermes et faisant toute la richesse de l'Afrique du Sud que les racistes blancs avaient le plus peur. Car ils savaient et savent que c'est cette force-là, si elle. se met en branle, qui peut mettre à bas leur régime.

Mais justement cette force-là n'était pas consciente d'elle-même, pas consciente qu'elle était la classe ouvrière et que, en tant que telle, elle pouvait prendre la direction du mouvement et lui ouvrir un avenir. C'était les lycéens et les étudiants qui assumaient la direction politique du mouvement issu des évènements de Soweto. Et dans cette unité des Noirs contre l'apartheid, la classe ouvrière noire ne se fit pas entendre distinctement. C'est là un des principaux problèmes qui se pose et se posera encore dans les luttes à venir contre le régime sud-africain. C'est la classe ouvrière quand elle entre en lutte, qui représente la principale force dans le pays, la seule capable de mettre à bas ce régime. C'est elle qui fait redouter aux racistes blancs chaque nouvelle explosion de colère. Mais saura-t-elle se donner une direction, une politique, des objectifs de classe ?

Une classe ouvrière qui se bat

La classe ouvrière sud-africaine se bat. Les travailleurs noirs, malgré la répression qui a suivi Soweto ont continué à mener leurs luttes. Et même si elles ont éclaté le plus souvent sur des revendications économiques, dans un régime dictatorial comme celui de l'Afrique du Sud, ces luttes ne pouvaient que prendre, inévitablement, un caractère politique.

En 1981-1982, on a assisté à une nouvelle montée des revendications ouvrières face à la crise, contre l'inflation qui ronge les salaires, pour des augmentations et contre les menaces de licenciements. Durant l'été 1982, la vague de grèves commencée dans les mines d'or a gagné les usines automobiles General Motors, Ford et Volkswagen.

Ces grèves ont pris un tour très violent. Une fois encore, il y a eu des morts et des milliers de travailleurs déportés vers les bantoustans.

Ces luttes se sont accompagnées d'une montée des organisations ouvrières et d'une poussée de la syndicalisation. Et cela bien que les grèves soient illégales, bien que les travailleurs noirs n'aient pas le droit de constituer leurs organisations syndicales. Ils ont constitué des syndicats clandestins ou semi-publics. Ils n'étaient pas reconnus, car pas enregistrés ; ils ont imposé aux patrons de négocier avec les organisations qu'ils s'étaient données.

Nationalisme africain et petite bourgeoisie noire

Le nationalisme des étudiants et des collégiens, la revendication de leur dignité expriment sans doute une révolte pleinement légitime contre l'apartheid. Mais ils ont aussi un caractère de classe. Ils expriment les aspirations des fractions privilégiées de la population noire.

Si la classe ouvrière constitue la majorité écrasante de cette population, des couches privilégiées n'en existent pas moins. Il y a des hommes d'affaires noirs : négociants, commerçants, petits patrons, propriétaires de supermarchés, de compagnies de bus ou d'entreprises diverses travaillant en rapport avec la population noire. Il y a aussi au sein de cette population des « élites » : avocats, médecins, instituteurs. Dans tout État autre que l'État raciste d'Afrique du Sud, toutes ces couches se sentiraient membres à part entière des couches privilégiées, verraient dans l'État leur État, le défenseur naturel de l'ordre et de la propriété, le rempart des privilèges que confère ordinairement la richesse dans le monde capitaliste.

Mais justement, le système de l'apartheid limite l'ascension de cette petite-bourgeoisie noire. Il condamne les privilégiés noirs à n'être que des sortes de sous-privilégiés qui, même riches, restent privés de droits politiques, en butte au mépris de la population blanche. On ne les laisse faire des affaires que dans les ghettos noirs. La bourgeoisie blanche les rejette impitoyablement dans ces quartiers, les fond avec mépris dans le monde des parias, des prolétaires.

Quand les dirigeants sud-africains acceptent de donner aux privilégiés noirs des droits politiques, le droit d'avoir un État à eux, c'est d'une façon dérisoire et grotesque : dans les bantoustans.

Lorsqu'elles se dressent contre l'apartheid, ces couches privilégiées ne revendiquent pas la fin de l'exploitation pour les travailleurs noirs. Elles revendiquent leurs droits politiques à elles, le droit à être des privilégiés comme les autres, tandis que les prolétaires noirs, eux, se dressent contre leur situation d'exploités. Ce n'est pas la même chose. Ce sont même des intérêts de classe opposés.

Le nationalisme africain, celui d'organisations comme l'ANC, fournit justement le ciment permettant de rassembler sous un même drapeau ces intérêts opposés. Et même les organisations - il y en a plusieurs - qui, à diverses périodes de lutte contre l'apartheid, ont quitté l'ANC en affirmant incarner une politique plus radicale, n'ont été plus radicales, lorsqu'elles l'ont été, que sur le terrain du nationalisme ; les unes en prônant la lutte armée immédiate, les autres en pratiquant une virulence verbale plus grande contre les Blancs. Mais le radicalisme sur ce terrain ne change rien au fait qu'elles contribuent toutes à subordonner les intérêts politiques propres du prolétariat sud-africain à ceux de la bourgeoisie noire.

Un régime solidement appuyé sur la population blanche

Depuis qu'il existe, le régime de l'apartheid a été confronté à bien des luttes, plus ou moins violentes, plus ou moins longues. Il tient cependant et cette forme de domination du capital, pourtant particulièrement abjecte, se montre solide, plus solide même que le régime de la plupart des pays africains où l'impérialisme a choisi de faire défendre ses intérêts, les intérêts du grand capital, par l'intermédiaire d'un appareil d'État composé du haut en bas de Noirs.

Le régime est solide, parce qu'il a trouvé en la population blanche, ouvriers y compris, une base sociale. Les quelque 4 millions de Blancs à qui on avait assuré le privilège de vivre à l'occidentale, à côté d'une population qui, elle, vit comme on vit dans le tiers-monde, ont lié leur sort, leurs conditions matérielles, voire leur existence tout court à la perpétuation du régime de l'apartheid. Le régime sait que, quoi qu'il fasse contre les Noirs, du moment qu'il le fait contre les Noirs, il a le soutien de cette population blanche. Non seulement cette population blanche accorde un large consensus au régime, mais elle est psychologiquement, matériellement préparée à se transformer en milices auxiliaires pour seconder, s'il y a besoin, une armée et une police quasi-exclusivement composées elles aussi de Blancs, et armées, organisées avec toute la technicité d'un pays développé.

Oui, au travers d'une évolution dont nous avons évoqué les grandes lignes, le grand capital a réussi à utiliser à son profit le nationalisme, le racisme pour s'en forger un carcan très solide contre une classe ouvrière en majeure partie composée de Noirs. Et par la même occasion, il s'en est servi aussi contre les travailleurs blancs en en faisant des kapos, des garde-chiourme, bien payés sans doute, privilégiés sans doute, mais kapos et garde-chiourme quand même.

En fait, même pour la population blanche, le régime de l'Afrique du Sud est une prison. Car même lorsqu'on est blanc, il ne fait pas bon en Afrique du Sud ne pas partager le conformisme social, raciste et anti-Noir ; il ne fait pas bon ère simplement libéral, transgresser les barrières raciales ou manifester son désaccord avec le système.

Oui, même pour les Blancs, l'Afrique du Sud est un État policier, dont la police est probablement une des plus féroces et certainement la plus efficace de tout le continent africain.

Et puis, il est vrai que le grand capital lui-même se heurte parfois aux inconvénients du système de l'apartheid, parce que le système a évidemment sa propre logique, et la barrière de couleur, le refus pour les Noirs d'accéder à certains emplois par exemple, peut gêner et gêne parfois y compris les entreprises capitalistes. C'est pourquoi, un des chefs de file de l'opposition libérale (cette opposition qui veut qu'on continue à écraser les travailleurs noirs mais en y mettant certaines formes) est un nommé Oppenheimer ; cet homme, politicien libéral à ses heures, est surtout principal actionnaire de la De Beers Compagnie, le trust minier qui domine la production sud-africaine et même mondiale, du diamant.

Bien sûr que la ségrégation dans les trains, les jardins publics ou dans les lieux d'habitation ne fait ni chaud ni froid aux capitaines d'industrie, aux banquiers ou aux actionnaires des mines. Eux, de toute façon, ils ont de l'argent pour vivre ailleurs que là où vivent les pauvres, pour fréquenter d'autres restaurants, d'autres lieux de loisirs et pour se déplacer autrement. Pour ces gens-là, pour les plus riches, il n'y a pas besoin de codifier la ségrégation, ni à Abidjan, ni à Dakar, ni même à Pais ou à New-York. Eux, c'est leur argent qui leur garantit de ne rencontrer que des gens de leur monde.

L'apartheid, c'est le cadeau qu'ils font aux autres, aux petits Blancs, à ceux que rien d'autre ne protégerait de tomber plus bas dans le prolétariat, s'il n'y avait pas les lois pour les en protéger dans une certaine mesure, à cause de la couleur de leur peau. Alors, même les aspects les plus démentiels de l'apartheid, le grand capital les assume, même lorsque ses représentants se paient le luxe de les critiquer, parce que c'est le prix qu'ils paient pour avoir le soutien de ces millions de petits-Blancs sans lesquels ils auraient bien du mal à assurer l'exploitation stable et permanente du prolétariat en majorité noir.

Et c'est également le fait de posséder cette base sociale qui donne au régime de l'apartheid de puissants arguments auprès de l'impérialisme. Parce que le régime s'est montré, grâce à ce soutien capable de mettre au pas jusqu'à présent sa classe ouvrière et donc de préserver les intérêts qui ne sont pas seulement ceux de la bourgeoisie sud-africaine d'origine boer ou anglaise, mais ainsi ceux des trusts impérialistes. Car les investissements étrangers en Afrique du Sud demeurent considérables. En fait, c'est en s'appuyant sur cette base que le régime se pose auprès des puissances impérialistes occidentales comme le gardien de l'ordre également vis-à-vis de l'ensemble de l'Afrique australe, ainsi qu'un allié du camp occidental dont la fidélité est à toute épreuve contre toute manoeuvre diplomatique ou autre de l'Union Soviétique, dans ce pays stratégiquement et économiquement essentiel.

Seulement, justement, si l'existence de cette base sociale est nécessaire pour la poursuite de l'exploitation, à la fois du sous-sol d'Afrique du Sud et de son prolétariat, réciproquement, les privilèges qui permettent au régime de garder le soutien de tous les petits Blancs sont liés à la richesse du : pays, de son sous-sol et de son économie, richesse qui permet justement de ,payer les privilèges de la minorité blanche. Le régime a beau se montrer stable depuis des décennies, il est déchiré par des antagonismes qui rendent la situation explosive. Il a subi victorieusement des escarmouches de la part de la minorité noire mais il n'a pas encore connu véritablement la guerre.

Pour la révolution prolétarienne contre l'apartheid... et toutes les formes d'oppression

Le prolétariat d'Afrique du Sud constitue le contingent le plus nombreux, le plus puissant, et de loin, du prolétariat d'Afrique. Mais pour vaincre, c'est certainement lui qui a affaire à la plus forte partie.

Mais le premier obstacle qu'il rencontrera sur le chemin de sa libération n'est même pas constitué par la puissance de la police et de l'armée sud-africaines entourées d'une population de petits Blancs solidaires, le premier obstacle, c'est de se débarrasser de l'emprise du nationalisme sur lui-même, de l'emprise des organisations nationalistes.

L'oppression de l'apartheid est certes un puissant facteur d'unification de toutes les classes et de toutes les catégories sociales noires. Cette unité peut certes être un bien, mais à condition que le prolétariat noir d'Afrique du Sud soit conscient que ses intérêts et même ses raisons de se battre contre l'apartheid ne son pas les mêmes que ceux de la bourgeoisie, que ceux des élites noires.

Le rêve de la bourgeoisie noire d'Afrique du Sud est d'accéder à ce droit, dont la présence du régime de l'apartheid la frustre, qui serait de diriger le pays comme ses congénères les dirigent au Zaïre, au Zimbabwe, en Côte d'Ivoire ou ailleurs.

Mais justement, puisque pour abattre le régime de l'apartheid, de toutes façons, il faudra à la classe ouvrière sud-africaine consentir des sacrifices considérables, eh bien il ne faut pas que ces sacrifices soient consentis simplement dans la perspective de remplacer les Vorster et les Botha blancs, par des Mobutu ou des Houphouët-Boigny qui, pour être noirs, rien sont pas moins féroces avec leurs peuples.

Si le prolétariat sud-africain se bat, il ne faut pas que ce soit uniquement pour remplacer la ségrégation par la loi, par la ségrégation par l'argent, car cette ségrégation ne vaut pas mieux.

Etant donné ce qu'est le régime d'apartheid, ses ignominies et ses atteintes à la dignité humaine, il est probable que toute révolution en Afrique du Sud commencera comme une révolution contre l'apartheid. Mais il faudra que, dans le combat contre l'apartheid, le prolétariat se donne une organisation indépendante du mouvement nationaliste. Et le prolétariat noir aurait tout intérêt à avoir une politique vis-à-vis de la fraction blanche du prolétariat, non pas en vertu d'une abstraite solidarité de classe, mais même pour des raisons d'efficacité. Car sans détacher du régime, ou tout au moins sans neutraliser une partie des travailleurs blancs, il lui sera difficile de l'emporter.

Seulement, avoir une telle politique nécessite un parti révolutionnaire prolétarien, que la classe ouvrière d'Afrique du Sud, comme bien d'autres d'ailleurs, n'a pas pu jusqu'à présent se donner.

Quant à la classe ouvrière blanche, en cas de révolution du prolétariat noir, ce sera à elle de faire ses choix. Si elle faisait le choix de soutenir jusqu'au bout, les armes à la main, le régime de l'apartheid et le règne du grand capital que ce régime représente, elle aiderait à sauver l'un comme l'autre. Mais de toute façon, si le prolétariat noir, sans être capable de l'emporter, menait une guerre civile longue et dure, au point de paralyser l'économie, au point de rendre le bon déroulement de l'exploitation impossible, les travailleurs blancs y perdraient inévitablement des privilèges que la bourgeoisie ne serait plus capable de payer !

En tout cas, s'ils prenaient la responsabilité de rendre définitive la cassure entre ouvriers blancs et noirs, il n'y aurait plus de place pour eux en Afrique du Sud.

Alors oui, nous avons la conviction que le régime de l'apartheid ne durera plus longtemps. Si cette forme particulière, ouvertement raciste, de l'oppression a pu se stabiliser pendant si longtemps, c'est bien dans le cadre d'une certaine stabilisation du monde impérialiste pendant plusieurs décennies. Mais si le régime de l'apartheid a su se protéger contre la majorité noire, il n'a rien inventé pour se protéger de l'économie capitaliste elle-même. La richesse de l'Afrique du Sud, c'est l'or, c'est le diamant sans doute, mais aussi la possibilité de les vendre. Et c'est de cette possibilité que dépend sa capacité d'assurer des privilèges à la population blanche, comme d'ailleurs d'assurer des conditions de vie qui, sur le plan matériel, ont pu paraître encore supportables à la classe ouvrière noire. Une déstabilisation de l'ordre impérialiste amènerait inévitablement des changements, des remous en Afrique du Sud elle-même.

La majorité noire de la classe ouvrière sud-africaine subit sans doute une forme particulière de l'oppression. Mais son destin n'est pas particulier. Il est le même que celui de tout le prolétariat africain, qui subit finalement, d'un bout à l'autre du continent, une exploitation tout aussi éhontée, et une oppression aussi dure, même lorsqu'elle ne revêt pas des caractères racistes. Et au-delà, le sort et l'avenir du prolétariat sud-africain est lié à celui du prolétariat mondial, à ses combats contre l'impérialisme et à sa capacité de le vaincre.

Alors, l'avenir dira si, en raison de l'apartheid, la majorité noire du prolétariat sud-africain sera dans les premiers contingents qui se lanceront dans ce combat, ou si elle s'intégrera dans le gros des troupes prolétariennes d'une révolution commencée ailleurs. L'avenir dira aussi si la fraction blanche du prolétariat choisira la barbarie, le passé esclavagiste de l'humanité ou, au contraire, s'il saura briser ses propres chaînes, et pour commencer celles qui emprisonnent son esprit, pour joindre son combat au combat de ses frères noirs.

Mais pour ce qui est du prolétariat noir, lui qui subit l'apartheid, s'il est compréhensible et légitime qu'il engage la lutte contre ce que cette barbarie a de particulier, l'essentiel c'est qu'il n'use pas ses forces dans des combats visant seulement à renverser le pouvoir raciste au profit d'autres formes d'oppression. L'essentiel c'est qu'il participe au combat du prolétariat mondial, dont il fait partie intégrante. Parce que c'est le seul combat qui pourrait régler définitivement le sort, non seulement de l'apartheid, mais de toutes les formes d'oppression, par l'intermédiaire desquelles le grand capital perpétue l'exploitation du prolétariat et assure sa domination sur le monde.

Partager