Rwanda, Burundi, Zaïre : les ravages de cent ans de domination impérialiste16/12/19941994Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/1994/12/65.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Rwanda, Burundi, Zaïre : les ravages de cent ans de domination impérialiste

Au sommaire de cet exposé

Sommaire

S'il est arrivé bien souvent, dans le passé, que l'actualité s'intéresse au Zaïre et à Mobutu, son dictateur à la toque de léopard, bien peu de travailleurs connaissaient en revanche le nom du Rwanda. Cette année, l'actualité s'est focalisée sur ce pays pendant plusieurs semaines à la fois en raison de l'horreur des événements qui l'ont ensanglanté, mais aussi en raison du rôle qu'y a joué la France.

Le Rwanda est un petit pays enclavé au coeur de l'Afrique centrale. Il est voisin d'un autre petit État, le Burundi - chacun des deux étant à peu près de la taille de la Belgique et comptant entre 6 et 8 millions d'habitants. Ils sont tous deux enserrés entre l'immense Zaïre d'un côté et deux anciennes colonies anglaises, l'Ouganda et la Tanzanie, de l'autre. Ces deux pays sont aussi parmi les plus pauvres de l'Afrique, et ils ont une forte densité de population.

Si tout le monde connaît aujourd'hui le nom des deux principales ethnies - les Tutsis et les Hutus - qui peuplent tout à la fois le Rwanda et le Burundi, c'est à travers les scènes sanglantes des pogromes anti-tutsis commis par des milices hutues. Les milieux officiels français les ont présentés comme l'expression d'une haine ancestrale opposant ces deux ethnies, et ils ont présenté l'intervention de l'armée française comme celle d'un bon Samaritain, désireux seulement de les séparer.

Ce qu'il en est réellement, pourquoi la France s'intéresse tant à ce petit pays aux ressources limitées, mais aussi quel est le rapport avec la convoitise manifeste de l'impérialisme français pour les richesses autrement plus grandes du Zaïre, et quel est le fondement de la touchante amitié que les dirigeants français, Mitterrand et Balladur en tête, portent à Mobutu toujours au centre des « photos de famille » des sommets franco-africains : voilà les questions que nous abordons ici.

Rwanda 1994 : L'impérialisme français derrière les massacreurs

Le 6 avril 1994, un avion transportant le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, était abattu par une roquette au-dessus de la capitale du Rwanda, Kigali.

Dans les heures suivantes, des militaires accompagnés de milices de civils se répandaient à travers les rues de la capitale, munis de listes préétablies, et se rendaient chez les leaders de l'opposition. Maison après maison, ces derniers étaient exécutés ainsi que leurs familles. De même, un certain nombre de membres du gouvernement considérés comme des modérés, entre autres le Premier ministre, une Hutue.

Etaient donc visés immédiatement non seulement les Tutsis les plus riches et les plus connus, mais aussi les Hutus modérés, les militants des associations de défense des droits de l'homme, etc. Les maisons des opposants ou des Tutsis, repérées et marquées quelque temps auparavant par des employés communaux sous prétexte de recensement, furent systématiquement pillées puis incendiées.

En province et dans les campagnes, les mêmes atrocités furent reproduites par des bandes armées encadrées par les dignitaires locaux, préfets et bourgmestres, ainsi que par les militaires gouvernementaux.

Les carnages ont duré pendant quelque deux mois et demi.

Et nous avons encore en mémoire les images d'exode, les images des foules réfugiées dans des camps, démunies de tout et décimées par les épidémies de la misère.

500 000 morts au Rwanda, voire un million ! Ce fut un conflit purement ethnique, nous a-t-on expliqué. Mais c'est un mensonge ! Les sentiments ethniques ont été suscités, aggravés, portés au paroxysme, oui ; mais ils l'ont été par le clan alors au pouvoir qui a dressé l'ethnie hutue, majoritaire dans le pays, contre l'ethnie tutsie, parce que c'était pour lui un levier destiné à sauvegarder ce pouvoir et les avantages correspondants, quitte à ce que cela coûte la vie à un dixième, sinon plus, de la population du pays ; un clan autour du dictateur Habyarimana et de sa famille, sa femme, ses beaux-frères, avec sa clientèle basée dans les provinces du nord du Rwanda, qui vivait grassement sur le pays, car celui-ci a beau être un des plus pauvres pays d'Afrique, il n'empêche qu'il y a quand même pour certains toujours quelque chose à piller. Le général Habyarimana était très dévot, très lié à l'Eglise catholique. Il aimait à dire des prières avec le roi Baudouin... et des poèmes avec Mitterrand. Ce qui n'empêchait pas sa mafia, des grands propriétaires terriens au départ, de monopoliser les commandes économiques, les sources d'argent à faire, des exportations de café aux quelques boîtes de nuit ou restaurants de Kigali, de même que de superviser prostitution, trafic de drogue, trafic d'armes et même trafic des gorilles - dont une région du Rwanda était l'un des derniers sanctuaires qui n'échappa pas à la rapacité d'un des beaux-frères d'Habyarimana (ce qui coûta d'ailleurs la vie à la spécialiste américaine Diane Fossey).

Depuis sa venue au pouvoir, en 1973, Habyarimana s'était maintenu par la terreur pour les opposants. Vis-à-vis de la population, il avait pratiqué une politique de discrimination à l'encontre de la minorité des Tutsis afin de mieux diviser pour régner, doublée d'un régionalisme en faveur des Hutus de la région Nord dont sa famille est originaire.

Ce sont les chefs de ce clan qui ont préparé, organisé et fait exécuter les massacres, même si l'ampleur de ces derniers a peut-être dépassé leurs prévisions.

La complicité active du sommet de l'État français

C'est une bande de gangsters, il n'y a pas d'autre mot, mais des gangsters qui n'ont pu mettre ce malheureux pays sous leur coupe pendant vingt ans que parce qu'ils bénéficiaient de protecteurs plus salauds encore qu'eux-mêmes, et ces protecteurs se trouvent à la tête de l'État français, à la direction des affaires politiques de l'impérialisme français.

Oh, certes, on a vu à un moment donné, lorsque le massacre est devenu public devant l'opinion, l'État français se poser en arbitre. C'est le cynisme de l'assassin qui se pose en défenseur de la veuve et de l'orphelin ! La France n'a jamais été un arbitre neutre dans cette affaire. Depuis vingt ans que Habyarimana et sa clique sont au pouvoir, ils ont toujours bénéficié du soutien de l'impérialisme français, voire de l'amitié de ses chefs politiques. Et nous ne parlons pas ici d'une protection politique comme l'impérialisme sait en accorder à tous ceux qui le servent, mais bien d'une protection directe, militaire, chaque fois que Habyarimana a été menacé. Et menacé, il l'était, et dangereusement, depuis que sa politique d'oppression avait suscité la naissance d'un appareil militaire concurrent de son armée : l'appareil du Front Patriotique Rwandais (FPR).

Le FPR s'est forgé en tant qu'organisation militaire parmi les exilés rwandais en Ouganda, pays voisin du Rwanda. Il a trouvé un soutien parmi les Tutsis qui constituent l'essentiel de cette émigration. Il a bénéficié du soutien des dirigeants de l'Ouganda et, derrière eux, sans doute de l'impérialisme anglo-saxon, pas fâché d'aider la contestation d'un régime trop exclusivement au service de l'impérialisme français. Certains des chefs du FPR étaient même devenus des officiers haut placés dans l'armée ougandaise. Son homme fort aujourd'hui, Paul Kagamé, était responsable de son service de renseignements, en 1989. Comme un certain nombre d'officiers ougandais, il est passé par l'Académie militaire de Fort Leavensworth, au Texas...

Lorsque, en octobre 1990, des troupes de ce FPR menèrent une première offensive spectaculaire à partir de l'Ouganda, l'armée rwandaise ne parvint à la stopper que grâce à l'appui des contingents français et accessoirement belge appelés en renfort, ainsi que des troupes de choc envoyées par le dictateur du Zaïre, Mobutu. L'intervention immédiate ordonnée par le gouvernement Rocard visait officiellement à « protéger les ressortissants étrangers », moyennant quoi il y eut sur place davantage de soldats français que de ressortissants à protéger !

Dès lors, le gouvernement français prit en charge l'augmentation massive et l'équipement des Forces armées rwandaises, les FAR, qui passèrent en peu de temps de 7 000 à 40 000 hommes. De même, le Rwanda vit débarquer une incroyable quantité d'armes et de matériels militaires de toutes sortes. L'armée française préleva même sur ses propres stocks pour assurer les livraisons. Ces armes furent largement distribuées aux milices et aux civils.

A chaque nouvelle offensive un peu importante du FPR, les effectifs militaires français furent renforcés et ils prirent une part de plus en plus active dans les combats. Cette armée française que le gouvernement a parée d'une auréole humanitaire l'été dernier était étroitement liée y compris à la répression menée par le régime. Ses spécialistes participaient aux interrogatoires musclés des prisonniers faits au FPR.

Hypocritement, Mitterrand a « conseillé », pendant un temps, à Habyarimana d'accepter le principe du pluripartisme et de négocier un certain partage du pouvoir avec le FPR, opération qui a abouti à la signature d'un accord de paix en août 1993, mais un accord de paix d'autant plus hypocrite qu'Habyarimana n'était pas du tout disposé à partager la moindre parcelle du pouvoir. Au contraire, assuré de tout le soutien voulu de la part de son parrain à Paris, il n'eut plus alors qu'un seul objectif : éliminer toute alternative politique, tous ceux - Hutus ou Tutsis, ce n'était pas le problème - qu'il ne tenait pas en mains.

Le bain de sang n'a pas eu d'autre but que de dissimuler cette opération en faisant croire que les massacres étaient causés par des haines inter-ethniques inextinguibles. Il fallait donc répandre parmi la population hutue la haine et la peur des Tutsis.

Et, sur ce plan aussi, avec la complicité de l'armée et du gouvernement français associés pendant toutes ces années depuis 1990-1991 aux préparatifs qui se mettaient minutieusement en place, téléguidés par le clan Habyarimana : formation de milices, création du « réseau Zéro » chargé des assassinats d'opposants, propagande anti-tutsie déchaînée orchestrée sur les ondes de Radio Mille Collines et appelant ouvertement à la haine et au meurtre, avec le conseil répété « Coupez aux articulations ! » , établissement de listes par les notables à travers le pays - puis pogromes locaux de plus en plus fréquents. Les rapports à ce sujet, établis par quatre associations de défense des droits de l'homme en 1993, furent qualifiés de « rumeurs » par les représentants de la France sur place. Evidemment. Car les militaires français armaient et entraînaient les bandes de tueurs en formation. Ils participaient même, par exemple, aux contrôles sur les grands axes routiers, triant les personnes dont la carte d'identité mentionnait qu'elles étaient d'origine tutsie. L'Association rwandaise de défense des droits de l'homme accusa alors « les militaires français (d'être) une force supplémentaire d'oppression » .

Et comment aurait-il pu en aller autrement, puisque le chef suprême des FAR, les Forces armées gouvernementales rwandaises, était un lieutenant-colonel français !

Le gouvernement français n'avait pas spécialement choisi le camp des Hutus contre celui des Tutsis. Non. Il avait choisi celui de la clique accrochée au pouvoir, contre la population - toutes ethnies confondues.

Dans le pays jumeau du Rwanda, le Burundi, ce sont, à l'inverse, des militaires tutsis qui exercent leur dictature sur la masse des paysans hutus, et le Burundi est tout autant sous haute protection française, une protection qui ne s'est pas démentie lors des massacres de l'automne 1993 dont on n'a même pas entendu parler ici, bien qu'ils aient fait des dizaines de milliers de victimes.

Un soutien indéfectible au clan Habyarimana

Toute l'aide des militaires français n'a pas pu empêcher les forces du Front Patriotique Rwandais de mener à bien leur offensive. Les forces gouvernementales avaient été mieux entraînées à massacrer des civils et des populations désarmées qu'à affronter des combattants déterminés ! Il a fallu monter une opération d'évacuation des ressortissants étrangers. Et celle-ci s'est déroulée d'une façon tristement significative.

Dans une lettre ouverte adressée à Mitterrand, un Rwandais, employé du centre culturel français à Kigali, et qui fut, semble-t-il, sauvé par des militaires belges, écrit : « Lorsque les paras français se sont déployés dans la capitale rwandaise et sur le reste du territoire à la recherche de leurs compatriotes et de quelques autres étrangers (...) aux barrages, des miliciens qui assassinaient à tour de bras levaient, en signe d'amitié, leurs machettes sanglantes et les saluaient par des « Vive la France ! » enthousiastes avant de leur laisser promptement le passage. » . Cet homme, Vénuste Kayimahe, dénonçant le fait que l'opération excluait le sauvetage de Rwandais, écrit encore : « Au moment où l'ambassadeur de France se préparait à partir, où le directeur du centre culturel français qui m'a employé pendant plus de 18 ans venait récupérer les véhicules de service pour les amener en sécurité et l'agent comptable chercher les documents de l'établissement, au moment où pendant trois jours et trois nuits de totale inactivité, deux sections de paras se vautraient dans le centre culturel en mangeant, buvant et regardant la télé à longueur de journée avant de piller la maison en prenant soin de briser portes et bureaux à la recherche d'un butin éventuel, mes cinq gosses, des familles de collègues, des centaines de milliers d'innocents se faisaient égorger par des militaires et des miliciens entraînés et équipés par votre pays (...) » .

Comme il y a Rwandais et Rwandais, les troupes françaises embarquèrent tout de même en priorité la famille d'Habyarimana avec une trentaine de dignitaires du régime. Certains journaux ont fait état des liens personnels d'amitié entre la famille Mitterrand et la famille Habyarimana. La veuve d'Habyarimana fut en effet accueillie à Paris par les fleurs de Mitterrand... Les vieux amis sont sacrés pour lui, on le sait depuis Bousquet, quels que soient leurs crimes.

Les raisons non humanitaires de l'opération « Turquoise »

Il n'empêche que la défaite militaire du régime rwandais posait au gouvernement français un problème de crédibilité, face aux autres dictateurs en place dans sa zone d'influence en Afrique, et étant donné qu'il prétend au rôle d'arbitre sur le continent.

Pour restaurer son image, et préserver l'avenir en même temps, Mitterrand a trouvé la parade avec l'idée de la « zone humanitaire sûre » qui vient directement de lui, a-t-on dit. L'opération baptisée « Turquoise », en juillet-août, a servi, sous le label humanitaire, à aménager une zone de repli pour les forces du régime en déroute et pour barrer la route au FPR à l'ouest du pays, avec la complicité du Zaïre. Comme prévu, cette zone est devenue le refuge aussi des miliciens et de tous les notables, bourgmestres et préfets, les tueurs des semaines précédentes. Même les émetteurs de Radio Mille Collines ont continué à appeler à la poursuite des massacres à partir de l'enclave française.

Quant au problème des réfugiés craignant les représailles du FPR..., l'impérialisme français n'a même pas fait l'effort d'acheminer pour eux des secours décents, alors qu'il avait su louer tout un tas de gros avions pour acheminer son matériel militaire en un temps record.

Aujourd'hui, dans les camps de réfugiés du Zaïre qui ne sont que de vastes mouroirs, ces mêmes bourgmestres et chefs miliciens, ces mêmes responsables criminels ont la haute main sur les secours acheminés par les organisations humanitaires ; ce sont eux qui contrôlent la distribution de l'aide alimentaire et font régner leur terreur, en multipliant les assassinats. Et, dans ces camps de réfugiés, personne ne peut plus parler d' « ethnisme » car les victimes sont des Hutus tout comme leurs bourreaux. Des bourreaux qui continuent à trafiquer à partir des camps de réfugiés en attendant de pouvoir revenir au pouvoir, avec l'aide du Zaïre... et de la France.

Les visées (pas nouvelles) de l'impérialisme français sur les ex-colonies belges en Afrique

Que le Zaïre de Mobutu ait apporté son concours à cette opération « Turquoise », en se drapant dans le drapeau « humanitaire » déployé par le gouvernement français, cela seul suffirait à indiquer qu'il ne s'agissait que d'une nouvelle crapulerie.

Mobutu est un sinistre dictateur, comme Habyarimana, mais à une tout autre échelle. Au point que même les grandes puissances, qui en ont pourtant patronné bien d'autres, l'ont vaguement plus ou moins mis en disgrâce, « au ban de la communauté internationale », en 1991, pour ses excès répressifs. Eh bien, l'opération « Turquoise » lui a fourni l'occasion d'une réhabilitation en grande pompe pour services rendus à la France : au dernier sommet franco-africain qui vient de se tenir à Biarritz, il a été réinvité à parader aux côtés de Mitterrand, tandis que le nouveau régime du Rwanda y était jugé indésirable...

Mobutu est un sinistre dictateur, mais il est à la tête du plus grand pays de cette région et qui est aussi, grâce à ses ressources naturelles, l'un des plus riches d'Afrique. Alors, si son aide à l'impérialisme français dans l'opération « Turquoise » a été l'occasion d'une solennelle réconciliation, c'est en fait une très vieille et très profitable complicité qui unit le dictateur de Kinshasa aux dirigeants de Paris, que ces derniers soient de gauche ou de droite au demeurant.

Le lien qui unit le Zaïre, le Rwanda et le Burundi, d'un côté, et la France de l'autre, n'est absolument pas fortuit ni circonstanciel. L'impérialisme français a des visées sur cette région centrale de l'Afrique depuis bien longtemps, depuis trente ans en tout cas.

Elle ne faisait pas partie de son ancien empire colonial, de son fameux « pré carré ».

Mais voilà, la vague de décolonisation du début des années 60 a entrouvert les anciennes chasses gardées sur le continent. D'un côté, la France s'est cramponnée aux siennes en essayant de perpétuer par toutes sortes d'artifices, comme le franc CFA, une forme à peine mise au goût du jour de son ancienne domination coloniale. Mais, d'un autre côté, elle a voulu aussi profiter de l'ouverture des anciennes chasses gardées de la Belgique : ces pays qui allaient devenir le Rwanda, le Burundi et surtout le Zaïre.

Il y avait dans cette ambition de l'impérialisme français un aspect politique. Il a réussi, faut-il le rappeler, à constituer dans le passé le plus étendu des empires coloniaux en Afrique. Même devenu un impérialisme de seconde zone, il n'a jamais abandonné son ambition d'antan d'être la puissance tutélaire des États africains.

Mais il y avait aussi de solides intérêts économiques. Le Zaïre - le Congo belge, à l'époque - était un pays très convoité pour ses énormes gisements miniers, en particulier dans sa région du Katanga qui fut qualifiée autrefois de « scandale géologique » pour cette raison. La décolonisation donnait des possibilités plus grande d'y renforcer la présence des sociétés et des trusts français.

Le Rwanda et le Burundi, aux portes du Zaïre...

Voilà pourquoi la France s'intéresse de longue date au Rwanda et au Burundi. Outre l'intérêt que ces deux pays présentent en eux-mêmes, ils offrent surtout un avantage de situation : ils sont aux portes du Zaïre. De façon tout à fait évocatrice, les militaires baptisent ce genre de territoires des « porte-avions ». Puisque l'impérialisme français ne peut pas ambitionner le contrôle exclusif du Zaïre, ne serait-ce qu'à cause des États-Unis, contrôler des sortes de « pied-à-terre » à proximité lui est précieux.

Les chefs de l'armée française nourrissaient d'ailleurs un projet de grande base militaire au Rwanda (on comprend que le FPR, en faisant un préalable du départ des troupes françaises du pays, n'ait pas été en odeur de sainteté auprès d'eux).

Après l'indépendance des colonies belges, la France a renoué avec des ambitions qui dataient d'une période antérieure même à la colonisation belge. Elle a retrouvé sur son chemin les convoitises de la vieille puissance rivale britannique, et elle a trouvé surtout celles de l'impérialisme américain.

Congo et Rwanda-Urundi : un lourd passé colonial

Les rivalités entre pays capitalistes d'Europe pour piller l'Afrique noire en général et l'Afrique centrale en particulier sont aussi vieilles que les débuts du capitalisme. Elles remontent aux débuts du XVIe siècle, à l'époque où les hommes des compagnies maritimes se mirent à fournir des gens réduits en esclavage pour les plantations d'Amérique, en opérant des razzias à l'intérieur du continent à partir des comptoirs côtiers installés par des navigateurs et des missionnaires. Ce commerce spécial, qui rapportait plus que n'importe quel autre commerce et qui s'est considérablement développé aux XVIIe et XVIIIe siècles, n'a fini par s'arrêter que dans les années 1880 environ.

A ce moment-là, il se faisait aussi en Afrique centrale un commerce d'esclaves au profit de marchands arabes, à partir de la côte orientale, qui alimentait le marché international de l'île de Zanzibar (sous l'oeil, d'ailleurs, d'un consul anglais). Comme l'a écrit l'explorateur Cameron, l'Afrique perdait son sang par tous ses pores...

Autre conséquence, les razzias esclavagistes contribuaient fortement à dresser les tribus africaines les unes contre les autres.

Ainsi, le bilan de l'intégration de l'ensemble congolais dans le commerce international se résume dans ce seul mot : la traite. Et la colonisation de l'époque impérialiste, dans la dernière partie du XIXe siècle, à partir des années 1880, allait frapper des sociétés paysannes gravement affaiblies et diminuées.

Au coeur de la concurrence inter-impérialiste, le Congo, propriété du roi Léopold II ! (1885-1908)

On peut tout de même se demander comment la Belgique, qui est un petit pays elle aussi, d'une superficie à peine supérieure à celle du Rwanda ou du Burundi, a pu s'approprier comme colonie un territoire non seulement lointain mais presque aussi vaste, lui, que l'ensemble des douze pays formant l'Union européenne.

Le fait est qu'elle dut beaucoup, outre bien sûr au fait que c'était un pays industrialisé avec une économie capitaliste et une bourgeoisie ancienne et riche, à... son roi Léopold, qui fut un roi des Belges et de la finance.

L'État belge ne datait que de 1830 et il n'avait pour l'essentiel dû son existence qu'à sa situation géographique, aux limites des zones d'influence des deux puissances européennes de l'époque : l'Angleterre et la France.

Dans la course aux colonies où la Belgique ne pouvait pas se mesurer à ces puissances, auxquelles venait s'ajouter l'Allemagne, elle sut encore saisir sa chance : en Afrique centrale, au confluent des pénétrations coloniales française, anglaise et allemande. De sa position au milieu d'intérêts concurrents, le roi Léopold II fit un atout.

Il voulait des colonies, lui aussi. Comme tous les autres dirigeants impérialistes. Il était roi, mais un roi de son époque ! Encore prince héritier, il déclarait déjà « La perfection de nos produits et la modicité de nos prix nous donnent le droit de revendiquer une place sur tous les marchés du monde » , car il n'était pas fou : « Dans l'Inde, toutes les familles anglaises ont un ou deux de leurs enfants qui y vivent, y cherchent et y font fortune. Ces fortunes se rapportent à Londres, et cette capitale, semblable à une ruche d'abeilles où ces insectes, après avoir sucé les meilleures fleurs, viennent déposer leur miel, est une des plus riches villes du monde » . N'étant pas soumis aux contingences politiciennes, le roi pouvait parler crûment : « Que ne deviendrait pas Anvers, ville de commerce et port de guerre, si nous avions une province en Chine ? » . Il pouvait assurer qu'en se mêlant au « bouleversement de l'Orient », les Belges « assureront à leur patrie la possibilité de prendre sa part des dépouilles des empires qui crouleront là-bas ».

Et citons encore, s'agissant de l'Afrique, en 1877 : « Je ne voudrais m'exposer ni à mécontenter les Anglais, ni à laisser échapper une bonne occasion de nous procurer une part dans ce magnifique gâteau africain. Je pense donc confier d'abord à Stanley une tâche d'exploration qui n'offense personne, nous donnera là-bas des agences et leur état-major dont nous tirerons parti dès qu'on se sera habitué en Europe et en Afrique à nos prétentions sur le Congo ».

Léopold embaucha en effet à son service l'explorateur anglo-américain Stanley qui allait lui assurer le contrôle de vastes zones autour du fleuve Congo, au moyen de traités avec des centaines de chefs de tribus et au moyen aussi de méthodes expéditives. Mais, officiellement, l'entreprise se para de nobles buts : c'est au nom d'une Association de géographie, fondée en 1876, que Stanley était supposé agir - une Association internationale où la France, l'Allemagne, la Grande Bretagne étaient représentées. Mais Léopold spécula avant tout sur l'opinion publique anti-esclavagiste. L'esclavagisme arabe, faut-il le préciser, rendit bien service à la propagande impérialiste en Europe. On devait aller délivrer les pauvres Noirs des négriers arabes, ce qui, pour les chrétiens, signifiait du même coup combattre l'islam...

L'Association fondée par Léopold s'intitulait exactement « Association internationale pour l'exploration et la civilisation de l'Afrique centrale ». Elle avait son drapeau, bleu avec des étoiles d'or censées symboliser « l'espérance luisant dans les ténèbres africaines » ! En somme, c'est Léopold II qui a inventé l'humanitaire à la sauce impérialiste...

Et, à l'issue de la conférence internationale des puissances coloniales à Berlin, en 1884-1885, un « État indépendant du Congo » fut reconnu, dont Léopold était désigné comme le souverain à titre personnel, indépendamment de l'État belge. Il avait bien tiré profit des contradictions d'intérêts : chacune des grandes puissances rivales préféra, plutôt que de permettre à une autre de prendre l'avantage, laisser sa part de « gâteau africain » en propriété privée au roi des Belges, sous l'appellation d'État « indépendant ».

Cependant, à Berlin, ses limites géographiques n'avaient pas été fixées et elles furent l'objet de nombreux marchandages et de nombreuses guerres.

Comment le roi Léopold mit la main sur le Katanga

Par exemple, pour compenser certaines concessions à la France, installée de l'autre côté de l'embouchure du fleuve Congo, Léopold ajouta à ses territoires, d'un coup de crayon rouge sur une carte, la région du Katanga. Celle-ci, zone intermédiaire en direction de l'Afrique australe, allait bientôt être convoitée par le colonisateur anglais Cecil Rhodes (dont le nom fut donné à la Rhodésie de l'époque coloniale britannique), spécialement lorsque sa richesse en minerais de toutes sortes commença à être soupçonnée, vers 1891-1892. La région du Katanga n'était cependant pas déserte ; c'était un royaume dont le chef s'appelait M'Siri. Une course s'engagea. Pour attirer des capitaux dont il avait besoin, Léopold fonda une Compagnie du Katanga et lui garantit que si le territoire devenait une province de son « État indépendant du Congo », il lui donnerait un tiers de ce territoire en concession, et il lui réservait l'exploitation de toutes les richesses minérales qu'on y trouverait. Sur quoi la Compagnie du Katanga organisa aussitôt quatre expéditions. M'Siri s'apprêtait à reconnaître le drapeau anglais, un capitaine le tua. La question était réglée, le drapeau bleu à étoiles d'or de l'EIC coupait court aux prétentions des Anglais, même si le royaume n'était pas « pacifié » pour autant, et si la région n'allait plus cesser de faire l'objet d'appétits occidentaux.

Quelques années plus tard, Léopold II jugea d'ailleurs opportun de composer avec les Anglais et de faire entrer des capitaux britanniques dans la Compagnie du Katanga.

Création d'une Force publique congolaise (1888)

Il n'empêche que la nécessité d'assurer un contrôle effectif de l'immense territoire posait le problème de la création d'une force militaire à demeure. Ce qui s'appela la Force Publique fut créé dès 1888.

Léopold ne disposait pas d'une armée nationale comme ses concurrents, seulement de volontaires. Au niveau des officiers, l'État belge trouva une méthode détournée pour l'aider : il en détachait, avec maintien de leur solde, à un Institut de géographie militaire qui les mettait à la disposition du Roi... En ce qui concerne les soldats, les agents de Léopold entreprirent de racheter aux négriers arabes des esclaves provenant de leurs razzias dans les régions orientales. Officiellement, ils « libéraient » ces esclaves... qui étaient aussitôt enrôlés dans son armée. Bientôt ces agents belges se passèrent d'ailleurs d'intermédiaires, ils reçurent des primes au recrutement qui en firent un nouveau genre de négriers tout simplement. Plus d'un officier de l'armée belge acquit par ces méthodes une belle aisance.

Quand on sait que, le plus souvent, on emmenait les recrues vers les camps d'instruction militaire enchaînées par le cou, on ne s'étonne pas qu'il y ait eu des révoltes mémorables au sein de la Force publique congolaise, en 1895 et en 1897 (en particulier lors d'une expédition lancée par Léopold II au nord-est parce qu'il nourrissait le rêve d'être un nouveau Pharaon du Haut-Nil...).

Des méthodes de recrutement à l'image de leur but : le pillage pur et simple

Il s'était d'emblée approprié un énorme butin de terres indigènes, déclarées par ses soins... « vacantes ». Il partagea ces domaines entre des « compagnies à charte » à qui il accorda des concessions, c'est-à-dire le droit de considérer chacune sa zone comme un État dans l'État, pour l'« exploitation » des ressources naturelles. Il s'agissait de rafler le maximum d'ivoire en tuant le maximum d'éléphants, ce qui n'eut évidemment qu'un temps, et d'amasser le maximum de caoutchouc sauvage à partir des lianes de la forêt. Mais même pour simplement piller, à cette échelle il faut beaucoup de main-d'oeuvre. D'où la mise des villages aux travaux forcés sous couvert d'impôt en nature.

Le système incitait les soldats, les sentinelles, les chefs de villages à se conduire en tortionnaires de leurs frères congolais, chargés de faire respecter des quotas inhumains de livraison de caoutchouc. L'usage de la chicotte (un fouet dont les lanières sont en peau d'hippopotame) était systématique, la vie des Noirs ne comptait pas. Femmes et enfants étaient, au besoin, enfermés en otages dans des camps, pour forcer la population à produire. Une autre méthode étant, selon les termes d'un rapport de l'époque, « l'expédition militaire, avec capture des chefs, massacre des habitants, mutilation des femmes ou des enfants à pieds ou mains coupés » .

Le système devint « rentable » très vite. Dès 1894-95, ce fut l'explosion des profits, qui faisaient l'admiration et l'envie des boursiers français.

Ce Congo colonial, où la barbarie était institutionnalisée par en haut, n'était qu'un vaste enfer. A l'impôt du caoutchouc, que ceux qui dénoncèrent le système appelèrent le « caoutchouc rouge », il faut ajouter les livraisons obligatoires de nourriture, et il faudrait pouvoir évoquer aussi le portage général à dos d'homme sur des pistes impossibles, ou encore la construction du chemin de fer de Matadi à Léopoldville qui entraîna une hécatombe.

Ces méthodes n'étaient pas une spécialité réservée aux colonisateurs belges, le Congo colonie française a connu lui aussi des atrocités similaires. Et il n'est peut-être pas inutile de rappeler qu'à la même époque le capitalisme belge, entre autres, n'était pas particulièrement tendre avec ses prolétaires de la métropole.

Mais on avait de la religion en ce temps-là, et les missions étaient là pour cela.

Le XIXe siècle a connu un grand développement des missions chrétiennes, en liaison avec l'expansion coloniale européenne dans laquelle elles ont joué un grand rôle : les missions protestantes d'abord puis leurs concurrentes catholiques (l'Eglise catholique avait tardé un peu à se remettre du mauvais coup de la Révolution française).

La croisade contre les esclavagistes arabes et contre l'islam leur donna des ailes. Il y eut au Congo - comme aussi au Rwanda et au Burundi - une densité missionnaire particulièrement importante.

Le « caoutchouc rouge » fait scandale

Léopold II, étant un souverain conscient de l'importance de la presse, avait mis en place un Bureau secret chargé de fournir une documentation selon ses goûts aux journalistes belges et étrangers, notamment américains. Néanmoins, le scandale du « caoutchouc rouge » commença à être dénoncé en Occident dans les premières années 1900. Léopold fut l'objet d'une grande campagne hostile. Cela coïncidait, il est vrai, à peu près avec l'époque où le pillage du caoutchouc sauvage commençait à perdre de son intérêt et où l'intérêt pour le Congo se déportait vers l'exploitation des mines ; cela coïncidait aussi avec certains intérêts de concurrents anglais. En tout cas, « Le crime du Congo » fut dénoncé par des célébrités littéraires comme Conan Doyle ou Mark Twain (plus connu pour les aventures de Tom Sawyer ou de Huckleberry Finn, Mark Twain publia une violente satire intitulée « Le soliloque du roi Léopold » ). Elle aboutit à la mise sur pied d'une commission d'enquête dont les rapports, tout édulcorés et tronqués des dépositions jointes qu'ils fussent, donnèrent une portée décisive au scandale.

En 1908, plutôt que de tout perdre en raison des visées anglo-américaines de plus en plus concrètes, la cession du Congo de Léopold à la Belgique fut finalement décidée, malgré bien des manoeuvres de retardement de la part du roi, destinées à mettre à l'abri une part de son immense fortune et à faire brûler ses archives... Le Congo léopoldien est alors devenu le Congo belge.

Mais le roi Léopold avait tenu à préciser « Mes droits sur le Congo sont sans partage ; ils sont le produit de mes peines et de mes dépenses... ce sont eux et eux seuls qui ont rendu possible et légitime mon legs à la Belgique. Ces droits,... la Belgique n'en possède pas au Congo en-dehors de ceux qui lui viendront de moi » . Léopold avait tendance à confondre sa fortune personnelle, les biens de la Couronne et ceux de l'État du Congo : son successeur à la tête de l'actuel « État indépendant » du Zaïre, Mobutu, s'il n'avait pas eu d'idées personnelles à ce sujet, n'aurait eu qu'à s'inspirer de ce modèle.

Léopold avait eu à coeur aussi d' « embellir » la Belgique, en faisant bâtir palais, châteaux, serres tropicales, musées à Bruxelles et à Ostende, ou réaliser des grands travaux maritimes à Anvers, etc. Ce que ne manquent pas de souligner ses laudateurs encore aujourd'hui ! Paris, Londres ou La Haye ont été « embellies » de la sorte, aussi, grâce à leur empire colonial...

Du Congo léopoldien au Congo belge : une continuité sous la coupe du grand capital

Cependant, le sens de l'État du roi Léopold II réside avant tout dans le fait que son oeuvre sanglante a consisté à placer son Congo sous la coupe du grand capital.

Il a fait sa fortune personnelle, certes, mais il y avait des capitaux derrière lui, belges bien sûr, et aussi anglais, américains et français. Les richesses du Congo étaient supérieures même à la voracité du seul grand capital belge ; elles furent d'emblée sous l'oeil intéressé du grand capital international. Il n'en reste pas moins que, s'il fallait mettre un seul nom sur les principaux bénéficiaires de l'exploitation du Congo, ce serait celui de la Société Générale de Belgique.

La Société Générale de Belgique, qui était et est toujours la principale puissance financière du pays, se présente, comme la plupart des banques occidentales, sous une façade « respectable ». Elle est dirigée par de dignes messieurs drapés dans leur « distinction ». Mais il ne faut jamais perdre de vue ce que cette façade-là représente de sang répandu, de populations décimées ! La barbarie d'un roi peut apparaître comme une séquelle d'un passé heureusement révolu, mais ce serait une erreur de la voir sous ce jour, car cette barbarie-là précisément était tout à fait moderne, c'est celle qui a fait les grandes fortunes capitalistes, les grandes fortunes bancaires, aux apparences soigneusement plus anonymes.

L' « empire de la Générale »

Le Congo belge est devenu ce qu'on a appelé « l'empire de la Générale ». La majorité des grandes sociétés dépendaient totalement ou partiellement d'elle.

La Société Générale de Belgique et l'État colonial (sinon même l'État belge, d'ailleurs), c'était tout un. D'ailleurs, sans le moindre fard, le gouverneur général du Congo ordonnait, en 1922 : « Les fonctionnaires de l'État se donneront pour devoir d'aider les grandes entreprises dans n'importe quel domaine » .

La direction était centralisée à Bruxelles. A 10 000 km du Congo, mais sur une superficie d'à peine un kilomètre carré, étaient regroupés le Palais Royal, les bâtiments ministériels, etc., et les sièges de la Société Générale et autres sociétés.

Plantations et cultures obligatoires

A côté de l'extraction du cuivre, du cobalt, etc., ce qu'on a appelé la mise en valeur de la colonie, c'étaient aussi les plantations sur les millions d'hectares volés aux paysans congolais. Malgré quelques réformes, l'État belge est loin d'avoir rendu les terres - et surtout pas les meilleures - aux communautés paysannes africaines qui avaient été spoliées sous Léopold. Beaucoup d'aristocrates belges continuèrent à posséder des plantations au Congo. Les expropriations foncières continuèrent même, cette fois au bénéfice de grands groupes capitalistes. Un exemple significatif est celui qui permit en 1911 au groupe anglais Lever de mettre la main sur une superficie de terres, parmi les meilleures, égale au quart de la Belgique.

Dans les villages, on instaura des cultures obligatoires, le riz ou le manioc quelquefois, mais dans de plus grandes régions les Congolais durent cultiver le coton pour le compte de grandes sociétés comme la Cotonco, à des tarifs de misère. Moyennant quoi le Congo devint un grand producteur de coton.

En cas d'insuffisance de livraisons de coton de la part des villages, des peines d'amende ou de prison, comprenant la peine du fouet, étaient appliquées. Et ce système fonctionna jusque dans les années 50, à la veille de l'indépendance, avec ses sanctions. Car ces cultures obligatoires étaient baptisées « éducatives »...

La paysannerie congolaise a été complètement bouleversée par l'exploitation coloniale, et ce qui a peut-être plus que tout décomposé la vie rurale traditionnelle, ce furent les réquisitions intensives de la main-d'oeuvre, sous la contrainte, pour le travail dans les mines. Les hommes partaient souvent pour plusieurs années à des centaines de kilomètres - recrutés par exemple dans la région du Rwanda-Urundi. Les villages se vidaient. Les femmes ne voulaient pas avoir d'enfants. Interrogées par des médecins dans les années 1930-1940, elles répondaient « C'est nous qui engendrons les enfants, mais c'est vous les Blancs qui les mangez » .

C'est son dépeuplement impressionnant qui a peut-être marqué le plus le Congo depuis les années 1880. D'après une approximation statistique établie à partir de plus de vingt sources différentes, la population y a été estimée à 25 millions pour ces années 1880. Dans les années 1930, soit le temps de deux générations plus tard, un recensement belge la chiffrait à... 9 millions. Elle n'était encore que d'environ 13-14 millions en 1960, selon diverses sources.

La politique des trusts miniers

La pénurie de main-d'oeuvre à exploiter était le gros problème de la colonie.

Déjà, au début du siècle, des aventuriers débarquaient au Katanga pour chercher fortune comme marchands de main-d'oeuvre. Les mauvais traitements, la sous-alimentation, les maladies entraînaient une mortalité terrible. Après l'annexion du Congo par la Belgique et la véritable mise en exploitation des mines, les trusts inaugurèrent des méthodes plus réfléchies, consistant notamment à coordonner les expropriations foncières et le recrutement minier, ce qui était bien sûr facilité par le fait que les trusts miniers et les trusts agricoles expropriateurs des villageois étaient souvent des filiales des mêmes sociétés financières...

Cela n'empêcha pas les méthodes terroristes de recrutement d'être encore employées au besoin. Ainsi, les recruteurs pour le compte des Huileries du Congo belge, du trust Lever, opéraient le fusil à la main et emmenaient les « embauchés » la corde au cou, ce qui fut à l'origine, avec la faiblesse des payes, d'un soulèvement de masse en 1931 dont la répression fit 500 morts. On parla à ce propos de la « révolte des BaPende », en utilisant donc une qualification ethnique, comme si les motifs de soulèvement de la population contre ces méthodes patronales avaient besoin d'avoir quelque chose d' « ethnique »...

Globalement cependant, on a qualifié la politique menée par les grands patrons envers les travailleurs de « paternaliste ». Les patrons ne cachaient nullement que ce souci dit « paternaliste » leur était dicté par celui d'assurer le renouvellement de leur main-d'oeuvre. D'où une politique sanitaire, une politique d'alimentation aussi, destinées à améliorer le rendement. De même, pour stabiliser cette main-d'oeuvre, les patrons logèrent leurs nouveaux prolétaires dans des camps de maisonnettes dépendant des compagnies, surveillés et encadrés comme des casernes, mais jugés pendant longtemps comme le fleuron d'une politique « sociale »...

Dans ces concentrations de travailleurs, dangereuses à ses yeux, le patronat suscita la concurrence entre travailleurs, notamment en recrutant des paysans originaires de peuples et de tribus souvent lointains, plus ou moins en rivalité, pour les opposer entre eux sur les chantiers. Il entretint soigneusement le morcellement des origines tribales en autorisant les chefs traditionnels à maintenir leur contrôle dans ces camps sur « leurs » salariés et... leurs salaires.

L'Eglise et l'État colonial congolais : une collaboration particulièrement étroite

Et, inévitablement, le patronat se servit aussi des missionnaires.

La totalité de l'enseignement, par exemple, était abandonnée exclusivement aux missions, belges bien entendu. Cet enseignement religieux se cantonna à un niveau élémentaire destiné à former des employés subalternes pour l'État et les sociétés privées. Il n'y avait que dans leurs séminaires que les religieux catholiques assuraient un certain enseignement de niveau secondaire. Et il n'est donc pas étonnant qu'à l'indépendance, en 1960, il n'y avait pas un seul Congolais médecin, vétérinaire ou ingénieur, mais des centaines de prêtres congolais et même un évêque.

L'archevêque de Malines expliquait en 1948 encore qu'il ne fallait surtout pas « exposer les esprits » aux « propagandes subversives, notamment à la propagande communiste. L'État (disait-il) a récemment établi en certaines villes des institutions scolaires neutres pour enfants européens. (...) si l'on s'avisait d'étendre cette mesure aux indigènes en établissant pour eux des écoles laïques à caractère neutre, ce serait tôt ou tard la catastrophe (...) ».

Il faut relever un aspect pernicieux, entre autres, de cet enseignement livré aux religieux : il ne se faisait que dans les diverses langues locales. C'était un choix des prêtres. La plupart étant certes des Belges mais de l'ethnie flamande, peut-être éprouvaient-ils de l'hostilité envers la langue des Wallons, le français, et transportaient-ils au Congo leurs histoires belges. En tout cas, l'enseignement exclusif dans les diverses langues maternelles - même au nom, peut-être, d'une forme de respect du « patrimoine culturel » des Africains (ce qui était possible de la part de certains curés) - et sans leur enseigner aucune langue qui leur aurait donné accès à des connaissances et à une culture plus larges que celles de leur petit village, a enfermé des générations d'enfants dans un univers étroit. De plus, ce facteur n'a certes pas joué un rôle unificateur de la population...

L'annexion à peine camouflée du Rwanda-Urundi

Lors de la Première Guerre mondiale, le territoire du Congo belge s'était agrandi. La Belgique avait récupéré en effet le contrôle (par mandat de la Société des Nations) de la colonie allemande du Rwanda-Urundi, qu'elle intégra sur le plan administratif comme province orientale de son Congo en 1925.

Cette région comprenait deux royaumes fortement constitués, que les Allemands n'avaient pas détruits. La société y était différenciée entre des pasteurs-guerriers (tutsis) et des paysans (hutus). Sans oublier une toute petite minorité de Pygmées, les Twas. Dans cette société, une aristocratie surtout tutsie, en tout cas au Rwanda, dominait une masse paysanne pauvre (qui cependant avait aussi ses chefs).

La différenciation était sociale, et pas spécialement ethnique, d'autant que tous parlaient la même langue et partageaient les mêmes traditions.

Mais la colonisation a monté en épingle la diversité ethnique pour l'exploiter à son profit. Elle ne l'a pas créée mais elle l'a manipulée à ses fins, en renforçant et structurant les différences. Ce qui présentait évidemment l'avantage pour elle de dresser les groupes entre eux, et de dériver les ressentiments des plus opprimés contre ceux des autochtones dont elle faisait ses auxiliaires au moyen de quelques faveurs.

Dans le cas du Rwanda et du Burundi, les Belges ont administré par le truchement des roitelets, considérablement affaiblis, et fait particulièrement des Tutsis leurs exécutants subalternes. A la fin des années 20, une grande réforme administrative officialisa leurs privilèges. On révoqua systématiquement les chefs hutus, même là où ils étaient fortement implantés. On chargea des Tutsis de prélever l'impôt et les hommes pour les corvées, on les chargea aussi des châtiments corporels au besoin, et enfin on éduqua les fils des chefs.

Cette discrimination fut même théorisée. Un Monseigneur belge pouvait qualifier les Tutsis de « chefs-nés », ayant « le sens du commandement », d' « auxiliaires nés » (pour le gouvernement) : il était modéré ! Ainsi, un petit livre publié en 1948 et destiné aux enfants belges développait la même chose en termes ouvertement racistes : « Lorsque son Altesse royale, le prince Charles, visita le Rwanda-Urundi, il fut frappé par la taille des notables, de véritables géants, régnant sur un peuple de nègres quelconques, dont ils sont totalement différents (...) ils forment en réalité une race de seigneurs ».

L'indépendance du Congo belge dans des conditions explosives

Depuis la Première Guerre mondiale, le destin des pays qui sont devenus le Zaïre, le Rwanda et le Burundi était donc lié, et certainement pas pour le meilleur. La Seconde Guerre mondiale eut, à son tour, des conséquences importantes au Congo belge, comme dans tous les pays colonisés.

La Belgique ne songeait même pas à une vague autonomie locale réservant quelques droits politiques à une minorité sélectionnée, pas au moindre replâtrage. Les dirigeants belges se sont accrochés à la forme coloniale de leur part du « gâteau africain » encore plus longtemps que les gouvernements français.

Pendant la guerre, la Belgique occupée par l'armée allemande, le ministère belge des colonies avait été promptement transféré à Londres et le Congo était devenu un des grands fournisseurs des Alliés en matières premières essentielles. Les mines fonctionnèrent à plein rendement. Des provisions de l'uranium qu'on avait découvert avaient été transférées en 1940 à New York par les bons soins de l'Union minière du Haut Katanga, en vue de la fabrication de la bombe atomique.

Un des administrateurs de l'Union minière put commenter avec satisfaction : « Beaucoup ne se sont peut-être pas encore demandé quelles étaient les raisons pour lesquelles la Belgique s'est redressée plus rapidement, après la guerre, que la plupart de ses voisins d'Europe. (...) Il suffit de savoir que le chiffre d'affaires de notre direction de guerre aux États-Unis (...) a atteint, pendant les hostilités, un montant annuel (qui) dépassait le maximum du budget annuel du gouvernement belge de Londres, avec la conséquence directe que la Belgique, au moment de la libération du pays, se trouvait n'avoir contracté aucune dette à l'égard de ses grands alliés : l'Angleterre et les États-Unis » .

L'intensification de la production eut cependant comme contre-coup un certain nombre de grèves et une véritable crise sociale en 1944-1945, avec des mutineries au sein de la Force Publique, des émeutes et des soulèvements dans les campagnes.

Pendant la période d'accalmie d'une dizaine d'années qui suivit, on parla à propos du Congo belge, plus que jamais, d'un « essor économique » inusité en Afrique. Rien ne semblait devoir changer dans la surexploitation des masses. En 1952 encore, on a recensé 20 000 condamnations, à des amendes mais aussi à des peines de prison, pour des « infractions » liées au système des cultures obligatoires.

Les années 50 : des changements en profondeur

Pourtant, les évolutions profondes allaient faire du pays une poudrière.

Les formes de la résistance populaire avaient adopté des inspirations religieuses. « Quelques illuminés », comme disaient les coloniaux, parlaient d'émancipation et de régénération des peuples d'Afrique par eux-mêmes. Les sectes de nature messianique et anti-européenne proliférèrent particulièrement à la fin de la guerre, y compris au sein de l'armée et de la police.

Parallèlement, la classe ouvrière grossissait. Le prolétariat avait augmenté y compris dans les villes, et plus seulement dans les zones minières.

Enfin, l'urbanisation s'est accélérée à partir de la guerre, particulièrement entre 1950 et 1955, alimentée par l'exode rural, et notamment dans la province de Léopoldville, la capitale du pays rebaptisée depuis Kinshasa.

Un facteur achevait de tendre la situation : la discrimination raciale généralisée. L'administration belge avait consciemment instauré la séparation des races dans l'habitat urbain, dans les transports en commun. Les Noirs n'étaient pas admis dans les locaux des Blancs (bars, restaurants, cinémas, piscines). Il existait un système de passeport intérieur, dans le but notamment de fixer la main-d'oeuvre : tout indigène voulant quitter son district de domicile devait demander une permission spéciale à l'État.

Et le racisme sévissait partout.

L'éveil du nationalisme et les « évolués »

Vers la fin des années 50, lorsque le mouvement de la décolonisation atteignit l'Afrique, et bien que le gouvernement belge semblât fermement résolu à ne rien anticiper concernant son pré carré, les ressentiments allaient s'envenimer et prendre une tournure nouvelle dans ce qu'il est convenu d'appeler « l'élite ».

Cette élite était très peu nombreuse, formée de salariés subalternes dépendant de l'administration et des trusts, vivant généralement dans les villes, relativement instruits, et qui en tout cas se distinguaient des masses populaires. Il n'y avait pas de formations politiques en son sein, seulement quelques associations d'anciens élèves des écoles chrétiennes ou de fonctionnaires et d'employés, sans revendication politique.

Les carences de l'enseignement destiné aux Congolais étaient pour beaucoup dans cette situation. C'est seulement en 1954 que le gouvernement socialiste-libéral de Bruxelles créa un enseignement laïque au Congo, ce qui fut un grand événement qui entraîna la rupture des missions catholiques et des prières dans les séminaires pour la mort du ministre... A l'époque où l'Ivoirien Houphouët-Boigny était ministre dans un gouvernement français, par exemple, il n'était pas possible à un Congolais de sortir du Congo belge pour poursuivre des études à l'extérieur du pays, bien qu'il n'y eût d'université au Congo qu'en 1955, catholique bien sûr.

Les jeunes Congolais étaient d'ailleurs formés dans la conviction, au moins apparente, qu'ils devaient tout aux Belges, y compris ces employés citadins qu'on appelait les « évolués » (et passons sur la dose de mépris, de racisme que ce terme même impliquait en l'occurrence). Ils n'aspiraient qu'à être assimilés aux Européens. La grande affaire pour eux pendant les années d'après-guerre fut d'obtenir la « carte du mérite civique » et l'« immatriculation », des sortes de brevets décernés par les autorités à quelques rares élus, qui devaient leur ouvrir la porte par exemple aux mêmes transports en commun ou au même enseignement que les Blancs.

En l'espace de quelques années, pourtant, les « évolués » devaient prendre cruellement conscience que sous l'administration belge la moindre égalité civile était impossible, sans parler d'assimilation, que même arracher quelques droits particuliers consacrant leur position supérieure par rapport à la masse du peuple était impossible, bref qu'il n'y avait pas de collaboration possible avec le système colonial qui leur aurait permis d'asseoir quelque peu concrètement leur sentiment de supériorité sociale.

Pour obtenir ces fameux brevets, il fallait justifier « d'une bonne conduite et d'habitudes prouvant un désir d'atteindre un degré plus avancé de civilisation » , donc se soumettre à des enquêtes humiliantes de commissions d'administrateurs, de missionnaires et d'espions des compagnies, y compris au domicile du postulant. En 1958, il n'y avait qu'une infime poignée d' « immatriculés » pour tout le Congo. De toute façon, ce statut n'avait aucun contenu réel. 24 000 fonctionnaires et employés belges touchaient une masse globale de salaires équivalente à celle de plus d'un million de salariés congolais.

On conçoit que cette petite-bourgeoisie, en tout cas potentielle, ait été désillusionnée et remplie d'amertume !

La nature sociale de ses aspirations était tout à fait claire sous la plume de Patrice Lumumba, ancien postier et président de « l'Association des Evolués de Stanleyville » puis directeur commercial d'une brasserie de Léopoldville. En 1956, il expliquait cette déception des « immatriculés » (il en était un) en constatant qu'en dépit de tous ses mérites, sa situation dans la société, sa valeur professionnelle, etc., « l'immatriculé congolais est, à part quelques rares exceptions, économiquement et socialement assimilé à tout autre Congolais » . Selon lui, il convenait « de prévoir deux législations spéciales, l'une applicable aux ouvriers et employés sans qualification, et l'autre applicable aux Européens et assimilés... Par assimilés, il faut entendre tous les ouvriers et les employés d'élite qui seraient dans le même statut que les Européens » ; (...) « Pour la masse non évoluée, on pourrait encore maintenir le statu quo et la laisser diriger et guider - comme cela se fait dans tous les pays - par l'élite responsable : élite blanche et élite africaine » .

Comme on peut le constater, Lumumba ne se posait pas alors en porte-parole du peuple mais en celui d'une mince couche dont l'aspiration se limitait à vouloir être associée par la puissance coloniale à l'exploitation de la masse de son peuple.

C'est le mur opposé par les dirigeants belges à ces aspirations timides qui amena alors les hommes tels que Lumumba à se radicaliser. Le mieux que ces dirigeants belges avaient à proposer, en 1956, était un plan destiné à réaliser l'émancipation politique de l'Afrique belge de manière à aboutir à une union fédérale belgo-congolaise au bout de... trente ans !

Le premier manifeste d'esprit nationaliste parut la même année dans une revue, « Conscience africaine », orné d'une photo du roi Baudouin. Il restait bien respectueux et fut aussitôt dépassé par une association culturelle à base ethnique, l'Association des Bakongo, qui s'était politisée au cours des dernières années et dont le leader était Joseph Kasavubu, un ancien séminariste. Les Bakongo sont le peuple de la région qui forme l'arrière-pays de Léopoldville. Ils constituaient la masse des manoeuvres habitant les faubourgs de la capitale, 40 % de sa population.

1958-1959 : les dirigeants impérialistes belges pris de vitesse

En 1958, trois événements extérieurs contribuèrent à accélérer les événements : pendant l'été, l'Exposition universelle de Bruxelles fournit l'occasion, pour des employés venus des six provinces du Congo, de se rencontrer - au pavillon des missions, bien entendu - et tout simplement de se connaître entre eux et de faire connaissance avec les autres Africains. Le 24 août, le discours du général de Gaulle à Brazzaville, annonçant aux colonies françaises d'Afrique noire « l'indépendance, quiconque la voudra pourra la prendre aussitôt », eut un grand retentissement de l'autre côté du fleuve, à Léopoldville où, dans la ville congolaise, on écoutait et commentait aussi les émissions de radio en provenance du Caire et du Ghana.

Le Ghana avait obtenu son indépendance l'année précédente, et, en décembre, une grande conférence pan-africaine fut réunie à Accra, sa capitale, d'où trois délégués congolais, parmi lesquels Patrice Lumumba, revinrent enthousiasmés. C'est dans cette période que Lumumba constitua le Mouvement National Congolais, ou MNC, se donnant pour but de « mettre tout en oeuvre pour libérer le Congo de l'emprise du colonialisme impérialiste, en vue d'obtenir, dans un délai raisonnable et par voie de négociations pacifiques, l'indépendance du pays » . Il s'agissait donc, cette fois, d'un mouvement politique qui n'était pas à base ethnique et qui se voulait à l'échelle de tout le pays.

A son retour d'Accra, Lumumba annonçant les objectifs du MNC fut acclamé et les Belges conspués, lors d'un meeting qui rassembla plusieurs milliers de Congolais et qui était le premier meeting de ce genre dans toute l'histoire du Congo.

L'émeute qui se déclencha le 4 janvier 1959 à Léopoldville fut une explosion des couches populaires les plus opprimées qui, à la suite d'une brimade presque anodine dans le contexte, se déchaînèrent pendant plusieurs jours contre les commerçants-usuriers grecs et portugais de la cité indigène puis contre tout ce qui pouvait symboliser la présence européenne. Le chômage avait beaucoup augmenté les derniers temps et c'était surtout la population des manoeuvres bakongo qui était touchée et qui participa aux émeutes.

La répression ne se fit pas attendre. Dans la ville européenne, des groupes d'Européens s'étaient armés, ils collaborèrent avec la Force Publique dont les blindés étaient précédés d'une grande banderole portant « Attention, on va tirer », ce qu'ils firent, à la mitraillette, à la grenade et au mortier...

Huit jours avant ces émeutes, un témoin avait remarqué : « le slogan d'indépendance ne touchait que des milieux restreints d'évolués, il y a quelques semaines encore, mais aujourd'hui, il est répandu dans la masse, à Léopoldville » . Une indépendance politique que les dirigeants belges n'avaient pas préparée...

Une indépendance politique que les dirigeants belges n'avaient pas préparée...

Quelques jours après, le 13 janvier, le roi Baudouin annonçant pour la fin de l'année des élections au suffrage universel aux conseils de territoires, employait le mot d'indépendance pour la première fois. Quoiqu'il ne fût accompagné d'aucune précision de délai, le mot avait été lâché, et au sommet de l'État belge !

Les sommets dirigeants de l'impérialisme belge, dans les circonstances de l'heure, suffisamment conscients pour se rendre compte qu'il ne leur était pas possible de se lancer dans une guerre de reconquête comme la France au même moment en Algérie, n'avaient plus d'autre choix que d'admettre la fin de leur pouvoir colonial.

Une fois admis le principe, ils auraient sans doute souhaité conserver le processus de la décolonisation sous leur contrôle, pouvoir disposer à leur service étroit d'un appareil d'État qui n'aurait été, sous la fiction de l'indépendance et d'un siège à l'ONU, qu'un prolongement de l'État belge, bref, mener à bien une décolonisation dans « la sérénité et l'amitié » comme le gouvernement de Gaulle y parvenait dans les pays de l'ex-Afrique occidentale française (à l'exception de la Guinée) ou l'Angleterre dans d'autres colonies. Mais ils étaient pris de vitesse, à la fois par la violence de la révolte à l'intérieur et par la vague de décolonisation dans toute l'Afrique, propagatrice d'espoirs de liberté qui agitaient les masses.

Et, contrairement à de Gaulle qui disposait de Houphouët-Boigny, de Léopold Sedar Senghor, d'hommes politiques formés dans le sérail de la IVe République et liés aux dirigeants français, l'État belge n'avait pas su, ou pas voulu, former des cadres africains. Il n'avait pas préparé une équipe dirigeante congolaise de rechange à qui il aurait pu léguer en confiance le soin de poursuivre la défense de ses intérêts au Congo. Ces jeunes nationalistes de Léopoldville, les dirigeants belges ne les connaissaient même pas la veille...

... et qui excitait les convoitises impérialistes concurrentes

Les responsables belges n'avaient pas préparé une décolonisation, décidée en

fin de compte à la hâte sous la pression des circonstances. La situation était d'autant plus critique - les richesses du Congo étant sans commune mesure avec celles des petits pays de l'Afrique occidentale - qu'avec l'indépendance, le « gâteau congolais » allait aiguiser les convoitises...

Le passage à l'indépendance n'allait pas, dans ces conditions, consister en une simple cérémonie de passation des pouvoirs à des serviteurs sélectionnés et fidèles, comme en Côte d'Ivoire ou au Sénégal. Au contraire, il se traduisit par une véritable dislocation du pays.

La couche potentiellement dirigeante se fragmenta avant même que l'indépendance fût officiellement reconnue. Les ambitions rivales s'affrontèrent d'autant plus que le champ qui s'ouvrait devant elles était un territoire immense. Sur une surface de la taille de l'Europe des Douze, avec des grandes villes situées à plus de 1 000 km à vol d'oiseau les unes des autres, un peu comme, grossièrement parlant, un triangle dont les pointes seraient Londres, Varsovie et Rome, sur un si grand espace, plusieurs prétendants surgirent : les uns visant le pouvoir à la tête du nouvel État indépendant, d'autres cherchant à se tailler des fiefs en jouant sur les appartenances ethniques, avec pour ambition de transformer leurs fiefs en États indépendants.

Ces ambitions rivales, à peine esquissées, ont été aiguisées, portées au paroxysme par la rivalité entre puissances impérialistes, voire entre trusts concurrents. L'indépendance du Congo n'était encore qu'annoncée que, de la CIA au SDECE, les services secrets des grandes puissances impérialistes qui avaient des visées sur le Congo grouillaient déjà et qu'à côté des paras belges, on voyait arriver les mercenaires.

Certes, toutes les puissances occidentales concernées, la France, les États-Unis, la Grande-Bretagne et évidemment la Belgique, étaient en accord pour tenter d'écarter le spectre d'une évolution radicale, susceptible de se propager, en cette période tumultueuse de décolonisation et de montée du « tiers-mondisme », du Congo vers l'Angola voisin, vers les ex-colonies françaises en train de se transmuer en États indépendants, voire vers la riche mais explosive Afrique du Sud.

Toutes étaient aussi en accord, en cette période de guerre froide, pour ne pas permettre à l'Union soviétique de prendre pied dans cette zone stratégique. L' « anti-communisme » était alors le maître-mot pour sélectionner les futurs dirigeants.

Mais, à part cela, c'était du « chacun pour soi », chaque puissance impérialiste cherchant à fabriquer des leaders congolais, au service du monde occidental certes, mais tout autant au service qui des intérêts belges, qui des intérêts français, qui des intérêts américains.

Le peuple congolais a payé par plusieurs années d'anarchie sanglante la rivalité entre puissances impérialistes, voire entre trusts concurrents, dont les conflits feutrés étaient relayés sur le terrain par des pantins à leur service ou qui rêvaient de l'être.

La prolifération des partis politiques dans une situation sociale tendue

Dès l'année 1959, les dirigeants impérialistes n'étaient plus en mesure d'imposer leur solution d'en haut pour gouverner le Congo. Il leur fallut composer, pas à pas, avec les solutions qui se dégageaient sur le terrain, à travers des affrontements où les aspects politiques, sociaux, ethniques, s'enchevêtrèrent et s'inter-influençèrent.

L'année vit se développer une situation de plus en plus tendue, jalonnée par des conflits ethniques largement alimentés par les provocations de l'administration, des émeutes, des grèves (plus que dans toute l'histoire du Congo), des manifestations anti-européennes dans tout le pays, accompagnées d'une vague générale d'anti-cléricalisme.

Ce qui fut peut-être le plus inattendu, en tout cas pour les autorités coloniales, ce furent l'entrée en dissidence de vastes zones rurales et le radicalisme de masses paysannes que les administrateurs jugeaient sages et conservatrices. Dans les régions rurales du Bas Congo, les responsables belges n'avaient plus aucune autorité, la population refusant de payer l'impôt et les taxes de marchés, refusant tout ce qui venait des Européens, leurs médecins et leurs curés compris. On n'en était plus là à la rédaction de manifestes, c'était un phénomène de rejet tel qu'il sema la panique chez les administrateurs et domina tous les derniers mois de la présence belge au Congo.

Cette situation fut un atout pour l'Association de Joseph Kasavubu, radicale et réactionnaire à la fois, qui fit du Bas Congo sa base régionalo-ethnique.

A la même époque, le MNC - le Mouvement National Congolais - de Lumumba, malgré la popularité de ce dernier, connaissait des difficultés. Ses dirigeants étaient issus de la petite-bourgeoisie des employés. Leur programme était unitaire et pan-africain. Il demandait l'instauration d'un État démocratique indépendant, s'opposait à la balkanisation comme aux discriminations raciales et ethniques et prônait la promotion des femmes. Les membres du Bureau dirigeant du MNC étaient les représentants de courants politiques distincts et d'ethnies diverses. Dans un contexte où la plupart des organisations nationalistes qui se formaient le faisaient dans un cadre ethnique ou régional, où les tentations séparatistes étaient puissantes, le MNC était lui-même tiraillé en divers sens, et il subit des scissions graves.

Dans cette prolifération brutale des partis politiques, on se doute bien que les colons belges ne restèrent pas neutres et inactifs. Ils fondèrent des partis à cadre régional, camouflés derrière des hommes de paille congolais, recrutant notamment parmi les chefs les plus compromis avec la colonisation qui cherchaient à s'assurer un avenir de chefs - des partis du coup presque partout violemment antagonistes. Un grand mouvement réactionnaire inspiré par les colons ne put voir le jour. L'administration tenta bien de lancer un parti politique national pour faire pièce au mouvement de Lumumba : le Parti National du Progrès, ou PNP. Mais, les Congolais baptisèrent ce PNP le Parti des Noirs Payés... On mesure son succès !

Il faut faire une place particulière à la province du Katanga. Le dirigeant katangais le plus en vue était Moïse Tshombe ; son organisation qui était le résultat de la fusion d'une association congolaise et d'une organisation de colons, parlait d'autonomie interne dans un cadre vaguement fédéral. En cette fin 1959, Tshombe trouvait déjà des soutiens dans les milieux colonialistes de Rhodésie et d'Afrique du Sud, et surtout celui de l'Union Minière du Haut Katanga.

Un fil conducteur traverse les cinq années chaotiques et sanglantes que le Congo allait connaître : la volonté de la puissante Société Générale belge et de l'Union Minière du Haut Katanga de conserver à leur profit le contrôle des richesses du Katanga, au milieu des appétits concurrents, surtout du côté américain.

De janvier à juin 1960, les dirigeants belges « préparent » l'indépendance à leur façon

Au début de 1960, les responsables de la politique coloniale belge et leur administration semblèrent presque pressés maintenant d'en finir avec le Congo. A l'issue d'une « Table ronde » qui se tint à Bruxelles en janvier-février 1960, la date exacte de l'indépendance fut annoncée pour... le 30 juin suivant, et en ces termes : « La Belgique, le 30 juin, remettra toutes les clés au Congo et ce sont les Congolais eux-mêmes qui décideront de l'usage qu'il conviendra d'en faire » .

Les financiers belges prirent immédiatement des mesures de sécurité. Une « Table ronde » économique se tint en avril-mai où, face aux émissaires de la finance belge, les « experts » congolais étaient des étudiants formés à la hâte dans les milieux catholiques... L'opération consista à soustraire à l'État congolais indépendant le contrôle des actions et des participations dans les entreprises du pays qui aurait dû normalement lui revenir. Ce qui lui coupait en partie les vivres.

Les dirigeants belges apparaissaient bien décidés à ne faire aucun cadeau au jeune gouvernement. Dans la même précipitation, pendant ce mois de mai 1960, le Parlement belge vota une Loi fondamentale qui donnait aux provinces du Congo, jusque là simples divisions administratives, des pouvoirs de gouvernements autonomes avec les postes de fonctionnaires à la clé. Autant dire qu'il préparait l'huile pour le feu.

Quant à la façon dont les finances seraient réparties entre l'État et ces provinces, ou attribuées les redevances minières, point important s'il en est, elle était laissée en suspens, comme un baril de poudre sous les pieds des nouveaux dirigeants.

Lesquels n'étaient pas encore désignés.Des élections, au mois de mai, eurent pour résultat une victoire de Lumumba. Malgré les handicaps, le MNC seul apparaissait comme une formation nationale, avec 30 % des élus dans cinq provinces sur six (la sixième étant le Katanga).

Le 30 juin 1960 et la dislocation immédiate du Congo « indépendant »

Le 30 juin 1960, Kasavubu devint chef de l'État congolais et Lumumba chef du gouvernement. A l'occasion de la cérémonie de l'indépendance, Baudouin, le roi des Belges, trouva le moyen de prononcer un discours comportant un éloge du colonialisme ! Alors, Lumumba s'élança et prononça lui aussi un discours, mais non programmé. Baudouin, tout pâle, entendit alors, au lieu d'un « Merci à la Belgique », un réquisitoire virulent contre les 80 ans du régime colonialiste et ce qu'ils avaient coûté au peuple congolais de sang, de souffrances, de spoliations et d'humiliation raciale.

Lumumba était déjà détesté dans les cercles coloniaux patronaux, il récolta un puissant ennemi de plus !

Quelques jours à peine après ce 30 juin, Kasavubu et Lumumba se retrouvèrent devant un État et un pays en pleine dislocation. Et c'est du pilier de l'État, son armée et sa police, que vint immédiatement l'ébranlement.

La mutinerie éclata dès le 5 juillet, à la suite d'une brimade, une de plus, qui avait excité les soldats congolais contre les officiers, tous des Blancs. En quelques jours, la plupart des garnisons s'insurgèrent. Lumumba voulut les réprimer et faire respecter les accords passés avec la Belgique qui laissaient l'encadrement de l'armée aux Belges. Puis, il promit une promotion générale d'un grade et l'amélioration des soldes. C'était trop tard, de toute façon. Les soldats, le ceinturon à la main, descendirent en groupes sur Léopoldville où les Européens subirent de violents sévices, les femmes et les religieuses notamment, ce dont la presse parla particulièrement à l'époque.

L'intervention des paras-commandos belges amena le gouvernement à répondre par la rupture des relations diplomatiques avec la Belgique.

Au même moment, plusieurs milliers de fonctionnaires belges, en principe mis à la disposition du nouveau gouvernement, s'enfuyaient. Les employés noirs, comme les soldats, exigeaient une amélioration concrète de leur situation, l'accès à des postes plus élevés, bref que l'indépendance ait une signification concrète. Du côté des Européens, ce fut un sauve-qui-peut : en pleine nuit, ils se précipitaient sur les bateaux pour franchir le fleuve et se réfugier à Brazzaville.

Si bien qu'avec la liquidation de fait de l'encadrement militaire et administratif, le pouvoir central n'avait plus de prise sur les événements.

Au Katanga, au contraire et c'était significatif, l'appareil colonial demeurait pour l'essentiel en place, avant tout les militaires belges - la mutinerie brisée. Les émissaires du gouvernement de Bruxelles mobilisèrent sur place tous les Belges de 20 à 45 ans. Le 11 juillet, la province du Katanga (60 % des ressources de l'État) se proclama indépendante. Une banque nationale du Katanga et un franc katangais étaient créés.

Derrière la sécession katangaise, il y avait l'Union Minière et la Société Générale. Et la tentative de sécession était soutenue, ouvertement ou discrètement, par la Belgique comme par la Grande-Bretagne et la France. Incapables de contrôler le Congo, elles voulaient au moins mettre un cordon sanitaire autour du coffre-fort katangais.

Mais elles allaient rencontrer, et de plus en plus, l'opposition de l'impérialisme américain, attentiste au temps de Lumumba, mais misant par la suite sur l'unité de l'ex-Congo belge.

Trois semaines après la sécession katangaise, c'était au tour du Sud Kasaï, région d'exploitation de diamants industriels contrôlée par une autre grande société minière occidentale, de faire sécession, se proclamant État indépendant allié du Katanga.

Le gouvernement Lumumba, réduit à l'impuissance, n'a tenu en tout que deux mois et demi à peine.

L'ONU, paravent de l'impérialisme américain

Dès les 12 et 13 juillet, Lumumba et le chef de l'État, Kasavubu, firent appel à l'aide de l'ONU en invoquant l'agression belge, ce que l'ONU refusa de reconnaître (sauf l'URSS). Les Casques bleus furent envoyés « pour le maintien de l'ordre et la protection des vies humaines » . Ils allaient rester au Congo jusqu'au début de 1964, mais la protection des vies humaines n'eut que peu à voir avec cette présence.

Les conseillers de l'ONU s'attachèrent d'abord à la reconstitution d'une force armée plus solide autour de l'homme choisi : Mobutu, un ex-sergent-comptable de l'armée coloniale, ex-agent de la Sûreté belge dit-on aussi, devenu chef d'état-major et colonel. Mais, sous le prétexte d' « éviter la violence », ils ne s'en prirent nullement au Katanga. Au contraire, ils le protégèrent par une passivité délibérée. Quand les forces de l'ONU intervinrent, ce fut pour entraver les expéditions militaires tentées par Lumumba, et pour protéger les centres, en particulier contre le soulèvement armé des paysans baluba qui, munis d'arcs, de lances, de machettes, se heurtaient à la gendarmerie de Tshombe, munie elle d'armes modernes. La neutralité de l'ONU n'était qu'une fiction et ses protestations platoniques. On a connu cela ailleurs, bien souvent...

La gendarmerie de Tshombe était encadrée par des officiers belges et destinée avant tout à protéger la région minière du sud de la province, limitrophe de la Rhodésie. Mais, de tous côtés, venaient en outre des mercenaires, y compris des racistes blancs d'Afrique du Sud, mais ces mercenaires qu'on appela « les affreux » venaient en plus grand nombre encore des pays européens, Belgique et France surtout, où Tshombe avait des bureaux de recrutement, tandis qu'une sorte de pont aérien plus ou moins clandestin lui apportait armes et matériel.

C'est là que commença véritablement la carrière de mercenaire international de Bob Denard, mercenaire grassement payé par ses employeurs successifs, par Tschombe contre Mobutu, puis par Mobutu contre Tschombe, mais toujours manipulé par les services secrets français, pour le compte de qui il faisait officieusement ce qui ne pouvait pas se faire officiellement.

Les trusts n'ont pas eu à souffrir de la sécession ! L'industrie minière accrut même sa production ; l'année 1960 fut une des meilleures années dans l'histoire de l'Union minière. La barrière de sécurité fonctionna bien.

Comment fut réglé le « problème Lumumba » (janvier 1961)

Finalement, après un épisode où le chef de l'État, Kasavubu, et le Premier ministre, Lumumba, se destituèrent mutuellement, Mobutu proclama, le 15 septembre, l'état d'exception au nom de l'armée, et Lumumba fut emprisonné.

Sa réputation de héros anti-impérialiste ne fit plus dès lors que grandir. L'agitation anti-colonialiste continuait, plusieurs provinces se donnèrent alors des gouvernements « lumumbistes » en rupture avec le gouvernement central à leur tour. Si bien que Lumumba devint encore plus gênant qu'en liberté. Avec la complicité de Kasavubu, le colonel Mobutu se chargea de la sale besogne en le livrant carrément, le 17 janvier 1961, à Tshombe et à ses gendarmes katangais, qui l'assassinèrent aussitôt.

La mort de Patrice Lumumba eut un profond retentissement, il y eut d'ailleurs de nombreuses manifestations de protestation un peu partout dans le monde. En fait, il n'avait fait que suivre le peuple congolais, que tenter de ne pas se laisser déborder. Mais les hommes de main des impérialistes ont débarrassé ces derniers d'un personnage que la confiance des masses, qu'il avait jusqu'à un certain point réussi à capter, rendait imprévisible, voire dangereux.

Les dirigeants américains s'orientent vers la réunification du Congo : la difficile liquidation de la sécession katangaise (janvier 1963)

Une fois Lumumba disparu, cependant, le problème du rétablissement de l'ordre impérialiste au Congo demeurait difficile à résoudre. Le pays était divisé en gros en trois centres de pouvoir : les provinces orientales, autour de Stanleyville, avec leur gouvernement « lumumbiste » reconnu par les pays du bloc de l'Est ; le gouvernement de Léopoldville, sous la tutelle de l'ONU, aidé par les dollars américains et soutenu par l'Eglise catholique ; et enfin le Katanga. Là, le « bloc » occidental prenait l'aspect d'un panier de crabes belgo-anglo-français.

Dès le 21 février 1961, l'impérialisme américain fit adopter par l'ONU une nouvelle résolution autorisant l'intervention des Casques bleus « dans n'importe quelle circonstance » au Congo.

Les dirigeants américains s'orientèrent désormais clairement vers la réunification du Congo. Une fois débarrassés des risques des premiers temps, par exemple de nationalisation, ils préféraient, du point de vue de leurs intérêts, un Congo unifié.

Un État katangais entièrement soumis à l'Union minière risquait à leurs yeux de devenir un nouvel avatar de chasse gardée pour ceux qui étaient dans la place : les milieux d'affaires belges et, dans une certaine mesure, français et anglais. Or, le plus puissant des impérialismes ne voulait plus de ces barrières coloniales qui limitaient ses propres ambitions. En outre, un Congo indépendant mais privé des seules régions riches n'aurait pas eu les moyens d'entretenir un appareil d'État à peu près capable de se financer.

Amener l'Union minière à composition et surtout réduire le Katanga indépendant ne fut pas une mince affaire. Il y fallut l'année 1961 et l'année 1962.

Les forces de l'ONU commencèrent par subir un échec humiliant face aux gendarmes katangais et à une poignée de mercenaires français. C'est, d'ailleurs, tout un symbole que le Secrétaire général de l'ONU de l'époque, Dag Hammarskjöld, trouva la mort dans un accident d'avion quelque peu mystérieux, en se rendant à une négociation de cessez-le-feu avec Tshombe, qui apparaissait comme son vainqueur.

Une nouvelle intervention appuyée par les États-Unis, en décembre 1961, osa cette fois s'en prendre même aux chemins de fer et aux installations de l'Union minière. Les « Casques bleus » commirent à cette occasion des brutalités qui soulevèrent dans la grande presse en Europe un tollé d'autant plus fort que l'intervention était violemment attaquée par les gouvernements anglais, français et belge qui soutenaient Tshombe.

Le problème était d'autant plus délicat que l'ONU essayait d'obtenir la réintégration du Katanga dans le Congo sans briser son appareil de répression et son Monsieur Tshombe. Ce problème était bien davantage politique que militaire. Tshombe se montrait un homme de paille efficace pour le compte de l'impérialisme, même s'il exploitait autant qu'il le pouvait les âpres rivalités entre Américains et Européens. Il pouvait reservir.

En fin de compte, sans doute les tractations entre les dirigeants des différents impérialismes pour un nouveau partage de leurs intérêts financiers avaient-elles réussi à aboutir à un compromis, et les Belges avaient-ils dû se faire une raison : toujours est-il que les palabres et pourparlers vinrent à leur terme en décembre 1962. Tshombe abandonné par l'Union minière, la sécession, dès lors rapidement liquidée, connut son point final en janvier 1963.

Mobutu prend tous les pouvoirs (novembre 1965)

Tshombe, lui, réapparut bel et bien : il fut rappelé d'un exil doré à Madrid mais, cette fois, pour prendre la tête du gouvernement central. Pendant ce temps, Mobutu, toujours chef de l'armée, avait fini par reconstituer celle-ci sous la direction de fait des deux chefs mercenaires, l'un français et l'autre belge, Bob Denard et Schramme. Une fois l'armée consolidée, Tschombe avait fait son temps comme Premier ministre.

Joseph Kasavubu, cependant, était toujours là, président officiel du Congo, quand, le 24 novembre 1965, le colonel Mobutu prit tous les pouvoirs et le destitua.

Etant donné le rôle, officieux mais considérable, de la France dans l'ascension de Mobutu, elle pouvait espérer être payée de retour. Hélas pour elle : la CIA était plus efficace que le SDECE et, surtout, les États-Unis plus puissants que la France. Mobutu finit par mettre Bob Denard à la porte, liquida, non sans mal, son armée privée et choisit de s'acoquiner avec Washington plutôt qu'avec Paris. Mais il sut, par la suite, les mettre en compétition en sachant servir les deux.

Les indépendances du Rwanda et du Burundi (1962)

Le Rwanda-Urundi, de son côté, n'a eu droit à l'indépendance que deux ans après le Congo, en 1962. La région (intégrée administrativement depuis 1925, rappelons-le, dans le Congo belge) fut en effet utilisée alors comme plaque tournante pas trop lointaine pour les relations entre le Katanga sécessionniste et la Belgique. Détachée du territoire congolais, notamment sur les plans commercial et bancaire, elle fut ensuite divisée et ce furent deux États distincts qui accédèrent à l'indépendance.

Au Burundi, les militaires tutsis furent laissés au pouvoir. Mais au Rwanda, l'administration belge et l'Eglise catholique qui s'y étaient aussi appuyées sur la minorité tutsie dont elles avaient fait leur auxiliaire, opérèrent au dernier moment une volte-face complète.

C'était une tentative de contre-feu : afin de faire face à la montée du nationalisme au sein de l'« élite » tutsie, elles appuyèrent désormais un Parti créé parmi les Hutus. Une jacquerie paysanne accompagnée de massacres fut qualifiée de « révolution sociale » contre le « joug féodal » tutsi, et la monarchie fut abolie. Les paysans étaient censés avoir pris leur revanche sur les responsables de leurs malheurs : les Tutsis - et non la colonisation belge ! C'est de là que date le grand exode initial des Tutsis dans les pays voisins.

L'opération, massacres compris, avait été préparée et patronnée par les Belges, leur résident militaire et leur archevêque.

Les destins des trois ex-colonies belges devenues indépendantes restaient parallèles. Toutes les trois, des dictatures infâmes pour leurs peuples. Toutes les trois, des terrains de rivalités entre puissances impérialistes désireuses de prendre une part de l'héritage de l'impérialisme belge, qui lui-même n'a pas complètement décroché.

L'infâme dictature de Mobutu

A partir de 1965, s'ouvrit donc au Congo l'ère Mobutu qui se prolonge encore aujourd'hui.

Elle fut saluée pendant longtemps en Occident comme celle de la stabilité et de le prospérité retrouvées : le paradis de l'Union minière et des profits - bénéficiant de la hausse continue, à l'époque, des cours du cuivre et de l'aide des États-Unis.

Mobutu exerça une dictature sans pitié.

D'emblée, il s'arrogea tous les pouvoirs, cumula les fonctions, élimina brutalement, par exemple au moyen de pendaisons publiques, tous les concurrents avérés ou potentiels, massacra des dizaines d'étudiants, tout en réduisant les derniers soubresauts des rébellions populaires dans plusieurs zones rurales.

Il se posait alors volontiers en nationaliste successeur de Lumumba. Pendant quelques années, il fit mine de vouloir récupérer l'exploitation minière mais on était loin d'une expropriation des intérêts privés, et l'affaire se conclut bien vite par un accord qui laissait la gestion et la commercialisation des minerais à une filiale de la Société Générale...

En fait de nationalisme radical, l'opération se borna à un changement général des noms de lieux et de l'état civil, baptisé « zaïrianisation ». Le Congo belge est devenu le Zaïre, le Katanga est devenu le Shaba, Léopoldville Kinshasa, et ainsi de suite.

Dès 1968-1969, l'opposition anéantie et les bonnes relations rétablies avec la Belgique, ce fut la ruée des hommes d'affaires étrangers sur ce pays riche où les rapatriements de devises n'étaient soumis à aucun contrôle.

Mobutu, disposant désormais à son tour du pays comme de son patrimoine privé, répartissait la manne à sa guise, au profit d'une clientèle à la fois familiale et régionale, à travers son parti unique. Ce fut une entreprise de pillage qui enrichit une bourgeoisie congolaise aux intérêts intimement liés à ceux des puissances impérialistes - la corruption étant plus active que les éventuels investissements productifs...

A la fin des années 70, près de 60 % des revenus de l'État étaient détournés, mais le Zaïre avait en 1978 l'endettement en dollars le plus élevé du monde par tête d'habitant. Le pouvoir d'achat était inférieur au tiers de ce qu'il était en 1965. Le Zaïre était devenu importateur pour la moitié de ses besoins en produits agricoles. La population était encore appauvrie et l'économie ruinée.

Et toute l'histoire de la dictature de Mobutu est jalonnée par des massacres, des assassinats et des atrocités sans nombre.

L'impérialisme est reconnaissant à Mobutu. Très lié à certains milieux dirigeants américains, il a rendu service à la CIA notamment, pendant la guerre d'Angola par exemple. Giscard aussi l'a soigné : il y a eu un grand nombre de bonnes affaires à faire au Zaïre pour Alcatel, Thomson et bien d'autres.

Quand le régime, affaibli, déjà usé, fut particulièrement menacé en 1977 puis en 1978, des expéditions militaires françaises le sauvèrent de l'effondrement - sous le prétexte de sauver les Européens menacés à Kolwezi. A l'époque, Mitterrand, encore dans l'opposition, précisait déjà qu'il n'était pas contre une intervention qui se donnerait uniquement des buts humanitaires... C'est une vieille ficelle dans son arsenal.

Une histoire sanglante, dans laquelle l'impérialisme français et son État portent une lourde responsabilité

L'histoire de l'Afrique centrale durant ces trois décennies d'indépendance est une histoire sanglante. Lorsque la violence prend une dimension catastrophique, tantôt au Rwanda, tantôt au Zaïre, tantôt au Burundi, les médias occidentaux y consacrent leurs gros titres - et encore pas toujours - puis le voile du silence retombe. Mais la tuerie continue, du fait de la violence quotidienne des dictatures, ou du fait simplement de la faim, de la misère ou de maladies qu'on pourrait guérir facilement mais qu'on ne soigne pas.

Et, pendant que la masse des populations ne fait au mieux que survivre, quand elle survit, des potentats locaux réalisent des fortunes colossales qui prennent le chemin des banques d'Occident. Mais si la fortune personnelle d'un Mobutu est colossale - 5 à 8 milliards de dollars, l'équivalent à peu près de la dette extérieure de son pays - , elle n'est constituée que des pourboires que les trusts occidentaux laissent aux dictateurs sur ce qui est volé à leurs peuples.

Dans cette région d'Afrique, il faut insister tout particulièrement sur la responsabilité de l'impérialisme français et celle des crapules qui se succèdent à la direction de son État. L'impérialisme français est aujourd'hui un impérialisme de seconde zone, malgré des décennies de pillage de ses anciennes colonies. Incapable de s'imposer avec sa seule puissance économique contre la concurrence de plus puissants, l'impérialisme français est d'autant plus enclin à faire donner son armée, ses services secrets, et à jouer la corruption pour acheter la fidélité des dictateurs les plus abjects.

On retrouve les manoeuvres de l'impérialisme français derrière la plupart des coups tordus qui se sont produits durant les trente années d'indépendance en Afrique, dans son ex-zone coloniale bien sûr, mais aussi - on vient de le voir - dans ce qui fut naguère le pré carré belge. Mais il faut rappeler aussi le rôle des trusts français, de l'État français, dans cette autre guerre civile, parmi les plus sanglantes en Afrique, celle de la sécession biafraise au Nigéria, de 1967 à 1970, commanditée par l'État français peut-être, mais par le trust pétrolier Elf à coup sûr !

Au Congo, au Nigéria, comme au Rwanda, on a vu des ethnies dressées les unes contre les autres dans des guerres qui ont opposé, en réalité, des trusts et des puissances impérialistes, mais où ce sont les peuples qui ont fourni les victimes.

Tous ces coups tordus, toutes ces interventions de l'impérialisme français, simplement pour faire prévaloir ses intérêts face à d'autres impérialismes, anglais, américain et belge, se sont traduits sur le terrain par des centaines de milliers de morts. Et, dans les conséquences, il n'y a pas que les horreurs de la guerre elle-même : il y a encore ceci que les guerres, les destructions, les prélèvements effectués sur les populations pour payer les armes, aggravent encore les conséquences de l'exploitation économique qui, déjà, interdit à ces pays tout développement. Oui, l'Afrique est littéralement étranglée, vidée de son sang, à une plus grande échelle encore qu'au temps des razzias esclavagistes, car les moyens du capitalisme dans la nuisance sont infiniment plus grands aujourd'hui.

Un système infâme dans son ensemble

Il est de notoriété publique que, à l'échelle du continent, la production industrielle, voire la production des matières premières, ne progresse plus mais régresse.

Les grands trusts impérialistes ont toujours besoin d'un certain nombre de matières premières, d'où leurs rivalités à ce sujet. Mais ils ont trouvé un gisement plus rentable encore que les gisements miniers : celui de l'usure. Même le Zaïre, un des pays les plus riches du monde, on l'a dit, en matières premières, notamment en métaux rares, est un des États les plus endettés au monde. Il est bien difficile de savoir ce qui rapporte le plus : les intérêts et les services de la dette, ou les mines de cobalt, de tungstène ou de diamant ? Mais de toutes façons, les deux aboutissent dans les mêmes coffres-forts des grands groupes capitalistes occidentaux. Et c'est pour assurer ces sources de profit pour les trusts que l'on fait payer dix fois, cent fois plus aux peuples, en sueur et en sang.

Au début de la crise économique mondiale, dans les années 70, au temps où les banques occidentales regorgeaient de pétrodollars, on poussa les régimes africains à l'endettement en les incitant à des réalisations de prestige et, déjà, beaucoup à l'armement. Aujourd'hui, il n'y a plus guère de réalisations de prestige - même si les peuples n'ont pas fini d'en payer le prix - mais il y a toujours l'armement pour permettre aux dictateurs de défendre leur place et les intérêts de leurs commanditaires.

Et la boucle est bouclée : l'armement entraîne l'endettement dont on fait payer le prix aux peuples en se servant des armes acquises. C'est une logique folle, dont ce qui se passe dans les relations entre le Zaïre, le Rwanda, le Burundi et la France constitue une des illustrations les plus visibles.

En intervenant au Rwanda, l'impérialisme français n'a pas réussi à sauver le pouvoir du clan de Habyarimana, et il a dû abandonner son emprise sur le pays, peut-être au profit de l'influence britannique ou américano-britannique. Mais il a préservé la possibilité pour ce clan ami de revenir au pouvoir, dans un an ou dans deux. Et, surtout, en resserrant ses liens avec Mobutu, l'impérialisme français a accru son influence sur le Zaïre.

Tout cela au prix de massacres présents et probablement futurs. Au prix aussi de la déstabilisation du Burundi et peut-être du Zaïre lui-même. Mais, même de cela, l'impérialisme français se fait une raison, tant qu'il peut « surfer » sur les vagues des affrontements et des émeutes et tant que, pendant les massacres, les affaires continuent...

Alors, oui, c'est un système infâme dans son ensemble. Et, si l'impérialisme français joue chez lui, comme ses semblables, au parlementarisme démocratique, à des élections dérisoires, avec des hommes politiques vénaux (quand ils ne sont pas franchement des voyous), ses pieds pataugent dans le sang en Afrique.

Alors, bien des courants, bien des hommes, dénoncent tel ou tel aspect de ce système, y compris parmi ses serviteurs. Mais c'est le système lui-même qui, depuis longtemps, mérite de mourir. Et il mourra inévitablement lorsque le prolétariat international, seule force capable de le détruire, aura renoué avec les tâches et les perspectives historiques qui sont les siennes.

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