Les États-Unis et l'Amérique latine

A la fin du 18e siècle et au début du 19e, la quasi-totalité du continent américain secouait le joug colonial et conquérait son indépendance.

En 1783, tout d'abord, les treize colonies anglaises d'Amérique du Nord étaient libérées au terme de six années de guerre. Quarante ans plus tard, en 1823, ce sont presque toutes les colonies espagnoles et portugaises d'Amérique latine qui obtenaient, elles aussi, l'indépendance.

En 1823, au moment où l'Amérique latine devenait indépendante, le président des USA James Monroe déclarait à l'adresse des puissances européennes : « Nous considérerions toute tentative de leur part d'étendre leur système à une portion quelconque de cet hémisphère comme dangereuse pour notre paix et pour notre sécurité. » On a pu résumer cette déclaration par la formule : « L'Amérique aux Américains ». La suite a démontré qu'elle voulait dire en fait : « L'Amérique aux Américains du Nord » .

Depuis, les États-Unis de l'Amérique du Nord sont devenus la puissance industrielle la plus gigantesque du monde alors que l'Amérique latine est devenue leur chasse gardée et est restée sous-développée.

Pourtant, au moment de l'indépendance, c'était l'inverse, l'Amérique riche c'était l'Amérique latine, et l'Amérique pauvre c'était l'Amérique du Nord.

Comment se fait-il alors qu'avec, à l'époque, beaucoup plus de richesses, un territoire 23 fois plus vaste et une population plus de quatre fois plus nombreuse, ce soit l'Amérique latine qui soit tombée sous la dépendance des États-Unis ?

Deux sociétés coloniales bien différentes

C'est que les colonies anglaises du Nord d'une part et les colonies hispano-portugaises du Sud de l'autre ont été très différemment modelées par la colonisation. Et lorsqu'elles ont conquis l'indépendance, cette indépendance n'a pas eu la même signification au Nord et au Sud du continent et n'a pas ouvert les mêmes perspectives de développement.

Au Nord, la colonisation, commencée beaucoup plus tard, dans un pays beaucoup plus pauvre, a cependant permis la formation d'une bourgeoisie puissante, alors qu'au Sud, au contraire, la colonisation a empêché la formation d'une telle bourgeoisie.

Au Nord, les Européens ont trouvé des régions couvertes de forêts et de marécages, souvent froides et peu peuplées.

Tandis que du Mexique à la Terre de Feu, il y avait 80 millions d'Indiens et certains peuples, Aztèques au Mexique et Incas au Pérou, connaissaient une civilisation brillante. Là les Indiens maîtrisaient l'agriculture et savaient travailler l'or. Ce sont ce peuplement, ces civilisations, ces richesses qui ont provoqué la convoitise et la ruée des colonisateurs espagnols et portugais.

En un demi-siècle à peine, de 1492 à 1540, les conquistadores avaient jeté les bases d'un immense empire colonial.

Mais cet empire, ils l'ont pillé et exploité férocement. La population indienne fut exterminée par les armes, par l'exploitation inhumaine, par les maladies. De 80 millions d'habitants, la population tomba à 10-12 millions en 1580.

D'Espagne arriva une nuée de nobles vrais ou faux, riches ou misérables, d'aventuriers, de brigands, tous avides de pillage. Ils ne venaient pas pour travailler eux-mêmes, mais pour s'enrichir du travail servile. Parmi eux se constitua progressivement une aristocratie de grands planteurs, de riches propriétaires de mines, d'origine espagnole bien sûr, mais nés en Amérique et dont les intérêts se situaient en Amérique : les créoles.

Ainsi donc, au début du 17e siècle, l'Espagne et le Portugal possédaient l'Amérique des riches plantations tropicales, des métaux précieux, et des esclaves. Tandis qu'au Nord, dans les territoires sans intérêt, il n'y avait rien : la colonisation n'avait même pas commencé.

Ce n'est en effet qu'en 1607, plus d'un siècle après la découverte de l'Amérique du Nord, que fut fondée une petite colonie baptisée la Virginie.

Mais pour coloniser cette Amérique pauvre, il ne s'agissait pas d'envoyer des officiers et des soldats conquérants et pillards, des nobles qui s'enrichissaient en exploitant la main-d'oeuvre indigène, mais il fallait des gens prêts à travailler eux-mêmes et volontaires pour partir dans ces conditions.

Des centaines de milliers d'émigrants chassés d'Europe par les guerres, les conflits religieux, la famine, vinrent peupler les colonies anglaises. Essentiellement des agriculteurs, commerçants, artisans, dont les deux tiers étaient en mesure de se payer leur voyage.

Dans la partie sud des treize colonies, sous l'égide de compagnies anglaises, et grâce au climat tropical, se constitua pourtant une société très semblable à celle de l'Amérique hispano-portugaise, basée sur des plantations de tabac et de riz puis de coton, mises en oeuvre par des esclaves noirs.

Mais dans la partie nord, en Nouvelle-Angleterre, autour de Boston, se constitua une société très différente, de petits propriétaires se suffisant à eux-mêmes, d'artisans, de commerçants. Et peu à peu apparut dans cette Nouvelle-Angleterre une couche de riches négociants qui armaient des navires et faisaient du commerce. Tout comme les bourgeois de Londres, de Bristol, de Nantes ou de Bordeaux, les bourgeois de Boston, en Nouvelle-Angleterre, se livrèrent bientôt à la traite des Noirs, au commerce triangulaire. Ils achetaient aux Antilles la mélasse qu'ils transformaient ensuite en rhum qu'ils allaient échanger en Afrique contre des esclaves vendus ensuite aux Antilles ou dans le Sud des futurs États-Unis.

Les bourgeois de la Nouvelle-Angleterre se livraient également à la contrebande avec les colonies espagnoles et portugaise d'Amérique, tout comme les bourgeois de la vieille Angleterre d'ailleurs, pour tourner ce qu'on appelait le « pacte colonial ».

Le système du pacte colonial était fort simple : les colonies devaient produire ce dont les métropoles avaient besoin, mais aucun produit pouvant faire concurrence à une production similaire de l'Espagne, du Portugal ou de l'Angleterre n'était en principe toléré. C'est ainsi que la vigne et l'olivier étaient interdits dans l'empire espagnol, qu'au Brésil il était interdit de produire du rhum, puis qu'il y fut interdit de raffiner le sucre, et même qu'en 1795 le Portugal fit brûler les entreprises de tissage et les filatures.

Les métropoles avaient le monopole du commerce avec leurs colonies et les diverses parties de l'empire espagnol n'avaient même pas le droit de commercer entre elles. On conçoit que ce système ne pouvait que paralyser le développement d'une bourgeoisie sud-américaine.

Cette situation pesait lourdement sur l'Amérique latine, et les riches créoles étaient d'autant moins satisfaits de payer au prix fort les marchandises espagnoles et portugaises, que ces deux nations ibériques, elles-mêmes peu développées, étaient bien incapables de satisfaire tous les besoins américains. D'où un gigantesque développement de la contrebande à laquelle se livraient allègrement les marchands, anglais principalement, mais aussi français, hollandais, et même américains du Nord, de la Nouvelle-Angleterre, et qui finit par atteindre au 17e siècle la moitié du commerce total.

Dans les colonies anglaises de l'Amérique du Nord, le pacte colonial existait aussi, mais dans les faits il n'était appliqué réellement que dans la partie sud, là où les plantations étaient tournées vers des cultures d'exportation et là où existait une riche clientèle pour les produits de luxe de la métropole, celle des grands planteurs propriétaires fonciers.

En revanche, en Nouvelle-Angleterre le contrôle anglais était d'autant moins effectif qu'il n'y avait là ni riche culture d'exportation, ni produits miniers, ni même un réel marché pour les produits de luxe. Là des interdictions de principe n'ont pas empêché la création d'industries textiles, métallurgiques, des chantiers navals, qui construisaient même à meilleur marché que dans la métropole, des bateaux qui, battant pavillon britannique, bénéficiaient des mêmes avantages que la métropole, principale puissance commerçante au 18e siècle.

Toutefois ce système du pacte colonial allait finir par devenir insupportable aux habitants des colonies aussi bien en Amérique anglaise qu'en Amérique latine.

C'est dans l'Amérique du Nord, celle où la bourgeoisie était développée, que le conflit a d'abord commencé lorsque les Anglais, au milieu du 18e siècle, ont voulu accroître les impôts et les taxes levés sur les colonies et exercer un contrôle effectif sur leurs activités. Aussi bien les planteurs de Virginie que les bourgeois de la Nouvelle-Angleterre se sont sentis lésés et, dans cette dernière région, un mouvement populaire radical est apparu. Finalement l'intransigeance britannique a conduit au conflit armé. Les colonies, surtout celles du Nord, se sont donné des milices populaires, bientôt réunies en armée sous les ordres de Washington. Après une guerre de six ans, en 1783 l'Angleterre a dû reconnaître l'indépendance des États-Unis d'Amérique.

Cette guerre se terminait par la victoire de la coalition de l'aristocratie des planteurs sudistes esclavagistes et des bourgeois de la Nouvelle-Angleterre. Et sous l'impulsion de la bourgeoisie du Nord, un État fédéral se constituait, maintenant l'unité des treize colonies devenues les treize premiers États des États-Unis.

Dans les colonies espagnoles, les créoles se sont rebellés eux aussi contre le renforcement de la pression exercée par la métropole. Ils aspiraient en particulier à la liberté de commerce, surtout avec l'Angleterre. Mais la guerre de libération a pris un caractère bien différent. Elle a éclaté plus tard, lorsque les années napoléoniennes ont envahi l'Espagne et le Portugal et déposé leurs souverains. Elle a duré plus de 15 ans.

La raison principale pour laquelle les créoles ont eu tellement de mal à l'emporter, c'est que leur révolution a été avant tout aristocratique. Le peuple, c'est-à-dire les Indiens, les Noirs, les Métis, y a peu participé, car il n'avait guère de raisons de soutenir les grands planteurs. Et parfois même le peuple a pris parti pour les Espagnols, oppresseurs lointains, contre les créoles, oppresseurs directs. Dans certaines régions même, un soulèvement populaire ayant menacé leur domination, l'aristocratie créole a préféré se réfugier sous l'aile protectrice de la puissance coloniale.

Ainsi dans le Haut-Pérou, trente ans auparavant, en 1780-81, les Indiens et Métis s'étaient révoltés sous la direction de Tupac Amaru, avaient assiégé Cuzco et puis s'étaient fait écraser et Tupac Amaru avait été supplicié. La peur de l'aristocratie créole a fait du Haut-Pérou le dernier bastion de la résistance espagnole contre les armées de Bolivar en Amérique du Sud.

Même chose dans l'île de Cuba où le spectacle de la révolte des esclaves dans l'île française voisine de Haïti fit se tenir tranquilles les propriétaires créoles.

En 1825, à l'exception de quelques régions, tout le continent américain, finalement, était libéré. Mais la situation était bien différente au Nord et au Sud.

Au Sud, Bolivar tenta de créer un État fédéral de l'Amérique du Sud, à l'image des États-Unis d'Amérique du Nord. Mais ce fut un échec : sa tentative d'unification au Congrès de Panama en 1826 n'aboutit pas et l'Amérique espagnole éclata en de nombreux États. Cet éclatement ne s'explique pas seulement par des raisons géographiques, mais aussi parce que la colonisation avait créé beaucoup plus de liens économiques entre chaque partie de l'empire espagnol et la métropole qu'entre les diverses parties de l'empire. Et Bolivar n'a pas pu, comme Washington, s'appuyer sur une bourgeoisie commerçante et industrielle qui avait un intérêt à l'unité du continent, pour contrecarrer les rivalités qui déchiraient l'aristocratie foncière.

Immédiatement, les nouveaux régimes, dépourvus de base sociale, devinrent des régimes dictatoriaux où les coups d'États se succédèrent puisqu'il suffisait de quelques centaines ou de quelques milliers d'hommes en armes pour prendre le pouvoir.

Et sur le plan économique c'est l'Angleterre qui remplaça l'Espagne et le Portugal. Dès 1824, le ministre des affaires étrangères britannique George Canning, écrivait : « L'affaire est dans le sac, l'Amérique hispanique est libre et si nous ne menons pas trop tristement nos affaires, elle est anglaise ». Effectivement elle allait devenir anglaise. Partout la fin du pacte colonial permit le libre écoulement des marchandises anglaises. Et comme la Grande-Bretagne était à cette époque de très loin la première puissance industrielle, commerciale et maritime du monde, bientôt elle accapara les 9/10e du commerce de l'Amérique latine.

Les pays d'Amérique latine devenaient des colonies économiques britanniques sinon en droit du moins dans les faits.

Dans le cours du 19e siècle, l'écart se creusait entre les États-Unis et l'Amérique latine. Pendant que cette dernière végétait dans sa situation de colonie économique de l'Angleterre, les États-Unis se développaient à toute allure au rythme de leur formidable expansion territoriale. Dans les années qui ont suivi l'indépendance, ils ont créé de nouveaux États vers l'Ouest jusqu'à la vallée du Mississipi sur un territoire que la Grande-Bretagne leur avait cédé au moment de l'indépendance et qui doublait déjà la superficie des treize colonies.

Les États-Unis doublaient une seconde fois leur superficie en achetant à Napoléon, en 1803, la Louisiane, immense territoire allant du Golfe du Mexique à la frontière du Canada, à l'Ouest du Mississipi.

La conquête de l'Ouest se fit par le massacre des Indiens et se heurta bientôt au Mexique qui possédait à l'époque le Texas, la Californie et une immense portion des Montagnes Rocheuses au coeur des USA d'aujourd'hui. Des colons américains s'installèrent au Texas pour y cultiver le coton avec des esclaves. Sous prétexte que le Mexique voulait abolir l'esclavage, les colons américains du Texas proclamèrent leur indépendance en 1835. En 1846, à la suite d'une provocation des États-Unis, la guerre fut déclarée entre les États-Unis et le Mexique, et ce dernier fut vaincu : les troupes américaines entrèrent à Mexico et en 1848 le traité de Guadalupe Hidalgo cédait aux États-Unis la moitié du territoire mexicain d'alors, environ deux millions de kilomètre carrés.

Les États-Unis étaient devenus un continent, offrant un immense marché au développement industriel.

Vers la même époque, les États-Unis commençaient à s'intéresser à ce qui se passait sur les rivages du Pacifique. Ils commençaient à faire du commerce avec la Chine à la suite de l'ouverture forcée de ce pays par les puissances coloniales européennes. Et c'est même une flotte de guerre des États-Unis qui se présenta en 1854 dans la baie de Tokyo et imposa au Japon l'ouverture au commerce occidental.

En même temps les États-Unis commençaient à regarder en direction des Antilles et de l'Amérique centrale. Ils envisageaient la création d'un canal transocéanique, qu'on. pensait au début devoir traverser le Nicaragua, et non Panama comme cela s'est fait finalement.

Les États-Unis et l'Angleterre entrèrent même un moment en conflit à propos du Honduras, mais ce sont les Anglais qui l'ont emporté. Le moment n'était pas encore venu pour les États-Unis de détrôner la puissance britannique.

Cependant, quelque chose bloquait le développement économique des États-Unis : la présence des planteurs esclavagistes sudistes. Les intérêts économiques des planteurs du Sud et des bourgeois du Nord étaient en effet contradictoires. Le Sud, exportateur de coton vers l'Angleterre, souhaitait des droits de douane aussi bas que possible. En revanche, le Nord, où la grande industrie commençait à se développer, souhaitait des tarifs protectionnistes contre la concurrence de l'industrie britannique.

Pour que le développement économique des États-Unis puisse se faire à plein régime, il fallait absolument que la bourgeoisie industrielle du Nord liquide la puissance des planteurs du Sud. Ce sont ces derniers qui choisirent de se séparer des États-Unis, de faire sécession, en 1860 à l'occasion de l'élection de Lincoln à la Présidence.

La guerre de sécession a duré quatre ans, elle a fait 600 000 morts sur une population d'un peu plus de 30 millions d'habitants. Les historiens ont pu la considérer comme la première guerre industrielle par l'emploi massif de l'artillerie et de l'armement moderne qu'on y a fait. Elle a complètement ravagé les États du Sud. Mais elle a maintenu l'unité des États-Unis et surtout elle a laissé les mains libres à la bourgeoisie du Nord. Avant la guerre de sécession l'industrie nord-américaine se développait assez vite, mais elle n'arrivait qu'au quatrième rang dans le monde derrière la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne. Dans les années qui suivirent la guerre de Sécession, le développement industriel fut phénoménal. En 1900 les États-Unis étaient devenus la première puissance industrielle du globe.

En somme la guerre de Sécession a achevé pour la bourgeoisie nordiste ce qu'avait commencé la guerre d'indépendance. La guerre d'indépendance lui avait donné le pouvoir en partage avec l'aristocratie des planteurs du Sud, la guerre de Sécession lui a donné le pouvoir absolu.

Dans le même temps où s'achevait la guerre de Sécession, une autre guerre se déroulait en Amérique du Sud, une guerre en quelque sorte symétrique.

Le Paraguay, cet État sans débouché sur la mer, que les jésuites avaient développé jusqu'au 18e siècle avait connu une évolution originale. Comme dans les autres pays sud-américains, une dictature s'y était installée, mais au Paraguay, contrairement au reste de l'Amérique latine, l'oligarchie terrienne était peu puissante. La petite propriété était encouragée par le gouvernement à développer une production agricole destinée à satisfaire les besoins de la population. Une industrie nationale aux mains de l'État était en plein essor et un envoyé du gouvernement américain rapportait en 1845 que « au Paraguay il n'y a pas d'enfant qui ne sache lire et écrire ». Et tout ce développement s'effectuait sans emprunts à l'étranger. Le gouvernement n'avait pas un sou de dette.

Cet état de chose était un défi à l'Angleterre dont les navires n'avaient pas le droit d'accéder aux fleuves du pays.

C'est pourquoi, en 1865, les trois voisins du Paraguay, l'Uruguay, le Brésil et l'Argentine, activement conseillés par la Grande-Bretagne, se sont unis en vue d'anéantir le Paraguay. Cela ne fut pas une promenade militaire. Le petit Paraguay tint tête durant cinq années. A la fin de la guerre, il avait perdu les cinq-sixièmes de sa population qui était passée de 1 300 000 habitants à 300 000 dont moins de 30 000 hommes en âge de procréer, si bien qu'il fallut autoriser la polygamie pour repeupler le pays.

Pendant que la guerre de Sécession libérait la bourgeoisie nord-américaine des derniers liens qui entravaient son développement et la liaient encore à l'ancienne puissance colonisatrice, l'Angleterre, la guerre du Paraguay, au contraire, liquidait au coeur de l'Amérique du Sud la dernière tentative d'un développement national indépendant au 19e siècle et confirmait sur tout le continent la mainmise des gros propriétaires terriens et, derrière eux, des capitaux étrangers. Ceux-ci n'étaient pas encore américains mais anglais, mais le fossé entre les États-Unis et leurs voisins du Sud était définitivement creusé.

Le tournant impérialiste des États-Unis

Dans les dernières années du 19e siècle, les États-Unis, qui n'avaient jusque-là joué sur la scène mondiale qu'un rôle mineur, s'engagèrent dans la voie d'une politique impérialiste active.

C'est que, à ce moment-là, les États-Unis, qui étaient déjà le plus grand producteur de matières premières et de produits alimentaires, devenaient aussi la première puissance industrielle du monde.

Ce développement industriel, qui s'était fait jusque vers 1890 en direction de leur marché intérieur à l'échelle d'un continent, les conduisit rapidement à la recherche de débouchés extérieurs pour leurs marchandises et leurs capitaux.

Mais au moment où les États-Unis opéraient leur tournant impérialiste, ils avaient plusieurs longueurs de retard sur leurs concurrents européens.

En 1900, les investissements britanniques à l'étranger étaient encore 17 fois plus importants que ceux des États-Unis.

L'Angleterre, la France puis l'Allemagne et le Japon s'étaient lancés à la conquête du monde. Dans le dernier quart du 19e siècle, l'expansion coloniale était devenue effrénée. L'Angleterre ajoutait 12 millions de kilomètres carrés à son empire, la France 9 millions. Empires coloniaux qui, avec les métropoles, se hérissaient d'obstacles protectionnistes.

Toutes les places étaient prises. Ou bien sur le point de l'être.

L'expansion des USA ne pouvait plus se faire qu'en évinçant d'abord d'autres puissances colonialistes ou impérialistes, même dans la région du monde qu'ils considéraient comme leur zone réservée depuis Monroe. Et effectivement, la conquête de l'Amérique latine par les États-Unis se fit d'abord aux dépens de l'Espagne, à qui ils arrachèrent militairement ses dernières colonies, puis de l'Angleterre à qui ils ravirent l'hégémonie politique et économique sur le reste du continent. Il leur a fallu cependant près de cinquante ans et deux guerres mondiales pour réussir complètement cela.

Cette frénésie de conquête trouva dans les années 1890 aux États-Unis ses porte-paroles, ses porte-drapeaux, et même ses missionnaires.

Ainsi, le Pasteur Strong prêchait en ces termes la croisade colonialiste : « Il me semble que Dieu, dans son infinie sagesse, prépare la race anglo-saxonne pour une heure qui est sûre de sonner.. Me trompè-je quand je vois cette race puissante prendre possession du Mexique, descendre dans l'Amérique centrale et l'Amérique du Sud, occuper les îles de la mer, aller jusqu'en Afrique et au-delà ?... Rien ne peut sauver les races inférieures sinon se laisser assimiler docilement ».

Et le Sénateur Albert Beveridge sur un mode plus réaliste : « Les usines américaines fabriquent plus que ce que le peuple américain peut consommer... Le commerce du monde doit être nôtre ». Puis, retrouvant les accents du missionnaire : « Dieu... a fait de nous les maîtres organisateurs du monde pour que nous établissions l'ordre là où règne le chaos. Il nous a rendus aptes à gouverner pour que nous puissions administrer les peuples barbares et séniles. Sans une telle force, ce monde retomberait dans la barbarie et la nuit. Et, entre toutes les races, il a désigné le peuple américain comme la nation de son choix pour finalement conduire à la régénération du monde ».

En 1895, les États-Unis imposèrent leur arbitrage dans un conflit entre l'Angleterre et le Venezuela à propos de la frontière entre celui-ci et la Guyane Britannique. Le gouvernement britannique faisant la sourde oreille aux injonctions américaines, le ton monta et devint menaçant du côté des États-Unis. La guerre même sembla proche. Mais finalement l'Angleterre, qui était au même moment aux prises avec les Boers en Afrique du Sud, accepta de soumettre le conflit à l'arbitrage d'un tribunal.

Ce premier recul de l'Angleterre devant la puissance montante américaine annonçait qu'une nouvelle ère s'était bien ouverte pour l'Amérique latine. Ce n'était pourtant encore là qu'une escarmouche.

Et c'est en 1898 que les États-Unis passèrent véritablement à l'offensive et se lancèrent, eux aussi, dans l'aventure coloniale. En déclarant la guerre à l'Espagne, et en s'emparant de ses dernières colonies : Cuba, Porto-Rico, les Philippines.

L'occasion leur en fut fournie par un mouvement de révolte contre la domination espagnole qui éclata à Cuba en 1895. Aux États-Unis la presse mobilisa l'opinion en faveur des insurgés, réclamant à cor et à cri une intervention américaine dont le prétexte fut fourni quand, en février 1898, le Maine, croiseur américain, explosa dans le port de la Havane accidentellement semble-t-il.

Deux mois plus tard, le Président Mc Kinley lançait à l'Espagne un ultimatum et déclenchait la guerre. Le 20 juin les troupes américaines débarquaient à Cuba. Parmi elles, Théodore Roosevelt, futur Président des États-Unis et futur prix Nobel de la Paix, conduisait une petite troupe de volontaires qui, si elle eut peu d'occasions de s'illustrer sur le terrain, valut à son chef une popularité considérable.

A Cuba, les troupes américaines rencontrèrent peu de résistance de la part des troupes espagnoles. Il faut dire qu'après trois ans de combats, les insurgés cubains étaient sur le point de remporter la victoire sur l'Espagne.

A noter que sur 5 462 morts de l'armée américaine, il n'y en eut que 379 sur les champs de bataille. Les autres succombèrent pour avoir mangé des boîtes de viande avariée, livrées à l'armée par l'un des plus gros trusts de l'alimentation, Armour and Co, de Chicago. Tout un symbole ! Si, dès leur première entreprise impérialiste, on avait voulu montrer aux soldats américains que leurs principaux ennemis n'étaient pas les peuples qu'on les envoyait combattre mais leurs propres capitalistes, on n'aurait pas pu trouver mieux.

C'était sous le drapeau de l'anticolonialisme que les États-Unis avaient mené l'expédition et gagné l'assentiment de la population américaine. Mais c'était pour remplacer la domination espagnole par la leur propre. Le Traité de Paris, en octobre 1898, leur donnait le contrôle de Cuba, Porto-Rico et des Philippines.

A Cuba, les insurgés cubains furent désarmés, et l'île placée sous régime d'occupation militaire pendant quatre ans. C'est sous la pression militaire que l'Assemblée Constituante cubaine dut intégrer à sa constitution un amendement rédigé par le secrétaire d'État américain, l'amendement Platt. Il accordait aux États-Unis un droit d'intervention, un droit de regard sur les collectes d'impôts, une base navale à Guantanamo, faisait de Cuba un protectorat américain.

Aux Philippines, les occupants américains se heurtèrent à une insurrection et durent mener une guerre coloniale féroce. Dans la seule île de Luzon - la plus importante de l'archipel - elle tua 1/6e de la population. En juillet 1902, Théodore Roosevelt annonçait que la guerre était terminée. En fait les combats continuèrent dans certaines régions, jusqu'en 1914. Et les Philippines restèrent sous tutelle américaine jusqu'en juillet 1946.

Dans les faits, s'ouvrait une période d'intervention active des troupes américaines en Amérique centrale et dans les Caraïbes.

Car avec Théodore Roosevelt à la Présidence, en 1901, finies les hésitations d'un Cleveland ou d'un Mc Kinley.

« J'aimerais à infléchir moi-même, écrivait-il en janvier 1898, notre politique étrangère afin de chasser de ce continent toutes les puissances européennes. Je commencerais par l'Espagne et à la fin j'atteindrais toutes les autres nations européennes y compris l'Angleterre ».

Arrivé au pouvoir, il résuma sa politique par cette formule : « Il y a un vieil adage qui dit : parlez doucement et portez un gros bâton. Vous irez loin ». Ce fut la politique du « gros bâton ».

En 1902, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et l'Italie, organisaient une expédition navale contre le Venezuela pour contraindre celui-ci, en rupture de paiement, à payer ses dettes à leurs ressortissants. La petite flotte vénézuélienne fut coulée, les ports bombardés et bloqués.

Roosevelt intervint pour que les puissances européennes retirent leurs navires. Non pas qu'il désapprouvât le fait qu'elles « donnent une fessée » - ce sont ses propres termes - aux nations latino-américaines qui ne voulaient pas s'acquitter de leurs dettes. Mais ce droit, il le revendiquait pour les États-Unis et pour eux seuls.

C'était la politique qui allait, sous des discours différents et parfois même opposés des différents Présidents américains, transformer la mer des Caraïbes en lac américain et amener les États-Unis à être les gendarmes de toute l'Amérique latine.

A l'époque Panama appartenait à la Colombie. Après avoir racheté la concession française pour la construction du canal et s'être entendus avec l'Angleterre pour avoir le contrôle exclusif de cette zone, les USA se heurtèrent au refus de la Colombie d'être dépossédée de la souveraineté sur cette partie de son territoire.

Roosevelt fulmina, traitant les Colombiens de « petites créatures méprisables », « maîtres-chanteurs », « coupeurs de gorge », ajoutant : « je ne pense pas que ce tas de poltrons de Bogota devrait être autorisé de façon permanente à empêcher la construction d'une des futures grandes voies de communication de la civilisation ».

Et le 2 novembre, trois navires américains arrivaient à Panama. Le lendemain un soulèvement éclatait, proclamant l'indépendance de la République de Panama. Deux jours plus tard la nouvelle république était reconnue par le gouvernement américain. Celui-ci concluait avec elle un traité, par lequel les USA obtenaient la concession à perpétuité de la zone du canal, où ils jouiraient d'une totale souveraineté, « à l'exclusion totale de l'exercice, par la République de Panama, de ses pouvoirs, autorités et droits souverains ».

A Saint-Domingue, Roosevelt s'assurait, manu militari, le contrôle financier du pays.

En 1904, la République dominicaine ne pouvant plus payer les intérêts de ses dettes à ses créanciers européens, Roosevelt expédia deux navires de guerre dans le port de Saint-Domingue, et imposa une convention par laquelle les États-Unis s'octroyaient le contrôle des douanes, dont 55 % des ressources seraient destinées au remboursement des créanciers étrangers. Un Américain fut nommé directeur des douanes et de fait le contrôle des douanes de Saint-Domingue par les États-Unis ne prit fin qu'en 1940.

Enfin, à Cuba, Roosevelt expédia à nouveau les « Marines » en 1906, au secours du Président Palma, dont la position était menacée. Cette nouvelle occupation dura trois ans, jusqu'en 1909.

William Howard Taft, qui succédait à Roosevelt en 1909, déclarait vouloir adapter sa politique « aux conditions modernes des relations commerciales ». « Notre politique, expliquait-il, veut remplacer les obus par les dollars ». C'était, après la politique du « gros bâton », la « diplomatie du dollar ».

En fait, Taft qui, en 1909, déclarait « avoir le droit de fracasser les crânes jusqu'à ce qu'ils acceptent de vivre en paix et en harmonie », dollars ou pas, mena cette politique, lui aussi, à coups de bâtons.

Le Nicaragua ayant refusé un prêt américain de 15 millions de dollars en échange d'un contrôle des USA sur les finances et les douanes du pays, et du droit exclusif pour ceux-ci de construire un canal reliant l'Atlantique et le Pacifique à travers le Nicaragua, les États-Unis suscitèrent une insurrection, bientôt renforcée par le débarquement d'unités d'infanterie de marine américaines, venues, officiellement, « protéger la vie et les biens des ressortissants américains ». L'insurrection était conduite par un certain Diaz, lui-même employé d'une compagnie américaine qui avait des intérêts directs dans le conflit.

En juin 1911, le nouveau Président du Nicaragua, Diaz, obtenait la reconnaissance de son gouvernement par les États-Unis en échange de la signature d'un traité qui entérinait et le prêt de 15 millions et les conditions qui l'accompagnaient : c'est-à-dire la prise en main par les USA des finances et des douanes du pays, qui passait ainsi, lui aussi, sous la coupe américaine.

En 1913, Taft laissait la place à Woodrow Wilson, premier Président démocrate depuis 1893.

Cette fois le discours changeait : « Nous avons témoigné - disait-il dans son discours inaugural - de je ne sais quelle rudesse, d'un mépris assez inhumain de la sensibilité dans notre hâte à réussir et à atteindre la grandeur... Nos yeux se dessillent et... nous avons résolu d'accorder tous les actes de notre vie nationale avec l'idéal que nous nous proposâmes si noblement au début et que nous avons toujours porté dans nos coeurs ».

Le discours changeait donc, mais pas la politique. Et ce nouveau Président, à qui ses interventions ultérieures en Europe, après la Première Guerre mondiale, ont laissé une auréole d'idéaliste pacifiste et de champion de la démocratie dans le monde, reprit en fait en Amérique centrale la politique de ses prédécesseurs ; et même la développa, puisqu'il y eut plus d'interventions militaires sous son règne que sous ceux de Roosevelt et Taft réunis.

Car pendant que les puissances européennes étaient accaparées par la Première Guerre mondiale, les États-Unis de Wilson, à l'abri de leur neutralité jusqu'en 1917, s'enrichissaient.

Développant leur production, leurs exportations, leur marine, ils renforçaient leurs positions au détriment de leurs concurrents européens. New-York supplanta alors Londres comme premier centre financier mondial.

En Amérique latine en particulier, la proportion des importations en provenance des États-Unis doublait pendant la guerre et atteignait la moitié des importations totales. Et les investissements nord-américains y augmentaient de 80 %.

Entre 1914 et 1916 en Amérique centrale et dans les Caraïbes, Wilson, alors champion de la « non-intervention » dans le conflit européen, fut le champion de l'intervention militaire.

Contre le Mexique, alors en plein guerre civile, Wilson organisa deux expéditions militaires, en 1914 et en 1916. En 1916, l'expédition contre le Mexique était sous le commandement du général Pershing ; c'est ce général, qui avait également servi à Cuba et aux Philippines qui conduisit, en 1917, les troupes américaines en Europe, où il fut accueilli en sauveur de la démocratie par les Alliés. Et, dans trois pays, ces interventions se transformaient en occupation : les troupes américaines s'installaient pour 20 ans au Nicaragua, pour 19 ans à Haïti et pour 8 ans à Saint-Domingue.

Ainsi pendant que les principaux impérialismes européens se faisaient la guerre pour le repartage du monde, les États-Unis s'occupaient eux aussi activement de ce repartage. Ce fut d'une façon moins spectaculaire et aux dépens de leur propre alliée, l'Angleterre, plus que de leur ennemie déclarée, l'Allemagne, mais le résultat de cette Première Guerre mondiale fut de faire basculer définitivement - une bonne partie de l'Amérique latine sous l'emprise des USA.

A la faveur de ces occupations militaires, les forces armées locales furent remplacées par des « gardes nationales », formées et encadrées par des officiers américains.

Par leur intermédiaire, les États-Unis continueront à exercer sur ces pays leur contrôle, longtemps après le départ des « Marines ». Ce sont ces « gardes nationales », dont ils avaient pris la tête, qui permirent à un Somoza, à un Trujillo, de prendre le pouvoir et de s'y maintenir. Le premier régna sur le Nicaragua, directement de 1936 à 1956, et ses successeurs jusqu'en 1979. Le second régna sur Saint-Domingue de 1930 à 1956.

A chaque fois, dans la foulée des soldats américains, les grandes sociétés américaines débarquaient aussi.

A Cuba, des capitaux américains s'assurèrent rapidement le monopole du tabac, de l'extraction minière, des télégraphes, des téléphones et surtout du sucre.

Dès 1901, au moins 80 % des exportations de minerais cubains étaient aux mains américaines, essentiellement de la Bethlehem Steel.

Dans l'ensemble des Antilles et en Amérique centrale, les investissements américains, entre 1897 et 1914, furent multipliés par 6, investis dans la production des fruits tropicaux, les mines - de métaux précieux - , les entreprises de services publics et les emprunts gouvernementaux.

Mais ces chiffres ne rendent pas compte de l'emprise des grandes sociétés américaines sur la vie économique, mais aussi politique, de ces États d'Amérique centrale et des Caraïbes.

En 1927, un document du Département d'État décrivait ainsi la puissance des ambassadeurs américains dans les États d'Amérique centrale : « Nos ambassadeurs accrédités dans les cinq petites républiques qui s'étendent de la frontière mexicaine à Panama... ont été des conseillers dont les conseils ont eu force de loi dans les capitales où ils résident respectivement ... ».

En fait, à côté de l'ambassadeur américain, les représentants des trusts américains jouaient eux aussi un rôle déterminant dans la politique de ces États. Mais il est vrai que c'était souvent une seule et même personne qui représentait et les intérêts de l'État et ceux des grandes sociétés américaines.

Une société américaine symbolisa cette emprise des sociétés américaines sur la vie économique et politique des États d'Amérique centrale et des Caraïbes : l'United Fruit.

Créée en 1899, cette société spécialisée dans la banane, s'étendit successivement, à partir du Costa-Rica, au Guatemala, au Honduras, au Salvador, à Panama, à la Colombie, à l'Équateur, à la Jamaïque.

Elle arriva à posséder aussi des lignes de chemin de fer, des routes, des ports, des compagnies de téléphone, sa flotte marchande assurant l'essentiel du commerce extérieur des États d'Amérique centrale.

En fait l'United Fruit devint rapidement un État dans ces États ; pour nombre d'entre eux, le véritable gouvernement n'était pas celui qui siégeait dans les locaux du Palais National, mais bien celui qui siégeait dans les bureaux de la Compagnie.

Ainsi, entre 1898 et 1918, les États-Unis qui passèrent, jusque dans les années 1950, pour une puissance non-colonialiste, pour un « impérialisme pacifiste », s'étaient bel et bien taillé en Amérique centrale, dans les Caraïbes et dans le Pacifique, par la violence et la force des armes, un véritable empire colonial, où les grandes sociétés américaines régnaient en maître, sous la protection des « Marines ».

Les États Unis évincent l'Angleterre à la faveur de la crise, de la guerre... et de certains régimes nationalistes

Au sortir de la Première Guerre mondiale les États-Unis ont donc mis définitivement la main sur l'Amérique Centrale et les Caraïbes. Mais il restait encore l'Amérique du Sud à conquérir. Car si en Amérique du Sud, devançant la France et l'Allemagne, les États-Unis étaient devenus le deuxième investisseur sur le continent, ils étaient encore loin derrière les Britanniques.

C'est la période de la grande dépression des années 30 et de la Deuxième Guerre mondiale qui offrit aux États-Unis une occasion encore plus favorable que la Première Guerre mondiale pour supplanter leurs concurrents européens.

Mais mettre la main sur ce continent de près de 100 millions d'habitants avec des pays de la taille du Brésil ou de l'Argentine ne pouvait évidemment pas se faire de la même façon que sur un petit pays d'Amérique Centrale ou des Caraïbes.

En arrivant au pouvoir en 1933, le second Roosevelt, Franklin Roosevelt, annonçait l'abandon de la politique « du gros bâton » et déclarait : « les États-Unis sont désormais opposés à la pratique de l'intervention armée ». Et il promettait une politique de « bon voisinage ».

Cela ne veut pas dire que la substitution d'un impérialisme dominant à l'autre pendant cette période se fit entièrement sans affrontement militaire mais cela se fit par peuples sud-américains interposés.

De septembre 1932 à mai 1933 la Colombie et le Pérou s'affrontèrent dans la guerre du Léticia, pour une petite bande de terre que revendiquait la Colombie pour avoir accès à l'Amazone, et donc un contrôle sur l'acheminement du caoutchouc naturel de la forêt amazonienne. Derrière la Colombie, qui l'emporta, se trouvaient les compagnies nord-américaines, derrière le Pérou, les intérêts britanniques et japonais.

La guerre du Chaco entre la Bolivie et le Paraguay, elle, dura trois ans, de 1932 à 1935 et fit 50 000 morts du côté paraguayen, 80 000 du côté bolivien.

Pendant que Franklin Roosevelt parlait de « bon voisinage », la Standard Oil côté bolivien et la Shell côté paraguayen, entretenaient cette guerre meurtrière car elles croyaient avoir décelé un gisement pétrolifère prometteur dans ce désert de broussailles qu'est le Chaco. Au printemps 1935 l'avance des troupes paraguayennes menaçait d'atteindre les mines d'étain de Bolivie. Ces mines étaient exploitées par un groupe anglo-américain, et les deux grandes puissances firent d'un commun accord pression pour arrêter cette guerre qu'avaient déclenchée leurs trusts pétroliers respectifs. On partagea le Chaco entre les deux pays. Les forages n'y trouvèrent jamais de pétrole. Le trésor caché pour lequel les deux compagnies avaient allègrement causé 130 000 morts, était inexistant.

Mis à part ces deux conflits, le remplacement de la Grande-Bretagne par les États-Unis dans la suprématie sur l'Amérique du Sud se fit sans trop d'à-coups : l'éloignement de l'Europe, son affaiblissement à la suite de la Première Guerre mondiale, puis la crise de 1929 dont, contrairement aux États-Unis, l'Europe ne sortit pas avant d'être plongée dans la guerre, y contribuèrent beaucoup. De même que la Seconde Guerre mondiale.

Paradoxalement l'impérialisme américain fut aidé dans cette période par des régimes nationalistes qui, sous couvert d'anti-impérialisme, y compris anti-américain, contribuèrent à éliminer les capitaux anglais au profit des capitaux américains.

En fait ces régimes tentèrent de mener une politique qui permettrait ne serait-ce qu'un relatif développement de leur bourgeoisie nationale. Parfois ce furent des dictatures féroces, parfois au contraire ils s'appuyèrent sur les masses populaires, trouvant dans ce consensus les moyens d'une relative démocratie, ne serait-ce que de courte durée.

Le régime qui alla le plus loin dans le domaine des réformes et donna l'impression d'un anti-impérialisme radical, fut celui du général Cardenas au Mexique de 1934 à 1940. Cette volonté de la bourgeoisie mexicaine d'échapper en partie à l'emprise nord-américaine qu'exprima le régime de Cardenas fut d'autant plus populaire que les sentiments anti-nord américains, « anti-gringos », étaient profondément ancrés dans le peuple mexicain. Car ayant le malheur d'avoir 2 500 kilomètres de frontière commune avec son envahissant voisin, le Mexique fut le premier pillé.

Pour aider au développement de l'industrie nationale, la protéger même des capitaux étrangers, Cardenas chercha l'appui de la paysannerie pour laquelle il tenta une réforme agraire, timide, mais qui fut cependant la plus importante qu'avait jamais connu toute l'Amérique latine.

Cardenas obtint plus simplement l'appui de l'armée, dont il augmenta la solde, et même celui du mouvement ouvrier par l'intermédiaire de la Confédération des Travailleurs Mexicains qui venait de se créer sous la direction de communistes. Fort de ces appui, il nationalisa alors des chemins de fer en 1937, et surtout, en 1938, les pétroles mexicains.

Cette décision fit de Cardenas le champion de la lutte anti-impérialiste et fut célébrée dans tout le Mexique comme le premier jour de l'indépendance vis-à-vis des « yankees ». Et Cardenas ayant annoncé que le Mexique aurait maintenant à payer pour les biens qu'il venait d'exproprier, et qu'il saurait honorer cette dette, on vit des collectes s'organiser dans tout le pays, des ouvriers, des étudiants, des petits bourgeois, apporter leur obole, des paysans venir des villages les plus reculés pour amener à la présidence un poulet ou un cochon afin d'aider à payer la nationalisation.

Si les compagnies pétrolières touchées, aussi bien britanniques qu'américaines, réagirent aussitôt en imposant un boycott du pétrole mexicain, épaulées dans cette attitude intransigeante par le gouvernement de Londres, la position du gouvernement de Washington fut beaucoup plus modérée.

Le secrétaire d'État Cordell Hull déclara que le Mexique était dans son droit, à condition qu'il indemnise convenablement les compagnies pétrolières.

Il est vrai que de toute façon, les États-Unis, qui disposaient depuis quelque temps du pétrole vénézuélien, ne dépendaient plus tellement de celui du Mexique dont les puits avaient été pratiquement épuisés par l'exploitation sauvage du début du siècle, et dont la production avait chuté dès le milieu des années 20.

Finalement le Mexique réussit à rompre le blocus imposé à son pétrole en commençant à en livrer aux pays de l'Axe. Cela contraignit en 1940 les compagnies pétrolières américaines à revenir sur leur décision de blocus. Sous la pression du département d'État américain, elles acceptèrent un compromis sur le montant de leurs indemnisations.

L'alliance entre Mexico et Washington était retrouvée. C'était l'essentiel pour Roosevelt !

Car les États-Unis avaient à nouveau besoin, pour vendre du matériel à l'Europe en guerre, de la production mexicaine : de sa production minière en graphite et en antimoine qui couvrait le tiers des besoins des États-Unis, en cadmium qui fournissait la moitié des besoins nord-américains, en zinc, en arsenic, en cuivre ou en mercure dont la production fut multipliée par 6 entre 1937 et 1941.

Pour ravitailler les États-Unis, l'agriculture mexicaine retrouva de beaux jours, mais la banque d'aide à l'agriculture réservait ses prêts aux fermes les plus importantes pour l'exportation, laissant se décomposer les fermes collectives et se ruiner les petits paysans. La réforme agraire perdit ainsi beaucoup de sa portée.

Les États-Unis ayant aussi besoin de bras, on recruta dans les campagnes mexicaines des hommes qu'on déplaçait d'un bout à l'autre des USA en fonction des besoins. On signa même un accord, à l'époque très égalitaire entre les deux pays : les ressortissants d'un pays résidant dans l'autre seraient mobilisables par le pays où ils résidaient.

Cela permit à l'armée américaine d'incorporer en 1942, contre le Japon, 250 000 travailleurs mexicains qui avaient le malheur d'être du mauvais côté de la frontière. Quant au Mexique, en guerre avec personne, il n'eut pas l'occasion d'appliquer l'accord.

En Argentine les capitaux britanniques étaient toujours dominants et l'Angleterre était la principale importatrice du blé et de la viande.

Alors, lorsqu'en 1943 la Grande-Bretagne joignit sa voix à celle de Washington pour demander à l'Argentine de choisir son camp, un putsch militaire renversa le gouvernement en place, jugé trop lié à l'Angleterre. Le but des jeunes officiers putschistes, dont le colonel Peron était l'un des chef de file, était de continuer à profiter de la guerre et de la position privilégiée que donnait la neutralité pour vendre à tous les belligérants et pour poursuivre le développement de l'industrie nationale, tout en s'efforçant par ailleurs de désamorcer une explosion populaire par des mesures sociales et une prise en main du mouvement ouvrier.

Peron, et surtout sa femme Evita, mobilisaient les foules au nom du nationalisme et de l'anti-impérialisme. « Ou Braden, ou Peron » allait d'ailleurs être le slogan de l'élection de Peron à la présidence en 1946, Braden étant le nom de l'ambassadeur des États-Unis à Buenos-Aires.

Mais la mesure la plus spectaculaire du régime fut la nationalisation en 1947 des chemins de fer argentins, qui appartenaient à une compagnie britannique et pour une petite part à des capitaux français.

En réalité tout le monde y trouva son compte : les Britanniques contents de vendre parce qu'ils étaient en déconfiture financière ; Peron qui soignait ainsi sa popularité ; et aussi les Américains car cette nationalisation des chemins de fer et celle de quelques autres compagnies anglaises qui lui étaient liées mettaient définitivement un terme à la suprématie des capitaux britanniques en Argentine.

Depuis quarante ans l'Amérique toute entière chasse gardée des États-Unis.

A la suite de la Deuxième Guerre mondiale, l'hégémonie du capital financier américain sur l'Amérique latine ne put plus être contestée par aucun des autres pays impérialistes.

Et la tâche des dirigeants américains fut désormais uniquement d'assumer l'ordre en Amérique latine, c'est-à-dire d'assurer par la force le maintien de ces pays sous leur domination économique.

Il n'est pas possible ici de retracer l'histoire des pays de l'Amérique latine, ni même d'un seul d'entre eux, au cours de cette période qui va de la fin de la guerre à nos jours. C'est une histoire trop riche à laquelle il faudrait consacrer d'autres réunions.

Mais toute cette période est marquée par la violence que l'impérialisme américain fait subir aux peuples latino-américains pour protéger la mise en coupe réglée du continent par les trusts nord-américains.

Cette violence, les États-Unis l'exercent la plupart du temps par l'intermédiaire des appareils d'État de ces pays. Mais, en Amérique centrale et dans les Caraïbes, ils ont à plusieurs reprises après la Deuxième Guerre mondiale fait intervenir, contre des régimes qui leur déplaisaient, soit des troupes de mercenaires qu'ils ont préparées et équipées eux-mêmes, soit même leur propre armée, renouant ainsi avec les traditions du début du siècle.

Ainsi au Guatemala, cette république bananière tout entière dominée par l'United Fruit, les États-Unis firent intervenir en 1954 une petite troupe de mercenaires, préparée au Honduras et dirigée par un colonel guatémaltèque en exil qu'ils avaient récupéré dans un bar de Mexico, pour abattre le régime de Jacobo Arbenz. Celui-ci avait eu l'audace de vouloir racheter à l'United Fruit 90 000 hectares de terres qu'elle laissait en friche pour une somme jugée insuffisante par la société américaine. Pour appuyer la troupe, des avions pilotés par des Américains bombardèrent la capitale ainsi que les ports guatémaltèques.

Arbenz ne chercha guère à résister, et surtout pas à s'appuyer sur la population de son pays. La capitale fut prise le 27 juin, et Arbenz partit pour l'exil. Le peuple guatémaltèque ne connut plus, dès lors, qu'une interminable dictature.

En 1959, c'est la situation à Cuba qui inquiéta les États-Unis. Fidel Castro venait de renverser le régime de Batista et de prendre le pouvoir. Or Cuba était, elle aussi, sinon une véritable « république bananière », du moins une « république sucrière », une colonie quasiment complète des États-Unis. Dans l'île, le personnage le plus important n'était pas Batista mais l'ambassadeur américain.

Fidel Castro ne tenait nullement à rompre avec les USA. Mais il tenait aux promesses faites à la population cubaine. A Washington, on prit rapidement des mesures pour tenter de l'abattre selon la méthode guatémaltèque. Puisque Castro était un nouvel Arbenz, cela semblait la bonne méthode. Seulement Castro allait se révéler d'une autre trempe qu'Arbenz ; c'est-à-dire que, contrairement à tant de leaders nationalistes qui avant lui s'étaient inclinés de gré ou de force devant l'impérialisme américain parce qu'ils ne voulaient pas prendre appui sur les masses populaires, lui, Castro, n'allait pas hésiter à le faire. Et c'est là toute la différence, et elle allait être de taille pour les États-Unis.

Des groupes d'exilés cubains furent entraînés sur le territoire américain, en Floride. Dès octobre 1959, ils furent en état d'aller en avion bombarder la Havane, faisant au cours d'un raid quarante-sept victimes civiles. Castro ne recula pas devant ces pressions. Il se mit même à acheter du pétrole russe, moins cher que le pétrole américain ; les raffineries américaines installées à Cuba ayant refusé de raffiner le pétrole soviétique, Castro nationalisa aussitôt les biens des compagnies pétrolières. Le gouvernement américain prit alors la défense des intérêts des pétroliers, tout comme en 1954 il avait pris fait et cause pour les hectares inutilisés de l'United Fruit. Il supprima les achats de sucre cubain, et Castro, lui, nationalisa tous les biens des compagnies américaines à Cuba. Les relations diplomatiques furent rompues.

Entre temps, le président américain Eisenhower avait été remplacé par Kennedy. Les proclamations réformatrices et libérales de ce dernier ne l'empêchèrent pas de continuer à s'inspirer de la méthode guatémaltèque.

Le 14 avril 1961, quelques centaines d'anti-castristes prirent la mer pour Cuba, au départ du Nicaragua, pour mettre à exécution le plan de débarquement mis au point par la CIA. Le dictateur du Nicaragua lui-même, Luis Somoza, vint leur souhaiter bonne chance. « Rapportez-moi des poils de la barbe de Fidel Castro », dit-il. Et trois jours plus tard, les anti-castristes débarquaient sur le territoire cubain, dans la « Baie des Cochons ».

Contrairement aux « informations » de la CIA, personne n'accueillit les anti-castristes en libérateurs. Au contraire : la population cubaine s'était mobilisée pour défendre le régime, et Castro, à la tête des miliciens, captura en deux jours l'ensemble de la troupe anticastriste. Les USA avaient pu mesurer la réaction de la population et ils préférèrent rester sur cet échec.

Puis les USA intervinrent à Saint-Domingue en 1965, cette fois avec leurs propres troupes. Deux ans auparavant, Juan Bosch, vaguement réformiste, était à peine élu président qu'il était renversé. par un coup d'État militaire soutenu par les États-Unis. En 1965, une partie de l'armée derrière le colonel Caamano tentait un nouveau coup d'État pour ramener Bosch au pouvoir et était sur le point de l'emporter quand les USA firent débarquer 40 000 soldats américains sur l'île. Ils furent présentés comme des « soldats de la paix », venus mettre fin à une guerre civile, mais ils volaient au secours des protégés des USA. Ils mirent d'ailleurs quatre mois à vaincre la résistance de Caamano retranché dans la vieille ville de Saint-Domingue. Il avait distribué des armes à la population civile, et celle-ci se montrait prête àse battre jusqu'au bout. Les militaires américains, tout comme les militaires dominicains, reculaient devant le combat prévisible. A la fin pourtant les forces de Caamano acceptèrent de quitter leur camp retranché. Les troupes américaines avaient rétabli leur ordre. Et aujourd'hui encore, en Amérique centrale, les Américains arment et encadrent des troupes de mercenaires au Honduras, qui sert de base pour des opérations militaires au Nicaragua destinées à entretenir un état de guerre qui mette le régime nicaraguayen en difficulté et si possible le renverse.

Au Salvador, les succès des mouvements de guérilla qui tiennent la moitié du pays peuvent amener les États-Unis à intervenir plus directement pour soutenir un régime qui malgré l'aide américaine ne réussit pas à rétablir l'ordre.

Et pour que personne n'oublie que les USA se réservent toujours le droit d'intervenir dans cette partie du monde en envoyant leurs troupes contre les peuples ou les régimes récalcitrants, ils ont envoyé en octobre dernier leurs « Marines » à Grenade, cette petite île des Caraïbes, pour lui imposer un changement de régime.

Mais si les États-Unis peuvent se permettre d'intervenir en Amérique centrale et dans la mer des Antilles soit en y envoyant eux-mêmes des troupes, soit en finançant et en armant des mercenaires, il ne leur est pas possible d'agir de la même façon envers les pays de l'Amérique du Sud, beaucoup plus peuplés et dont l'étendue, la géographie ou la situation ne permettent pas une expédition militaire limitée.

Alors là, l'intervention des États-Unis a consisté surtout à faire et défaire les gouvernements de tous les pays. Car si la prospérité américaine de l'après-guerre s'appuya sur le pillage méthodique des richesses du continent sud-américain et de l'exploitation forcenée de ses populations, cette exploitation ne fut pas acceptée par la population sans résistance et sans heurts.

Aussi les dictatures militaires ou civiles furent nombreuses et féroces. Toute l'histoire de l'Amérique du Sud depuis 1945 est l'histoire d'explosions populaires, de répressions féroces, de guerres civiles ; avec, toujours, à peine dans l'ombre, les hommes de la CIA quand ce n'était pas directement les représentants des trusts, alimentaires ou miniers, qui faisaient et défaisaient les dictatures.

Les réactions populaires furent nombreuses, et elles firent parfois tomber certains régimes. Malheureusement, souvent, pour être vaincues par une autre dictature.

En Colombie en 1948, Georges Gaitan, un leader libéral qui dénonçait en termes pourtant mesurés l'emprise des trusts américains, mais apparaissait comme l'avocat des pauvres et des déshérités, fut assassiné alors qu'il allait être élu Président à la prochaine échéance électorale. Alors, quelques heures après son assassinat, tout Bogota se souleva. Ce fut une émeute sans organisation et sans dirigeant qui passa dans l'histoire sous le nom de « Bogotazo ». Mais l'émeute fut maîtresse de la capitale colombienne pendant toute une semaine. Cette révolte fit 5 000 morts. Le général américain Marshall, présent dans la ville au début de l'émeute, ne dut son salut qu'à la fuite. Mais après cette révolte, le peuple colombien connut cinq années de dictature féroce qui furent de véritables années de guerre civile, qui firent, estime-t-on, près de 200 000 morts.

En 1952, une insurrection ouvrière en Bolivie força l'armée à abandonner l'exercice direct du pouvoir. Paz Estensoro, leader du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire, arriva au gouvernement. Lui non plus n'avait rien d'un révolutionnaire, et il ne tarda pas à décevoir les masses populaires. Mais derrière Paz Estensoro, les dirigeants US pouvaient continuer à sentir le bouillonnement et la colère des travailleurs, notamment de ces mineurs de l'étain qui ont été à l'avant-garde de tous les combats révolutionnaires du prolétariat bolivien. Les États-Unis n'eurent de cesse qu'ils n'aient rétabli la dictature des militaires réactionnaires sur la Bolivie.

Mais l'exemple le plus caractéristique des interventions américaines fut certainement celui du Brésil.

Il faut dire que le Brésil, le pays le plus vaste, le plus peuplé, et sans doute celui dont le sous-sol est le plus riche de tout le continent sud-américain, intéressa beaucoup les trusts des États-Unis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.

La façon dont les trusts américains se sont jetés sur le Brésil est bien significative de leur avidité à dépecer un pays dont les gisements de minerais par exemple sont encore loin aujourd'hui d'être tous recensés.

Dès 1948, l'ambassade des États-Unis créait en son sein deux postes d'attachés miniers pour veiller de près aux intérêts américains. Le président d'alors, Dutra, céda à la Bethlehem Steel l'un des plus importants gisements de manganèse du monde, situé près de l'embouchure de l'Amazone. Et de 1957 à 1964, le plus important gisement de fer jamais découvert, situé dans l'État du Minas Gerais, fit l'objet d'une âpre bataille de la part de la Hanna Mining Co, d'abord contre une société anglaise qui exploitait des gisements d'or à cet endroit et qui dut finalement revendre ses actions à la Hanna, puis contre les gouvernements brésiliens successifs pour leur arracher le droit d'exploiter le fabuleux gisement de fer.

Le 3 octobre 1960, un nouveau président de la République avait été élu au Brésil : Janio Quadros. Il avait choisi pour emblème un balai, symbolisant la lutte contre la corruption, et afficha une certaine sympathie pour Fidel Castro. Cela lui donnait une allure d'opposant à l'emprise de l'impérialisme américain. Il fut élu avec une des plus fortes majorités jamais enregistrées dans le pays mais ne dura pas un an. Pourtant Quadros ne chercha nullement à rompre avec l'impérialisme américain. Il signa même avec les États-Unis un accord d'aide à long terme pour près d'un milliard de dollars.

Une alliance de la droite brésilienne et de l'armée se déchaîna contre Quadros, lui reprochant ses sympathies pro-cubaines. Et moins d'un an après son élection, Janio Quadros annonçait sa démission : « je me sens écrasé, dit-il dans son message d'adieu. Des forces obscures se dressent contre moi... »

Il n'y avait pas loin à chercher pour trouver les « forces obscures » dont il parlait. Quatre jours avant sa démission, Quadros avait signé un décret annulant des autorisations tout à fait illégales d'exploitation du fameux minerai de fer que la Hanna Mining Co avait enfin réussi à obtenir. Malheureusement pour la Hanna Mining Co, Joao Goulart, qui succéda à Quadros, tenta de mettre à exécution le décret de Quadros. L'ambassadeur des USA protesta avec indignation contre cet attentat aux intérêts d'une entreprise nord-américaine et la Hanna entama une longue bataille juridique.

Goulart était un politicien montrant des sympathies à gauche, qui entreprit quelques réformes. Les militaires n'acceptèrent qu'il vînt à la Présidence qu'à une condition : une modification de la Constitution brésilienne lui retirant une grande partie de ses pouvoirs ! Goulart passa ses trois années de présidence à louvoyer. Il ne chercha pas à s'appuyer sur les masses, mais tout au pl us à s'appuyer au sein de l'armée sur quelques éléments neutralistes pour tenter de contrecarrer un coup d'état pro-américain menaçant. A ce jeu, il était vaincu d'avance ; le 31 mars 1964, un coup d'état militaire renversa Goulart, aux applaudissements bruyants des dirigeants américains qui avaient envoyé une flotte de guerre au large de Rio de Janeiro. La dictature mise en place ensuite sous la direction du général Castelo Branco reçut tout l'appui des USA. Les compagnies américaines pouvaient être rassurées. Le 24 décembre, la Hanna Mining Co reçut enfin en cadeau de Noël l'autorisation d'exploitation du minerai de fer qu'elle convoitait tant.

Autre exemple, en 1968 au Pérou, un général, Juan Velasco Alvarado, prit le pouvoir et instaura sa dictature. Le 6 février 1969, il nationalisa une compagnie filiale de la Standard Oil, l'IPC, en refusant de l'indemniser. Il proclama une réforme agraire, conclut un traité commercial avec l'URSS, et établit des relations commerciales avec la Chine et Cuba. Des militaires conservateurs mirent fin à cette expérience en 1975. Déjà Velasco Alvarado avait mis de l'eau dans son vin vis-à-vis des États-Unis, mais il avait tout de même mis en émoi leur diplomatie.

En 1970, c'est de l'évolution politique du Chili que les dirigeants américains s'inquiétèrent. La désignation d'un président socialiste, Salvador Allende, eut pour conséquence un certain nombre de mesures d'inspiration nationaliste. Allende nationalisa un certain nombre de grandes entreprises américaines installées au Chili, par exemple des sociétés minières du cuivre comme l'Anaconda ou la Kennecott. Allende ne demandait qu'à négocier avec l'impérialisme américain les conditions de ces rachats. Mais ni le président américain, Nixon, ni ces compagnies jalouses de leurs biens, ne l'entendirent de cette oreille. Elles firent tout pour aider les militaires putschistes qui, en septembre 1973, mirent fin à l'expérience d'Allende, par l'un des coups d'État les plus féroces et les plus meurtriers qu'ait jamais connu l'Amérique latine.

Avec l'instauration de régimes militaires en Uruguay en 1973, et en Argentine en 1976, les années soixante-dix se terminèrent pour l'Amérique latine sous le signe de la dictature militaire.

Si les États-Unis s'appliquent si rigoureusement à maintenir leur contrôle politique et militaire sur l'ensemble de l'Amérique latine, jusques et y compris sur de tout petits pays apparemment sans source de profit important pour l'impérialisme, comme Grenade par exemple, c'est qu'il y a un enjeu.

Et cet enjeu, c'est le pillage et l'exploitation systématique de tout un continent. Le pillage de ses ressources agricoles et minières qui dure depuis cinq siècles par des pays différents continue encore aujourd'hui.

L'essentiel des exportations des pays d'Amérique latine est toujours constitué de matières premières et de produits agricoles : 90 % pour le Mexique, le Vénézuela, 80 % pour l'Argentine, le Chili, la Bolivie. Et même au Brésil les produits bruts représentent encore 40 % des exportations. Ces richesses, les États-Unis les leur payent de moins en moins cher depuis la Deuxième Guerre mondiale. Cela veut dire que les pays d'Amérique latine doivent exporter de plus en plus, pour pouvoir acheter des produits manufacturés qui leur reviennent de plus en plus cher.

Et cela ne date pas de la crise économique que nous traversons depuis dix ans. Non. De 1950 à 1970, pendant la période d'expansion économique où toutes les industries occidentales augmentaient leur productivité, et produisaient donc à moindre coût, les pays d'Amérique latine ont dû payer de plus en plus cher pour les produits manufacturés qu'ils importaient.

C'est ainsi qu'en 1950, la Colombie devait vendre 17 sacs de café pour acheter une jeep ; en 1967 il en fallait 57 !

En 1954, l'Uruguay vendait 22 bouvillons pour acheter un tracteur Ford major, en 1970, il en fallait le double.

En 1960, il fallait trois tonnes de bananes pour un tracteur, en 1970, pour acheter le même il en fallait 11 tonnes.

Ces prix inférieurs ne pouvaient être imposés que par la force. Et c'était l'impérialisme américain qui imposait sa loi au continent. Il lui a imposé de payer par le sacrifice de ses richesses le boom industriel de l'Occident, comme il lui impose aujourd'hui d'en payer la crise.

Et les capitaux américains, qui après la Deuxième Guerre mondiale se sont investis dans toutes les branches de l'économie des pays d'Amérique latine, ont rapporté gros, très gros même à leurs détenteurs.

Rien que pour la période 1950-1965 les États-Unis ont retiré d'Amérique latine quatre fois plus de profits qu'ils n'y ont investi de capitaux pendant la même période, qui a été pourtant une période d'afflux massif de capitaux nord-américains.

C'est d'ailleurs une période où les États-Unis ont effectué des investissements importants en Europe. Eh bien, leurs profits en Amérique latine ont représenté en valeur plus que l'ensemble de leurs investissements en Europe pendant la même période.

L'investissement de capitaux américains en Amérique latine a non seulement permis de faramineux profits à leurs possesseurs, mais il a aussi permis aux États-Unis de prendre le contrôle des principales branches de l'économie de ces pays.

C'est ainsi que quelques trusts agro-alimentaires qui ont nom General Food, Anderson Clayton, Coca Cola, Cargill, United Brandt (ex-United Fruit), Del Monte et d'autres, contrôlent la production de coton, de bananes, de café, de sucre, de primeurs, d'aliments pour bétail, et les industries alimentaires. D'autres firmes, ou les mêmes, fournissent les semences, les engrais, les insecticides, les machines agricoles.

De même les capitaux américains ont accaparé les principales richesses minières du continent, de plus en plus essentielles à l'industrie américaine elle-même. Et peu à peu, les États-Unis ont acquis le contrôle des plus importants minerais d'Amérique du Sud, que ce soit le cuivre du Chili et du Pérou, la bauxite des Guyanes, le zinc et l'étain de Bolivie, le pétrole partout où on en a trouvé, le nickel de Saint-Domingue, et de Cuba avant 1961, le fer du Vénézuela, les immenses gisements de manganèse et de fer du Brésil, et bien d'autres encore.

Le contrôle de ces ressources est particulièrement vital pour les États-Unis dont l'industrie consomme entre le quart et la moitié des minerais produits dans le monde, et qui sont bien loin de posséder toutes ces richesses sur leur propre territoire. Les usines américaines ne pourraient tourner si elles ne disposaient pas à bas prix des immenses richesses minières de l'Amérique latine.

Enfin ce sont les capitaux américains qui dominent l'industrie des pays d'Amérique latine, y compris des plus industrialisés d'entre eux, le Brésil, l'Argentine, et du Mexique plus encore puisque 84 % des capitaux étrangers y sont nord-américains.

Une enquête du congrès brésilien constatait en 1968 que : « Le capital étranger contrôlait 40 % du marché des capitaux du Brésil, 62 % de son commerce extérieur, 82 % des transports maritimes, 67 % des transports aériens extérieurs, 100 % de la production des véhicules à moteur, 100 % des pneumatiques, plus de 80 % de l'industrie pharmaceutique, près de 50 % des produits chimiques, 59 % de la production des machines, 62 % de la fabrication des pièces automobiles, 48 % de l'aluminium et 90 % du ciment. La moitié du capital étranger appartenait à des entreprises nord-américaines, suivies par les firmes allemandes, en ordre d'importance ».

Il est bien évident dans ces conditions que les progrès qui peuvent être réalisés sur le plan économique dans les pays d'Amérique latine se font en fonction des intérêts et au profit exclusif du capital étranger et de la petite minorité de possédants nationaux.

Et si par exemple, depuis une vingtaine d'années, on assiste à un développement important de la production agricole, les capitaux destinés à financer les techniques modernes ont été réservés aux productions qui pouvaient rapporter le plus de profits.

Les grandes propriétés se consacrent aux productions les plus rentables destinées à l'exportation ou à la satisfaction des besoins des classes riches. Il ne reste aux cultures vivrières destinées à l'alimentation de la population pauvre que des terres insuffisantes et peu fertiles.

L'esclavage a disparu mais l'extension continue des grandes propriétés a permis d'assujettir la masse des paysans plus encore que par le passé. La masse croissante des paysans sans terre toujours rejetés plus loin dans des régions inhospitalières ou sur des terres arides, ainsi que la masse des paysans qui ne peuvent vivre de leur petite propriété, a toujours fourni aux grands propriétaires une main-d'oeuvre extrêmement bon marché. Et jamais une paysannerie riche et stable n'a pu se développer.

Au Brésil, la production agricole a augmenté de 72 % en dix ans mais la consommation alimentaire de la population n'a pas progressé. Car il s'agit de cultures d'exportation, d'aliments pour bétail ou de canne à sucre. Ainsi la culture du soja, destiné à l'alimentation du bétail, a augmenté de 35 % par an et occupe aujourd'hui 8 millions et demi d'hectares de bonnes terres, contre un million d'hectares il y a dix ans. Dans le même temps la production du manioc et du haricot, aliments de base des pauvres, diminuait de 2 % par an.

Quant à la canne à sucre, en plein développement, elle est destinée à la production d'alcool qui doit remplacer l'essence pour diminuer les importations de pétrole sans avoir à rationner les riches. Et l'extension de la culture de la canne a déjà fait disparaître les cultures vivrières du Nord-Est du Brésil, alors que la population a faim. Car il faut 15 à 20 fois plus de terre pour entretenir ainsi une seule voiture que pour nourrir un homme.

Et dans l'ensemble de l'Amérique latine, ce sont des dizaines de millions de gens qui sont sous-alimentés, alors que le continent peut produire en abondance de quoi nourrir ceux qui y vivent, et même au-delà.

Au Mexique, en 1980, sur 68 millions d'habitants, 35 millions ne possédaient rien et ne mangeaient pas assez. 19 millions souffraient de malnutrition grave. Et c'est un rapport officiel du gouvernement qui l'affirme. Au Brésil, une étude faite au compte des multinationales ne dénombrait que 40 millions de consommateurs sur 118 millions d'habitants. La moitié de la population est sous-alimentée. Et si partout en Amérique latine il y a des gens qui souffrent de la faim, le Brésil, cet immense pays, le plus puissant économiquement, le plus industrialisé, est aussi de ceux où le problème de la faim se pose de façon la plus aiguë. 14 millions d'enfants de moins de 6 ans y souffrent de dénutrition.

Certes, grâce aux capitaux étrangers, les pays d'Amérique latine et surtout le Brésil, l'Argentine et le Mexique ont connu depuis la Deuxième Guerre mondiale un certain développement industriel, de la sidérurgie à l'industrie chimique en passant par la construction mécanique, l'industrie automobile et même l'électronique.

Mais le capitalisme a chassé bien plus de paysans des campagnes qu'il n'a créé d'emplois industriels dans les villes.

Et tous ceux qui s'entassent aujourd'hui dans les bidonvilles des grandes cités, et qui ne pourront jamais trouver de travail, pèsent d'un poids considérable sur le niveau des salaires, extrêmement bas sauf pour une toute petite minorité d'ouvriers très qualifiés.

C'est qu'ils sont des dizaines de millions à travers l'Amérique latine à être exclus de toute activité, réduits à survivre comme ils peuvent et le plus souvent à mourir de faim. Et les bidonvilles géants qui entourent les grandes capitales croissent plus vite que les villes elles-mêmes.

A Rio, deux millions de personnes vivent dans des centaines de bidonvilles - les favelas. Les habitants des favelas représentaient 7 % de la population de la ville il y a trente ans, aujourd'hui ils en constituent le tiers.

Sao Paulo qui comptait six favelas en 1964, en compte plus de 1200 aujourd'hui.

Mexico, 15 millions d'habitants, aura bientôt selon René Dumont le privilège d'être la plus grande ville du monde avec le plus grand bidonville du monde.

Mais le comble c'est que le développement industriel, qui a profité essentiellement aux grandes entreprises étrangères, a été financé en bonne partie par des emprunts contractés à l'étranger par les États des pays d'Amérique latine, emprunts dont ils ont eu besoin pour pouvoir à leur tour consentir des prêts avantageux aux entreprises installées dans le pays et pour financer les travaux d'infrastructure, routes, voies ferrées, installations portuaires, équipement en électricité, que les trusts étrangers se font forts de réclamer comme un dû.

Le résultat c'est qu'aujourd'hui les deux pays de loin les plus endettés du monde sont le Mexique et le Brésil dont la dette s'élève à près de 100 milliards de dollars pour chacun, suivis par l'Argentine et le Vénézuela endettés chacun d'une quarantaine de milliards de dollars. Les autres pays d'Amérique latine sont tous très endettés. Si bien que le remboursement de ces dettes et le paiement des intérêts représentent chaque année la valeur de 80 % de leurs exportations pour le Mexique et la Bolivie, et la valeur de la moitié environ de leurs exportations pour le Brésil, le Chili, le Pérou, l'Équateur. Ces pays ont beau contracter de nouveaux emprunts pour les aider à payer les anciens, une partie considérable des richesses produites chaque année par ces pays est consacrée à rembourser les dettes, contractées en bonne partie pour que prospèrent les multinationales dans ces pays. Inutile de préciser à quels pays appartiennent les groupes financiers auxquels sont payés les intérêts.

Et c'est sur la population pauvre que les États s'emploient à prélever l'argent qui leur manque en réduisant encore le niveau de vie de tous les exploités et les affamés de ces pays. Tel est le sens des mesures d'austérité, bien plus draconiennes qu'ici, qui ont été prises par tous les pays d'Amérique latine les uns après les autres.

Ainsi l'industrialisation, elle aussi, contribue à enrichir de façon colossale les trusts mais à appauvrir encore et toujours les plus pauvres.

Et cette vérité, les grandes cités d'Amérique latine en sont bien la preuve vivante : les immeubles de luxe, les gratte-ciel (sièges des grandes sociétés étrangères) rivalisant avec ceux de New-York, les quartiers avec magasins de luxe, les fastueuses demeures des riches qui jouissent du mode de vie à l'américaine (résidences multiples, hôtels, avions personnels, nombreuses voitures, etc) surgissent au milieu d'une immense ceinture de bidonvilles, au milieu d'un océan de misère et de dénuement mais aussi de désespoir et de révolte.

L'ex-président mexicain Etcheveria recevant René Dumont en 1980 lui avait résumé la situation ainsi : « Nous sommes assis sur une bombe, nous ne savons pas quand elle explosera ». Depuis, la crise s'est considérablement aggravée ; le chômage massif, l'inflation galopante (150 % cette année au Brésil, 500 % en Argentine) rendent la situation encore plus tragique pour les couches populaires. Et plus que jamais la situation est explosive. Le poids que la crise fait peser sur des dizaines de millions de gens déjà surexploités à l'échelle de tout un continent, peut déclencher des vagues de révoltes que la peur de l'armée et de la mitraille n'arrêtera pas.

L'Amérique latine, une poudrière qui peut mettre le feu au monde entier

Aujourd'hui, l'Amérique latine, cet immense continent de 380 millions d'habitants, est certes divisée en 25 États différents. Mais du Rio Grande à la Terre de Feu, ce sont les mêmes problèmes fondamentaux qui se posent, les mêmes contradictions qui rongent le système, les mêmes formes d'exploitation qui pèsent sur les masses populaires.

C'est parce que dans tous ces pays les paysans sans terre sont légion qu'il est possible de payer les ouvriers agricoles avec des salaires qui ne leur permettent pas de manger à leur faim. C'est parce qu'il y a toute une population marginale, condamnée au chômage, entassée dans des bidonvilles misérables à proximité des villes, que les salaires de la classe ouvrière restent suffisamment faibles pour permettre aux capitaux qui viennent s'investir de réaliser des profits impensables dans les pays développés.

Et aujourd'hui, c'est encore aux affamés et aux exploités que les possédants, nationaux et surtout étrangers, vont faire payer la crise économique qui secoue le système capitaliste international.

Car les mesures de rigueur et d'austérité que l'impérialisme, par ses banquiers privés ou ses organismes internationaux comme le FMI, exige des États latino-américains afin qu'ils puissent payer leurs dettes, ne sont pas seulement un diktat des pays riches vis-à-vis des pays pauvres. C'est d'abord et avant tout une véritable déclaration de guerre à outrance contre tous les pauvres du continent par tous les possédants étrangers, par exploiteurs nationaux interposés.

Eh oui, l'Amérique latine est une poudrière. Tous ses dirigeants le savent et en ont peur. Les dirigeants américains aussi. Car, même circonscrite à des pays comme le Brésil (130 millions d'habitants), le Mexique (75 millions) et même à la Colombie ou à l'Argentine, une révolte populaire pourrait tenir en échec les appareils d'État nationaux, voire les faire voler en éclat, et poserait alors aux États-Unis des problèmes autrement plus ardus que des problèmes de simple police. On peut en avoir une idée en voyant les problèmes qu'une telle révolte populaire leur pose aujourd'hui au Salvador qui n'est pourtant qu'un petit pays de 5 millions d'habitants.

Si une situation semblable se développait au Brésil ou au Mexique, il ne suffirait pas de faire débarquer 6 000 « Marines » comme à Grenade, il ne suffirait même pas d'envoyer 500 000 hommes comme au Vietnam - qui n'y ont d'ailleurs pas suffi.

Oui, l'effroyable avidité du capitalisme peut provoquer en Amérique latine des insurrections que les appareils d'État en place ne parviendront pas à briser. Il n'est pas dit que les États voisins, eux-mêmes dans une situation critique, pourront fournir des forces suffisantes contre les révoltés - et l'exemple actuel du petit Nicaragua montre que ce n'est pas si facile. Bien sûr, alors, les USA tenteront peut-être de lâcher du lest comme cela leur est déjà arrivé dans le passé, puisque jusqu'à présent ils ont toujours évité d'engager leurs propres troupes en Amérique du Sud.

Mais il leur faudra alors prendre sur leurs propres ressources s'ils ne peuvent imposer à d'autres les sacrifices correspondants.

Et les USA pourraient bien, face à des révoltes généralisées en Amérique latine, se trouver devant la nécessité de mener une guerre coloniale à l'échelle du continent tout entier.

Et c'est une telle situation, et non la présence des Russes à Cuba ou des Cubains au Nicaragua ou à Grenade, qui pourrait faire de l'Amérique latine le point de départ d'une troisième guerre mondiale.

En effet, si les États-Unis devaient être confrontés à une telle guerre coloniale qui les obligerait à faire intervenir bien plus de soldats américains qu'au Viet-Nam, ils devraient faire accepter au peuple américain des sacrifices considérables. Non seulement des sacrifices économiques, par un abaissement du niveau de vie de la population pour financer la guerre, mais aussi des vies humaines perdues, mutilées, gâchées

Comment faire croire alors au peuple américain que ces sacrifices sont inévitables parce que les peuples du Brésil, d'Argentine ou de Colombie menaceraient sa sécurité et voudraient s'en prendre au territoire et au peuple américains ?

Pour justifier une telle guerre, pour justifier la mobilisation de millions de jeunes Américains et pour faire la guerre pendant des années, des hauts-plateaux andins aux jungles de l'Amazonie, il faudra, là encore, que les dirigeants de l'impérialisme américain se servent du mythe de l'agresseur russe.

Et c'est pourquoi, paradoxalement, une guerre où les soldats américains devraient être envoyés par millions en Amérique du Sud contraindrait le gouvernement de Washington, pour justifier la mobilisation générale du pays, à créer en même temps une situation de guerre avec l'URSS ; une situation où ils mobiliseraient leurs alliés européens, anglais, français, allemands et japonais, voire chinois s'ils le peuvent, pour fournir l'infanterie contre l'URSS, pendant qu'eux-mêmes jetteraient leurs propres troupes en Amérique latine.

Et cela d'autant plus que les États-Unis n'accepteront plus jamais de se laisser enliser eux-mêmes, et eux seuls, dans une guerre sans fin qui les affaiblirait face à l'URSS et à leurs alliés mais concurrents impérialistes, européens et japonais.

Ils savent trop, qu'au cours d'une telle guerre ils pourraient, après tout, perdre l'hégémonie mondiale qu'ils ont gagnée au travers des deux précédentes.

Ils savent trop, de par leur propre expérience dans les deux précédentes guerres mondiales, comment une puissance peut se renforcer en regardant les autres s'entre-déchirer, en profitant de l'affaiblissement de ses rivaux pour conquérir des positions partout où c'est possible, et développer sa puissance industrielle en ravitaillant les puissances belligérantes.

Non, les États-Unis ne laisseront jamais les autres puissances jouer, à leur détriment, ce jeu qu'ils connaissent trop bien. Et ils préféreront entraîner toute la planète dans la guerre, plutôt que de s'engager seuls dans une guerre dont on ne peut prévoir l'issue contre les peuples d'Amérique latine.

C'est une situation dans laquelle ils pourraient déclencher la guerre contre l'URSS en entraînant avec eux leurs rivaux européens et japonais. D'autant plus qu'il serait plus aisé de légitimer cette guerre et de la faire accepter par le peuple américain contre un ennemi qui peut passer pour une menace vraisemblable, que contre les peuples de l'Amérique latine qui peuvent difficilement passer pour des éventuels agresseurs des États-Unis.

Oui, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la troisième guerre mondiale démarrera peut-être sur ce continent américain où les USA sont hégémoniques et où l'influence de l'URSS est presque totalement absente, mis à part à Cuba.

C'est dire que le sort de l'humanité se joue peut-être aujourd'hui en Amérique latine. Car si celle-ci peut être le point de départ de la prochaine catastrophe qui menace l'humanité, c'est qu'elle peut aussi être celui du changement vers une nouvelle étape de l'humanité, celui de la révolution socialiste mondiale.

Car il existe en Amérique latine non seulement un immense potentiel de révolte, il existe plus que cela : il existe un potentiel socialiste révolutionnaire. Il existe en Amérique latine une classe ouvrière plus développée que dans la plupart des pays sous-développés, une classe ouvrière qui a une forte tradition de lutte, dans les mines bien sûr, mais aussi dans les industries plus modernes - les mouvements de grève de la classe ouvrière brésilienne l'ont montré encore récemment - une classe ouvrière qui a une expérience politique sans commune mesure avec celles des pays riches qui n'ont connu, depuis la dernière guerre, que la prospérité économique et des régimes démocratiques.

La classe ouvrière des pays d'Amérique latine, elle, a des militants expérimentés, trempés à toutes les épreuves. Et dans les campagnes, les ouvriers agricoles, les paysans pauvres ont eux aussi des traditions de lutte et d'organisation. Les liens entre les prolétaires des villes et ceux des champs permettraient à la classe ouvrière de diriger la lutte révolutionnaire de l'ensemble de la population pauvre et de tous ceux qui aspirent à secouer le joug de l'exploitation.

Jusqu'ici, tous les mouvements révolutionnaires, parce qu'ils ont été dirigés par des nationalistes, parce que la classe ouvrière même lorsqu'elle fournissait le gros des troupes, acceptait de se ranger derrière les représentants d'autres couches sociales, de la petite bourgeoisie ou de la bourgeoisie, se sont arrêtés à d'étroites limites pour, en général, reculer ensuite.

Même le mouvement castriste, certainement le plus intransigeant qu'ait connu l'Amérique, a montré qu'en s'en tenant à ses limites nationalistes la révolution était rapidement mise sur la défensive et condamnée à la stagnation.

Mais menée par la classe ouvrière, la révolution latino-américaine pourrait retourner les liens qui existent entre les USA et l'Amérique latine, et qui sont aujourd'hui des liens d'oppression, en autant de moyens pour intervenir au coeur de la citadelle impérialiste du nord du continent américain.

La classe ouvrière d'Amérique latine est étroitement liée à la classe ouvrière nord-américaine, non seulement parce qu'elle a pour l'essentiel les mêmes patrons, les trusts nord-américains, mais aussi par l'intermédiaire des 10 millions de travailleurs d'origine hispanique (chicanos, mexicains, portoricains ... ) qui parlent la même langue et se sentent « latinos », comme ils sont appelés aux États-Unis, et qui vivent aux USA et constituent une des parties les plus exploitées de la classe ouvrière américaine ; par l'intermédiaire aussi des Noirs américains, qui constituent une autre fraction importante de cette classe ouvrière, qui ne pourrait pas être insensible à l'appel de tout le peuple noir d'Amérique du Sud, qui a à souffrir comme eux de la couleur de sa peau dans une société dirigée par des Blancs.

Oui, la classe ouvrière, en prenant la tête de la révolte des peuples du Sud, est la seule à pouvoir exporter la révolution au coeur du continent nord-américain - car les révolutions s'exportent, à condition de le vouloir, c'est-à-dire d'être internationalistes.

Oui, d'un bout à l'autre des Amériques, la classe ouvrière, en combattant toutes les oppressions, peut seule ouvrir le chemin de la libération à tous les opprimés et à tous les exploités aussi bien d'Amérique du Sud que d'Amérique du Nord.

Plus que toute autre, la classe ouvrière a, en Amérique latine, des moyens considérables d'entraîner à ses côtés la classe ouvrière des États-Unis, c'est-à-dire d'engager une lutte qui aboutirait à la destruction de l'impérialisme le plus puissant.

Et qu'est-ce que cela signifierait d'autre que la victoire de la révolution mondiale ?

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