La crise actuelle de l’économie capitaliste et ses origines

 

Introduction

 

L'économie capitaliste continue de s'enfoncer dans la crise. Les annonces officielles du taux de croissance des économies des plus grands pays capitalistes du monde sont si faibles qu'elles flirtent constamment avec la récession, quand elles n'ont pas carrément plongé dedans comme en Espagne.

Cette mesure officielle du taux de croissance est un très mauvais indicateur de la santé économique des pays capitalistes, et d'abord parce qu'il fait la part belle à toutes les surévaluations spéculatives. Les annonces de plans de licenciements à la chaine, dans pratiquement toutes les branches, et la hausse continuelle du chômage qui en est la conséquence immédiate, sont une mesure bien plus réelle de la contraction de l'économie.

La crise actuelle est le dernier épisode en date d'une crise quasi permanente qui dure depuis près de quarante ans. Depuis plusieurs décennies, l'économie capitaliste est toujours plus noyée dans un océan de « liquidités » comme disent les financiers. À chaque krach boursier, la réaction des États a été la même : injecter de la monnaie pour éviter les faillites en chaine et l'effondrement de l'économie. Krach après krach, la quantité totale d'argent a enflé, démesurément, sans rapport avec la quantité de richesses produites, alimentant la spéculation et préparant le krach suivant.

Des sommes ahurissantes, à donner le tournis, valsent d'une place financière à l'autre. En un clic de souris, des capitaux peuvent renchérir telle matière première ou étrangler encore un peu plus les finances de tel État. Ces sommes d'argent cherchent frénétiquement à s'investir. Cela est aussi vieux que le capitalisme et, à ce propos, on peut reprendre une phrase de Marx de 1849 sans en changer un mot : un capitaliste « n'est jamais aussi malheureux que lorsqu'il ne sait pas quoi faire de son argent. Voilà le secret de toutes les grandes spéculations, de toutes les entreprises profitables. »

À l'époque actuelle, c'est avant tout dans la spéculation et peu dans la production, au regard des profits engrangés, que le capital cherche toujours aussi furieusement à s'investir. Or, quelles que soient les inventions délirantes des savants fous de la finance, il n'y a que dans la production que la richesse se crée. Tous les gains faramineux réalisés dans la spéculation ne proviennent au bout du compte que d'une seule source : le profit fait sur le dos des travailleurs dans la production.

Voilà pourquoi l'ensemble de l'organisation économique capitaliste s'étouffe dans sa propre graisse financière : d'un côté, il n'y a jamais eu autant d'argent dans l'économie, et de l'autre, cet argent qui répugne à s'investir dans le seul endroit où la richesse se crée, la production, parasite et étouffe cette dernière.

Il y a près de cent ans, Lénine, reprenant un point de vue largement partagé par tous les communistes de l'époque, utilisait le terme d'impérialisme pour caractériser l'économie capitaliste. Il le décrivait comme l'état de sénilité du capitalisme, exprimant ainsi que cette organisation sociale avait épuisé ses possibilités quant au rôle de développement des forces productives qu'elle avait eu dans l'histoire.

Un siècle après, le capitalisme est toujours là. Alors, par quels soubresauts est-il passé ? Lesquelles de ses contradictions se sont exacerbées ? Et aujourd'hui, quelles sont les causes et les conséquences du développement sans limite de la finance ?

Pour répondre à ces questions, il faut repartir des analyses de Marx des crises du capitalisme, et aussi revenir sur une évolution essentielle du capitalisme : celle qui amena la domination des monopoles et des trusts, l'impérialisme.

 

Les crises du capitalisme : de la période de la « libre concurrence » à celle de la domination des monopoles

 

Depuis près de deux siècles, l'économie capitaliste connait régulièrement des crises. Les premières ont surgi en Angleterre, qui était le berceau de la révolution industrielle.

Ces crises montraient que l'économie capitaliste, capable de produire des richesses à un rythme que la société n'avait encore jamais vu, pouvait se bloquer, non pas à cause d'une catastrophe naturelle, non pas à cause d'une guerre, mais parce que des marchandises avaient été produites en trop grand nombre.

Une des toutes premières crises fut celle de 1819. À cette époque, l'Angleterre inondait déjà le monde de ses produits. Et ce fut à l'échelle mondiale que le trop plein de marchandises se manifesta. Au Cap, tout au bout de l'Afrique du Sud, ou encore en Inde à Calcutta, les marchandises anglaises étaient vainement proposées à des prix plus bas qu'en Europe.

Aux États-Unis, un contemporain de la crise a raconté dans un de ses récits de voyage ce qu'il avait vu : « D'un bout à l'autre de ce continent immense et prospère aucune ville, aucun bourg, où la quantité des marchandises destinées à la vente ne dépassât de manière considérable les moyens des acheteurs. »

En Angleterre même, cela se traduisit par une misère accrue. En 1820, une adresse des ouvriers bonnetiers de Nottingham, sorte de pétition de l'époque, disait :

« Pour un travail quotidien de quatorze à seize heures, nous ne gagnons que quatre à sept shillings par semaine (...) bien que nous soyons obligés de nous contenter de pain et d'eau ou de pommes de terre au sel (...) nous avons souvent été obligés, après le travail harassant d'une journée, d'envoyer nos enfants affamés au lit pour ne pas les entendre se plaindre et réclamer du pain. Nous déclarons solennellement que pendant les dix-huit derniers mois nous n'avons pratiquement jamais eu le sentiment de manger à notre faim. »

Lors de la phase d'expansion de l'industrie textile anglaise, qui venait de précéder cette crise, l'exploitation de la classe ouvrière avait été féroce. Mais la crise aggravait encore le sort des travailleurs, provoquant déjà à l'époque le chômage de masse pour les uns, l'exploitation accrue pour les autres.

Ces premières crises ébranlèrent les convictions des premiers économistes de l'époque qui avaient vu dans le capitalisme industriel l'avènement d'une nouvelle ère d'enrichissement fabuleux et sans limite. Du début du 19e siècle jusqu'à nos jours, l'économie capitaliste, tout au long de son histoire et de toutes ses transformations, a toujours connu des crises de surproduction, en moyenne tous les sept ou huit ans. Car c'est le mode de fonctionnement même de cette économie d'alterner les périodes d'expansion et les périodes de crises, les premières préparant les secondes, les secondes faisant la place nette pour les premières.

 

Crises et expansions : le mode de fonctionnement du capitalisme

 

L'économie capitaliste ne produit pas pour répondre à des besoins. Une économie qui se fixerait comme objectif de maîtriser sa production pour nourrir la population, la loger, l'éduquer, la soigner, la transporter, ou la cultiver commencerait par recenser les besoins. Puis elle coordonnerait la production de ses différentes branches, elle la planifierait en gérant l'économie comme un tout, sous le contrôle constant de la population, des choix de celle-ci et de l'évolution de ces choix. Car il ne s'agirait pas seulement de décider de ce qui doit être produit, mais aussi de contrôler constamment et démocratiquement la mise en œuvre de ce qui a été décidé.

Il pourrait y avoir des surproductions dans telle ou telle branche, on peut même dire que pour éviter la pénurie il faudrait qu'il y ait presque constamment des stocks. Les erreurs de planification seraient inévitables car on ne peut pas anticiper toutes les évolutions, y compris dans les envies et les goûts de la population Mais ces erreurs seraient rectifiées en essayant de limiter au maximum le gâchis.

Dans une telle économie, les producteurs, au sens large, c'est-à-dire tous ceux qui participent à la production de biens ou aux différents services, seraient aussi les consommateurs. L'économie, propriété collective de l'ensemble de la société, serait maîtrisée par la participation active et les décisions démocratiques de tous.

Mais l'économie capitaliste ne fonctionne pas ainsi. Les moyens de production sont la propriété privée d'une minorité qui les gère en fonction d'un seul critère : l'obtention du profit maximum. C'est une économie de « marché » fondée sur la concurrence.

Dans la recherche du profit, les besoins que cette économie prend en compte sont les besoins solvables, c'est-à-dire de ceux qui peuvent payer. Les autres, les besoins élémentaires d'une large partie de l'humanité n'intéressent pas ceux qui détiennent les moyens de production et qui décident de leur utilisation.

Des centaines de millions d'êtres humains n'ont pas accès à l'eau potable, un milliard d'hommes, de femmes et d'enfants souffrent de la faim, près de deux milliards n'ont pas accès à l'électricité tandis les capacités manuelles et intellectuelles de millions de personnes servent à produire des choses inutiles, voire nuisibles, au plus grand nombre. Cela va du yacht toujours plus grand, toujours plus délirant, aux industries d'armement ou encore à la finance.

Cette « économie de marché » fondée sur la concurrence, n'est pas le fruit d'une organisation consciente et coordonnée : elle résulte de millions de choix individuels, choix qui parfois convergent, parfois se contredisent, et qui rendent cette économie incontrôlable par sa nature même.

Mais si elle est incontrôlable, il est quand même possible d'en comprendre les ressorts.

Au 19e siècle, partant des premières analyses des économistes bourgeois mais avec un point de vue de révolutionnaire communiste, Marx étudia l'économie capitaliste pour en expliquer les lois fondamentales.

Il étudia d'abord la valeur des marchandises, qui s'établit à travers d'innombrables échanges et apparaît mystérieuse, comme le résultat de « la main invisible du marché » pour reprendre une expression des premiers économistes.

Il montra que cette valeur des marchandises exprimait le rapport social entre les différents producteurs ; que cette valeur reflétait la quantité de travail humain dépensée en moyenne dans la société pour produire telle ou telle marchandise. Et il en conclut que c'est bien dans la production et nulle part ailleurs que se créent les richesses.

Poursuivant son analyse, Marx a révélé le mécanisme de l'exploitation, en montrant que le profit des capitalistes n'est rien d'autre que du travail non payé aux travailleurs, ce qu'il a appelé la plus-value.

Toutes ces explications, le mouvement ouvrier international les a transmises à des millions d'exploités, depuis près 150 ans, pour démystifier la domination de la bourgeoisie.

Ce sont aussi les idées marxistes qui permettent de comprendre les crises cycliques du capitalisme.

Pour comprendre la crise, il faut comprendre la phase anarchique d'expansion qui la précède.

Les capitalistes investissent leur capital dans la production parce qu'ils espèrent tirer un profit, c'est-à-dire accroitre leur capital. Et plus ils investiront, plus ils feront produire de marchandises et plus ils pourront espérer l'accroître. Une fois ces marchandises vendues, les capitalistes réalisent leur profit et récupèrent leur capital investi. Encore faut-il les vendre !

On pourrait croire que chaque capitaliste connaît son marché, qu'il anticipe la demande. Cela peut être vrai dans une certaine mesure. Mais le « marché », ce sont des millions d'initiatives individuelles qui se télescopent sans coordination, sans plan d'ensemble ; car à la base, il y a la propriété privée des moyens de production et la concurrence. Et la finalité de cette concurrence, c'est de prendre des parts de marché aux autres.

Ce n'est qu'après coup, donc que les capitalistes savent vraiment s'ils ont trop produit ou trop investi.

Ensuite, le marché ne se réduit pas aux seuls biens de consommations, et la production de la moindre marchandise est le fruit d'une chaine considérable d'étapes successives où des capitalistes produisent pour d'autres capitalistes. La modification de la demande à un bout, entraîne toute une série de modifications en chaine.

Pour produire plus de voitures, par exemple, il faut produire plus d'acier, plus de pneus, plus d'électricité, mais aussi plus de machines, peut-être même construire une nouvelle usine. Il faut donc qu'en amont, tous les capitalistes fournisseurs de ces marchandises aient adapté leur production. Il faut même qu'ils aient anticipé cette hausse de la demande pour pouvoir y répondre dès qu'elle se manifeste. Car s'ils ne le font pas, leurs concurrents le feront. Or chacune de ces étapes a son propre rythme de production. Et si ces liens chaotiques entre chaque branche peuvent au bout du compte aboutir à un équilibre, il n'est que momentané car il se trouve constamment remis en cause.

Lors d'une phase d'expansion générale de l'économie, dans toutes ces branches imbriquées les unes dans les autres, la course effrénée aux parts de marché se fait sans se soucier de l'ampleur des besoins. La limite à l'augmentation des capacités de production est la quantité de capital disponible pour être investi. La tendance générale pousse donc chaque capitaliste dans le sens d'un développement maximum de sa production.

Enfin, dans leur recherche du profit maximum, les capitalistes cherchent à comprimer les salaires au minimum. Des salaires ou une masse salariale comprimés, cela signifie plus de profits.

Or, les ouvriers sont aussi des consommateurs. Et cette tendance à les payer le moins possible entre tôt ou tard en contradiction avec la tendance à produire toujours plus. Comme l'a résumé Marx : « La raison dernière de toutes les véritables crises reste toujours la pauvreté et la limite imposée à la consommation des masses, contrairement à la tendance qui pousse, d'autre part, la production capitaliste à développer les forces productives comme si la limite de ces dernières résidait dans le pouvoir absolu de consommation de la société. »

Lorsque les marchandises n'arrivent plus à se vendre, on se trouve face à ce qu'on appelle la « surproduction ». Il y a quelque chose de choquant dans l'expression elle-même. Car elle ne signifie absolument pas qu'on a produit trop de voitures, de logements, de nourriture ou d'autres objets d'usage courant. Cela signifie qu'on a produit plus que ce qu'on pouvait vendre. Et ce n'est pas du tout la même chose. Je reviendrai sur la crise de 2008 qui était à ses origines une crise de l'immobilier. Mais on peut mentionner qu'au moment même où on parlait de surproduction de logements, dans cette riche Amérique, des gens vivaient dans des taudis infâmes, sans oublier ceux qui n'avaient que la rue pour domicile.

Cette surproduction entraîne la faillite des entreprises qui ont trop produit, mais aussi celles de leurs fournisseurs que les premières ne peuvent pas rembourser, et ainsi de suite. De proche en proche, toute l'économie se paralyse.

Pourtant, tout est là pour qu'elle tourne et fonctionne : les hommes, les machines, les marchandises. Les besoins réels sont énormes. Mais le moteur de l'économie, la soif de profit, ne trouve pas de voie de sortie.

Alors, dans le cadre du capitalisme de la libre concurrence, c'est la crise elle-même qui sort l'économie de l'ornière, en écartant les entreprises les moins rentables et a priori les moins modernes. Ces entreprises font faillite en premier. Débarrassée de ces entreprises, l'économie repart, sur une base plus moderne, capable de produire des marchandises à un coût plus faible. Et surtout, dans toutes les branches et à tous les niveaux, sur ces innombrables marchés où des capitalistes vendent à d'autres capitalistes, les équilibres se rétablissent.

Tout au long du 19e siècle, les crises de surproduction se répétèrent ainsi et jouèrent le rôle de régulateur de l'économie. C'était une régulation catastrophique et brutale, mais la seule que connaissait l'économie capitaliste.

Les choses commencèrent à changer avec l'apparition des monopoles.

 

La domination des monopoles et l'impérialisme

 

Durant ce 19e siècle, l'industrialisation s'était propagée d'Angleterre au reste du continent européen, aux États-Unis puis au Japon. Et, dans tous ces pays, crise après crise, se constituèrent des entreprises toujours plus grosses, plus importantes. Au point qu'à la fin du 19e siècle, dans les principales branches de l'économie, des Rockefeller, des Krupp, des De Wendel, des Rothschild... se retrouvèrent à la tête d'entreprises géantes du pétrole, de l'acier, de l'extraction minière, des chemins de fer ou du tabac. Et par entente, ces entreprises formèrent les premiers regroupements capables de dominer une branche de l'économie, les premiers cartels, les premiers trusts.

Ces grands groupes étaient désormais suffisamment puissants pour s'entendre afin de fixer les prix. Ils pouvaient même aller plus loin dans l'entente et se répartir le marché à l'avance, contingenter la production.

Ces ententes n'ont pas supprimé la concurrence : ni celle entre capitalistes d'une même branche, ni celle entre capitalistes de branches adjacentes, comme le charbon et le pétrole, et encore moins la concurrence fondamentale entre tous les capitalistes, celle où chaque capitaliste s'efforce de drainer le maximum de la plus-value produite par la classe ouvrière. Les ententes étaient fluctuantes. Un accord pouvait être rompu du jour au lendemain. Les alliés de la veille pouvaient devenir les pires ennemis.

Mais les monopoles étaient devenus des poids lourds, drainant une part sans cesse croissante de la plus-value et pesant toujours plus sur la marche de l'économie.

Dans les pays de développement capitaliste le plus récent, comme l'Allemagne, les États-Unis ou, un peu plus tard, le Japon, c'est l'État qui organisa à marche accélérée la constitution de monopoles, entre autres en protégeant le marché national par de très hautes barrières douanières, qui d'ailleurs se généralisèrent à tous les pays capitalistes.

Des tarifs douaniers élevés permettaient aux monopoles de vendre plus cher sur leur propre marché national sans trop craindre la concurrence des monopoles des autres pays capitalistes, et d'accumuler ainsi des profits considérables. En retour, ces surprofits leur permettaient d'exporter leurs propres produits en abaissant leur prix pour essayer d'être concurrentiels malgré les barrières douanières des autres pays.

Ainsi, malgré les droits de douanes importants qui s'étaient dressés partout, le commerce international se développa comme jamais.

Au bout du compte, les barrières douanières étaient un cadeau aux monopoles au détriment des branches de l'économie sans monopoles. Le taux de profit des secteurs dominés par les monopoles s'éleva au détriment des autres secteurs qui virent, eux, leur taux de profit baisser.

La domination des monopoles entraina également le développement de la finance. Pour produire à grande échelle, il faut en effet pouvoir disposer du capital le plus considérable possible. Dans la course au gigantisme industriel, se développèrent d'abord les sociétés par actions. Celles-ci permettaient à un capitaliste de contrôler un capital total nettement plus important que celui dont il disposait au départ, en utilisant l'argent de petits ou moyens actionnaires.

Et puis les banques se retrouvèrent de plus en plus au cœur de l'économie.

Depuis le début du capitalisme, les banques centralisaient le capital disponible. D'un côté, elles prêtaient aux capitalistes qui avaient un besoin urgent de capital pour leurs affaires, de l'autre, elles empruntaient à ceux qui cherchaient tout aussi urgemment un placement pour leur capital excédentaire. Les banques avaient aussi pour rôle de collecter l'épargne des classes non capitalistes de la société, tels les petits paysans, les petits commerçants et même certaines couches de la classe ouvrière, tout cet argent étant ensuite mis à la disposition des capitalistes.

Comme le capital industriel, le capital bancaire se concentra. Dans chaque pays industrialisé, la gestion du capital national fut peu à peu concentrée dans les mains d'un nombre réduit de grandes banques. Au début du 20e siècle, peu avant la Première Guerre mondiale, cinq grandes banques en Angleterre, trois en France, neuf en Allemagne, cinq au Japon et quelques dizaines aux États-Unis dominaient la moitié du capital mondial.

Entre ces très grandes banques et les monopoles industriels se créa un enchevêtrement de liens d'intérêts : avec leurs capitaux disponibles les banques alimentaient les besoins d'investissement des industriels, et ces derniers partageaient avec les banques le profit réalisé dans la production par l'intermédiaire du taux d'intérêt sur le capital prêté. Les banques devinrent également le cadre à l'intérieur duquel se constituaient les ententes monopolistiques.

Cela donna naissance à la finance moderne, au « capital financier » pour reprendre les termes qu'utilisèrent les communistes de l'époque pour qualifier cette communauté d'intérêts des grandes banques et des monopoles industriels.

Cette tendance à la concentration n'a jamais cessé. Un nombre toujours plus réduit de banques domine le monde, des banques auxquelles sont liés des groupes industriels en nombre toujours plus restreint et, tous, toujours plus puissants.

Cette apparition des monopoles eut des conséquences sur la marche de l'économie capitaliste.

Les monopoles étaient en situation d'adapter leur production au marché solvable. Cela ne veut pas dire qu'ils organisaient et développaient la production en fonction des besoins réels de la société. Au contraire, ils limitèrent leur production à ce que le marché pouvait absorber en vue de faire le maximum de profits. C'est ce qu'on appelle une politique malthusienne. Au lieu de développer les forces productives, les monopoles les bridèrent pour gonfler leurs bénéfices.

Cette tendance à réduire les investissements productifs les obligea à trouver d'autres débouchés pour leurs capitaux qui s'accumulaient sans cesse. Les monopoles les cherchèrent alors hors de leurs frontières.

Dès la fin du 19e siècle, les capitaux s'investirent aux quatre coins de la planète. Ils y exploitèrent des mines pour rapporter des matières premières vers les métropoles, construisirent des ports et des chemins de fer pour cela. Ils investirent en Russie tsariste dans l'extraction du pétrole ou dans le textile. Ils s'approprièrent des régions entières sur tous les continents, balayèrent l'agriculture qui faisait vivre les peuples depuis des générations et implantèrent les cultures des produits qui les intéressaient pour le marché de leur métropole. Les capitalistes français et anglais implantèrent le cacao et l'arachide en Afrique, le caoutchouc en Indochine.

Ces capitaux exportés faisaient naitre une industrie et une nouvelle classe ouvrière dans de nombreux pays, mais ils n'enrichissaient pas ces pays, ils les pillaient. Car les investissements étaient avant tout orientés en direction des besoins des métropoles, et les fruits de l'exploitation féroce des travailleurs locaux profitaient d'abord aux grands groupes monopolistiques occidentaux.

Pour s'assurer un contrôle de toutes ces régions où ils investissaient, les capitalistes entraînèrent leur État dans la conquête coloniale. Il fallait conquérir le maximum de territoires, ne serait-ce que pour limiter les prétentions des concurrents. La diplomatie des grandes puissances eut alors pour principale fonction de représenter les intérêts du capital financier qui cherchait des champs d'investissement aux quatre coins du monde.

Faisant le bilan de tout ce développement historique et de la rivalité entre monopoles, Lénine écrivait en 1916 : « L'impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s'est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l'exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s'est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »

 

D'une guerre mondiale à l'autre : la première période de convulsions de l'impérialisme

 

Depuis ses débuts, l'histoire du développement capitaliste s'était réalisée dans le cadre des États nationaux. C'était sur la base d'un marché national que chaque classe capitaliste avait pu s'enrichir et se renforcer. Et c'était sur la base d'un marché national que s'étaient mis en place les monopoles.

À la fin du 19e siècle, ces marchés nationaux étaient arrivés à saturation. Dans chacune des nations capitalistes, les capitaux ne trouvaient plus de débouchés aussi rentables qu'avant. Ils avaient trouvé de l'oxygène en s'exportant. Et cette exportation de capitaux avait été organisée par les États qui avaient constitué des empires coloniaux.

Dans cette course aux colonies, les vieux impérialismes, les premiers en scène, l'Angleterre et la France, s'étaient taillées la part du lion : en se partageant presque toute l'Afrique et une bonne partie de l'Asie. L'Allemagne et le Japon, impérialismes plus récents, se retrouvèrent pratiquement exclus du partage.

Les États-Unis étaient un peu à part, car ils avaient toute l'étendue de leur territoire comme base de développement économique, ce qui était déjà considérable. De plus, ils s'étaient annexés presque tous les marchés d'Amérique du Nord et du Sud.

Or, le développement économique avait inversé le rapport des forces. L'Allemagne, les États-Unis et le Japon avaient développé leur industrie à un rythme accéléré, à partir de la technologie la plus récente. Ils avaient l'industrie la plus puissante et cherchaient des débouchés pour leurs capitaux.

Au cours des années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, les rivalités économiques entre nations impérialistes ne firent que s'accentuer. Et leur prolongement brutal fut la guerre qui éclata en août 1914.

À partir de ce moment, l'économie mondiale sombra dans une période de convulsions qui dura près de vingt ans.

La Première Guerre mondiale ne régla rien. Elle se solda par la victoire militaire des impérialismes anglais et français, qui étaient déjà les plus repus en colonies. L'impérialisme allemand, défait, fut dépossédé du peu de colonies qu'il avait.

Les rivalités impérialistes continuaient de bloquer le développement économique.

En 1921, à l'occasion du troisième congrès de l'Internationale communiste qui rassemblait les partis communistes du monde entier, Léon Trotsky fit un rapport sur l'état de l'économie capitaliste mondiale. En voici un court extrait : « (...) le capitalisme vit de crises et de redressements, tout comme vit l'homme en aspirant et en expirant tour à tour.(...) Les crises et les améliorations sont propres au capitalisme dès le jour de sa naissance ; elles l'accompagneront jusqu'à sa tombe. Mais pour définir l'âge du capitalisme et son état général, pour pouvoir se rendre compte s'il se développe, s'il a atteint son âge mûr ou bien s'il touche à sa fin, il faut d'abord analyser le caractère des cycles en question, tout comme on juge de l'état de l'organisme humain d'après la façon dont il respire ; tranquillement ou en haletant, profondément ou à peine, etc. »

À partir de la guerre, Trotsky considérait que le capitalisme était entré dans une période de décadence où « les crises durent longtemps et les relèvements sont momentanés, superficiels et basés sur la spéculation ».

Les cycles du capitalisme se poursuivirent entre les deux guerres, dans un contexte économique bourré d'oppositions explosives. Il y eut bien une phase d'expansion entre 1922 et 1929, essentiellement aux États-Unis qui étaient alors le seul impérialisme encore capable de développer les forces productives. Mais cette phase d'expansion fut momentanée, superficielle et fondée sur la spéculation.

La crise économique qui éclata après, celle de 1929, est la plus connue des crises du capitalisme, car elle fut exceptionnellement dévastatrice. Partie des États-Unis, elle provoqua un recul de la production et une explosion de misère comme le monde n'en avait jamais connu.

À cette époque, une partie de la planète échappait à la domination capitaliste : l'Union soviétique. Et dans ces années d'effondrement économique généralisé, alors que la production industrielle était divisée par deux aux États-Unis, l'URSS fut le seul endroit au monde épargné par la crise. Entre 1929 et 1935, la production industrielle soviétique était même multipliée par trois et demi.

L'économie soviétique était loin d'avoir atteint le niveau de développement de pays comme les États-Unis, et isolée, elle ne pouvait pas rattraper ce retard. Mais son existence même apportait la démonstration qu'il était possible d'échapper aux crises du capitalisme, à une condition : il fallait exproprier la bourgeoisie et planifier l'économie.

La crise de 1929 exacerba de nouveau toutes les rivalités, à un point tel que, de l'affrontement économique, le monde bascula dans un nouvel affrontement militaire. Il allait plonger dans la Deuxième Guerre mondiale.

Durant la période de l'entre-deux guerres de nombreuses luttes du prolétariat secouèrent le capitalisme. C'est par ces luttes, si elles avaient été victorieuses, que la société aurait pu vraiment résoudre les contradictions et les aberrations de l'organisation économique capitaliste. Leur échec laissa la voie libre à la guerre. Et la guerre permit au capitalisme de se survivre, de passer un cap pourrait-on dire mais sans dépasser ses contradictions fondamentales, et le prix à payer pour l'humanité fut colossal.

 

L'économie capitaliste depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 1970 : de la reconstruction à la financiarisation

 

La Deuxième Guerre mondiale modifia radicalement les rapports de force entre les différents impérialismes. L'Europe exsangue, l'impérialisme américain sortait grand vainqueur. Son économie était la plus moderne, elle était adossée à un marché continental, et ses rivaux les plus menaçants, l'Allemagne et le Japon, avaient été écrasés.

Les rivalités entre grandes puissances se résolvaient, au moins temporairement, par la domination incontestée de l'une d'entre elles, les États-Unis.

L'hégémonie économique des États-Unis les poussait naturellement vers la domination du marché mondial. Et de ce point de vue, ils avaient tout intérêt à la fin des empires coloniaux, ces chasses gardées des vieux impérialismes européens.

Ainsi, lorsque, dès la fin de la guerre, une puissante vague d'émancipation secoua les colonies, les États-Unis ne s'y opposèrent pas : ils surfèrent dessus. Au fur et à mesure des luttes d'indépendance, les zones d'influence de chaque impérialisme volèrent en éclat. Et ne pouvant échapper au pillage capitaliste, les ex-colonies, formellement indépendantes, devinrent alors un marché ouvert à tous les impérialismes, à commencer par le plus puissant d'entre eux, l'impérialisme américain.

Sous la domination des États-Unis s'organisa la reconstruction. Il fallait remettre en route les appareils productifs, relancer les échanges commerciaux internationaux et leur donner un cadre monétaire.

À partir de cette nouvelle donne, l'économie capitaliste se redéveloppa. Mais cela ne se serait pas réalisé si les États n'étaient pas intervenus directement dans l'économie.

 

La béquille des États pour reconstruire l'économie

 

Le capitalisme industriel français est, à ce titre, un exemple tout-à-fait parlant.

À cause d'un marché national réduit et du fait de la vétusté du matériel de production que les capitalistes avaient usé jusqu'à la corde, au sortir de la guerre, le taux de profit était tombé très bas. Et pour les branches dont la production était essentielle au redémarrage de l'économie, et qui demandaient de gros investissements sur le long terme, aucun capitaliste n'était prêt à mettre la main à la poche.

Alors ce fut l'État qui s'en chargea, en nationalisant des branches entières de l'économie. Les mines de charbon du Nord et du Pas-de-Calais furent nationalisées en décembre 1944 ; le transport aérien, en septembre 1945 ; une partie de l'industrie automobile avec Renault, en 1945 ; la Banque de France responsable de l'émission du franc, ainsi que les principales banques de dépôt comme le Crédit lyonnais, la Société générale ou encore la Banque nationale pour le commerce et l'industrie (qui donnera plus tard naissance à la BNP) en 1945 ; et le gaz et l'électricité en 1946.

Il ne s'agissait pas d'expropriation. L'État versa aux capitalistes de quoi largement aller investir ailleurs, là où les profits étaient juteux et assurés. On estime le coût total de l'ensemble des nationalisations à 6000 milliards de francs de l'époque. Pour comparaison, la dette de l'État français en 1945 était de 1800 milliards de francs.

D'un côté, l'État prenait en charge toutes les branches déficitaires, de l'autre, la bourgeoisie, s'appuyant sur cette béquille étatique, rebâtissait ses empires industriels.

Marcel Boussac, industriel du textile, le « roi des cotonnades », avait construit sa fortune d'abord comme fournisseur de l'armée française pendant la guerre de 1914-1918, puis celle de 1939-1940. Il fut aussi fournisseur de l'armée allemande. Il avait des plantations en de multiples endroits de l'empire colonial français. Après la guerre, loin d'être inquiété, il reçut une aide financière importante de l'État pour moderniser ses usines en achetant des machines à tisser dernier cri aux États-Unis. Sa richesse croissante fit de lui un temps la plus grosse fortune d'Europe.

L'avionneur de l'entre-deux guerres, Marcel Bloch, est lui aussi emblématique de cet enrichissement grâce à l'État. Après avoir survécu à neuf mois de camp de concentration, il revint en France, changea de nom, devint Marcel Dassault et reprit une partie de ses usines. En 1949, l'État français distribua les rôles : aux entreprises nationalisées (comme Sud-Aviation, Nord-Aviation, etc... qui donneront plus tard Airbus et EADS) le secteur concurrentiel de l'aviation civile, et à Marcel Dassault le secteur ultra-protégé de l'aéronautique militaire. Les guerres coloniales furent un de ses premiers marchés : il fit de très bonnes affaires en vendant à l'armée des avions de transport de troupes.

Il faut aussi mentionner Francis Bouygues. Dans les années 1960, il développa son entreprise du BTP grâce au marché des logements sociaux commandés par l'État. Il en recevait la commande de 15 000 par an. Son premier gros coup fut la construction du stade du Parc des Princes à Paris. Pour évincer ses concurrents, il présenta un projet beaucoup moins cher, mais une fois le contrat obtenu, il dénonça les termes de l'appel d'offre pour, au final, se faire payer le double du prix.

Les grands groupes industriels et financiers qui se développèrent ainsi en s'appuyant sur l'État se retrouvèrent presque immédiatement en position de monopole. Et tout naturellement, comme aux premiers temps de l'impérialisme, l'État les aida à exporter leurs marchandises et leur capital à l'étranger. Fin des années 1960, début des années 1970, Dassault vendait ses avions Mirage IV partout dans le monde et Bouygues construisait le complexe olympique de Téhéran en Iran en vue des Jeux o

Olympiques asiatiques de 1974.

Les États nationaux servaient de béquille à leur capitalisme, et derrière eux, à l'échelle internationale, il y avait l'État américain qui finançait la reconstruction, comme avec le plan Marshall, et qui garantissait le système monétaire international.

Pour que les échanges internationaux reprennent, il fallait que les monnaies soient suffisamment stables les unes par rapport aux autres. Un système monétaire stable était essentiel à la reconstruction.

La monnaie permet de fluidifier les échanges et de faire que les marchandises puissent facilement s'évaluer les unes par rapport aux autres. C'est vrai pour tous les échanges à l'échelle nationale comme à l'échelle internationale.

Dans l'histoire des échanges commerciaux, les premières monnaies furent d'abord des marchandises comme les autres, simplement plus recherchées que les autres. Et ce furent les métaux précieux comme l'or qui finirent par s'imposer.

Avec le capitalisme industriel, l'argent eut un rôle sans cesse étendu. Au point que se fit ressentir le besoin de nouveaux types de monnaie qui, petit à petit, prirent la place des métaux précieux : la monnaie de papier et sa représentation encore plus abstraite, la monnaie scripturale, c'est-à-dire les dépôts bancaires.

Derrière ces papiers, ces billets de banque ou encore derrière les lignes de comptes représentant un avoir dans une banque, il y a toujours un organisme, et au bout du compte un État, qui garantit la valeur du bout papier ou du compte immatériel.

Au départ, les choses se passèrent comme si ces organismes avaient échangé toutes les pièces d'or contre cette nouvelle monnaie abstraite et garantissaient qu'à n'importe quel moment, n'importe qui pouvait venir récupérer la quantité d'or correspondant à la valeur de ses billets ou de son compte en banque.

C'est à peu près ainsi que, dans chaque pays capitaliste, la monnaie nationale fonctionna jusqu'en 1914. À l'échelle internationale, c'était l'or qui jouait le rôle de monnaie. Chaque monnaie était convertible en or. Chaque bout de papier ou dépôt en banque correspondait à une certaine quantité d'or et donc pouvait raisonnablement la représenter.

La quantité de monnaie nécessaire au fonctionnement de l'économie est fonction de la quantité et de la vitesse des échanges de marchandises ou des investissements, c'est-à-dire au bout du compte fonction de la quantité de richesses produites. Plus on produit de richesses, et plus il y a besoin de monnaie. Il faut qu'en face de toutes les marchandises qui s'échangent il y ait de la monnaie en quantité suffisante.

La valeur de la monnaie de papier ou scripturale ne se trouve que dans la garantie de l'organisme qui l'émet, et en définitive dans l'autorité d'un l'État. Derrière le billet de banque, il y a le gendarme qui peut imposer l'usage d'une monnaie, en définir le cours et qui fait la chasse aux faux-monnayeurs.

En tant que garant en dernier ressort de la monnaie, l'État est aussi celui qu'il l'émet. Et il a toujours eu la tentation de financer ses dépenses fastueuses ou ses guerres en émettant la monnaie dont il avait besoin. Au Moyen-Âge, le roi de France Philippe Le Bel avait suscité la haine de tous les marchands d'Europe parce qu'il avait fait rogner sur le pourtour les pièces d'or émises dans ses ateliers royaux pour en fondre un peu plus. Avec la monnaie de papier et la monnaie scripturale, un champ infini s'ouvrait aux États pour créer de la monnaie à partir de rien. Et l'État devint de fait le premier faux-monnayeur.

Mais la toute-puissance d'un État ne peut pas aller contre les lois de l'économie. Et s'il émet trop de monnaie, l'économie se venge, la monnaie se déprécie, c'est l'inflation.

La convertibilité des monnaies avec l'or était une sorte de garde-fou pour les États. Elle leur imposait une certaine rigueur. S'ils émettaient trop de papier-monnaie par rapport aux besoins de l'économie, les excédents leur revenaient pour être échangé contre de l'or. Faire tourner inconsidérément la planche à billets, cela signifiait prendre le risque de voir fondre le stock d'or de l'État.

Mais la domination des monopoles sur l'économie développa le recours aux dépenses d'État. Pour soutenir les profits des monopoles, les États eurent de plus en plus eu recours à la planche à billets.

Et quand la Première Guerre mondiale éclata, avec ses dépenses d'armement gigantesques, les monnaies se déprécièrent, l'inflation devint galopante et les États européens durent suspendre la convertibilité de leur monnaie en or. La crise de 1929 et la Deuxième Guerre mondiale n'améliorèrent pas les choses.

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, seuls les États-Unis avaient encore la capacité d'indexer leur monnaie sur l'or. Dans le cadre d'accords internationaux dits de Bretton Woods, la petite ville américaine où ils furent ratifiés en 1944, le dollar devint la monnaie internationale, seule monnaie convertible en or à 35 dollars l'once (une once correspondant à 31,1g).

Les autres monnaies des États capitalistes n'étaient plus définies par rapport à l'or mais par rapport au dollar. Un nouvel organisme, largement contrôlé par les États-Unis, le Fonds monétaire international (FMI), capable de fournir des crédits en cas de besoins, joua le rôle d'autorité internationale veillant aux taux de change fixe des monnaies vis-à-vis du dollar.

Le système de Bretton Woods n'empêcha absolument pas les États de recourir à la planche à billets. L'État français ne se gêna pas. C'est en émettant de la monnaie ne correspondant à aucune valeur créée qu'il soutenait les trusts nationaux. Cela revenait à faire payer les couches populaires qui voyaient fondre leur pouvoir d'achat à cause de l'inflation. Au niveau international, ces poussées inflationnistes obligeaient l'État français à reconnaître que sa monnaie s'était dépréciée en dévaluant le franc par rapport au dollar.

Les États-Unis aussi firent largement marcher la planche à billets, nous y reviendrons. Mais globalement, ce système stabilisa les échanges internationaux, ce qui était essentiel pour le redémarrage du commerce mondial.

Les États-Unis possédant une économie capable de produire pour la planète, ils poussèrent à l'abaissement des barrières douanières entre États. Même si les vieilles puissances capitalistes se cramponnèrent à leurs tarifs douaniers pour réserver leur marché national à leurs trusts, la tendance allait cependant dans le sens de l'élargissement des marchés et de leur mondialisation. Car il était crucial, pour ces trusts qui se reconstituaient, de suppléer à la fin des marchés coloniaux. C'est pour cette raison que commencèrent les tractations entre puissances européennes pour abaisser leurs droits de douane les unes vis-à-vis des autres et créer un marché européen pour leurs trusts.

Voilà quel fut le cadre général du redéveloppement de l'économie d'après-guerre.

Mais au fil des années de reconstruction, au fil des cycles d'expansion et de crises, car il y en eu, l'économie capitaliste mondiale avançait vers une nouvelle saturation. De nouveau, les capitaux des trusts ne trouvèrent plus dans la production de débouchés aussi rentables qu'avant.

 

Le tournant des années 1970

 

Le premier signe du revirement économique fut la diminution des investissements productifs des entreprises américaines dès la fin des années 1960. La deuxième manifestation fut beaucoup plus spectaculaire : le 15 août 1971, sous la pression des spéculateurs, le président des États-Unis de l'époque, Richard Nixon, annonça la fin de la convertibilité du dollar avec l'or. Ce fut le début d'un chaos monétaire mondial qui déclencha la crise des années 1970.

Dans le système de changes à parité fixe de Bretton Woods, chaque État était sous la constante surveillance des autres qui ne voulaient pas se faire voler dans les échanges internationaux. Les dévaluations étaient la reconnaissance officielle qu'un État avait abusé de la planche à billets. Mais cela ouvrit tout un champ à la spéculation, car il n'était pas bien difficile pour les financiers d'anticiper les dévaluations des monnaies les plus faibles. Et c'est la spéculation contre le dollar qui fit exploser le système de Bretton Woods.

Pour financer les prêts de la reconstruction, qui leur revenaient sous forme de commandes pour leur industrie, les États-Unis avaient déversé dans l'économie américaine et mondiale toujours plus de dollars. Aux États-Unis même, l'inflation était quasiment continuelle. Le système de Bretton Woods avait un immense avantage pour eux, car il leur permettait d'exporter leur inflation vers tous les autres pays qui, contraints de garder des réserves de dollars pour les échanges internationaux, voyaient la valeur de ces réserves diminuer.

Mais ce faisant, les États-Unis contribuaient aussi à décrédibiliser leur propre monnaie et à prêter le flan à la spéculation contre le dollar. D'autres monnaies, comme le Deutsche Mark et le yen, commençaient à pouvoir faire concurrence au dollar comme réserve de change.

D'autant plus que les États-Unis n'étaient pas les seuls à « fabriquer » des dollars. Toutes les grandes banques capitalistes européennes avaient accumulé des dollars dans leurs comptes au fur et à mesure de la reconstruction. Et elles pouvaient, elles aussi, prêter des dollars, émettre des crédits en dollars. Ces crédits émis par des banques non-américaines, donc qui échappaient au contrôle de l'État américain, furent appelés les « euro-dollars ». Ils vinrent encore augmenter la masse de « billets verts » dans laquelle baignait l'économie mondiale.

Le coup de grâce fut le financement de la guerre du Viêt-Nam, à la fin des années 1960, par la planche à billets. Dès lors, la spéculation contre le dollar fut irrésistible : le trop plein de dollars fit chuter sa valeur, le faisant tomber bien en-dessous du taux de 35 dollars l'once défini à Bretton Woods. Le risque pour les États-Unis de voir des banques centrales étrangères demander d'échanger leurs dollars contre de l'or devenait critique. La solution fut donc de renoncer à la règle de la convertibilité.

L'annonce de la fin de la convertibilité du dollar avec l'or attisa encore la spéculation et, après quelques tentatives de replâtrage, le système des parités fixes entre monnaies fut définitivement abandonné en mars 1973. Toutes les monnaies flottèrent les unes par rapport aux autres uniquement en fonction de l'offre et de la demande.

La fin du système monétaire de Bretton Woods soulignait que tout le développement de l'économie s'était fait sous la perfusion des interventions étatiques, à commencer par celles des États-Unis. Les États avaient soutenu leurs trusts en faisant toujours plus tourner la planche à billets.

En même temps, cela signifiait que ces mêmes États renonçaient dorénavant au moindre garde-fou monétaire, aussi minime soit-il, pour essayer de maîtriser l'émission d'argent. Et cela annonçait la financiarisation de l'économie.

Mais avant cela, et même juste avant que n'éclate la crise qui couvait, les multinationales du pétrole prirent la main. Et leur intervention fut le déclencheur catastrophique de la crise.

Considérablement renforcées durant les années d'après-guerre, les trusts du pétrole constituaient un cartel d'une puissance encore jamais vue. Les « Sept sœurs » étaient cinq compagnies américaines issues du trust de Rockefeller (Exxon, Chevron, Texaco, Mobil et Gulf Oil), une était anglaise (BP) et une anglo-néerlandaise (Shell). Durant des années, elles avaient arrosé l'économie mondiale de pétrole bon marché pour évincer la concurrence des autres sources énergétiques comme le charbon.

Bien qu'extrêmement puissantes, elles ne pouvaient pas empêcher la crise économique qui s'annonçait, elles ne pouvaient rien faire contre la contraction des marchés. Mais elles l'anticipèrent pour rafler la mise. Se rendant compte que la baisse des investissements et la crise monétaire annonçaient une récession d'ampleur, ces sept sociétés géantes firent le choix de réduire leurs investissements pour anticiper la baisse de la demande, à un point tel que cela ferait monter les prix. Elles vendraient moins mais plus cher, beaucoup plus cher.

Cette attitude malthusienne consistant à réduire la production par avance, est typique des monopoles lorsque la crise approche. Pouvoir jouer sur les prix et faire payer aux autres branches de l'économie un taux de profit supérieur à la moyenne est pour eux une arme décisive. Là, ils en usèrent dans une opération d'une ampleur historique.

Cette politique fut décidée dès 1971, avec la complicité de l'appareil d'État américain qui lança l'année suivante une campagne sur la pénurie énergétique à venir, une campagne que suivirent tous les grands États.

Pour le grand public, la responsabilité de l'augmentation brutale des prix du pétrole revint aux pays producteurs via l'OPEP, l'Organisation des Pays Producteurs de Pétrole, qui annonça cette augmentation en 1973. En réalité, l'OPEP était en étroite relation avec les Sept sœurs et sous leur coupe.

Les prix du pétrole furent multipliés par quatre. Les profits déclarés des Sept sœurs augmentèrent de 54 % en 1973, puis de 67 % en 1974. Leur taux de profit, qui s'élevait en moyenne à 11 % sur la période 1963-1972 passa à 19 % en 1974. Cette attitude des multinationales du pétrole préfigurait la politique que les monopoles des autres branches allaient eux aussi appliquer par la suite : contingenter et limiter la production pour empêcher leur taux de profit de baisser, voire le faire remonter.

Mais cette politique fut en elle-même une cause majeure de l'aggravation de la crise, car l'augmentation des prix du pétrole, outre son impact sur les couches populaires, heurta de plein fouet bon nombre d'entreprises qui virent leur facture énergique exploser.

La crise économique éclata aux États-Unis en 1974 puis se propagea au reste du monde. Elle fut générale, brutale et profonde. La production recula à tous les niveaux : aux États-Unis, dans tous les pays impérialistes et à l'échelle mondiale.

 

La crise de 1974 et l'intervention des États

 

La réponse des États à cette crise, la plus profonde à l'époque depuis 1929, fut d'inonder d'argent les canaux financiers. Pour soutenir les banques et les grands groupes industriels au bord de la faillite, l'argent public coula à flots. Les États s'endettèrent et firent marcher la planche à billets sans retenue, ce qui entraina une poussée fiévreuse de l'inflation.

Sur le coup, le remède empêcha l'économie de plonger dans une crise encore plus grave. Mais il ne résolvait rien. La brutalité de la crise était l'expression du fait que le cadre du développement économique de l'après-guerre avait atteint ses limites. En empêchant la crise économique d'aller jusqu'au bout, l'intervention des États l'empêchait de jouer son rôle régulateur, celui de purger l'économie des entreprises les moins productives. Ce n'était pas la petite entreprise qui profitait de l'intervention de l'État, c'était le trust capable d'user jusqu'à la corde ses machines vétustes et de vendre très cher.

En revanche, cela n'empêcha pas ces grands groupes de licencier et les petites entreprises de faire faillite. En France le chômage qui, depuis la guerre ne dépassa officiellement jamais les 500 000 travailleurs avant 1974, bondit à 840 000 en 1975 et dépassa le million dès 1977.

L'économie mondiale entrait dans une situation de crise généralisée, caractérisée par la réticence des capitalistes à investir dans la production et par un chômage de masse.

Or, à cause de l'intervention des États, la quantité de capitaux disponibles avait encore grossi. Où allaient donc s'investir ces capitaux qui évitaient la production ? Où allaient trouver à se placer les « euro dollars », les « pétro dollars » tiré de l'augmentation des prix du pétrole, et toute la monnaie que les États avaient injectée ?

D'abord les capitalistes prêtèrent aux États, en commençant par ceux des pays du tiers-monde, puis ils poussèrent les États à privatiser les entreprises publiques profitables, et surtout la sphère des placements financiers en tous genres se développe. Sans limite.

 

D'une crise à l'autre, le capitalisme financier toujours plus parasitaire

 

 

Ces capitaux qui cherchent à s'investir partout sauf dans la production

 

Cherchant des investissements ailleurs que dans leur branche de production, les capitaux se sont d'abord dirigés vers les pays pauvres, en se transformant en prêts aux États. Entre 1970 et 1982, la dette de l'ensemble des pays du tiers-monde a été multipliée par dix.

Même si ces sommes avaient été prêtées pour servir au développement de ces pays, cela aurait été du pillage car l'argent prêté est revenu en commande à des groupes industriels occidentaux, et les populations ont été rackettées pour payer les intérêts de la dette. Mais en plus, dans l'immense majorité des cas, ces prêts ont servi à acheter des armes ou encore ont été utilisés pour des dépenses délirantes comme la construction de la réplique de Saint-Pierre de Rome à Yamoussoukro, le village du dictateur ivoirien Houphouët-Boigny.

Cette exportation de capitaux vers les pays pauvres fut par bien des aspects encore plus parasitaire que celle d'avant 1914. Bien des fois rien de tangible ne fut construit, et ces pays furent quasi immédiatement pris dans la spirale du surendettement.

Pour éviter les conséquences financières d'une faillite d'un pays pauvre, le FMI, cet organisme mis en place à Bretton Woods en 1944, se recycla. Il se transforma en banquier d'urgence de ces pays pour rembourser les créanciers occidentaux, ainsi qu'en huissier de ces créanciers pour imposer des cures d'austérité féroces aux populations.

Les injonctions du FMI étaient toujours les mêmes : suppression des subventions aux produits de première nécessité, réduction des dépenses de santé ou d'éducation, production agricole toute entière tournée vers l'exportation (comme le café, le coton, le cacao, l'arachide, le thé...) plutôt que vers les cultures vivrières qui nourrissaient les populations. Ces plans dévastateurs saignèrent des continents entiers comme l'Afrique. La pauvreté, qui y reculait au début des années 1970, repartit fortement à la hausse.

Dans les pays impérialistes, entre 1980 et 1982, l'économie mondiale connut de nouveau un recul de la production et un fort accroissement du chômage. En France, il dépassa officiellement la barre des deux millions en 1982. Cette aggravation persistante du chômage fut et continue d'être une arme redoutable dans les mains du patronat, car elle pèse sur les travailleurs comme un puissant frein aux luttes collectives. Cette arme permit à la bourgeoisie de réorganiser la production en réduisant les effectifs pour accroitre ses bénéfices. Dans bon nombre d'entreprises, la production se redressa mais avec moins d'ouvriers, et sans qu'il y ait nécessairement une modernisation des installations. C'est l'exploitation des travailleurs qui s'intensifia.

Alors que le taux d'investissement était tombé au plus bas, le taux de profit moyen des entreprises se redressa et se stabilisa à un niveau record.

Cette remontée du taux de profits n'entraîna pas un réel retour des investissements. Si, de 1988 à aujourd'hui, les taux de profits ont été toujours nettement supérieurs à ce qu'ils étaient dans la période 1945-1970, le taux d'investissement a lui été au contraire systématiquement inférieur à ce qu'il était dans la même période.

Mais cette remontée des taux de profits a eu une conséquence : elle a rendu les actions des entreprises alléchantes pour les investisseurs. Plus de profits, cela signifiait plus de dividendes versés aux actionnaires. Et les cours des actions s'envolèrent à la Bourse de New York, de Londres ou de Paris.

Il n'est pas inutile de rappeler qu'en France, cette période de vaches très grasses pour les capitalistes et de potion amère pour les travailleurs fut inaugurée par un gouvernement de gauche. C'est à cette époque que, tout en faisant les louanges de la Bourse, le gouvernement de gauche bloqua les salaires des travailleurs sous prétexte de combattre l'inflation.

C'est aussi à cette époque qu'eurent lieu les nationalisations de Mitterrand, que certains réformistes osent aujourd'hui présenter comme des mesures en faveur de travailleurs. D'abord, ces nationalisations furent payées rubis sur l'ongle au patronat. Elles coûtèrent au total à l'État, près de 40 milliards de francs. Les capitalistes concernés surent très bien investir ces milliards dans d'autres affaires ; à l'image de la famille de Wendel-Seillière, les anciens maîtres de la sidérurgie rachetée en partie par l'État en pleine crise, puis nationalisée complètement sous la gauche en 1982, qui fondèrent un fond d'investissement et devinrent notamment actionnaires de l'équipementier Valeo ou de l'entreprise de services informatiques Cap Gemini.

Et surtout, ces nationalisations ne furent au final qu'un petit détour pour renflouer avec l'argent de l'État des entreprises mal-en-point, licencier des dizaines de milliers de travailleurs comme dans la sidérurgie, faire remonter leur taux de profit et enfin les revendre bon marché aux capitalistes.

Car les années 1980 furent en réalité celles des privatisations.

Pendant des années, la bourgeoisie avait développé ses affaires grâce aux marchés publics que l'État lui procurait. Désormais elle était à la recherche de placements pour ses capitaux. Gouvernements de droite et gauche confondus lui offrirent sur un plateau les entreprises publiques rentables et le marché qui allait avec. Ce fut une vraie braderie aux entreprises publiques : les banques et les assurances avec la BNP, Paribas, la Société Générale, l'UAP, les AGF, le CIC et le Crédit Lyonnais ; l'industrie chimique et l'industrie des matériaux avec Saint-Gobain, Rhône-Poulenc ; la métallurgie avec Pechiney et Usinor ; l'électronique et les télécommunications avec Thomson et l'ouverture du capital de France Télécom ; le transport aérien avec Air France ; les compagnies d'autoroutes, et l'audiovisuel avec Canal +, TF1, M6 ; ...

La bourgeoisie frappa du poing à la porte des États des pays du tiers-monde pour qu'eux aussi privatisent. Leur dette accumulée pendant les années précédentes fut un bon argument pour les contraindre à vendre les quelques entreprises rentables sur lesquelles leur économie fragile s'appuyait.

Le milliardaire français Bolloré avait fait d'abord fortune dans la papeterie : le papier à cigarettes ou celui des composants électriques qui utilisent du papier très fin. Ses profits juteux lui permirent de racheter des entreprises en Afrique, entre autres, au Cameroun. En 1999 il racheta la SNCF locale, devenue la Camrail avec une concession d'exploitation pour trente-cinq ans. Il récupéra aussi pour trente ans la gestion du terminal à conteneurs du Port autonome de Douala, le grand port camerounais par lequel transitent l'essentiel des marchandises du pays et aussi des pays voisins qui n'ont pas d'accès à la mer.

Le transport de voyageurs n'intéressait pas Bolloré. Des morceaux de l'unique ligne de chemin de fer du pays furent fermés et le nombre de liaisons entre Douala, le port, et Yaoundé, la capitale, diminua. Le chiffre d'affaire du transport de marchandises de la Camrail, lui par contre, augmenta de 77% en 10 ans.

En Amérique latine, la privatisation de l'eau fit les choux gras de ce qu'on appelle toujours là-bas les « barons de l'eau ». Des multinationales françaises, comme Vivendi (future Veolia Environnement), Suez, ou Bouygues à travers la société SAUR, ainsi qu'une compagnie allemande, RWE, mirent la main sur la gestion de l'eau en Argentine, au Brésil, au Chili, en Colombie, en Bolivie,...

Tout fut facilité par la Banque mondiale qui délivrait des prêts concernant la distribution de l'eau mais imposait souvent en échange sa privatisation. L'influence de Suez et de Vivendi fut telle que la distribution privée de l'eau fut souvent une condition de l'allègement de la dette des pays ou de l'obtention de nouveaux prêts. Et dans bien des cas, les prêts octroyés sont allés directement dans les caisses des multinationales de l'eau.

Les capitaux ont cherché à récupérer tout ce qui pouvait être source de profits sans réellement investir dans la production car ils mettaient la main sur des entreprises qui existaient déjà. Et la concentration du capital, c'est-à-dire la domination d'un nombre toujours plus réduit de grands monopoles sur l'économie mondiale, ne fit que s'accentuer.

Il y a quelques années, une étude, relayée sans aucun complexe par des instituts patronaux, a révélé que le nombre de familles qui dominent l'économie s'était encore réduit. Alors que dans les années 1930 on entendait parler en France des « 200 familles » en référence aux 200 plus gros actionnaires de la Banque de France, au début des années 2000, 15 familles contrôlaient plus du tiers de toute la capitalisation de la Bourse de Paris.

Alors, tout au long des quarante dernières années qui nous séparent des années 1970, il y eu bien des investissements productifs, mais peu au regard des profits colossaux qui se sont accumulés.

Dans les nouvelles branches comme l'informatique, les télécommunications, comme presque rien n'existait auparavant, les investissements sont indéniables. Tout comme il est indéniable que des sommes considérables sont allées s'investir dans certaines régions du monde, tels le sud-est asiatique ou la Chine. Quoique là aussi, ces capitaux ont su mettre la main ou profiter des entreprises publiques qui s'étaient constituées lors de la période précédente.

Mais surtout, en ce qui concerne tous ces investissements, il est impossible de savoir quelle part a réellement été consacrée à la production et quelle part n'a été que de la spéculation.

 

Le règne de la spéculation

 

La spéculation, en elle-même, n'est pas récente. Elle est même apparue bien avant le capitalisme industriel. Elle est née avec le grand commerce. Par bien des aspects, le rôle d'un commerçant est celui d'un spéculateur. Il achète une marchandise à un bout de la société et la revend à un autre, et joue sur les variations de prix, quelles qu'elles soient, liées à la rareté d'un produit dans une région, liées à une pénurie momentanée d'un produit. Ce rôle a son utilité dans une économie marchande : il accélère l'écoulement des marchandises. Et pour jouer ce rôle, le commerçant « spécule » sur la quantité de marchandises qu'il va pouvoir vendre.

Au 17e siècle, les classes riches de Hollande étaient férues de tulipes. Et comme le commerce de ce petit pays avait pris une ampleur fantastique, ces classes riches avaient de quoi faire des folies. Les tulipes les plus rares, celles atteintes d'un type de virus mutant qui leur donnait des couleurs exceptionnelles et dont la reproduction était pratiquement impossible, pouvaient s'échanger contre des sommes incroyables comme le prix d'un carrosse ou encore 1000 m2 de terrain.

Dans les tavernes d'Amsterdam, on négociait durant l'hiver les bulbes de tulipes de l'été suivant. On achetait en hiver mais on ne payait qu'en été. Or, en 1636, un projet de loi rendit possible l'option d'achat sur les bulbes et non plus l'obligation d'achat. Les spéculateurs affluèrent, les prix montèrent jusqu'au 6 février 1637 où ils s'effondrèrent, les acheteurs se rendant compte que les prix étaient montés vraiment trop haut pour que quelqu'un se décide réellement à payer à ce niveau des bulbes de tulipes. Il ne s'en suivit aucune crise de l'économie, car cela toucha un nombre très restreint de commerçants.

Mais cet exemple historique illustre le mécanisme de la spéculation et son caractère de jeu, de pari.

Aujourd'hui, la spéculation sur les marchandises existe toujours. La plus ignoble est celle sur les matières premières, car au caractère parasitaire de la spéculation s'ajoute l'explosion des prix des denrées de première nécessité et ses conséquences : les crises alimentaires, la famine pour des dizaines, voire des centaines de millions d'êtres humains.

Il y a aussi la spéculation sur l'immobilier, qui a pris une ampleur hallucinante dans tous les pays riches, ou encore celle sur les monnaies.

Et puis, il y a la spéculation sur les actions des entreprises cotées en Bourse, et sur tous les titres financiers plus ou moins dérivés et toujours plus alambiqués. Cette spéculation est au cœur de la financiarisation de l'économie.

Quand des capitalistes introduisent leur entreprise en Bourse, ils morcellent la propriété de celle-ci en un certain nombre d'actions. Ils en gardent une bonne partie pour eux et vendent le reste en espérant faire un gros bénéfice, pour eux et pour la banque qui les aide à introduire leur entreprise en Bourse.

Puis, les actions passent de mains en mains, se vendent et s'achètent en fonction de l'offre et de la demande. Leur valeur ne représente pas le capital industriel de l'entreprise. Ce capital a déjà été investi en machine, en matières premières, en salaires. Le seul lien qui rattache le prix d'une action au capital réellement investi dans la production, c'est le taux de profit de l'entreprise. L'action représente un droit sur une partie du profit de l'entreprise. Et un actionnaire s'attend à ce que les actions qu'il a achetées lui rapportent au moins ce qu'on appelle le taux d'intérêt moyen, c'est-à-dire ce que lui rapporterait son capital s'il le prêtait à un industriel pour que celui-ci investisse.

Initialement, la spéculation boursière avait un rôle utile dans l'économie capitaliste. Elle contribuait à fluidifier le marché des actions, à faire que, si un capitaliste cherchait à vendre une partie de ses actions pour récupérer de l'argent et l'investir dans la production, il trouvait toujours des acheteurs. La Bourse servait comme réserve de capital disponible pour la production.

Mais depuis quarante ans, la spéculation joue le rôle inverse. En drainant toujours plus les capitaux, elle les détourne de la production.

Or, dans la spéculation, aucune richesse n'est créée. Ce que les uns gagnent, les autres le perdent. À ce petit jeu, les petits boursicoteurs qui rêvent de faire fortune sont bien plus souvent les payeurs. Spéculer signifie anticiper et qui d'autre que les monopoles industriels et les grandes banques est le plus à même d'anticiper les variations du marché, voire de les provoquer, à la hausse ou à la baisse, car les bons coups peuvent se faire dans les deux sens.

Quelles que soient les déclarations théâtrales des politiciens visant « les dérives de la finance », partout, sous la pression des grandes banques, les États ont libéré la spéculation de toutes les règles qui pouvaient un tant soit peu l'entraver. Les marchés boursiers et financiers ont été dérèglementés. Cela a signifié de moins en moins de contrôles par les États et de plus en plus de marge de manœuvre pour les banques.

L'afflux croissant de capital vers la Bourse lui a fait atteindre des sommets. Entre 1982 et aujourd'hui, le Dow Jones, l'indice de la Bourse de New York a, au fil des krachs et des remontées, été multiplié environ par 14. C'est-à-dire que la valeur boursière des entreprises les plus puissantes a été multipliée en moyenne par 14. Sur cette même période, le Produit intérieur brut (PIB) des États-Unis n'a lui été multiplié que par 5. Et cela est très loin de signifier que les richesses ont été multipliées par 5, car le PIB est une mesure largement surévaluée de la production de richesses justement parce qu'il inclut une bonne part d'augmentations de valeurs qui sont le fruit de la spéculation.

Quant au pouvoir d'achat de la classe ouvrière américaine sur cette période, lui, il a carrément reculé.

La montée vertigineuse des actions en Bourse ou leur chute a un côté virtuel. Quand les prix fluctuent à la hausse ou à la baisse, cela ne signifie pas qu'il y a eu apport ou retrait d'un capital équivalent à la somme que représentent ces fluctuations. Mais ce côté virtuel n'en rend pas moins la spéculation profondément parasitaire et source de catastrophes pour l'économie, plus dévastatrices qu'un tremblement de terre.

En période d'euphorie spéculative, la Bourse draine les capitaux qui devraient être utilisés pour développer les moyens de production. Et derrière les banques qui orchestrent la spéculation, il y a tout le capital de la classe bourgeoise qui veut sa part au jeu de la spéculation. Car s'il y a bien un caractère commun à tous les capitalistes de toutes les époques, c'est la soif de profit. Aujourd'hui, les bonnes affaires passent par la spéculation, alors tous cherchent à en croquer. Il n'y a pas d'un côté, les mauvais spéculateurs et de l'autre, les bons industriels. Les capitaux de la famille Peugeot, de Liliane Bettencourt, de Bolloré, d'Arnault, etc. constituent la base de la spéculation.

Et cette spéculation a été source d'un enrichissement considérable de la bourgeoisie. Aux États-Unis, au cours des trente dernières années, la part des revenus détenue par les 1 % les plus riches a doublé, passant de 8 à 16 %. Le fameux spéculateur George Soros, aujourd'hui retiré des marchés, qui a dirigé un fonds spéculatif de plusieurs centaines de millions de dollars, s'est vanté d'avoir réalisé, sur une période de 26 ans, de 1969 à 1995, en moyenne 35 % de bénéfices par an.

Et tous ces gains sont prélevés au bout du compte sur le seul endroit de la société où la richesse se crée vraiment, c'est-à-dire dans la production. C'est toujours de l'exploitation de la classe ouvrière qu'est tiré le moindre bénéfice, que ce bénéfice soit du profit industriel, commercial ou bancaire, qu'il s'agisse du taux d'intérêt d'un capital investi ou même du fruit de la spéculation, car c'est le profit tiré de la production que les capitalistes jouent dans la spéculation.

Mais la spéculation n'aurait jamais atteint une telle ampleur sans le crédit. Et c'est l'association des deux qui rend les krachs boursiers aussi dévastateurs.

 

Une économie de crédits et d'endettements fondée sur le socle de l'endettement des États

 

L'économie capitaliste a besoin du crédit pour fonctionner. Il y a d'abord le crédit commercial, que les capitalistes s'octroient entre eux ou qu'ils destinent aux consommateurs, qui met de l'huile dans les rouages des échanges marchands. Il fluidifie la circulation des marchandises et du capital, évidemment à la condition qu'au bout du compte les marchandises se vendent.

Ce crédit commercial est pratiquement de l'argent. Les capitalistes se transmettent les reconnaissances de dettes comme de la monnaie. Cette dette ressemble à la monnaie émise par les États, même si cette dernière peut en plus s'appuyer sur l'autorité du gendarme pour s'imposer. En tout cas aujourd'hui, la manière de mesurer la masse monétaire inclut ce crédit émis par les banques.

Le crédit joue également un rôle fondamental pour « féconder » la production. Il démultiplie la puissance du capital industriel. En empruntant, un industriel peut développer la production bien au-delà de la limite de ses propres capitaux. Comme on l'a déjà vu, c'est depuis plus de 100 ans une action essentielle des banques que de collecter l'argent disponible dans la société pour pouvoir l'orienter vers la production sous forme de prêt à taux d'intérêt.

Mais quand les capitalistes ne souhaitent plus investir dans la production, ne souhaitent plus l'élargir, alors le crédit alimente avant tout la spéculation et il la démultiplie. Un cercle vicieux s'enclenche alors qui engendre ce qu'on appelle les bulles spéculatives.

Le crédit est presque sans limite, car depuis toujours les banques peuvent prêter plus d'argent qu'elles n'en ont en dépôt. Cela peut même représenter plusieurs fois le montant de ce dont elles disposent en caisse. C'était vrai avec les pièces d'or comme ça l'est avec la monnaie de papier. Il suffit que la banque puisse avoir toujours suffisamment en réserve pour rembourser ceux qui viennent retirer leur argent, pourvu que tous ne viennent pas le faire au même moment. La seule vraie limite, c'est donc le risque de faillite.

Officiellement, les banques doivent respecter certaines règles qui sont imposées par les États pour éviter justement une défaillance du système bancaire. Là encore, les politiciens aiment dire qu'ils partent en guerre contre la « finance de l'ombre », c'est-à-dire cette partie des crédits et de l'endettement qui échappe au contrôle des États. Mais ce ne sont que des phrases creuses.

À force de bulles spéculatives et de krachs successifs, l'économie mondiale s'est enfoncée toujours plus dans le cercle vicieux du crédit et de l'endettement, rajoutant à chaque crise une couche de crédits et de dettes supplémentaire. Les États ses ont comportés en pompiers incendiaires, car sous prétextes d'empêcher le système financier de s'effondrer, ils l'ont à chaque fois réarmé.

Depuis 1971, l'économie a connu de nombreuses bulles spéculatives qui ont fini en krachs financiers plus ou moins retentissants. Il y a eu le krach de 1982 quand le Mexique a annoncé qu'il ne pouvait plus payer sa dette, celui de 1987 suite à l'envolée des actions en Bourse ; celui de 1997 des pays du Sud-Est asiatique suivie en 1998 du krach russe ; celui de 2000 de l'éclatement de la « bulle internet » ; celui de 2001 après les attentats du 11 septembre et les deux derniers en date de 2007 et 2008 ; celui de l'immobilier américain suivi de la faillite de la banque Lehman Brothers.

À chaque fois, les États et leurs organismes monétaires, les banques centrales, ont prêté toujours plus d'argent aux banques, en créant de la monnaie à partir de rien.

C'est un peu comme si à la sortie de chaque krach financier, les banques imposaient de rejouer à quitte ou double, et comme si à chaque fois les États acceptaient de doubler la mise des joueurs. Tout cet argent déversé a aggravé l'enchevêtrement de crédits et de dettes qui gangrènent toute l'économie mondiale, lui donnant une ampleur irréelle. Toute cette monnaie n'a pas pour l'instant entrainé d'inflation galopante car elle est aspirée dans la spéculation. Mais elle n'est pas moins menaçante.

Ces quantités toujours croissantes de dollars, d'euros, de livres, ou de yens, doivent bien être placées quelque part. Et ce quelque part, c'est une nouvelle bulle spéculative qui éclatera inévitablement avec, à chaque fois, le risque de voir l'économie s'effondrer pour de bon. C'est une fuite en avant dont on ne voit pas d'autre issue que catastrophique.

D'autant plus qu'à la base de toute cette masse monétaire de crédits et de dettes, il y a l'endettement public.

Cet endettement s'est constitué de mille manières par des allègements de cotisations patronales, par des subventions en tout genre, ou par des commandes d'État comme dans l'armement.

Chaque année, en France, ce sont au bas mot des dizaines de milliards d'euros qui subventionnent les profits privés. Les chiffres publiés par des journaux patronaux parlent même d'une centaine de milliards d'euros par an, mais il est impossible de faire réellement le tour de toutes les aides étatiques : des cadeaux de l'État central, jusqu'à ceux des collectivités régionales ou départementales comme la construction d'une route pour une entreprise et autres subventions. Ces subventions incessantes ont contribué à ce que la dette de l'État atteigne des sommets.

Cette dette des États a une signification particulière. Si une action représente un avoir sur les profits à venir d'une entreprise, la dette de l'État est un avoir sur les revenus de l'État, c'est-à-dire les impôts. Le capital financier vient directement prélever sa part sur les finances publiques.

Depuis le début de son histoire, le capitalisme se développe « suant le sang et la boue » comme disait Marx. Mais lors de son essor, il représentait le progrès en face des autres classes sociales dominantes, il développait les forces productives à un rythme spectaculaire. Aujourd'hui, son parasitisme est tel qu'il vit constamment sous la perfusion de l'État. Ses placements sont avant tout orientés pour mettre la main sur de la richesse sociale qui existe déjà. Et quand les chantres de ce système évoquent sans honte le « risque des entrepreneurs », quel anachronisme ! De quel risque parlent-ils ? Le moindre revers des capitalistes, ce sont les travailleurs qui le payent avec leur salaire et leur emploi, ou l'État qui prend les pertes à son compte, avec la finance comme avec l'industrie.

Si l'économie capitaliste était sénile en 1916, comme disait Lénine, alors elle est devenue complètement grabataire.

La dernière phase de la crise qui a éclatée en 2008, a concentré tous les aspects que nous venons de voir et les a aggravés.

 

La crise de 2008 et ses conséquences

 

 

De la spéculation sur l'immobilier aux États-Unis à la crise de l'euro

 

Encore une fois, c'est la médication administrée à l'économie par les États suite au krach précédent qui a préparé le krach de 2008.

Dans la foulée du krach dit « des nouvelles technologies » au début des années 2000, les banques centrales des pays riches, et en premier lieu celle des États-Unis, avaient eu une politique de crédit facile en abaissant beaucoup leurs taux d'intérêt. Cette politique a relancé la spéculation, cette fois-ci sur l'immobilier.

Partant de la pénurie de logements dans presque toutes les grandes villes du monde, un nouvel échafaudage de dettes et de spéculation s'est mis en place. À partir de 2002, les prix sont montés flèche, que ce soit ceux des vieux bâtiments ou ceux des nouveaux à construire. Dans de nombreuses villes des États-Unis, mais aussi d'Europe comme Paris, les prix ont été multipliés par plus de deux en à peine cinq ans.

Parallèlement, les emprunts immobiliers ont, eux aussi, été multipliés par deux aux États-Unis sur la même période. Il y eut, entre autres, les « subprimes », ces prêts aux particuliers, concédés parfois à des emprunteurs avec très peu de ressources, qui étaient de véritables pièges pour ces ménages modestes et une bombe à retardement pour toute l'économie.

Les banques se rassuraient contre les éventuels impayés de ces familles en se disant qu'elles confisqueraient les logements dont le prix était élevé à cause de la spéculation. Et derrière, l'État américain soutenait la bulle spéculative en assurant les prêts par ses organismes semi-publiques.

Cette phase spéculative a développé une complexification financière jamais vue. Au point qu'un vieux spéculateur chevronné comme George Soros pouvait avouer ne plus rien comprendre à tous ces « produits dérivés ». C'est un peu comme si au PMU, en plus de miser sur le tiercé, on s'était mis à parier sur le nombre de parieurs gagnants, leur âge, ou encore sur le risque que le PMU fasse faillite.

Lors d'une audition de financiers par les parlementaires américains, et cela après la crise, un député se serait écrié : « Ce n'était pas Wall Street, c'était Las Vegas », et un connaisseur de la capitale du jeu lui aurait répondu : « Au moins, chez nous il y a des règles ! »

Par l'intermédiaire de tous ces produits financiers dérivés, les dettes liées à l'immobilier américain se sont répandues dans toute la finance mondiale. Ces produits se sont vendus comme des petits pains car ils promettaient de juteux bénéfices. L'emballage était, paraît-il, tellement obscure que les acheteurs ne comprenaient pas vraiment ce qu'ils achetaient. Mais peu leur importait car on leur garantissait des gains.

Alors, quand le marché de l'immobilier s'est retourné, il a ébranlé toute la finance mondiale qui, consciemment ou non, les produits financiers étant tellement opaques, se gavait des gains spéculatifs liés à l'immobilier américain.

Tout s'est déclenché à la fin de l'année 2006 quand des ménages ouvriers ont commencé à se faire expulser parce qu'ils ne pouvaient plus assumer les traites de leur crédit immobilier parce que, par exemple, un membre de leur famille venait de perdre son emploi. Leurs logements sont alors revenus sur le marché, augmentant l'offre et faisant baisser les prix. Trop de logements avaient été construits par rapport à la capacité d'absorption du marché. Et comme cette capacité d'absorption avait été dopée par le crédit, l'ampleur de la crise de surproduction comparativement au marché solvable fut considérable.

À l'été 2007, la majorité des titres qui étaient censés rapporter beaucoup et être extrêmement convoités n'ont plus rien valu du tout. La chaîne de l'endettement a commencé à se transformer en une chaine de faillites. Les sommes en jeu atteignirent de tels montants que des mastodontes financiers ont été touchés mortellement. C'est ce qui est arrivé à une des plus grandes banques du monde à l'époque, la banque américaine, Lehman Brothers.

La faillite de cette banque à l'automne 2008 a brutalement amplifié la panique qui a gagné toutes les places boursières. En dix jours, la Bourse de Wall Street s'est effondrée de plus de 20 %.

Et surtout, le système financier international est pratiquement tombé dans le coma. Toutes les grandes banques se sont d'un seul coup méfié les unes des autres. Aucune ne voulait prendre le moindre risque de prêter à une autre. Stopper ce marché interbancaire international, c'était en fait porter un coup d'arrêt aux transactions financières, couper l'irrigation de capitaux vitale à toute l'économie. Même les petits commerçants eurent parfois du mal à ce moment-là à trouver le crédit-relais qu'ils obtenaient facilement d'habitude.

Alors, encore une fois, les États et les banques centrales ont fait cesser la dégringolade en réinjectant des sommes faramineuses dans la finance et dans l'économie.

Cela n'a pas empêché la crise financière de se prolonger en une crise économique bien réelle. Le commerce international s'est effondré, et les faillites d'entreprises se sont enchainées.

Cet affaissement de l'économie, combiné à l'aide financière fournie par les États pour soutenir la finance, a contribué en retour à gonfler la dette publique. En effet, pour soutenir les profits, les États sont à nouveau intervenus à grands coups de dégrèvements fiscaux et de subventions à l'industrie. La dette privée se transformait une fois de plus en dette publique, mais à des niveaux jamais atteints.

Quant aux couches populaires, les États les ont laissé crever. Aux États-Unis, plus de 1,6 million de foyers ont été expulsés de leur logement et les expulseurs ne se sont pas trop embarrassés de la loi car ils voulaient récupérer au plus vite les logements pour les revendre. Et le chômage a explosé partout dans le monde.

Du côté de la finance, la réplique au tremblement de terre de 2008 n'a pas tardé à venir.

L'argent déversé par les banques centrales dans le système financier est en grande partie retourné en prêts aux États. En effet, suite à la panique financière, les banques cherchaient des placements sûrs. Et dans cette économie en crise généralisée, les organismes censés être les plus sûrs et les plus solvables étaient les États. Les grandes banques privées mondiales ont donc prêté aux États des pays les plus riches. Et dans la zone euro qui apparaissait à ce moment relativement homogène, les placements se sont répartis entre tous les États.

En même temps, les budgets des États étaient lourdement atteints par la crise et leur endettement avait considérablement augmenté.

C'est dans ce contexte que, fin 2009, un nouveau gouvernement grec, de gauche, annonça que le déficit de son État était deux fois plus important que prévu, ce qui provoqua la panique chez ses créanciers. La réponse de la finance a été de fuir les emprunts grecs, et de ne concéder de nouveaux prêts qu'à des taux très élevés à l'État grec. Ce dernier s'est retrouvé pris dans la spirale du surendettement où, pour pouvoir rembourser un créancier, il faut s'endetter auprès d'un autre à un taux toujours plus élevé. Et cette situation a été aggravée par la spéculation.

Ce n'est pas la première fois qu'un État se retrouvait au bord de la faillite, mais cette fois-ci cela pouvait avoir des répercussions sur toute l'économie mondiale.

Car en spéculant sur la dette des différents États de la zone euro, les financiers mettaient à l'épreuve la cohésion de toute cette zone. Les États les moins menacés par la spéculation accepteraient-ils de payer pour les autres ? En trouvant le moyen de spéculer à l'intérieur d'une même zone monétaire, la finance risquait de la faire imploser.

Or, ce marché européen avec sa monnaie unique, constitué laborieusement au fil des décennies, après d'innombrables tractations entre États, est devenu le cadre de développement des plus gros trusts du continent. Ils s'y sont adaptés, ils produisent et vendent désormais à l'échelle européenne. Voir disparaître l'euro représentait et représente toujours un danger considérable pour l'économie européenne, et même mondiale. Les États ont donc été tiraillés entre la finance qui réclamait son dû et la nécessité de sauver l'euro.

Le compromis s'est fait sur le dos de la population grecque qui a vu le chômage monter à près 25 %, les salaires fondre d'un tiers en moyenne et le niveau de vie faire un bond en arrière. Le système de santé public a presque disparu pour les plus pauvres. Aujourd'hui, des personnes atteintes de maladies graves n'ont plus accès à aucun soin.

Quoi qu'en disent les chefs d'État et de gouvernement européens, rien n'est réglé, et ces mêmes gouvernants ont constamment les yeux rivés sur les taux d'intérêt auxquels ils doivent emprunter, craignant que suite à la moindre rumeur, annonce ou à un quelconque prétexte l'emballement spéculatif reparte.

 

Les contradictions de la situation économique actuelle

 

Car si la spéculation sur la dette des États européens s'est temporairement apaisée, c'est parce que la Banque centrale européenne a fait savoir qu'elle rachèterait sans limite les dettes émises par les États visés par la spéculation, tels le Portugal, l'Espagne et l'Italie, et cela en contrepartie de plans d'austérités drastiques. C'est encore une fois une nouvelle manière d'inonder l'économie de liquidités.

Aux États-Unis, la Banque centrale, la Fed, a la même politique : elle a annoncé qu'elle rachèterait chaque mois pour 85 milliards de dollars de dette de l'État américain et de crédits immobiliers pourris. Cela revient, là aussi à injecter encore de l'argent dans les circuits financiers.

Depuis 2008, la quantité totale de monnaie émise par la Fed a été multipliée par plus de trois.

Or, comme aux débuts du capitalisme, l'argent ne rapporte que s'il est placé, et ces sommes toujours plus considérables doivent être placées quelque part.

En attendant la prochaine bulle spéculative, les capitaux se sont même bousculés pour prêter aux États qui leur semblaient les moins mal en point. Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Malgré leur endettement astronomique, les États-Unis ou l'Allemagne apparaissent comme des havres de paix pour les capitaux. Même l'État français a pu emprunter, il y a quelque mois, à des taux négatifs. C'est-à-dire qu'il y a eu certaines banques prêtes à payer un intérêt à l'État français pour lui prêter de l'argent ! Une pareille situation révèle en fait la très grande fragilité du système financier.

Les capitalistes ne savent pas comment résoudre les problèmes fondamentaux de leur économie, mais ils ne perdent pas pour autant leurs réflexes.

En tant que financiers, ils veulent avoir l'assurance d'être remboursés et font pression sur les États pour que ceux-ci mettent en place des plans d'austérité. La férocité de ces plans a abouti parfois, non pas à la baisse de l'endettement des États, mais au contraire à son accroissement. C'est pour cela qu'on a entendu plusieurs économistes dire récemment que « les plans d'austérité sont une impasse ». Ils ne font qu'exprimer le constat que même le créancier le plus vorace sait qu'il faut que son débiteur reste en vie s'il veut être remboursé.

Ensuite, les mêmes capitalistes, en tant qu'industriels, cherchent à récupérer sur les salaires ce qu'ils ne peuvent attendre de l'extension du marché. Ils veulent accroître l'exploitation, augmenter la plus-value extraite des travailleurs. Alors, au nom de la concurrence internationale, représentants patronaux, politiciens mais aussi journalistes entonnent tous le même refrain sur la « compétitivité », et se plaignent de ce qu'ils appellent les « surcapacités » des entreprises. C'est le sens de tous les plans de licenciements qui s'enchaînent. Ils expriment crûment la volonté du patronat de faire sauter les contraintes sur les contrats de travail, de remettre en cause toujours plus le peu de règles qui protègent les travailleurs.

En agissant ainsi, les capitalistes aggravent eux-mêmes la crise. En transformant des salariés en chômeurs, par dizaines et centaines de milliers, ils contribuent eux-mêmes à rétrécir leur marché. Ils démolissent eux-mêmes leur propre économie. Pour reprendre ce que disait Marx : « La raison dernière de toutes les véritables crises reste toujours la pauvreté et la limite imposée à la consommation des masses ».

Cette contradiction fondamentale, le capitalisme la porte en lui depuis deux siècle. Mais au 19e siècle, les crises avaient un rôle régulateur, et elles débouchaient sur une nouvelle phase d'expansion. Avec la domination des monopoles et la financiarisation, cette régulation n'existe plus. L'économie ne sort pas du marasme. Elle ne fait qu'accumuler les contradictions explosives.

Face à cela, les réformistes de toute sorte réclament « plus de réglementation ». Ils se lamentent devant l'anarchie du système financier et leur attitude revient à prier la bourgeoisie pour qu'elle consente à un retour vers le capitalisme réglementé d'avant les années 1970, présenté par les réformistes comme une sorte de paradis perdu. Mais d'où venait ce capitalisme réglementé, corseté, de l'après-guerre ?

Il était l'héritage des conséquences dévastatrices de la crise de 1929 et de la Deuxième Guerre mondiale. Et toutes les règlementations qui ont alors été mises en place avaient pour objectif de permettre aux trusts de se réorganiser et d'asseoir à nouveau leurs profits. Quand le corset des règlementations leur est devenu inutile et même gênant, précisément au moment où la phase de financiarisation prenait son essor, ils l'ont arraché.

La dernière crise de 2008 n'a pas apporté plus de réglementations, contrairement à toutes les déclarations de Obama, Sarkozy et de leurs pareils. Le capital financier veut plus que jamais avoir les coudées franches, et les États obéissent. La loi de séparation des activités bancaires promise par Hollande est une caricature. Le PDG de la Société générale a avoué qu'elle ne s'appliquerait qu'à 1,5 % du total des activités de sa banque. Et la responsable du projet de loi, Karine Berger, a constaté elle-même que les banquiers n'étaient « pas réellement gênés par ce projet loi ».

Il en va de même des politiques dites de relance que patronat et politiciens peuvent réclamer. Il s'agit en réalité, une fois de plus, que l'État vienne soutenir les profits privés avec l'argent public. L'exemple de la prime à la casse que le gouvernement Sarkozy a mise en place en 2009 est édifiant. Les constructeurs automobiles se sont gorgés de bénéfices et, à peine trois ans après, ils annoncent des attaques brutales contre leurs salariés : 11 000 emplois en moins chez PSA, et plus de 8 000 chez Renault.

Utiliser les moyens de production pour répondre aux besoins de la population, construire des logements bon marché et modernes, développer les transports, mettre des moyens importants dans la Santé et l'Éducation. Cette politique ne pourra se réaliser que si les couches populaires l'imposent à la bourgeoisie. Ce ne sera que sous la contrainte que celle-ci acceptera d'utiliser ses moyens de productions ainsi. Et il n'y a qu'une révolution prolétarienne qui sera capable de l'imposer.

Toutes les prétendues politiques économiques « alternatives » ne sont que des fausses pistes et même des diversions. Proposer ces politiques aux travailleurs relève ou bien d'une naïveté déconcertante, ou bien de la volonté de les duper.

Face à l'aggravation de la crise, le seul programme qui vaille pour les couches populaires dans l'immédiat, c'est de sauver leur peau pour ne pas sombrer dans la misère, en contraignant la bourgeoisie à payer elle-même les pots cassés de son système économique.

Cela signifie imposer l'interdiction de tous les licenciements, la répartition du travail entre tous, ainsi que l'échelle mobile des salaires pour préserver le pouvoir d'achat.

Mais à un autre niveau, cette crise économique et le mode de fonctionnement toujours plus parasitaire du capitalisme montrent que cette organisation sociale est largement arrivée au bout du rouleau. En condamnant toujours plus de travailleurs à l'inactivité, en se privant des compétences de dizaines, de centaines de millions d'êtres humains, en bridant le développement des forces productives, c'est un gâchis immense dont cette économie est responsable.

En utilisant les compétences de tous, ne serait-ce qu'avec les moyens techniques qui existent déjà mais en les utilisant dans le but de répondre aux besoins de l'immense majorité, le travail humain serait rendu infiniment plus utile et efficace. Et cette haute productivité pourrait permettre à tous les êtres humains d'avoir une vie riche, et de participer pleinement à la société, à ses décisions, à ses débats. Comme l'a écrit Trotsky à propos de sa vision de l'avenir communiste :

« Toutes les sphères de la vie (...) intéresseront chacun et tous. Les hommes se diviseront en " partis " sur la question d'un nouveau canal géant, ou la répartition d'oasis dans le Sahara, sur la régulation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimique, sur des écoles concurrentes en musique, sur le meilleur système de sports. »

Voilà le type de société dont l'humanité pourrait être capable.

Malgré toutes ses contradictions, le capitalisme ne s'effondrera pas de lui-même. Le changement social ne pourra être que le résultat de l'action consciente de centaines de millions d'exploités quand ils se décideront à prendre en main leur destinée. Et c'est cette option communiste révolutionnaire que nous défendons : le renversement du capitalisme.

La dirigeante communiste révolutionnaire allemande, Rosa Luxemburg, avait résumé l'alternative qui se présentait à l'humanité par la formule « socialisme ou barbarie ».

Après la crise de 1929, la barbarie prit le visage du fascisme, et pas seulement en Allemagne, et elle mena à la Deuxième Guerre mondiale. Aujourd'hui, les contradictions de cette société peuvent très bien mener à des catastrophes plus dévastatrices encore, compte tenu des moyens techniques actuels.

Mais nous ne sommes pas des diseuses de bonne aventure. Quelle que soit l'évolution de la crise, même si l'économie se redressait au prix, « simplement » pourrait-on dire, d'un gâchis immense de richesses et de capacités de production, nous défendrons l'idée qu'il est plus que temps que cette économie injuste et délirante soit remplacée par une organisation économique rationnelle, fondée sur la propriété collective des moyens de production et le progrès scientifique, c'est-à-dire la transformation communiste de la société.

Partager