L'Union soviétique de Gorbatchev

Pourquoi la bureaucratie soviétique s'est-elle engagée, sous l'égide de Gorbatchev, dans la politique dite de « restructuration » (pérestroïka) et de « transparence » (glasnost) ?

Voilà une première question qui se pose devant l'accélération des événements en Union Soviétique depuis quelques mois. C'est d'en haut que cette politique a été engagée. Et elle l'a été avec beaucoup de prudence. Au point que, pendant longtemps, le seul aspect tangible de la « restructuration » a été ce mouvement du haut vers le bas dans l'appareil du Parti et de l'État, au travers duquel le nouveau secrétaire général remplaçait la clientèle politique de ses prédécesseurs par la sienne propre. Il n'y avait pas de quoi fouetter un chat : Khrouchtchev en fit autant en son temps.

Mais voilà que les événements s'accélèrent. Les discussions feutrées au sein de la bureaucratie sur les changements à apporter à l'économie et à la société soviétique en entraînent d'autres, y compris au-delà des rangs de la bureaucratie. Il y a des réactions dans la population elle-même.

Certaines réactions à la politique engagée d'en haut ont été voulues par Gorbatchev. Mais pas toutes. Pour la première fois depuis très longtemps, la bureaucratie est confrontée à des mouvements de masses qui, dans une large mesure, lui échappent. Il y a l'ample et explosive mobilisation de masse en Arménie. Il y a la résurgence, ici, de conflits nationaux ; là, de la contestation, sur le terrain national, du pouvoir central de la bureaucratie.

Qu'est-ce qui est en train de changer en Union Soviétique ? Comment et pourquoi ? Dans quelle mesure la classe ouvrière soviétique a-t-elle été touchée par l'effervescence ? Et comment pourrait-elle se servir de cette effervescence pour se faire entendre, et surtout pour faire prévaloir une politique qui lui soit propre ?

Gorbatchev : un homme sélectionné par la bureaucratie

La presse associe ce qui se passe en Union Soviétique à la seule personne de Gorbatchev. Dès son accession au pouvoir, au début de 1985, celui-ci paraît à bon compte différent, voire à l'exact opposé d'un Brejnev en fin de règne, dirigeant le pays à la tête d'une équipe de dignitaires d'âge canonique, qui étaient devenus le symbole - on n'ose à peine dire vivant - de l'immobilisme et du conservatisme.

Voilà donc à la tête du pays un homme qui paraît dynamique, capable d'initiatives et, semble-t-il, en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Pour sûr, le nouveau secrétaire fait plus jeune que son prédécesseur Tchernenko qui était déjà mourant lorsque ses pairs l'ont poussé dans le fauteuil de secrétaire général. Il ne faut cependant rien exagérer : Brejnev, au début de son règne, n'avait jamais que quatre ans de plus que Gorbatchev lorsqu'il a accédé au pouvoir.

Et ne parlons pas évidemment de la génération révolutionnaire de 1917 où c'était Lénine, avec ses 50 ans, qui faisait figure de vieux. Mais, si Lénine a pu dire que la révolution était la jeunesse du monde, on ne peut évidemment pas en dire autant de la bureaucratie !

Avec son style new look, Gorbatchev a, avant même son accession au pouvoir, séduit la « dame de fer » (c'est elle qui le dit !) et, en tout cas, les journalistes occidentaux.

Mais le côté médiatique mis à part, c'est tout de même, cependant, la volonté réformatrice de Gorbatchev que tout un chacun souligna dès son accession au Kremlin. Et comme il ne s'est pas contenté de discours, on lui a vite forgé l'image d'un dirigeant qui, à lui seul, et en tout cas, contre cette lourde bureaucratie qui étouffe la société soviétique, serait en train de procéder à des transformations dont son pays a grand besoin.

Alors, Gorbatchev serait-il un réformateur contre la bureaucratie ? Pourtant, si quelqu'un est sorti du giron de la bureaucratie et a accédé au pouvoir après avoir été sélectionné par elle, c'est bien Gorbatchev.

Accéder au plus haut degré du sérail politique de la bureaucratie exige probablement autant de conformisme au milieu ambiant que de se hisser au sommet du personnel politique de la bourgeoisie d'une grande puissance. A ceci près d'ailleurs que le système de sélection régnant au sein de la bureaucratie est à l'abri des éventuelles surprises des systèmes électoraux occidentaux qui, déjà, n'en réservent pas beaucoup.

Alors, ce parcours obligé des bureaucrates, jusqu'à devenir le premier d'entre eux, Gorbatchev l'a accompli avec succès.

Conformément à la tradition pour les dignitaires du régime, les biographes, officiels ou non, accordent des origines familiales tout à fait favorables à la future carrière du petit Mikhaïl.

Andreï, son grand-père, était « fondateur et président d'une ferme collective » . Et, comme il se doit, il était « très travailleur et jouissait d'un grand respect ».

Sergueï, fils du précédent et papa de l'actuel secrétaire général, était, comme le souligne un biographe, « un homme modeste profondément respecté pour ses aptitudes ainsi que pour sa sagesse et son impartialité dans les affaires du Parti ».

Ayant de pareils ascendants, le rejeton de la famille se devait de se montrer digne d'eux. Ainsi, dès l'âge de 18 ans, le jeune Gorbatchev fut décoré de l'Ordre du Drapeau Rouge, en récompense de son travail, comme aide puis conducteur de moissonneuse-batteuse. Mais le jeune Gorbatchev n'est pas resté longtemps sur la moissonneuse-batteuse !

En 1950, à 19 ans, il « monta » faire des études de droit à Moscou. Il entra alors au Komsomol et, deux ans plus tard, il adhéra au Parti. A l'époque, Staline régnait toujours en maître absolu.

Mais l'atmosphère d'alors à Moscou, marquée par le complot dit « des blouses blanches », ne sembla gêner en rien l'étudiant Gorbatchev nommé secrétaire du Komsomol à la faculté de droit. Depuis, il n'a pour ainsi dire jamais cessé d'être secrétaire de quelque chose.

N'importe quel étudiant soviétique savait que la réussite universitaire et plus encore l'obtention d'une place après les études étaient conditionnées par l'appartenance au Komsomol et au Parti. Et, dans cette course aux places, l'occupation d'un poste de secrétaire du Komsomol était un avantage à ne pas négliger.

Gorbatchev ne le négligea pas, comme il ne négligea rien qui puisse favoriser son ascension sociale. Lui, l'étudiant venu de province et issu d'une famille de paysans, épousa la fille d'un journaliste et économiste moscovite. Cette ascension sociale, Gorbatchev allait la poursuivre en faisant carrière dans le Parti. Il n'était pas un étudiant plus bête qu'un autre et il avait vite compris, comme tout un chacun, que l'une et l'autre allaient de pair.

A la fin de ses études, en 1955, il quitta Moscou et rejoignit sa province natale. De la part de quelqu'un qui aspirait à faire carrière dans le Parti, il pouvait sembler paradoxal de s'éloigner de la capitale et de l'appareil central du Parti. Le paradoxe n'était qu'apparent. Comme le fait remarquer un de ses biographes, à Moscou, Gorbatchev « serait resté longtemps un modeste rouage » dans le Parti.

Dans sa région d'origine, une province du sud, proche du Caucase, il lui fut plus facile d'obtenir des postes et de gravir les échelons de la hiérarchie du Parti. Nommé dès son retour à Stavropol, il eut un poste de responsable au Komsomol de la ville, puis devint membre du comité du Parti.

En 1960, Khrouchtchev nomma un nouveau premier secrétaire du territoire de Stavropol : Koulakov. Gorbatchev se plaça alors dans le sillage de l'homme le plus puissant de la région, celui qui avait le pouvoir de faire et défaire les carrières. Koulakov fit celle de Gorbatchev.

Dès l'arrivée de Koulakov, Gorbatchev fut porté au poste de premier secrétaire du Komsomol de la région. Cela lui valut d'être, l'année suivante, en 1961, pour la première fois délégué à un congrès du Parti.

Une nouvelle année s'écoula. Et son parrain, Koulakov, lui offrit le poste de chef du département des cadres du Parti du territoire. Gorbatchev présidait désormais aux promotions et aux disgrâces au sein du Parti de la région. Client de Koulakov, il pouvait commencer à constituer sa propre clientèle.

Les méandres et les virages politiques décidés dans les sommets du Kremlin ne manquaient pas dans cette période : déstalinisation accompagnée d'un certain dégel, élimination des hommes faisant de l'ombre à Khrouchtchev, limogeage de ce même Khrouchtchev, nouvelle direction collégiale Brejnev-Kossyguine-Podgorny...

Gorbatchev prit tous ces virages comme il convenait, là où quelques autres ont dû laisser des plumes...

A la chute de Khrouchtchev, Koulakov, protecteur de Gorbatchev, fut appelé au Kremlin pour occuper le poste de secrétaire du Comité Central à l'Agriculture. Puis, cinq ans après, en 1971, Koulakov devint titulaire dans le saint des saints : le Politburo, faisant désormais partie de cette douzaine de hauts bureaucrates qui concentrent entre leurs mains tous les pouvoirs au sein du Parti et dans le pays.

La barque de Gorbatchev continua à avancer à quelques encablures de celle de Koulakov. Entre temps, Gorbatchev avait poussé le mimétisme jusqu'à obtenir un diplôme d'agronome comme... Koulakov.

Comme l'étoile de Koulakov montait, Gorbatchev atteignit en 1970 le sommet de la hiérarchie régionale et devint le premier secrétaire de la région, avant d'ajouter à ce titre ceux de député au Soviet Suprême et membre du Comité Central.

Partant du principe : « aide-toi et Koulakov t'aidera », Gorbatchev sut utiliser sa position de premier secrétaire de la région pour nouer des contacts qui, une dizaine d'années plus tard, se transformeraient en alliances au moment de la succession de Brejnev.

En tant que premier secrétaire du Parti, Gorbatchev était tenu d'accueillir les hauts dignitaires venant dans la région. Obligation protocolaire à laquelle il consentait volontiers puisqu'elle lui permit de nouer des liens avec Souslov, le numéro deux du Parti, et Andropov, alors chef du KGB, qui venait passer des vacances dans le territoire administré par Gorbatchev.

La mort de Koulakov en 1978 aurait pu être une malchance pour son protégé. Ce fut, au contraire, la grande chance de Gorbatchev, qu'on appela, en effet, au secrétariat du Comité Central pour prendre la succession de son regretté parrain. Sans doute l'immobilisme de l'équipe dirigeante sous Brejnev le favorisa-t-il ? Il ne fallait pas bouleverser l'équilibre entre les clans et les clientèles représentés au sommet du pouvoir.

Deux ans après, en 1980, devenu membre titulaire du Politburo, Gorbatchev faisait partie de ce tout petit nombre de dirigeants, appartenant à la fois au secrétariat du Comité Central et au Politburo, qui détiennent le maximum de pouvoirs.

Cette nomination au Kremlin et cette ascension accélérée eurent lieu à un moment où la succession de Brejnev était au centre de toutes les questions. C'était d'ailleurs probablement à l'époque la seule question importante qui préoccupait vraiment les dirigeants. C'est dire que la nomination d'un nouveau dirigeant en 1978 et, ensuite, la décision de lui attribuer un poste-clé avaient dû être étudiées et pesées plus d'une fois par les hauts bureaucrates en concurrence pour la succession, chacun d'eux cherchant à s'assurer des soutiens ou à éliminer des adversaires possibles.

De l'avis même d'un de ses biographes, Gorbatchev sut : « ne pas se faire remarquer » , apportant un soutien indéfectible au chef du Kremlin en titre, ne se plaçant jamais en opposition à la ligne du moment jusqu'au jour où, s'étant assuré des soutiens suffisants, il put lui-même prétendre au poste de secrétaire général du Parti.

Un Andropov par exemple connut, au cours de sa carrière, une période de disgrâce pour avoir un jour refusé d'obéir à Malenkov. Dans la carrière de Gorbatchev, il n'y a point une de incartade à la règle d'obéissance aux supérieurs !

Et la montée de Gorbatchev, à la fin des années 70 et au début des années 80, jusqu'aux plus hauts échelons de la hiérarchie du Parti, témoigne de son sens de la manoeuvre au sein de l'appareil. Mais l'appareil a eu, de son côté, le temps de façonner le jeune homme ambitieux, et la haute bureaucratie l'occasion de peser ses capacités politiques à bien la représenter.

C'est un homme sélectionné par la bureaucratie, non pas dans une période de tempêtes sociales, comme le fut Staline, mais sélectionné quand même, qui accéda enfin en 1985 au poste suprême de secrétaire général.

Une « réforme » rapidement accomplie : l'élimination des rivaux

Devenu secrétaire général, Gorbatchev s'attaqua aux premières de ses réformes : le nettoyage de l'appareil du Parti et de l'État de ses concurrents directs, de ses rivaux possibles et des clientèles respectives des précédents.

Les affaires furent menées rondement. A la fin de 1985, Gorbatchev avait déjà éliminé Romanov, l'autre jeune loup, qui fut un temps son rival direct, puis Grichine et Tikhonov qui apparaissaient les plus encombrants.

Le 27e congrès du Parti, prévu fin 1985, fut repoussé début 1986, afin d'avoir le temps d'en renouveler la composition. Résultat de l'opération : les trois quarts des délégués étaient des nouveaux, et le Comité Central fut renouvelé à 40 %.

A ce moment-là, 70 % des ministres avaient été évincés et la moitié des cadres des républiques avaient été changés. Et le secrétariat du Comité Central ne comptait plus de membre titulaire du Politburo brejnévien, à l'exception d'un seul : Gorbatchev lui-même.

Ce renouvellement massif des cadres serait-il l'expression de la volonté de Gorbatchev de « combattre » la bureaucratie, comme certains l'affirment ? Ou serait-ce, en tout cas, l'expression de la résistance de la bureaucratie devant les réformes de Gorbatchev ?

C'est déjà une interprétation très orientée. Bien plus prosaïquement, Gorbatchev, installé au sommet, avait besoin de faire place nette pour installer des hommes de sa génération - des hommes proches de lui de préférence, bien évidemment - c'est-à-dire de faire très exactement ce que fit Khrouchtchev en son temps, puis - quoique à une échelle bien moindre - Brejnev lui-même.

En son temps, Staline procédait à des purges périodiques - et autrement plus violentes - au sein de l'appareil, en dehors même de tout problème de succession.

Le nettoyage des anciens étant fait, Gorbatchev en est, à en juger par la dernière conférence du Parti, à mettre à la porte ou à rétrograder ceux qui, comme Ligatchev, l'ont aidé à accéder au pouvoir, mais qui ont le grave défaut de ne pas faire partie de sa clientèle personnelle.

Installé aussi solidement au pouvoir que peut l'être un secrétaire général, il est confronté d'emblée à tous les problèmes qui se posent à la bureaucratie et, au premier chef, aux problèmes économiques.

L'économie dans l'impasse du collectivisme bureaucratique

« L'économie est dans une impasse », l'expression se retrouve aujourd'hui dans la bouche de tous les dirigeants soviétiques. « Les années de stagnation » , telle est désormais la formule consacrée pour désigner la fin de la période brejnévienne et les années ayant précédé l'arrivée au pouvoir de Gorbatchev.

Pendant les décennies qui suivirent la révolution d'Octobre, l'économie soviétique, bénéficiant de cette « accumulation primitive » que fut l'expropriation radicale des classes possédantes, de la suppression de la propriété privée des moyens de production et de la concurrence, de la planification, connut des succès spectaculaires. La croissance de la production industrielle s'effectua à un rythme jamais atteint par aucun pays capitaliste. Mais cette période n'est plus qu'un très lointain souvenir.

Dans l'agriculture, la situation est sans doute pire. Selon Aganbeguian, l'économiste n° 1 de la « pérestroïka », la production agricole a baissé en Union Soviétique depuis 1978 ! Cela veut dire que, sur ce problème essentiel qui touche directement toute la population, la situation a empiré ces dernières années.

Certes, la population ne meurt pas de faim en Union Soviétique. Les gens vivent. C'est mieux qu'au Brésil, pays comparable par la taille, les ressources et le niveau de développement économique de départ. Au Brésil, le capitalisme des grandes entreprises ultra-modernes et le luxe des possédants se combinent avec la misère et la famine. Mais, en Union Soviétique, il faut chaque jour, pour se nourrir, perdre des heures, courir à l'autre bout de la ville où se produit un arrivage, piétiner sans jamais être certain d'être servi. Aucune statistique ne rend compte de ce gaspillage colossal de temps et d'énergie. Mais la population soviétique le ressent profondément.

« L'Union Soviétique produit 4,5 fois plus de tracteurs que les États-Unis » - écrivait Aganbeguian il y a un an - « alors qu'elle a une production végétale qui ne représente qu'un tiers de celle des Américains ». Oui ! mais il y a la qualité des tracteurs produits et aussi des problèmes d'approvisionnement en pièces de rechange, de livraison d'engrais, d'organisation des récoltes, du transport et du stockage des produits. Entre un cinquième et un quart des récoltes est ainsi, officiellement, perdu.

Le saucisson se fait de plus en plus rare sur les étagères des boutiques. Gorbatchev sait cela et le reconnaît : lors de son voyage en Sibérie retransmis par la télévision, il interrompit un officiel en train d'expliquer comment les objectifs de production de viande avaient été remplis : « Vos calculs montrent toujours que nous avons presque atteint le bon chiffre. Mais les gens en rient ».

Le problème pour les dirigeants soviétiques est, d'ailleurs, moins que les gens en rient que, tout simplement, l'impossibilité d'être informés de la situation exacte. La gabegie masquée par de fausses statistiques a pris une telle ampleur que les chiffres ne signifient plus rien et que la haute bureaucratie, qui prétend tout régenter, n'est même plus au courant de rien. Cette économie, théoriquement centralisée, n'est plus contrôlée par personne.

Alors, toute une économie parallèle s'organise à côté de l'économie officielle, coupée de la réalité. « On se débrouille ». Cela devient une institution d'État. Au point d'ailleurs que les bureaucrates sont forcés d'intégrer ces phénomènes dans leurs calculs et leurs raisonnements.

La presse évoque ouvertement désormais l'existence du « marché noir » et du « marché gris », terme qui désigne la zone floue entre ce qui n'est pas autorisé et ce qui n'est pas vraiment ou pas trop lourdement condamné.

La corruption est partout. En pleine conférence nationale du Parti, en juin dernier - et la coïncidence n'était pas fortuite car certains délégués avaient été accusés de corruption par la presse - , on a annoncé l'ouverture du procès de Tchourbanov, gendre de Brejnev, ancien vice-ministre de l'Intérieur - donc de la police - impliqué dans les gigantesques détournements financiers commis sur plusieurs années en Ouzbékistan. Le nouveau secrétaire du Parti de la république Ouzbèke a révélé à cette occasion que 18.000 membres du Parti avaient été exclus pour corruption !

La propre fille de Brejnev était à la tête du trafic des diamants. D'autres hauts bureaucrates, eux, se sucraient avec la vente au noir du caviar des pêcheries de la mer Caspienne ou faisaient leur beurre dans la fourrure. Un certain nombre des plus voyants de ces renards très argentés ont été déboulonnés.

Durant le seul mois de janvier 1987, sont passés à la trappe : Kounaev, ancien membre du Bureau Politique, brejnévien inculpé pour ses trafics au Kazakhstan ; le vice-ministre de l'Industrie automobile a écopé de 15 ans de camp pour avoir vendu des véhicules au marché noir ; le chef de la construction de logements pour la ville de Moscou a été arrêté pour avoir attribué des logements contre des contre pots-de-vin ; le vice-président du Conseil de Géorgie et responsable du logement fut arrêté, lui aussi, pour le même motif.

Grâce à la mort de Brejnev, et au fait que sa fille et son gendre ne sont plus protégés, et que c'est même l'inverse, on a une petite image de ce qu'était la corruption dans les couches dirigeantes.

Les plus honnêtes ferment les yeux et les plus avides ouvrent la main. Mais c'est toute cette bureaucratie dont le travail consiste à discourir sur le communisme et à citer le Capital de Marx, qui est avide comme le sont les petits bourgeois occidentaux, à ceci près qu'elle est un peu plus contrainte à cacher ses agissements.

Oh ! le détournement par une minorité de privilégiés d'une bonne partie des fruits du travail de la majorité, l'Occident capitaliste le connaît ! Il ne connaît même que cela. Mais cela se fait ici au grand jour, de façon juridiquement consacrée et socialement acceptée. En tout cas, jusqu'à la révolution prolétarienne ! Cela s'appelle du profit. Que la propriété privée est une belle invention pour les exploiteurs !

La bureaucratie, elle, agit en secret, en voleuse, de façon minable, derrière le dos de la société. Elle prélève sa dîme comme elle peut.

Alors, évidemment, même quand il s'agit de dénoncer ne serait-ce que le quart du dixième de ses détournements, cela fait encore beaucoup. Et certaines déclarations des dirigeants soviétiques d'aujourd'hui prennent des accents presque trotskystes !

« L'appareil bureaucratique s'est substitué au peuple. Non ! il n'en est sorti aucune classe de propriétaires riches vivant avec des revenus illicites. Mais, s'étant emparé du droit de gérer la propriété sociale, cet appareil a sérieusement compromis l'influence des producteurs - ouvriers et paysans - sur le développement de la production et il a fait en sorte que ceux-ci n'aient plus aucun intérêt à la perfectionner et à en élever l'efficacité ».

Ces fortes paroles sont signées Ryjkov, président du Conseil de l'URSS et numéro deux derrière Gorbatchev, interviewé le 3 novembre dernier par un journal financier français !

Les réformes économiques

Alors, quelles sont les mesures prises dans le cadre de la « pérestroïka », cette « restructuration révolutionnaire » de la société et de l'économie dont parle Gorbatchev ?

Le 1e janvier, la loi sur les entreprises est entrée en vigueur. Elle prévoit, afin d'empêcher les entreprises de produire des articles ne faisant pas l'objet d'une demande, qu'elles seront désormais payées quand leur production aura été vendue. Il y a en effet un problème dans le système actuel : le plan prévoyant la production de telle quantité de chaussures ou de clous, l'entreprise n'a plus qu'à se préoccuper d'atteindre la quantité fixée par le plan, sans se soucier de la vente.

Une autre mesure consiste à limiter l'intervention des ministères économiques qui ne fixeront plus tous les prix, mais seulement ceux des produits de base, et à introduire le principe de l'autofinancement qui obligera l'entreprise à réaliser des bénéfices. Il s'agit d'essayer de « responsabiliser » les directeurs et d'alléger la tutelle de l'administration centrale.

Il a été aussi décidé de créer des coopératives privées que le régime qualifie pompeusement de « nouveaux droits démocratiques de la population » . En Occident, les uns décèlent avec espoir dans les coopératives la renaissance du capitalisme en Union Soviétique, les autres au contraire s'en inquiètent. Mais le phénomène ne recouvre pas la même chose à la campagne et dans les villes.

La remise aux paysans par des baux de 50 ans, de terres en usufruit, donc avec possibilité de les transmettre à leurs enfants, est susceptible de prendre un caractère de masse. Les motivations individuelles des paysans pourraient y trouver leur compte. Mais il s'agit plus de l'extension d'un état de fait que d'une véritable nouveauté. Les marchés kolkhoziens où les paysans vendent librement à des prix non réglementés une partie de la production de leurs lopins privés, constituent un phénomène déjà ancien.

En revanche dans les villes, les coopératives ou les initiatives privées ont un poids bien moindre. On peut juger ces tentatives de deux points de vue. D'un point de vue politique et social, cela va sûrement dans le sens de l'enrichissement de certains milieux privilégiés qui prospéreront d'une autre façon que la bureaucratie dans les interstices d'une économie étatisée. Cela tend à renforcer une couche petite bourgeoise au sens tout à fait capitaliste du terme. Ces gens-là espèrent que ce n'est qu'un début.

Mais d'un point de vue économique, le phénomène est encore très minoritaire. Quarante mille personnes seulement, fournissant 1 % des services, travaillent de cette façon à Moscou, presque exclusivement dans des secteurs marginaux : restaurants, cafés, commerces, taxis. Ils fournissent, en somme, ce que l'État n'offre pas en matière de services. Mais les coopératives n'existent presque pas dans le domaine de la production industrielle.

En réalité,la bureaucratie procède par tâtonnements comme elle l'a souvent fait par le passé. Khrouchtchev en 1958 avait déjà décidé de supprimer les ministères industriels de façon à rendre les entreprises plus libres de tisser des liens directs. Kossyguine en 1965 avait mis sur pied un programme, jeté ensuite aux orties, et visant à augmenter l'autonomie des entreprises.

Finalement, si on néglige ce qui n'est que poudre aux yeux, on constate que la bureaucratie d'aujourd'hui en revient principalement aux vieilles recettes : tenter d'améliorer la situation au détriment de la classe ouvrière. Si les choses vont mal, c'est que les ouvriers travaillent mal et surtout pas assez. Pour qu'ils travaillent moins mal, on envisage de renforcer la discipline dans les entreprises.

En envisageant la possibilité de licencier les ouvriers, au cas où leur entreprise ne serait plus rentable, les bureaucrates donnent au mot « pérestroïka » (restructuration, en français) le même sens que les patrons bien de chez nous. Mais, en Union Soviétique où le chômage n'existe pas, où les travailleurs, mal payés sans doute suivant les critères de l'Occident, ont au moins l'avantage non négligeable de la sécurité de l'emploi, il n'est pas certain que la mesure passe. Devant la crainte de réactions ouvrières, les bureaucrates reculeraient peut-être. Mais on voit dans quelle direction ils cherchent.

Comme on le voit aussi avec le projet de réforme des prix. Pour le justifier, Gorbatchev évoque des raisons économiques dont une partie est sans doute tout à fait plausible dans un système où les prix sont définis de façon bureaucratique et non contrôlée ni par les consommateurs, ni même par les lois du marché.

Mais c'est à juste titre que cette réforme soulève les inquiétudes les plus largement partagées, en particulier dans la classe ouvrière, car elle sera l'occasion pour la bureaucratie d'annuler, en même temps, certaines subventions pour les articles de consommation courante, ce qui se traduira inévitablement par des hausses importantes sur les articles de première nécessité et, en conséquence, par une dégradation du niveau de vie de la classe ouvrière.

Et c'est toujours la classe ouvrière qui est visée lorsque Gorbatchev se pose en champion de l'augmentation du rendement, ce qui n'est pas quelque chose de nouveau pour la bureaucratie en Union Soviétique.

Trotsky notait déjà que « La lutte pour l'augmentation du rendement du travail, jointe au souci de la défense, constitue l'essentiel de l'activité du gouvernement soviétique »

Mais ces tentatives de rattraper le rendement du travail de l'Occident capitaliste développé, maintes fois engagées par les bureaucrates, n'ont jamais réussi. Et cela repose sur un fondement profond que la bureaucratie n'a pas le pouvoir de modifier : le rendement élevé du travail de l'Occident impérialiste résulte d'un long développement économique dans le cadre de la division internationale du travail et de l'exploitation du monde entier.

Le seul choix qui est laissé à l'Union Soviétique de la bureaucratie, c'est de s'isoler de la division internationale du travail, avec les inconvénients graves que cela comporte, ou bien de s'ouvrir et de se faire piller par l'impérialisme.

Pas plus que pour les pays sous-développés, il n'y a en Union Soviétique de chance de rattraper et de dépasser le niveau économique des pays les plus développés d'Occident autrement que par le renversement de la bourgeoisie. Et c'est précisément cette voie-là que ferme le « socialisme dans un seul pays des bureaucrates », dogme intouchable s'il en est, quel que soit le bureaucrate en chef installé au Kremlin.

Aujourd'hui, la « pérestroïka » tente d'alléger les dépenses militaires de façon à concentrer ses efforts sur l'augmentation de la productivité. Mais cela ne sera pas aisé. Le travail des millions de prisonniers des camps staliniens pouvait être utilisé pour construire des routes. Le capitalisme aussi a, en son temps, utilisé les mêmes méthodes de travail forcé pour bâtir ses voies ferrées en Afrique et en Amérique. Mais les méthodes policières et dictatoriales constituent un obstacle insurmontable dans une économie plus développée.

Et Trotsky résumait ainsi le problème il y a plus d'un demi-siècle, dans son livre La révolution trahie :

« On peut construire des usines géantes d'après des modèles importés de l'étranger sous le commandement bureaucratique, en les payant, il est vrai, le triple de leur prix. Mais plus on ira, plus on se heurtera au problème de la qualité et celui-ci échappe à la bureaucratie comme une ombre. La production semble marquée du sceau gris de l'indifférence. Dans l'économie nationalisée, la qualité suppose la démocratie des producteurs et des consommateurs, la liberté de critique et d'initiative, toutes choses incompatibles avec le régime totalitaire de la peur, du mensonge et de la louange ».

On croirait, en lisant ces paroles, que Trotsky commentait le dernier discours de Gorbatchev, alors que c'est à Staline qu'il répondait !

Dans le cadre de la lutte pour le rendement, les bureaucrates de la « pérestroïka » dénoncent volontiers l'insouciance et l'absence de motivation des travailleurs. Mais c'est la bureaucratie elle-même qui tue l'initiative créatrice et le sentiment de responsabilité sans lesquels il ne peut y avoir de progrès qualitatif.

La « Glasnost » : les conséquences voulues et celles qui le sont moins

Mais c'est moins la « pérestroïka » que la « glasnost » qui a valu à Gorbatchev d'avoir sa réputation de réformateur. Il est vrai que c'est cet aspect de sa politique qui risque d'avoir et qui a déjà les conséquences, voulues ou au contraire subies, les plus importantes.

« Glasnost », on sait aujourd'hui en Occident que cela signifie à peu près transparence. Le mot est à la fois clair (c'est le cas de le dire !) et en même temps assez vague pour que chacun lui donne le sens qu'il veut, y compris celui de démocratisation.

Alors, pourquoi donc la « glasnost » ? Gorbatchev lui-même en donne la raison lorsqu'il répète, comme il vient encore de le faire à Orel lors de la conférence nationale sur l'amélioration de l'approvisionnement : « Pour que la reconstruction triomphe, il faut la transparence... Il ne faut pas avoir peur de nous regarder et de tout voir comme cela est dans la réalité ».

Comment, en effet, la bureaucratie pourrait-elle faire ne serait-ce qu'un diagnostic de la situation économique, alors que les chiffres sont truqués et que toute l'économie est opaque ? En fait, cette opacité de l'économie a une raison sociale profonde : c'est derrière cette opacité que se cachent les privilèges de la bureaucratie et les prélèvements qu'elle fait sur les revenus de la classe ouvrière et de la paysannerie pour assurer ses privilèges. Gorbatchev, pas plus que ses prédécesseurs, ne veut, ne peut toucher à cette opacité.

Mais trop, c'est trop. Et on peut volontiers croire la haute bureaucratie lorsqu'elle dit vouloir un peu de transparence, au moins pour elle-même.

Mais comment donc pourrait-elle être informée dans un régime de terreur, où chacun tremble d'exprimer une opinion ?

Comment, à plus forte raison, pourrait-elle débattre de ses problèmes et se forger une opinion ?

L'absence de libertés que la bureaucratie impose à toute la société pour préserver ses privilèges et qu'elle s'impose par la force des choses à elle-même, se retourne contre elle.

Comment déceler les aspects les plus aberrants de la gestion bureaucratique, les corruptions qui dépassent les normes socialement admises par la bureaucratie, si les inférieurs tremblent à tous les échelons devant les supérieurs, si leur souci principal est d'être dans la ligne et non pas de trouver une solution, fut-ce pour préserver les intérêts généraux de la bureaucratie ?

Mais jusqu'où peut-on desserrer le carcan de la crainte du formalisme bureaucratique, de l'absence d'initiatives et de l'absence de discussions, sans mettre en péril le règne de la bureaucratie sur la société ? La bureaucratie ne dispose pas de réponse à cette question.

La génération de bureaucrates qui s'est emparé du pouvoir au travers d'une lutte féroce contre la classe ouvrière, mais aussi dans une certaine mesure contre la bourgeoisie, de l'intérieur comme de l'extérieur, avait fait, elle, en son temps l'expérience qu'il fallait sacrifier sa propre liberté pour préserver ses privilèges et accepter qu'un chef suprême s'arroge le droit absolu de trancher de toutes les questions. Cette génération de bureaucrates est morte, décimée d'abord par le chef qu'elle s'était donné, puis par la vieillesse, tout simplement.

Et depuis la fin de la guerre froide, voici une trentaine d'années, la bureaucratie vit collectivement l'expérience d'une certaine stabilité, voire de complicité avec la bourgeoisie impérialiste. Cette génération de bureaucrates n'a pas connu de menace directe, visible, expérimentée « dans sa chair et ses os », venant de la part de la classe ouvrière.

Et puis, la bureaucratie s'est étendue, (elle est évaluée par Gorbatchev à quelque 18 millions de personnes), incluant la large couche inférieure de ceux qui administrent et dirigent à l'échelon local, et qui constituent une sorte de base sociale pour la haute bureaucratie.

Alors, il faut croire qu'une partie en tout cas de la haute bureaucratie, celle qui donne le ton depuis quelques années (et il faut dire ici que cela ne date pas de Gorbatchev, mais déjà d'Andropov), estime - à tort ou à raison - qu'elle peut desserrer un peu le carcan de la dictature sur la société. Cela va sûrement dans le sens des aspirations individuelles d'une grande partie des bureaucrates eux-mêmes. Mais ses dirigeants politiques peuvent aussi estimer que cela leur permet de mieux régler un certain nombre de problèmes dans le sens de la préservation de leurs intérêts collectifs.

Oh ! les changements dans le sens d'un assouplissement du régime, du moins dans ce qui dépend des initiateurs de la haute bureaucratie, sont extrêmement peu nombreux et prudents.

Il y a, par exemple, le fait que les élections ont lieu maintenant à bulletins secrets, avec possibilité de présenter des candidatures multiples.

Un numéro récent de la version française - donc écrit pourtant pour la publication en Occident - de l'hebdomadaire soviétique Les nouvelles de Moscou a fait un reportage instructif sur la façon dont se déroulait l'élection du premier vice-président du Comité Exécutif du Soviet de Alma-Ata où il y avait - innovation ! - 14 postulants.

La commission des candidatures avait finalement retenu cinq noms. Parmi les heureux sélectionnés, plus aucun employé, ni même ingénieur. Par contre, il restait en lice, entre autres : le directeur du groupement des gares routières de la région, le chef de la direction d'aménagement des routes, le vice-président du comité d'État du gaz de la République.

Voici le récit de la campagne électorale fait par le journal : « Ils ont tous publié leur programme de développement de la capitale dans le journal du soir, et sont intervenus dans les réunions se tenant dans les différents arrondissements d'Alma-Ata. Il y eut aussi une rencontre-débat en direct avec les téléspectateurs ».

Ensuite, après avoir signalé que deux des candidats s'étaient désistés, le journal racontait le débat des trois candidats restants devant les députés du Soviet de ville : « Voilà une question intéressante : lequel préféreraient-ils eux-mêmes pour ce poste ?

« Pour être franc, Alexandre est mieux préparé à ce travail », ont convenu Salikov et Tokkoulov, il a une plus grande largeur de vue, il noue facilement des contacts, il a le don de la communication et du commerce des gens » .

Et Alexandre Minibaïev fut élu. Faut-il préciser que c'était le premier secrétaire d'un comité du Parti ?

Ajoutons cependant que cette élection a eu lieu dans un contexte sans problèmes, accompagnée du doux ronronnement du fonctionnement bureaucratique. Mais il n'est évidemment pas dit que même une mesure aussi anodine ne puisse donner lieu à de tout autres conséquences en cas d'effervescence politique.

Le petit jeu frondeur du Soviet d'Estonie, dont la plupart des membres ont pourtant été élus, c'est-à-dire désignés, sous Brejnev en constitue l'exemple.

Passons sur cette autre réforme politique qui consiste à encourager les secrétaires de Parti de la région, de la république ou de l'ensemble de l'Union Soviétique à postuler à la présidence du Soviet de l'échelon concerné. Cette réforme aura permis à Gorbatchev de cumuler les fonctions de secrétaire général avec celle de chef de l'État. Cela simplifiera peut-être le travail des chefs de protocole des pays occidentaux en cas de visite officielle, mais ne changera pas beaucoup la vie des Soviétiques.

En fait, bien plus que ces diverses mesures, l'aspect le plus important de la « glasnost », celui qui a eu le plus de conséquences, est la libéralisation du ton de la presse officielle. Cette libéralisation dont bénéficient les journalistes qui sont, rappelons-le, journalistes d'État, leur a permis d'aborder des thèmes qu'ils n'avaient pas le droit d'aborder auparavant, de les discuter, de donner dans une certaine mesure le droit à la parole pour les lecteurs, dans le but affirmé de permettre à la presse d'exercer un certain droit de regard, sinon de contrôle sur certains aspects de la vie économique, politique et sociale.

Lundi 14 novembre 1988, la retransmission en France, dans Océaniques sur FR3, d'une émission de la télévision soviétique concernant la période stalinienne, donnait une assez bonne idée du ton de la télévision soviétique en ce moment et aussi, au-delà, de la portée et des limites des changements introduits par Gorbatchev.

D'un côté, une liberté de ton et de critique du stalinisme inimaginable il y a quelques années, en tout cas à la télévision, et pas sous la forme d'un rapport secret. Mais elle montrait aussi à qui Gorbatchev entendait plaire en donnant la parole à des bureaucrates écartés ou emprisonnés sous Staline et aigris, en dénonçant la répression contre les paysans, contre les cadres et les techniciens compétents, contre l'armée. Un historien militaire affirmait ainsi que Staline a fait plus de victimes parmi les officiers de l'armée soviétique dans les purges précédant la guerre qu'il n'y a eu d'officiers tombés dans la guerre elle-même !

Mais, en revanche, pas un mot sur la répression impitoyable contre la classe ouvrière elle-même. Et la longue évocation du destin de Boukharine, avec le témoignage de sa femme, a été aussi manifestement voulue par un Gorbatchev qui a la coquetterie de chercher des références du côté de Boukharine.

Le ton de cette émission de télévision donne une idée du changement de ton dans la presse dans son ensemble. Bien sûr, chaque rédaction continue à être chapeautée par un « rédacteur politique », euphémisme désignant le censeur et la « voix de son maître » ! Et bien entendu, dans sa variété même, cette presse toujours officielle joue dans son ensemble la mélodie du pouvoir. Des journaux ou des publications indépendants du régime ne sont toujours pas autorisés. Mais, cependant, étant donné le très grand nombre de journaux soviétiques, le nombre encore plus grand de rédacteurs en chef, de journalistes interprétant la ligne officielle chacun à sa façon, en fonction de ses propres opinions politiques, cela donne tout de même une presse qui est aujourd'hui probablement aussi variée que peut l'être la grande presse en France, disons entre une publication comme Minute et une publication comme L'Humanité Dimanche, en passant par Le Nouvel Observateur.

A côté des journaux qui prétendent vouloir pousser Gorbatchev à réformer plus et plus vite dans le sens de la démocratisation, il y en a d'autres, comme par exemple la télévision biélorusse, qui donnent officiellement la parole au groupe chauvin grand-russien et antisémite Pamiat.

La presse est dans une certaine mesure autorisée à faire état des débats qui se déroulent au sommet de la bureaucratie et des conflits de personnes. C'est ainsi, par l'intermédiaire de la presse officielle, que le public soviétique a été renseigné sur les débats entre Eltsine, censé représenter l'aile extrême des réformateurs, et Ligatchev, l'orthodoxe, permettant par la même occasion à Gorbatchev d'apparaître comme l'unificateur de ces différents courants d'opinion qui, désormais, peuvent s'exprimer au sein du Parti.

Cette politique de « glasnost » ne vise pas l'ensemble de la population (que des gens non visés puissent s'en emparer, cela est une autre affaire), mais vise essentiellement la bureaucratie elle-même et aussi, accessoirement, l'intelligentsia.

Il faut dire que les deux se recoupent dans une certaine mesure dans un pays où les écrivains, les cinéastes, les journalistes dépendent directement de l'État.

Gorbatchev a offert à l'intelligentsia le droit de lire les livres et de voir les films et les expositions censurés jusqu'alors. Une bonne partie de l'intelligentsia n'en voulait pas plus et, du coup, elle est contente, y compris les milieux de l'ancienne dissidence contestataire qui se recrutait essentiellement dans l'intelligentsia. Cela montre que l'opposition politique de ces dissidents ne s'élevait pas à la hauteur de leur courage personnel et qu'elle reposait sur peu de choses puisqu'il a suffi de pas grand-chose pour la désarmer et tarir les sources de l'ancienne dissidence.

Mais même si l'effervescence est limitée à l'intelligentsia et à la bureaucratie, cela fait du monde. Suffisamment pour marquer l'ambiance générale@SOUS-SOUS-TITRE = .

Les bouches s'ouvrent

Alors, la population a commencé par tendre l'oreille, et puis maintenant, les bouches s'ouvrent.

Ce que l'on racontait entre proches sur un parent disparu dans les camps, sur tel dirigeant que l'on croyait un cas isolé, a été étalé et multiplié sur les écrans de télévision, dans les pages des journaux. Cela n'avait désormais plus rien de particulier ni de privé, cela tombait dans le domaine public. Et le public s'en est emparé.

Dans les transports, les cafés ou au travail, il faut peu de choses - parfois un journal que son voisin n'a pas pu se procurer - pour qu'une discussion s'engage. Là, parce que les habitants d'un quartier protestent contre la construction d'une usine polluante et bloquent le chantier comme cela s'est produit une dizaine de fois ces derniers mois à Moscou. Ailleurs, parce que les militants de tel ou tel groupe font signer une pétition pour l'érection d'un monument à la mémoire des victimes du stalinisme, ce qui provoque un attroupement de gens qui racontent leur déportation pour la première fois en public.

Jusqu'à la place Pouchkine, en plein centre de Moscou, appelée familièrement Hyde Park par les Moscovites, tout simplement parce que ces derniers temps, de rassemblements en distributions de tracts, elle avait un petit air de ce parc londonien qui est un forum de discussion permanente.

C'est principalement dans le milieu intellectuel que ce bouillonnement a pris corps, donnant naissance à des clubs socio-politiques, ces « groupes informels » selon l'appellation officielle qui souligne leur indépendance à l'égard des autorités.

Une enquête officielle, parue voici un an, rapportait : « Une chose est sûre : les organisations de masse, les soviets, l'administration devraient prêter une attention plus soutenue à ce qui n'est, pour le moment, qu'un « vilain petit canard » . En un an, le « vilain petit canard » a d'ailleurs déployé ses ailes, ces clubs proliférant dans le pays à tel point que la presse avance le chiffre de 100 000 àleur propos.

Les plus politisés d'entre eux - et l'éventail va de groupes nationalistes à ceux qui se réclament du marxisme ou de l'anarchisme en passant par les écologistes, les libéraux pro-occidentaux, les pacifistes et bien d'autres nuances encore - se manifestent parfois au grand jour.

Si bien que le correspondant du journal Le Monde écrivait fin juin que « réprimées ou autorisées, les manifestations seront bientôt aussi banales en URSS que les queues devant les magasins » !

Bien sûr, ce mouvement n'est pas sorti de rien. En bien des endroits, des bureaucrates soutiennent tel groupe ou tel autre, les tolèrent. Dans les universités, le Komsomol envoie souvent un de ses membres pour prendre part aux discussions. Et certains clubs acceptent de bonne grâce de collaborer avec les autorités.

Par leur objet et par les idées de leurs animateurs, bien des clubs s'inscrivent dans le sillage politique du Kremlin.

Mais, dans la brèche ouverte par les autorités avec les débats sur la « pérestroïka », se sont engouffrés des groupes, des militants qui existaient souvent depuis plusieurs années, évidemment de façon discrète à l'égard du régime. Comme l'expliquait en octobre aux Nouvelles de Moscou un des animateurs du club « Pérestroïka démocratique », « l'énergie accumulée depuis des années devait jaillir ; elle a trouvé un débouché » .

Fin septembre, Les Nouvelles de Moscou ont publié un reportage illustrant ce phénomène. Le « Club Boukharine » de Nabéréjnyé Tchelny - une ville industrielle située à 1 000 kilomètres à l'est de Moscou qui porte à sa façon la marque de la « pérestroïka » puisque cette agglomération vient de retrouver son nom après avoir porté un temps celui de Brejnev - s'est constitué voici plus de cinq ans, sous Andropov, donc. Il compte 50 membres, mais au fil des réunions ouvertes à tous, il a vu défiler un millier de participants. « J'avoue avoir été éberlué - rapporte un ajusteur de l'usine automobile voisine, KamAZ - quand pour la première fois j'ai assisté à une réunion du club. La « glasnost », c'est la « glasnost », mais il y a des limites ! ».

En province, les réactions de la population sont parfois très vives devant les pénuries ou face à la morgue de potentats locaux n'ayant pas compris qu'à l'époque de la télévision, le « mauvais exemple » moscovite peut se propager en un rien de temps. Même dans le pays le plus vaste au monde.

En voici quelques exemples.

En mai et juin, à Yaroslavl, en Russie du Nord, à Omsk, en Sibérie, à Lvov, à la frontière polonaise, eurent lieu des meetings de plusieurs milliers, voire de dizaines de milliers de personnes pour protester contre la façon dont les bureaucrates locaux avaient trafiqué les élections des délégués à la 19e Conférence du Parti.

Pour la même raison, en Extrême-Orient, à 7 000 kilomètres de Moscou, le 17 juin, des rassemblements de milliers de personnes se tenaient à Magadan et Youjno-Sakhalinsk. Les habitants de cette dernière ville obtinrent même le renvoi du premier secrétaire régional du Parti. Cinq jours plus tard, à Kouïbychev, une grande ville proche de l'Oural, des milliers de personnes manifestaient leur défiance à l'égard des délégués officiellement élus pour la Conférence. Quelques mois auparavant, dans cette même ville, des manifestations massives avaient entraîné le limogeage du chef du Parti que la population tenait pour responsable du mauvais approvisionnement de la ville.

Et la question se pose de savoir combien de gens, de travailleurs, dans les mois qui viennent, prendront goût à cette liberté de discussion, d'organisation qui, certaines Républiques nationales mises à part, reste l'apanage de l'intelligentsia.

Depuis l'Antiquité on sait qu'on n'ouvre pas impunément la boîte de Pandore et que, lorsqu'on le fait, on prend toujours le risque de laisser échapper des forces qu'il aurait mieux valu y tenir enfermées.

La brusque aggravation des tensions nationales - nous y reviendrons - a sonné comme un avertissement à la bureaucratie.

Est-ce pour cette raison qu'à la fin de l'été, Gorbatchev semble avoir cherché à refermer la boîte ?

Ou bien parce qu'à la veille de l'élimination de ses rivaux, il se sentait assez fort pour ne plus avoir autant besoin d'en appeler à une « démocratisation » qui lui avait servi à se catapulter au sommet ?

Toujours est-il que, depuis cet été, il a insisté à plusieurs reprises sur la nécessité de moins discuter et de plus s'atteler à la « pérestroïka ».

Au plus fort des événements d'Arménie, on a aussi vu la milice intervenir avec une vigueur retrouvée contre des manifestants à Moscou. Dans la foulée, le Soviet Suprême adopta un décret prévoyant respectivement des peines d'emprisonnement et des amendes contre les organisateurs de manifestations non-autorisées et contre ceux qui y participeraient.

Tout récemment, a été présenté un projet de loi qui, sous prétexte de donner un cadre juridique à la liberté de la presse, vise à mieux protéger les dirigeants de l'indiscrétion des journaux et surtout à interdire les publications de groupes non officiels, publications qui se multiplient depuis peu.

Des mesures dirigées contre la classe ouvrière

La classe ouvrière semble, pour l'instant, observer avec un certain scepticisme la « démocratisation » à la Gorbatchev ; à juste titre car elle ne lui est pas destinée. Elle paraît, en revanche, consciente que les réformes économiques, si elles se réalisent, se réaliseront contre elle.

En mars dernier, en visite à l'usine de pneus N°1 de Moscou, Gorbatchev déclara à propos de ceux qui se demandent si la « pérestroïka » est vraiment utile : « D'aucuns cherchent à semer le doute dans la conscience des gens.(...) Selon eux, la classe ouvrière se verrait imposer l'autonomie comptable, le contrôle de la qualité ». Une opinion sans doute assez répandue, pour que Gorbatchev ait jugé devoir l'évoquer devant un auditoire ouvrier.

De fait, depuis la mort de Brejnev, la bureaucratie s'efforce d'obtenir plus et à moindre coût de la classe ouvrière. Andropov tenta la manière forte : opérations coups de poing contre l'absentéisme, sanctions contre les travailleurs enfreignant la « discipline du travail ». Sans grand succès.

Gorbatchev, lui, s'essaye plutôt dans le registre de la persuasion pour faire passer un flot de mesures visant à diminuer les frais de production en augmentant la productivité ouvrière. Il s'agit de réaliser des économies sur le dos des travailleurs, et d'eux seuls puisque les autorités déclarent ne plus pouvoir procéder à des investissements industriels massifs. Journaux et discours officiels affirment que l'heure n'est plus au développement extensif de la production, mais à son intensification et à sa rationalisation. Pourtant, Stakhanov, triste héros du travail stalinien, encore célébré par Gorbatchev en 1985, vient de tomber de son piédestal. Mais si contradiction il y a, elle n'est que superficielle. Ce dont le régime se débarrasse, c'est surtout du symbole des records de productivité truqués.

Oui, déclare-t-on aujourd'hui, ce sera plus dur mais il faut que tout le monde consente des efforts. Il y va de l'intérêt de tous, travailleurs compris. Et, depuis trois ans, la presse martèle ce refrain, présentant au passage un beau déballage de tout ce qui ne va pas dans le domaine de la consommation et de la production, des services et du logement. Tout cela étant censé illustrer la nécessité, selon Gorbatchev, de « travailler autrement » pour « vivre autrement » .

« Vivre autrement » , évidemment, des dizaines de millions de travailleurs le souhaitent, car ils sont les premières victimes de ce qui ne va pas en Union Soviétique. Mais quelles garanties ont ces travailleurs qu'ils retrouveront en tant que consommateurs le produit des efforts déployés à « travailler autrement » ? Ces garanties apparaissent d'autant plus minces que la bureaucratie, elle, n'a nulle intention de « vivre autrement ». Pour tenter de convaincre, elle affirme après Gorbatchev : « nous sommes tous dans le même bateau » . Mais les travailleurs soviétiques constatent que, dans ce bateau, il y a une 1e classe et aussi une 3e !

Dans son appel aux efforts, la bureaucratie ne met évidemment pas en avant ses propres intérêts. C'est au nom de « l'efficacité » et de la « reconstruction de toute la société » que, dès 1985, elle a lancé un vaste programme de dégraissage des effectifs des entreprises. « D'ici à l'an 2000 » - pouvait-on lire dans Molodoï Kommounist, la revue de l'organisation officielle de la jeunesse - on devrait supprimer « de 13 à 19 millions d'emplois rien que dans la sphère industrielle, alors que chaque année trois à quatre millions de jeunes entrent dans la vie active » .

Instaurer un climat de crainte pour son emploi, briser la tendance aux augmentations de salaires, remettre en cause une relative position de force des travailleurs dans les entreprises, autant d'objectifs qui ont poussé la bureaucratie à réinventer le chômage officiel.

Certes, le mot même est banni : le dernier bureau de chômage n'a-t-il pas été fermé en 1930 ? Aujourd'hui, on ouvre pourtant des bureaux de placement. Ce printemps, Les Nouvelles de Moscou rapportaient que 200 employés du quartier Dzerjinski venaient de recevoir l'avis suivant : « Camarades, la commission de dissolution vous informe que vous serez licenciés dans un délai de deux mois (et) qu'elle envisagera la question de votre placement » . Se voulant rassurant, le journal affirmait que « les tragédies personnelles sont exclues » mais reconnaissait quand même que « des drames ont eu lieu quand on a dressé les listes de licenciés de l'arrondissement Frounzé » car les places proposées constituaient « souvent un pas en arrière dans la carrière professionnelle de chacun » .

Qu'en termes choisis ces choses-là sont dites ! Pour le million de travailleurs ayant perdu leur emploi en 1988, les reclassements ont abouti la plupart du temps à de sévères baisses de salaire ; l'absence d'indemnités de chômage et l'interdiction de rester plus de trois mois sans emploi poussant à accepter des places à salaire réduit.

Pour ceux qui ont conservé leur emploi, la situation à l'usine semble s'être dégradée. Au début de l'année, l'hebdomadaire Ogonyok citait un ouvrier de Kiev constatant que, dans son usine de machines-outils, l' « élévation de la productivité du travail (ne s'accompagne) pas d'une élévation du niveau de vie » . En octobre, le Comité d'État aux statistiques - publiant les résultats économiques du semestre - se félicitait d'une augmentation de la production due, selon ses termes, « uniquement à une augmentation de la productivité » ouvrière.

Et voici ce que rapporte la lettre-pétition adressée par 32 ouvriers de la fonderie Volkov à la revue des syndicats, Troud, lettre qui n'a finalement été publiée que par une revue d'opposition. Dès le début de la « pérestroïka », expliquent ces ouvriers : « nous avons commencé à faire les 3x8 (et) on nous oblige à faire une semaine de six jours. Le camarade Gorbatchev a déclaré qu'il avait décidé d'augmenter le salaire des équipes du soir de 20 % et de 40 % pour la nuit (...). Nous aimerions savoir quand ces primes nous seront payées. (...) La direction estime que le salaire au rendement de 230-250 roubles (à peine le salaire moyen officiel) est vraiment élevé, mais depuis le 1er mai 1987, on nous propose de travailler à des tarifs révisés à la baisse ! Pourtant les tarifs ont déjà été diminués début 1986 » .

Ces derniers temps, la presse s'est fait l'écho d'une grogne ouvrière de plus en plus fréquente. En mai 1987, un sondage des Izvestia dans les entreprises du Kazakhstan montrait que 40 % des ouvriers voulaient revenir à l'ancien système de salaire. Gorbatchev a beau recommander à la presse de ne pas bercer d'illusions la population « dans l'attente d'un miracle » , la religion des travailleurs semble déjà faite quant à ce qu'ils obtiennent en échange de leurs efforts. Cette dégradation certaine du niveau de vie ouvrier est ressentie de façon d'autant plus aiguë que les réformes gorbatchéviennes ont parallèlement fait apparaître une couche, limitée mais voyante, de petits commerçants et entrepreneurs privés dont les revenus dépassent de cinq à dix fois ceux d'un travailleur moyen. Ainsi, une revue soviétique citait récemment un ouvrier qui s'indignait du lien fait officiellement entre le revenu et l'ardeur au travail : « j'ai beau travailler douze heures par jour (...) je ne dépasse pas les 250 roubles, tandis que d'autres, les coopérateurs privés, gagnent des milliers de roubles en se tournant les pouces » .

Cette exaspération éclate parfois de façon spectaculaire comme lors de la tournée sibérienne de Gorbatchev en septembre, où on a pu le voir à la télévision apostrophé par des travailleurs excédés de devoir considérer comme un luxe de trouver du saucisson dans un magasin ou d'avoir de l'eau chaude dans leurs appartements. Et il ne s'agissait pas d'un fait isolé. Comme le constataient Les Nouvelles de Moscou, « nombreux, fort nombreux sont ceux qui ont accueilli (Gorbatchev) dans les usines et sur les chantiers sibériens avec des « Rien ne change ni dans les magasins, ni dans le domaine social ! »

Une anecdote politique, comme il en circule beaucoup en Union Soviétique, résume bien la situation : « Avant, on ne trouvait rien dans les magasins. Maintenant, avec la « pérestroïka », on lit dans les journaux qu'il n'y a rien dans les magasins » !

Elle a fait long feu, l'amélioration des conditions d'alimentation, proclamée objectif social N° 1 de la « pérestroïka » ! Non seulement les magasins ne se remplissent pas, mais les pénuries s'aggravent même. Presque partout on rationne la viande, le sucre, les produits laitiers. Voici deux mois, Les Nouvelles de Moscou publiaient une lettre de lectrice déclarant : « pour ce qui est de la présence des marchandises et des produits dans les magasins, la période de la stagnation (celle de Brejnev) commence à nous paraître comme celle des vaches grasses par rapport à la situation actuelle » .

Une enquête, menée en août 1988, rapportait que, « dans la ville de Kostroma, il n'y a pas de tickets de rationnement de viande tout simplement parce que la viande n'est jamais mise en vente dans les magasins d'État. On trouve du saucisson uniquement dans les magasins (privés) à des prix qui dépassent de beaucoup les prix d'État » .

De fait, dans le domaine de la consommation, le résultat le plus tangible des réformes est l'apparition du commerce privé. Un commerce qui offre plus de choses que le secteur d'État, mais à des prix tels qu'elles restent inaccessibles à la majorité de la population. Devant les protestations des consommateurs, les autorités affirment que « la vérité des prix » est nécessaire, que l'État ne peut continuer à subventionner les prix du secteur public et que si l'on veut l'abondance, il faut en payer le prix. Le conseiller économique de Gorbatchev, Aganbeguian, avait annoncé la couleur en juillet 1987, déclarant qu' « une réforme globale et draconienne s'impose avec des hausses considérables des prix du lait, de la viande, du pain qui doubleront peut-être ».

Cela provoqua une émotion telle que les autorités s'empressèrent d'affirmer que cette « réforme » était repoussée. Mais depuis, bien des prix publics ont augmenté plus ou moins discrètement. Ainsi, en juillet, on pouvait lire dans Les Nouvelles de Moscou que « depuis les tribunes, sur les écrans, nous appelons à démocratiser notre vie et, pendant ce temps, on a doublé, sans faire de bruit, le prix des manteaux pour enfants depuis le 1er février » .

C'est donc par les deux bouts que le pouvoir rogne sur la part des richesses nationales dévolues à la classe ouvrière : d'un côté, il dévalorise les salaires, de l'autre, il renchérit les prix. Le but est évident : forcer les travailleurs à travailler plus pour tenter de rattraper ce qu'ils perdent.

Dressant un tableau peu flatteur de la situation, le numéro d'avril de la revue Novy Mir remarquait que le capital de confiance des dirigeants n'était pas inépuisable et que la population s'impatientait. On en a d'ailleurs une bonne mesure dans la fréquence des discours où Gorbatchev met en cause ce qu'il appelle le « scepticisme devant les réformes » . A la mi-octobre, l'hebdomadaire Ogonyok se demandait « est-ce que le peuple se tait ? » et « peut-on prévoir des secousses sociales ? » . Car effectivement, on sent poindre l'inquiétude des cercles dirigeants devant le fait que ce scepticisme puisse céder la place à l'expression, moins passive cette fois, du mécontentement de la population.

Les réactions de la classe ouvrière contre les atteintes à son niveau de vie

Certes, dans la relative effervescence qui a suivi l'arrivée de Gorbatchev au pouvoir, la classe ouvrière ne s'est pas manifestée politiquement. Elle ne semble pas avoir été vraiment touchée par l'effervescence politique de l'intelligentsia, à l'exception évidemment importante en même temps que significative de l'Arménie et, dans une moindre mesure, de la Baltique.

Les événements d'Arménie ont néanmoins attiré l'attention des travailleurs, y compris de Russie. On a vu à la télévision des manifestations, recommencées malgré les menaces. On a vu comment le pouvoir a été impuissant devant la grève générale. Cela pouvait donc se faire !

La classe ouvrière n'est cependant pas passive. Elle se défend dans le domaine revendicatif. La presse rapporte des échos d'une multiplication des grèves. En septembre 1987, Les Nouvelles de Moscou avaient annoncé la grève des chauffeurs de bus de Tchekhov, puis, le mois suivant, celle des 700 ouvriers d'une usine automobile de la banlieue moscovite. En décembre, à Yaroslavl, les ouvriers d'Avtodiezel avaient manifesté et arrêté le travail pour exiger de la direction qu'elle respecte le maximum légal de huit samedis ouvrables dans l'année, alors que les ouvriers en étaient à leur vingtième samedi travaillé.

L'information étant étroitement contrôlée, ces nouvelles filtrent difficilement. Sauf quand les autorités veulent faire une démonstration. Ainsi, cet été, devant la persistance des grèves en Arménie, grèves dont on ne pouvait pas cacher l'ampleur, la presse centrale emboîta le pas de Gorbatchev dans sa dénonciation des grèves et des manifestations.

Le 18 juillet, la Pravda publiait un grand article intitulé « La grève : une situation d'exception ». Mais c'était pour y étaler de vieux arguments des bourgeois sur le fait que : la fièvre gréviste nous coûte trop cher » . Pour y étaler la hargne des bureaucrates contre ces ouvriers dont les « pauses-cigarette » , les « beuveries collectives » , les « balades » , se traduisent par « des comptoirs déserts, par un retard de la construction, par le manque d'hôpitaux, d'écoles » (comme si les travailleurs étaient les responsables de tout ce qui va mal dans l'économie). Pour, enfin, y déplorer le silence « bizarre » des communistes contre les « groupes de braillards qui contraignent à l'oisiveté ceux qui ne songeaient pas à arrêter le travail » .

Tout cela dans la Pravda où la rédaction était obligée d'avouer que, contrairement à ce que laissait entendre le titre de l'article, les grèves ne sont pas si exceptionnelles :

« Je me souviens d'une information tombée en mai et qui provenait de Tchernovtsy : le 10, une partie des trolleybus ne sont pas sortis en ville, pourtant les machines étaient en état de marche et les équipes au complet (...) En juin, c'était un télégramme de Volgograd : depuis deux semaines, la brigade N° 1732 des conducteurs de bus n'assure plus le trajet entre les villes de Voljski et Krasnoslobodsk ; ces jours-ci, à six heures du matin, coup de téléphone de notre correspondant à Kichinev (la capitale de la Moldavie) : les autobus du dépôt n_ 2 n'ont pas démarré ! Le personnel proteste contre les agissements de la direction » .

Si le journaliste se souvenait bien, comme il dit, de ces grèves, ses lecteurs n'auraient pu en dire autant car la Pravda n'avait pas cru souhaitable de les en informer alors. Et on comprend pourquoi quand l'article cité expliquait qu'à Volgograd, toujours sur les bus : « les conducteurs qui ont gagné en juin conseillent à leurs collègues : faites donc comme nous, faites grève ». La Pravda ne va quand même pas répandre des idées sur la meilleure façon d'obtenir satisfaction à ses revendications !

La prudence de la bureaucratie face aux travailleurs

Depuis la période stalinienne et la fin de la dictature ouverte contre la classe ouvrière, la bureaucratie a bénéficié d'une relative paix sociale, même si des explosions sociales sporadiques mais limitées ont été réprimées dans le sang, comme à Novotcherkask en 1962.

Le fait que la direction des entreprises ne soit pas personnellement impliquée dans le résultat de l'exploitation ouvrière - en tout cas pas comme peuvent l'être des capitalistes occidentaux - n'a pas peu contribué au maintien du statu quo social. Nombre de conflits n'atteignent jamais le niveau de la grève, tout simplement parce que les directions préfèrent souvent céder plutôt que de risquer une extension du mouvement qui leur coûterait bien plus cher, les autorités leur reprochant alors de n'avoir pas su maintenir le calme. Dans plusieurs cas, même lors de grèves récentes, on a vu ces autorités intervenir directement pour faire cesser un mouvement, satisfaisant en tout ou partie les revendications ouvrières, quitte à limoger le directeur rendu responsable de la situation.

C'est que, malgré l'aspect dictatorial du régime, les bureaucrates se trouvent enclins, au moins jusqu'à un certain point, à reculer devant des revendications ouvrières. Il n'y a pas en Union Soviétique, comme en Occident, une classe de possédants dont chaque membre se trouve directement intéressé à tirer le maximum de « ses » travailleurs et qui considère que chaque avantage, chaque kopek accordé à un travailleur, c'est autant qu'il aura en moins sur son compte en banque.

La bureaucratie manoeuvre fort prudemment vis-à-vis de la classe ouvrière, qu'elle évite d'attaquer de front, n'hésitant pas à différer des mesures annoncées depuis 1985 et dont l'application trop brutale pourrait enclencher un processus qu'elle n'est pas sûre de pouvoir maîtriser. Mais, si comme Gorbatchev l'a dit plusieurs fois, « nous sommes le dos au mur, nous ne pouvons plus reculer » , le moment se rapproche où un affrontement social et politique entre la classe ouvrière et la bureaucratie deviendra inévitable. Et la question qui se pose, est moins de savoir si la classe ouvrière se battra - elle a déjà commencé à le faire, on l'a vu - mais comment, et armée de quelle conscience politique et sociale, c'est-à-dire en définitive, sur quels objectifs et avec quelle organisation de classe pour les atteindre.

La vague nationaliste en Arménie

Pour limité et prudent que soit l'assouplissement du régime, voulu d'en haut, il a débouché, dans au moins deux cas, sur des mouvements de masse dont Gorbatchev se serait volontiers passé et qui pourraient, s'ils se développaient, poser des problèmes à la bureaucratie.

C'est sur le terrain du nationalisme qu'on a assisté, depuis le mois de février, à des manifestations énormes et à plusieurs vagues de grèves générales en Arménie.

Que s'est-il passé en Arménie, là où le mouvement des masses a pris le caractère le plus explosif ?

Il faut cependant constater que ce n'est pas autour de revendications nationalistes que les choses ont commencé le 11 février, mais par une manifestation de quelques milliers de personnes protestant contre la pollution d'une usine de caoutchouc installée en plein centre d'Erevan, la capitale de la république d'Arménie. C'est une petite formation indépendantiste, l'UPAN (Union pour l'Autodétermination de l'Arménie), fondée peu avant par un militant nationaliste, libéré après dix-sept ans de détention, Parouir Aïrikian, qui a dirigé la manifestation.

Le même jour, une autre manifestation, spontanée semble-t-il, éclatait à Stepanakert, la ville principale du territoire du Haut Karabakh, à 200 kilomètres de là.

Le Karabakh est une région grande comme un département français, peuplée de 160 000 habitants en majorité Arméniens, mais qui constitue un îlot à l'intérieur d'une zone à majorité azérie.

Lorsque l'Azerbaïdjan et l'Arménie devinrent des Républiques soviétiques en 1920, les communistes hésitèrent pour savoir à qui attribuer cette région. Pour ne pas heurter des sentiments nationaux exacerbés par les récents massacres d'Arméniens par les Turcs, auxquels sont apparentés les Azéris, les bolchéviks firent un compromis en 1921 : le Karabakh ferait partie de l'Azerbaïdjan, mais avec un statut d'autonomie.

Seulement, avec la bureaucratisation de l'URSS, l'autonomie disparut rapidement, et dans les faits, les Arméniens du Karabakh vivaient sous la férule des Azéris, lesquels cherchaient à les faire partir progressivement au moyen de diverses brimades.

Tout récemment, des paysans arméniens qui refusaient de céder leurs terres à un sovkhose auraient été passés à tabac par des policiers azéris, et une école maternelle arménienne aurait brûlé. Cela provoqua la manifestation de Stepanakert du 11 février.

Les jours suivants, l'agitation continua au Karabakh ainsi qu'en Arménie. A Erevan, il y eut des milliers de manifestants pendant quatre jours à la mi-février, et les slogans contre la pollution cédèrent bientôt la place à ceux réclamant le rattachement du Karabakh à l'Arménie. La police laissa faire. Le 20 février, il y eut 10 000 personnes sur la Place de l'Opéra, qui allait bientôt devenir le centre de toutes les manifestations.

La nuit du 22 au 23 février, il y eut 70 000 manifestants à Erevan et la grève commença dans les universités et certaines usines.

Mais on n'avait encore rien vu : le 23 février, il y eut, selon la presse occidentale, 100 000 manifestants, 120 000 le 24, un demi-million le 25 et entre 500 000 et un million le 26. L'Arménie tout entière compte un peu plus de trois millions d'habitants : toute la population était donc mobilisée et la grève se répandait.

La direction du mouvement, limitée au début à l'UPAN, s'est élargie en un comité composé de personnalités et d'intellectuels, qu'on appela bientôt le Comité Karabakh.

A ce stade du mouvement, les Arméniens n'étaient pas hostiles à Gorbatchev dont les portraits étaient en tête de certaines manifestations avec des slogans en faveur de la « pérestroïka ». Les Arméniens avaient cru comprendre Gorbatchev : celui-ci ne voulait-il pas rendre le pouvoir au peuple et aux Soviets ? Or justement, le peuple du Karabakh et le peuple arménien voulaient leur réunification et le Soviet du Karabakh venait d'ailleurs de voter en ce sens.

Devant l'explosion, Gorbatchev envoya des renforts de troupes, mais se garda de toute répression. Il se montra conciliant, accepta de recevoir des envoyés du Comité Karabakh, promit que le prochain plénum du Comité Central examinerait le problème, et demanda à la population de reprendre le travail.

Il réussit à convaincre le Comité de sa bonne volonté, et celui-ci, le 27 février, demanda aux manifestants de cesser leur action, en leur donnant quand même rendez-vous, au même endroit, un mois plus tard, le 26 mars.

Gorbatchev avait gagné un répit et une certaine popularité. Mais les événements allaient prendre un tour imprévu et sanglant.

Ce même 27 février commencèrent les massacres de Soumgaït. Soumgaït est une ville industrielle de 200 000 habitants, un peu au nord de Bakou, la capitale de l'Azerbaïdjan. Comme dans tout l'Azerbaïdjan, il y a une forte minorité d'Arméniens dans cette cité ouvrière triste, misérable, flanquée de bidonvilles, et archipolluée.

Officiellement, le pogrom fit 32 morts, mais personne n'a cru ce chiffre. Il y aurait eu en réalité plusieurs centaines, et certains disent même plusieurs milliers de morts. Les massacres ont duré trois jours, les 27, 28 et 29 février, perpétrés, comme disent les autorités, par des hooligans, des voyous. Mais il n'y eut pas que les voyous. Il y eut la complicité, et sans doute même la responsabilité directe des autorités. Durant trois jours, la police n'a pas bougé, le téléphone a été coupé pendant que la radio donnait comme consigne aux Arméniens : « restez chez vous » . C'est ainsi qu'on a pu les égorger appartement par appartement.

L'agence Tass et certains journaux soviétiques dénoncèrent par la suite comme responsables de ces pogroms le clan de Gueidar Aliev, ancien dirigeant du KGB, ancien secrétaire du Parti d'Azerbaïdjan, et comme tel, véritable potentat d'Azerbaïdjan, qui avait été écarté du Politburo en octobre 1987.

L'intention du clan, qui semble encore dominer l'Azerbaïdjan malgré la mise à l'écart de son chef de file, aurait été d'affirmer son hostilité à toute diminution du territoire sous le contrôle des autorités azéries, mais aussi de contrecarrer Gorbatchev qui le menaçait.

Le massacre de Soumgaït relança l'agitation en Arménie et au Karabakh, mais les Arméniens espéraient en Gorbatchev. Seulement le 21 mars, la Pravda annonça la couleur : il n'était pas question d'accepter le rattachement du territoire contesté, et deux jours plus tard, le Soviet Suprême rejeta officiellement la demande arménienne en déclarant qu'il ne tolérerait pas que « des groupes auto-proclamés fassent pression sur les organes de l'État » .

Les Arméniens eurent le sentiment d'avoir été bernés par Gorbatchev, et le Comité appela la population, comme convenu, un mois plus tôt à manifester le 26 mars et à en faire « la journée la plus explosive » .

Cette fois, Gorbatchev décida ne de pas tolérer la manifestation. Erevan fut quadrillée militairement et des hélicoptères fonçaient en piqué sur tout début d'attroupement. Le Comité Karabakh fut déclaré dissous, des militants furent arrêtés, dont Parouir Aïrikian. Malgré tout, Gorbatchev évita d'avoir recours à une répression sanglante.

Le Comité, lui, recula devant l'épreuve de force, et appela à une journée « ville morte » le 26 mars. Dans le Karabakh, la grève démarrée quelques jours plus tôt fut générale et dura environ deux semaines.

Pourquoi Gorbatchev a-t-il refusé de donner satisfaction aux Arméniens ? C'est qu'il s'est heurté au nationalisme tout aussi intransigeant des Azéris. Et calmer les Arméniens, c'était peut-être déclencher une mobilisation en Azerbaïdjan et vraisemblablement une reprise des massacres inter-communautaires. Mais il y a une autre raison sans doute plus fondamentale : pour des dirigeants, céder à la pression de la rue et de la grève pouvait servir d'exemple et d'encouragement non seulement à d'autres nationalistes, mais à l'expression de tous les autres mécontentements.

Il fallait cependant tâcher de régler l'affaire du Karabakh. Le Soviet Suprême accorda donc aux habitants des avantages économiques (des routes, des logements), la possibilité de recevoir la télévision arménienne, c'est-à-dire beaucoup de choses, mais pas le rattachement demandé.

Malgré tout, les Arméniens n'étaient donc ni satisfaits, ni calmés et ils firent bientôt voler en éclats l'espèce de statu quo précaire imposé par Gorbatchev. Ils ne cessèrent de manifester tout au long du mois de mai.

Le mouvement se radicalisa dans un sens nationaliste. On vit apparaître des drapeaux de l'ancienne Arménie indépendante de 1920, et une partie des manifestants réclama l'indépendance. Le Comité Karabakh, lui, se garda de demander l'indépendance, soit par modération, soit par hostilité à l'indépendance, soit par calcul, car de nombreux Arméniens craignent davantage les Turcs que les Russes et se demandent quel pourrait être l'avenir d'une minuscule Arménie indépendante face à l'immense Turquie.

Ce Comité Karabakh, qui comptait alors onze membres, des intellectuels et des universitaires en majorité, dirigeait vraiment le mouvement. Les sous-comités locaux lui obéissaient, en particulier dans les usines. La Pravda du 10 juin dut constater piteusement à propos du Karabakh : « Les autorités du Parti de la région ne contrôlent pas la situation » . Cela devint rapidement vrai aussi d'Erevan et de toute l'Arménie.

Le 28 juin, la conférence du Parti Communiste de l'Union Soviétique constata une fois de plus l'impasse, et Gorbatchev annonça qu'il n'était pas question d'un quelconque « redécoupage des frontières » . Gorbatchev espérait que, la situation étant bloquée, le mouvement allait finir par se calmer faute de perspectives.

Mais il suffisait d'un nouvel incident pour relancer l'agitation. C'est ce qui se produisit le 5 juillet quand des troupes du ministère de l'Intérieur firent évacuer sans ménagement l'aéroport d'Erevan occupé par des manifestants. Un ouvrier arménien trouva la mort et il y eut de nombreux blessés.

Lors des obsèques du manifestant, des banderoles réclamaient le départ des assassins, c'est-à-dire cette fois des forces d'occupation militaires, et d'autres assimilaient en un jeu de mot « pérestroïka » à « pérestrelka » qui signifie fusillade en russe.

Ce n'est que fin juillet que la grève cessa. Dans le Karabakh, là où elle avait été la plus profonde, elle venait de durer deux mois.

Le mois d'août se passa dans le calme. Gorbatchev put espérer l'affaire arménienne enfin terminée. Elle ne l'était pas : il y eut de nouvelles manifestations jusqu'à fin septembre. Ce fut jusqu'à ces jours-ci la dernière grande vague de mobilisation populaire. On vit des centaines de milliers de manifestants dans la rue, malgré la présence militaire. La presse occidentale parla de 800 000 personnes le 20 septembre ! Une fois de plus, c'était la grève générale.

Pour s'en sortir, Gorbatchev essaya d'obtenir la collaboration du Comité Karabakh sans aller toutefois jusqu'à le légaliser. Gorbatchev téléphona aux dirigeants du Comité pour leur demander « d'agir pour calmer la population » . Le Comité rendit compte de cette conversation à la foule le soir même. Les jours suivants, il y eut un contact permanent entre le Comité et les autorités.

Deux jours plus tard était fondé un « Front Populaire » regroupant communistes et non-communistes partisans de la « pérestroïka ». C'étaient des membres de l'intelligentsia arménienne. Mais ce Front Populaire n'eut guère de succès, ses membres étant trop déconsidérés. Lorsque son représentant voulut prendre la parole à une manifestation, il fut hué et empêché de parler. Bientôt ce Front ne fit plus parler de lui.

Un autre signe de bonne volonté fut l'acceptation par le ministre soviétique des Affaires étrangères, Chevarnadzé, de rencontrer à Washington le militant Aïrikian, exilé peu auparavant et déchu de sa nationalité soviétique.

Le 30 septembre, bien que n'ayant rien obtenu de ce qui lui tenait le plus à coeur, a savoir le rattachement du Karabakh à l'Arménie, le Comité décida, apparemment faute de perspectives, d'appeler à la reprise du travail. D'ailleurs la grève avait commencé à s'effriter.

La vague de contestation a donc duré de la mi-février à la fin septembre, avec une accalmie en août. En tout, plus de sept mois et demi d'agitation qui firent ressembler la place de l'Opéra d'Erevan au Quartier Latin de Mai 68. A ces différences près que cela dura bien plus longtemps et que cela eut lieu dans un pays de dictature.

Si l'affaire s'était arrêtée là, Gorbatchev s'en serait tiré à relativement bon compte, sans avoir en particulier à déclencher une répression sanglante. Car il faut tout de même constater que l'armée soviétique a causé, jusqu'à présent, moins de morts en Arménie que l'armée française en Nouvelle-Calédonie, ou encore que la police américaine lorsque les Noirs se sont révoltés aux États-Unis.

Mais tout indique que la crise n'est pas finie. Les nationalismes opposés arméniens et azéris peuvent non seulement s'entretenir mutuellement, mais s'aggraver avec des heurts périodiques, voire des affrontements armés, transformant alors cette région du Caucase en foyer de tension permanent.

Comment réagira la bureaucratie ? Elle n'est pas capable de résoudre les multiples « questions nationales » de l'Union Soviétique, comme elle n'a pas été capable de résoudre bien d'autres problèmes de la société soviétique.

Considérera-t-elle son existence menacée au point de faire donner les chars ? Et puis, quelle bureaucratie ?

Les bureaucrates azéris ont déjà utilisé, voire propagé et développé le nationalisme azéri pour protéger leurs positions contre les empiétements de Moscou. Et les bureaucrates arméniens, de bon gré, ou poussés par le mouvement de masse, ont repris à leur compte les revendications arméniennes sur le Haut Karabakh.

Les bureaucrates - sinon la bureaucratie - sont en train de se partager, de s'opposer en fonction de frontières ethniques dans le Caucase, comme d'une façon moins explosive, plus contrôlée, dans les pays baltes.

Les mouvements nationalistes dans les pays baltes

La révolte arménienne et le fait qu'elle ait pu prendre de l'ampleur sans entraîner une répression violente a renforcé la contestation dans d'autres Républiques, en particulier dans celles de la Baltique, Estonie, Lettonie, Lituanie.

Dans ces pays-là, la contestation nationaliste est d'autant plus solidement enracinée qu'ils n'ont été incorporés dans l'Union Soviétique qu'en 1940, non pas par la révolution prolétarienne victorieuse, mais suite à un sordide marchandage entre Staline et Hitler.

Et Moscou, averti par la crise arménienne, a pris les devants en donnant quelques satisfactions à l'amour propre national : en envisageant d'accorder une véritable autonomie économique, en autorisant à arborer le drapeau d'avant 1940, en permettant l'alignement de l'Estonie sur l'heure finlandaise...

Cela n'a pas empêché les manifestations à Riga, en Lettonie, dès le 25 mars. Mais surtout à Tallin, en Estonie, où il y eut un énorme rassemblement le 11 septembre.

Confronté au développement du sentiment national balte, Gorbatchev a tenté de le prendre de vitesse. Il a joué la carte de « l'ouverture » avec la création de Fronts Populaires rassemblant des membres et des non-membres des Partis Communistes locaux derrière l'idée d'un soutien à la « pérestroïka », idée suffisamment vague pour que chacun puisse y mettre ce qu'il souhaitait.

Les congrès de fondation de ces Fronts furent l'occasion, à Riga et Vilnius, de rouvrir des cathédrales fermées au culte depuis trente ans, afin d'y célébrer des messes en faveur des Fronts Populaires. En Lituanie, le nouveau chef du Parti Communiste déclara que « l'URSS n'accepterait pas la sécession » , mais pour ajouter : « Ecoutons le cardinal Sladkevicius qui dit : apprenons à attendre » . Des paroles destinées à faire patienter, mais aussi à donner de l'espoir aux indépendantistes...

Gorbatchev essaie de jouer au plus fin avec les nationalistes, de « faire avec ». Mais ceux-ci, eux aussi, essaient de « faire avec » le gorbatchévisme... A la mi-novembre, le Soviet suprême d'Estonie a déclenché une véritable crise institutionnelle en refusant d'adopter un projet d'amendement de la constitution présenté par le Kremlin. Face à ce projet qui prévoit notamment de supprimer la clause reconnaissant le droit des différentes Républiques à disposer d'elles-mêmes, y compris jusqu'à l'indépendance, le Soviet suprême d'Estonie a adopté à la quasi unanimité le texte suivant : « Les lois et les autres décrets de l'URSS prennent effet sur le territoire de l'Estonie dès leur enregistrement par le Soviet Suprême de cette République selon les modalités fixées par ce parlement » .

En outre, les dirigeants estoniens demandent que les relations avec l'URSS soient fixées par un traité d'alliance conclu sur une base paritaire.

Gorbatchev, qui stigmatise « l'extrémisme politique de tendances nationalistes qui entravent le déroulement normal du processus démocratique » , a visiblement bien du mal à maîtriser le processus qui voit des pans entiers de la population se situer sur le terrain des droits nationaux pour revendiquer ce qu'ils estiment être un peu plus de liberté.

Gorbatchev face aux contestations nationales

Est-ce à dire qu'on est à la veille d'une explosion générale de l'ensemble des nationalités dans ce pays, le plus vaste du monde, qui ne compte pas moins de 120 nation

La révolution victorieuse avait en son temps réussi à faire vivre ensemble ces nationalités malgré la guerre civile et malgré les tentatives multiples des puissances impérialistes d'appuyer toutes les tendances séparatistes pour dépecer l'Union Soviétique.

Staline et la bureaucratie ont remplacé l'égalité des peuples dans le cadre de la fédération soviétique par une égale oppression pour tous. Le sort des peuples vivant sur le territoire de l'Union Soviétique, après avoir été un exemple pour tous les peuples opprimés rêvant d'émancipation, est devenu un repoussoir. La dictature stalinienne n'a pas résolu la question nationale. Elle en a seulement interdit l'expression, ne laissant libre cours , à certaines périodes comme pendant la guerre contre l'Allemagne, qu'à l'expression du chauvinisme grand-russien.

L'oppression de la bureaucratie n'est pas plus dure dans le domaine national que dans d'autres domaines, c'est plutôt même le contraire. Mais les sentiments nationaux sont alimentés un peu par toutes les formes d'oppression. Aujourd'hui, le couvercle que Gorbatchev a soulevé est en train de lui sauter à la figure et il ne sait plus trop s'il faut le remettre, ni comment il pourrait s'y prendre, ni s'il n'est pas déjà trop tard.

En Arménie, c'est au mouvement de toute une population que Gorbatchev a eu affaire, mouvement dont des organisations nationalistes plus ou moins clandestines ont su prendre la direction, en écartant dans une large mesure les bureaucrates locaux.

Dans les pays baltes, en revanche, les bureaucrates locaux sont apparemment en compétition avec les Eglises et les groupes nationalistes pour la direction et l'encadrement du mouvement. Ces bureaucrates locaux se revendiquent, pour la plupart d'entre eux, de Gorbatchev et de sa politique. Les faits sociaux sont cependant plus puissants que les discours.

Et il n'est pas impossible qu'on assiste à la naissance d'une opposition entre la bureaucratie centrale et la bureaucratie locale des pays baltes et, peut-être, au-delà.

La bureaucratie dans son ensemble considère l'État comme son fromage. Il n'est donc pas étonnant que la bureaucratie locale des républiques soviétiques, surtout des républiques économiquement favorisées, soit tentée d'augmenter sa part au détriment de l'ensemble de la bureaucratie. Les revendications mises en avant dans les républiques baltes, accroissent en tout cas le pouvoir et les revenus des bureaucrates locaux, sans qu'il soit évident qu'ils amélioreraient pour autant la vie des travailleurs et des paysans de ces régions.

On ne peut certainement pas écarter l'hypothèse, si la possibilité historique s'ouvrait devant eux de devenir les compradores de l'impérialisme occidental, que nombre de ces bureaucrates sautent sur l'occasion. Il en est, parmi eux, qui affichent ouvertement la revendication de l'indépendance. Leur jeu dans ce domaine est évidemment limité par le fait que, contrairement aux Démocraties Populaires dont la marge de manoeuvre est pourtant déjà restreinte, ces républiques soviétiques n'ont pas d'appareil d'État indépendant et qu'en conséquence, l'éloignement de l'Union Soviétique ne peut pas se faire progressivement mais par la rupture brutale.

Et même si l'Occident appuie toute revendication indépendante formulée par ces bureaucrates, devenus porte-parole du nationalisme, rien ne dit que la bureaucratie en soit réduite à l'accepter.

Mais c'est dire que, si à la faveur de l'effervescence actuelle, les masses font irruption sur la scène politique, il y aura bien des forces pour postuler à leur direction. Et ces forces sont loin de représenter les intérêts de la classe ouvrière.

Le prolétariat suivra-t-il les nationalistes ou saura-t-il avoir une politique indépendante ?

Le problème décisif de la période à venir est là. Il est peut-être trop tôt pour dire dès maintenant que la bureaucratie a mis en mouvement des forces qu'elle ne parviendra pas à contrôler. Les mouvements de masse, même en Arménie ou dans les pays baltes, tout en étant très amples, très larges, ne sont pas nécessairement profonds.

Mais on a vu avec quelle rapidité les masses pouvaient se mettre en mouvement, même dans cette Russie des bureaucrates qui, pendant longtemps, semblait condamnée à la stagnation et à l'immobilisme.

Dès l'instant où les masses se mettent en mouvement, la lutte de classe qui n'a jamais disparu en Union Soviétique, quoi qu'en aient dit les bureaucrates qui parlent depuis plusieurs années de société sans classe, pourrait se déployer. Et, alors, la puissance du secrétaire général à façonner l'avenir retrouvera sa valeur réelle, c'est-à-dire pas grand chose.

Trotsky disait, analysant la nature sociale de la bureaucratie, que c'est une couche dont l'avenir est, en fin de compte, lié au rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat, les deux classes sociales fondamentales entre lesquelles se décide le futur de la société à l'échelle internationale.

Peut-être qu'aucune de ces deux classes n'aura l'occasion de se déployer dans les événements qui se déroulent en ce moment en Union Soviétique. Le gorbatchévisme aura alors été, au plus, une certaine adaptation du mode de fonctionnement interne de la bureaucratie à sa propre évolution et à l'évolution du monde. Peut-être le gorbatchévisme n'aura même pas été cela, mais, comme le khrouchtchévisme, un phénomène superficiel lié à une crise de succession, sans que la société soviétique change en quoi que ce soit.

Jusqu'à maintenant, Gorbatchev est parvenu à gérer les conséquences que ses réformes d'en haut ont entraînées, y compris là où ces conséquences ont progressivement pris la forme d'une véritable crise. L'expérience des faits aura peut-être montré que la bureaucratie est capable de supporter une certaine effervescence, des discussions, voire des grèves et des manifestations. Et on ne peut même pas exclure qu'elle puisse mettre en place des organisations-tampons capables de l'aider en cela, tout en canalisant les coups de colère et les manifestations de mécontentement.

Si une forme de domination un peu plus souple de la bureaucratie pouvait durer, cela ouvrirait de toute façon des possibilités d'organisation plus grandes, dont la classe ouvrière aurait intérêt à se saisir, ne serait-ce que pour se défendre.

Dans les conditions économiques d'aujourd'hui, avec la crise de l'ensemble de l'économie mondiale, se mélangeant à la crise de fonctionnement propre au système bureaucratique, la bureaucratie ne pourra pas ne pas mener une politique économique préjudiciable à la classe ouvrière.

D'abord pour préserver ses privilèges qui sont réels. Il y a une différenciation sociale importante en Union Soviétique même si elle est sans commune mesure avec celle des États Unis ou des pays impérialistes développés. La politique de Gorbatchev ne vise pas à diminuer ces privilèges mais à les préserver et, si faire se peut, à les accroître. Et ces privilèges continuent à dépendre du degré d'exploitation de la classe ouvrière.

Mais aussi, et de façon croissante, parce que la bureaucratie et son appareil d'État représentent également, face à leur classe ouvrière, les intérêts de la bourgeoisie occidentale, y compris les intérêts bassement matériels de cette dernière : l'inégalité dans les échanges, les intérêts et agios de la dette à l'égard des banques occidentales.

S'il se révèle que la bureaucratie a présumé de sa propre solidité et que même le peu de réformes que Gorbatchev a engagées d'en haut a réveillé des forces sociales qui ne demandaient qu'à être réveillées, il sera alors indispensable que la classe ouvrière soit capable d'intervenir politiquement en affirmant sa volonté de retrouver la direction de la société que la bureaucratie lui a ôtée.

La classe ouvrière soviétique est probablement la classe ouvrière la plus nombreuse dans le cadre d'une seul territoire national sur cette planète. Il y a quelque chose comme 80 millions d'ouvriers en Union Soviétique et, en outre, conséquence de l'économie planifiée - même sous l'égide de la bureaucratie - c'est une classe ouvrière qui est regroupée dans de très grosses entreprises qui, de plus, sont très réparties sur l'ensemble du territoire. Malgré l'immensité du pays, dans chaque région, et on pourrait presque dire, dans chaque recoin de l'Union Soviétique, il y a une ville avec au moins une entreprise de plusieurs milliers de travailleurs.

Alors, de toute façon, s'il y avait des remous sociaux, si l'effervescence dépassait les cénacles d'intellectuels pour atteindre la rue sur quelque question que ce soit, la classe ouvrière ne pourrait pas être en dehors. Rien d'important ne pourra se faire en Union Soviétique sans la participation de la classe ouvrière. On l'a bien vu en Arménie où le mouvement n'aurait pas eu l'ampleur qu'il a eue sans la participation massive des travailleurs, utilisant à l'intérieur du mouvement, des formes de lutte spécifiques à la classe ouvrière : la grève générale. Et de surcroît, cette grève générale ne fut ni passive ni inorganisée : elle disposait d'une solide organisation à l'intérieur des entreprises, avec des comités de grève.

Le mouvement de masse en Arménie ne s'est pourtant pas situé pour autant sur le terrain de classe du prolétariat. Car il ne suffit pas que le prolétariat intervienne, il faut aussi qu'il ait conscience de ses intérêts propres, de son avenir, et qu'il ait l'organisation susceptible de les incarner.

On voit en Pologne, depuis huit ans, comment l'énergie et la combativité d'une classe ouvrière extrêmement puissante, une classe ouvrière à côté de laquelle les autres classes sociales font figure de nains, peuvent être utilisées par une direction nationaliste au service d'une perspective politique qui n'a rien à voir ni avec les intérêts historiques de la classe ouvrière, ni même avec ses aspirations immédiates.

Etant donné l'importance numérique et sociale de la classe ouvrière en Union Soviétique, elle sera nécessairement l'enjeu de rivalités, voire de luttes entre toutes les forces politiques qui voudront jouer un rôle sur la scène politique de l'Union Soviétique.

A commencer par les « tendances » - si le mot n'est pas trop fort - qui s'affrontent au sein même de la bureaucratie.

Il est difficile de savoir quelle part de vérité il y a dans l'hypothèse selon laquelle la haute bureaucratie elle-même serait partagée entre ceux qui se retrouvent dans la politique de Gorbatchev et ceux qui sont d'ores et déjà inquiets de ses conséquences.

Les moeurs politiques de la haute bureaucratie la portaient à cacher soigneusement les véritables divergences pour n'étaler que les fausses, qu'on attribuait à l'adversaire vaincu. Mais il n'est pas impossible qu'au moins pendant la période d'effervescence actuelle, la bureaucratie étale un peu plus ouvertement les divergences qui la partagent ; et cela peut durer tant qu'une crise grave ne se développe pas ; car si elle se développe il y a toutes les chances que la bureaucratie fasse bloc pour se défendre bec et ongles, soit derrière Gorbatchev, soit après l'avoir jeté par dessus bord.

Ce serait évidemment un piège pour la classe ouvrière que de se partager entre deux courants d'opinion dans la bureaucratie qui s'expriment, avec prudence, mais ouvertement : disons pour schématiser, celui qui, avec Eltsine ou Gorbatchev, parle de « transparence », tolère une certaine forme de liberté d'expression, mais qui ne cache pas sa volonté de « réformer » l'économie au détriment de la classe ouvrière ; et celui qui, avec Ligatchev sans doute, mais sûrement d'autres aussi, justifie son opposition à l'assouplissement politique par un prétendu souci de l'égalitarisme et de la protection des travailleurs.

Comme ce serait un piège pour les travailleurs que de s'aligner derrière ceux qui prétendent incarner leurs aspirations nationales, qu'il s'agisse de la bureaucratie locale ou des forces nationalistes bourgeoises.

Et ces forces politiques existent. Certaines de ces forces militantes, notamment les nationalistes d'Arménie ou des pays baltes, ont surgi et acquis de l'influence dans le mouvement de masse. Mais certaines ont une existence de plusieurs années, voire même une tradition remontant sans véritable rupture de continuité jusqu'avant la révolution de 1917, ne serait-ce que par l'intermédiaire des liens avec l'émigration.

Et, en parlant des forces nationalistes, il ne faut pas seulement songer au nationalisme arménien, estonien, géorgien et, peut-être demain, ukrainien, mais aussi à ce nationalisme grand-russe qui n'avait même pas besoin de se perpétuer dans ces organisations clandestines ou de se réfugier à l'étranger, parce qu'il pouvait trouver refuge à l'intérieur même de l'appareil d'État bureaucratique qui, de longue date, suscite et entretient en son sein le chauvinisme grand-russien le plus crasse.

Il ne faut pas trop s'étonner que, dans le début de bouillonnement actuel, les idées, les militants et les organisations qui surgissent le plus facilement soient des militants qui se situent, d'une manière ou d'une autre, sur le terrain de la bourgeoisie.

Pour consolider son pouvoir, la bureaucratie a brisé le prolétariat russe. Le stalinisme triomphant a radicalement détruit toutes les organisations de la classe ouvrière et toute l'immense tradition révolutionnaire dont ces organisations ont été porteuses. Les dégâts qu'il a faits dans le mouvement ouvrier soviétique - et sans même parler ici du mouvement ouvrier mondial - ne peuvent être comparés qu'à ceux qu'a commis l'hitlérisme triomphant. Les deux ont poussé sur le même recul, sur les mêmes défaites sanglantes du prolétariat mondial.

Pendant ce temps, la bourgeoisie, elle, n'a pas cessé de dominer, sinon en Union Soviétique, du moins dans le reste du monde. Elle impose, par delà les frontières, ses valeurs, ses normes. Et, pour commencer, à la bureaucratie elle-même, à cette couche étriquée qui ne se réfère formellement aux valeurs du communisme que pour mieux lorgner vers la bourgeoisie, son mode de vie, sa morale et, au bout du compte, ses références politiques parmi lesquelles le nationalisme et la réduction des libertés démocratiques au parlementarisme bourgeois.

La nécessité de renouer avec la tradition communiste révolutionnaire

Alors, nous ne pouvons évidemment pas dire comment et à quel rythme pourront surgir du bouillonnement actuel, même limité à l'intelligentsia, les femmes, les hommes, les militants qui sauront renouer avec les véritables traditions révolutionnaires du prolétariat russe, ces traditions qui ont permis de réaliser la première révolution prolétarienne victorieuse de la planète.

Mais, ce que nous savons, c'est que cela est nécessaire pour que la classe ouvrière soviétique retrouve la place qui lui revient de droit dans les rangs du prolétariat mondial.

Malgré les profondes préventions qui ont été diffusées pour masquer, déformer et transformer les idées du communisme révolutionnaire, préventions qui constituent un barrage presque aussi important que le barrage matériel pour accéder aux ouvrages des communistes révolutionnaires, le simple fait qu'on puisse tout de même se référer à Marx ou à Lénine et se revendiquer du communisme, constitue un avantage pour tous ceux qui souhaiteraient militer sur ce terrain.

Que la bureaucratie réhabilite Trotsky ou pas, n'a aucune espèce d'importance. (Les révolutionnaires n'ont certainement rien à demander aux bureaucrates, et certainement pas cela). La jeune génération qui veut renouer avec les traditions de la révolution prolétarienne peut trouver ses références dans Marx et dans Lénine. Et si elle sait réfléchir, elle comprendra la vanité de toute idée de réforme sous l'égide de la bureaucratie. Elle saura alors surmonter les obstacles techniques pour renouer avec cette Opposition de Gauche, issue du bolchevisme, qui a combattu le stalinisme, un demi-siècle avant que les « réformateurs » de la bureaucratie fassent seulement mine de s'apercevoir qu'elle existait.

Mais il y a peut-être une course de vitesse à engager. Toutes sortes de forces profitent de la situation pour créer et développer des organisations. Il est nécessaire que, face au parti prétendument communiste - qui n'est que la machine politique de la bureaucratie - naisse un parti véritablement prolétarien qui défende les intérêts de la classe ouvrière face à la bureaucratie, et surtout, se place dans la perspective de la révolution prolétarienne internationale.

Pour une politique ouvrière révolutionnaire face aux tentatives de réforme de la bureaucratie

Une organisation révolutionnaire proposerait, bien entendu, à la classe ouvrière une politique à défendre, y compris dans les débats soulevés par les dirigeants de la bureaucratie.

La classe ouvrière est concernée au premier chef par les tares actuelles de l'économie soviétique, comme elle risque d'être la principale victime des remèdes de la bureaucratie.

La restructuration dans la production et la répartition ? Oui ! Mais, ce ne sont certainement pas les hausses de prix envisagées, ni les licenciements éventuels qui feront remplir les rayons des magasins et diminuer les queues !

Il faut opposer le contrôle des ouvriers sur la production et sur la répartition au monopole des bureaucrates, même « compétents ».

La transparence dans l'économie ? Oui ! Mais il faudrait que la transparence soit exercée de bas en haut et que les travailleurs portent la lumière, pour reprendre l'expression de Trotsky, « dans le domaine le plus secret, c'est-à-dire les revenus licites et illicites de la bureaucratie ».

Une plus grande liberté d'expression ? Oui ! Mais pas une liberté cantonnée à l'expression artistique, et réservée à l'intelligentsia. La classe ouvrière a intérêt à s'emparer de ces libertés pour elle-même, les revendiquer en son propre nom pour toute la société. Imposer concrètement le droit de réunion dans les entreprises, en s'emparant peut-être de l'exemple donné par ces clubs informels qui fourmillent dans les milieux intellectuels.

Révision critique de l'histoire ? Oui ! Mais, sans s'arrêter à Boukharine et à la NEP, mais en remontant jusqu'à octobre 1917, jusqu'à la démocratie soviétique vivante .

Démocratiser la vie politique ? Oui ! Mais par le retour justement à cette démocratie soviétique, démolie par la bureaucratie, qui n'a gardé des soviets que le nom ; et dont les dirigeants les plus libéraux n'envisagent d'autre démocratisation pour les soviets que d'en faire une pâle copie des parlements occidentaux.

Gorbatchev tente par ailleurs de s'appuyer sur l'horreur légitime du peuple soviétique devant la menace d'une nouvelle guerre comparable à ce qu'il a subi contre l'Allemagne hitlérienne, pour présenter sa politique de détente avec l'impérialisme américain - au détriment des peuples opprimés que l'Union Soviétique prétend défendre - comme une solution pour assurer une paix définitive.

Il faut rappeler ce que la politique d'entente de la bureaucratie avec les puissances impérialistes a coûté dans le passé à l'ensemble du peuple soviétique. Il faut opposer à l'entente au sommet entre les dirigeants embourgeoisés de l'Union Soviétique et les Reagan, l'internationalisme et la solidarité de classe des prolétaires du monde.

Et une organisation révolutionnaire prolétarienne, tout en soutenant, contre la bureaucratie centrale, le droit de chaque peuple de l'Union Soviétique à se séparer, s'adresserait en même temps, au nom d'une politique de classe, à l'ensemble des prolétaires du pays pour leur montrer que la voie du salut pour eux n'est pas de suivre des dirigeants nationalistes bourgeois ou bureaucrates. Car ceux-ci les vendraient soit à la bureaucratie, soit à l'impérialisme occidental. La seule voie de salut pour les prolétaires de l'Union Soviétique est d'unir les forces du prolétariat des différentes républiques pour renverser ensemble une bureaucratie qui les opprime tous.

Pour le renversement révolutionnaire de la bureaucratie

L'organisation de la classe ouvrière sur une base de classe entraînerait inévitablement une lutte mortelle entre la classe ouvrière et la bureaucratie.

Même s'il se révélait que la bureaucratie peut dans une certaine mesure assouplir son fonctionnement interne - et rien ne dit qu'elle ne reviendra pas à une dictature féroce en cas de crise grave - la bureaucratie est et demeure une couche privilégiée, vivant des prélèvements faits sur la classe ouvrière. Une couche privilégiée qui tient solidement les rênes de l'État. Et aucun Gorbatchev, serait-il mille fois plus réformateur qu'il ne l'est dans la réalité, ne pourra plus jamais faire du KGB, de la police, des maréchaux chamarrés, de la hiérarchie des officiers d'une armée, qui n'est plus rouge depuis bien longtemps, des instruments au service de l'émancipation de la classe ouvrière. A supposer qu'il le veuille, ce qui n'est absolument pas le cas.

L'immense machinerie de l'appareil d'État et la non moins immense bureaucratie qu'elle a engendrée ne se dissoudront pas au sein de la société. Sous Gorbatchev comme sous Staline, la classe ouvrière devra démolir l'État, qui est aujourd'hui celui de la bureaucratie, par la méthode révolutionnaire.

Cette révolution ne cherchera pas : « à remplacer une coterie dirigeante par une autre, mais à changer les méthodes mêmes de la direction économique et culturelle. L'arbitraire bureaucratique devra céder la place à la démocratie soviétique. Le rétablissement du droit de critique et d'une liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires du développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchévique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La démocratie entraînera, dans l'économie, la révision radicale des plans dans l'intérêt des travailleurs. La libre discussion des questions économiques diminuera les frais généraux imposés par les erreurs et les zigzags de la bureaucratie. Les entreprises somptuaires, Palais des Soviets, théâtres nouveaux, métros construits pour l'épate, feront place à des habitations ouvrières. Les « normes bourgeoises de répartition » seront d'abord ramenées aux proportions que commande la stricte nécessité, pour reculer, au fur et à mesure de l'accroissement de la richesse sociale, devant l'égalité socialiste. Les grades seront immédiatement abolis, les décorations remisées aux accessoires. La jeunesse pourra respirer librement, critiquer, se tromper et mûrir. La science et l'art secoueront leurs chaînes. La politique étrangère renouera avec la tradition de l'internationalisme révolutionnaire ».

Ces lignes tracent les éléments de la solution aux problèmes de la société soviétique avec une toute autre perspicacité, on pourrait même dire une toute autre actualité, que les théoriciens de la « glasnost ». Pourtant, elles datent d'un demi-siècle, car elles sont extraites de la Révolution trahie de Trotsky.

Une renaissance de l'activité révolutionnaire de la classe ouvrière soviétique aura des conséquences considérables, et pas seulement en Union Soviétique. L'Union Soviétique, après avoir été pendant quelques années le symbole même de la révolution prolétarienne, de sa victoire, de ses possibilités, est devenue, avec l'emprise de la bureaucratie et la connaissance qu'en avait le monde par la suite, un repoussoir.

Oh ! Nous ne parlons pas des critiques venues de la bourgeoisie, de cette bourgeoisie qui a été capable d'engendrer un Hitler et qui continue encore à engendrer, à protéger des dictatures infâmes. Mais, du point de vue du prolétariat, l'Union Soviétique est devenue une contre-référence.

C'est vrai, même ici en Occident, où le régime soviétique est assimilé au communisme, dont il donne une image qui dégoûte à juste titre nombre de travailleurs. Et c'est encore plus vrai dans les pays de l'Est où la bureaucratie fait jouer à l'Union Soviétique l'infâme rôle de gendarme. Car, si aujourd'hui le mouvement ouvrier de pays comme la Pologne (où pourtant la classe ouvrière dispose d'une énergie et d'une combativité admirables) se trouve entre les mains d'une direction nationaliste, réactionnaire et pro-occidentale, c'est tout de même à cause du rôle que l'Union Soviétique des bureaucrates joue dans la région.

Et, la renaissance du mouvement ouvrier soviétique sur une base révolutionnaire impliquerait en premier lieu de s'adresser aux prolétaires des pays de l'Est, justement pour pouvoir s'adresser ensemble aux prolétaires du monde entier. Car être révolutionnaire prolétarien en Union Soviétique, ce n'est pas seulement vouloir le renversement révolutionnaire de la bureaucratie, fût-ce au profit des soviets représentant de nouveau démocratiquement la classe ouvrière. Si l'Union Soviétique de nouveau sous la direction du prolétariat se retrouvait isolée, la même cause qui a engendré la bureaucratie engendrerait de nouveau les mêmes effets. Le prolétariat soviétique n'a pas de destin particulier. Son destin est lié au destin de l'ensemble du prolétariat mondial, c'est-à-dire en fin de compte au renversement révolutionnaire du règne de la bourgeoisie sur le monde.

Partager