Un quart de siècle après l’éclatement de l’URSS, le peuple ukrainien victime des rivalités entre l’impérialisme et la Russie de Poutine06/03/20152015Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2015/03/140.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Un quart de siècle après l’éclatement de l’URSS, le peuple ukrainien victime des rivalités entre l’impérialisme et la Russie de Poutine

Depuis un an, l’Ukraine est plongée dans la guerre civile. Cette guerre a déjà provoqué la mort de 6 000 personnes, l’exode de plus d’un million de réfugiés et provoqué des destructions considérables dans le Donbass, la région la plus industrialisée du pays. Une guerre qui risque de se poursuivre et de s’étendre, en dépit du cessez-le-feu laborieusement négocié à Minsk, le 12 février, sous l’égide de Hollande et Merkel, et aussitôt violé.

Pourquoi cette guerre dans un pays en plein cœur de l’Europe ? Pourquoi des peuples, ukrainien et russe, que des siècles d’histoire commune lient, qui vivaient, il y a encore 25 ans, dans le même ensemble politique, économique et culturel, l’Union soviétique, sont-ils dressés l’un contre l’autre ?

Pour les dirigeants occidentaux et les journalistes qui les relaient, la réponse est simple : tout est la faute de Poutine. Selon eux, après la fuite de l’ex-président Ianoukovitch sous la pression des manifestations démocratiques du Maïdan, la place centrale de Kiev, un gouvernement proeuropéen a été légitimement mis en place. En réponse, Poutine a annexé la Crimée après un référendum qu’ils qualifient d’illégal, avant de provoquer la sécession du Donbass et de fournir armes et troupes aux séparatistes. Pour les Occidentaux, le gouvernement Porochenko, aujourd’hui au pouvoir à Kiev, et son armée se battraient donc pour défendre la démocratie, l’intégrité territoriale de l’Ukraine et son indépendance face à l’agresseur russe.

Si les responsabilités de Poutine dans la guerre en Ukraine sont incontestables, cette présentation de la crise ukrainienne n’en est pas moins une propagande digne de la guerre froide !

Car cette fable cache bien mal le soutien occidental à un gouvernement ukrainien qui ne représente pas plus que le précédent les intérêts de la majorité de la population et qui s’appuie sur des partis politiques réactionnaires, dont plusieurs sont ouvertement d’extrême droite. Elle sert surtout à camoufler, aux yeux de l’opinion publique, les grandes manœuvres des puissances occidentales pour soumettre les pays issus de l’éclatement de l’Union soviétique aux intérêts de leurs groupes industriels et financiers.

Malgré la disparition, il y a un quart de siècle, de l’Union des républiques socialistes soviétiques – l’URSS, dont l’Ukraine était l’une des républiques les plus grandes et les plus développées après celle de Russie – on ne peut discuter de l’Ukraine, de la Russie et de leurs relations avec les puissances impérialistes, sans revenir sur le formidable bouleversement social et politique que fut la révolution d’Octobre en 1917. Les conséquences, mêmes lointaines, de cette révolution qui ébranla le monde ne se font plus guère sentir. Mais elles ont façonné la réalité humaine, économique, politique et sociale de toute une partie de l’Europe.

En prenant le pouvoir à la tête des soviets d’ouvriers, de soldats et de paysans­, le parti bolchevique avait levé le drapeau de l’émancipation sociale, non seulement dans l’ancien empire russe, mais bien au-delà de ses frontières. Des millions d’opprimés de par le monde, ouvriers, paysans, petits artisans, coolies, allaient être entraînés par le souffle de la révolution d’Octobre et se lever contre leurs exploiteurs.

Pour les bolcheviks, cette révolution n’était que la première étape de la révolution mondiale. Comme tous les marxistes avant eux, Lénine, Trotsky et leurs camarades savaient que la révolution prolétarienne ne pouvait triompher qu’à l’échelle où la bourgeoisie avait déjà établi sa domination : à l’échelle du monde entier. Ils savaient que si la Russie avait été le maillon le plus faible de la chaîne capitaliste, la révolution ne pourrait survivre que si elle s’étendait, notamment en Allemagne, le plus développé des pays d’Europe.

Le communisme, qui suppose un haut degré de développement économique, n’est en effet pas possible dans le cadre d’un seul pays, qui plus est arriéré et à peine sorti du Moyen-Âge comme la Russie.

Dans l’ex-empire tsariste, les ouvriers qui avaient pris le pouvoir durent aussitôt affronter une vaste coalition de toutes les anciennes classes privilégiées, soutenues et armées par les puissances impérialistes, qui déclenchèrent une terrible guerre civile. Dans ce combat, les bolcheviks surent unir tous les opprimés, quelles que soient leur situation, leur langue, leur nationalité, leurs croyances.

Ils s’appuyèrent sur les paysans qui se partageaient la terre, sur les masses pauvres des confins de l’empire qui refusaient le joug de l’administration coloniale, des officiers tsaristes et de tous les notables laïcs ou religieux autochtones. Aux masses pauvres des différentes nationalités opprimées par le tsarisme, ils offrirent la liberté.

Alors que l’empire tsariste avait gagné le sinistre surnom de « prison des peuples », la plupart de ces peuples choisirent, au bout de quatre années de guerre civile, de continuer à vivre au sein d’une même entité, l’Union soviétique.

Cette formidable réussite des bolcheviks contraste avec les divisions qui ressurgissent aujourd’hui au cœur de l’Europe ! Et rien que cet aspect de la Révolution russe suffirait à démontrer que, lorsque le prolétariat a une politique révolutionnaire et un parti pour la mettre en œuvre, il ouvre des perspectives progressistes à toute la société.

L’échec de la révolution dans les pays capitalistes développés, malgré plusieurs tentatives héroïques du prolétariat, en particulier en Allemagne, laissa la jeune Union soviétique isolée, avec une société arriérée et une économie ravagée par la guerre civile. Cet isolement de l’État ouvrier fit émerger à sa tête une bureaucratie parasitaire dont Staline incarna les intérêts collectifs à travers une dictature féroce.

La dictature stalinienne opprimait les travailleurs à l’intérieur et s’opposait aux révolutions ouvrières partout dans le monde. De ce point de vue, elle contribua durant toute son existence au maintien du système capitaliste, malgré tout ce qui contribuait à l’ébranler. Pourtant, l’Union soviétique, avec son économie planifiée qui couvrait un sixième du globe, échappait au pillage direct des impérialistes. Elle restait un corps étranger pour le monde capitaliste. Sa simple existence était la preuve que l’économie peut fonctionner sans patrons et sans exploiteurs directs.

Ces deux aspects contradictoires – la survivance de certains acquis d’Octobre et le caractère contre-révolutionnaire de la bureaucratie stalinienne – allaient marquer les relations entre les puissances impérialistes et l’Union soviétique, et cela jusqu’à sa disparition en décembre 1991.

La disparition de l’URSS marqua un tournant dans les relations internationales. Elle signifia la victoire des puissances occidentales dans la « guerre froide » qui les avait dressées contre l’URSS car, avec elle, disparaissait le modèle – fût-ce de façon de plus en plus déformée – d’une autre organisation sociale que celle fondée sur le marché capitaliste.

Aussitôt l’URSS disparue, ces républiques furent l’objet des pressions économiques, diplomatiques et militaires – en particulier à travers l’Otan – des puissances impérialistes qui cherchaient, et cherchent encore, à étendre leurs zones d’influence au détriment de la Russie.

La Russie, qui se présentait en principale héritière de la défunte Union soviétique, fut d’abord incapable de s’opposer aux manœuvres des impérialistes. Mais depuis son arrivée au Kremlin en 2000, Poutine a remis sur pied l’appareil d’État russe, avec des méthodes musclées. Et il cherche à protéger les intérêts des couches sociales privilégiées gravitant autour du pouvoir russe, intérêts qui se heurtent souvent à ceux des puissances occidentales.

C’est tout cela dont est victime aujourd’hui le peuple ukrainien. Victime depuis 25 ans du chaos économique provoqué par le pillage de l’économie par des bureaucrates affairistes et des oligarques, victime de la crise économique mondiale du capitalisme qui frappe particulièrement les pays pauvres de l’est de l’Europe, il est maintenant victime des conséquences de la guerre qui ravage le pays.

De la « prison des peuples » à l’Union des républiques socialistes soviétiques

De l’extrémité de la Sibérie, à l’est, à la Pologne, à l’ouest, l’empire tsariste, abattu en 1917, abritait tous les stades de développement économique, de la chasse et la cueillette au capitalisme industriel avancé, en passant par diverses formes d’agriculture plus ou moins arriérées et de petite production marchande.

Dans l’immensité du pays, des millions de paysans à peine sortis du servage, assoiffés de terres, étaient opprimés par des propriétaires terriens. Dans quelques centres industriels, un prolétariat, minoritaire mais éveillé politiquement, concentré dans des usines modernes, avait déjà pris conscience de sa force collective.

Selon un recensement de 1897, la Russie tsariste abritait – ou plutôt opprimait – outre 56 millions de Russes, 22 millions d’Ukrainiens, 8 millions de Polonais, 6 millions de Biélorusses, 6 millions de Baltes, 2,5 millions de Finlandais, 5 millions de Juifs, divers peuples dans le Caucase et près de 15 millions de Turco-tartares en Asie centrale. Sans oublier une multitude de peuples nomadisant dans l’immensité de la Sibérie, qui échappaient quelque peu à l’oppression, du fait de leur isolement.

Le sentiment national de tous ces peuples ne s’exprimait pas partout pareil. En Pologne ou en Finlande, une véritable bourgeoisie nationale existait, aspirant depuis longtemps à disposer d’un État nation. Ailleurs, cette bourgeoisie, plus allemande ou russe que lituanienne ou ukrainienne, n’avait pas eu le temps de se constituer sur la base d’un véritable marché national. Pour la grande masse des ruraux, qui parlaient leur propre langue, les Russes étaient des oppresseurs : officiers, juges, percepteurs d’impôts, etc. Ces ruraux ressentaient d’autant plus cette oppression nationale que, dans bien des régions de l’empire, question nationale et question agraire se recoupaient, les propriétaires terriens étant, pour les paysans, des « étrangers », russes le plus souvent.

Dans cet ensemble hétéroclite au développement inégal, le prolétariat était la seule classe capable d’offrir une perspective progressiste à tous les opprimés. Il se renforçait au fur et à mesure que le capitalisme s’introduisait, tandis que la bourgeoisie, elle-même en développement, restait subordonnée à la bourgeoisie impérialiste et soumise au pouvoir politique de l’autocratie.

Comme l’avaient déjà souligné Marx et Engels dans le Manifeste communiste, en se développant, le capitalisme avait mis en relation des peuples isolés et unifié les marchés locaux en un vaste marché mondial. Il avait ainsi lié le sort des travailleurs de l’empire tsariste à ceux de l’Europe et du monde.

Étouffant dans les limites de leurs frontières nationales, à la recherche de zones d’influence pour exporter capitaux et marchandises, les capitalistes occidentaux avaient investi en Russie. En concurrence exacerbée pour se tailler des chasses gardées dans un monde qu’elles s’étaient déjà partagé, les puissances impérialistes s’étaient jetées les unes contre les autres, en août 1914, pour tenter de modifier ce partage.

Cette guerre, dans laquelle la Russie tsariste était alliée militairement aux impérialistes français et britanniques, allait déclencher la révolution qui couvait. En février 1917, les multiples contradictions dont ce régime était porteur éclatèrent. Le tsar renversé, en quelques mois, le prolétariat, allié aux paysans dont beaucoup avaient été mobilisés et ainsi politisés de façon accélérée, se retrouva au pouvoir, sous la direction du parti bolchevique.

Mais la prise du pouvoir par les travailleurs en octobre 1917, à Saint-Pétersbourg et à Moscou, n’était pas un aboutissement. C’était en fait le point de départ de la révolution sociale, et des problèmes qu’elle allait essayer de résoudre. Toutes les forces sociales hostiles à la révolution, des propriétaires terriens à la bourgeoisie industrielle en passant par les nationalistes de toutes nuances, allaient se déchaîner contre le pouvoir ouvrier au cours d’une terrible guerre civile déclenchée dès les lendemains d’Octobre.

Et chapeautant ces forces hostiles, les armant et les manipulant, envoyant des corps expéditionnaires pour les épauler, les puissances impérialistes allaient mettre tout leur poids pour tenter d’écraser la révolution ouvrière et l’empêcher de s’étendre jusqu’au cœur de leurs métropoles.

Pour Lénine, Trotsky et leurs camarades, la révolution d’Octobre était le point de départ d’une gigantesque lutte, à l’échelle européenne sinon mondiale, entre le prolétariat et tous les opprimés d’un côté, la bourgeoisie de l’autre, pour prendre la direction de la société. C’était la seule voie pour sortir la société de l’impasse dans laquelle la plongeait le capitalisme et pour la réorganiser sur des bases communistes.

Les bolcheviks s’adressèrent aux travailleurs des citadelles impérialistes, aux semi-esclaves de leurs colonies aussi bien qu’aux opprimés de l’empire tsariste dont il s’agissait de gagner la confiance et le soutien.

Dès le premier jour, le pouvoir des soviets promulgua deux décrets. L’un, sur la paix, s’adressait aux peuples de toute l’Europe pour réclamer une paix sans annexion. L’autre, sur la terre, par lequel les propriétaires fonciers, des églises et des monastères étaient expropriés de leurs biens sans indemnité ni rachat, était destiné à gagner le soutien des paysans. Il légalisait le partage des terres, souvent déjà réalisé par les paysans eux-mêmes, et leur en garantissait la jouissance.

Les bolcheviks publièrent également un décret sur les nationalités. Il affirmait l’égalité et la souveraineté des différents peuples ; leur droit à disposer d’eux-mêmes, jusqu’à se séparer de la Russie soviétique pour former des États indépendants ; l’abolition de tous les privilèges nationaux et religieux de la nation dominante, donc russe, et le libre développement de toutes les minorités nationales. Dans un Appel aux travailleurs musulmans de la Russie et de l’Orient, Lénine dénonçait les traités secrets qui prévoyaient entre autres le partage de la Perse et de l’empire Ottoman. Il leur disait : « Vous tous dont les mosquées ont été détruites, dont les croyances et les coutumes ont été piétinées par les tsars, vos coutumes, vos institutions nationales et culturelles sont à partir de maintenant libres et inviolables. […] Organisez librement, sans entraves, votre vie nationale. Vous devez être les maîtres de vos pays, […] votre sort est entre vos propres mains. »

Aussitôt après la révolution d’Octobre, des gouvernements indépendants surgirent autour de la Russie. Les mêmes politiciens, qui n’avaient pas osé formuler de revendications nationales sous le tsarisme, devinrent soudainement indépendantistes. Le sénat d’Helsinki proclama l’indépendance de la Finlande. À Kiev, dès novembre 1917, une Rada, ou Conseil central, ne représentant guère plus qu’elle-même proclama la « République populaire d’Ukraine ».

Les bolcheviks reconnurent immédiatement ces gouvernements qu’ils savaient hostiles. Mais ils affirmaient ainsi, aux yeux de tous, qu’ils ne seraient sous aucun prétexte les continuateurs de la politique d’oppression nationale du tsarisme.

Appuyés sur la petite bourgeoisie – paysans riches, commerçants, artisans et une bonne partie des intellectuels – ces nationalistes haïssaient les bolcheviks. Moins parce qu’ils voyaient en eux des Russes qu’à cause de l’enthousiasme que la révolution suscitait sur leur propre territoire. Ces gouvernements « nationaux » commencèrent d’ailleurs par réprimer leurs populations, en écrasant dans le sang des révolutions ouvrières ou des soulèvements populaires, comme en Finlande ou en Lettonie, avant de fournir des troupes aux armées blanches pour tenter d’écraser le pouvoir soviétique.

Durant toute la guerre civile, les nationalistes furent les jouets et les instruments des puissances impérialistes.

La guerre civile en Ukraine

Le cas de l’Ukraine est éloquent. Occupée tour à tour ou simultanément par les troupes allemandes, austro-hongroises, les corps expéditionnaires français et britanniques, des troupes grecques, polonaises, roumaines, les troupes contre-révolutionnaires de Denikine et de Wrangel, des bandes paysannes de partisans incontrôlés, l’Ukraine fut l’arène principale de la guerre civile. En trois ans, de 1917 à 1920, elle changea dix fois de gouvernement. Kiev fut occupé quatorze fois !

Le pouvoir des soviets ukrainiens s’appuyait, en 1917, sur la région minière de l’est, autour de Donetsk dans le bassin du Don, le Donbass – au cœur de la guerre actuelle – et sur le prolétariat de quelques villes comme Kharkov. Si la majorité des paysans et des habitants des bourgs finirent par rallier les bolcheviks, après des années de combats et bien des vicissitudes, c’est parce qu’ils constatèrent la différence de comportement entre les troupes rouges et blanches.

Comme le reconnut celui qui fut Premier ministre du gouvernement bourgeois ukrainien en 1918, « la Rada ne voulait pas libérer les masses laborieuses de l’oppression sociale[1] ». Les anciens officiers tsaristes méprisaient profondément les pauvres, les Ukrainiens, les Juifs. Leurs troupes violaient, pillaient, exécutaient sans limite. Quant à l’attitude des troupes françaises du général Franchet d’Esperey, qui occupa la région d’Odessa, soutint les Blancs, écrasa les soviets hongrois en 1919, Trotsky la compare aux pires heures de la conquête de l’Algérie par la France, du fait des exécutions en masse de civils.

À l’inverse, la présence de l’Armée rouge garantissait aux paysans l’usage de la terre et le partage des grands domaines. Les bolcheviks réussirent même l’exploit de rallier la majorité des cosaques du Don, ces soldats-paysans dotés de privilèges en échange du rôle de gendarmes qu’ils jouaient au service du tsar !

Oh, tout cela ne se fit pas sans échecs ni tâtonnements. Au cours des années 1918-1919, confronté à la nécessité de nourrir les villes affamées, le pouvoir bolchevik réquisitionna la production de blé et d’autres matières premières. Dans cette Ukraine qui avait été le grenier à blé de l’empire tsariste, il commença par encourager la formation de communes paysannes, une forme de collectivisation par en bas. Les paysans propriétaires, même petits, qui rejetaient les communes paysannes comme les réquisitions, risquaient de passer dans le camp des ennemis du prolétariat.

L’alliance de la paysannerie et de la classe ouvrière étant la seule façon d’assurer la survie du pouvoir soviétique, il fallut redresser la barre. Malgré la famine, les bolcheviks réduisirent les réquisitions. En janvier 1920, ils garantirent aux masses ukrainiennes « le droit à la jouissance des fruits de leur labeur et des richesses de l’Ukraine ».

Dans une Lettre aux ouvriers et aux paysans d’Ukraine, Lénine écrivait alors : « Nous voulons une alliance librement consentie, une alliance qui ne tolère aucune violence d’une nation sur une autre […] . Seuls les ouvriers et les paysans d’Ukraine décideront […] si l’Ukraine doit fusionner avec la Russie ou constituer une république autonome, indépendante et quel lien fédératif l’unira à la Russie[2]. »

Et cette alliance se réalisa. Sur le terrain militaire, les accords entre l’Ukraine et la Russie soviétiques prévoyaient « la création de cadres pour des régiments ukrainiens rouges où le commandement se ferait en ukrainien et la création d’une école d’officiers ukrainiens[3] ».

L’usage de la langue ukrainienne était encouragé au sein des institutions soviétiques. Et dans toutes ces régions qui avaient jadis constitué « la zone de résidence » imposée aux Juifs, le pouvoir bolchevique promut l’usage du yiddish et de la culture juive sous toutes ses formes. Partout des écoles furent ouvertes, des instituteurs formés, des livres et des journaux édités dans toutes les langues nationales.

L’alliance entre les masses pauvres de différentes nationalités fut formalisée en 1922 par la création de l’Union des républiques socialistes soviétiques qui rassemblait, dans une même entité, les républiques soviétiques de Russie, d’Ukraine, de Biélorussie, celles du Caucase (Georgie, Arménie, Azerbaïdjan) et, un peu plus tard, celles d’Asie centrale.

En prenant la tête de la révolution sociale, en entraînant derrière lui tous les opprimés, le prolétariat avait défendu leurs intérêts communs et ouvert une perspective progressiste à toute la société. À l’issue de la guerre civile, l’influence des partis nationalistes sur les masses pauvres d’Ukraine avait largement reculé.

C’était une formidable victoire de la politique des bolcheviks. Alors qu’aujourd’hui tant de pays éclatent, tant de minorités nationales sont incitées à se séparer, ils avaient réussi un tour de force : une grande majorité des peuples, hier opprimés par la Russie, allaient choisir de continuer à vivre sous un toit commun. Ils y parvinrent non par la coercition, mais par la force d’entraînement de leur politique. Ils avaient su souder dans une lutte commune tous les opprimés par-delà leurs nationalités.

Cette politique marqua durablement les esprits et exerça une puissante force d’attraction sur les peuples opprimés de toute l’Europe centrale.

Le charcutage de l’Europe de l’Est par l’impérialisme

Pour saisir ce que fut cette force d’attraction, il faut la comparer à la politique des grandes puissances à la même époque. Elles organisèrent un immense dépeçage sur les ruines de l’Autriche-Hongrie, de l’Allemagne et des empires russe et ottoman. Deux principes présidèrent à ce dépeçage : affaiblir la Russie soviétique en soutenant toutes les forces hostiles au bolchevisme, puis en créant un cordon sanitaire à ses frontières ; affaiblir les empires centraux, avant tout l’Allemagne, en l’amputant de divers territoires.

Lors du traité de Versailles et de ses annexes signés en 1919, le sort de millions d’Européens de l’Est fut réglé sans qu’ils ne fussent ni représentés ni consultés. De nouvelles frontières furent tracées. Des peuples, des villes, des régions furent détachés ou rattachés arbitrairement à tel ou tel État.

La Slovaquie qui dépendait de l’Autriche-Hongrie – et où, en 1919, s’était établie une éphémère république des soviets, dans le cadre de la révolution ouvrière en Hongrie – fut détachée de cette dernière pour former la Tchécoslovaquie avec la Bohème-Moravie. En prime, la Tchécoslovaquie reçut l’Ukraine subcarpatique.

La Bucovine, ancienne partie de l’empire austro-hongrois, dont la population est partiellement ukrainienne, fut donnée à la Roumanie. La Roumanie, sous tutelle militaire française, récupérait aussi la Transylvanie.

La Pologne disposait enfin d’un État national reconnu, après des siècles où ses puissants voisins russe, allemand et autrichien l’avaient plusieurs fois démembrée. Ses dirigeants ayant choisi le camp des vainqueurs, ces derniers « offrirent » à la Pologne une tranche de l’Allemagne. La Galicie et la Volhynie, régions ukrainiennes, lui furent rattachées. Dans le décours de la guerre contre l’Armée rouge, la Pologne occupa Vilnius capitale de la Lituanie, absorbant ainsi un morceau de ce pays balte ainsi qu’une portion de territoire prise à la Biélorussie soviétique.

La « question polonaise » avait été un enjeu politique majeur tout au long du 19e siècle : les partis progressistes d’Europe avaient soutenu le droit de la Pologne à une existence nationale indépendante et réunifiée. Mais quand elle devint enfin un État à part entière, ce fut comme mercenaire au service des impérialistes victorieux, avec un régime dictatorial, conseillé par des officiers français, dont un certain Charles de Gaulle. L’exemple polonais montrait qu’il ne suffit pas à un peuple opprimé d’obtenir un État pour jouir de la liberté, surtout quand cet État est sous tutelle de l’un ou l’autre des impérialistes.

Voilà un petit aperçu de la « politique de la paix » mise en œuvre par les puissances impérialistes au nom du « droit des nationalités ». Chacun de ces remaniements de frontières signifiait des déplacements de populations, des exactions contre des peuples subitement devenus minoritaires dans un nouvel État oppresseur. Des peuples, comme les Ukrainiens, étaient écartelés entre trois ou quatre pays.

Comme le dénonçait l’Internationale communiste, ces nouveaux États étaient condamnés à « être enchaînés les uns aux autres par une haine mutuelle et une faiblesse générale ». La « paix de Versailles » allait alimenter les rancœurs nationalistes, la xénophobie, et apporter du carburant à tous les dé­ma­gogues d’extrême droite. Au milieu des années 1930, la quasi-totalité des États d’Europe centrale et orientale étaient des dictatures férocement antiouvrières, appuyées sur l’armée ou sur des partis plus ou moins fascisants.

La bureaucratie stalinienne piétine le droit des peuples

Le drame de cette période est que l’Union soviétique avait cessé d’offrir aux opprimés une alternative progressiste. En effet, à partir du milieu des années 1920, le prolétariat et les communistes révolutionnaires allaient perdre le pouvoir en URSS au profit de la bureaucratie. Et Staline allait progressivement s’imposer comme le représentant des intérêts de cette couche privilégiée de chefs, petits et grands, du parti et de l’appareil d’État.

Comment en était-on arrivé là ?

Les échecs de la révolution ouvrière, en particulier en Allemagne, avaient laissé l’Union soviétique isolée et exsangue. La classe ouvrière, épuisée, intervenait de moins en moins dans la vie politique. Des milliers de bureaucrates, n’aspirant qu’à profiter de leur poste et des privilèges associés, écartèrent tous ceux qui menaçaient leurs positions, et d’abord les bolcheviks. Au terme d’une lutte qui dura une quinzaine d’années, Staline élimina l’Opposition de gauche qui, avec Trotsky, avait continué à défendre les intérêts de la classe ouvrière et de la révolution mondiale. La bureaucratie avait remplacé la dictature du prolétariat par la sienne, et finalement par la dictature personnelle de Staline.

Dans le même temps, cette bureaucratie était confrontée à la pression, à l’intérieur de l’URSS, d’une bourgeoisie urbaine et rurale qui reprenait des forces et menaçait de reprendre le pouvoir et de restaurer la propriété privée. Face à cette menace, la bureaucratie jugea plus sûr de maintenir la propriété collective des moyens de production et le contrôle de l’État sur le commerce extérieur.

Mais si elle avait renoncé à liquider tous les acquis d’Octobre, elle n’avait pas renoncé à accroître ses privilèges et ses prélèvements sur les richesses produites. Elle intensifia l’exploitation de tous les travailleurs.

Grâce à l’industrialisation, qui se fit par en haut, l’État concentrant le peu de moyens disponibles, à l’échelle d’un pays continent et selon un plan, une société nouvelle s’édifiait, avec des succès indéniables. Malgré l’isolement du pays et son arriération, malgré le parasitisme des bureaucrates, malgré les multiples gâchis et la brutalité inouïe de sa mise en œuvre, cette planification fut malgré tout plus efficace que la « main invisible du marché ».

Elle fit surgir en quelques années une puissance industrielle sur d’autres bases que le capitalisme. Comme l’écrivit Trotsky en 1936, l’existence même de l’URSS signifiait que « le socialisme avait démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, […] mais dans une arène économique qui couvre un sixième du globe […] dans le langage du fer, du ciment et de l’électricité ».

L’Union soviétique échappait au pillage direct de l’impérialisme et à sa tutelle politique et militaire. Mais elle était devenue une dictature qui s’opposait aux révolutions ouvrières et qui n’avait plus pour objectif de renverser la bourgeoisie partout dans le monde. Trotsky résuma ces deux aspects contradictoires en caractérisant l’Union soviétique comme un État ouvrier dégénéré.

Sur le terrain des nationalités, la politique de Staline et de sa clique fut aussi brutale et contraire aux intérêts des masses que sur tous les autres terrains. En URSS, les minorités nationales furent soumises aux sbires du Kremlin qui dénonçaient toute contestation de leur arbitraire comme étant du nationalisme bourgeois. Sur le plan international, les peuples devinrent de la monnaie d’échange dans la politique étrangère de Staline.

Discutant en avril 1939 de la « question ukrainienne », Trotsky constatait les dégâts de la politique de la bureaucratie dans la conscience politique des opprimés. Il écrivait : « Nulle part autant qu’en Ukraine, les restrictions, les épurations, la répression et, de façon générale, toutes les formes de banditisme bureaucratique n’assumèrent un caractère de violence aussi meurtrier. »

Ce fut le cas en particulier de la collectivisation forcée des terres avec l’expropriation brutale des koulaks et leur élimination physique qui provoqua une effroyable famine en 1932-1933. Cette collectivisation, dont Trotsky dira qu’elle a coûté « aussi cher qu’une invasion étrangère », fit des millions de victimes dans toute l’Union soviétique. Du fait de son rôle de grenier à blé, l’Ukraine paya le prix fort dans cette tragédie.

Ce crime du stalinisme est utilisé aujourd’hui par les nationalistes ukrainiens, qui réécrivent l’histoire en présentant cet épisode dramatique comme une tentative de génocide de la part de la Russie. Ils l’appellent Holodomor en ukrainien, autrement dit « l’extermination par la faim ».

Oui, la politique stalinienne fut criminelle !

Mais les victimes furent les masses affamées des campagnes, les ouvriers surexploités et soumis à la disette dans les villes, de toutes les nationalités et dans toute l’Union soviétique. Ces crimes discréditèrent aux yeux des masses russes, ukrainiennes, polonaises, et bien au-delà de l’URSS, le drapeau du communisme dont les bureaucrates se revendiquaient indûment.

Dans la Question ukrainienne, Trotsky écrivait : « Il ne subsiste rien de la confiance et de la sympathie d’antan des masses d’Ukraine occidentale pour le Kremlin. […] Les masses ouvrières et paysannes de Galicie, de Bucovine, d’Ukraine subcarpathique, sont en pleine confusion. Où se tourner ? Que revendiquer ? Et du fait de cette situation, la direction glisse aux mains des plus réactionnaires des cliques ukrainiennes qui expriment leur « nationalisme » en cherchant à vendre le peuple ukrainien à l’un ou l’autre des impérialismes en échange d’une promesse d’indépendance fictive. »

Trotsky cherchait à offrir au prolétariat une politique indépendante entre la barbarie de Staline d’un côté et celle de l’impérialisme, incarnée par Hitler, de l’autre. Il mit en avant le mot d’ordre d’une « Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne, unie, libre et indépendante ».

Dans cette formulation, chaque mot compte. Trotsky défendait l’idée d’une Ukraine libre et indépendante, c’est-à-dire affranchie de la dictature stalinienne. Mais une Ukraine qui soit soviétique, donc sous le contrôle des ouvriers et des paysans. Ce mot d’ordre n’avait de sens que dans le cadre d’une intervention consciente des travailleurs pour changer le cours des événements, autrement dit d’une révolution. Trotsky ne défendait l’indépendance ni sous l’égide des bureaucrates de la partie soviétique de l’Ukraine, ni sous celle de la bourgeoisie de l’Ukraine occidentale, elle-même dominée par les puissances impérialistes. Il défendait l’indépendance contre les uns et les autres.

Il insistait surtout sur le caractère international de la situation ukrainienne : l’avenir de l’Ukraine, partagée entre plusieurs États, était lié à l’évolution de la situation dans toute l’Europe où la marche à la Deuxième Guerre mondiale était enclenchée.

Quelques mois plus tard, en septembre 1939, dans le cadre du pacte germano-soviétique, Staline et Hitler se partageaient la Pologne, l’URSS récupérant les pays Baltes et annexant la Galicie ukrainienne. Ce cynisme sans borne de Staline à l’égard des peuples ouvrit, en Ukraine, un boulevard à l’extrême droite nationaliste et à ses exactions.

Les nationalistes fascisants, présents dans la partie de l’Ukraine rattachée à la Pologne, avec à leur tête Stepan Bandera, firent des offres de service à Hitler. Deux ans plus tard, la Galicie fournissait les cadres et les troupes d’une division SS ukrainienne combattant l’armée et les partisans soviétiques. En Volhynie, à partir de 1942, les bandes armées de l’UPA, l’armée insurrectionnelle ukrainienne, nationaliste et fasciste, massacrèrent Juifs, communistes et Polonais.

Soixante-dix ans plus tard, on l’a vu avec les groupes qui occupaient le Maïdan l’hiver dernier, certains courants se revendiquent ouvertement de l’UPA, de Bandera et des fascistes ukrainiens. Et cela va au-delà de l’extrême droite : en 2010, le président pro-occidental Viktor Iouchtchenko a élevé Bandera au rang de « héros de l’Ukraine ».

Depuis la fin des années 1930 où Trotsky discutait de l’avenir de l’Ukraine, la situation internationale et les rapports de force entre les différents impérialistes ont changé. Mais la façon dont il posait les problèmes reste d’une actualité brûlante. Aujourd’hui comme hier, faute d’une intervention indépendante du prolétariat, les « plus réactionnaires des cliques ukrainiennes » vendent le peuple ukrainien à l’impérialisme en échange d’une indépendance fictive. Nous y reviendrons.

De Yalta à l’éclatement de l’Union soviétique

Après la barbarie de la Deuxième Guerre mondiale, ses 60 à 80 millions de morts, dont 20 à 25 millions de Soviétiques, toutes nationalités confondues, ses massacres, ses génocides, la fin de cette guerre vit une alliance se sceller entre puissances impérialistes et bureaucratie stalinienne. Elles se partagèrent le travail pour rétablir l’ordre dans toute la partie de l’Europe qui avait été occupée par l’Allemagne, chacune s’occupant des pays ou des régions que ses armées occupaient. Ce fut l’objet des accords de Yalta et de Potsdam, en 1945.

En Europe centrale, ces accords entérinaient de nouveaux remaniements de frontières. Une fois encore on tailla dans la chair des peuples. La Pologne était déplacée de 200 kilomètres vers l’ouest. Les trois pays Baltes étaient intégrés à l’Union soviétique, tandis que la Galicie et la Ruthénie rejoignaient l’Ukraine soviétique. L’URSS récupérait aussi la Moldavie et un morceau de la Finlande.

Cela entraîna des déplacements violents de populations, dont les Allemands furent les principales victimes. 13 à 14 millions d’entre eux furent expulsés de force. Des centaines de milliers de Polonais furent, eux, chassés de Biélorussie et d’Ukraine. En retour, des Ukrainiens et des Biélorusses durent quitter la Pologne.

Cette sinistre politique de « purification ethnique » se fit avec la complicité des Occidentaux. Les accords de Yalta et Postdam prévoyaient explicitement ces « transferts » de population. Pour Roosevelt et Churchill, cela faisait partie de l’accord conclu avec Staline, dont l’armée, la police politique ou les émules locaux devaient rétablir des appareils étatiques afin de museler et d’opprimer les classes populaires dans ce qui allait devenir les Démocraties populaires.

Dans les zones qu’ils s’étaient attribuées, les dirigeants impérialistes firent de même. En Grèce, ils écrasèrent dans le sang la résistance communiste et, dans les années suivantes, de multiples révoltes dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux qu’ils opprimaient. Ce partage des tâches donnait carte blanche à la bureaucratie pour faire régner l’ordre dans « sa » zone d’influence. Et cela incluait de pouvoir écraser dans le sang des révoltes ou des révolutions ouvrières, comme en 1953 à Berlin-Est, en 1956 à Budapest ou encore un mouvement national pacifique, en 1968 à Prague.

Cela juge, si besoin était, tous les discours actuels des dirigeants du monde sur les droits inaliénables des peuples, le respect des minorités nationales et leurs dénonciations des crimes de guerre. Hier comme aujourd’hui, le cynisme des impérialistes n’a rien à envier à celui des dirigeants du Kremlin.

Ces accords ont été globalement respectés jusqu’à la disparition de l’Union soviétique en décembre 1991. Pour autant, durant toutes ces années, les impérialistes ne cessèrent jamais d’exercer une pression militaire, diplomatique et économique sur l’URSS des bureaucrates qui échappait toujours à leur emprise. Et, s’ils comptaient sur elle pour maintenir l’ordre mondial, ils ne se privaient pas de l’affaiblir dès qu’ils pouvaient, ce qui provoqua les multiples foyers de tensions de la guerre froide.

La disparition de l’Union soviétique sous l’effet des forces centrifuges

En 1985, alors que la génération qui avait gouverné l’URSS depuis les années 1960 disparaissait, Gorbatchev accéda au poste de secrétaire général du PCUS, le Parti communiste de l’URSS.

Il se retrouvait au sommet d’un appareil de plusieurs millions de bureaucrates qui tenaient leur puissance et leurs privilèges de leur poste à la tête des grands ministères économiques, de l’administration de villes industrielles, de grandes régions ou de républiques soviétiques.

Depuis son origine, cette bureaucratie formait des clans, soudés par les multiples relations qu’ils entretenaient dans l’appareil du parti ou de l’État. Dans les premières années, ces clans avaient été tenus en laisse et brisés par la terreur. Seule la dictature féroce de Staline sur les bureaucrates – y compris les plus haut placés qui étaient limogés, déportés en Sibérie, exécutés – les avait empêchés de se constituer des fiefs intouchables. À la mort du dictateur, ils avaient obtenu du pouvoir central qu’il n’envoie plus aussi souvent l’un des leurs en camp pour « trafic » ou « vol de biens publics ». Bref, qu’il les laisse mener leurs affaires tranquillement.

Pour asseoir son pouvoir à la tête de cet appareil fracturé, Gorbatchev lança, sous le nom de perestroïka et de glasnost, une série de réformes. En laissant de larges couches de bureaucrates exprimer leurs griefs contre les étages supérieurs, Gorbatchev dut relâcher la poigne de fer du pouvoir central. Or c’était le seul ciment qui maintenait debout un édifice profondément lézardé.

Gorbatchev fut débordé par plus démagogue que lui. Eltsine, autre membre des instances dirigeantes du parti, s’était fait élire à la tête de la Fédération de Russie grâce à la petite bourgeoisie. Il lui promettait que le « marché » lui apporterait la liberté de voyager et l’accès aux magasins bien remplis de produits occidentaux. À la haute bureaucratie, dont il était un pur produit, Eltsine se présenta comme celui qui permettrait la privatisation des morceaux d’industrie qu’elle contrôlait déjà. Aux bureaucrates des républiques autres que la Russie, il conseilla de prendre « autant de pouvoir que vous pourrez ».

Les forces centrifuges ainsi libérées allaient paralyser, puis faire éclater l’Union soviétique. Eltsine étant à la tête de la Fédération de Russie, tandis que Gorbatchev était encore à la tête de l’Union soviétique, Eltsine et ses compères ukrainien et biélorusse proclamèrent la dissolution de l’URSS pour se débarrasser de la tutelle de Gorbatchev.

Poutine, successeur d’Eltsine, affirme que « la disparition de l’Union soviétique est la plus grande catastrophe du 20e siècle ». Mais constatons qu’à l’époque, il ne s’est trouvé pratiquement personne parmi les hauts bureaucrates, au sein de l’armée ou du KGB, pour vouloir empêcher cette disparition ou en être capable. La tentative de coup d’État, à l’été 1991, contre le projet de Gorbatchev de « réformer » l’Union fut une tragicomédie. Révélatrice et accélératrice de la décomposition du pouvoir central, elle profita finalement à Eltsine.

Car en luttant entre eux pour le pouvoir et le contrôle des richesses, ce sont les bureaucrates les plus haut placés, ceux de la direction du parti et de l’État, ceux des grands ministères, du KGB, de l’armée qui accélérèrent l’éclatement de l’URSS.

La prudence initiale des dirigeants impérialistes

La réaction des dirigeants occidentaux face à la disparition de l’URSS fut d’abord d’une grande circonspection. Cette disparition marquait certes la victoire de l’impérialisme dans la guerre froide. Mais elle bouleversait la répartition des rôles de gendarmes en Europe et créait une situation nouvelle, donc inquiétante pour les tenants de l’ordre mondial.

Lors de la réunification allemande, symbole s’il en est du retour à l’Ouest des Démocraties populaires à partir de 1989, les plus réticents furent Mitterrand et Thatcher, représentants des deux impérialismes rivaux de l’Allemagne. Comme le fait remarquer l’ancien secrétaire de Gorbatchev, « brusquement le volcan allemand qui s’était réveillé au cœur de l’Europe, a fait renaître des complexes et des peurs […]. Dans cette situation, Mitterrand et Thatcher se sont tournés vers Gorbatchev. La panique politique et émotionnelle s’est répandue pour plusieurs semaines dans les capitales occidentales[4]. » Gorbatchev, de son côté, ne mit qu’une seule condition, formellement acceptée à l’époque par les Occidentaux : aucune structure militaire de l’Otan ne devait être installée dans l’ancienne République démocratique allemande. Un engagement qui sera respecté, même si ce fut bien le seul.

À l’été 1991, alors que l’Union soviétique était déjà en décomposition, le président américain George Bush senior, de passage à Kiev, avait lancé : « Que Dieu bénisse l’Union soviétique ! » avant d’ajouter devant le Parlement ukrainien : « Les Américains ne soutiendront pas ceux qui recherchent l’indépendance pour remplacer une lointaine tyrannie par un despotisme local. » Entre l’indépendance hasardeuse des républiques soviétiques et le maintien d’une Union plus ou moins centralisée, le président des États-Unis préférait l’ordre et la stabilité des frontières !

Mais peu après, l’effondrement de l’URSS étant devenu un fait accompli, l’impérialisme n’allait pas tarder à s’adapter à la nouvelle donne. Et il n’aura de cesse d’occuper les positions militaires et diplomatiques abandonnées par le Kremlin. Nous y reviendrons.

Le pillage légalisé sous couvert de « l’économie de marché »

Nous voudrions maintenant parler de ce qui fut le pillage légalisé de l’économie ex-soviétique sous couvert d’instaurer l’économie de marché. Nous allons parler essentiellement de la Russie, bien que des phénomènes semblables aient été à l’œuvre en Ukraine et dans la plupart des autres républiques.

La Russie, qui hérita de la majeure partie de l’appareil d’État soviétique, de son armée, de sa flotte, de son arsenal nucléaire, de son poste au conseil de sécurité de l’ONU, était la plus vaste et la plus puissante des quinze républiques soviétiques. Mais cela ne l’empêcha pas de subir un véritable cataclysme économique, social et humain.

Entre 1990 et 1998, la Russie a connu une des récessions les plus violentes de l’histoire économique : son produit intérieur brut a chuté de 45 %, les investissements de 65 %[5]. Et de fait, dans toute l’histoire récente, aucun pays, surtout de cette taille, n’a subi une telle catastrophe.

Ce fut le résultat du démantèlement d’une économie conçue pour fonctionner collectivement à l’échelle d’un vaste continent. Ce fut le résultat du pillage systématique par les bureaucrates mafieux de tout ce qui pouvait être revendu en devises à l’étranger : matières premières, ressources agricoles, production industrielle, etc.

Durant cette même période, 20 milliards de dollars quittèrent, chaque année, la Russie en direction des banques suisses ou autres paradis fiscaux. Ce fut la curée.

Une myriade de bureaucrates, à commencer par les plus haut placés, inventa des montages juridiques pour prendre le contrôle des entreprises qu’ils dirigeaient et mettre en place des sociétés écrans pour transférer leurs gains à l’étranger.

Pour ne prendre qu’un exemple, en 1989, Viktor Tchernomyrdine, alors ministre de l’Industrie gazière soviétique, transforma l’ensemble de son ministère en un consortium d’État. Il venait de créer Gazprom, premier producteur mondial de gaz. Par ce tour de passe-passe, un ministère employant plusieurs centaines de milliers de travailleurs, gérant 160 000 kilomètres de gazoducs et des centaines d’établissements industriels sur tout un continent, devenait une entreprise, pas encore privée mais sous le contrôle direct de Tchernomyrdine et du clan de bureaucrates autour de lui.

L’URSS disparue, Tchernomyrdine resta à la tête de Gazprom. En contrôlant les principaux gazoducs, « artères nourricières » du pays, il imposa ses prix et toutes ses exigences aux producteurs, publics ou privés, des républiques nouvellement indépendantes.

L’un des dirigeants de Gazprom s’adressait alors à ses collaborateurs en ces termes : « On ne vole pas à l’intérieur de Gazprom ; vole d’abord pour Gazprom et ensuite pour toi et tes enfants. »

Voler et piller, puis transférer le pactole sur des comptes à l’étranger, c’était le comportement ordinaire de tous les bureaucrates devenus hommes d’affaires. La légalisation du « marché » capitaliste et la privatisation des entreprises, au début des années 1990, ont été le cache-sexe officiel de ce pillage.

On trouve les mêmes comportements en Ukraine.

Ioulia Timochenko, figure de proue de l’opposition en 2004, puis Premier ministre, présentée comme une « martyre de la démocratie » à cause de ses séjours en prison, est d’abord une milliardaire. Elle s’est enrichie dans le commerce du gaz, une source de trafic sans limite en Ukraine, pays de transit du gaz russe vers l’Europe[6]. À chacun de ses passages au gouvernement, Timochenko écarta des concurrents. Ses séjours en prison proviennent autant de sa façon de mener ses affaires que de la vengeance de ses rivaux politiques !

En Russie comme en Ukraine, pour pouvoir bénéficier des privatisations, il fallait être proche du pouvoir. C’est une des caractéristiques majeures de ces nouveaux « capitalistes » : leur droit de propriété n’est garanti que s’ils ont une protection au pouvoir. Quand le pouvoir change ou quand un affairiste perd sa protection au Kremlin, de multiples ennuis juridiques l’obligent bientôt à « revendre » ses actions… à prix d’ami. Et il doit encore s’estimer heureux s’il ne perd pas au passage la liberté, voire la vie. Cela fait partie du patrimoine génétique de cette bureaucratie qui s’est développée en parasite d’une économie étatisée.

L’indépendance des Républiques ex-soviétiques

S’il s’est accompagné de mouvements populaires plus ou moins profonds en divers endroits du pays, l’éclatement de l’URSS fut avant tout le produit des luttes des sommets de la bureaucratie. Ces luttes avaient pour but de préserver les fiefs régionaux ou sectoriels dont elle tirait sa puissance et ses revenus.

Pour autant, le sentiment d’appartenir à un vaste ensemble commun, unifié économiquement et culturellement, était bien réel. En URSS, on distinguait la citoyenneté – soviétique – de la nationalité – russe, juive, ukrainienne, géorgienne, etc. Cette nationalité, déclarée par les parents lors de l’enregistrement de leur enfant, pouvait être changée à l’âge adulte. En outre, plus de 40 millions de Soviétiques, soit un sur sept, vivaient dans une autre république que celle correspondant à leur nationalité. En 1989, près de 7 millions d’Ukrainiens vivaient en dehors de leur république.

Pour ces millions de Soviétiques là, l’éclatement de l’URSS fut d’autant plus douloureux qu’il les transformait en étrangers dans leur propre pays.

Cela ne signifie pas qu’un sentiment national, et même d’oppression nationale, n’existait pas. Comme on l’a déjà dit, il y avait belle lurette que l’Union soviétique n’avait plus rien à voir avec la fraternité entre les peuples qui avait permis sa naissance. Et quand Gorbatchev a soulevé un peu la chape de plomb de la censure, une multitude de revendications nationales ont immédiatement trouvé à s’exprimer. Mais localement elles furent largement manipulées par les bureaucrates qui se transformèrent en champions du nationalisme. Pour eux, ce fut un moyen de se soustraire au contrôle du Kremlin.

Au Kazakhstan, en 1986, le limogeage du premier secrétaire du parti, un Kazakh, remplacé par un Russe, provoqua des émeutes. Nul doute que les travailleurs kazakhs devaient ressentir comme une humiliation l’éviction d’un Kazakh, même corrompu, au profit d’un Russe. Mais ce sentiment, légitime, fut utilisé par les bureaucrates kazakhs pour forcer Moscou à reconnaître leur droit à rester maîtres de leur propre population.

En Géorgie, entre 1987 et 1990, des partis d’opposition émergèrent autour de dissidents, nationalistes et religieux, qui dressèrent les uns contre les autres, les Géorgiens d’une part, les Abkhazes puis les Ossètes d’autre part qui avaient leur propre république autonome au sein de la Géorgie. Aussitôt l’indépendance proclamée, ces tensions se sont transformées en véritables guerres… qui durent encore ! Le territoire de la petite Géorgie a éclaté, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie étant devenues des protectorats de fait de la Russie.

Il est significatif que les chefs régionaux de la bureaucratie gardèrent ou retrouvèrent le pouvoir dans les nouveaux États indépendants : Kravtchouk en Ukraine, Aliev en Azerbaïdjan, Chevarnadze en Géorgie, etc.

Après l’indépendance, les politiciens concurrents ont exacerbé les rivalités nationales ou ethniques pour asseoir leur pouvoir. Les minorités comme les Arméniens en Azerbaïdjan, les Ouzbeks au Tadjikistan, mais aussi les Russes, surtout quand ils étaient pauvres, en ont fait les frais. Si des millions de Russes, autrefois installés dans les républiques périphériques, notamment d’Asie et du Caucase, sont revenus vivre en Russie, c’est d’abord pour y trouver de quoi vivre. Mais c’est aussi, souvent, parce qu’ils subissaient discriminations et tracasseries.

L’indépendance de l’Ukraine en 1991

En Ukraine, à l’exception de sa partie la plus occidentale, les liens avec la Russie étaient multiples et fort anciens. Non seulement les deux langues sont très proches mais, en 1991, un tiers des habitants d’Ukraine déclaraient parler exclusivement le russe. Et tel Gorbatchev, nombreux sont les ex-Soviétiques qui ont une grand-mère russe et une autre ukrainienne.

À l’époque de l’URSS, la frontière entre l’Ukraine et la fédération de la Russie, comme entre toutes les républiques, était purement administrative, sans que cela ait de conséquence pratique pour la population. Et dans le même temps, toutes les souffrances subies à l’époque stalinienne contribuaient à entretenir le sentiment national.

En décembre 1991, alors que l’URSS n’existait déjà plus que de façon virtuelle, les dirigeants ukrainiens de la bureaucratie organisèrent un référendum dans lequel 80 % des électeurs votèrent pour l’indépendance. Parmi eux, il y avait des russophones et aussi des Russes habitant cette république. Comme toujours en pareil cas, les électeurs ne répondent pas tant à la question posée qu’à celle qui les préoccupe. Or, dans cette Union soviétique en déliquescence, voter pour l’indépendance de la république dans laquelle on habitait signifiait voter contre la paralysie de l’économie, le chaos politique, les pénuries touchant même les produits les plus indispensables, etc.

Pour démêler ces divers sentiments et permettre à la classe ouvrière de défendre ses propres intérêts dans le tourbillon des événements politiques, en Ukraine comme dans le reste de l’Union soviétique, il aurait fallu des militants qui s’adressent à elle en tant que classe capable de prendre la direction de la société. Il aurait fallu des militants qui se donnent comme objectif d’aider les travailleurs à s’opposer au démantèlement et à la privatisation de leurs entreprises, à la démolition de tous les leviers de planification ; l’objectif de prendre, eux-mêmes, le contrôle des usines, des mines, de tous les moyens de productions, pour que ceux-ci servent à satisfaire avant tout les besoins de la population.

Mais personne ne milita alors en Ukraine sur cette base politique. La plupart des intellectuels ont acclamé l’indépendance, entretenant l’illusion qu’en se détachant de l’URSS, l’Ukraine allait se rapprocher de l’Ouest et qu’ainsi, les magasins allaient se remplir et le niveau de vie augmenter.

Sauf pour une minorité de bureaucrates et de mafieux affairistes, l’indépendance ne pouvait pas provoquer ce miracle. Au contraire, la rupture des liens économiques avec la Russie ne pouvait que précipiter la majorité de la population dans le dénuement et la misère !

Bureaucrates et oligarques se partagent pouvoir et richesses…

En Ukraine comme en Russie, quelques dizaines « d’oligarques » ont dépecé l’économie. Mais, plus encore qu’en Russie, c’est autour des clans bureaucratiques locaux que d’immenses fortunes se sont bâties puis redistribuées.

Les plus grands complexes industriels, la sidérurgie, la métallurgie, les mines de charbon, de fer ou d’uranium, étant concentrés dans le Sud-Est, dont le Donbass qui fait aujourd’hui sécession, les oligarques les plus puissants ont leurs fiefs dans cette immense région.

Mais ce n’est pas parce que ces oligarques ont leurs bases dans la partie russophone du pays qu’ils sont prorusses. C’est bien plus compliqué. L’appareil productif ukrainien ayant été entièrement conçu comme composante d’un tissu économique soviétique, une large part des échanges continue de se faire avec la Russie. Mais les nantis ukrainiens entrent là en concurrence avec les groupes industriels et financiers des oligarques russes, plus puissants. Lors de la privatisation du géant de l’acier Krivorijstal, le gouvernement du président Koutchma, pourtant réputé prorusse, avait imposé une clause excluant les sociétés étrangères, russes ou américaines, pour permettre à deux oligarques ukrainiens d’emporter le morceau.

La situation de l’Ukraine, entre Russie et Union européenne, a permis aux oligarques ukrainiens de faire des affaires avec les uns et les autres. Petro Porochenko, l’actuel président, a été surnommé le « roi du chocolat » car il opère dans la confiserie, l’agroalimentaire, mais aussi la banque et les transports. Jusqu’à la crise de l’an dernier, le désormais « pro-occidental » Porochenko écoulait ses produits essentiellement vers l’ex-URSS. Il fut d’ailleurs, un temps, ministre de l’Économie de Ianoukovitch, au pouvoir entre 2010 et 2014.

Bien plus que leurs sentiments prorusses ou pro-occidentaux, versatiles au gré de l’évolution des rapports de force, ce qui caractérise ces super-riches, c’est qu’ils rivalisent autour du pouvoir pour piller le pays. Et s’ils sont souvent députés ou ministres, c’est que les postes ministériels facilitent leurs affaires.

Pour toutes ces raisons, jusqu’à l’an dernier, avec des nuances selon le locataire du palais présidentiel, le pouvoir ukrainien a tenté de maintenir l’équilibre entre la Russie et l’Union européenne.

Les grandes manœuvres des impérialistes autour de la Russie

De leur côté, depuis 1991, les puissances impérialistes n’ont eu de cesse de manœuvrer autour de la dépouille de l’URSS pour faire basculer les républiques ex-soviétiques, dont l’Ukraine, dans le giron de l’Otan et les placer sous leur tutelle économique et politique.

En 1999, la Pologne, la Hongrie et la Tchéquie intégrèrent l’Otan qui installa des fusées à la frontière ouest de l’ex-URSS. En 2004, ce fut le tour des anciennes républiques soviétiques d’Estonie, Lettonie et Lituanie. Ces pays se plaçaient ainsi sous protection militaire américaine. Pour l’Otan, c’était une façon de gagner du terrain sans coup férir face à la Russie.

Profitant des attentats du 11 Septembre et de la seconde guerre d’Afghanistan, déclenchée avec l’aval de la Russie, les États-Unis installèrent des bases militaires en Asie centrale ex-soviétique. Une partie des grandes manœuvres américaines en Asie centrale visent l’accès au gaz et au pétrole dont cette région regorge.

Les Européens ne sont pas en reste. L’ex-URSS est l’une des arènes de leurs rivalités pour acheter des matières premières, vendre du matériel ou construire des infrastructures. Bouygues est l’un des premiers fournisseurs du Turkménistan. En 2013, le Kazakhstan réalisait 40 % de ses échanges avec l’Europe. Une situation qui reflète l’affaiblissement de la Russie dans l’espace post-soviétique et son incapacité à être concurrentielle face à l’impérialisme.

Quant à l’Ukraine, les pressions pour qu’elle se rapproche de l’Otan n’ont rien de nouveau. Dès 2003, Koutchma, qui cherchait à marquer son indépendance, envoya un contingent ukrainien en Irak alors que la Russie était opposée à l’intervention occidentale.

L’Otan, née en 1949 comme une alliance militaire dirigée contre l’Union soviétique, a survécu à la fin de l’URSS. Et elle reste ce qu’elle a toujours été : un instrument militaire destiné à assurer l’ordre impérialiste mondial en même temps que la prééminence américaine. Depuis 1991, ses forces ont été mises en œuvre à chaque fois que la Russie ou la Chine opposaient leur veto à une intervention sous l’égide de l’ONU. Ce fut le cas en 1999 contre la Serbie soutenue par la Russie ou en Irak en 2003. L’intégration éventuelle de l’Ukraine dans l’Otan ne peut donc être perçue que comme une menace directe par la Russie de Poutine.

Poutine et la restauration de la puissance de l’État russe

Admiré jusqu’à un certain point avant la crise ukrainienne, et pas seulement ici à l’extrême droite, pour la façon dont il a su restaurer un appareil d’État tombé en déliquescence, Poutine serait désormais infréquentable. Hier, Sarkozy était fier de lui vendre des frégates militaires ultramodernes. Aujourd’hui, Hollande ne sait plus comment les lui livrer.

Chef d’un régime autoritaire et policier, Poutine l’est sans conteste. Et c’est à coups de trique qu’il a rétabli l’autorité de l’État en Russie.

Poutine faisait partie de la clique rapprochée autour d’Eltsine. Il participait au pillage des biens publics et fut choisi parmi quelques prétendants pour lui succéder. Parmi les concurrents de Poutine, on trouvait Boris Nemtsov, assassiné la semaine dernière près du Kremlin. Celui que la presse occidentale n’a pas hésité à appeler « l’infatigable combattant de la démocratie » était alors membre de cette clique et vice-Premier ministre d’Eltsine…

Dès la fin 1999, avant même d’accéder à la présidence, Poutine a relancé la guerre en Tchétchénie. Sa formule : « J’irai buter les terroristes jusque dans les chiottes », montrait le soudard du KGB caché sous le costume du Premier ministre. Mais elle était destinée à prouver à la population qu’avec lui, l’ordre allait revenir. Au prix du sacrifice de milliers de civils et de jeunes soldats, en s’appuyant, à Grozny, sur les milices de Kadyrov, un dictateur islamiste, aussi mafieux que sanguinaire, Poutine « pacifia » la Tchétchénie.

Avec cynisme, il tira la ficelle de la lutte contre le terrorisme. Des attentats furent utilisés pour détourner l’attention des classes populaires, victimes de la bureaucratie et des oligarques, vers des boucs émissaires caucasiens. Ce racisme attisé, l’utilisation permanente de références à la Russie éternelle, la restauration du pouvoir des dignitaires de l’Église orthodoxe ont renforcé en Russie les idées et les courants les plus réactionnaires.

Poutine créa sept super-régions avec à la tête de chacune un superpréfet directement nommé par lui-même. Il a ainsi repris le contrôle des autorités régionales qui depuis dix ans bafouaient les décisions du Kremlin.

Cette politique-là ne fut pas du goût des oligarques qui avaient contribué à faire élire Poutine et qui s’enrichissaient fabuleusement dans le pillage des biens de l’État. Poutine reprit en quelques mois le contrôle sur les médias appartenant aux oligarques trop critiques et quelques-uns furent emprisonnés avant d’être poussés à l’exil.

Le message que leur envoyait Poutine était clair : « Ne vous mêlez plus de politique, ni publiquement ni dans l’ombre. Continuez à vous enrichir autant que vous le voulez, mais payez vos impôts et laissez-moi diriger le pays. »

L’un d’eux, Khodorkovsky, ne voulut pas comprendre. Mal lui en prit. Khodorkovsky, qui voulait ouvrir le capital de ses compagnies pétrolières à des majors américaines, s’était lancé dans la politique en se posant en champion de la démocratie et du libéralisme. En octobre 2003, il fut arrêté pour escroquerie et fraude fiscale. Il écopa de huit ans de détention en Sibérie. Sa société Ioukos fut démembrée, puis attribuée par morceaux à des proches du Kremlin. En 2010, un nouveau jugement pour vol de pétrole et blanchiment d’argent ajoutait cinq ans de prison. Finalement libéré juste avant les Jeux olympiques de Sotchi, Khodorkovsky s’empressa de quitter la Russie.

Pas facile la vie d’un oligarque quand on se met en travers du Kremlin !

Comme tous ses prédécesseurs, Poutine a placé ses proches dans l’appareil d’État ou à la tête des principales sociétés du pays, écartant ceux qui ne se pliaient pas à son autorité ou simplement qui gênaient les affaires de ses protégés.

Il s’est particulièrement appuyé sur les « siloviki », nom russe des bureaucrates liés à l’armée ou à la police politique (FSB), dont il est lui-même issu. Ceux-là partageaient sans doute avec Poutine, outre des méthodes musclées, le même « patriotisme », c’est-à-dire la conviction qu’il fallait rétablir le poids de l’État après les années d’effondrement sous Eltsine. Les siloviki prenaient ainsi leur revanche car ils s’estimaient lésés par les privatisations des années 1990.

Mais la politique de Poutine vise d’abord à défendre les intérêts collectifs des bureaucrates et des privilégiés de Russie. Car, pour poursuivre le pillage des richesses, des matières premières, des hydrocarbures, il faut avoir la capacité de s’imposer face aux grands groupes occidentaux concurrents. Il faut aussi empêcher qu’un Khodorkovsky puisse, pour son seul profit, vendre librement les joyaux du secteur énergétique à tel ou tel groupe occidental. Pour cela, il faut un appareil étatique suffisamment puissant, craint et respecté.

Gazprom, dont l’État est l’actionnaire majoritaire, est bien plus qu’une entreprise géante qui dégage des profits. C’est une puissante arme politique de l’État russe dans les négociations avec les pays occidentaux acheteurs de gaz, avec les ex-républiques soviétiques, qu’elles soient productrices comme en Asie centrale ou clientes comme l’Ukraine ou la Biélorussie.

C’est le haut niveau des cours du pétrole et du gaz qui a permis à l’économie russe de sortir du krach financier de 1998 et de retarder les effets de la crise mondiale de 2008. Si l’armée et la FSB ont pu être rééquipées et les salaires de leurs agents versés, c’est grâce aux rentrées des hydrocarbures. C’est aussi ce qui a permis, jusqu’à la crise actuelle, à certaines couches de la population russe, la petite bourgeoisie au sens large, de voir leur sort un peu amélioré. Des millions de membres de l’appareil d’État ont vu leurs revenus fortement progresser et leur situation sociale se renforcer avec les rentrées de devises que procure à la Russie la vente des matières premières.

Cette défense des intérêts collectifs des privilégiés qui contrôlent l’économie russe vaut à la politique de Poutine d’être qualifiée d’impérialiste. L’utilisation de ce qualificatif, sous la plume de ceux qui présentent les interventions d’un Hollande au Mali ou des dirigeants occidentaux au Moyen-Orient comme des opérations destinées à restaurer la paix et la démocratie, ressemble à une mauvaise blague. C’est le brigand qui crie « Au voleur ! » En fait, cela participe à la propagande pour justifier les sanctions contre la Russie et préparer les esprits à un éventuel soutien militaire encore plus direct au gouvernement ukrainien.

En outre, pour des marxistes, la notion d’impérialisme a une signification bien précise. Ce terme ne caractérise pas seulement une politique d’extension territoriale. Dans une économie dominée par la bourgeoisie, l’impérialisme est, depuis plus d’un siècle, la politique d’expansion sur toute la planète et de domination des groupes capitalistes les plus puissants, à la recherche de débouchés pour leurs capitaux et leurs marchandises, de sources protégées de matières premières et cherchant à consolider leurs marchés. Toute la politique étrangère et diplomatique des gouvernements occidentaux – dont les interventions militaires sont le prolongement – a pour but de défendre les intérêts, particuliers et généraux, de leurs groupes industriels et financiers.

Ces caractéristiques ont bien du mal à s’appliquer à la Russie actuelle. Une première différence entre la Russie et l’Occident est, pour simplifier les choses, qu’en Occident ce sont les capitalistes qui dictent leurs exigences à l’État, tandis qu’en Russie, jusqu’à présent, c’est l’inverse.

Et quand les capitaux russes s’exportent en masse du pays, ce n’est pas parce qu’il ne pourrait y avoir d’investissements productifs rentables en Russie même. Le système productif russe manque d’ailleurs cruellement d’investissements. En fait, quand les oligarques russes exportent leur argent, c’est pour le placer dans les banques suisses ou les paradis fiscaux. Quand ils « investissent » à l’étranger, c’est avant tout pour se fabriquer un « aérodrome de secours », autrement dit un pays d’accueil qui pourra leur donner asile et passeport en cas de conflit entre eux et le pouvoir au Kremlin.

Tout cela ne justifie en rien la politique agressive de Moscou en Ukraine, en Tchétchénie, en Géorgie ou ailleurs. Ni l’oppression des classes laborieuses en Russie. Mais comprendre cela permet d’expliquer les relations actuelles entre les puissances impérialistes et la Russie, qui cherche à résister aux manœuvres et aux pressions des premières.

L’Ukraine, arène sanglante des rivalités entre les impérialistes et le Kremlin

L’Union européenne n’a que du sang et des larmes à proposer à l’Ukraine

Avec le renversement de Ianoukovitch, il y a un an, l’Union européenne se pose en protectrice de l’Ukraine. Mais depuis l’indépendance de ce pays, alors que tous les gouvernements ukrainiens ont frappé à sa porte, elle la leur a régulièrement claquée sur les doigts.

En 2009, près de vingt ans après l’éclatement de l’URSS, les dirigeants européens proposèrent un « contrat d’association » à l’Ukraine ainsi qu’à cinq autres républiques ex-soviétiques. Il s’agissait d’un accord de libre-échange qui permettrait aux firmes occidentales de vendre leurs productions sans taxe et sans entrave, mais sans le moindre soutien économique.

On a là un accord encore plus inégal que celui qui fut proposé aux anciennes Démocraties populaires, puis aux pays Baltes qui intégrèrent l’Union européenne en position subordonnée en 2004.

Du marché capitaliste, les classes populaires de ces pays ont surtout vu la razzia des groupes occidentaux sur leurs entreprises, le démantèlement systématique de leur économie et la montée du chômage. Certes la population de ces pays a enfin pu circuler librement en Europe pour y chercher du travail. Mais même cela n’est pas proposé aux Ukrainiens.

L’exemple des visas est éclairant. Si les ressortissants européens n’en ont pas besoin pour aller en Ukraine, les Ukrainiens, eux, doivent fournir une longue liste de documents pour obtenir un visa qui leur permette d’entrer dans un pays de l’Union européenne. Et l’élargissement de l’espace Schengen à la Pologne a compliqué les démarches des millions de frontaliers ukrainiens ou biélorusses, qui vont gagner leur vie dans ce pays.

L’accord de libre-échange proposé par l’UE, et signé par le nouveau pouvoir à Kiev, est une déclaration de guerre commerciale à la Russie. Il oblige l’Ukraine et les autres pays sollicités à choisir entre deux partenariats : celui avec l’Union européenne ou l’Union économique eurasiatique que Poutine leur a proposée.

Quant aux déclarations d’amour des Occidentaux à l’Ukraine, elles s’accompagnent de bien peu de gestes concrets. En 2005, après l’élection du pro-occidental Viktor Iouchtchenko, l’aide américaine à l’Ukraine n’atteignait que 174 millions de dollars alors que l’aide russe, sous forme de livraison de gaz à un prix très inférieur au marché, représentait cette année-là 3 à 4 milliards de dollars.

Et cela n’a pas vraiment changé depuis un an. De février 2014 à mi-janvier 2015, le FMI a promis 17 milliards de dollars… mais n’en a versé que 4,6. Et pour prêter cet argent à l’Ukraine, à des taux aussi élevés que ceux proposés à la Grèce ou au Portugal, le FMI exige la mise en œuvre d’une politique d’austérité : augmentation de l’âge de départ à la retraite ; doublement ou triplement du prix du gaz et de l’électricité pour la population ; réductions massives des salaires, des pensions, des allocations sociales, des effectifs de la fonction publique.

Le sort qu’ils ont réservé au peuple grec, en pire, voilà ce que l’Union européenne et le FMI ont à offrir aux Ukrainiens !

La population ukrainienne, victime des oligarques et de la crise économique

L’Ukraine postsoviétique, malgré ses ressources et son industrie sidérurgique, est un pays devenu vulnérable aux soubresauts de l’économie mondiale. Au pillage de l’économie par les bureaucrates et oligarques s’ajoutent les conséquences de la crise du capitalisme de 2008, qui a tari bien des débouchés pour son acier ou son charbon et aggravé le chômage.

Dans l’Ouest, moins industrialisé, le chômage officiel dépasse les 30 %. Quand les fermes collectives ont été liquidées dans les années 1990, des dizaines de milliers de kolkhoziens, les travailleurs agricoles, se sont retrouvés sans revenu. Beaucoup ont émigré vers la Pologne ou l’Europe de l’ouest, voire la Russie. Le désespoir de ces populations a contribué à les conduire vers les opposants qui leur apparaissaient les plus radicaux, l’extrême droite ultranationaliste.

La situation dans l’Est n’est guère plus brillante. Privatisations et reventes successives ont provoqué des fermetures d’usines, de mines et des licenciements. Le nombre d’emplois à temps plein dans l’industrie a été réduit de près de moitié en vingt-cinq ans[7]. Et au 1er janvier 2014, le salaire moyen en Ukraine était de 318 euros contre 926 euros en Russie[8]. Avec la guerre et la crise, les salaires se sont effondrés, tels ceux des ouvriers métallurgistes de l’usine géante Azovstal à Marioupol qui gagnent moins de 150 euros par mois.

Quant aux mineurs du Donbass, ceux dont les mines restaient en exploitation avaient conservé partiellement, jusqu’au déclenchement de la guerre, leurs salaires et leurs protections sociales. Mais les milliers qui ont perdu leur emploi n’ont souvent pas eu d’autres ressources que d’aller travailler en Russie ou, sur place, dans les kopanki, des mines clandestines, dangereuses car non entretenues.

Au passage, je voudrais avoir un mot pour les mineurs de Zasyadko, près de Donetsk, où un coup de grisou vient de provoquer une dramatique explosion. Plus de trente mineurs sont morts et plusieurs dizaines étaient, hier encore[9], enterrés au fond des galeries. Cette mine a déjà connu une série de terribles catastrophes depuis 1999. Non seulement les mineurs sont victimes de la vétusté, du manque d’entretien et de la rapacité des propriétaires, mais depuis un an ils sont aussi victimes des bombardements qui pilonnent la région et des coupures d’électricité qui arrêtent pompes et ascenseurs. Et comble du cynisme, on a vu le gouvernement ukrainien et les chefs séparatistes jouer avec la vie des mineurs accidentés en se renvoyant la responsabilité du blocage des secours !

Alors hier comme aujourd’hui, qu’ils l’expriment en russe ou en ukrainien, qu’ils vivent dans l’est, dans l’ouest ou au centre du pays, les travailleurs avaient mille raisons de se révolter.

En découvrant le luxe insolent de la datcha présidentielle abandonnée en février 2014 par Ianoukovitch, avec des toilettes en or, un travailleur a résumé son sentiment devant les caméras en disant : « Quand j’allais à l’école on nous apprenait « Paix aux chaumières, guerre aux palais » et aujourd’hui on voit tout ça. » Son indignation était celle d’un travailleur, grandi dans un régime qui se prétendait communiste, qui réalisait la pourriture profonde des bureaucrates affairistes dirigeant l’État pendant qu’eux étaient plongés dans le chômage et la misère.

Mais l’un des drames de la crise ukrainienne est que les travailleurs ne furent jamais en situation de s’y faire entendre en tant que classe, même de façon minoritaire.

Les manifestations du Maïdan encadrées par des partis réactionnaires

Depuis le début, les manifestations du Maïdan, cette place centrale de Kiev, sont présentées, ici, comme « l’expression du peuple ukrainien affirmant son attachement aux valeurs démocratiques européennes ». Avec les barricades puis les affrontements avec la police, elles seraient devenues une « insurrection révolutionnaire ».

Ce n’était pas là l’expression de la démocratie, mais la démonstration qu’un mouvement de masse trouve toujours une direction. Et parfois la pire, comme ici à Kiev où des politiciens réactionnaires, conseillés et soutenus par les puissances occidentales, ont gardé l’initiative politique du début à la fin.

Pour faire entendre leurs intérêts politiques, leurs propres revendications, leurs propres raisons de s’opposer au régime, les travailleurs ont besoin d’avoir un parti qui soit le leur. Un parti qui leur permette de contester aux politiciens réactionnaires la direction du mouvement pour l’amener sur un terrain de classe.

Ce ne fut pas le cas. La majorité des manifestants de l’hiver 2013-2014 sur le Maïdan, en tout cas au début, étaient des petits bourgeois : des étudiants qui voudraient voyager et étudier à l’étranger, en particulier dans l’Union européenne, des petits patrons victimes du racket des oligarques ainsi que de la corruption de l’État. Il y avait aussi des déclassés venus des provinces de l’Ouest, réputées être le berceau du nationalisme ukrainien, des chômeurs qui se sont souvent retrouvés à suivre les groupes d’extrême droite.

Pour diriger ce mouvement, on retrouvait, telle Timochenko, quelques-uns des acteurs de la « révolution orange » de 2004. Cette prétendue révolution était déjà une mobilisation de la petite bourgeoisie pro-occidentale, à travers des associations et des partis largement soutenus par des ONG américaines contre, déjà à l’époque, Ianoukovitch, accusé de fraudes électorales. Mais comme dans tous les remakes, les acteurs se renouvellent. L’an dernier, on trouvait le boxeur Vitali Klitchko, avec son parti financé par l’oligarque de la chimie et soutenu par le parti de la droite allemande, la CDU. À droite toujours, il y avait l’actuel Premier ministre Iatseniouk. Ce jeune technocrate, formé aux États-Unis et ouvertement soutenu par ces derniers, n’a jamais caché sa haine antiouvrière des mineurs du Donbass qu’il traita à plusieurs reprises « d’assistés ».

Sans même rester en coulisses, les représentants des puissances occidentales se bousculaient sur le Maïdan, telle Victoria Nuland, adjointe du secrétaire d’État américain John Kerry. Ces envoyés des États-Unis, mais aussi de l’Allemagne et accessoirement de la France, avaient chacun leur poulain et des intérêts rivaux à faire valoir. Y compris de façon grossière, ce que Nuland, s’adressant à son ambassadeur à Kiev, en privé croyait-elle, résuma crûment en disant : « Fuck the EU ! »

On trouvait également des partis ouvertement d’extrême droite. Svoboda (La liberté), qui se réclame du fasciste Stepan Bandera, qui a eu quatre ministres dans le gouvernement provisoire en mars 2014, traitait le précédent régime de « mafia judéo-moscoutaire ». Pravyi Sektor (Secteur de droite), un parti ouvertement néo-nazi, se veut encore plus radical. Ces courants violemment antirusses, antisémites et antiouvriers, avec leurs groupes armés, ont donné le ton à la mobilisation, puis à une composante du nouveau pouvoir.

Dans cette ambiance ultranationaliste, les plus réactionnaires se sont crus tout permis. Une majorité de députés de la Rada, élus sous Ianoukovitch, a ainsi abrogé une loi récente qui reconnaissait au russe un statut de langue régionale. Comble de l’ironie, cette loi avait été adoptée par le président prétendu prorusse, qu’ils venaient de chasser, afin de se conformer à la charte des langues minoritaires, promulguée par l’Europe ! L’impact d’une telle décision, et pas seulement dans l’est du pays, a conduit le nouveau gouvernement à faire machine arrière. Mais le mal était fait et le signal politique évident.

De leur côté, le Parti des régions, de Ianoukovitch, et le Parti communiste d’Ukraine, qui l’a soutenu jusqu’au bout, présentaient aux travailleurs de l’Est les manifestants du Maïdan comme des hordes de fascistes prêts à assassiner tous les russophones. Et les déclarations antirusses des politiciens de Kiev ne pouvaient qu’alimenter les craintes de la population russophone.

Un engrenage meurtrier était dès lors en route avec dans chaque camp une surenchère pour mobiliser « sa » population.

L’Ukraine bascule dans une guerre civile meurtrière

Avec l’organisation en mars d’un référendum en Crimée sur son rattachement à la Fédération de Russie, suivi des sanctions économiques occidentales contre la Russie, la crise ukrainienne s’est internationalisée.

Quels que soient les cris d’indignation des Occidentaux à propos de la reprise, par la Russie, d’une Crimée que Khrouchtchev avait rattachée administrativement à l’Ukraine en 1954, la population de Crimée se sent russe dans sa grande majorité. Et elle l’a exprimé lors du référendum.

Mais Poutine n’a pas agi pour tenir compte des sentiments pro russes des habitants de Crimée. Il voulait garder le contrôle de la base navale de Sébastopol et apparaître, aux yeux de son opinion publique, comme le champion du nationalisme russe. En cela, il porte une responsabilité directe dans l’aggravation de la crise. Pire, en soutenant, sinon en organisant lui-même la sécession du Donbass, Poutine a contribué à transformer la crise politique en guerre civile.

Les déclarations et les actes nationalistes du nouveau pouvoir à Kiev ont permis aux séparatistes de jouer sur les craintes de la population russophone du Donbass. Cela explique qu’ils aient remporté les élections de mai 2014 proclamant la souveraineté des Républiques dites populaires de Donetsk et de Lougansk.

Mais ces deux régions ont rapidement vu affluer des milliers de paramilitaires et de soldats russes encadrés par des agents des services spéciaux russes. Ces nationalistes prétendant rétablir la Nouvelle Russie – un terme de l’époque tsariste désignant les marches du sud-ouest de la Russie – ont le même mépris pour la population du Donbass que les nationalistes ukrainiens.

Pris dans l’engrenage de la guerre, les six millions d’habitants du Donbass étaient dès lors condamnés à fuir les combats ou à y prendre part contre leurs voisins immédiats ou ceux des autres régions. La majorité des plus de 6 000 morts à ce jour sont des civils tués par les bombardements ou assassinés par les bandes armées d’un camp ou d’un autre. Plus d’un million d’Ukrainiens de l’Est sont devenus des réfugiés, en Russie ou dans d’autres régions d’Ukraine. Ils ont souvent tout perdu. Les destructions sont considérables : 80 % du potentiel économique du Donbass auraient été détruits ; des centaines d’usines démolies ; des milliers d’autres paralysées ; des dizaines de milliers d’immeubles détruits, y compris des écoles, des hôpitaux, des crèches.

La poursuite des combats transforme la région en champ de ruines et en enfer pour la population des villes assiégées.

De l’autre côté, le gouvernement de Porochenko, élu à la présidence en mai 2014 et qui a remporté les législatives en octobre, se pose en champion de l’intégrité de l’Ukraine. Il a enfilé le costume du chef de guerre parti à la reconquête des régions rebelles et son gouvernement est directement sous la tutelle des puissances impérialistes.

Symbole des liens de ce gouvernement avec les États-Unis, la ministre des Finances, Natalia Iaresko, est une Américaine d’origine ukrainienne, naturalisée en urgence. Elle a commencé sa carrière au département d’État américain !

Avec elle et d’autres ministres ayant fait leurs armes en Occident, Porochenko donne des gages supplémentaires à ses bailleurs de fonds, qui n’attendent qu’une chose : que Kiev présente la facture à la population.

Aux conséquences de la crise économique mondiale s’ajoutent le coût de la guerre (4 à 5 millions d’euros par jour), les destructions et la désorganisation de l’économie (le Donbass fournissait 15 % du produit intérieur ukrainien), la chute de la monnaie, et l’inflation qui a atteint 20 % en 2014.

La quasi-totalité des anciens ministres, des députés et des oligarques s’étant ralliés à Porochenko, la population continue de les subir avec la corruption et les détournements de fonds. Ces oligarques, en tant que maires de grandes villes ou gouverneurs de régions, fournissent souvent leurs propres milices afin de soutenir leurs intérêts dans une Ukraine de plus en plus découpée en fiefs privés. Cela ouvre la voie à de nouvelles sécessions potentielles, car ces oligarques jouent leur propre carte indépendamment du camp qu’ils ont rallié. Ils attendent de voir de quel côté le vent va tourner.

Cynisme ou provocation, Porochenko a fait de l’ex-président Saakachvili, chassé du pouvoir par les Géorgiens mais enfant chéri de Washington, son conseiller spécial chargé de superviser les réformes anticorruption en Ukraine ! Il est vrai que Saakachvili est un expert en la matière, lui dont l’armée était si gangrenée par la corruption qu’elle a détalé sans combattre quand, en 2008, Saakachvili crut pouvoir s’attaquer à la Russie !

Et puis il y a la guerre elle-même. Chaque jeune Ukrainien est mobilisable. Si quelques conscrits sont fiers de participer à l’opération antiterroriste selon la terminologie de Kiev ; si d’autres, au chômage et sans perspective, s’engagent, ils sont de plus en plus nombreux à fuir la mobilisation. Signe de ce refus de mourir pour une guerre qui n’est visiblement pas la leur, le gouvernement en est à sa quatrième campagne de conscription en moins d’un an. Et des hommes de 40 ou 50 ans sont désormais incorporés dans l’armée ukrainienne.

Malgré l’envoi de conseillers militaires et d’armements occidentaux, cette armée est sous-équipée, sous-armée, victime de la corruption générale. Elle recule sur tous les fronts et on fait des quêtes dans la rue pour financer les équipements élémentaires des soldats.

L’absence d’une armée ukrainienne en ordre de marche a ouvert la porte à l’engagement des milices liées aux partis d’extrême droite. Les oligarques ont, eux aussi, créé leurs propres bataillons privés qu’ils ont envoyés se battre contre « les bandits du Donbass ». Sous couvert d’un « geste patriotique », ils se rendent ainsi indispensables au pouvoir central.

Même si cette guerre s’arrêtait rapidement, les classes populaires de toute l’Ukraine ont déjà perdu beaucoup. C’est à elles que les cliques au pouvoir et leurs parrains occidentaux présentent des factures de plus en plus lourdes. Pire, un fossé de sang a d’ores et déjà été creusé entre des populations qui vivaient côte à côte depuis des décennies sinon des siècles, voire au sein de familles dont les membres choisissent des camps différents. Et puis cette haine, exacerbée par les nationalistes des deux camps, peut faire basculer d’autres villes d’Ukraine vers un chaos sanglant. Le dernier attentat meurtrier à Kharkov, la deuxième ville du pays, l’illustre tragiquement.

Pour toutes ces raisons, cette guerre est un drame. Et les dirigeants des puissances qui, derrière chaque camp, utilisent l’Ukraine comme terrain d’affrontement, sont des criminels.

Les travailleurs doivent opposer leurs propres intérêts au piège mortel de la guerre

La responsabilité de Poutine, représentant les intérêts des hommes au sommet de l’appareil d’État et des affairistes proches du pouvoir en Russie, saute aux yeux.

Tout comme celle des dirigeants occidentaux. Pour faire basculer définitivement l’Ukraine dans l’orbite occidentale, ils n’ont pas hésité à appuyer les cliques ukrainiennes les plus réactionnaires, pour reprendre l’expression de Trotsky. Oh, ils n’ont peut-être pas voulu la guerre civile, ni le chaos et la déstabilisation qu’elle engendre, mais ils ont mis en place l’engrenage qui y a conduit !

Comme toujours, les intérêts des puissances impérialistes sont contradictoires. En Ukraine, ce sont les États-Unis qui ont donné le ton, suivis bon gré mal gré par les impérialistes de seconde zone qui ne veulent pas perdre leurs positions. Les efforts conjoints de Merkel et Hollande, début février, pour obtenir un accord à Minsk indiquent que les dirigeants européens aimeraient éteindre au plus vite l’incendie ukrainien. Ils veulent pouvoir reprendre le cours normal des affaires avec la Russie et ne pas prendre le risque qu’une guerre ne s’étende aux portes de l’Union européenne. Aux États-Unis, si Obama affiche une certaine prudence, certains responsables du parti Républicain réclament un engagement plus massif. Autrement dit, ils sont prêts à faire la guerre à Poutine par Ukraine interposée.

Pas plus sur la question ukrainienne que sur les questions syrienne, irakienne, libyenne, malienne ou autre, les travailleurs, ici ou là-bas, ne doivent soutenir la politique de leurs dirigeants.

Ici, nous ne devons pas marcher derrière la propagande va-t-en-guerre martelée par tous ceux qui préparent les esprits à la guerre. Sous prétexte, pour reprendre les termes du journal Libération du 31 janvier, « qu’il faut rétablir l’équilibre des forces militaires avant de pouvoir débloquer une solution politique favorable à l’Ukraine », ils mènent campagne pour des livraisons d’armes au gouvernement Porochenko, avant, qui sait, de réclamer une intervention militaire occidentale directe.

En Ukraine, les travailleurs sont enrôlés dans l’armée nationale, pressurés et appauvris pour payer la note de la guerre, tandis que, dans le Donbass, ils sont bombardés et transformés en réfugiés. Les uns et les autres subissent en plus une propagande nationaliste et guerrière. Tous sont sommés de choisir un camp. Mais ceux qui compteraient sur l’intervention diplomatique ou militaire de l’impérialisme pour sortir de ce bourbier et mettre un terme à cette guerre se leurrent. Les grandes puissances n’ont que du sang et des larmes à offrir aux Ukrainiens. Tout comme le Kremlin.

Quant aux travailleurs de Russie, ils perdraient beaucoup à soutenir le nationalisme guerrier d’un Poutine. Car c’est aux classes laborieuses que depuis des années, bien avant le conflit ukrainien, les bureaucrates, les oligarques et autres affairistes russes mènent la guerre.

Cette guerre sociale, les travailleurs de Russie n’ont pas fini de la subir. Ils la paient déjà à travers les conséquences économiques des sanctions occidentales qui s’ajoutent à celles de la chute des cours du pétrole et du gaz. Ils la paieront d’autant plus s’ils laissent le pouvoir utiliser le prétexte de la guerre pour étouffer les revendications sociales et museler ceux qui refusent de se soumettre. Ils la paieront encore s’ils laissent les forces nationalistes russes les plus réactionnaires se renforcer à cette occasion et dresser un mur de sang entre les nationalités qui composaient l’Union soviétique. Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être un peuple libre, pas plus en Europe de l’Est qu’en Asie, au Moyen-Orient ou nulle part ailleurs.

Ce que vivent les travailleurs ukrainiens, désastre économique et social, montée de l’extrême droite, divisions nationales, partition et guerre civile, nous concerne directement. Cela peut être l’avenir que nous réservent les capitalistes si on ne leur enlève pas les leviers de commandes.

Ce n’est pas une prévision mais une des options possibles. Il y en a une autre. C’est que les travailleurs, en Europe et ailleurs, relèvent la tête, retrouvent la conscience de leurs intérêts communs et engagent le combat pour exproprier les capitalistes qui plongent l’économie mondiale dans la crise et la société dans la barbarie.

À plusieurs reprises depuis l’éclatement de l’URSS, il y a eu en Ukraine des crises politiques et sociales. Lors de chacune d’entre elles, les travailleurs auraient pu jouer un rôle politique autonome, pour défendre les intérêts de leur classe. Cela ne s’est pas produit. Mais, à cause de l’héritage soviétique, cette classe ouvrière est nombreuse et concentrée. Elle est en outre liée, directement, par la langue, l’histoire, les structures économiques héritées de ce passé commun, au prolétariat russe, lui-même encore plus nombreux et confronté à une situation semblable. Le prolétariat d’Ukraine a aussi une multitude de liens humains, historiques, avec celui de Pologne, de Hongrie, de Roumanie. Des dizaines de milliers d’Ukrainiens ont émigré, plus à l’ouest encore, en Allemagne, voire aux États-Unis. Tout cela pourrait, devra, être une force, un levier.

Pour que cette perspective se concrétise, il faut des militants, des organisations, en Ukraine, en Russie comme dans chaque pays, et plus généralement une internationale, qui se placent sur le terrain du communisme pour formaliser et exprimer cette politique, ici et là-bas. En un mot, il faut renouer avec le bolchevisme.

 

[1] Vinnitchenko, cité par E.H. Carr, La révolution bolchevique.

 

[2] Lénine, Œuvres, tome XXX, p. 301.

 

[3] Khristian Rakovsky, Les relations entre républiques soviétiques, 1921.

 

[4] Andreï Gratchev, Le Titanic soviétique, extraits publiés par la revue RBTH.

 

[5] Yves Zlotowsky, La singulière renaissance de l’économie russe, revue Questions internationales, La documentation française, 2007.

 

[6] Ioulia Timochenko a démarré sa carrière au sein du puissant clan de la bureaucratie soviétique de Dniepropetrovsk comme protégée d’un haut bureaucrate devenu affairiste dans les hydrocarbures. Son parrain ayant fini par se retrouver dans une prison américaine pour activités mafieuses, elle eut alors les coudées franches pour s’enrichir dans le gaz.

 

[7] Analyse économique de la crise ukrainienne, Entretien avec Volodomir Vakhirov, 31 janvier 2014.

 

[8] Vitaly Denysyuk, Tableau de bord des pays d’Europe centrale et orientale, CERI.

 

[9] Le 5 mars 2015.

 

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