Les États-Unis après l'élection présidentielle du 2 novembre 200419/11/20042004Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2004/11/96.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Les États-Unis après l'élection présidentielle du 2 novembre 2004

George Bush vient donc d'être réélu président des États-Unis. Portant les couleurs du Parti républicain, il l'a emporté avec trois millions et demi de voix d'avance sur John Kerry, son concurrent démocrate. Par ailleurs, la majorité que son parti détenait déjà dans les deux chambres du Congrès est renforcée.

Bush se retrouve donc avec les coudées plus franches pour mener sa politique.

L'élection de George Bush

Cette élection nous a été présentée comme une « élection historique » et, pour certains journaux, l'enjeu du choix entre les deux candidats aurait été planétaire. Mais peut-on imaginer que la bourgeoisie américaine, la plus puissante du monde, que les groupes financiers et industriels qui dominent le pays et finalement le monde entier, jouent l'avenir politique sur un coup de dés électoral ? En réalité, une multitude de filtres existent, pour présélectionner les candidats et ne laisser concourir, le jour J, que ceux qui conviennent aux grands possédants, qui détiennent la réalité du pouvoir. Le filtre des appareils des deux grands partis, le Parti républicain et le Parti démocrate ; le filtre des grandes chaînes de télévision et des grands groupes de presse, c'est-à-dire de leurs propriétaires ; le filtre surtout de l'argent. Le prix de la campagne est à la mesure de l'immensité de ce pays de 9,6 millions de km2 (19 fois la France) et 286 millions d'habitants. Avant même que les bulletins de vote tranchent entre les concurrents, ce sont les chèques des donateurs qui décident qui a le droit de concourir.

Les candidats à la sélection peuvent partir de plus ou moins haut dans l'échelle sociale. Par exemple, Ronald Reagan, acteur de série B avant de se retrouver gouverneur de la Californie, puis président pour deux mandats, n'était pas à la tête d'une grosse fortune. Mais il avait donné suffisamment de preuves de son dévouement aux intérêts de la bourgeoisie pour que celle-ci accepte de le laisser se hisser à la plus haute fonction. Et après sa mort, il a eu les félicitations du jury : tout le monde politique l'a alors présenté comme un des grands présidents de l'époque récente.

Bush et Kerry, par contre, avaient tous les deux une bonne base - financière s'entend - de départ. Le premier tirait sa fortune de sa famille, depuis que son grand-père s'était enrichi dans le pétrole. Le second la tirait aussi de son épouse, à la tête de la fortune Heinz, réalisée dans le ketchup. Grâce à cela, il se retrouvait aux côtés de Bush dans le carré des candidats millionnaires en dollars.

Tous deux ont refusé de recevoir des fonds publics pour financer leur campagne, car cela aurait signifié plafonner leurs dépenses. Ces deux candidats ne tenaient pas à se priver de contributions venant des grosses sociétés.

Effectivement, parmi leurs dix plus gros donateurs, quatre finançaient à la fois les deux candidats : il s'agissait de quatre banques, parmi les plus grosses du pays. Pour les six autres, il y avait une petite différence : les entreprises qui ont le plus donné à Kerry étaient celles du secteur des télécommunications alors que pour Bush, c'étaient des entreprises du secteur pétrolier.

Pourquoi ce résultat ?

Une partie des commentateurs se sont dits atterrés par les résultats. Des deux côtés de l'Atlantique, ils avaient marqué leur préférence pour Kerry. Ils avaient cru à ses chances de succès, surtout en invoquant ce qu'ils affirmaient être les handicaps majeurs de Bush : la situation économique et sociale désastreuse, le chaos en Irak, ses mensonges pour déclencher la guerre contre ce pays. Mais ce ne sont pas ces seules considérations qui ont motivé la majorité du corps électoral.

Parmi les facteurs qui peuvent expliquer la réélection de Bush, il y a l'existence d'une importante couche sociale de bourgeois et de petits bourgeois attachés à l'ordre social et conservateurs par principe.

Il y a aussi un certain nombre de groupes, religieux ou non religieux, qui défendent des idées bien réactionnaires dans divers domaines et ces idées trouvent un écho parmi la population, y compris la population laborieuse.

Pour montrer qu'il était en phase avec cette partie de l'électorat, Bush a exhibé ses croyances religieuses. Mais Kerry l'a rejoint sur ce terrain. Dans les dernières semaines de sa campagne, il a tenu un certain nombre de ses meetings dans des églises ou des temples, au moment du service religieux, et il a, lui aussi, tenté de faire de sa croyance un argument électoral.

En fait, Kerry n'a pas offert un choix bien différent de celui qu'offrait Bush. Non seulement il n'a fait aucune promesse susceptible de mobiliser l'électorat populaire, ni dans le domaine social, ni en ce qui concerne la guerre en Irak, mais il a singé Bush sur des sujets qui ne mettaient nullement en cause les intérêts de la bourgeoisie, comme la religion ou le droit à l'avortement. Kerry n'avait rien de concret à proposer aux ouvriers, aux chômeurs, aux pauvres, aux soldats. Il a laissé le champ libre à Bush pour distiller sa morale réactionnaire et a même tenté de l'imiter. Il s'y est très bien pris pour perdre l'élection. L'électorat potentiel de Kerry s'est peu déplacé. Et la majorité des électeurs qui se sont déplacés ont logiquement préféré l'original à la copie et ont voté Bush.

Les attentats du 11 septembre et leurs conséquences

Mais surtout, Bush a bénéficié à fond du réflexe sécuritaire. Le fond de sa campagne était de marteler : « Depuis le 11 septembre, nous sommes en guerre contre le terrorisme. Et je suis le mieux placé pour mener cette guerre. » N'oublions pas le traumatisme subi par toute la population américaine à la suite des attentats qui ont détruit les deux tours du World Trade Center à New York et une partie du ministère de la Défense à Washington. Les terroristes avaient frappé à la tête du pays. C'était la première fois depuis près de deux siècles que les États-Unis subissaient une action militaire sur leur propre territoire, depuis le sac de Washington par les troupes anglaises lors de la guerre de 1812. Le 11 septembre 2001 a montré que le pays n'était plus intouchable.

Les attentats de ce jour-là ont fait près de trois mille victimes, totalement innocentes. Cela ne pouvait que soulever le dégoût de tout le peuple américain envers ceux qui avaient décidé et organisé ces attentats.

Bien sûr, au-delà des États-Unis, de larges fractions des populations du monde arabe et musulman, à commencer par les Palestiniens, ainsi sans doute qu'une partie de la population d'Amérique latine, ont pu se sentir vengés du passé, des interventions sanglantes des États-Unis, des décennies d'oppression et d'humiliation pour tant de peuples, par un impérialisme américain arrogant.

Mais c'était bien à tort. D'abord parce que les morts du World Trade Center n'étaient pas les responsables de ces atrocités. Pour la plupart, c'étaient des employés de bureau, des ouvriers de maintenance, des pompiers. Et puis surtout, on voit maintenant comment ces attentats se sont retournés contre leurs auteurs et surtout contre ceux qu'ils prétendaient représenter, en renforçant précisément les dirigeants américains que les attentats étaient censés affaiblir.

À commencer par Bush et sa clique. Mais, au-delà, tout ce que l'Amérique compte de réactionnaires, de xénophobes, de partisans de la répression se sont senti confortés. C'est là le piège des attentats terroristes.

Au-delà de leur caractère criminel, car ils tuent aveuglément des innocents, de tels attentats ne servent en rien les opprimés, mais au contraire, se retournent contre eux.

Bush a tiré profit des réactions de dégoût parmi la population américaine. Un an auparavant, il avait été élu dans des conditions plus que douteuses : au niveau national, il avait obtenu moins de voix que son rival démocrate et le décompte contesté des voix en Floride, qui lui a assuré les voix des grands électeurs de cet État, et donc la victoire finale, n'a été entériné que parce que la Cour suprême, qui tranchait en dernier ressort, comptait cinq juges républicains pour seulement quatre juges démocrates. Au bout du compte, et des décomptes, c'est un juge, et un seul, de la Cour suprême, qui a décidé du vainqueur.

Après le 11 septembre, ce président mal élu a pu se poser en guide de la nation, et même en chef de guerre dans la lutte contre le terrorisme. Il a pu mener les guerres en Afghanistan et en Irak sous la bannière de la défense de la sécurité nationale, avec un large consensus. Et, en fin de compte, remporter l'élection du 2 novembre.

Non seulement Bush est à nouveau élu pour quatre ans, mais cette victoire lui apporte une légitimité qu'il n'avait pas eue au début de son premier mandat. Ses possibilités politiques sont renforcées.

Qu'est-ce que cela peut lui permettre de faire maintenant ?

Nous reviendrons un peu plus loin sur cette question. Nous ne sommes pas devins et nous nous garderons de faire des prévisions, mais nous pouvons dire que le bilan des quatre années de son premier mandat nous donne une indication de l'orientation générale de sa politique, aussi bien pour ce qui concerne l'Irak que dans le domaine intérieur.

Si l'on examine ce que Bush et son équipe ont réalisé depuis quatre ans, il y a un certain nombre d'aspects qui sont liés, sinon à la seule personnalité de Bush, du moins au clan réactionnaire qui l'entoure. Mais les aspects les plus fondamentaux de la politique menée n'ont rien à voir avec les personnalités des dirigeants. Ils découlent des choix généraux de l'impérialisme américain. Une politique impérialiste, spécialement celle de l'impérialisme le plus puissant, ne se définit pas, ne se décide pas sur un regain particulier de popularité ou de légitimité, ni même sur ce qui peut être accompli pendant les quatre années d'un mandat présidentiel. Elle se fonde sur de solides intérêts économiques, sur la conscience que s'en forgent les grands groupes et la traduction politique, diplomatique et, au besoin, militaire, de tout cela par le personnel dirigeant.

Naissance et développement de la bourgeoisie américaine

La politique de Bush, passée et future, s'inscrit dans la politique globale, traditionnelle de l'impérialisme américain. Car, au-delà des hommes élus à la tête du pays et de leur style, il y a une certaine permanence de la politique menée par les États-Unis, première puissance impérialiste et gendarme du monde. Pour mieux le comprendre il faut revenir un peu en arrière.

Comment les États-Unis sont-ils devenus la première puissance capitaliste du monde alors qu'ils se sont constitués si tardivement par rapport aux vieux pays européens ? Certes, nous n'allons pas refaire toute l'histoire de ce pays, mais certains facteurs fondamentaux qui expliquent le développement extrêmement rapide du capitalisme américain remontent loin dans le passé, aux origines même de la colonisation.

D'une colonie britannique...

Il y a un près de trois siècles, ce qu'on appelle aujourd'hui les États-Unis se réduisait à la juxtaposition de treize colonies anglaises de seconde importance. Mais, en un siècle et demi, depuis les premiers colons au tout début du XVIIe siècle, toute une activité économique s'était développée sur les terres abondantes, libres de toute servitude féodale, gratuites et propices à l'agriculture et à l'élevage, sous l'impulsion de ces immigrants qui voulaient construire un monde nouveau et qui trouvaient là un terrain pour mettre en oeuvre leur énergie.

Ces colonies de la couronne britannique devinrent une communauté bourgeoise qui se sentait de plus en plus brimée sous la férule de la métropole. Le désir d'indépendance économique conduisit à revendiquer l'indépendance politique. Les colonies se soulevèrent et proclamèrent leur indépendance en 1776, menèrent la guerre contre l'Angleterre sous le commandement unique de George Washington et la gagnèrent, puis se dotèrent en 1787 d'une constitution fédérale consacrant les États-Unis d'Amérique. Aucun obstacle dû à des princes soucieux de leurs prérogatives, ou à une jungle de coutumes et d'édits seigneuriaux ou royaux, qui entravaient la création d'un marché intérieur unifié au sein même des vieux pays européens et à plus forte raison à l'échelle de l'Europe, ne s'est dressé devant la volonté de la bourgeoisie américaine d'unifier le pays.

Pendant quelques décennies, le développement de l'activité économique, s'accompagnant d'une extension du territoire vers l'Ouest et le Sud et de la création de nouveaux États dans le cadre de l'État fédéral, ne rencontra pas d'autre obstacle vers l'Ouest que la présence des Indiens, un obstacle supprimé par la force : ils furent massacrés et chassés par la colonisation et l'armée vers des territoires de plus en plus réduits et inhospitaliers.

Vers le Sud, il n'y avait guère d'obstacles non plus : la Louisiane était une possession française, mais Napoléon la vendit aux États-Unis pour pas cher. Quant à la souveraineté mexicaine sur le Texas, elle fut brisée par une courte guerre, fournissant à la mythologie américaine, avec le siège de Fort Alamo, un de ses moments forts.

... à un jeune pays industriel

Le développement économique engendra un conflit d'intérêts entre le Nord industriel et protectionniste et le Sud voué à la culture du coton par les esclaves noirs au bénéfice de l'industrie textile anglaise, en pleine révolution industrielle. Pour briser la domination économique de l'Angleterre sur le Sud, il fallut une nouvelle guerre, cette fois contre les planteurs du Sud qui voulaient faire sécession. Cette guerre civile entre les États du Nord et ceux du Sud dura quatre ans, de 1861 à 1865. Elle fut féroce et se termina par la victoire des capitalistes du Nord et la fin du système basé sur l'esclavage et, surtout, elle fut suivie d'un bouleversement des rapports sociaux dans le Sud, suite à une véritable mobilisation des anciens esclaves mais aussi, pendant une trop courte période, des petits Blancs. Cette période, appelée la Reconstruction, est bien souvent occultée car, par la suite, la bourgeoisie a réussi à dresser les petits Blancs contre les Noirs. Ce qui fait que, pendant encore un siècle, la ségrégation contre les Noirs perdura officiellement.

Après la guerre civile, le capitalisme se développa de façon fulgurante, s'étendant sur tout le continent de l'Atlantique au Pacifique en parachevant le massacre des Indiens et en parquant ceux qui survécurent dans des réserves. Ce continent immense possédait la plupart des matières premières nécessaires à l'industrie et lui offrait comme débouché un marché intérieur de la même ampleur. Quant à la main-d'oeuvre, toujours insuffisante, on la fit venir par millions de toute l'Europe. Le développement de la population pendant le dernier tiers du XIXe siècle illustre le dynamisme du développement économique. En 30 ans, de 1860 à 1890, le nombre d'habitants passa de 35 millions à 76 millions.

Comme dans bien d'autres situations, dans l'Amérique de cette deuxième moitié du XIXe siècle, le développement matériel devançait le développement des idées. Engels s'exprimait ainsi : « Si les Américains n'ont pas emprunté à l'Europe ses institutions médiévales, en revanche ils ont parfaitement assimilé une foule de traditions médiévales comme la religion, le droit féodal anglais courant, les superstitions, le spiritisme, bref, toute cette salade qui ne gênait pas directement le négoce et convient à merveille aujourd'hui pour abrutir les masses. »

Ces lignes, écrites en 1886, gardent toute leur actualité. À ceci près que les superstitions, toute la « salade » médiévale prêchée par des pasteurs réactionnaires est véhiculée par la télévision et Internet. Et pendant que les moyens techniques sont ceux d'aujourd'hui, dans certaines écoles, les théories évolutionnistes sont rejetées, et Darwin passe pour un suppôt de Satan.

Malgré ces toiles d'araignées dans les têtes, aucun obstacle ne s'opposait au développement du capitalisme si bien qu'en quelques dizaines d'années, à la fin du XIXe siècle, l'industrie américaine égalait et même dépassait celle des pays d'Europe les plus avancés, en particulier l'Angleterre. Il faut dire qu'en Europe la multiplicité des frontières empêchait la constitution d'un vaste marché intérieur européen, et formait un carcan autour d'États sur des espaces trop étroits dans lesquels les économies étouffaient. Les États-Unis, eux, avaient construit une industrie de pointe à l'échelle du continent et avaient suppléé le manque de main-d'oeuvre par une mécanisation poussée.

La montée en puissance de l'impérialisme américain

Le capitalisme américain, s'il n'a pas rencontré d'obstacles hérités du passé, s'est heurté aux obstacles nés de son propre développement. Il connut bien sûr des crises et des concentrations industrielles et financières à l'échelle du continent et, à une certaine étape, le développement de trusts gigantesques et de puissants monopoles, et il devint ce que Lénine appela, après bien d'autres, un capitalisme impérialiste. Dès la fin du XIXe siècle, les États-Unis ont dû rechercher à l'extérieur de nouveaux débouchés pour leurs capitaux et leurs marchandises et de nouvelles réserves de matières premières. Cela s'est passé un peu plus tard que pour les pays industriels européens mais quelques années plus tard seulement. Le capitalisme est un système qui engendre inéluctablement les crises, les rivalités, les luttes pour la domination, les guerres.

L'économie américaine allait trouver d'autres obstacles à l'extérieur de ses frontières : la présence des autres impérialismes qui s'étaient déjà partagé toute la planète. L'Angleterre et la France en particulier s'étaient taillé d'immenses empires coloniaux. Il n'est guère étonnant dans ces conditions que les interventions américaines se soient souvent faites au nom de la liberté, voire de l'anti-colonialisme.

C'est ainsi que la première guerre américaine à caractère impérialiste se fit en 1898 contre l'Espagne sous prétexte de venir en aide à Cuba, sa colonie révoltée. Les États-Unis se présentaient en libérateurs pour mieux dissimuler leurs convoitises. L'Espagne, vaincue militairement, leur céda ses dernières colonies, Cuba, Porto-Rico et les Philippines, où les États-Unis menèrent une véritable guerre coloniale pour réduire la résistance de la population. Et si Cuba obtint son indépendance, elle fut placée de force sous tutelle américaine et contrainte, entre autres, de céder à perpétuité aux USA la base de Guantanamo.

Au début du siècle passé, quand les présidents américains se firent les champions de la politique dite de « la porte ouverte » en Chine, ce grand pays convoité et en partie dépecé par les impérialistes européens, cela voulait dire : égalité de traitement pour tous les bandits impérialistes.

Cela n'empêcha pas les États-Unis de considérer le reste des Amériques comme leur chasse gardée. Le slogan « L'Amérique aux Américains ! » qui avait été formulé par le président Monroe en 1823, pour se défendre contre les visées britanniques, devint le drapeau de l'interventionnisme des États-Unis dans les autres pays du continent. Par exemple, le Panama fut fabriqué artificiellement par les États-Unis, en 1903, en arrachant par la force une bande de terre à la Colombie. Les États-Unis y creusèrent le canal qui permit de raccourcir considérablement la voie maritime entre l'Atlantique et le Pacifique. C'est Trotsky qui notait : « Les États-Unis ont radicalement corrigé la géographie dans l'intérêt de l'impérialisme américain ».

La Première Guerre mondiale permit aux États-Unis d'affirmer définitivement leur supériorité sur leur rivaux. Leur industrie fonctionna à plein régime pour fournir les belligérants. Ils leur prêtèrent aussi des fonds avant d'entrer finalement eux-mêmes en guerre... sous prétexte de garantir la liberté des mers, à un moment où les belligérants étaient exsangues. Au sortir de la guerre, ils dominaient largement les puissances européennes ruinées et endettées qui dépendaient d'eux pour remettre leur économie sur pied et ils dictèrent leur loi à ces puissances qui n'eurent pas d'autre choix que de s'y plier.

Face à cette Europe où la guerre mondiale se terminait par le traité de Versailles qui faisait augurer une nouvelle boucherie mondiale, où les impérialismes rivaux se préparaient à se sauter à nouveau à la gorge, l'impérialisme américain pouvait à bon compte se faire passer pour pacifiste, alors même que, sûr de sa puissance, il ramassait son butin et dépouillait tranquillement les autres, sa seule force les faisant reculer sans qu'il ait besoin de s'en servir ! Trotsky résuma ainsi ce paradoxe : « L'impérialisme américain, essentiellement brutal, impitoyable, rapace, a, grâce aux conditions spéciales de l'Amérique, la possibilité de se draper dans le manteau du pacifisme, ce que ne peuvent faire les aventuriers impérialistes de l'ancien monde. »

La Deuxième Guerre mondiale ne fit que consacrer encore l'avantage des États-Unis, mais il y avait déjà bien longtemps que ceux-ci étaient devenus la première puissance industrielle du monde.

Ce rapide survol historique permet de constater avec quelle rapidité et quel dynamisme le capitalisme américain s'est hissé au premier rang mondial. Évoquant le résultat de cette évolution, Trotsky qui considérait les États-Unis comme « le facteur capital de l'histoire contemporaine de l'humanité » écrivait en 1939 : « Ayant considérablement devancé la Grande-Bretagne, la république nord-américaine est devenue, au commencement de ce siècle, la principale forteresse de la bourgeoisie mondiale. Toutes les possibilités que recèle le capitalisme trouvèrent dans ce pays leur expression la plus haute. Nulle part ailleurs sur notre planète, la bourgeoisie ne sut pousser aussi loin ses réalisations que dans la république du dollar, qui est devenue le plus parfait miroir du capitalisme du XXe siècle. »

Le développement de la classe ouvrière et ses combats

Le développement impétueux du capitalisme ne se fit qu'avec le développement tout aussi impétueux du prolétariat. Très vite sa capacité de lutte et sa puissance effrayèrent la bourgeoisie.

Les premières luttes ouvrières

En 1877, l'année dite du « grand soulèvement », des grèves de cheminots touchèrent de nombreuses villes, se transformèrent en épreuve de force avec la police, les milices des États et même les troupes fédérales. La population ouvrière des villes et des régions concernées fit bloc avec les cheminots pour mettre en déroute les forces de répression, se mit elle-même en grève et prit le contrôle des villes. Cette vague de grèves, qui prirent un tour insurrectionnel dans bien des endroits, toucha de grandes villes industrielles comme Baltimore, New York, Pittsburgh, Chicago, Saint Louis et bien d'autres. L'extension rapide, spontanée, des grèves révélait que les travailleurs avaient conscience de leurs intérêts communs face aux attaques du patronat. En se prêtant main-forte les uns aux autres, ils révélaient, à eux-mêmes et à leurs exploiteurs, une force considérable, capable de tout balayer. Les possédants évoquèrent la Commune de Paris et sentirent passer le souffle de la révolution.

Le 1er mai 1886

Moins de dix ans après, la classe ouvrière américaine préparait la première grève générale nationale pour la journée de huit heures, qui devait démarrer le 1er mai 1886, montrant ainsi le chemin au mouvement ouvrier international. Cette idée, lancée en l'air deux ans plus tôt par un congrès syndical sans grande influence, fut reprise alors par des dizaines de milliers de travailleurs qui parfois se mirent en grève dès les semaines précédentes. Ils faisaient céder les patrons terrorisés à l'idée de cette révolte générale qui menaçait. Pourtant les dirigeants de la plus grande organisation ouvrière de l'époque, les Chevaliers du travail, étaient contre les grèves, et contre celle-ci en particulier, et ils firent tout leur possible pour la saboter, quitte à désavouer et même exclure toute une partie de leur base. Malgré les pressions, le 1er mai et plus encore les jours suivants, il y eut des centaines de milliers de grévistes. Des confrontations armées eurent lieu entre les forces de répression, police, milices d'État, troupes fédérales mais aussi milices privées patronales nombreuses et bien armées depuis les événements de 1877 et les ouvriers qui eux aussi, depuis, s'étaient armés et parfois organisés militairement.

À Chicago, le centre du mouvement ouvrier de l'époque, la police tira sur la foule et fit quatre morts. C'est à l'occasion d'un rassemblement de protestation, sur la place de Haymarket, qu'une bombe éclata à l'arrivée de la police, tuant un policier. Ce fut le signal d'un déchaînement anti-ouvrier et d'une répression féroce : perquisitions, arrestations, emprisonnements par dizaines de militants ouvriers et de grévistes. Sept dirigeants ouvriers anarchistes furent condamnés à mort et quatre furent exécutés. Le mouvement fut brisé mais le patronat avait eu, encore une fois, très peur.

La détermination des travailleurs américains fit une grosse impression dans le mouvement ouvrier européen. Trois ans plus tard, la Deuxième Internationale faisait du 1er mai une journée internationale de luttes ouvrières.

Les luttes de la classe ouvrière américaine furent nombreuses, souvent longues, opiniâtres, héroïques. La bourgeoisie a eu très tôt conscience du danger qu'elles représentaient. Pour endiguer ce mouvement ascendant, elle a bien sûr utilisé la répression : gangsters, milices privées patronales, comme les Pinkerton, troupes régulières. Mais aussi et surtout la bourgeoisie la plus riche du monde a eu les moyens de corrompre des couches entières de la classe ouvrière et surtout des générations de dirigeants ouvriers.

L'existence d'une aristocratie ouvrière importante permettait d'une part aux illusions réformistes de prospérer, et d'autre part introduisait une coupure forte dans les rangs ouvriers.

L'AFL, première confédération syndicale

La première confédération syndicale, l'American Federation of Labor, l'AFL, la Fédération américaine du travail, fut créée en 1886 par Samuel Gompers. Elle n'organisait généralement que les ouvriers qualifiés, refusait les non qualifiés ainsi que les Noirs, et entretenait ainsi la division de la classe ouvrière. Ce syndicalisme visait à négocier de bons salaires pour une minorité de travailleurs en échange d'un soutien à la politique patronale contre les concurrents et les autres salariés. La mainmise du gompérisme sur le mouvement ouvrier américain réussit à retarder d'un demi-siècle l'organisation des millions de travailleurs non qualifiés. Tous ceux qui tentèrent d'organiser ces derniers, et ils furent nombreux, se heurtèrent non seulement à la répression patronale, mais au sabotage actif de l'AFL, jouant quand il le fallait les briseurs de grève, comme lors de la grande grève des employés des wagons-lits Pullman de 1894.

Les idées socialistes avaient été introduites, à la fin du XIXe siècle, par les immigrés venant de pays européens où elles étaient implantées. Au début du siècle suivant, une nouvelle organisation de syndicalistes révolutionnaires, les IWW (Industrial Workers of the World), se donnait pour tâche d'organiser ces travailleurs non qualifiés. Ils voulaient un syndicalisme d'industries et non de métiers.

Leur manifeste de 1905 affirmait fort justement : « Les divisions de métiers préviennent le développement de la conscience de classe des travailleurs, engendrent l'idée d'une harmonie d'intérêts entre exploiteur patronal et esclave salarié. (...) Les maux économiques qui affligent la classe ouvrière peuvent être extirpés seulement par un mouvement ouvrier universel... »

Mais, malgré des luttes héroïques et des succès partiels, les IWW ne parvinrent pas non plus à supplanter la mainmise de l'AFL de Gompers sur la classe ouvrière.

Jusqu'après la Première Guerre mondiale, la classe ouvrière ne fut que très minoritairement organisée syndicalement.

Quant aux organisations politiques qui se réclamaient d'elle, anarchistes, socialistes, elles ne parvinrent guère à se développer en son sein. Les deux partis bourgeois s'entendaient à merveille pour diviser l'électorat populaire et le capter à leur profit. Les Noirs - du moins la minorité qui votait - soutenaient à l'époque le Parti républicain, celui d'Abraham Lincoln, qui avait mis fin à l'esclavage. Mais c'était aussi le parti de la bourgeoisie industrielle, ennemie du prolétariat. Les petits Blancs du Sud soutenaient plutôt le Parti démocrate, qui avait été celui des grands planteurs esclavagistes, et qui développait maintenant une démagogie populiste et misait sans vergogne sur les préjugés racistes, contribuant ainsi à les renforcer.

La vague de grèves de 1919

La Première Guerre mondiale fut suivie, comme en Europe, par une puissante explosion ouvrière. La vague de grèves de 1919, qui parcourut tout le pays, de la côte Est à la côte Ouest, fut brisée en raison de la trahison de la direction syndicale AFL mais, plus encore, par la violence de la force militaire. Nombre de travailleurs furent tués pendant les grèves, lynchés ou exécutés après des procès sommaires. Celui de Sacco et Vanzetti symbolise toute une période de répression perpétrée par la bourgeoisie de la prétendue plus grande démocratie contre le mouvement ouvrier. Mais la poussée ouvrière brisée, la bourgeoisie américaine, qui s'était considérablement enrichie aux dépens de l'Europe, s'acheta une relative paix sociale en s'engageant activement dans une politique de collaboration de classe. Voici ce qu'en disait Trotsky en 1926 : « Le « conciliationnisme » est standardisé, mécanisé et mis en action par de grosses firmes capitalistes. C'est un phénomène purement américain, c'est une sorte d'opportunisme social, au moyen duquel se renforce automatiquement l'asservissement de la classe ouvrière. » (...)

« Pour le capital américain, l'Amérique n'est plus un champ d'action fermé, c'est une place d'armes pour de nouvelles opérations sur une échelle formidable. Il est nécessaire à la bourgeoisie américaine d'assurer sa sécurité sur cette place d'armes au moyen de l'opportunisme sous sa forme la plus complète et la plus achevée, afin de pouvoir se développer avec plus de certitude à l'extérieur. »

La crise de 1929 et la montée ouvrière

Il fallut rien moins que le cataclysme de la grande crise de 1929, cette crise économique profonde qui ne s'acheva qu'avec l'entrée en guerre du pays, qui a secoué tout l'équilibre social et mis à nu les tares du régime du profit, pour que la classe ouvrière fasse à nouveau irruption avec force sur la scène.

Au moment même où il y eut une explosion ouvrière dans plusieurs pays d'Europe, juin 1936 en France, la révolution en Espagne, il y eut aussi une explosion ouvrière aux États-Unis.

Il fallut ces grandes grèves ouvrières des années trente pour imposer l'organisation syndicale de millions d'ouvriers non qualifiés. La pression ouvrière avait enfin réussi à faire éclater le carcan du gompérisme et on pouvait croire que le mouvement ouvrier allait enfin s'émanciper de l'influence bourgeoise. Au moment où les contradictions internes du capitalisme éclataient au grand jour, ravageant les moyens de production et laissant des millions d'hommes sans gagne-pain, la classe ouvrière revenait en force sur la scène, incarnant l'espoir d'une révolution sociale. Mais il est frappant de voir comment la bourgeoisie, avec l'aide des dirigeants de la toute nouvelle organisation syndicale, le CIO, avec l'aide aussi des dirigeants du Parti communiste, réussit à enchaîner à nouveau la classe ouvrière à sa politique.

Naissance du CIO

Ce furent les grandes grèves de 1934, à San Francisco, Toledo et Minneapolis qui amenèrent en 1935 l'éclatement de l'AFL et la formation d'une nouvelle centrale syndicale, le CIO, Comité pour l'organisation industrielle.

Plus puissamment que jamais, la classe ouvrière afflua vers la nouvelle organisation, dans un élan qui tendait à effacer les vieilles divisions entre métiers et entre Blancs et Noirs car, pour la première fois, les travailleurs noirs commençaient eux aussi à conquérir leur place dans le syndicat.

Mais la nouvelle organisation syndicale fut dès le départ dirigée par d'anciens bureaucrates de l'AFL dont le chef de file était John Lewis, le dirigeant du syndicat des mineurs. Il était capable de conduire des grèves dures mais, en pur produit de l'AFL, il pouvait tout aussi bien les trahir. Il écartait sans scrupule tous les opposants à sa politique, en particulier les militants communistes. En 1932, il avait fait campagne pour le candidat du Parti républicain, Hoover. Mais il avait eu tôt fait de se rallier au président élu, le démocrate Roosevelt, qui joua la carte de la collaboration de classe avec les dirigeants syndicaux. Dès 1933, Lewis présenta Roosevelt comme un ami des travailleurs qui souhaitait que les travailleurs se syndiquent : une campagne de syndicalisation fut très abusivement placée par Lewis et d'autres dirigeants de l'AFL sous le patronage de Roosevelt, alors même que les tribunaux et les forces de répression s'attaquaient aux travailleurs en lutte.

Tout en réalisant ses ambitions personnelles, Lewis prit la montée ouvrière de vitesse et empêcha qu'elle se donne, à l'échelle nationale, le genre de direction radicale qu'elle s'était donnée localement dans les grèves de 1934. John Lewis se servait de la poussée ouvrière mais il entendait bien canaliser le mouvement et non pas développer une politique de classe permettant à la classe ouvrière d'aller au bout de ses possibilités. Il fallut encore les grandes grèves avec occupations d'usines de 1936 pour obliger les patrons à reconnaître le CIO mais, dès 1937, Lewis s'efforça de mettre un frein à la combativité ouvrière.

Pour construire le CIO, Lewis avait fait appel à ceux qu'il avait pourchassés dans le passé et en particulier aux militants communistes. L'implantation du Parti communiste dans la classe ouvrière se développa rapidement et en 1937, les militants communistes contrôlaient au moins 40 % des syndicats du CIO et les plus importantes unions locales (New York, Cleveland, Detroit, Chicago, Los Angeles). Mais le Parti communiste, sur l'injonction de Staline, avait pris un tournant, précisément en 1935, renonçant à toute perspective révolutionnaire aux États-Unis comme en Europe, pour soutenir loyalement les démocraties occidentales dans l'espoir qu'elles aideraient l'URSS à se protéger contre Hitler. Au moment même où il aurait été possible de proposer avec quelque crédit une politique indépendante à la classe ouvrière, le Parti communiste, la main dans la main avec Lewis dont il ne cessait de chanter les louanges, contribua à l'enchaîner à nouveau derrière la bourgeoisie américaine, plus précisément derrière Roosevelt.

Le CIO... et le PC derrière Roosevelt

Contrairement aux dirigeants de l'AFL, qui étaient opposés à ce que les travailleurs fassent de la politique, Lewis et les autres dirigeants du CIO, eux, étaient pour, à condition que ce soit pour soutenir Roosevelt. Il s'agissait de se servir du poids électoral de la classe ouvrière pour entrer dans les bonnes grâces présidentielles. Mais Lewis avait beau dire que « le devoir du mouvement ouvrier était de soutenir à 100 % Roosevelt » pour sa réélection en 1936, il n'était pas si facile d'en convaincre les travailleurs les plus conscients qui ne votaient pas pour les partis de la bourgeoisie, qui votaient socialiste, communiste ou aspiraient à la constitution d'un parti ouvrier. Mais les dirigeants du Parti communiste se retrouvaient aux côtés de ceux du CIO et de l'AFL dans les manoeuvres politiques multiples, toutes destinées à rabattre les voix des récalcitrants vers Roosevelt, enchaîner la classe ouvrière à la remorque du Parti démocrate et empêcher toute formation d'un parti prolétarien indépendant.

Les grandes luttes des années trente permirent certes à la classe ouvrière d'arracher des concessions à la bourgeoisie. Malheureusement, on était à une époque de crise profonde de la société bourgeoise et, avec l'arrivée au pouvoir du fascisme sur une partie de l'Europe, c'était une guerre sans merci que la bourgeoisie livrait au prolétariat, annonçant la guerre tout court. Sans que cela soit dans la conscience des ouvriers américains, ni d'ailleurs dans celle des ouvriers européens, l'enjeu de la période était de savoir qui allait diriger la société, la bourgeoisie qui écraserait le prolétariat dans la guerre ou le prolétariat qui délivrerait l'humanité des atrocités engendrées par le capitalisme. Aux États-Unis, comme ailleurs en Europe, la classe ouvrière, faute d'une direction révolutionnaire, ne parvint pas à poursuivre ce que la révolution russe avait commencé et à vaincre l'impérialisme.

Cet échec ouvrit la voie à la guerre impérialiste déguisée en guerre des démocraties contre le fascisme. Le Parti communiste et le CIO emboîtèrent le pas, misèrent sur les sentiments anti-fascistes du prolétariat américain pour lui faire accepter des sacrifices au nom de la lutte pour la démocratie, le mettre à la remorque de la politique du gouvernement Roosevelt, et, finalement, lui faire accepter l'entrée en guerre de l'impérialisme américain pour la sauvegarde de sa domination. Non sans mal, comme en témoigna le procès de Minneapolis contre des militants ouvriers trotskystes du SWP, destiné à briser ceux qui, dans le mouvement ouvrier, n'acceptaient pas l'union nationale.

Les occasions manquées

La classe ouvrière américaine, comme toutes les classes ouvrières du monde, paya très cher de ne pas avoir réussi à renverser l'impérialisme à temps. Cette défaite fit revenir en arrière le mouvement ouvrier pour de nombreuses années. Aux États-Unis, le CIO se mit à ressembler de plus en plus à la vieille AFL au point que, vingt ans après la scission, les deux centrales se réunifièrent en 1955 pour mener ensemble une politique de collaboration de classe et de soutien à la politique extérieure de l'impérialisme américain. La bureaucratie syndicale employa tous les moyens pour garder le contrôle sur la classe ouvrière, jouant sur les divisions, les préjugés, y compris racistes, éliminant les opposants, y compris avec des méthodes de gangsters, dont les militants communistes furent les premières victimes.

Dans les années cinquante et soixante, au moment où une vague très profonde de révolte souleva la population noire, celle-ci se battit seule contre les institutions, contre les juges, les forces de répression, les bandes du Ku Klux Klan. Et même si la lutte prit des allures de véritable guerre civile lors du soulèvement des ghettos des grandes villes industrielles en 1967, ce fut à nouveau une occasion manquée de voir surgir un parti ouvrier révolutionnaire capable d'offrir une politique et des perspectives à l'ensemble des exploités. La passivité des organisations blanches alimenta le nationalisme des dirigeants noirs les plus radicaux. Et la bourgeoisie américaine eut une fois encore les moyens de lâcher du lest, de permettre le développement d'une petite et moyenne bourgeoisie noire et de finir de briser le mouvement en massacrant la plupart de ses dirigeants.

Ainsi la bourgeoisie américaine a réussi jusqu'à présent à empêcher la formation d'un parti ouvrier et à enchaîner la classe ouvrière derrière ses propres partis et sa propre politique. Certes, cela n'a pas empêché des luttes ouvrières extrêmement déterminées, mais la classe ouvrière n'a jamais réussi à jouer un rôle politique indépendant et à s'opposer à la domination de la bourgeoisie. Mais la situation n'est pas si différente aujourd'hui en Europe, une Europe qui a certes connu de puissants partis ouvriers, mais des partis que la bourgeoisie, avec l'aide de la social-démocratie d'abord, celle du stalinisme ensuite, a domestiqué au point d'en faire les exécutants de sa propre politique. Finalement même si l'histoire en fut différente, la classe ouvrière n'a pas plus de choix dans les pays d'Europe qu'elle n'en a aux États-Unis et, ici comme là-bas, la tâche de construction d'un parti qui défende vraiment les intérêts politiques de la classe ouvrière reste entière.

Les mouvements de la classe ouvrière défaits en Europe comme en Amérique, les bourgeoisies impérialistes eurent les mains libres pour s'affronter avec la peau de leurs peuples dans la Deuxième Guerre mondiale.

Le bilan : cinquante millions de morts, l'Allemagne et le Japon vaincus, les cartes impérialistes redistribuées entre les puissances, au bénéfice des États-Unis.

L'hégémonie des États-Unis après les deux guerres mondiales

En 1945, les États-Unis contrôlaient près de la moitié de la production industrielle mondiale et détenaient les deux tiers des réserves d'or. L'explosion de trois bombes atomiques dont deux sur des cibles civiles au Japon avait affirmé également leur suprématie militaire.

Contrôler leurs zones d'influence

Au moment où les bombes atomiques étaient larguées, la guerre était déjà terminée en Europe et le Japon avait le genou à terre. Ces bombes ont été lancées pour avertir les peuples du monde entier que les États-Unis, désormais gendarme incontesté de l'ordre impérialiste, disposaient d'armes de destruction massive sans précédent dans l'histoire de l'humanité.

La puissance hégémonique des États-Unis sur le monde impérialiste s'était affichée dès le débarquement des troupes américaines en Italie et en France qui, au fur et à mesure de leur progression, distribuaient à des populations affamées boîtes de corned-beef, barres de chocolat, chewing-gums, cigarettes ou bas nylon.

Au lendemain de la guerre, les États-Unis disposaient de moyens sans précédent, pour poursuivre et élargir leur politique impérialiste. D'abord dans leur « arrière-cour » : l'Amérique latine. Depuis, les États-Unis n'ont pas cessé d'y intervenir, directement ou dans la coulisse, pour y déterminer les choix des dirigeants. En 1954, ils intervinrent pour renverser le président du Guatemala, le colonel Arbenz, élu au suffrage universel en 1951 et partisan d'une réforme agraire. Les États-Unis y virent une menace pour le groupe agro-alimentaire américain United Fruit. Une armée de mercenaires, levée par la CIA, intervint et écarta Arbenz. Et United Fruit récupéra un million d'hectares de terres qui avaient été, auparavant, confisquées et en partie déjà distribuées à 100 000 familles paysannes.

De même, les États-Unis s'opposèrent à la révolution cubaine, ce soulèvement populaire qui, en 1959, balaya le régime corrompu du dictateur Battista. La résistance du régime castriste, qui jusqu'à aujourd'hui a toujours refusé de plier malgré l'embargo économique, lui a valu une véritable haine des dirigeants américains. En 1961, ceux-ci tentèrent, sans succès, la même opération qu'au Guatemala, en armant des émigrés cubains. Leur débarquement dans la Baie des Cochons fut cependant un fiasco devant la réaction de la population. Soumis au boycott des États-Unis, Castro se tourna alors vers l'URSS. Les dirigeants de celle-ci essayèrent, en 1962, d'installer des missiles à Cuba, à 200 km des côtes américaines. Ce qu'on appela alors la « crise des fusées » entraîna une escalade mettant le monde au bord d'un conflit nucléaire, escalade qui s'arrêta avec le renoncement de l'URSS. Se conjuguaient ici la haine de Cuba et la rivalité avec l'URSS.

En 1965, les Marines débarquaient à Saint-Domingue pour s'opposer au retour au pouvoir de Juan Bosch, un président démocratiquement élu, renversé deux ans avant par l'armée. Les États-Unis furent aussi derrière tous les coups d'État militaire de cette période, qui mirent au pouvoir des dictatures sanglantes sur la quasi-totalité du continent sud-américain : Brésil (1964), Bolivie et Uruguay (1972), Chili (1973) ou Argentine (1976). Au Chili, une fois de plus, ils avaient préféré une dictature militaire au socialiste Allende, qui n'avait pourtant rien pour les inquiéter, ayant montré en trois ans de mandat son respect du grand capital comme de l'armée.

Les États-Unis renforcèrent parallèlement leur présence au Moyen-Orient, important pour ses réserves de pétrole. En 1953, ils intervinrent en Iran pour mettre un terme à la nationalisation de l'industrie du pétrole, en écartant le régime de Mossadegh, lui aussi régulièrement élu.

« Endiguer » l'URSS

Au-delà de leur sphère d'influence impérialiste directe, les États-Unis étaient cependant devenus, après 1945, les gardiens de l'ordre impérialiste, non seulement contre les peuples susceptibles de contester cet ordre, mais aussi contre l'URSS. Il s'agissait de maintenir le statu quo issu du partage du monde à Yalta, en empêchant l'Union soviétique d'étendre sa domination. Les difficultés ne vinrent pas des dirigeants de l'URSS, une fois achevée leur mainmise sur les Démocraties populaires en 1948. C'est la Chine, pour commencer, qui bouleversa l'ordonnancement de Yalta. Un puissant mouvement paysan allait porter les armées de Mao Zedong vers le pouvoir, contre l'avis de Staline. Les États-Unis soutinrent le régime réactionnaire et corrompu de Tchang Kaï-chek, qui fut balayé, au terme d'une guerre civile de trois ans (1946-1949). Les États-Unis ne purent empêcher les 540 millions de Chinois d'alors de basculer, pour une courte durée, dans le camp de l'URSS, ce que Moscou, pas plus que Washington, n'avait cherché.

Les dirigeants américains tirèrent les leçons de cet échec. Ils le théorisèrent sous le nom de politique de containment - politique d'endiguement. C'est ce qui les fit intervenir en Corée entre 1950 et 1953, consolidant la coupure entre une Corée du Sud pro-occidentale et une Corée du Nord, pro-soviétique. Au Vietnam, les États-Unis intervinrent à partir de 1961 pour s'engager progressivement dans une longue guerre jusqu'en 1975. Il n'y avait de pétrole, ni en Corée, ni au Vietnam, mais les États-Unis ne pouvaient accepter que des zones supplémentaires échappent à leur contrôle. Au Vietnam, en quatre ans et demi, ils lancèrent sur ce pays trois fois plus de bombes que le tonnage déversé sur l'Europe, l'Asie et l'Afrique pendant toute la Deuxième Guerre mondiale. Malgré la puissance de leur arsenal, les États-Unis n'empêchèrent cependant pas le petit peuple vietnamien, qui avait déjà chassé l'impérialisme français, d'arracher son indépendance et l'unification du pays.

Le maintien de la division du monde en deux camps, que les États-Unis entendaient faire respecter, leur donna des atouts pour maintenir et renforcer leur domination sur leur propre camp. Les autres dirigeants occidentaux acceptaient, de plein gré ou en maugréant, comme de Gaulle, la façon dont les États-Unis exerçaient leur « leadership ». Ils étaient trop contents que ceux-ci prennent en charge, unilatéralement, l'essentiel des tâches d'endiguement de l'URSS. Après l'éclatement de celle-ci, on a pu en voir certains prendre des postures un peu différentes.

Il reste que, contrairement à ce qu'on a entendu de la part de bien des commentateurs, Bush et son équipe ne sont pas les initiateurs d'un tournant dans la politique extérieure des États-Unis. Cette politique « hégémoniste » s'inscrit, au contraire, dans une tradition, on l'a vu, ancienne.

Le bilan de Bush : l'Irak

La guerre déclenchée par George W. Bush contre l'Irak est le prolongement de la politique de l'impérialisme américain au Moyen-Orient menée successivement par tous les gouvernements. L'intérêt de l'impérialisme américain pour le Moyen-Orient et son pétrole s'est manifesté bien avant que les Bush, Cheney et autres chefs d'état-major s'y intéressent.

Les États-Unis et le régime de Saddam Hussein

Jusqu'en 1979, l'homme fort des Américains dans la région était le Shah d'Iran. Mais après le renversement du Shah par Khomeiny en 1979 et l'instauration en Iran d'un régime islamiste hostile aux États-Unis, ces derniers appuyèrent l'Irak de Saddam Hussein et l'encouragèrent à faire la guerre à son voisin iranien. Pendant les huit ans de guerre, l'aide de l'administration Reagan au régime de Saddam Hussein ne se démentit pas : des entreprises américaines et européennes lui fournirent les moyens de fabriquer des armes chimiques, les satellites américains l'informaient des mouvements de troupes iraniennes. L'Irak reçut même de quoi mettre sur pied les débuts d'une industrie nucléaire et les États-Unis sauvèrent la mise de l'Irak à l'ONU quand la question de l'utilisation meurtrière des armes chimiques vint en débat. Mais, pour mesurer tout le cynisme des dirigeants américains, il faut savoir que, dans la même période, il leur arriva aussi de vendre du matériel de guerre aux Iraniens.

Après Reagan, le régime du dictateur irakien continua à bénéficier d'un crédit illimité auprès des banquiers américains grâce à George Bush père. Celui-ci invitait les banquiers américains à fermer les yeux sur l'endettement croissant de l'Irak. La société Bechtel allait installer une usine d'armes chimiques dans ce pays.

Saddam Hussein avait-il pensé que ces soutiens ne cesseraient pas, quoi qu'il fasse ? Toujours est-il que lorsqu'il occupa militairement le Koweit, pendant l'été 1990, les États-Unis estimèrent que leur allié devenait trop incontrôlable.

Cette tentative entraîna la première guerre du Golfe, en février 1991. Les États-Unis entendaient ainsi rappeler, au moment où les dirigeants russes jetaient l'éponge, qu'ils restaient le gendarme du monde. Ils prirent la tête d'une coalition réunissant l'ensemble du monde impérialiste. L'armée irakienne chassée du Koweit, l'administration de Bush père choisit de laisser en place Saddam Hussein, car il était capable de faire régner l'ordre dans son pays et d'écraser les insurrections kurdes et chiites qui éclatèrent.

Contrairement à ce que prétend aujourd'hui la propagande américaine, la seconde guerre contre l'Irak n'a pas commencé avec la chute des tours jumelles de Manhattan et la destruction d'une partie du Pentagone. Elle figurait dans les objectifs des dirigeants américains bien avant. Dès la fin de la première guerre contre l'Irak, ce pays a été placé dans l'étau de l'embargo, sans grande conséquence pour les dirigeants irakiens, mais dévastateur pour la population irakienne.

En 1995, la FAO, agence de l'ONU pour l'alimentation, constatait que 576 000 jeunes Irakiens étaient morts de faim du fait des sanctions imposées par les États-Unis en 1991. Et ce bilan ne prenait pas en compte les 90 000 morts par an qui s'y ajoutaient, selon une estimation de l'OMS, du fait du renforcement des sanctions contre l'Irak, depuis l'arrivée aux affaires, en 1992, de l'administration du démocrate Clinton. Questionnée en 1996 sur l'utilité d'avoir fait tuer 500 000 enfants irakiens depuis le début de l'embargo (c'est plus de victimes qu'à Hiroshima), sa secrétaire d'État de l'époque, Madeleine Albright, avait répondu : « Cela en valait la peine ».

En 1998, Clinton signait l'Iraq Liberation Act, un décret qui fixait les objectifs de la politique américaine vis-à-vis de l'Irak : en résumé, il s'agissait déjà d'en finir avec Saddam Hussein et son régime. Ce texte avait été rédigé par différentes personnalités que l'ont devait retrouver par la suite dans le gouvernement du président Bush, comme Donald Rumsfeld.

Clinton s'attira même les félicitations d'un sénateur républicain, qui déclara à propos de la politique extérieure menée par le président démocrate : « Ceux de l'administration Clinton commencent à comprendre les arguments stratégiques en faveur d'un déplacement d'une politique d'endiguement à une politique plus active. Nos intérêts au Moyen-Orient ne peuvent être protégés avec Saddam Hussein restant au pouvoir. Notre législation nous donne les moyens d'achever nos objectifs. »

Les attentats du 11 septembre ont donc fourni un prétexte en or aux dirigeants américains qui avaient le régime irakien dans le collimateur. Les dirigeants américains ont chanté sur tous les tons qu'ils menaient désormais une guerre contre le terrorisme et ils l'ont déclaré d'autant plus fort qu'ils souhaitaient faire oublier que les « terroristes » en question, c'étaient eux-mêmes qui les avaient fabriqués pour les besoins de leur politique extérieure. En effet, dans les années quatre-vingt, face à l'intervention russe en Afghanistan, l'administration américaine s'appuya dans ce pays sur la résistance de religieux intégristes, formant des groupes de combattants autour d'un certain Oussama Ben Laden contre les soldats russes, faisant ainsi le lit des talibans.

La « guerre contre le terrorisme » a justifié des mesures répressives sur le territoire américain et une restriction importante des libertés, en même temps qu'elle fournissait le prétexte à deux aventures militaires, en Afghanistan et en Irak.

La victoire militaire et l'occupation du pays

Si les armées américaines ont facilement gagné la bataille de Bagdad en y faisant une entrée triomphale, le 9 avril 2003, elles sont bien loin d'avoir gagné la guerre qu'elles ont engagée. Bien au contraire, un an et demi après la chute du régime de Saddam Hussein, le pays connaît un chaos meurtrier.

Presque chaque jour, des voitures piégées explosent, déclenchant une répression souvent aveugle qui frappe bien plus la population civile que les combattants qui résistent à l'occupation américaine. À la place de l'instauration de la démocratie qu'ils avaient annoncée à son de trompes, les dirigeants américains ont plongé le pays dans le chaos.

La mise en place d'un gouvernement irakien à la fin du mois de juin et les perspectives annoncées d'élections au début de l'année 2005 correspondaient moins à une véritable volonté de mettre en place un gouvernement indépendant qu'aux nécessités du calendrier électoral américain.

Pendant la dernière phase de la campagne électorale, le camp du président sortant avait besoin que la guerre vienne le moins possible compromettre sa réélection. Même si la réalité du pouvoir restait entre les mains de l'armée américaine, de la même façon que l'économie irakienne était entre les mains des trusts américains, les États-Unis, en plaçant en première ligne les soldats irakiens, réduisaient autant que possible les risques politiques pouvant découler de pertes américaines trop lourdes (il y avait déjà plus de 1 000 morts américains depuis la fin officielle de la guerre !). Sans compter que cela nourrissait l'illusion que la présence américaine serait de courte durée.

C'est tout le contraire qui est vrai. Garder la mainmise sur l'Irak, et avec lui ses réserves de pétrole, reste l'objectif à long terme des États-Unis. Ce qui signifie, dans les conditions actuelles, la nécessité non seulement de maintenir un contingent de troupes mais même de l'augmenter.

Le bilan de Bush : la situation intérieure

La guerre contre le terrorisme lancée par le gouvernement Bush a servi de justification à toute sa politique intérieure, aux attaques contre la classe ouvrière, contre les pauvres, aux mesures répressives et réactionnaires de toutes sortes. Réclamer des sacrifices dans un pays en guerre, c'est ce que toutes les bourgeoisies du monde et tous leurs gouvernements ont toujours fait. Bush n'a pas raté l'occasion : après les attentats du 11 septembre, il s'est empressé de déclarer les États-Unis en « guerre contre le terrorisme ». Ce fut le cri de ralliement pour que gouvernants et patronat se livrent à des attaques en règle et profitent de l'occasion pour mettre à exécution des projets qui attendaient le moment opportun.

Des lois réactionnaires

C'est ainsi qu'une semaine seulement après les attentats, les membres du Congrès avaient déjà en main les 350 pages du projet de loi dit « USA Patriot Act », manifestement en attente dans les cartons. Cette loi, censée servir à traquer les terroristes, constitue un important retour en arrière en matière de droits civiques et de libertés individuelles. La loi fut votée à la hussarde, la plupart des parlementaires reconnaissant qu'ils n'avaient pas eu le temps de la lire.

Cette loi permet au ministère de la Justice d'incarcérer indéfiniment des personnes, sans avoir besoin de les accuser de quoi que ce soit, à la seule condition que le gouvernement affirme que ce sont des « ennemis combattants » ou même simplement qu'ils présentent un risque pour la sécurité du pays. Elle autorise l'espionnage des conversations téléphoniques, des e-mail et d'Internet, les enquêtes, y compris secrètes, de la police sur les lieux de travail ou de résidence des citoyens et des non-citoyens, sans avoir à notifier ces derniers. Elle permet à la police la consultation des dossiers médicaux, financiers, professionnels sur simple « suspicion ». Ce qui se faisait jusqu'ici illégalement se fera légalement et à plus grande échelle.

Les médias nous ont montré quelques cas, parmi les plus ridicules, de citoyens interrogés pour avoir simplement, dans des propos publics, lié la guerre en Irak avec le pétrole. Mais cette opération va au-delà du ridicule. En tant que menace, elle pèse sur tout acte d'opposition au gouvernement, et en particulier sur la classe ouvrière. Les termes du Patriot Act permettent l'arrestation de grévistes tenant un piquet de grève s'il y a violence sur place. Et chacun sait la capacité de la police, par sa simple présence, à fomenter de la violence. La loi offre même la possibilité de les arrêter en tant que terroristes, ce qui permet leur condamnation à mort.

La loi et tout le contexte de chantage à la sécurité nationale qui l'accompagnait ont donné un feu vert à l'arrestation et à la détention, dans les semaines après le 11 septembre, dans les conditions du secret, de sans doute 5 000 personnes d'origine arabe ou de religion musulmane, citoyens ou non. L'État n'a pu retenir contre aucune d'entre elles autre chose que des délits mineurs (résidence illégale dans le pays, par exemple), sans aucun rapport avec le terrorisme.

C'est aussi dans ce contexte que fut créé le centre d'internement militaire de Guantanamo, sur l'île de Cuba, pour les prisonniers d'Afghanistan. On connaît les conditions inhumaines de détention de ces quelque 600 prisonniers, auxquels même la qualité de « prisonniers de guerre » est refusée. Mais, avec les maîtres de l'armée et de la justice bourgeoises, l'absurdité n'est jamais loin de l'inhumanité : sur ces 600 hommes classés comme terroristes ou « ennemis combattants », l'administration n'a pu en traduire que quelques-uns devant des tribunaux et ces derniers ont dû les relâcher faute de preuves un peu sérieuses.

Ces mesures et ces actes, qui bafouent ouvertement les principes prétendus sacro-saints de la Constitution américaine, sont bien dans la ligne de conduite d'un président qui, lorsqu'il était gouverneur du Texas, a valu à cet État le triste record des exécutions capitales.

L'économie : récession, « reprise », mais chômage croissant

Le patronat, lui aussi, s'est engouffré dans la brèche pour obtenir des sacrifices de la part de la classe ouvrière. En septembre 2001, au moment des attentats, l'économie américaine était en récession depuis le début de l'année et les entreprises supprimaient des emplois et rêvaient d'en supprimer plus encore. Mais après le 11 septembre, il était facile de dire que c'était à cause des attentats que les affaires allaient mal et d'en profiter pour licencier sans vergogne des centaines de milliers de travailleurs. Les compagnies aériennes ont été les premières à user de l'argument mais le reste du patronat n'a pas tardé à entonner la même complainte ! Dans les six semaines qui ont suivi les attentats du 11 septembre, les patrons ont annoncé la suppression d'un demi-million d'emplois ! Aujourd'hui les commentateurs s'étonnent que la reprise économique, qui dure officiellement maintenant depuis novembre 2001, n'ait pas amené la création d'emplois. Mais les patrons préfèrent produire plus avec moins d'ouvriers et empocher la différence. Si bien que Bush a terminé son premier mandat avec 900 000 emplois en moins.

La situation dans l'automobile

La situation dans l'automobile nous offre une idée des dégâts causés par cette offensive patronale. C'est un secteur où les travailleurs, traditionnellement, bénéficiaient de salaires élevés, d'avantages sociaux, où la syndicalisation importante était un des traits de cette industrie et semblait en faire un secteur protégé.

Le travail dans ces usines n'est absolument pas un travail « protégé ». La grande usine Ford Rouge, près de Detroit, a vu dix travailleurs y perdre leur vie entre 2000 et 2002, et 29 en sortir grièvement blessés. Si nous lisons les bulletins d'entreprise édités par des travailleurs de cette entreprise, nous y voyons, pour une période de quelques semaines début 2003 : semaines de travail de 50 ou 58 heures, puis passage à 40 heures, avec mise à la porte des travailleurs à temps partiel, puis rappel de ces travailleurs, pour des durées indéterminées et variables suivant les situations.

En septembre 2003, le syndicat de l'automobile, l'UAW, négociait de nouveaux contrats collectifs pour les trois grands de l'automobile, General Motors, Ford et Chrysler. Ils prévoyaient des concessions majeures au détriment des travailleurs : une bien plus mauvaise couverture maladie, pas d'augmentation de salaire pendant deux ans, plus d'augmentation en fonction de la hausse du coût de la vie, suppression à venir de 20 000 emplois en échange de la promesse par les patrons qu'ils faciliteront la syndicalisation des travailleurs dans celles de leurs usines où les syndicats ne sont pas reconnus pour le moment.

Au même moment, la même UAW entérinait dans les contrats signés à Delphi et Visteon (sous-traitants de l'automobile appartenant auparavant à General Motors et Ford) un système de salaires à deux niveaux. Les nouveaux embauchés commenceraient à 14 dollars de l'heure (soit 10,7 euros de l'heure) au lieu de 22 dollars (soit 17 euros de l'heure). Ils n'auraient droit à aucune augmentation ou ajustement de salaire pour cause d'inflation, pendant quatre ans, leur participation à leur couverture maladie serait outrageusement élevée.

Tout cela concerne un secteur avec des traditions ouvrières. On imagine ce qui peut se passer dans les secteurs où rien ne peut freiner l'avidité patronale. En particulier, ces millions de travailleurs qui ont des petits boulots occasionnels ou du travail à temps partiel dans les services, la restauration, le commerce. Ces working poors, qui sont pauvres tout en travaillant, et que l'on fait mine de découvrir ici, existent depuis bien longtemps aux États-Unis.

Guerre à l'extérieur et à l'intérieur

La guerre en Irak a pesé aussi sur le plan économique. Bush a réclamé une série de rallonges d'un montant total de 125 milliards de dollars (100 milliards d'euros), s'ajoutant au budget militaire, et qui ont contribué à creuser encore un peu plus le déficit budgétaire américain. Ce déficit croissant entraîne d'abord une hausse permanente de la part du budget consacrée au remboursement des sommes prêtées par les banques. Ce déficit sert aussi aux dirigeants d'excuse pour sabrer dans les budgets sociaux fédéraux et pour en transférer une part croissante aux États et aux collectivités locales. Au nom des efforts à faire contre le terrorisme, Bush a pu présenter en 2002, après les attentats, un budget fédéral où tous les postes utiles à la population étaient réduits. Et en matière d'éducation, seules les écoles religieuses tiraient leur épingle du jeu.

Mais cela ne l'a pas empêché de multiplier les cadeaux aux grandes entreprises et aux riches. L'essentiel des ressources allèrent aux commandes militaires, une véritable manne pour des centaines d'entreprises et aux subventions à toutes les entreprises prétendument touchées par les conséquences du 11 septembre.

Quant à la « baisse des impôts », le slogan avec lequel Bush est arrivé au gouvernement, elle a profité essentiellement aux riches. Les 20 % d'Américains touchant les revenus les plus bas n'ont récupéré que 61 dollars par an (soit 47 euros). Les 20 % situés au milieu de l'échelle des revenus ont bénéficié de réductions avoisinant 600 dollars (soit 460 euros). Par contre, les ménages aux plus gros revenus, 1 % du total, ont vu leur impôt diminuer de 35 000 dollars (soit 27 000 euros). Et si nous parlons seulement des millionnaires - en dollars bien sûr - qui ne sont que 0,2 % des ménages, ils ont reçu 15 % du total de ces réductions d'impôts.

L'équipe Bush a donc bien servi ses maîtres. Effectivement, par ses liens familiaux et financiers, par son passé, par tous ses réflexes, Bush est un homme ouvertement au service du capital. Tous les membres de son équipe le sont aussi : leurs biographies sont comme des tranches des organigrammes des grosses sociétés de ce pays.

Les attaques contre les droits des femmes

Enfin mentionnons aussi au passif du bilan de Bush, les lois restreignant les droits des femmes, en particulier le droit à l'avortement. Bush s'est fait l'avocat des dispositions adoptées par certains États, qui permettent de sanctionner les dommages occasionnés au foetus d'une femme enceinte, par exemple en cas d'accident, ouvrant ainsi toute grande la porte à une reconnaissance des droits du foetus déjà considéré comme une personne.

Pour ce qui concerne le droit à l'avortement, en octobre 2003, le Sénat définissait comme criminelle une technique d'avortement pour une grossesse tardive de plus de trois mois. Pour mieux stigmatiser cette technique, les réactionnaires anti-avortement l'ont appelée « avortement avec naissance partielle » ! Cette nouvelle loi faisant fi de la santé et de la vie de la mère, les tribunaux la considèrent cependant, pour l'instant, comme anti-constitutionnelle.

Bush, comme tous ses prédécesseurs, depuis que le droit à l'avortement a été reconnu, a continué à limiter encore un peu plus ce droit, qui rencontre déjà toutes sortes d'obstacles : refus des médecins de le pratiquer, refus de certaines facultés de médecine d'en apprendre la pratique à leurs étudiants, et surtout lâcheté des divers gouvernements devant les agissements des adversaires de ce droit. Cela n'est pas seulement vrai pour le gouvernement fédéral : aujourd'hui, 80 % des comtés américains sont dépourvus de services médicaux capables de proposer des IVG. Et cela sans parler des travailleurs de ces services assassinés par des enragés qui se prétendent « pro-life » - pour la vie.

Les capitalistes veulent faire payer leur crise aux travailleurs

Sur le plan intérieur, les quatre années de la présidence Bush ont donc été marquées par une forte dégradation de la situation des travailleurs.

Aujourd'hui, les contradictions sociales qui divisent la société américaine sont toujours aussi fortes.

Prenons les exemples de deux grandes villes : la capitale, Washington, où officie George Bush, et Boston, sur la côte Nord-Est, où John Kerry est sénateur.

Washington compte près de 17 % de pauvres, soit bien plus que la moyenne nationale. Pour la ville où se décide une bonne partie des affaires du monde, c'est tout un symbole.

Pour Boston, connue en particulier pour l'excellence de ses hôpitaux, il faut dire qu'une partie de sa population n'en profite guère. Dans ses trois quartiers les plus pauvres, à population presque exclusivement noire, le taux de mortalité infantile, à 19 pour mille, est presque le triple du taux national.

Au niveau national, la pauvreté s'est accrue ces dernières années : en 2003, il y avait 36 millions de pauvres, soit 12,5 % de la population. 45 millions de personnes n'ont pas de couverture médicale. La mortalité infantile, au niveau national, ne place le pays qu'au 36e rang mondial.

Le contexte dans lequel Bush et ses prédécesseurs récents, notamment Reagan puis George Bush senior et Clinton, ont agi a changé depuis le milieu des années soixante-dix. L'économie capitaliste dans son ensemble connaît des difficultés profondes, et qui durent. Elles pèsent aussi sur l'économie américaine, même si celle-ci a des marges de manoeuvre plus grandes.

Mais, comme tous les autres États impérialistes, les États-Unis ont réagi en s'en prenant d'abord à leur source première de profit : la classe ouvrière. Les attaques, venant du grand capital et des gouvernements à son service, se sont succédé, sous les administrations démocrate comme républicaine.

Il y a trente ans, on pouvait présenter la classe ouvrière américaine comme très privilégiée. Ce n'était déjà pas entièrement juste, mais il était vrai que des couches importantes de cette classe, dans des industries comme les transports aériens, l'automobile et plus généralement, la grande industrie, bénéficiaient de bons salaires et d'un certain nombre de garanties.

Ces avantages se sont érodés au fur et à mesure de la prolongation de cette crise. Au fil des ans, la répartition des richesses est devenue de plus en plus inégalitaire. Aujourd'hui, alors que 1 % des foyers, les plus riches, contrôle un peu plus de 33 % de la richesse nationale, 80 %, les moins riches, n'ont accès qu'à 16 % de cette richesse.

La participation des démocrates au bilan de Bush

Le bilan des quatre années d'administration Bush n'est pas, contrairement à ce qu'on a voulu nous faire croire, le bilan du seul Bush. Il le partage avec les démocrates, qui, non seulement n'ont jamais utilisé aucun des moyens à leur disposition pour empêcher une mesure proposée par Bush de passer, mais qui ont même apporté leurs voix aux républicains quand celles-ci étaient nécessaires. En effet, les démocrates ont eu, pendant près de deux ans, la majorité au sénat et, les deux années suivantes, suffisamment de sénateurs pour constituer une minorité de blocage s'ils l'avaient voulu.

Pour la guerre en Irak

Ainsi, Bush a lancé les États-Unis dans les guerres contre l'Afghanistan et contre l'Irak avec le soutien plein et entier des démocrates. À l'automne 2002, l'administration Bush annonça son intention d'attaquer l'Irak et commença les discussions avec les parlementaires des deux partis pour obtenir un feu vert du Congrès. Ce fut le démocrate Richard Gephardt, leader de la minorité démocrate à la Chambre des représentants, qui rédigea, avec les hommes de la Maison-Blanche, la résolution qui allait accorder ce feu vert à la présidence. Elle autorisait Bush à utiliser la force armée « comme il l'estimerait nécessaire et approprié ».

Cette résolution a été adoptée à toute vitesse par les deux Chambres, avec les voix d'une bonne partie des représentants démocrates et d'une majorité des sénateurs de ce parti.

Pour mener sa politique guerrière, Bush répandit mensonge sur mensonge sur la menace prétendument représentée par l'Irak et ses « armes de destruction massive » et sur les prétendus liens entre Saddam Hussein et le réseau Al Quaïda. Il obtint le soutien des démocrates dans cette opération d'intoxication de l'opinion, et pas des moindres, pour colporter et cautionner ces mensonges aujourd'hui avérés. La sénateur de l'État de New York, Hillary Clinton, l'épouse de l'ex-président, déclarait à ce moment-là : « Depuis quatre ans que les inspecteurs sont partis, les rapports des services secrets montrent que Saddam Hussein a travaillé à reconstruire ses stocks d'armes chimiques et biologiques (...), ses possibilités d'envoyer des missiles, et son armement nucléaire. Il a aussi donné aide, des facilités et un sanctuaire aux terroristes, y compris ceux d'Al Quaïda. Il est clair, en tout cas, que s'il était laissé sans réaction de notre part, Saddam Hussein continuerait à augmenter ses moyens militaires, biologiques, chimiques et nucléaires ».

Par deux fois, en avril 2003 et en juillet 2004, le sénat a approuvé à l'unanimité - c'est-à-dire sans qu'aucun démocrate, y compris John Kerry, ne vote contre - les crédits de guerre supplémentaires.

Cette attitude est dans la droite ligne de la politique menée par le démocrate Clinton durant ses deux mandats, de 1992 à 2000. Et parfaitement conforme aux déclarations de Kerry et d'autres sénateurs qui, en 1999, exhortaient Clinton à agir : « Il vous faut faire vite, après avoir consulté le Congrès, et en accord avec la Constitution et les lois, pour lancer les actions nécessaires, y compris, s'il le faut, avec des moyens aériens et en utilisant des missiles contre les sites irakiens suspects, afin de répondre effectivement à la menace que fait peser le refus de l'Irak de mettre un terme à ses programmes d'armes de destruction massive ».

La guerre contre l'Irak et son peuple a donc été menée par les démocrates aussi bien que par les républicains. Les uns et les autres sont complices dans cette affaire.

Durant sa campagne électorale, Kerry s'est bien gardé de s'engager à retirer immédiatement les soldats présents en Irak. Il a même proposé d'augmenter leur nombre de 40 000.

Dans le domaine des libertés, censé être un point fort des démocrates, ces derniers n'ont pas brillé par leur intransigeance envers les moeurs policières de l'administration Bush. Rappelons qu'ils ont voté le Patriot Act et que, durant sa campagne, Kerry n'a quasiment pas parlé des prisonniers de Guantanamo.

Il avait, là aussi, de qui s'inspirer avec Clinton. Celui-ci avait parrainé une loi du même tonneau que le Patriot Act de Bush. En 1995, après les attentats d'Oklahoma City - perpétrés, rappelons-le, par des terroristes « made in USA » - cette loi donnait beaucoup de latitude à la police pour extrader des étrangers seulement « soupçonnés » de conduite dangereuse et au gouvernement pour interdire une organisation sur simple « croyance » d'éventuelles actions terroristes dans le futur.

Les démocrates complices des attaques contre la classe ouvrière

Pour toute la presse, le point fort de la campagne de Kerry était la situation de l'économie. Bien sûr, il a cité les chiffres connus de tous sur le chômage, les baisses de salaire et les hausses des coûts de l'assurance maladie. Mais il s'est bien gardé de revendiquer la moindre mesure pour empêcher les licenciements collectifs ou pour assurer une couverture maladie à tous les salariés. Il s'est dit partisan de supprimer les baisses d'impôts pour les plus riches, mais a proposé de diminuer le taux d'imposition sur les profits des sociétés.

À la fin du printemps 2001, lorsque Bush présenta sa première série de réductions d'impôts pour les riches, les démocrates ne se battirent pas pour l'en empêcher ni même pour arracher quelques concessions. Une bonne partie d'entre eux votèrent avec les républicains.

Un exemple plus récent montre bien quel genre d'opposition Bush rencontra de la part du Parti démocrate. Il y a un mois de cela, l'administration Bush a mis en discussion une loi accordant des aides pour un montant de 210 milliards de dollars aux industries manufacturières, afin, disait-elle sans beaucoup d'originalité, de relancer l'emploi dans ce secteur. Cette loi a favorisé essentiellement des grosses sociétés comme celles du pétrole, General Electric et autres nécessiteux. Elle est passée haut la main dans les deux Chambres du Congrès, bon nombre des élus démocrates votant pour. Cela alors que Kerry, dans ses meetings et les débats télévisés, se plaçait en adversaire farouche du président sortant, et que les médias parlaient d'une lutte à couteaux tirés.

Le Parti démocrate n'est pas opposé aux cadeaux aux entreprises. D'ailleurs, sous Clinton, le taux réel (et non théorique) des impôts payés par les sociétés est passé de 24,5 % à 21,3 %.

Et en ce qui concerne les droits des femmes, sujet sur lequel les démocrates sont censés avoir une position vraiment opposée à celle des républicains, non seulement les démocrates n'ont pas bloqué au Sénat la loi interdisant les fameuses « naissances partielles », mais ce sont un président démocrate, Jimmy Carter, et un Congrès démocrate qui ont le plus limité le droit à l'avortement en supprimant le remboursement de cet acte par les fonds fédéraux aux femmes pauvres.

Avec la réélection de Bush, les démocrates ont une excuse toute prête pour leur future complicité dans la politique qui sera menée : « Le peuple a voté».

Et maintenant ?

C'est donc avec une assise politique renforcée que Bush pourra mener, pendant son second mandat, la politique de l'impérialisme américain.

Que peuvent faire les États-Unis en Irak ?

Il n'est pas difficile de prévoir qu'il en profitera pour poursuivre et sans doute intensifier la guerre en Irak. Ce qui se passe en ce moment à Falloudja, une guerre urbaine des plus violentes depuis la guerre du Vietnam, préfigure les mois à venir en Irak.

Malgré leur supériorité en armement, les troupes américaines ont eu à conquérir la ville maison après maison et, à ce jour, il reste encore des « poches de résistance », comme disent pudiquement les communiqués militaires. Les images rapportées par la télévision de l'assassinat de combattants désarmés ont choqué, à juste raison. Mais rappelons le comportement des militaires de notre propre impérialisme lors de la bataille d'Alger. En reconquérant Falloudja, l'armée américaine n'aura conquis qu'un amas de ruines et en faisant bien plus de morts dans la population civile que parmi les combattants. Même dans l'armée américaine, le nombre de morts dépasse aujourd'hui le millier, et il y a plus de dix mille blessés. Dans la population irakienne, le nombre de morts se chiffre par dizaines de milliers. Et combien de blessés, d'estropiés, combien de familles irakiennes décimées, d'enfants assassinés, pour que les trusts américains contrôlent le pétrole irakien ?

Nous ne savons pas quelles forces représentent ceux qui, en Irak, se battent contre l'occupation américaine, ni quelle est leur détermination. On peut cependant penser que plus les troupes américaines tuent, y compris dans la population civile, plus s'accroîtra la haine à l'égard de leur présence, facilitant le recrutement aussi bien pour les factions militaires issues du régime de Saddam Hussein que pour les factions religieuses armées. Des élections sont prévues pour janvier, mais rien ne dit qu'elles pourront avoir lieu. Et même si c'était le cas, il n'y a aucune raison qu'un gouvernement issu d'élections sous protection américaine ait plus d'autorité que l'actuel gouvernement fantoche.

L'occupation du pays a aiguisé les contradictions entre les groupes armés des différentes composantes de la population, chiite, sunnite ou kurde. Les dirigeants américains savent qu'en se retirant du pays, ils laisseraient une situation de guerre civile, avec le risque qu'en émerge un régime violemment hostile aux États-Unis. Cette issue possible, tout comme une déstabilisation durable de la situation en Irak, risque d'entraîner une déstabilisation aggravée de tout le Moyen-Orient.

Il y a quelques années, lorsque les États-Unis étaient intervenus en Somalie, ils avaient pu décider rapidement de se retirer devant ce que cette intervention coûtait en vies humaines à l'armée américaine. L'anarchie militaire, la guerre entre seigneurs locaux qu'ils ont laissées derrière eux, ne les dérangeaient pas du moment que leurs intérêts n'en étaient pas directement affectés.

Les conséquences d'une déstabilisation de la région à partir de l'Irak menaceraient cependant gravement les intérêts des États-Unis aussi bien en tant qu'impérialisme avec ses intérêts propres qu'en tant que gardien de l'ordre impérialiste mondial.

Interrogé, il y a quelques jours, par le journal Le Monde sur les différentes options possibles en Irak, Brzezinski, l'ancien conseiller de Jimmy Carter, pourtant démocrate, affirmait qu'un « retrait qui laisserait place à un pouvoir anti-occidental n'est pas une option ».

Alors, Bush, élu - et largement - sur une politique guerrière, dispose pour le moment des moyens politiques pour rester et intensifier la guerre. Il le fera en multipliant au besoin les batailles de Falloudja pour briser les résistances militaires. Il le fera, s'il le peut, jusqu'à ce que dans le pays rendu exsangue émerge, à partir de l'une ou de l'autre des factions réactionnaires et religieuses, une solution politique acceptable pour les intérêts américains.

Le peuple irakien, qui a déjà payé le prix élevé de l'embargo économique sous Clinton et sous Bush, le prix des bombardements, puis de la guerre et de l'occupation, paiera encore, au risque d'un retour en arrière catastrophique pour le pays. C'est une guerre barbare qui se mène là-bas, pas seulement dans ses méthodes mais aussi dans ses conséquences inéluctables pour la population.

Le poids de la guerre à l'intérieur des États-Unis

La seule chose qui pourrait freiner la politique guerrière des dirigeants américains serait une réaction de leur propre peuple. La guerre commence à être coûteuse en vies humaines, même pour l'armée américaine.

Pour la majorité de la population américaine, la guerre n'est sans doute, pour le moment, que les images qu'en montre la télévision. Et ces images ne montrent que ce qu'on veut bien qu'elles montrent. Il a beau y avoir une censure ou une auto-censure des médias américains pour ne pas montrer les cercueils qui rentrent ou des soldats amputés, aveugles ou psychologiquement atteints dans une sale guerre, si la guerre dure, l'opinion publique américaine finira par être informée et, peut-être, par réagir. Déjà, aux côtés des militaires professionnels, l'armée américaine compte de nombreux réservistes ou des éléments de la Garde nationale qui n'ont pas demandé à aller en Irak et dont certains n'en reviendront pas ou reviendront physiquement ou moralement estropiés. Déjà, certaines des familles touchées essaient de se faire entendre malgré le blocage des médias et l'esprit va-t-en-guerre des bien-pensants. Parmi les réservistes appelés, il y a des cas de désertion. N'oublions pas que, si les États-Unis ont été obligés de retirer leurs troupes du Vietnam, c'est, bien sûr, à la base, en raison de la résistance courageuse du peuple vietnamien mais aussi à cause des réactions de plus en plus importantes à l'intérieur même des États-Unis.

Les attaques contre la classe ouvrière vont continuer

On peut aussi prévoir sans risque de se tromper que Bush, reconduit dans sa fonction de président, continuera, au nom de l'ensemble de la grande bourgeoisie américaine, la guerre intérieure contre la classe laborieuse. Il poursuivra cette guerre à la fois parce qu'il faut payer la guerre menée en Irak mais aussi, tout simplement, parce que, malgré l'enthousiasme des commentateurs sur la reprise américaine, le chômage continue à augmenter et que rien n'indique que l'ensemble du système économique capitaliste soit en train de sortir de la longue période de crise qui est la sienne. Et, comme elle le fait depuis trois ans, l'administration américaine se servira de la prétendue nécessité de la « guerre contre le terrorisme » pour imposer aux travailleurs de se serrer toujours plus la ceinture, au nom de l'intérêt national, bien sûr.

Seule la classe ouvrière peut ouvrir un avenir pour le pays

Jusqu'où et jusqu'à quand la classe ouvrière américaine l'acceptera-t-elle ?

Ligotée par ses propres organisations réactionnaires, mais aussi en raison de la situation relativement enviable qu'a pu lui assurer sa riche bourgeoisie, la classe ouvrière américaine ne pèse plus depuis bien longtemps sur la scène politique. Mais en va-t-il vraiment différemment dans les pays d'Europe ?

Pour des vagues successives de migrants qui, du Mexique, d'Amérique du Sud ou d'Asie, sont venues grossir la classe ouvrière américaine, ce pays pouvait passer et passe encore pour un pays de rêve. Et il l'est assurément par rapport aux situations que ces migrants ont fuies.

Mais des dizaines, des centaines de milliers d'Américains, d'ancienne ou de fraîche date, qui croyaient à ce rêve, s'en voient écartés par la brutalité des licenciements massifs ou, tout simplement, par une maladie grave dans leur famille, à laquelle la protection sociale de plus en plus réduite ne leur permet pas de faire face.

Si cette évolution se poursuit, on peut penser que cette classe ouvrière, dont la peine, la sueur, les souffrances sont les premiers fondements de la puissance du capitalisme américain, ne pourra pas accepter éternellement la détérioration de son sort. Et il est de son intérêt, lorsqu'elle se sentira assez confiante pour poser ses revendications, qu'elle soit assez consciente pour s'opposer, aussi, à la sale guerre que l'État américain mène en son nom. Cela ouvrira alors une autre perspective que celle représentée par Bush, et pas seulement pour les États-Unis.

En d'autres époques, il est vrai plus révolutionnaires à l'échelle du monde, de grands révolutionnaires comme Lénine puis Trotsky ont fondé de grands espoirs sur la classe ouvrière américaine. Elle représente un des contingents numériquement les plus importants de la classe ouvrière mondiale. Elle est à l'intérieur même de la citadelle de la bourgeoisie la plus puissante de la planète, au coeur même du système impérialiste mondial. Elle est aussi une classe ouvrière éduquée, formée et, à bien des égards, elle possède la vigueur, la combativité, l'inventivité et le dynamisme de la bourgeoisie qui l'opprime.

Et puis, si la majorité des travailleurs de la planète, ceux en particulier des pays pauvres, souffrent bien plus du système capitaliste que les travailleurs américains, nulle part n'est aussi grand le fossé entre les plus riches et les plus pauvres, nulle part au monde ne se manifeste, autant que dans ce pays, l'incapacité du système capitaliste à assurer le bien-être pour tous. Nulle part n'est aussi manifeste que le développement extraordinaire de la science et de la technologie, que l'accroissement même de la productivité ne réduisent pas les inégalités sociales mais les aggravent. Ce pays, l'incarnation même de ce que l'organisation capitaliste de la société peut offrir de mieux, est en même temps l'expression de l'incapacité du capitalisme à représenter l'avenir de l'humanité.

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