Sport, capitalisme et nationalismes18/06/20102010Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2010/06/120.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Sport, capitalisme et nationalismes

Introduction

Depuis une semaine, il est bien difficile d'échapper au battage médiatique qui entoure la coupe du Monde de football. Quel matraquage ! Il faut dire que ce Mondial est, comme les précédents, une véritable machine à fric pour les entreprises de médias, pour tous les sponsors qui misent sur les équipes comme on parie sur des chevaux de course, pour les fabricants d'articles de sports, de téléviseurs et pour tant d'autres. Pour la FIFA aussi, cette organisation mi-commerciale mi-politique, où l'amour du fric l'emporte largement sur celui du ballon rond.

Pour que cette grosse machine puisse marcher à plein régime, on a mis le paquet. On nous rabâche que c'est extraordinaire, le Mondial a lieu pour la première fois en Afrique. En fait, il s'agit surtout, pour quelques multinationales, de conquérir de nouveaux marchés. Quant à l'Afrique du Sud, derrière le mythe de la nation « arc-en-ciel », il y a les dizaines de milliers de Noirs pauvres qu'on a déplacés vers des habitats de fortune, vers des camps, pour faire place nette ; les petits vendeurs qu'on a chassés du pourtour des stades au seul profit des gros qui payent des royalties à la FIFA ; les bidonvilles à quelques pas des stades ; des stades qui ont coûté 5 milliards de dollars, profitant certes aux industriels du Bâtiment et des travaux publics, mais endettant d'autant un pays où un tiers de la population vit avec moins de 2 dollars par jour, manquant non pas d'un stade rutilant mais d'un toit, d'électricité, d'eau courante, de soins médicaux.

Le Mondial, c'est également un véritable cirque destiné à amuser les peuples du monde entier. Et en France, le gouvernement n'aurait pas été mécontent que l'attention se porte l'Equipe de France plutôt que sur ses attaques contre les retraites. Tous unis derrière les Bleus, nous a-t-on rabâché. Sans trop y croire d'ailleurs ...

Au-delà du seul football, le sport fait partie des sujets les plus discutés parmi les jeunes et les travailleurs, les hommes en tout cas. Les fédérations françaises revendiquent un total de 16 millions de licences sportives, et 80% de la population déclarent pratiquer un sport... ne serait-ce qu'une fois par an. Le journal L'Equipe vend chaque jour 300 000 exemplaires, les stades attirent chaque semaine des centaines de milliers de spectateurs, et les écrans de télévision plusieurs millions. Pour les grandes entreprises de médias, les événements sportifs sont des enjeux d'audience, et donc de rentrées financières.

Les révolutionnaires ont-ils quelque chose à en penser et à en dire ? S'il s'agit de faire des pronostics sur les chances de telle ou telle équipe, sur les mérites de tel ou tel joueur, sur l'intérêt de tel ou tel match, c'est bien volontiers que nous admettons notre incompétence ! Le sport et surtout les résultats sportifs ne sont pas ce qui nous intéresse le plus.

On nous ressasse qu'il « ne faut pas mélanger le sport et la politique ». Mais il n'y a que les naïfs pour croire chose pareille. Car le sport, c'est également de la politique - il suffit de voir l'usage nationaliste qui en est fait.

C'est de l'économie, aussi : il n'est qu'à voir la façon dont les groupes capitalistes transforment les athlètes en hommes-sandwiches et font des événements sportifs de juteux fonds de commerce. Le sport c'est la santé, nous dit-on à juste titre, mais on ne peut pas dire autant du sport de haut niveau ni du sport professionnel. Par ailleurs, les sports de masse sont devenus un des vecteurs du nationalisme, en particulier lors des grandes compétitions internationales que sont les coupes du monde de football ou les jeux olympiques.

Enfin, les communistes ont-ils un avis sur le sport, sur ce qu'il devrait être et pourrait être dans une société débarrassée de l'exploitation, de l'argent, des affrontements entre nations voire de l'esprit de compétition ? Telles sont quelques-unes des questions dont nous voudrions parler ce soir, non pas en tant que « spécialistes du sport » - ce que nous ne sommes pas, vous vous en doutez bien - mais en tant que communistes et révolutionnaires. Faute de pouvoir évoquer tous les sports, ni de traiter du monde entier, nous nous intéresserons surtout aux sports les plus populaires, dans quelques pays d'Europe en particulier.

Aux origines du sport

On serait bien en peine de dater les origines des compétitions réalisées sur la base des efforts physiques. On connaît les olympiades grecques, dont les différentes disciplines s'inspiraient toutes, dans une enceinte sportive, des activités militaires en honorant les dieux. On connaît aussi les jeux du cirque, qui étaient, pour les patriciens puis pour les empereurs romains un moyen de s'attacher la tranquillité sociale à bon compte. Le cirque et les olympiades disparurent avec les progrès de l'Eglise catholique qui lutta, pendant tout le Moyen-Age, contre le jeu. Pourtant, l'aristocratie développa ses propres activités physiques, comme les tournois, ou la chasse, attachée à la propriété foncière, et dont elle excluait les non-propriétaires sous peine de mort. Et dans les campagnes, les jeux restèrent souvent des éléments importants de la culture pré-industrielle, par exemple, les parties de « soule » ou de « crosse » où s'affrontaient des villages.

Mais pour ces activités, dont les origines militaires sont évidentes, il est plus courant de parler de jeux ou de divertissements que de sports, tant les pratiques variaient d'un bout à l'autre du pays, d'une région à une autre, d'un village à un autre. Quant aux sports modernes - c'est-à-dire avec des règles codifiées et standardisées, et avec des structures régionales ou nationales, les « ligues » ou les « fédérations » - ils sont nés au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. C'est-à-dire après que la révolution industrielle eut conduit à une large urbanisation, à un développement des transports (le chemin de fer en particulier) qui permette une certaine unification des territoires nationaux et des pratiques sportives. Ce n'est pas pour rien que c'est en Grande-Bretagne, la première nation industrielle, que plusieurs des sports modernes (le football, le rugby, le cricket, l'aviron, la boxe) ont été codifiés dans la forme qu'ils ont aujourd'hui encore. Dans l'esprit de leurs concepteurs, il ne s'agissait pas alors de sports destinés à être populaires. Au contraire, dans les écoles privées où on éduquait les rejetons de l'aristocratie et de la grande bourgeoisie, le but était de former des « esprits sains dans des corps sains », c'est-à-dire à même d'incarner au mieux les classes dominantes, ou du moins l'image qu'elles se faisaient d'elles-mêmes. C'est par exemple dans la très élitiste école privée de Rugby que furent mises au point les règles du sport du même nom. Les fondateurs des sports modernes ne voulaient surtout pas que la « populace », selon leur expression, investisse leurs clubs. Et nombre de ces clubs excluaient même explicitement les ouvriers. L'amateurisme avait précisément pour objectif de réserver le sport à ceux qui disposaient du temps nécessaire aux rencontres et aux déplacements . Il permettait aux aristocrates et aux bourgeois de s'assurer qu'ils resteraient entre eux dans les grandes compétitions : aucun travailleur ne pouvait se payer les congés, les voyages et les équipements nécessaires aux compétitions nationales ou internationales. Et les instances sportives présentaient alors le professionnalisme comme une perversion ouvrière. Quand un sportif était rémunéré, il était le seul sanctionné, et plusieurs furent radiés à vie pour avoir perçu de l'argent.

Cependant, un sport comme le football eut un tel succès que, dès les années 1880, des équipes ouvrières battaient régulièrement les équipes bourgeoises. Qu'à cela ne tienne, la bourgeoisie délaissa le football pour se réfugier dans le tennis, le golf ou le rugby à XV, ou encore les sports équestres ou alpins, les régates ou l'escrime. En effet, contrairement à une idée reçue, si le sport permet à des gens de se rassembler, il épouse en général non seulement les frontières des sexes, celles de la couleur de la peau, mais aussi celles des classes sociales. Aujourd'hui encore, les bourgeois font rarement du sport avec des ouvriers. Du club privé de golf comme celui des Bordes en Sologne, où la cotisation peut atteindre 100 000 euros par an, à la station chic de sport d'hiver, en passant par le yachting et autres clubs de polo, les bourgeois ont toujours su trouver les moyens de pratiquer leurs loisirs entre eux.

Dans d'autres pays, la diffusion des sports prit des chemins un peu différents. Ainsi, en Allemagne, les associations de gymnastique étaient apparues dès le début du XIXe siècle, contre l'occupation napoléonienne, et avaient pour slogan : « Sain, pieux, joyeux et libre ». Après 1871, elles étaient devenues très conservatrices, réunifiés dans le mouvement des « gymnastes allemands » contre les « ennemis de l'empire », c'est-à-dire les sociaux démocrates, les minorités ethniques et les juifs. La gymnastique fut la principale activité physique de la fin du siècle. Il s'agissait d'une gymnastique militaire, toute tournée vers les besoins de l'Empire : former une jeunesse en bonne condition physique, et à même de servir sous l'uniforme. Comme en France ou en Angleterre, la ségrégation sociale était de mise, et la plupart des clubs allemands de gymnastique refusaient tout bonnement l'adhésion d'ouvriers, qui furent ainsi amenés à former leurs propres clubs, nous y reviendrons.

La vocation militaire était manifeste dans bien des sports modernes, de l'escrime aux sports de combat, en passant par les tirs, les lancers, les sauts ou les courses, jusqu'aux épreuves des sports d'hiver comme le biathlon, un mélange de ski et de tir créé par des douaniers. En France, d'innombrables sociétés sportives préparaient la « revanche » sur la défaite de 1870 : la Société des Carabiniers de Givors, les Volontaires Croix Roussiens, ou encore la Société lyonnaise de natation qui s'entraînait pour la traversée du Rhin. Le président de la Société de gymnastique de Cambrai expliquait: « Quelle différence, si nous envoyons à l'armée des contingents entiers d'hommes rompus à la fatigue, faits à la marche, trouvant le fusil léger en comparaison des haltères avec lesquels ils auront eu l'habitude de jongler, audacieux de cette noble audace qui entraîne dans les moments décisifs les hommes vigoureux ». Certains mouvements de jeunesse, comme les boy-scouts, fondés par l'Anglais Baden-Powell en 1907, avaient des visées impérialistes explicites : il s'agissait, par la vie au grand air, de former la jeunesse du pays pour les futures guerres coloniales.

Cela dit, le sport pouvait aussi être le vecteur du nationalisme de peuples opprimés, voire la couverture de leurs organisations de combat. Ainsi, en Irlande sous tutelle britannique, les nationalistes firent de la résistance aux sports anglais un de leurs principaux chevaux de bataille, en codifiant et en propageant des sports celtiques comme le hurling ou le football gaélique. En Bohème-Moravie, le Sokol (le faucon), né en 1862, était devenu à la fin du siècle un vaste mouvement nationaliste tchèque de gymnastique contre la domination de l'Empire d'Autriche-Hongrie. A Vienne, un club juif fondé en 1909 visait à faire la démonstration concrète dans les compétitions, de la bêtise des préjugés sur la prétendue faiblesse de la race juive. Le club fournissait un service d'ordre pour protéger les lieux de prières, les réunions et s'assurait que chacun de ses membres donnait au fonds national juif et votait pour les listes sionistes. Dans l'Empire russe, les associations sportives juives s'étaient même regroupées en une fédération, le Maccabi.

L'émergence du « mouvement olympique »

Le mouvement olympique, quant à lui, était directement lié à l'esprit de l'amateurisme aristocratique. Le baron Pierre de Coubertin avait été impressionné par le rôle joué par les sports dans l'éducation des gentlemen en Angleterre. Dans son esprit, le sport était destiné à former les corps sains des élites. C'est à son initiative qu'en 1896 les Jeux modernes furent organisés pour la première fois. « La première caractéristique de l'olympisme est d'être une religion, disait-il. En ciselant son corps par l'exercice, l'athlète antique honorait les dieux. L'athlète moderne fait de même : il exalte sa race, sa patrie et son drapeau. ». Il était impossible pour un athlète de participer autrement que sous l'étendard d'une nation. Les cérémonies, de l'ouverture des Jeux (avec les délégations nationales) à la remise des médailles (avec les hymnes nationaux), étaient délibérément nationalistes, et elles le sont restées.

Le mouvement olympique avait d'emblée d'autres aspects réactionnaires, dont certains qu'il a gardés. Pour Coubertin, il n'était d'athlète que mâle, et il fut, toute sa vie durant, un farouche adversaire du sport féminin, même s'il dut accepter la présence de rares femmes à partir de 1900. Il était raciste et antisémite : « La haute finance israélite, expliquait-il, a pris à Paris une influence beaucoup trop forte pour ne pas être dangereuse et elle a amené, par l'absence de scrupule qui la caractérise, un abaissement du sens moral et une diffusion de pratiques corrompues" . Enfin, les premiers Jeux olympiques étaient explicitement des manifestations commerciales ; les jeux de Paris en 1900, de Saint-Louis en 1904 ou de Londres en 1908 étaient organisés en marge des grandes foires qu'étaient les expositions universelles.

Aux origines du sport ouvrier

Chez les ouvriers, le sport se développa quelques décennies après son décollage dans les milieux bourgeois. Cela tenait en partie au fait que le sport est d'abord affaire de temps libre. Dans les pays industrialisés de la fin du XIXe siècle, la semaine de six jours et la journée de dix heures étaient la norme, ou plutôt un minimum ! Les congés payés n'existaient pas, et les jours fériés étaient peu nombreux. Cela laissait peu de temps - surtout si l'on tient compte de l'opposition de nombreuses Eglises au sport du dimanche. Ce n'est qu'à travers une série de luttes que le mouvement ouvrier obtint au tournant du siècle une réduction du temps de travail. Par exemple, la « semaine anglaise », c'est-à-dire avec la fin du travail le samedi à 14 heures, fut décisive dans l'essor du football.

Quand le sport commença à se diffuser chez les ouvriers, sa propagation fut rapide, chez les hommes du moins. Un mouvement socialiste se constituait alors, avec des valeurs bien différentes de celles du sport organisé et olympique. Le parti social-démocrate allemand, par exemple, organisait des dizaines de milliers de travailleurs autour de l'idée que « l'internationale sera le genre humain ». En France ou en Grande-Bretagne, le mouvement socialiste n'était pas aussi puissant, mais nombre de jeunes travailleurs, férus de sport, ne voulaient pas pour autant souscrire à l'olympisme et à l'élitisme. Aussi dans plusieurs pays, des travailleurs formèrent-ils leurs propres clubs. Ils voulaient être une alternative socialiste à la gymnastique militaire, au nationalisme, au caractère patronal voire religieux de nombreux clubs, au mercantilisme et à l'obsession pour les stars et les records.

En France, des associations d'ouvriers et d'employés commencèrent à se former dans les sports athlétiques et dans le cyclisme. Dès 1897, Le Syndicat des coureurs du sud-est rassemblait des cyclistes qui « ont décidé de ne plus courir, de risquer leur existence ou simplement même de s'estropier... pour des prix dérisoires ». En 1907, l'Union sportive du Parti socialiste fut créée à Paris avec trois objectifs : hygiénisme, prosélytisme, récréation. L'année suivante, la Fédération sportive athlétique socialiste (FSAS) faisait du sport un des enjeux du combat politique : « Nous voulons créer, à la portée de la classe ouvrière, des centres de distraction qui se développeront à côté du parti et qui seront cependant, pour le parti, des centres de propagande et de recrutement. » Il s'agissait aussi d'éloigner les jeunes des « mauvaises fréquentations », c'est-à-dire de la délinquance. Lors de la conférence nationale des jeunesses socialistes, en 1913, le rapport consacré à « l'éducation de la jeunesse » précisait : « Il est indéniable qu'il est de toute nécessité, surtout pour les citadins, de combattre les effets pernicieux pour la santé, du séjour dans les ateliers et bureaux. Ces conditions hygiéniques défectueuses qui sévissent dans le milieu actuel, rendent nécessaire un antidote : c'est l'exercice physique dans un milieu sain, dans une atmosphère moins vicié que celui de la ville. » Il constatait : « Il est incontestable que la jeunesse d'aujourd'hui a emboîté le pas aux journaux sportifs, et que beaucoup de jeunes s'intéressent beaucoup plus aux exploits des champions de tous ordres qu'aux questions sociales. C'est évidemment très regrettable, mais c'est un état d'esprit dont nous devons tenir compte. » Le congrès recommandait la fondation de clubs sportifs socialistes : « nous avons sous les yeux l'exemple de plusieurs bons camarades, sportmen enragés, qui sont devenus de bons militants, et qui, (ils l'ont avoué à plusieurs reprises) seraient restés indifférents, si le club n'était pas venu les toucher et les conquérir. Puisque l'intérêt propre du militant veut qu'il fasse de l'exercice, et que la mode actuelle dans la jeunesse est aux sports, profitons-en pour essayer de gagner à nous cette jeunesse. » Cet investissement de forces militantes ne faisait pas l'unanimité. Le socialiste Catulle Cambier se moquait : « Et quand viendra le grand soir, nous bombarderons l'ennemi à coup de ballon [...] j'espère que notre prochain congrès renverra les sportmen à leur culture physique" . Avant la Première Guerre mondiale, le succès des clubs socialistes français resta limité.

En Grande-Bretagne, à partir de 1890, le journal The Clarion (le clairon), faisait la promotion du cyclisme et fut suivi par la formation de nombreux clubs ouvriers et socialistes. Ils mettaient un point d'honneur à associer des femmes à leurs activités à une époque où cela faisait l'objet de nombreuses critiques et insultes. Les clubs Clarion revendiquaient lors de leur Congrès : « Nous ne négligeons pas notre socialisme : les contrastes fréquents qu'un cycliste observe entre les beautés de la nature et la saleté et la misère des villes le rendent encore plus impatient d'abolir le système actuel. Faire de l'exercice sain n'est pas forcément de l'égoïsme. S'occuper de la partie sociale de notre travail militant ne signifie pas en négliger la partie plus sérieuse. Répandre la bonne camaraderie est le travail le plus important des Clubs cyclistes Clarion. Alors, peut-être, le « Parti socialiste unifié » sera possible. » (1895) Ces clubs distribuaient de la littérature politique lors de leurs excursions ; ils organisèrent ensuite des activités, telles que le cricket, la marche, les boules, le billard, le tennis, la lecture ou l'art dramatique. Aux Etats-Unis aussi, le cyclisme devint un foyer de militantisme. Sur la côte Est, les « rouleurs » socialistes distribuaient de la littérature politique.

C'est en Allemagne et en Autriche que le sport ouvrier connut ses plus grands succès. Entre 1890 et 1914, le parti social-démocrate allemand était le parti ouvrier le plus puissant et le plus influent que le mouvement ouvrier ait connu. Il éduquait des centaines de milliers de travailleurs contre la société bourgeoise et était présent dans tous les domaines de la vie sociale, avec ses associations, ses syndicats ou ses bourses du travail. Il avait créé une véritable contre-société, au point que Rosa Luxembourg a pu dire que ce n'était pas seulement le parti de la classe ouvrière allemande, c'était la classe ouvrière. Il s'impliqua largement dans la constitution de clubs et de fédérations. En 1893, des socialistes fondèrent l'Union gymnique des ouvriers, qui inclut ensuite les excursions, le cyclisme, la natation, la voile, l'athlétisme, l'aviron et les quilles. « Les gymnastes affranchis travailleront résolument à abattre un vieux système pourri, à raser de vieilles ruines, proclamaient-ils, afin que de leurs gravats fleurisse une nouvelle vie. Seulement alors, dans cette nouvelle maison, pourrons-nous affirmer : « Nous avons la paix, la liberté, le droit. Personne ne sera soumis à personne ». Les « cyclistes ouvriers solidarité » avaient pour slogan « être disponible et se soutenir mutuellement ». Ils rechignaient aux courses et les seules compétitions étaient des concours de lenteur, où était gagnant celui qui mettait le plus de temps à franchir 100 m à vélo, montrant d'abord ainsi sa maitrise de l'engin ! Ils organisaient des excursions et des défilés cyclistes où ils jetaient des tracts aux spectateurs, à une époque où les organisations ouvrières n'avaient pas encore conquis tous les droits d'expression. Leur coopérative possédait une chaîne de boutiques, une usine de vélos, et un journal bi-hebdomadaire.

L'Union gymnique des ouvriers comptait en 1914 180 000 membres, auxquels s'ajoutaient autant de cyclistes ouvriers. C'était à la fois beaucoup, et peu en regard des organisations bourgeoises, en raison des obstacles que le sport ouvrier rencontra tout au long de son existence : des moyens et des équipements insuffisants, la concurrence des clubs mieux dotés, et le frein que représentait l'esprit de solidarité pour les ambitions des sportifs attirés par les compétitions.

Entre-deux guerres : les Internationales sportives contre les Jeux olympiques

La guerre donna au sport un nouvel élan dans les classes populaires ; les Etats voyaient l'intérêt de l'éducation physique dans la préparation militaire. En outre, les contacts entre armées favorisèrent la diffusion des sports, comme le football en France grâce aux soldats britanniques, dont certains jouèrent même avec des soldats allemands pendant les fraternisations de Noël 1914. L'arrivée des soldats américains en 1917 joua aussi son rôle, pour le basket-ball, le volley-ball, mais pas seulement : alors qu'en France le sport était encore marginal, il occupait déjà une place centrale dans la société américaine, dans l'éducation en particulier. Cet essor se poursuivit dans l'entre-deux-guerres ; la France passa d'un million de licenciés en 1918 à quatre millions en 1939. Les compétitions internationales, qui restaient rares avant guerre, se multipliaient. L'audience des Jeux olympiques augmentait. En 1930, la première Coupe du monde de football fut organisée en Uruguay.

Dans ce contexte d'expansion générale, le sport ouvrier progressait également. Par exemple, la fédération allemande social-démocrate comptait 1,2 million de membres en 1930 ; celle d'Autriche, 300 000. Et des regroupements internationaux virent le jour. En 1913, à Gand en Belgique, une réunion des fédérations sportives de cinq nations avait déjà constitué l'Internationale socialiste de Culture physique. En 1920, elle se reconstitua sous le nom d'Internationale sportive de Lucerne, en lien avec la Seconde Internationale social-démocrate. Elle organisa des Olympiades ouvrières à Prague en 1921 puis à Francfort en 1925. Ces réunions internationales comprenaient des rencontres sportives, mais aussi de vastes mises en scène artistiques, des pièces politiques et des chants révolutionnaires. Malgré le réformisme des organisations qui les pilotaient, elles se différenciaient nettement des olympiades bourgeoises. Il n'était question ni de stars à idolâtrer, ni de records à battre, mais d'une grande manifestation pacifiste dans une ambiance festive. Alors que les Jeux olympiques bourgeois excluaient les vaincus de la guerre (l'Autriche, la Bulgarie, la Hongrie et la Turquie en 1920, et l'Allemagne en 1920 et 1924), les Jeux ouvriers proclamaient « plus jamais de guerre ». Les cérémonies comprenaient des drapeaux rouges et des chants révolutionnaires à la place des étendards et des hymnes nationaux. En 1925, la cérémonie de clôture se terminait par une présentation théâtrale qui mettait en scène l'effondrement du capitalisme et l'avènement du socialisme.

A la suite de la Première Guerre mondiale et de la Révolution russe de 1917, une Internationale communiste avait été fondée en rupture avec la social-démocratie. Lors de son troisième congrès, en 1921, une Internationale Rouge du Sport (IRS) fut constituée. Il s'agissait pour les communistes de tenir compte de l'emprise croissante du sport sur la jeunesse ouvrière. Le Manifeste de l'IRS précisait qu'il fallait détacher les ouvriers des organisations bourgeoises et les rallier aux associations sportives ouvrières, en créer là où elles n'existaient pas et les transformer en avant-gardes physiques du prolétariat. Dans différents pays, la cohabitation entre socialistes et communistes était devenue impossible, comme en Allemagne après la répression menée par le gouvernement social-démocrate contre les spartakistes en 1919, et la mort de trois spartakistes membres du plus grand club sportif ouvrier rouge de Berlin, , la TV Fichte. De leur côté, les partis sociaux-démocrates exclurent de leurs olympiades les associations liées aux partis communistes car ils redoutaient la contagion. En 1928, l'Internationale Rouge du Sport organisa ses propres jeux à Moscou, la Spartakiade ouvrière, à laquelle participèrent 4000 athlètes de 14 pays. L'URSS avait refusé de participer aux Jeux Olympiques et l'esprit de la Spartakiade s'opposait à celui du Comité International Olympique. Les sportifs étaient surtout des travailleurs, et les spectateurs eux-mêmes participaient en masse aux cérémonies.

Les organisations sportives communistes rencontraient de nombreuses difficultés. Par exemple, en France, elles organisaient un cross de l'Humanité lors de la fête annuelle du journal et un grand prix cycliste. Mais à la fin des années 1920, ces épreuves furent interdites au motif qu'elles relevaient de la propagande sur la voie publique. La Fédération sportive liée à l'Eglise catholique bénéficiait quant à elle de toutes les facilités. En 1931, l'Internationale Rouge du Sport chercha à organiser une deuxième Spartakiade à Berlin; mais les athlètes soviétiques n'obtinrent pas de visa puis la manifestation fut tout simplement interdite. Avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir, les organisations sportives ouvrières allemandes furent bannies et leurs cadres terminèrent dans les camps nazis.

De leur côté, les Jeux olympiques restaient marqués par le racisme et le sexisme de leurs débuts. Les héritiers de Coubertin, l'aristocrate belge Henri de Baillet-Latour et le président du Comité olympique américain Avery Brundage, étaient ouvertement misogynes et antisémites. Lorsque les nazis parvinrent au pouvoir, une intense campagne eut lieu dans plusieurs pays, aux États-Unis en premier lieu, pour le boycott des Jeux prévus en 1936 à Berlin, c'est-à-dire dans un pays qui persécutait les militants ouvriers, les juifs, les tsiganes, les handicapés, les homosexuels et tant d'autres. Les comités olympiques se mobilisèrent contre tout boycott. Depuis, le Comité international olympique (CIO) s'est abrité derrière sa neutralité pour justifier cette compromission, arguant que le choix de Berlin avait été fait avant l'accession des nazis au pouvoir. Mais le CIO, qui avait rejeté la candidature de Barcelone en 1931 parce que la mobilisation ouvrière l'avait effrayé, était tout sauf neutre. Et il collabora pleinement avec le régime nazi. Les Jeux furent utilisés par Hitler comme une formidable opération de propagande. Coubertin le félicita pour la qualité de l'organisation. En renvoi d'ascenseur, Hitler proposa le baron pour le Prix Nobel - sans succès, car Coubertin était quand même un peu trop réactionnaire, même pour le jury du Nobel...

Les organisations sportives socialistes et communistes avaient cherché à organiser une contre-Olympiade, à Barcelone, en juillet 1936. Pour l'Internationale rouge du sport, il n'était plus question de « spartakiade » communiste mais de jeux « anti-fascistes », en vertu du virage vers les « Fronts populaires » accompli deux ans plus tôt. Des milliers d'athlètes rallièrent Barcelone, mais ces Jeux furent annulés à la suite du coup d'Etat de Franco, qui se produisit la veille de leur ouverture. Plusieurs des sportifs qui avaient choisi d'y aller furent bannis par leur fédération nationale, tandis que les athlètes qui avaient salué Hitler à Berlin étaient traités comme des héros. De façon significative, le gouvernement de Front populaire dirigé par Léon Blum, saisi de la question, s'était lâchement refusé à tout boycott des Jeux de Berlin. Ce n'était pas faute de savoir le sens qu'ils avaient : un député du PCF expliquait ainsi lors du débat parlementaire : « Aller à Berlin, c'est accepter une sorte de complicité avec les bourreaux, c'est river les fers aux pieds des victimes, et c'est couvrir les plaintes que de chanter en cœur avec un Hitler l'hymne à la gloire du sport [...]Des Jeux tenus sous le protectorat d'Adolf Hitler [...] ne peuvent être qu'une grandiose manifestation servant de paravent aux préparatifs guerriers, méthodiques et minutieux, de l'Allemagne nationale-socialiste » . On ne saurait mieux dire ! Mais le gouvernement Blum, soutenu par la SFIO et le PCF, refusa le boycott, et accorda une belle subvention d'un million de francs aux 200 Français qui se rendaient à Berlin, contre 600 000 petits francs à la délégation six fois plus nombreuse qui se rendait à Barcelone, à l'initiative de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), socialiste et communiste. Jusque dans le domaine sportif, le gouvernement de Front populaire se comporta avec la couardise qui caractérisa sa politique face à la guerre civile espagnole, où il refusa de prendre parti, y compris pour ses propres amis politiques contre l'extrême droite franquiste.

La Russie des Soviets et le sport

Avant que l'URSS ne se stalinise, elle était issue d'une révolution prolétarienne socialiste, et les bolcheviques s'étaient demandé que faire du sport. Du vivant de Marx et Engels, la question des sports modernes se posait à peine car ils émergeaient tout juste. Marx souscrivait à l'idée, déjà mise en œuvre au début du 19e siècle par le socialiste utopiste Robert Owen dans son usine de New Lanark en Ecosse, que l'éducation du futur devrait être équilibrée : "D'abord, l'éducation mentale. Ensuite, l'éducation physique, comme celle qui est donnée dans les écoles de gymnastique et par des exercices militaires. Troisièmement, l'éducation technique ». Marx n'a pas détaillé ses vues sur la culture physique - qu'il détestait à titre personnel - mais il mettait l'accent sur l'équilibre à trouver entre le travail et les loisirs.

Lénine pratiquait des exercices physiques et se référait également à Owen et à Marx quant au nécessaire équilibre éducatif entre le travail manuel, l'éducation physique et mentale. Mais dans la société arriérée, essentiellement rurale et à 85% illettrée qu'était la Russie, la pratique sportive n'était pas même accessible à une petite minorité comme dans les pays d'Europe occidentale. Et les bolcheviques étaient très pragmatiques sur la façon dont il fallait s'y prendre pour essayer de modifier la vie sociale. Pendant la guerre civile de 1918 à 1921, l'Etat rendit obligatoire le sport militaire : athlétisme, gymnastique, natation, escrime, patinage, ski et sports d'équipe. Mais ce n'était pas la seule fonction que les bolcheviques attribuaient au sport. Lénine, pour qui le sport pouvait jouer un grand rôle dans la formation du caractère, dans les comportements en société, écrivait : « Nous devons développer les capacités du peuple, débusquer ses talents qui sont une ressource inexploitée et que le capitalisme a réprimés ». Les bolcheviques inclurent l'éducation physique obligatoire dans le système éducatif unifié que créa la Russie soviétique. Le sport était aussi un élément dans la politique de santé publique, inexistante sous le tsarisme, et que les bolcheviques créaient à partir de rien, par exemple contre le tabagisme ou l'alcoolisme. « Mon but n'est pas de faire tomber des records mais d'apporter l'hygiène sociale aux populations arriérées », expliquait le médecin Nikolaï Semachko, commissaire du peuple à la santé de 1918 à 1930. Le sport s'inscrivait ainsi dans un même combat contre l'alcoolisme, le rachitisme ou l'illettrisme : il ne s'agissait pas de fabriquer une élite sportive soutenue par tous mais d'élever la condition physique, le niveau d'hygiène et de santé de toute la population. Lénine voyait dans le sport un moyen de favoriser le bien-être : « Le sport sain - la gymnastique, la natation, la marche, tous les exercices physiques - doivent être combinés autant que possible avec une variété d'intérêts, d'études, d'analyses et de recherches intellectuels... A corps sains, esprits sains ». Par ailleurs, dans une société marquée par l'oppression des femmes, les bolcheviques jugeaient également que le sport pouvait jouer un rôle émancipateur. « Il est de notre devoir urgent d'entraîner les femmes à faire du sport... Si nous parvenons à faire cela et leur faire faire un plein usage du soleil, de l'eau et de l'air pur pour se fortifier, nous apporterons une révolution complète dans le mode de vie en Russie. » Amener les femmes à pratiquer publiquement des activités sportives, notamment dans les régions où la vie sociale était sous la férule des religieux, permettrait de faire la démonstration rapide qu'elles étaient les égales des hommes.

Enfin, les bolcheviques cherchèrent à utiliser le sport comme un moyen d'intégrer les différentes nationalités du nouvel Etat, auparavant opprimées dans cette « prison des peuples » qu'était l'empire tsariste. En octobre 1920, ils organisèrent ainsi les Jeux d'Asie Centrale à Tachkent en Ouzbékistan ; 3000 Ouzbeks, Kazakhs, Turkmènes, Tadjiks, Kirghizes, Russes et Ukrainiens se confrontaient pour la première fois dans des épreuves sportives. Ils encouragèrent la naissance de disciplines soviétiques comme le sambo, une sorte de judo, mais utilisèrent aussi des sports occidentaux, comme le football, comme vecteur d'intégration nationale.

La question de la mise en œuvre de cette politique sportive vit les « hygiénistes » s'opposer aux « proletkultistes » (partisans de la culture prolétarienne). Pour les hygiénistes, souvent liés aux milieux médicaux, la culture physique œuvrait à la santé publique, tandis que l'haltérophilie, la boxe, la lutte, la gymnastique voire le football étaient dangereux et contraires à la morale socialiste. Ils étaient opposés au sport de compétition et à la poursuite des records. "Le sport est une affaire secondaire et ne devrait jamais devenir une fin en soi, une recherche du record, expliquait Kalinine le chef de l'Etat... Les sports doivent être subordonnés aux tâches de l'éducation communiste. Après tout, nous ne préparons pas des sportifs étroits, mais des citoyens communistes qui doivent d'abord posséder une vision politique large et des capacités d'organisation, tout autant que des bras forts et un bon système digestif ». Cependant, certains hygiénistes n'étaient pas opposés à tous les jeux compétitifs. Semachko, le commissaire du peuple à la Santé, expliquait que sans compétition, la culture physique, réduite à de « la semoule au lait », ne serait jamais très populaire. Il voyait dans le sport de compétition, un moyen d'entraîner de larges masses vers la culture physique. Il soulignait les valeurs du sport pour le développement mental, enseignant « la précision et la grâce des mouvements, la volonté, la force et le talent qui devaient distinguer le peuple soviétique ».

Les « proletkultistes » (les partisans de la culture prolétarienne) eux, s'opposaient à tous les sports organisés et à toute compétition. Par exemple, si un hygiéniste expliquait que le tennis sur gazon était bon du point de vue biologique, un « proletkultiste » le rejetait comme un sport bourgeois, sans esprit d'équipe ou de camaraderie. Ils étaient partisans d'événements physiques collectifs, comme celui qu'ils organisèrent en 1924 avec 6 000 participants près de Moscou, intitulé « L'Inde, les Britanniques et les Rouges », où les Rouges dirigés par Trotsky aidaient les Indiens à s'émanciper de la tutelle britannique. Les « proletkultistes » prônaient aussi des « mouvements de travail », de la « gymnastique de production » et des « exercices régénérateurs ». Mais ceux-ci tendaient plus à éloigner les gens du sport, les plus jeunes en particulier. Et Lénine prit parti contre les « proletkultistes » : ce qui comptait n'était pas l'invention d'une nouvelle culture prolétarienne, mais le développement des meilleures formes, traditions et résultats de la culture existante d'un point de vue socialiste. D'autres bolcheviques expliquaient qu'il n'y avait pas de « sport bourgeois » ni de « sport ouvrier ». Les partisans de la culture prolétarienne furent ainsi mis en minorité, même si certaines de leurs idées, comme la « gymnastique de production », furent mises en œuvre à grande échelle à partir de 1928. Quant aux hygiénistes, ils furent réduits au silence au milieu des années 1920, car certains de leurs animateurs étaient liés à Trotsky. Mais les uns et les autres, qui périrent dans les purges staliniennes, avaient réfléchi à la façon dont le sport pouvait être mis en œuvre en le débarrassant de toutes les tares qui lui étaient attachées dans la société bourgeoise. L'URSS de Staline devait renoncer à cela comme à tant d'autres apports de la Révolution russe.

Sport et politique depuis 1945

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la diffusion du sport à des couches de plus en plus larges des sociétés occidentales s'est poursuivie. La retransmission des événements sportifs a cru encore plus rapidement. Avec la télévision à partir de la fin des années soixante, l'audience des grandes compétitions comme les Jeux Olympiques ou la Coupe du monde de football est devenue réellement mondiale, avec des dizaines, des centaines de millions, puis des milliards de téléspectateurs.

Le sport était déjà politique à ses débuts, il n'a pas cessé de l'être. L'usage nationaliste et guerrier que Mussolini et Hitler avaient fait du sport dans l'entre-deux-guerres s'est en quelque sorte généralisé. Politiciens et chefs de gouvernement se sont bousculés dans les stades pour soutenir leurs équipes nationales, espérant ainsi souder leur population autour d'eux. Les pires dictateurs ont ainsi cherché à tirer le meilleur parti des jeux du stade. Les dirigeants des deux blocs utilisaient le sport à des fins de propagande pendant la guerre froide. L'URSS s'est ainsi de moins en moins différenciée des régimes capitalistes dans sa conception du sport. En 1951, elle a rejoint le CIO qu'elle avait boycotté jusqu'alors et a désormais participé aux JO. Diffusant la pratique sportive, elle a cherché à détecter dès leur plus jeune âge les futurs sportifs de haut niveau, les plaçant dans des usines à champions, et les intégrant ensuite aux couches privilégiées du régime. Les sportifs soviétiques réalisaient certes des exploits dans les compétitions internationales - fût-ce au prix d'un dopage à grande échelle, nous y reviendrons.

Tous les Etats ont cherché à utiliser le sport à des fins de propagande. Malgré les appels au boycott, le régime sud-africain d'apartheid parvint, grâce à la complaisance des pays riches, à organiser un grand prix automobile de Formule 1 de 1967 à 1985. Le régime mexicain put accueillir les JO de 1968 deux semaines après avoir massacré 300 manifestants place des Trois Cultures à Mexico. En 1969, une « guerre du foot » se produisit entre le Honduras et le Salvador. De part et d'autre, les gouvernements exacerbaient les tensions entre les deux pays sur un contentieux frontalier. Après la défaite à domicile de l'équipe salvadorienne, des supporteurs honduriens furent battus. Ce prétexte suffit au déclenchement d'une guerre qui dura 4 jours, fit 6 000 morts et où 50 000 personnes perdirent leur maison et leurs terres. La frontière resta inchangée.

En 1978, la dictature militaire argentine trouva dans l'organisation de la Coupe du monde une belle occasion de redorer son blason. Un mouvement pour le boycott eut bien lieu dans plusieurs pays, sans succès. Selon le président de la FIFA le Brésilien Joao Havelange, « les problèmes économiques, politiques et sociaux devaient être oubliés le temps du tournoi pour faire place à la joie et au plaisir ». Il reçut une décoration militaire du chef de la junte et il félicita le régime pour l'efficace et « triomphale » organisation de la compétition - tandis que le régime torturait et assassinait ses opposants à quelques centaines de mètres des stades.

En fait, le CIO et la FIFA ont toujours été solidaires de l'usage politique fait par les puissants des compétitions internationales, même quand cet usage était colonisateur ou ségrégationniste. Tout comme les vaincus de la Première Guerre mondiale avaient été écartés des JO de 1920 et 1924, l'Allemagne et le Japon furent exclus des Jeux de 1948. Le CIO ne boycotta l'Afrique du Sud de l'apartheid qu'à partir de 1962, après que l'ONU eut demandé à ses membres de rompre leurs relations avec ce régime. En 1958, en pleine guerre d'indépendance, le FLN algérien constitua une équipe nationale à partir de joueurs qui évoluaient en métropole : ils quittèrent clandestinement la France et les clubs qui les employaient, se rendirent à Tunis et constituèrent une sélection algérienne qui disputa de nombreuses rencontres avec... les pays qui l'acceptaient. En effet, non seulement la FIFA n'admettait pas l'Algérie aux compétitions internationales, mais elle menaçait de sanctions les nations qui acceptaient de la rencontrer. Seuls les pays du bloc soviétique et la Chine acceptèrent, et même l'Egypte de Nasser se déroba.

Vu la nature des Jeux modernes, ils ont été l'écho de toutes les luttes sociales et politiques marquantes de la planète, des guerres aussi, et ils ont été marqués par différents boycotts. En 1956, l'Espagne de Franco, les Pays-Bas et la Suisse les boycottèrent pour protester contre l'invasion soviétique de la Hongrie, tandis que l'Egypte, l'Irak et le Liban refusèrent de concourir en raison de l'occupation du canal de Suez. La République populaire de Chine ne participa pas aux Jeux de 1958 à 1980. En 1972, les Jeux de Munich furent marqués par la prise en otages d'athlètes israéliens par un commando palestinien qui réclamait la libération de prisonniers. Les dirigeants israéliens refusèrent de négocier, la police allemande intervint et ce fut un massacre. En 1976, 28 pays africains boycottèrent les Jeux de Montréal pour protester contre la participation de la Nouvelle-Zélande, qui avait disputé avec l'Afrique du Sud de l'apartheid un match de rugby. En 1980, les États-Unis et une cinquantaine de nations boycottèrent les JO de Moscou pour protester contre l'intervention soviétique en Afghanistan, ce à quoi les pays du bloc soviétique répliquèrent en boycottant les Jeux de Los Angeles en 1984. Autant dire que « l'Olympisme, créateur d'un style de vie fondé sur la joie dans l'effort, la valeur éducative du bon exemple et le respect des principes éthiques fondamentaux universels », comme le dit la Charte olympique, est une fable qu'on raconte aux enfants mais à laquelle ne croient guère tous ceux qui les organisent ou qui en profitent.

Sports et racisme (États-Unis, France)

On sait qu'en Afrique du Sud, l'apartheid raciste était particulièrement manifeste dans le sport. Mais ce pays n'a pas eu le monopole de la ségrégation. Miroir de la société capitaliste, le sport fut longtemps un des principaux lieux de l'expression du racisme, et il l'est toujours dans une certaine mesure. A leurs débuts, les grandes compétitions sportives écartaient tout simplement ceux qui n'étaient pas blancs, les fondateurs du mouvement olympique étant des racistes notoires. En 1904, les Jeux se tinrent à Saint-Louis, aux États-Unis. C'était l'époque non seulement de la ségrégation, mais aussi du lynchage. Les Noirs ne furent pas admis aux compétitions avec les Blancs, mais purent concourir aux côtés de Chinois, de Philippins, de Turcs, de Métis mexicains, d'Esquimaux et d'Indiens, dans deux journées dites « anthropologiques », où ils étaient en fait exhibés afin d'illustrer la supériorité des Blancs. A la même époque, Jack Johnson, fils d'un ancien esclave, était de loin le meilleur boxeur poids lourd, mais on lui refusait tout combat avec les champions blancs. Tout au plus fut-il sacré pendant plusieurs années « champion du monde des hommes de couleur » - un titre qui existait à l'époque. Ce n'est qu'en 1908, alors qu'il avait déjà 30 ans, qu'il parvint à rencontrer le champion blanc ; le combat eut lieu à Sydney en Australie et Johnson écrasa son adversaire, devant 20 000 Blancs qui hurlaient des insultes racistes. Deux ans plus tard, l'ancien champion invaincu James Jeffries accepta de sortir de sa retraite en déclarant : "Je me sens obligé de remonter sur le ring pour démontrer que l'homme blanc est le roi". Il fut battu par Johnson, ce qui provoqua des émeutes anti-Noirs dans tous les États-Unis, tuant 151 personnes. Johnson resta champion pendant des années, mais la bourgeoisie blanche ne lui pardonna pas d'avoir emporté ce titre symbolique ; il fut condamné pour une affaire de mœurs et il dut s'exiler. Le sport américain restait profondément marqué par la ségrégation. En 1932, alors que les Jeux de Los Angeles ne comptaient que 4 Noirs, le Parti communiste américain organisa à Chicago des contre-Jeux olympiques sans ségrégation. Des Noirs parvenaient à s'imposer dans plusieurs sports, comme la boxe. A Berlin en 1936, quand le sprinteur noir Jesse Owens emporta 4 titres olympiques, Hitler quitta sa loge et refusa de le saluer - mais le président Roosevelt ne lui adressa pas un mot de félicitations non plus. Quand en 1936, le boxeur noir Joe Louis fut battu par l'Allemand Schmeling, qu'Hitler présentait comme l'incarnation de la grandeur aryenne, les journaux du Sud des États-Unis se félicitaient encore de la supériorité de la race blanche. Quand en 1938, Louis prit sa revanche, des millions de Noirs américains célébrèrent sa victoire. Cependant, même après la Seconde guerre mondiale, nombre de ligues, comme le base-ball ou le football américain, leur restaient fermées.

Dans les années soixante, alors que partout les Noirs américains se révoltaient contre la ségrégation qui prévalait depuis l'abolition de l'esclavage, plusieurs champions noirs utilisaient leur statut pour porter cette révolte dans les enceintes sportives. C'était le cas de Cassius Clay, champion du monde de boxe poids lourd à partir de 1962, héros américain jusqu'à ce qu'il rejoigne les nationalistes noirs de la Nation de l'Islam et devienne Mohammed Ali en 1964. Appelé sous les drapeaux en 1966, il refusa d'aller combattre au Vietnam, ce qui lui valut plusieurs procès et le retrait de sa licence, le privant du coup pendant plusieurs années de son titre de champion du monde. A Mexico en 1968, les sprinteurs Tommie Smith et John Carlos ont également incarné cette révolte des Noirs. Les meilleurs au monde sur leur distance, ils étaient partie prenante d'un mouvement qui avait d'abord envisagé de boycotter les Jeux de Mexico avant d'y renoncer. Respectivement premier et troisième du 200 mètres, ils utilisèrent le podium non pour célébrer leur nation, comme le prévoit le protocole des Jeux, mais pour dénoncer le sort qu'elle réservait aux Noirs : les pieds non chaussés pour symboliser la pauvreté des leurs, un collier au cou en souvenir du lynchage, se partageant une paire de gants noirs, le poing levé en symbole du pouvoir et de l'unité des Noirs, et la tête baissée. Pendant les quelques minutes de cette cérémonie vue dans le monde entier, Tommie Smith redoutait simplement d'être assassiné, comme l'étaient aux États-Unis tant de Noirs révoltés. Dès le lendemain, le CIO - qui s'était par contre très bien accommodé du massacre de plusieurs centaines de manifestants étudiants à Mexico 10 jours avant l'ouverture des Jeux - expulsa Smith et Carlos du village olympique. Leurss contrats et promesses d'emplois s'annulèrent un à un. Insultes, menaces de mort, attaques contre leurs familles, traque du FBI - la bourgeoisie américaine leur fit chèrement payer leur geste. Et même le 3e homme sur la photo, l'Australien Peter Norman, qui portait un badge pour les droits civiques en solidarité avec leur geste et s'opposait à la politique de l'Etat australien à l'égard des aborigènes, fut traité comme un paria par le mouvement olympique et les médias australiens ; quoique toujours performant, il ne fut pas sélectionné aux JO de 1972. Quelques jours après le 200 m de 1968, les médaillés du 400 mètres et ceux du relais 4 x 400 mètres, Noirs américains eux aussi, Lee Evans, Larry James, Vincent Matthews et Ron Freeman, se présentaient sur la pelouse coiffés du béret noir des Panthères Noires Et cette fois-ci, le CIO recula devant les sanctions.

Aujourd'hui encore, l'idée que les différentes « races humaines » n'ont pas les mêmes capacités sportives est un préjugé répandu. Par exemple, les « Noirs » seraient de « bons sportifs » : tous les champions de boxe sont noirs, les grands sprinters aussi, les basketteurs américains, les bons coureurs de fond sont kenyans ou éthiopiens, etc. Et même qu'il y aurait « trop de Noirs » en équipe de France. C'est logiquement Jean-Marie Le Pen qui l'avait dit le premier. Mais il n'a pas le monopole de la bêtise raciste. En 2005, Alain Finkielkraut, philosophe de son état, animateur d'une émission sur France Culture, décrivait avec mépris une équipe "black-black-black" synonyme de "ricanements" en Europe. Et en 2006, le président PS de la région Languedoc-Roussillon, Georges Frêche, s'était aussi signalé par sa finesse d'esprit en se plaignant que dans l'équipe de France, « il y a neuf Blacks sur onze », en ajoutant : « J'ai honte pour ce pays. » Le vieux préjugé qui perce derrière ces remarques servit jadis à justifier la ségrégation raciale. Aux États-Unis, disait-on, les Noirs sont physiquement supérieurs et à même de travailler dur, tandis que les Blancs sont plus intelligents et à même de les diriger.

Y a-t-il des différences physiques entre Noirs et Blancs ? Les scientifiques savent que ce regroupement des êtres humains sur la base de la couleur de la peau est très superficiel. Car il existe des différences génétiques bien plus profondes entre les individus, par exemple parmi ceux qu'on appelle les Noirs, ou parmi ceux qu'on appelle les Blancs, qu'il n'y en a en moyenne entre ces groupes. Et pour revenir à l'équipe de France, nombre de ses joueurs ont surtout en commun d'être issus de l'immigration antillaise et africaine, dans un pays où les immigrés ont constitué, depuis un siècle, une bonne partie des classes populaires. Dans les années cinquante, l'équipe de France comptait des joueurs d'origine polonaise, italienne, ukrainienne, espagnole, algérienne ou yougoslave. Si les Noirs fournissent, aux États-Unis, l'essentiel des professionnels de basket-ball, ce n'est pas parce qu'ils ont des capacités particulières, mais parce qu'ils constituent une bonne partie de la classe ouvrière de leur pays, où le basket est un sport pratiqué dans les quartiers populaires des villes. Quand, dans les années trente et quarante, la classe ouvrière new-yorkaise était essentiellement composée de Juifs et d'Italiens, les meilleurs basketteurs l'étaient aussi, donnant lieu aux mêmes arguments sur leur morphologie avantageuse que ceux qu'on entend aujourd'hui sur les Noirs.

En fait, qui pratique quel sport et à quel niveau ne dépend pas d'on ne sait quel critère racial. Cela dépend d'abord de l'origine géographique ; sans surprise, les Alpes comptent plus de bons skieurs que la Bretagne ou que le Sénégal. La pratique sportive dépend aussi beaucoup des traditions nationales et de la politique des Etats, ce qui explique par exemple les succès jamaïcains en sprint, brésiliens en football, pakistanais en cricket ou en badminton, ou encore japonais en judo ou en sumo. Et elle dépend aussi beaucoup de la classe sociale, et tout laisse à penser que pendant longtemps encore les champions de golf ou de polo se recruteront plus dans la bourgeoisie que ceux de boxe, de football ou de cyclisme.

Un bastion de la misogynie

Tout comme le sport a longtemps été un foyer de racisme et le demeure souvent - il n'est qu'à voir le comportement de nombreux joueurs et supporteurs dans le football européen - il a aussi été un bastion sexiste, et ce n'est pas terminé, y compris dans les pays qui se targuent d'émancipation des femmes. A la fin du XIXe siècle, la femme au foyer était pratiquement placée dans l'impossibilité de pratiquer un sport - elle était assignée au travail ménager et s'absenter de son foyer pour des activités culturelles ou sportives était conçu comme une quasi-désertion. Le sport est un rival du mari ! De plus la double journée de travail féminin laissait peu de temps pour pratiquer un sport. D'innombrables arguments médicaux ont longtemps été avancés pour justifier l'infériorité de la femme sur l'homme : sa morphologie, ses capacités, le poids de sa musculature, etc. Pendant des décennies, le discours médical a ainsi insisté non seulement sur la supériorité physique des hommes mais aussi sur l'incapacité des femmes à de nombreuses activités sportives. « De par son anatomie spéciale, la femme est incapable des efforts que comporte tout sport (...) Il semble oiseux d'insister sur ce point qu'un sport n'est point un jeu de femme », explique par exemple en 1900 le docteur Héricourt , tandis que le directeur du journal L'Auto juge en 1904 que : « Il n'est point d'être plus odieux que ce que l'on appelle la femme sportive [...qui ne trouve] plus le temps de donner à téter à son gosse [et] pas davantage celui de songer aux soins de son intérieur et à la décence de sa tenue» . Le cyclisme féminin est alors jugé pervers, sauf à être pratiqué en robe longue, et encore ; et la culotte cycliste était carrément scandaleuse. En 1922, le docteur Boigey affirme de façon définitive que la compétition sportive est dangereuse car « tout exercice qui s'accompagne de heurts, chocs et secousses est dangereux pour l'organe utérin » et il conclut, selon une formule reprise tant dans les textes officiels que dans la presse médicale ou sportive : « La femme n'est point faite pour lutter mais pour procréer ».

Pourtant, dès la fin du XIXe siècle, des femmes investissaient les sports qui leur étaient accessibles, quand les obligations vestimentaires ne constituaient pas un handicap trop important). Alors que des femmes se battaient dans de nombreux pays pour des droits égaux aux hommes, le mouvement ouvrier, les féministes aussi, ont vite cherché à diffuser la pratique sportive auprès des femmes et à faire ainsi du sport un facteur d'émancipation. Ce fut le cas de la social-démocratie avant la Première Guerre mondiale, ce fut également celui du mouvement communiste. En revanche, les institutions sportives ont joué un rôle particulièrement réactionnaire. Ce fut une évidence pour le mouvement olympique, qui n'a admis les femmes que progressivement, et sous la pression de la société. Jusqu'à sa mort en 1937, Coubertin est resté hostile à leur participation, fustigeant « les olympiades femelles, inintéressantes, inesthétiques et incorrectes ». Il n'admettait la présence féminine qu'à un titre : « comme aux anciens tournois, [celui] de couronner les vainqueurs ». Même pour les milieux bourgeois de son époque, Coubertin sentait la naphtaline et quelques disciplines olympiques devaient finalement accueillir de rares femmes. Mais l'athlétisme olympique ne fut ouvert aux femmes qu'en 1928 ; le cyclisme qu'en 1984 (les femmes ne représentaient alors qu'un cinquième des participants), le football qu'en 1996, tandis que d'autres sports sont toujours exclusivement masculins. Dans certaines épreuves, les femmes ont obtenu la mixité. Mais à condition de perdre ! Ainsi, aux JO de 1992, en skeet (un tir), une Chinoise, Zhang Shan, seule femme finaliste, battit les 7 hommes. Du coup, le CIO interdit le skeet aux femmes en 1996 ! Il le rétablit en 2000, mais dans une épreuve séparée des hommes. Le CIO a lui-même été entièrement masculin pendant les 87 premières années de son existence, jusqu'en 1981. Aujourd'hui encore, il ne compte que 14 femmes sur 113 membres, et sa direction une sur 14 - on est loin de la parité !

Plus généralement, quasiment tous les sports ont longtemps été fermés aux femmes et aujourd'hui encore, nombre d'entre eux leur sont interdits dans de nombreux pays. Même dans les pays riches, qui se targuent de respecter l'égalité hommes-femmes, combien de femmes compte-t-on dans les dirigeants des mouvements sportifs, qui en déterminent le fonctionnement ? En France, alors que cela fait près de 40 ans que l'égalité hommes-femmes est inscrite dans la loi, il a fallu attendre 2008 pour que le tournoi de tennis de Roland-Garros accorde des primes égales aux femmes et aux hommes. Et là aussi, les préjugés sont plus souvent venus de ceux qui se targuent de donner l'exemple. On pouvait par exemple lire sous la plume de David Douillet, ancien champion de judo et actuel député UMP, dans un livre modestement intitulé L'âme du conquérant (1998) : « On dit que je suis misogyne. Mais tous les hommes le sont. Sauf les tapettes ! »... « Pour moi, une femme qui se bat au judo ou dans une autre discipline, ce n'est pas quelque chose de naturel, de valorisant ! »... « Si Dieu a donné le don de procréation aux femmes, ce n'est pas par hasard ». Précisons que David Douillet est aujourd'hui membre de la commission des affaires culturelles et de l'éducation à l'Assemblée nationale. Et nous épargnerons aux lecteurs des citations éclairées du commentateur de football Thierry Roland...

En fait, sport après sport, discipline après discipline, les femmes ont montré que leur infériorité n'était pas tant physique que sociale, construite par la société des hommes. Déjà, en 1926, l'Américaine Gertrude Ederle traversait la Manche à la nage en deux heures de moins que les cinq hommes qui y étaient parvenus auparavant. Aujourd'hui, Laure Manaudou ou l'Italienne Federica Pellegrini laissent derrière elles quelque 99,99 % des hommes ; elles ont égalé voire battu les records de Mark Spitz, qu'on disait en 1972 être le plus grand nageur de tous les temps, et elles auraient distancé d'une bonne longueur Johnny Weissmuller, champion de natation des années vingt, et Tarzan pour le cinéma. Et on pourrait multiplier les comparaisons de cyclistes, de coureurs ou de lanceurs.

Et pourtant, aujourd'hui encore, les femmes doivent encore souvent se battre pour faire valoir leur droit à faire du sport. Dans certains pays, elles doivent lutter contre des régimes qui, par obscurantisme religieux, veulent les empêcher de porter des tenues sportives. Mais même dans les pays occidentaux, elles doivent surmonter tout un tas d'obstacles : l'absence de mixité des pratiques sportives et la résistance de certains sports à la pratique des femmes, mais aussi les inégalités de salaire, la précarité, les tâches domestiques et la double journée de travail, qui constituent autant de freins à la pratique sportive, comme à tant d'autres centres d'intérêt sociaux.

Le sport, c'est la santé ?

Le corps médical le dit et le répète : faire du sport aide à se sentir bien et à être en bonne santé, diminue les risques de maladies cardiovasculaires, et par là même, prolonge l'espérance de vie. Mais pas le sport à haut niveau. Aujourd'hui, la réussite sportive est, pour des dizaines, pour des centaines de millions de jeunes des classes populaires à travers le monde entier, le principal voire le seul moyen d'échapper à la vie d'exploitation et de misère que leur réserve la société capitaliste. Du coup, tous les moyens sont bons pour parvenir au meilleur niveau, fût-ce justement au péril de la santé.

C'est une des raisons du dopage. Il existait déjà dans l'Antiquité et le sport n'en a pas le monopole. Mais le sport moderne de compétition, combiné aux progrès de la science, l'a en quelque sorte industrialisé. En 1896, après avoir participé au Bordeaux-Paris, le cycliste gallois Arthur Linton décéda de « doping », comme on disait alors, en raison d'une surconsommation de caféine ou de strychnine. Aux Jeux Olympiques de 1908, le vainqueur du marathon Dorando Pietri s'effondra et se releva plusieurs fois pendant la course, tout en dégageant une forte odeur de strychnine. Dès la création du Tour de France en 1903, le dopage est la règle. En 1924, le journaliste Albert Londres raconte sa rencontre avec deux coureurs, les frères Pélissier, après leur abandon. « Vous n'avez pas idée de ce qu'est le Tour de France", explique Henri Pélissier. "C'est un calvaire. [...] Nous souffrons sur la route, mais voulez-vous savoir comment nous marchons? Tenez..." De son sac, il sort une fiole: "Ca, c'est de la cocaïne pour les yeux et ça, du chloroforme pour les gencives. Et des pilules, voulez-vous des pilules?" Les frères en sortent trois boîtes chacun. "Bref", dit Francis. "Nous marchons à la dynamite." Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les amphétamines, les principaux excitants utilisés par les armées pendant la guerre, qui se diffusent chez les sportifs. « Laissez-moi tranquille. Tout le monde se dope », expliquait Jacques Anquetil, cinq fois vainqueur du Tour de France. Les contrôles eux-mêmes ne commencent qu'en 1966 et n'empêchent pas le décès en direct du champion britannique Tom Simpson, dopé aux amphétamines, sur les pentes du Mont Ventoux, en 1967. Les stéroïdes, qui permettent de développer la masse musculaire, l'endurance, la volonté, d'augmenter la vitesse de guérison après une blessure, remplacent progressivement les amphétamines à partir des années 1960. La plupart des haltérophiles, des coureurs de fond, des lanceurs de poids et des nageurs y ont recours dans les années 1970. La République démocratique allemande, qui fait du sport une vitrine politique, parvient ainsi à avoir les meilleures nageuses au monde dans les années 1970 et 1980, en construisant des casernes sportives et en soumettant les athlètes à de véritables expériences médicales. Elle injecte de la testostérone, principale hormone sexuelle mâle et par ailleurs stéroïde anabolisant, à des sportifs des deux sexes, des filles en particulier, dès l'âge de 10 ans. Les performances sont au rendez-vous ; les conséquences médicales aussi : blessures fréquentes, cancers, morts prématurées. Quelque 10 000 athlètes ont ainsi été dopés, souvent à leur insu.

Les médias occidentaux ont largement dénoncé cette industrie du dopage, mais l'URSS et la RDA n'en avaient pas le monopole, et le sport-spectacle repose sur le dopage. Pour le Tour de France cycliste, c'est presque un lieu commun de le dire, vu le nombre de coureurs et de vainqueurs qui ont été pris la main dans le sac depuis 1998 et l'affaire Festina. Plusieurs équipes, appartenant à des entreprises, fonctionnent comme des écuries dont les coureurs sont des chevaux de course. Depuis la guerre, la plupart des cyclistes vainqueurs du Tour de France sont morts avant 60 ans, en général de cancers. Et si le cyclisme est en quelque sorte la locomotive du dopage, il n'en a pas le monopole, tant s'en faut. L'athlétisme est émaillé de scandales, comme l'affaire Balco en 2003, qui révèle toute une industrie autour des produits dopants d'un laboratoire pharmaceutique américain et a impliqué de nombreux athlètes, dont la sprinteuse Marion Jones. Quant au football américain alors que l'espérance de vie est en moyenne de 77 ans aux États-Unis, elle n'est que de 55 ans pour les joueurs professionnels, 52 ans même pour les défenseurs, qui sont particulièrement musclés.

Dans le cadre de la compétition dans la société capitaliste, la lutte contre le dopage est vouée à l'échec. L'innovation en matière de produits dopants progresse plus vite que les techniques de détection et les plus grands scandales, comme l'affaire Festina en 1998, n'ont pas éclaté grâce aux contrôles mais à des enquêtes de police. Aux stéroïdes, se sont ajoutés dans les années 1990 les biotechnologies, notamment l'EPO, qui permet d'augmenter l'endurance. Et entre les thérapies cellulaires, la génétique et les différents produits « masquants », le dopage a de beaux jours devant lui.

Et même dans les sports où le dopage n'est pas un élément essentiel, le haut niveau a souvent des effets néfastes pour le corps. Ne parlons même pas de sports comme le sumo japonais, où les lutteurs doivent s'engraisser pour combattre et meurent entre 60 et 65 ans, soit plus de 10 ans avant la moyenne des Japonais. Ni des boxeurs, dont 200 sont morts au cours des 30 dernières années des suites des coups reçus. Plus généralement, s'entraîner à la dure 3, 4, 6 heures par jour n'a aucun intérêt pour la santé ou le bien-être, sans parler du frein que cela représente pour l'épanouissement d'enfants qu'on soustrait parfois à l'école et à tout ce qu'elle peut apporter. Mais cela a un sens dans le cadre du sport de haut niveau, où chaque seconde, chaque dixième de seconde gagnée, peut être synonyme de victoire, et donc de prestige et de gains considérables. Une enquête a montré que 38 % des anciens des JO de 1972 et de 1992 souffraient ensuite de pathologies : séquelles articulaires, troubles musculo-squelettiques, anorexie et boulimie, problèmes de dos, etc. Comme bien des travailleurs manuels, les athlètes de haut niveau exposent leur corps à une usure prématurée. Un ancien champion explique : « Le tir m'a rendu à moitié sourd » : il tirait 60 000 coups de carabine par an ! Il est de bon ton de rejeter cette responsabilité sur les sportifs eux-mêmes. Mais en fait, ils sont d'abord victimes de l'exploitation, même quand ils sont bien payés, ce qui n'est le cas que d'une petite minorité d'entre eux. Les dirigeants du monde sportif qui sont prêts à multiplier le nombre de rencontres pour accroître les recettes, les entreprises qui font de l'argent avec le sport et les sportifs, et de façon plus générale la société capitaliste qui met la compétition au pinacle de ses valeurs, sont les premiers responsables de cet état de fait.

Sport-business : le tournant des années 1980

Le sport est « corrompu » par l'argent : le dire est non seulement banal, mais même naïf car cela revient à supposer qu'une activité humaine aussi importante pourrait échapper, dans le système capitaliste, aux rapports marchands. Au début du 20e siècle, c'est au nom de cette supposée « pureté » du sport que les tenants du mouvement olympique défendaient l'amateurisme.

Mais cette posture ne s'est pas maintenue. En Europe, le football et le cyclisme échappèrent les premiers à cette règle et se professionnalisèrent au début du 20e siècle, sous l'égide d'industriels qui suivaient une autre logique. Certains voyaient dans le sport un moyen de gagner de l'argent, et d'autres voyaient aussi un intérêt social et politique : rassembler, sous les couleurs d'un club, ouvriers et patrons, exploiteurs et exploités. Ce fut le cas en Grande-Bretagne, où le football fut professionnel dès les années 1880, mais aussi en France, officiellement en 1930, en réalité dès le début du siècle. Le fondateur du Racing Club de Paris, Georges de Saint-Clair, voulait ainsi que les jeunes travailleurs aillent au sport, plutôt qu'« au cabaret pour s'occuper de politique et fomenter des grèves ». Aussi nombre de clubs étaient-ils marqués par cet esprit paternaliste ; par exemple, le club de la Société générale créé en 1903, le Football Club Sochaux-Montbéliard fondé par le directeur de Peugeot en 1928, ou encore l'Association Sportive de Saint-Etienne, à l'origine une section football vêtue aux couleurs vertes de l'entreprise Casino, créée par Geoffroy Guichard qui a aussi laissé son nom au stade de la ville.

Mais ces activités étaient encore artisanales par rapport à l'industrie qu'est devenu le sport aujourd'hui. Un tournant a été effectué dans les années 1980, avec la diffusion des pratiques sportives et la déréglementation, quand la classe capitaliste a cherché à tirer le meilleur profit possible d'un secteur en pleine croissance. C'est alors que le sport de haut niveau s'est intégralement converti aux mécanismes du marché : création de sociétés commerciales, cotation des clubs en Bourse, privatisation du financement, libéralisation de la circulation des athlètes professionnels. C'est alors que l'olympisme a renoncé à l'amateurisme.

Dans le football, le plus populaire des sports européens, le changement a été spectaculaire, par exemple en Grande-Bretagne. Dans les années 1980, les clubs, souvent exploités par des patrons locaux, tiraient l'essentiel de leurs recettes des entrées aux matchs. Les spectateurs étaient littéralement parqués, debout pour la plupart, dans de vieux stades, au mépris des règles élémentaires de sécurité. Il était alors de bon ton de fustiger le hooliganisme, ces bandes de supporteurs violents qui venaient au stade pour la bagarre, comme ceux de Liverpool qui furent à l'origine, en 85, de la mort de 39 personnes au stade du Heysel à Bruxelles. Les hooligans étaient une réalité, qui n'a d'ailleurs pas disparu. Mais plus encore que leur violence, c'étaient la soif de profit et la vétusté des stades qui tuaient : en 1971, 66 spectateurs furent tués par l'effondrement d'une tribune défectueuse à Glasgow ; en 1985, 56 personnes moururent à Bradford dans l'incendie d'une tribune en bois sous laquelle on avait laissé s'accumuler les déchets, tandis que plusieurs issues de secours étaient condamnées ; en 89, 96 spectateurs furent écrasés dans une tribune de Sheffield, remplie bien au-delà de ses capacités, tandis que les pelouses étaient rendues inaccessibles par des grilles infranchissables. En France aussi, en 92, une tribune provisoire construite au mépris de toutes les règles de sécurité au stade de Furiani à Bastia s'effondra et fit 18 morts.

Dans les années quatre-vingt-dix, le football britannique fut transformé. On a rénové les stades et interdit les places debout. Le prix des places a été démultiplié ; le public jeune et populaire a ainsi été remplacé par des spectateurs pouvant payer 50 euros pour un match. Une nouvelle ligue fut créée : elle vendit les droits de retransmission télévisée à un empire de presse, le groupe Murdoch, et il fallut désormais s'abonner à une chaîne payante pour voir les matchs à la télé. Les clubs sont rachetés par des investisseurs, ils sont cotés en Bourse, leurs budgets sont décuplés ; depuis l'arrêt Bosman, qui a libéralisé les transferts en 1995, ils achètent à prix d'or les meilleurs joueurs et entraîneurs. Les clubs deviennent la propriété de richissimes hommes d'affaires, des milliardaires américains pour Manchester United ou Liverpool, le magnat russe des affaires Abramovitch pour Chelsea ou un cheikh d'Abu Dhabi pour Manchester City ; ils en attendent un retour sur investissement, au sens large, car il s'agit parfois aussi de s'acheter une notoriété.

C'est ainsi qu'en Italie, Silvio Berlusconi, entrepreneur dans le bâtiment et les médias, alors inconnu, a acquis une popularité à partir de 1986 en présidant le club Milan AC, dans lequel il a investi pour en faire une équipe titrée. Il a ensuite utilisé cette popularité pour se lancer en politique, avant d'accéder à la présidence du Conseil italien en 1994, puis de nouveau en 2001 et 2008. De ce côté-ci des Alpes, l'homme d'affaires Bernard Tapie n'a pas essayé autre chose, en prenant en 1986 la tête du club le plus populaire, l'Olympique de Marseille. Après quelques succès footballistiques, Tapie se lança ensuite en politique, avec l'aide de Mitterrand : il fut député, ministre de la Ville, tête de liste aux élections européennes et convoita un temps la mairie de Marseille. Mais ce capitaliste-escroc dont le Parti socialiste avait fait un héros se prit les pieds... dans le tapis. Pour éviter les insupportables aléas du sport, il avait coutume d'acheter des matchs, ce qui finit par se savoir, en 1993, et le mena au tribunal et même, brièvement, en prison.

Un secteur juteux pour la classe capitaliste

Bien sûr, le sport, ce n'est pas que de l'argent, et heureusement. Il y a notamment tous les éducateurs sportifs, les bénévoles qui font vivre tant bien que mal des clubs, et donnent de leur temps, de façon désintéressée pour transmettre leur passion, et parfois des valeurs aussi, à des plus jeunes. Mais même ce secteur amateur se trouve intégré, d'une façon ou d'une autre, à un système tourné vers la compétition et le profit. Le sport représente maintenant 1,5 à 2% du PIB des pays riches et 3% du commerce mondial. Par rapport à l'armement, à la finance ou à la drogue, cela reste peu de chose. Mais cela représente quand même 600 milliards d'euros à l'échelle du monde, essentiellement réalisés aux États-Unis et en Europe; en France seulement, cela représente 30 milliards chaque année. Et comme en outre, ce secteur croît de 6 à 10% par an, il aurait été étonnant que les bourgeois ne s'intéressent pas à ce fromage pour plusieurs types d'investissements !

Il y a d'abord les capitalistes des médias, qui ont compris que le sport-spectacle pouvait être un très bon « vecteur d'audience », comme on dit dans ce milieu. Ce n'est pas nouveau. Le journal L'Auto créa ainsi le Tour de France cycliste pour doper ses ventes. Un siècle plus tard, l'Auto - compromise dans la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale - s'appelle l'Equipe. L'Auto puis L'Equipe ont exercé un confortable monopole sur la presse sportive quotidienne française. Mais ce qui a changé depuis les années 1980 est l'échelle des enjeux financiers. Une compétition internationale comme les JO de Pékin a drainé plus de 4,7 milliards de téléspectateurs, à raison de 12 heures chacun en moyenne. La Coupe du monde ne vient pas loin derrière, et la finale du 11 juillet devrait être regardée par 2 milliards de personnes, plus qu'aucun autre événement au monde. Les droits de retransmission télévisée sont donc l'objet de négociations serrées et de contrats juteux ; entre 1980 et 2000, ces droits ont été multipliés par 15 ; pour les JO de 2008, ils ont atteint 1,7 milliard de dollars; pour l'actuelle coupe du monde 2,5 milliards). Ensuite, ces droits sont amortis grâce à l'audience que génère la retransmission des épreuves, et au prix auquel sont vendues les coûteuses minutes de publicité qui encadrent les matchs. Des firmes comme Canal +, le groupe Murdoch, l'entreprise de Berlusconi Fininvest, se sont construites dans les années 1980 grâce à cette manne. Pour augmenter les recettes de la télévision, les règles de nombreux sports ont été modifiées, sans oublier des horaires des rencontres ; l'audimat et ce qu'il rapporte valent bien que les étapes du Tour de France démarrent à midi !

Certains groupes de médias ont directement investi dans des clubs ou des épreuves. Le groupe Amaury (qui possède notamment L'Equipe, Le Parisien, Aujourd'hui, France Football, Vélo Magazine) organise ainsi de nombreuses épreuves, comme le rallye du Dakar où quelques motards et automobilistes de pays riches vont en Afrique ou en Amérique Latine se payer quelques sensations fortes... en prenant des risques pour les habitants au passage. Ou encore le lucratif Tour de France, retransmis dans 166 pays, la 3e compétition la plus regardée au monde après les JO et la Coupe du monde de football. A lui seul, le Tour rapporte l'essentiel de ses bénéfices à la filiale sports d'Amaury, laquelle atteint régulièrement 20% de taux de profit. D'autres entreprises comme le marchand d'armes Lagardère ou le négociant Dreyfus, ont aussi investi dans le sport.

Il y a ensuite les fabricants d'articles de sport ; le groupe allemand Adidas (10 milliards de chiffre d'affaires) fut le premier, dès les années 1920, mais de nombreux autres se sont lancés, comme l'allemand Puma ou l'américain Nike. Et puis de nombreux capitalistes ont transformé les sportifs en hommes-sandwiches et les enceintes sportives en gigantesques panneaux publicitaires. Coca Cola a investi dans le sport international dès 1928, notamment afin de pénétrer de nouveaux marchés ; c'est avec les jeux d'Amsterdam que Coca pénétra l'Allemagne et avec ceux de Tokyo en 1964 qu'elle pénétra le marché japonais. En 1996, elle obtint même que les jeux soient organisés dans la ville de la maison-mère, à Atlanta aux États-Unis - on a appelé ces JO les « Jeux Coca Cola ». Les Jeux de Pékin en 2008 étaient attendus par Coca comme par d'autres sponsors, avides de voir se développer ce marché potentiellement immense, les Chinois ne buvant que 5 petits litres de Coca par an, loin derrière les 95 litres annuels des Américains. Des multinationales comme Visa, Mac Donald's, Mastercard, IBM, Mobil, Philip Morris, Panasonic, Fuji, Samsung, Philips, Canon et tant d'autres se sont engouffrées dans ce secteur du parrainage sportif. Cette chasse de la poule aux œufs d'or s'est accélérée dans les années 1980, sous la houlette de l'ancien ministre franquiste Juan Antonio Samaranch à la tête du CIO et de son allié Joao Havelange à celle de la FIFA. Autant dire que, quand les instances internationales du sport attribuent des compétitions à de « nouveaux » pays ou continents, la soif de conquête de nouveaux marchés joue un rôle plus déterminant que l'universalisme prétendu des cinq anneaux olympiques et autres fadaises.

Le sport business est aussi, à sa manière, un secteur où les pays riches pillent le tiers-monde. On sait combien les équipementiers de sports exploitent la main-d'œuvre bon marché des pays pauvres, comme le Pakistan, l'Indonésie, le Vietnam ou la Chine, où la fabrication d'une paire de chaussures vendue 60 dollars en Occident ne coûte pas plus d'un dollar. Les pays riches pillent aussi les talents sportifs. C'est par exemple le cas du football, où sévit un véritable trafic de travailleurs immigrés. Les jeunes Africains sont attirés en Europe avec les carrières des stars africaines du football comme miroir aux alouettes. Une fois sur place, la réalité est tout autre. En France seulement, ce sont au moins 1200 jeunes qui, à partir de 13 ans, se sont ainsi retrouvés sur le carreau, voire à la rue. Des agents véreux sont dénoncés, mais en fait ce système ne fonctionne que parce que, dans l'économie de marché, les footballeurs, y compris ceux des pays pauvres, sont des marchandises que les clubs convoitent et dont ils se débarrassent quand il n'y a pas de retour sur investissement.

Et puis il y a l'immense marché dérivé du sport-spectacle, comme les paris. C'est une véritable industrie. En France, un changement législatif vient opportunément d'autoriser les paris en ligne, à temps pour le Mondial. Il s'agissait surtout de donner aux opérateurs disposant d'une surface financière notable - Bouygues mais aussi Bolloré et Lagardère - le droit d'exploiter ce filon. Un filon prometteur puisqu'on prévoit que le chiffre d'affaires des seuls paris sportifs devrait doubler d'ici deux ans pour atteindre trois milliards d'euros en France.

Le pouvoir actuel est donc généreux avec ceux qui font du fric avec le sport ? Mais en janvier dernier, interrogé sur la double rémunération d'Henri Proglio, PDG d'EDF et de Veolia, Sarkozy s'est révolté: « Ce qui me choque, c'est le salaire mirobolant de certains footballeurs ou de certains sportifs. » Et il est de bon ton, parmi les politiciens de droite comme de gauche, de critiquer le salaire des sportifs. Regardons-y de plus près. Il y a certes en France cinq sportifs dont les salaires dépassent 5 millions d'euros par an. Le salaire moyen mensuel brut des joueurs de Ligue 1 est de 500 000 euros par an. Des revenus certes confortables, mais qui s'expliquent par ce que ces sportifs rapportent aux clubs, aux sponsors, aux chaînes de télé, aux fabricants de produits dérivés, etc. Et puis, c'est la partie émergée de l'iceberg, la grande majorité des quelque 7000 sportifs professionnels français vivant avec des salaires de 1000 à 2000 euros par mois, pour des carrières qui dépassent rarement une dizaine d'années, et encore quand ils ne se blessent pas de façon irrémédiable. Le sport professionnel est donc très inégalitaire, mais même les mieux payés au monde gagnent des miettes en comparaison des actionnaires des grands groupes capitalistes pour lesquels travaillent Proglio et autres Sarkozy. Thierry Henry gagnerait au total 17 millions d'euros par an ? Mais il n'a hérité de personne et n'exploite que le ballon rond. La fortune d'un Mulliez, construite par l'exploitation des salariés d'Auchan et autres magasins Décathlon, est estimée elle à 15 milliards d'euros, comme celle du patron du luxe Bernard Arnault - soit 1000 années d'activité d'un Thierry Henry au meilleur de sa forme ! Le cycliste Alberto Contador, vainqueur de deux Tours de France, gagnerait aussi 8 millions par an ; mais la famille Amaury qui possède le Tour de France, 127e fortune française, affiche quelque 250 millions d'euros de patrimoine, sans avoir jamais eu à donner le moindre tour de pédale. Mais Amaury, Mulliez ou Arnault ne sont pas l'objet des critiques de Sarkozy et autres, qui pointent du doigt des sportifs pour mieux détourner l'attention des capitalistes en général, ceux du sport en particulier.

Le financement public d'entreprises privées

En France, la libéralisation du secteur sportif est en bonne voie, même si les défenseurs du foot business regrettent que les choses n'aillent pas assez vite et qu'une partie des recettes des droits de télévision continuent de revenir aux petits clubs, un manque à gagner que certains jugent insupportable ! C'est par exemple le cas de Jean-Michel Aulas, patron d'une entreprise de logiciels, président de l'Olympique lyonnais (OL), 262e fortune française et ami de Sarkozy. Aulas se targue d'avoir transformé l'OL de PME en holding prospère et victorieuse. En 2006, il a obtenu un changement législatif pour l'introduire en Bourse, afin de lever des fonds pour construire « OL Land », un nouveau stade de 60 000 places, à l'Est de Lyon, avec centre de loisirs, hôtels, commerces et restaurants. Quel dommage que le spectateur français ne dépense que 15 euros quand il va au match, alors qu'il en dépense 50 outre-Manche ! Aulas est pour le libéralisme, mais il compte d'abord... sur le soutien des pouvoirs publics. 25% des places des matchs de l'OL sont achetés par la ville et le département et, pour le nouveau stade, les accès et la viabilisation du terrain seront à la charge des collectivités locales. Ce projet est vivement critiqué, mais son plus fervent défenseur est Gérard Collomb, le maire PS de Lyon et président de la communauté de communes.

A Paris, Bertrand Delanoë ne se comporte pas différemment. La Ville verse chaque année 1,5 million d'euros au PSG et 800 000 euros au club de rugby Stade Français - deux clubs qui fonctionnent comme des entreprises privées, les investisseurs américains Colony Capitol et Morgan Stanley pour le PSG. Delanoë veut aussi faire reconstruire le stade Jean Bouin dans le 16e arrondissement, géré par une association liée au groupe Lagardère : ce stade serait trop exigu pour accueillir les matchs du Stade français. Le nouveau stade accueillerait alors une quinzaine de rencontres professionnelles par an, pour une trentaine de joueurs ; les amateurs, les 3000 collégiens et lycéens qui utilisent le stade actuel, en seraient exclus. Les parents d'élèves et les utilisateurs ont beau s'opposer au nouveau stade, Delanoë fait le forcing. Cet argent serait pourtant bien utile à la construction ou à la rénovation d'équipements accessibles à tous, à l'embauche d'éducateurs, etc. La gauche peut ensuite dénoncer le sport-spectacle et le rôle qu'y joue l'argent, quand elle est aux affaires, elle se couche devant ceux qui en tirent profit.

En fait, le financement public de stades privés est devenu la règle. En France, ce sont les collectivités locales qui construisent et rénovent les équipements sportifs, ensuite loués, souvent à bas prix, par les clubs. Quand il s'agit d'associations à but non lucratif, où l'essentiel des entraîneurs sont des bénévoles, cela a un sens. Mais les clubs professionnels de Ligue 1 sont aujourd'hui des entreprises tout ce qu'il y a de plus privé. Un de leurs objectifs est d'accroître leur chiffre d'affaires, et de pouvoir ainsi rivaliser avec les grosses écuries anglaises, espagnoles, allemandes ou italiennes. Les stades jouent un rôle essentiel dans les recettes - et comme en Angleterre, il est lucratif de transformer les stades en centres commerciaux. Un bon moyen de faire construire des stades neufs ou rénover des stades anciens est, par exemple, d'organiser une compétition internationale. C'est le sens de la candidature française à l'Euro de foot 2016, opportunément précédée d'une mission du secrétaire d'Etat à la prospective Eric Besson et d'un rapport rédigé par le président de la Cour des comptes Philippe Séguin sur comment « Accroître la compétitivité des clubs de football professionnels français ». Réponse : construire de nouveaux stades. Et les grandes villes de se bousculer au portillon pour être « de la fête », comme on dit. L'opération a réussi et le foot professionnel français, qui pèse un milliard de chiffre d'affaires, trouvera ainsi les moyens de mettre la main sur 1,7 milliard venu des caisses des collectivités locales. Les entreprises du bâtiment et des travaux publics y trouveront assurément leur compte. Un jackpot pareil en période de crise, il fallait le faire !

Les communistes et le sport

Alors, en résumé : nationalisme, racisme, sexisme, violence, mercantilisme, exploitation - le sport porte toutes les tares de la société capitaliste. Que pourraient donc en faire les communistes que nous sommes ? Autrement dit, le sport est-il « récupérable » ?

Si demain les travailleurs s'emparaient du pouvoir, l'usage qu'ils feraient du sport serait bien sûr fort différent de ce que purent faire les bolcheviques, selon le niveau de développement, de culture, de santé publique, selon les équipements aussi. Et nous ne saurions donner de réponse précise, détaillée, à la question de savoir comment les hommes de l'avenir utiliseront le sport. Une société débarrassée de l'exploitation renoncerait-elle à certains sports ? Compterait-on toujours les buts et les points ? Nous n'en savons rien. Mais on peut dire ce que le sport ne devrait pas être et, à partir de là, réfléchir à ce qu'il pourrait représenter.

Aujourd'hui, malheureusement, le sport est plus un spectacle qu'une pratique. On peut bien sûr prendre un plaisir justifié à regarder une rencontre de qualité. Mais dans le sport comme dans tant d'autres domaines, la société actuelle pousse les gens à la passivité. D'un côté, en l'absence de perspective sociale et politique, des milliers de jeunes fondent tous leurs espoirs sur la réussite sportive, au péril de leur santé voire de leur vie. Bien d'autres cherchent, ne serait-ce que le temps du spectacle, au stade ou devant un écran de télévision, à échapper à la condition d'exploité que leur réserve la société capitaliste. Et cela est vrai des jeunes des classes populaires dans les pays riches comme dans les pays pauvres ; dans cette mesure, le sport est un « opium du peuple ». Et à côté de cela, toute une partie de la société ne pratique guère de sport et souffre des multiples affections causées par l'activité professionnelle ou simplement la sédentarisation.

Alors, les communistes ne sont pas contre le sport. Mais dans le cadre de la société capitaliste, espérer qu'il puisse complètement échapper aux travers de la concurrence, du nationalisme, du racisme ou de la misogynie est illusoire. Bien sûr, les communistes qui font du sport peuvent et doivent le faire différemment de ce que la société bourgeoise véhicule.

Au pouvoir, auraient-ils une « politique sportive » différente ? Assurément, même s'il est illusoire de chercher à la préciser. Si les travailleurs dirigeaient la société, ils œuvreraient à débarrasser le sport de tout le fardeau de nationalisme et de vieilleries qui le caractérisent, à rendre le sport accessible à tous. Le temps libre qu'une société socialiste dégagerait pour la satisfaction des besoins humains permettrait peut-être à des milliards d'êtres humains d'avoir accès au sport dont ils sont aujourd'hui privés. Les moyens humains et matériels disponibles devraient être consacrés à la pratique équilibrée par tous ceux qui le souhaiteraient, et non à la pratique frénétique par une élite. Quant à l'avenir plus lointain d'une société fonctionnant sur des bases communistes, où toute la vie sociale sera réorganisée, le sport y existera-t-il toujours en tant qu'activité spécifique ? Ce qui est sûr c'est qu'il n'existera plus comme activité professionnelle ou de haut niveau. Mais la distinction même entre temps de travail et temps libre ne serait sûrement pas la même que maintenant. Sans doute qu'une femme ou un homme pratiquerait au cours de sa vie un ensemble d'activités variées, où les activités physiques s'intégreront dans une existence qui ne sera pas centrée, comme aujourd'hui, sur le travail productif.

Ce qui est sûr est qu'alors le sport, si tant est qu'il existe encore sous une forme structurée, ne véhiculera plus l'élitisme, le nationalisme, le racisme ou la misogynie, mais exaltera le sens de la collectivité et le sentiment d'appartenir à une seule et même humanité. Ne servant plus le profit privé, il ne participera plus à l'abêtissement voire aux affrontements entre hommes de la même classe sociale. Et il pourra contribuer au progrès général, physique et moral, d'une condition humaine libérée du carcan capitaliste.

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