Yalta : de la peur de la révolution au partage du monde

Le 17 août dernier, alors qu'il recevait à la Maison Blanche des Américains d'origine polonaise, Reagan a affirmé qu'il rejetait « toute interprétation de l'accord de Yalta selon laquelle les Américains auraient alors consenti à la division de l'Europe en sphères d'influences » et il a tenu à préciser qu'il n'était pas homme, lui, à prendre son parti de « l'assujettissement permanent des peuples de l'Europe de l'Est ». C'était bien sûr un discours de circonstance, à l'intention d'un électorat bien défini, et dans le cadre de la campagne pour les Présidentielles mais ces rodomontades confirment à leur façon que le monde, aujourd'hui, est encore profondément marqué par les accords passés entre alliés provisoires il y a 40 ans.

L'Union soviétique conteste, elle aussi, qu'il y ait eu partage du monde à Yalta. Dans un petit opuscule paru cette année, à l'occasion du 40e anniversaire de la Conférence, et destiné à l'évidence au public français, des historiens russes affirment qu'il s'agit là d'affirmations non fondées.

En somme, ni l'URSS, ni les États-Unis, aujourd'hui ne veulent endosser la responsabilité de la division de l'Europe, voire du monde, en deux blocs, telle qu'elle sortait de fait des accords d'après-guerre.

Il est vrai qu'à Téhéran, Yalta et Potsdam les participants n'imaginaient certainement pas qu'ils bâtissaient pour 40 ans, pour un avenir qui dure encore. Ils faisaient du provisoire, ils essayaient de résoudre avec les moyens de l'époque les problèmes qui se posaient à eux dans l'immédiat et ceux qu'ils prévoyaient dans un proche avenir. Ils tentaient de parer au plus pressé.

Si le provisoire dure encore, cela n'a pas été sans crises, sans remises en cause, sans tensions, ni conflits aigus qui à différentes reprises au cours des 40 dernières années ont fait se dresser les peuples et ont parfois mis le monde au bord d'une 3e guerre mondiale. On sait aujourd'hui que la révolution coloniale a pu, en un quart de siècle, modifier le visage politique de deux continents sans que l'équilibre mondial en soit modifié, sans que, l'ordre impérialiste ait été effectivement mis à mal. On sait que les révoltes internes dans les pays de l'Est ont été réprimées sans que le monde dit libre : ne bronche. On sait aujourd'hui que la crise de Berlin, celle de Cuba, que les guerres de Corée et du Vietnam ont trouvé une conclusion sans précipiter le monde dans le chaos. On sait que la Chine de Mao a pu entrer et sortir du bloc soviétique sans provoquer de bouleversements fondamentaux en Asie. On sait que le neutralisme prôné par Nehru et Soekarno a fait long feu ; on sait que des pays peuvent parfois jouer tour à tour la carte du soutien soviétique ou celle du soutien américain, sans entraîner de modifications décisives. On sait tout cela, mais on sait aussi que depuis Yalta, et derrière la stabilité apparente qui s'est modelée autour de ce point d'équilibre, les armes n'ont jamais cessé de parler, et que cette paix est une paix armée, violente, correspondant pour les trois quarts de l'humanité à une guerre contre les peuples pour leur faire accepter l'exploitation, l'inégalité, la dictature.

Oui, le monde tel qu'il est sorti de Yalta, c'est-à-dire de la guerre, malgré toutes les modifications intervenues depuis, est un monde qui n'a que l'apparence de la stabilité, car aucun des problèmes fondamentaux de l'humanité n'y a été résolu.

Yalta, un symbole

Il faut d'abord préciser que Yalta, ce n'est pas une date extraordinaire à partir de laquelle les grandes orientations politiques de l'époque auraient été définitivement fixées, entérinant le partage de l'Europe.

Yalta, c'est une des conférences, une des rencontres qui ont jalonné la guerre. Les trois Grands se sont réunis à Téhéran en novembre 1943, puis à Yalta en février 1945, à Potsdam enfin en juillet 1945, (même si entre-temps Truman a succédé à Roosevelt, même si Churchill devait quitter la conférence avant la fin, remplacé par Attlee qui venait de le battre aux élections en Grande-Bretagne). Et ces conférences elles-mêmes ont été préparées, suivies de multiples rencontres bilatérales, ou tripartites entre chefs d'État, ministres ou conseillers politiques.

C'est au cours de cet écheveau de discussions et au fur et à mesure que les problèmes se posaient que les trois Grands ont commencé à explorer ce qu'ils pouvaient faire ensemble, jusqu'où ils pourraient se faire confiance, à démêler derrière lu calculs nationaux s'ils avaient des intérêts communs, et des réponses communes à donner aux problèmes, et cela dans une période riche en événements, où il fallait avoir autant que possible une stratégie d'ensemble bien sûr, mais aussi des réponses au coup par coup.

Si aujourd'hui on parle de la conférence de Yalta et non de celle de Potsdam ou de Téhéran, c'est parce que cette conférence fait figure de symbole. Les trois hommes qui s'y sont réunis, alors que la guerre est sur le point d'être gagnée, étaient encore ceux qui avaient présidé aux destinées de leur pays durant ces terribles années.

Les historiens ont toujours tendance à personnaliser l'histoire et à privilégier tel événement ou telle date. Il est possible que la personnalité de Roosevelt, que celle de Churchill ou de Staline ait pu jouer à tel ou tel moment. Mais il faut bien comprendre que derrière ces trois hommes, Roosevelt, Churchill, Staline, il y avait d'abord des États, des intérêts, des forces sociales et pas mal d'incertitudes.

Une collaboration forcée

On a dit que la guerre froide était née à Yalta, ou à Potsdam, qu'elle était issue de ce découpage en zones d'influences qui dessine déjà le front de la 3e guerre mondiale. C'est faire trop de cas de ce que fut Yalta.

C'est évidemment la guerre, lorsqu'elle fut mondiale à partir de 1941, qui a entraîné la collaboration entre le Kremlin et les puissances impérialistes « alliées ». Cette collaboration n'était ni évidente, ni assurée. Elle avait été précédée de tant de pactes reniés, de retournements, de forfaitures, qui allaient du pacte Laval-Staline au pacte germano-soviétique en passant par Munich, qu'aucun d'eux n'avait beaucoup de foi dans la parole des autres. L'URSS a redouté jusqu'au bout une paix séparée de la part de l'Angleterre, puis des USA. Elle a pensé longtemps que les impérialistes refusaient l'ouverture d'un second front à l'Ouest, pour mieux laisser l'URSS s'affaiblir contre l'Allemagne.

Quant aux dirigeants impérialistes, ils se méfiaient de Staline. S'allier avec le dirigeant de l'URSS, n'était-ce pas s'allier avec le diable ? Staline n'allait-il pas profiter du chaos engendré par la guerre, de la faillite des classes dirigeantes européennes, de la destruction des appareils d'États et de la défense militaire, pour étendre la révolution ? Ne jouerait-il pas un double jeu dans les derniers mois de la guerre ou les premiers de l'après-guerre ?

Et même s'il était loyal, même s'il n'avait aucune de ces intentions-là, est-ce qu'il était bien le maître du Kremlin, est-ce qu'il contrôlait vraiment l'Armée rouge et les différents PC d'Europe et du monde ? Au début de la guerre, au moment où s'engageait cette étrange alliance entre l'URSS et les puissances impérialistes, nul doute que ces hommes se sont posé la question.

Ils se rassureront peu à peu, mais Staline devra donner des gages et des preuves, et les renouveler. Quand s'ouvre la conférence de Yalta, c'est sur pièce, en Italie et en Grèce, que les Alliés ont pu apprécier la loyauté de Staline. Et puis ce sont des hommes réalistes, quand ils se retrouvent à Yalta, en ce début de février 1945, ils savent que le contenu pratique de leurs discussions est lié au rapport des forces militaires sur le terrain.

Ils sont tous engagés dans la guerre contre l'Allemagne et les pays de l'Axe, mais sur le théâtre européen, c'est l'Union soviétique qui a supporté l'essentiel de l'effort de guerre. Pendant longtemps, la Grande-Bretagne aidée par les USA n'a pu porter là guerre qu'en Méditerranée et en Afrique. Même le débarquement, en juillet 1943, en Sicile puis en Italie du sud n'a pas permis de soulager réellement l'effort de guerre soviétique, car les forces alliées sont restées de longs mois bloquées au sud de la péninsule. Il a fallu attendre juin 1944, pour que s'ouvre le deuxième front souhaité par Staline, et pour que les armées anglo-américaines commencent à jouer pleinement leur rôle militaire en Europe.

Pourtant, lorsque s'ouvre à Yalta la conférence, malgré tous leurs efforts, les armées du débarquement ne sont pas parvenues à franchir le Rhin, et face à la contre-offensive allemande dans les Ardennes, elles ont même dû demander à l'URSS un coup de main.

Les armées soviétiques, elles, avancent partout, au prix de combats acharnés, elles ont repoussé les armées allemandes au-delà des frontières russes, et elles sont entrées en Europe centrale.

Dans le Pacifique, où les États-Unis sont quasiment seuls à conduire la guerre, les forces anglaises ne fournissant qu'un appoint, la situation est encore loin d'être réglée Le Japon a certes perdu la bataille des mers, et il est coupé de ses bases de ravitaillement et de ses sources de matières premières, son économie s'asphyxie lentement mais il dispose encore de forces militaires importantes, basées au Japon bien sûr, mais aussi en Mandchourie, en Chine, en Corée, dans les colonies que dès les premiers mois de la guerre il a ravies à l'Empire britannique et hollandais. La guerre du Japon n'est pas encore gagnée, même si la supériorité aéronavale des États-Unis est incontestable.

Voilà donc les données militaires qui servent de fond aux discussions de Yalta, mais ce sont loin d'être les seules, ni les plus fondamentales, même si elles sont les plus apparentes.

Concessions et marchandages

On a beaucoup dit depuis et répété qu'à Yalta le monde libre avait capitulé devant l'Union soviétique, et consenti des concessions considérables.

Les plus courtois expliquent la chose par la maladie de Roosevelt. C'est un homme affaibli par la maladie (il devait mourir deux mois plus tard), incapable de tenir tête à Staline, qui aurait ainsi cédé devant les exigences russes. D'autres invoquent l'idéalisme, la naïveté de Roosevelt, cette âme candide n'aurait pu imaginer les pièges et les « chausse-trappes » que lui préparait le dictateur du Kremlin. Pour Churchill, personne n'ose parler de candeur, mais on signale que ce vieux politicien porté sur le whisky, aimait tellement discourir qu'il s'écoutait parler au lieu de prêter attention à ce qui se tramait autour de lui. D'autres, les défenseurs de Yalta, disaient que : pas du tout, ce sont les Russes qui ont fait le plus de concessions, et chacun d'énumérer ce que l'un ou l'autre camp a perdu à Yalta.

Tout cela est dérisoire. A Yalta, les pays impérialistes ont fait des concessions à Staline, parce qu'ils avaient besoin de lui. Ils en avaient besoin pour finir la guerre en Europe et surtout au Japon. Mais ils en avaient surtout besoin pour maintenir l'ordre, dans tous les pays « libérés » ou « occupés » (on ne sait trop comment dire). Et ils ont fait des concessions mais tout à leur avantage quoi qu'ils en disent aujourd'hui. En échange de l'Europe de l'Est ils avaient l'engagement de Staline de les aider à être les maîtres de la situation en Europe de l'Ouest et dans le reste du monde.

D'ailleurs à Yalta, les USA et la Grande-Bretagne ne « donneront » à l'Union soviétique que ce qu'elle avait été capable de prendre, seule, avec ses armées, en Europe.

En, février 1945, les armées russes ont bousculé les armées allemandes sur un front de 3 000 km. Elles ont envahi les Républiques baltes, pénétré en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne, en Yougoslavie où elles ont fait leur jonction avec l'armée de Tito, elles se battent en Hongrie et ont pris pied en Tchécoslovaquie. Un armistice a déjà été signé avec la Finlande, la Roumanie, la Bulgarie.

Alors, il n'est évidemment plus question pour personne de remettre en cause les frontières de l'URSS de 1941, celles qui portent annexion des Pays baltes, de la Bessarabie et de la partie orientale de la Pologne de 1939.

« Nous n'accepterons pas le fait accompli », disait Churchill en 1942. En 1945, le fait accompli est non seulement accepté, mais il est indiscutable. A Yalta, si on discute de la Pologne, c'est pour définir une orientation en ce qui concerne sa frontière occidentale. Churchill et Roosevelt admettent qu'en compensation des régions cédées à l'Union soviétique, la nouvelle Pologne ait légitimement droit à de nouveaux territoires à l'Ouest aux dépens de l'Allemagne. Où passera la frontière ? Ce n'est pas encore fixé.

Quant au reste de l'Europe centrale libérée ou libérable, et où l'URSS a d'ores et déjà la direction des opérations, tout est laissé volontairement dans le vague au point de vue des formulations mais il va sans dire que l'URSS est de fait reconnue par ses alliés comme la puissance dominante de cette partie de l'Europe.

En fait, les zones d'influence sont définies, elles suivent la marche des armées. Bien sûr, le mot « zone » ou « sphère d'influence » n'apparaît dans aucun document de Yalta, c'est un mot tabou, « anti-démocratique » justement, il déplaît paraît-il à Roosevelt. Mais personne ne se fait d'illusions. Roosevelt lui-même s'adressant à un groupe de sénateurs américains, en janvier 194S a avoué : « les forces d'occupation ont le pouvoir là où se trouvent leurs armées, et chacun sait que les autres ne peuvent rien y changer », et il avait ajouté : « les Russes ont le pouvoir en Europe de l'Est ».

Churchill qui s'embarrasse moins de discours idéalistes avait lui-même négocié, quelques mois auparavant, lors d'une visite à Moscou en octobre 1944, une répartition assez précise des sphères d'influence. Il est vrai que tandis que Roosevelt se préoccupait peu de l'Europe, Churchill, lui, soucieux de sauver ce qui pouvait être sauvé de l'hégémonie britannique en Méditerranée, s'efforçait de limiter « à l'avance » la progression des armées soviétiques vers le sud des Balkans et particulièrement en Grèce.

Churchill raconte dans ses mémoires, comment il avait réglé avec Staline le problème des Balkans. Ça vaut la peine de l'entendre :

« Le moment était favorable pour agir, c'est pourquoi je déclarai : « réglons nos affaires des Balkans. Vos armées se trouvent en Roumanie et en Bulgarie. Vous avons des intérêts, des missions et des agents dans ces pays. Evitons de nous heurter pour des questions qui n'en valent pas la peine. En ce qui concerne la Grande-Bretagne et la Russie, que diriez-vous d'une prédominance de 90 % en Roumanie pour vous, d'une prédominance de 90 % en Grèce pour nous, et de l'égalité 50 - 50 en Yougoslavie ? Pendant que l'on traduisait mes paroles, j'écrivis sur une feuille de papier :

Roumanie : Russie 90 %, les autres 10 %

Grèce : Grande-Bretagne (en accord avec les USA) 90 %, Russie 10 %

Yougoslavie : 50 %-50 %

Hongrie : 50 %-50 %.

Je poussai le papier devant Staline à qui la traduction avait alors été faite. Il y eut un léger temps d'arrêt. Puis il prit son crayon bleu, y traça un gros trait en manière d'approbation et nous le rendit. Tout fut réglé en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire.

Il y eut ensuite un long silence. Le papier rayé de bleu demeurait au centre de la table. Je dis finalement : « Ne trouvera-t-on pas un peu cynique que nous ayons l'air d'avoir réglé ce problème dont dépend le sort de millions d'êtres dune façon aussi cavalière ? Brûlons ce papier. » « Non, gardez-le », dit Staline.

Deux jours plus tard, Churchill télégraphie à Londres : « Le système des pourcentages ne vise pas à fixer le nombre des membres répartis dans les commissions pour lesdits États balkaniques, mais bien plutôt à exprimer l'intérêt et les sentiments avec lesquels les gouvernements britannique et soviétique aborderont le problème de ces pays (..) Il ne prétend pas à être plus qu'un guide et, naturellement, n'engage en rien les États-Unis, pas plus qu'il ne tente d'instaurer un système rigide de zones d'influence ».

Ainsi le partage de l'Europe, ou plus exactement cette reconnaissance du fait accompli, était tacitement admis par tous à Yalta. C'était le prix à payer pour associer l'URSS au maintien de l'ordre pendant la période critique qui allait s'ouvrir dès la fin des hostilités.

Pour camoufler la nature des concessions faites à l'URSS, les trois grandes puissances avaient rédigé une « proclamation sur l'Europe libérée ».

Ce document est un chef-d'oeuvre d'hypocrisie, c'est la preuve, disent les défenseurs de Yalta, qu'il n'y a jamais eu partage du monde en zones d'influence, que l'esprit qui animait la Conférence était au contraire généreux, respectueux des libertés, universaliste. Il proclamait que les trois grandes puissances devaient conjointement aider « à former des gouvernements intérimaires, largement représentatifs de tous les éléments démocratiques de la population, qui s'engageraient à faire établir, aussitôt que possible, par des élections libres, des gouvernements répondant à la volonté du peuple ».

Voilà pour les bonnes paroles. Dans les faits, ce texte a été signé en 1945. au moment où, justement, déjà sur le continent européen, le droit des peuples dits « libérés » à se donner le gouvernement de leur choix était concrètement contesté.

Il n'empêche, ce texte, par lequel les Alliés entendaient couvrir d'un voile pudique ce que les uns et les autres pourraient faire, avait quelque chose de grotesque.

Car il donnait à Roosevelt, le chef de file de l'impérialisme le plus puissant, à Churchill, cet anti-communiste confirmé, et à Staline, le dictateur imposant sa loi sur le premier État ouvrier du monde, le droit de décerner les brevets de démocratisme.

Qui était démocrate dans le personnel dirigeant de l'Europe « libérée » ? Papandréou ? Ce parlementaire violemment anticommuniste que les Britanniques étaient en train d'imposer les armes à la main contre la volonté du peuple grec ? Ou en Italie, après la destitution de Mussolini, le maréchal Badoglio, l'homme des guerres coloniales contre l'Abyssinie et l'homme de paille de la monarchie, que les Alliés mettaient en selle comme le représentant démocratique du pays ? Le mot « démocratique » ne convenait guère non plus à De Gaulle dont les opinions autoritaires et anti-marxistes étaient parfaitement connues.

Et c'était la même chose à l'Est : le roi Michel de Roumanie était maintenu sur son trône et même décoré par les Soviétiques pour avoir participé au complot qui aboutit au renversement des alliances et plaça au dernier moment la Roumanie du côté des Alliés.

En Hongrie, dont une partie seulement était libérée, le gouvernement provisoire établi sous les auspices de l'Armée rouge contenait un ramassis de réactionnaires, féodaux et généraux dont l'ancien chef d'État-major de Horthy, baptisés pour la circonstance « démocrates ».

Pour la Pologne, la situation était d'autant plus épineuse qu'il y avait deux gouvernements : celui de Londres, réfugié depuis le début de la guerre, comprenant une belle brochette de politiciens réactionnaires et anti-communistes, et celui « créé » par les Russes en Pologne même et pro-communiste.

Ne sera reconnu « démocratique » qu'un gouvernement réunissant des représentants des deux parties.

Quant à la Yougoslavie, tout le monde reconnaissait à Tito le mérite d'avoir, à la tête de ses partisans, non seulement résisté, mais repoussé les Allemands. Mais pour que le gouvernement de la Yougoslavie soit « démocratique » il fallait, là aussi, que le gouvernement royal en exil y fût représenté !

Et puisqu'on en est aux mascarades, que dire sur les conditions d'admission à la future assemblée de l'ONU ? On en parle beaucoup à Yalta. Pour que cette Assemblée de paix puisse refléter le monde des démocraties qui avaient « combattu le fascisme », à Yalta, les trois Grands firent appel à tous les États du monde pour qu'ils déclarent la guerre à l'Allemagne avant le 1er mars 1945. A cette condition, ils pourraient d'emblée faire partie du club des fondateurs de l'ONU. C'est ainsi qu'on vit le Paraguay, le Vénézuéla, la Turquie, le Chili, l'Egypte, et bon dernier l'Arabie Saoudite, déclarer la guerre à l'Allemagne, juste le 1er mars 1945. Quant à l'Argentine, bien qu'arrivée après le délai de clôture - ce n'est que le 27 mars qu'elle consentit à entrer verbalement en guerre - on lui a quand même fait une petite place.

Et voilà comment la condition pour être admis à l'assemblée de fondation de l'organisation de la paix, c'était d'avoir déclaré la guerre !

Tout ceci se fait bien sûr au nom de la paix future, au nom de la liberté des peuples ; c'est le grand cinéma démocratique qui préside à la mise sous surveillance militaire de toute l'Europe, à la disparition sous les bombes ou les obus de la population ouvrière des centres industriels, à l'alignement des Partis communistes renaissants sur les obectifs impérialistes, à l'anéantissement de toute possibilité de fraternisation entre les exploités en lutte, au maintien de l'Armée rouge dans un rôle voisin de celui des armées impérialistes, en lui ôtant toute possibilité et toute velléité d'en faire un facteur révolutionnaire, à la remise en place, pour assurer l'ordre, des anciens appareils d'État, des mêmes fonctionnaires, des mêmes policiers, même les plus haïs, même les plus liés avec les anciens dictateurs.

La peur de tout perdre

Car c'est là le fond du problème, c'est là le secret de cette alliance et de ces cadeaux découpés dans la chair des peuples, que firent les impérialistes occidentaux à leur complice russe.

Mais les plus gros cadeaux, ce ne sont pas eux pourtant qui les ont faits.

Ils sont en effet unis par la même crainte, celle de voir déferler sur l'Europe ravagée, meurtrie, déchirée, une vague révolutionnaire née de tant de souffrances et susceptible de renverser tout l'édifice fragile qu'ils tentent alors de mettre en place.

Mais qu'ils aient la même crainte, ils n'en sont pas tous entièrement persuadés. Les USA et l'Angleterre qui, s'ils le pouvaient, feraient bien alliance pour détruire l'URSS, avec ce qui reste de puissance militaire à l'Allemagne, n'imaginent pas que la sincérité de Staline puisse dépasser la leur.

Staline avait certes donné bien des gages aux USA et à l'Angleterre. Mais pendant toute la guerre (de moins en moins il est vrai au fur et à mesure que le temps passait, même si toutes leurs craintes n'étaient pas dissipées en 1945), les dirigeants américains et britanniques se demandèrent ce qui se passerait s'il se produisait une vague révolutionnaire, en particulier en Allemagne, au moment de l'effondrement du régime nazi. Une telle vague pourrait s'étendre à toute l'Europe comme en 1917-1919.

Est-ce que Staline, qui n'était pas à un retournement près, ne prendrait pas la tête d'une telle révolution dans laquelle l'Armée rouge pourrait jouer le rôle de fer de lance ? Ce serait évidemment une situation dont les impérialistes ne pourraient venir à bout. Ils avaient encore à l'époque à mener la guerre contre le Japon. Ils auraient été surtout dans l'impossibilité de faire admettre aux armées anglaise et américaine d'avoir à s'engager dans une nouvelle guerre, civile cette fois. Sans compter ce qui pourrait se produire en Asie et en particulier au Japon.

C'est dire que s'ils ne font pas confiance à Staline, ils n'ont guère de moyen de faire autrement et que le cadeau de toute l'Europe de l'Est pesait pour bien peu, pour eux qui risquaient de tout perdre.

Evidemment aujourd'hui quand ils versent des larmes hypocrites sur le sort de la Pologne, il leur est difficile de l'admettre.

Que de la guerre puisse naître la révolution, ce n'était pas seulement une vue de l'esprit. La Première Guerre mondiale en avait apporté la preuve, et même après la fragile consolidation de l'après-guerre, la crise de 1929 avait à nouveau précipité l'économie dans l'anarchie et les peuples dans la misère ou la rébellion.

Trotsky raconte comment, en 1939, Paris-Soir, le France-Soir de l'époque, rapportait le curieux dialogue entre l'ambassadeur français en Allemagne et Hitler. A propos de la signature du pacte germanosoviétique, l'ambassadeur faisait remarquer : « Staline a joué un gigantesque doublejeu. En cas de guerre, le vainqueur réel sera Trotsky. Y avez-vous pensé ? ». « Je le sais », répondit le Führer.

Par « Trotsky », aussi bien Hitler que le représentant de la France, désignaient la révolution prolétarienne.

Eh bien, on peut dire qu'en 1943, 1944, 1945, Staline, Churchill et Roosevelt savaient aussi qu'il s'agissait là d'un risque réel.

Quand ils se réunissent à Yalta, puis à Potsdam, c'est pour réaliser la Sainte-Alliance des gouvernements contre les peuples. Contre tous les peuples, pas seulement ceux du Japon ou de l'Allemagne, contre les peuples de cette Europe martyrisée, pillée, saignée à blanc et qui n'a pas fini de souffrir.

Les Alliés veulent mettre fin à la guerre c'est vrai, mais ils veulent surtout que l'Europe de l'après-guerre ne connaisse ni les crises, ni les convulsions, ni les affrontements sociaux et politiques qu'avait pu connaître l'Europe en 1917, 1918 ou 1919.

Alors, en cette fin de guerre en 1945, si les impérialistes anglo-américains composaient avec le chef du Kremlin, s'ils étaient prêts à faire la part du feu, c'est parce qu'une préoccupation commune les unissait : comment établir et maintenir l'ordre dans l'Europe d'après-guerre. La nature des régimes à mettre en place importait moins que leur capacité à faire accepter à la population la continuation des sacrifices et l'effort des reconstructions à faire.

La plupart des peuples d'Europe centrale et balkanique n'avaient connu avant la guerre que des régimes de dictature et d'oppression. Après la longue nuit hitlérienne, comment pouvaient-ils ne pas espérer la liberté, la justice sociale, le mieux-être ?

Comment leur faire accepter à nouveau l'ordre ancien, les inégalités, les oppressions nationales, l'exploitation ? Les classes possédantes avaient partout collaboré, de gré ou de force, même si les bourgeois les plus riches avaient fui. L'Europe centrale avait été vassalisée : partout, armée, police, administrateurs, s'étaient retrouvés au service de l'Allemagne nazie. Les gouvernements de la plupart des pays d'Europe, avec leurs monarques sans trône et leur personnel politique d'avant-guerre, s'étaient certes réfugiés à Londres, mais ils représentaient un monde dépassé, révolu, sans prise avec la réalité. Bien sûr ils complotaient pour retrouver leur place, avec l'appui aléatoire de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Mais cela, c'était déjà un autre problème, le problème concret était celui du maintien de l'ordre, sur le terrain, dans les pays, dans les villes, les quartiers, les commissariats de police, les administrations. Est-ce qu'une rage de vengeance n'allait pas déchaîner les populations contre ceux qui matériellement avaient été leurs bourreaux et leurs maîtres ? Et si cela arrivait - et cela arriva - qui alors exercerait l'autorité, qui remplacerait les administrateurs et policiers vomis, sinon massacrés ?

Cette peur de la révolution, ce n'est pas seulement l'exemple du passé qui l'anime. Au moment de Yalta, deux pays en Europe connaissent ouvertement une situation troublée. Le premier, c'est l'Italie, et le second, la Grèce.

L'Italie de 1943 : troubles sociaux et impuissance du pouvoir politique

L'Italie a fait partie de l'Axe, elle est dotée depuis 1922 d'un régime fasciste. Elle est l'exemple même du pays où il sera aussi difficile de réutiliser sans chaos l'ancien appareil d'État, failli et compromis, que d'en recréer un autre à partir d'on ne sait trop quelles forces.

Quand les troupes anglo-américaines débarquent en Sicile en juillet 1943, la situation est déjà troublée. En effet, quatre mois plus tôt, en mars, en plein régime fasciste, 300 000 ouvriers avaient fait grève dans toute l'Italie. Partie de Fiat à Turin, la grève avait gagné Milan, Gênes et jusqu'au sud de l'Italie, le régime avait tenté de montrer sa force et avait en vain fait patrouiller ses chars dans les rues de Turin, et mobilisé la milice fasciste.

Sous la pression ouvrière, les industriels et Mussolini lui-même avaient été contraints de céder et d'augmenter les salaires.

Les grèves de mars 1943 marquèrent ainsi le début de l'écroulement du régime fasciste. Mais plus encore, elles montrèrent que, dans cet écroulement, la classe ouvrière pouvait devenir un protagoniste actif. Les classes dirigeantes italiennes ne s'y trompèrent pas. Pour elles, c'était le spectre des mouvements révolutionnaires de l'après-première guerre mondiale qui réapparaissait. Elles se soucièrent désormais de se débarrasser au plus vite de Mussolini pour éviter qu'il ne les entraîne dans sa faillite.

Des intrigues commencent à se nouer autour du roi, VictorEmmanuel, qui pouvait constitutionnellement faire démissionner Mussolini, et nommer un nouveau gouvernement qui rechercherait une paix séparée avec les Alliés. En sens inverse, les Allemands, qui n'eurent jamais une grande confiance dans leur allié du sud, prirent leurs dispositions.

Des troupes allemandes étaient déjà présentes dans la Péninsule et notamment en Sicile, en tant que troupes alliées des troupes italiennes prêtes à faire face à un débarquement anglo-américain. Mais Hitler comprit qu'il fallait s'attendre à occuper massivement l'Italie. Celle-ci allait devenir un terrain d'affrontement direct entre les troupes angloaméricaines et les troupes allemandes, dans lequel l'armée et l'État italien de toute façon compteraient fort peu.

En juillet 1943, les événements se sont précipités. Le 10 juillet, c'est le début du débarquement des troupes anglo-américaines en Sicile. Le 19 juillet, pour la première fois, Rome est bombardée par l'aviation alliée. Celle-ci vise particulièrement les quartiers ouvriers.

Le 24 juillet, c'est le Grand Conseil Fasciste lui-même, l'organe suprême du parti fasciste, qui vote à la majorité la destitution de Mussolini. Le lendemain, le roi le fait arrêter et nomme un nouveau chef de gouvernement : le maréchal Badoglio.

Le plan du roi, des milieux dirigeants de l'armée et même d'une bonne partie des dirigeants fascistes est d'assurer une transition en douceur qui maintienne la continuité du pouvoir d'État. Pour eux, c'est le même régime autoritaire qui doit continuer, simplement débarrassé de Mussolini, et l'objectif est d'obtenir des Alliés une paix séparée.

Mais dès le 25 juillet au soir, à l'annonce de l'arrestation de Mussolini, la foule déferle dans les rues de Rome, les cercles fascistes sont assaillis, les emblèmes fascistes sont-brisés, les portraits de Mussolini brûlés, les appartements des fascistes connus sont saccagés. A Turin, des milliers d'ouvriers assiègent les prisons, défoncent la porte, libèrent les détenus politiques. Partout dans le pays, le 26 juillet prend une allure d'insurrection populaire. La panique se fait jour dans les milieux dirigeants. Une circulaire est envoyée à toutes les unités de l'armée pour l'inciter à assumer la défense de « l'ordre public ». Elle explique que « tout mouvement doit être impitoyablement brisé dans l'oeuf » qu'il faut procéder avec ceux qui « troublent l'ordre public », « comme avec des troupes ennemies », « en ouvrant le feu sans préavis ». Elle ordonne : « Que l'on ne tire jamais en l'air mais pour toucher au but, comme au combat ! »

Pour la bourgeoisie italienne, le pire ennemi n'est ni son allié hitlérien, ni les Anglo-Américains avec qui elle souhaite traiter, c'est « l'ennemi intérieur », la classe ouvrière, contre qui il faut tirer pour tuer.

Dans les jours qui suivent, les affrontements entre la foule et l'armée se multiplient. Les 17, 18 et 19 août, dans les grandes usines de Bologne, Milan, Turin,, c'est à nouveau la grève générale pour demander la fin de la guerre, la libération des prisonniers politiques, la reconnaissance des « commissions internes » ouvrières. A Turin, l'armée tire et fait un mort parmi des ouvriers de Fiat. Mais cela ne fait que provoquer une nouvelle extension de la grève. Les chasseurs alpins refusent d'obéir au général Rossi qui leur commande, à nouveau, de tirer sur les ouvriers.

En fait, la manoeuvre opérée par le roi et le maréchal Badoglio se solde par un échec. Elle ne réussit pas à stopper l'extension des mouvements populaires. Elle ne fait, au fond, qu'accélérer l'écroulement du régime. En un mois et demi, la répression du régime de Badoglio se solde par 93 morts, 536 blessés et 35 000 arrestations. Mais cette répression ne fait que démontrer à la population que le régime, en fait, n'a pas changé, et qu'il faut se battre contre Badoglio comme on s'est battu contre Mussolini.

Le 8 septembre 1943, enfin, le maréchal Badoglio annonce que le gouvernement italien a demandé l'armistice aux Anglo-Américains, et que tout combat contre ceux-ci doit cesser. Il annonce aussi que les troupes italiennes « réagiront à des attaques éventuelles d'autres provenances ». Mais ce que Badoglio annonce en fait, c'est sa propre faillite. Le gouvernement italien a su tirer sur les ouvriers. Mais il n'a pas su préparer le pays à la situation catastrophique qui s'abat sur lui en quelques jours.

La seule chose que Badoglio et le roi aient prévue, c'est leur propre fuite. Aussitôt l'armistice annoncé, ils s'enfuient de Rome à Brindisi, au sud de la botte italienne qui est occupée par les troupes alliées. Ils laissent l'armée et les autorités locales sans aucune consigne. De leur côté, aussitôt l'armistice annoncé, les troupes allemandes prennent le contrôle de la situation en désarmant en quelques heures l'armée italienne sans aucune difficulté.

Bien souvent ce sont les généraux italiens eux-mêmes qui se rendent aux troupes allemandes. Leurs régiments sont alors envoyés par trains entiers en Allemagne où ils serviront de main-d'oeuvre aux industries de guerre. Dans tout le nord de l'Italie et jusqu'à Rome et Naples, des éléments isolés de l'armée et une partie de la population tentent, sans ordre, sans coordination et souvent presque sans armes, de s'insurger contre l'occupation allemande. Le plus souvent, les officiers refusent de donner des armes à la population civile qui leur en réclame. Pourtant, dans un grand nombre de villes, on assiste à de véritables tentatives d'insurrection, qui résistent souvent pendant plusieurs jours aux contre-attaques allemandes. A Naples, l'insurrection est victorieuse, mais a peine les troupes allemandes parties, ce sont les troupes anglo-américaines qui arrivent et prennent le contrôle de la ville.

Finalement, dans tout le nord, les troupes allemandes réussissent à établir leur contrôle. Avec elles, les milices fascistes qui se terraient depuis deux mois, ressortent de l'ombre.

Sous la protection des nazis, une apparence d'État fasciste italien est reconstitué dans le Nord : c'est la République de Salo, du nom de la petite ville des bords du lac de Garde où siège son gouvernement. A sa tête, Mussolini, qu'un groupe de parachutistes allemands a réussi à libérer de la prison où l'avait mis Badoglio.

Mais la population, et notamment la classe ouvrière, ne se tient pas pour battue. En novembre 1943, dans Turin occupée par les troupes allemandes, 40 000 ouvriers se mettent en grève, à l'initiative encore une fois des ouvriers de Fiat. En décembre, le mouvement gagne Milan, où toutes les usines s'arrêtent durant trois jours, puis Gênes et la Ligurie. En mars 1944, une nouvelle vague de grèves éclate qui s'étend à toute l'Italie du Nord jusqu'à la Toscane. On compte jusqu'à 1 200 000 grévistes.

En même temps, se constituent des groupes de partisans. A partir de soldats qui ont refusé de se rendre aux troupes allemandes, d'unités de l'armée décomposée, d'ouvriers et d'habitants des villes qui ont refusé de partir travailler en Allemagne, d'anti-fascistes menacés de représailles après le 8 septembre et qui ont pris le maquis, 200 000 partisans se retrouvent ainsi dans les montagnes d'Italie du Nord, malheureusement il est vrai, très coupés des ouvriers grévistes des villes.

A ce moment, fin 1943, les Alliés qui occupent le sud, ainsi que le roi et le gouvernement Badoglio qui se sont mis à leur service n'ont plus seulement le souci, militaire, de gagner la guerre contre les Allemands qui occupent encore les deux tiers du pays. Ils savent que cela, ce n'est plus qu'une question de temps. Ils ont un autre souci, politique : quelle autorité parviendra à s'imposer ensuite ? De toute évidence, la classe ouvrière et une grande partie de la population veulent régler leurs comptes avec le régime fasciste, et ils échappent totalement à l'autorité de Badoglio et du roi qui sont décidément les successeurs trop directs de Mussolini. Dans ce qui se passe en Italie du Nord, le roi et les Anglo-Américains distinguent les contours d'une révolution menaçante.

Il est vrai que, à partir de la fin 1943, une autorité commence à se dégager au sein de la Résistance au Nord : un comité de libération nationale de la Haute Italie, qui se constitue à Milan. Au sein de cette résistance du Nord, c'est le Parti communiste italien qui joue un rôle moteur. Mais ce Parti communiste qui se reconstitue en quelques mois dans la clandestinité est loin d'être un appareil entièrement contrôlable pour sa direction. Pour beaucoup de communistes, l'heure qui sonne est celle de la révolution tant attendue. Quelle attitude adopteront-ils au moment du reflux des troupes allemandes, c'est une question que les dirigeants du camp allié se posent avec inquiétude.

Et justement, au mois de mars 1944, débarque à Salerne, dans le sud occupé par les Américains, quelqu'un qui va les aider grandement dans leur tâche. C'est Togliatti, le chef du Parti communiste italien, de retour d'URSS. Il n'y va pas par quatre chemins. A peine a-t-il posé le pied sur le sol italien qu'il déclare à la direction du Parti, médusée, qu'il n'est pas question de la moindre révolution en Italie. Il s'agit que le PCI apporte son appui à « un gouvernement fort capable d'organiser l'effort de guerre », et dans lequel il y a selon lui, « place pour tous ceux qui veulent se battre pour la liberté de l'Italie », ce qui d'après lui inclut... le roi et Badoglio !

Ce « tournant de Salerne » pris par Togliatti plonge chacun dans la stupeur. Même les socialistes, les démocrates bourgeois, réclament au minimum l'abdication de ce roi déconsidéré, compromis juqu'à la moelle avec le fascisme ! Eh bien, le 22 avril, on voit se constituer un gouvernement d'union nationale reconnaissant l'autorité du roi, dont Badoglio est président et Togliatti vice-président !

Ce n'est pas encore suffisant, à vrai dire, pour que les Alliés aient vraiment confiance dans les intentions du Parti communiste. Ils veulent vérifier en particulier qu'ils n'auront pas trop maille à partir avec les formations partisanes du Nord, qui leur paraissent toujours incontrôlables. Le 13 novembre 1944, le général anglais Alexander lance une proclamation aux partisans italiens qui se battent au Nord, contre les troupes allemandes. Il les avertit qu'ils ne doivent s'attendre ni à une offensive alliée, ni à des parachutages d'armes. Il leur ordonne de cesser toutes opérations organisées et de se contenter de la défensive. Et les armées alliées campent sur leurs positions. Le général anglais obtient ce qu'il voulait. Fin décembre, le CLNAI s'engage à remettre toute autorité aux commandements militaires alliés aussitôt que le départ des troupes allemandes sera acquis. Le CLNAI s'engage aussi à remettre toutes les armes des formations partisanes. Ce n'est qu'à cette condition que le commandement allié accepte de reconnaître la résistance, et lui donne même une dotation financière.

C'est le 25 avril 1945 qu'eut lieu en Italie du Nord l'insurrection générale contre les troupes allemandes en déroute. Mussolini, qui attendait la fin dans sa soi-disant République des bords du lac de Garde, fut pris par les partisans, fusillé, et sort corps exposé sur une place de Milan à côté de celui de sa maîtresse. Mais l'État qui se remettait en place en Italie était en fait, à peu de choses près, le même que celui que Mussolini avait dirigé pendant vingt ans.

Dès le lendemain de I'insurrection du 25 avril, le CLNAI remit comme il s'y était engagé, toute l'autorité entre les mains des AngloAméricains. Ceux-ci attendirent encore six mois, jusqu'à la fin de l'année 1945, pour remettre toute l'autorité administrative dans les mains du gouvernement italien. Les dernières troupes américaines quittèrent le pays en 1947. Les dirigeants anglo-américains pouvaient alors être pleinement rassurés sur le caractère du pouvoir politique en place.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Togliatti, le dirigeant du PCI, avait joué le jeu. Et derrière Togliatti, Staline.

Staline venait de faire la démonstration qu'il n'entendait pas profiter de son influence sur les PC pour favoriser la révolution sociale. Au contraire, il avait mis tout son poids dans la balance pour que se reconstitue l'ancien appareil d'État. Ce n'était pas le premier gage de bonne foi, mais il était concret et démonstratif.

Déjà en pleine guerre, en mai 1943, Staline avait dissous le Komintern. Un geste symbolique, destiné à prouver sa bonne volonté aux impérialistes américains et anglais ! Bien sûr l'Internationale Communiste n'avait plus rien de révolutionnaire, elle était devenue une simple agence docile et zélée de la politique extérieure du Kremlin. Mais cette dissolution avait quand même un sens, non seulement pour des milliers de militants communistes, qui vivaient la guerre dans l'Europe occupée, mais aussi pour les soldats de l'Armée rouge : c'était la fin de l'internationalisme, de la fraternisation revendiquée entre les peuples que l'on dressait les uns contre les autres.

Peu de temps après, en janvier 1944, l'Internationale, le chant des travailleurs du monde entier, cessa d'être l'hymne officiel de l'URSS pour être remplacé par un chant patriotique. Là non plus, ce n'était pas qu'un symbole. C'était une déclaration de guerre spécifique aux prolétariats allemand, italien, et à bien d'autres et une rupture avec tous les autres prolétariats européens. Cela leur était adressé, par Radio Moscou, mais cela était, une fois encore, adressé à l'Armée rouge. Et c'était aussi un gage pour Roosevelt et Churchill.

L'épreuve grecque

En Grèce aussi, il se passait des événements dramatiques. Là aussi, le PC était impliqué, mais là Churchill n'a voulu courir aucun risque. Et l'intervention britannique donne la mesure de l'incertitude dans laquelle se trouvait l'impérialisme vis-à-vis de l'URSS, de ses intentions et de sa capacité à être suivie par les PC nationaux.

Aujourd'hui on peut dire que la Grèce a été l'un des tests, l'un des gages par lesquels l'impérialisme a pu estimer la « loyauté » de l'URSS, sa capacité à se faire obéi des PC, son mépris pour les espérances et le combat de ses propres militants. C'est à ce prix aussi que l'entente a pu être établie à Yalta.

La Grèce, elle, ne faisait pas partie de l'Axe. Elle avait été envahie par l'armée italienne d'abord, puis devant son incapacité à tenir le terrain, par l'armée allemande. Parce qu'elle avait résisté, la Grèce eut droit à un traitement de choc : représailles en masse, massacres de civils, famine, quadrillage du pays. Les autorités civiles avaient fui dès les premiers jours, l'appareil de répression du dictateur Métaxas n'était fort que contre les peuples. Contre les Allemands, il avait volé en éclats. Le roi ; dans les tout premiers, avait pris le chemin de l'exil. Sous la protection des Anglais, il attendait des jours meilleurs.

C'est peut-être cette faillite des forces politiques, et des classes dirigeantes qui explique que le mouvement de résistance dès le début s'organisa essentiellement autour du PC. Le PC grec était un parti stalinien, il obéissait aux consignes du Komintern, il adopta la politique des fronts nationaux de libération, créa un mouvement politique l'EAM, et une organisation combattante, l'ELAS. Et contre toute attente, il remporta des succès et se renforça, malgré la pression de l'armée allemande, malgré la véritable guerre que quelques éléments de la résistance non communiste, regroupés autour de Zervas, lui livraient. Le PC grec, et son mouvement l'EAM, se renforçaient au point que le 10 mars 1944, un comité politique de libération nationale était créé, par l'EAM dans le but d'organiser et de diriger la lutte pour la libération nationale, d'administrer les régions déjà libérées et d'assurer la souveraineté du peuple dans tout le pays.

Ce comité comprenait un nombre important de non-communistes, aisément ralliés. Et la légitimité populaire était à ce point acquise à l'EAM qu'il put se payer le luxe, en pleine occupation militaire allemande, d'organiser dans tout le pays des élections clandestines à bulletin secret.

Pourtant le PC grec conformément aux consignes de Staline, acceptait de négocier avec les exilés de Londres, et de faire passer les forces de l'ELAS sous le commandement des Britanniques. Le 12 octobre 1944, les Allemands évacuaient Athènes et trois jours après, les troupes britanniques y faisaient leur entrée.

Mais l'impérialisme britannique n'était pas sûr de ce qui se passerait. Il n'avait pas confiance dans les déclarations du PC grec, qui acceptait de négocier, il n'était pas sûr que tout cela ne soit pas pure tactique.

Il craignait que le PC grec ne veuille le pouvoir pour lui-même, avec ou sans les ordres de Staline. Alors il s'est préparé.

Le 7 novembre 1944, Churchill câblait : « A mon avis, vu le prix que nous avons payé à la Russie afin d'obtenir toute liberté d'action en Grèce, nous ne devons pas hésiter à utiliser des troupes britanniques pour soutenir Papandréou. Ceci implique qu'en cas de désordre, les troupes britanniques devraient certainement intervenir pour le réprimer... Je m'attends à un affrontement avec l'EAM, et nous ne devons pas le refuser à condition de bien choisir le terrain. »

Et la crise était déclenchée le 3 décembre. A l'occasion d'une manifestation à Athènes, en protestation contre la réhabilitation des anciens « collaborateurs », le commandant britannique proclamait la loi martiale et intimait aux forces de PELAS d'évacuer Athènes sous deux jours. Churchill donnait pour consignes au commandement britannique : « n'hésitez pas à ouvrir le feu sur tout homme armé qui, à Athènes, s'attaque à l'autorité britannique ou à l'autorité grecque avec laquelle nous travaillons. N' hésitez pas à agir comme si vous vous trouviez dans une ville conquise où se développe une rébellion locale. »

C'est ce qu'ils ont fait.

Les combats durèrent jusqu'au 5 janvier 1945.

L'EAM cédait sur tous les plans : militairement, toutes les unités de guérilleros devaient être dispersées ; l'ELAS devait rendre ses armes sous quinze jours, et, sur le plan politique, l'EAM renonçait à être représentée au gouvernement, lequel s'engageait à organiser dans l'année un plébiscite sur la monarchie.

Ces accords étaient signés au moment même où se tenait la conférence de Yalta. C'était comme un symbole, l'illustration, avec l'exemple tragique de la Grèce, d'une part de l'entente entre les Grands pour se partager les zones d'influence en Europe ; d'autre part du respect de cette entente

Les troupes britanniques faisaient respecter leur ordre, dans le sang, sur le terrain qui leur était alloué, tandis que Staline laissait massacrer les communistes grecs sans dire un mot.

Il n'y a qu'un pays d'Europe où ni Staline, ni Churchill ne furent maîtres de l'orientation finale, un pays qui joua son propre jeu et parvint à l'imposer à tous, la Yougoslavie.

Il a pu le faire évidemment parce que face aux combinaisons monarchistes prévues, Tito représentait les seules forces combattantes valables et que ses armées ont libéré la Yougoslavie toutes seules. Mais il a bénéficié d'être sur les limites des deux zones d'influence, que Churchill était prêt à concéder au moins partiellement à Staline.

50/50 avait dit Churchill dès octobre 1944, ce qui était déjà une concession, et. il a même fini par accepter 100 %. C'est à Staline qu'il a cru faire le cadeau, mais Tito n'était pas, ou pas seulement, l'homme de Staline. Il est devenu surtout le représentant des forces sociales qui ont créé l'État yougoslave indépendant, indépendant aussi de la bureaucratie russe, comme on devait le voir de façon éclatante en 1948, lors de la rupture Tito-Staline.

Si les exemples de l'Italie et de la Grèce avaient de quoi inquiéter les trois Grands, c'était évidemment en Allemagne et au Japon que le problème s'avérait le plus aigu. La première réponse des Alliés fut le bombardement systématique des grandes cités. Des bombardements terroristes qui ne visaient plus seulement les points stratégiques, mais délibérément, sur directives, les concentrations urbaines.

Il ne s'agissait pas de faire ainsi délibérément des victimes civiles par méchanceté gratuite. Cela n'aurait d'ailleurs été considéré-par personne comme crime de guerre. Il s'agissait de disperser la population des villes et en particulier la classe ouvrière. Il s'agissait d'empêcher que le prolétariat des zones industrielles puisse essayer de s'organiser, de se donner les moyens politiques ou matériels de renverser de lui-même le pouvoir nazi que les Alliés craignaient bien moins que la seule éventualité d'une révolution prolétarienne.

Les instructions aux pilotes étaient précises. En voici un exempte tiré d'une directive du chef d'État-major de l'armée de l'air britannique dès février 1942 : « Nouvelle directive sur le bombardement. Je suppose qu'il est clair que les objectifs doivent être les zones d'habitation, non les docks ou les usines, dans le cas où ceux-ci sont mentionnés. Cela doit être rendu tout à fait clair si ce n'est déjà compris. »

Un seul bombardement de Berlin aurait fait en mai 1944, 50 000 morts, celui de Dresde, en février 1945, plus de 130 000 victimes. Cologne, Hambourg, Dusseldorf, et toutes les grandes villes allemandes vont connaître un déluge de feu.

C'est à Hambourg, en juillet 1943, que l'on inaugure la tactique dite « tempête de feu », qui allie bombé explosive et bombe incendiaire. L'objectif est, entre autres, de démontrer la totale inefficacité des abris antiaériens.

« Lorsque les équipes de secours, au bout de plusieurs semaines, se frayèrent finalement un chemin vers les bunkers et les abris, hermétiquement scellés, la chaleur engendrée à l'intérieur de ces derniers avait été si intense qu'il ne restait rien de leurs occupants. Dans un bunker, on retrouva seulement une fine couche ondulée de cendres grises et on ne put qu'estimer le nombre des victimes : de 250 à 300 selon les médecins. Les températures anormales qui régnèrent dans les bunkers étaient attestées par des mares de métal fondu qui, à l'origine, étaient des pots, des casseroles et des instruments de cuisine apportés dans les abris. »

La même tactique fut appliquée au Japon. Pendant dix mois, sans répit, les villes japonaises furent systématiquement bombardées, incendiées. L'aviation américaine pilonna ainsi plus de 100 villes en 1945. Pour fuir l'incendie, la terreur, la famine, 8 à 10 millions de citadins quittèrent les villes et s'éparpillèrent dans la campagne. Le total des victimes équivaudra aux bombardements atomiques d'Hiroshima et Nagasaki.

Oui, la première réponse des Alliés aux risques posés par l'après-guerre dans les pays vaincus, a été la terreur. Ils avaient conscience que c'était dans les villes que résidait le danger révolutionnaire. Et c'est les concentrations urbaines qu'ils voulaient terroriser et disperser.

Leur deuxième réponse sera l'occupation militaire.

Les armées de Hitler et de ses satellites avaient été présentes partout ; elles seront remplacées partout par les armées alliées. A l'Est, ce sera par l'Armée rouge, à l'Ouest par les armées américaine, britannique et française. Si l'Allemagne du Kaiser, si l'Autriche-Hongrie avaient été occupées en 1918, est-ce que la révolution aurait pu s'y produire ? En tout cas, en 1945, les armées des vainqueurs occuperont le terrain.

Occupée, démembrée, placée sous l'autorité des vainqueurs, l'Allemagne devait aussi payer des réparations. Chaque puissance fut autorisée à prélever dans sa zone, en nature, sous forme d'usine et d'équipement industriel, ce qu'elle estimait nécessaire à sa propre reconstruction. C'est évidemment l'Union Soviétique qui avait subi le plus de dommages ; dans leur retraite les Allemands avaient rasé les villes, détruit les usines, noyé les mines, pratiqué à une échelle gigantesque la politique de la terre brûlée. L'URSS obtint donc en outre, un pourcentage de réparations sur la production des zones occidentales.

Bien entendu, tout cela se fit au nom de la défense de la paix et de la liberté du monde.

Restait une inconnue, le Japon.

La bombe atomique sur le Japon : un avertissement à tous les peuples

Et c'était une inconnue pas seulement dans le domaine militaire. L'inconnue la plus préoccupante pour l'impérialisme américain, c'était les risques de crise politique et révolutionnaire dans le Japon vaincu.

Certes, le Japon n'était pas l'Allemagne, ce n'était pas un pays industriel comme les autres. Mais justement.

Avec ses millions de paysans maintenus sous le joug d'une structure archaïque, féodale ; avec sa classe ouvrière moderne, concentrée, surexploitée ; avec son régime militariste et bureaucratique sur le point d'être vaincu militairement, la situation de l'Empire japonais n'était pas sans rappeler celle de l'Empire tsariste à la veille de 1905 ou même de 1917.

Et ce sont bien ces craintes, et ces souvenirs, qui vont déterminer la politique des Alliés au Japon.

Le régime japonais, dès mai-juin 1945, était prêt à capituler à condition que les Alliés acceptent le maintien de l'Empereur.

Les Américains, dans leurs projets, avaient longtemps hésité sur le sort de l'Empereur et de son régime : mais dès 1943, un rapport du département d'État américain établissait que le maintien de l'institution impériale pouvait être un « facteur important en vue de l'établissement d'un gouvernement d'après-guerre stable et modéré. »

Mais les masses japonaises, elles, accepteraient-elles le maintien de l'Empereur ? N'allaient-elles pas, au moment de la capitulation, le vomir au même titre que tous ces militaires qui, depuis 1932, présidaient aux destinées du pays, et l'avaient conduit à la misère et au désastre ? Et la capitulation n'allait-elle pas entraîner cette situation que craignaient les Alliés dans tous les pays en guerre : l'effondrement du régime, et le chaos, chaos dont, il n'y avait pas si longtemps, moins de trente ans auparavant, étaient sortis la vague révolutionnaire, et le premier État ouvrier ?

D'autant qu'à la différence de l'Allemagne, où la capitulation était intervenue alors que tout le pays était déjà sous contrôle militaire, au Japon, la capitulation, ou l'effondrement, risquaient d'intervenir bien avant que les troupes américaines soient à pied d'oeuvre.

A la conférence de Potsdam, le 17 juillet 1945, alors que les japonais étaient prêts à capituler, à la seule condition que le régime impérial soit maintenu, les Alliés adressaient au Japon un ultimatum, réaffirmant l'exigence d'une reddition sans conditions, et précisant : « l'autorité et l'influence de ceux qui ont trompé et abusé le peuple japonais en le lançant à la conquête du monde doivent être éliminées à tout jamais.

Les Alliés fermaient ainsi la porte à une capitulation immédiate du Japon. Pourtant, moins d'un mois après, ils allaient accepter de maintenir l'Empereur en place.

C'est qu'entre-temps, les États-Unis avaient expérimenté la bombe atomique dans le désert du Nouveau-Mexique. Et qu'ils tenaient à faire la démonstration, à l'intention du peuple japonais, à celle du peuple soviétique et aussi à celle de tous les autres peuples du monde, que l'impérialisme US possédait une arme, nouvelle, terrifiante, et qu'il n'hésitait pas à s'en servir contre les civils.

Le 6 août, un bombardier américain larguait une première bombe atomique sur Hiroshima. Le 9 août une seconde bombe atomique était lâchée sur Nagasaki. Les deux villes, en une fraction de seconde étaient anéanties.

Le 8 août, l'URSS déclarait la guerre au Japon et pénétrait en Mandchourie.

Au Japon même, l'explosion des deux bombes, en faisant peser sur la population la menace d'une terreur sans nom, donnait à l'Empereur Hiro Hito le moyen de capituler en sauvant la face. Deux cent mille civils ont disparu en une fraction de seconde, mais Hiro Hito et son appareil d'État ont pu rester pour assurer l'ordre impérialiste.

L'Empereur, au Japon, n'était sans doute qu'un symbole. Et, dans les faits, ce n'était pas lui qui exerçait le pouvoir. Mais c'était un symbole qui pouvait couvrir de son autorité, de son crédit, l'encadrement étatique de la population : les bureaucrates, les policiers et plus tard, les occupants étrangers, garants du maintien de l'ordre.

Ce rôle de garde-fou, l'Empereur ne pouvait le jouer que dans la mesure où la population l'accepterait. Les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki avaient créé cette condition.

Le 10 août 1945, le gouvernement japonais faisait savoir aux Alliés qu'il acceptait les termes de la déclaration de Potsdam en évoquant son souhait de voir maintenu le régime impérial. Le lendemain, 11 août, les Alliés acceptaient et la reddition et sa condition : l'Empire serait maintenu, mais son autorité serait soumise au commandement des puissances alliées au Japon.

Et le 14 août, l'Empereur s'adressant à la radio - et pour la première fois d'ailleurs - au peuple japonais, annonçait la capitulation.

Il y eut quelques troubles dans l'armée. Un bataillon d'irréductibles tenta de s'attaquer à la demeure impériale. Mais l'armée japonaise ellemême qui, autant que les Alliés, craignait les conséquences de la capitulation dans la population, reprenait rapidement le contrôle de la situation. La guerre était finie.

Le 2 septembre 1945, l'acte de capitulation était signé et, à partir du 28 août 1945 les premiers soldats américains arrivaient pacifiquement au Japon. Ils allaient y rester sept ans, jusqu'à la signature du traité de paix avec le Japon en août 1951.

Quand ils débarquèrent au Japon, celui-ci « n'était plus qu'une décharge de ferraille... Les villes offraient un spectacle incroyable. Pas de téléphone, pas de trains, pas d'usines d'électricité. Hiroshima et Naasaki étaient réduites à l'état de cailloux vitrifiés ; les autres grandes villes, Tokyo comprise, ne valaient guère mieux... A l'exception de quelques maisons à l'épreuve du feu et des tremblements de terre, tout était réduit en cendres et en escarbilles. Là se réfugiaient ceux qui ne vivaient que dans les huttes primitives. » (Extrait de Mac Arthur, un César américain de William Menchester).

Mais la population, hébétée, affamée, était sans réactions.

Pourtant les mesures prises par les occupants américains allaient être à la mesure de la crainte qu'ils avaient eue de cette population.

Et l'on vit Mac Arthur, ce militaire réactionnaire qui avait, aux Philippines, restauré les armes à la main le pouvoir des grands propriétaires terriens contre les paysans en révolte, mettre en oeuvre au Japon une réforme agraire qui, redistribuant la terre aux paysans, l'énorme masse de la population, leur permit au moins de manger, exorcisant ainsi - du moins pour un temps - au Japon, le spectre de la révolution agraire, et derrière elle, de la révolution tout court.

A Téhéran, Yalta et Potsdam, les trois Grands avaient conclu une alliance contre-révolutionnaire, ils y avaient négocié les moyens de mater les prolétariats d'Italie, d'Allemagne et du Japon, de contenir tous les peuples d'Europe et de comprimer sous le poids de leur présence militaire toute velléité révolutionnaire. Staline avait échangé la crainte que Roosevelt et Churchill avaient de voir l'Armée rouge passer aux côtés d'éventuels mouvements révolutionnaires en Europe ou en Asie, contre un glacis constitué par l'Europe de l'Est. Les super-gendarmes dont rêvait Roosevelt pour assurer la paix du monde, étaient en place.

Les classes possédantes pouvaient se tranquilliser, les trois Grands avaient su prévenir le chaos, par la force et la dissuasion, et les vieilles structures d'exploitation se remettaient en place. L'énergie des masses était toute entière absorbée par la nécessité de survivre et de reconstruire. La machine capitaliste pouvait repartir.

Mais cette révolution tant redoutée, ces troubles sociaux et politiques, ce vide étatique qui faisaient horreur aux responsables de l'ordre mondial, cette énergie révolutionnaire évacuée en Europe et au Japon, c'est ailleurs qu'ils vont se manifester. C'est ailleurs que des peuples opprimés vont redresser la tête et réclamer leurs droits.

Ailleurs, c'est-à-dire dans les pays colonisés.

Oui, dans un certain sens, la révolution coloniale est sortie de Yalta.

La police contre-révolutionnaire des grandes puissances (y compris l'URSS) avait pesé de tout son poids là où elle voyait le danger majeur, là où s'étaient jouées jusque-là les échéances décisives. Mais elle ne pouvait pas être partout.

Il est difficile de dire si la possibilité de révolutions coloniales a été évoquée par les dirigeants des trois Grands, à Yalta ou ailleurs. On sait que Roosevelt professait le plus grand mépris pour la domination de type colonial ; en cela, bien sûr, il exprimait plus qu'une opinion personnelle, il représentait un impérialisme montant, sûr de sa puissance industrielle et de sa monnaie, capable de dominer l'économie des autres pays sans avoir besoin de l'archaïque forme de la domination coloniale.

Mais les vieilles puissances coloniales, elles, ne l'entendaient pas de cette oreille. Plus elles étaient faibles, plus elles s'accrochaient à leur empire.

Tandis que les États-Unis ne craignaient pas les nationalistes comme Tchang Kai Chek ou Gandhi, l'impérialisme britannique lui, ne voulait pas quitter la place avant d'avoir préservé ses intérêts, les Pays-Bas voulaient garder l'Indonésie, et la France entendait bien reconstituer son domaine colonial.

Les peuples, eux, attendaient leur heure. A la fin de la guerre, ils pensaient bien qu'elle avait sonné.

La Deuxième Guerre mondiale avait eu pour origine la volonté de l'impérialisme allemand et japonais de remettre en cause le partage du monde et des colonies. Elle a eu pour conséquence, la dislocation des empires coloniaux, l'irruption sur la scène mondiale des peuples dépendants.

Ce fut en quelque sorte la revanche de la révolution. Mais pour le malheur des peuples, cette révolution a pu parcourir le monde, sans en finir avec le système mondial d'exploitation capitaliste, sans ouvrir la voie à la société socialiste.

C'est si vrai que d'une certaine façon on peut dire que les objectifs du Japon, de l'Allemagne, ont été atteints puisqu'actuellement, par le jeu du marché mondial libéré des anciennes formes coloniales, ces deux puissances occupent la place qui leur revient par la puissance de leur industrie par rapport aux ex-puissances coloniales comme l'Angleterre et la France.

En effet, la révolution coloniale, pourtant éminemment contagieuse, objectivement dangereuse pour le système de domination impérialiste, allait pouvoir embraser d'immenses pays, en Asie, en Afrique, engager des millions d'hommes, soulever des espérances, remporter des victoires durement arrachées... et retomber, une fois l'indépendance acquise, dans les limites étroites, artificielles, archaïques, des cadres nationaux.

C'est en Asie, à la fin de la guerre, qu'éclate la révolution nationale, mais on la sent se lever ailleurs ; elle montre le poing en 1945 en Algérie, on la pressent au Proche-Orient où elle s'alimente de tous les déséquilibres politiques engendrés par la guerre, et surtout des ambitions et rivalités inter-impérialistes ; mais qu'elle demeure sous terre ou qu'elle apparaisse au grand jour, elle sera pendant 20 ans, le plus grand facteur de déstabilisation de l'ordre mondial.

L'Asie en ébullition

C'est en Asie que le mouvement de décolonisation a démarré le premier.

La fin de la guerre en Asie a revêtu un caractère tout à fait différent de ce qu'elle fut en Europe.

Au moment où le Japon à bout de souffle s'apprêtait à demander grâce, il occupait encore l'immense majorité des territoires qu'il avait conquis entre 1931 et 1941 en Chine d'une part, et depuis Pearl Harbor aux dépens des impérialistes européens et américains d'autre part.

Dans cette région du monde, à la veille de la guerre, il n'y avait qu'un seul État formellement indépendant : la Thaïlande, dont les japonais se firent un allié. La péninsule indochinoise était sous domination française, la Birmanie et la Malaisie étaient possessions britanniques, l'archipel indonésien appartenait presque entièrement à la Hollande, et les Philippines étaient sous contrôle américain.

La conquête japonaise de ces immenses territoires avait été d'autant plus facile qu'au lendemain de Pearl Harbor les États-Unis n'avaient pas les moyens militaires pour intervenir rapidement, alors que les Anglais avaient fort à faire en Europe et en Afrique, et que les impérialismes français et hollandais avaient été obligés de capituler devant l'Allemagne.

En outre, au début, dans ces pays opprimés, exploités et humiliés depuis des décennies par les puissances occidentales, les armées japonaises ont fait quasiment figure de libératrices. Le Japon apparaissait comme le chef de file du nationalisme asiatique contre les impérialistes blancs.

La politique de l'administration militaire japonaise dans les pays occupés varia d'un pays à l'autre. Mais partout elle provoqua le développement du nationalisme, en s'appuyant cependant sur les structures déjà en place.

Seulement, au fur et à mesure que l'occupation japonaise se prolongeait, il devenait de plus en plus clair que la politique de « l'Asie aux Asiatiques », signifiait en réalité « l'Asie aux japonais ». Les exactions militaires, la mise en coupe réglée des ressources et des hommes entraînèrent une hostilité croissante de la part de la population. Les japonais montraient qu'ils n'avaient chassé les anciens colonisateurs que pour prendre leur place et s'assurer l'exploitation du pétrole, de l'étain, du caoutchouc, etc...

Alors des mouvements de résistance à l'occupation japonaise s'étaient peu à peu développés dans ces pays, mais ils n'étaient pas homogènes.

Il y avait d'une part les organisations nationalistes bourgeoises classiques, d'autant plus enclines à jouer le double jeu (résistance/collaboration avec les Japonais) qu'à court terme la bourgeoisie nationale ne dédaignait pas les affaires qu'elle pouvait réaliser avec l'occupant. Et d'autre part, une résistance radicale, s'appuyant sur les couches populaires, animée par les Partis communistes locaux, qui augmentèrent considérablement leur audience en cette période.

Au cours de la guerre, les impérialistes rivaux s'employèrent à essayer de séduire les nationalistes de l'Asie du Sud-Est.

Du côté allié, pendant que les USA prétendaient être le champion de l'idée de « self-government » de tous les peuples, la Reine de Hollande, Wilhelmine, évoquait la création d'une sorte de Commonwealth donnant à chacun de ses membres la « complète autonomie », et Churchill promettait à l'Inde en échange de sa participation à la lutte contre le Japon, le statut de dominion dès la fin de la guerre.

Mais ce furent les Japonais qui allèrent le plus loin en ce sens, parce qu'à partir du moment où le vent de la guerre tourna, les promesses indépendantistes constituèrent un moyen de miner le terrain contre les impérialismes occidentaux. Leur chronologie suit d'ailleurs celle des défaites militaires japonaises.

Ce fut d'abord en Birmanie, à la frontière de l'Inde anglaise, que le problème se posa le premier. En août 1943, les Japonais proclamèrent ce pays État souverain.

Ce fut ensuite le tour des Philippines, directement menacées par la contre-offensive américaine, proclamées « République indépendante » par les Japonais en octobre 1943.

En Indochine, occupée militairement par le Japon en 1941, celui-ci mit fin à la fiction de la souveraineté françaisq qui avait été maintenue jusque-là, en mars 1945 et proclama quelques jours plus tard l'indépendance du Vietnam, puis du Laos et du Cambodge.

En Indonésie enfin, c'est en mai 1945 que les Japonais mirent en place un « comité d'études pour la préparation de l'indépendance ».

Tous ces facteurs contribuèrent à faire du Sud-Est asiatique une véritable poudrière. Une poudrière d'autant plus difficile à contrôler pour les impérialistes anglo-américains, qu'au moment de la capitulation Japonaises, en août 1945, ils n'avaient réoccupé militairement que la Birmanie et les Philippines. L'Indochine, la Malaisie et les Indes néerlandaises restaient, comme une grande partie du territoire chinois, occupées par les armées japonaises.

La Chine de Tchang promue « super gendarme » dans les anciennes colonies japonaises

Malgré leur énorme puissance économique, il n'était pas à la portée des USA de prendre immédiatement le relais des armées d'occupation japonaises dans tous les territoires que celles-ci occupaient.

Ils s'étaient cependant posé depuis longtemps le problème du maintien de l'ordre impérialiste dans cette partie du monde, après la fin du conflit, et avaient misé pour cela sur la Chine de Tchang Kai Chek, élevé du coup au rôle de « 4e Grand » dans les négociations internationales.

Mais la tâche de faire de la Chine de Tchang Kai Chek un pays suffisamment fort et stable pour être le gendarme de l'Extrême-Orient était une gageure, tant le régime du généralissime était pourri.

Il était en guerre depuis des années, moins contre le Japon que contre le Parti communiste, au programme pourtant bien modéré, mais qui souhaitait moderniser la Chine. A la veille de la reddition du Japon, la Chine était donc toujours divisée.

Non seulement cette division rendait la Chine peu capable de remplir le rôle de gendarme que les États-Unis lui avaient dévolu, mais le général américain Hurley avait pronostiqué quelques mois auparavant : « Si un accord n'est pas obtenu entre les deux grandes institutions militaires de Chine, la guerre civile en sortira en toute probabilité. »

Pourtant, les États-Unis devaient bien faire avec la Chine telle qu'elle était, car il n'était pas question pour eux de débarquer des millions et des millions d'hommes pour occuper l'Asie continentale.

Pour cela il aurait fallu non seulement garder des classes entières sous les drapeaux mais encore les engager dans des guerres impopulaires, pour une durée indéterminée, et cela aurait fait courir aux USA le risque d'importer sur leur propre territoire les germes de troubles sociaux qu'ils craignaient ailleurs.

Ils avaient déjà assez à faire avec l'occupation de l'Europe occidentale, des îles du Pacifique et du Japon.

Tchang Kai Chek se vit donc confier la mission de recueillir la reddition des troupes japonaises en Chine proprement dite, en Indochine au nord du 16e parallèle, tandis que les Britanniques s'occuperaient, en plus de leurs anciennes colonies, des pays d'Indochine au sud du 16e parallèle. Personne bien sûr n'avait envie de voir la France dans le coup, et celIe-ci n'avait pas les moyens de s'y mettre.

L'armée chinoise n'eut aucune difficulté à envahir le nord du Vietnam et du Laos. Par contre, pour l'armée de Tchang, prendre la relève des japonais sur le territoire chinois lui-même, sans laisser les troupes de Mao conquérir de nouvelles zones, se révéla bien plus difficile, malgré l'appui logistique que lui apportèrent les Américains.

En Mandchourie, l'armée russe chargée du maintien de l'ordre impérialiste en attendant l'armée de Tchang

Ceux-ci avaient d'ailleurs prévu ces difficultés et les craignaient particulièrement en ce qui concerne la Mandchourie, région riche en charbon et en minerai de fer, qui avait été occupée par les Japonais dès 1931, et qui possédait en 1945 une industrie développée, et par voie de conséquence, un prolétariat important.

Or la Mandchourie était hors d'accès pour les troupes de Tchang Kai Chek, alors que les communistes chinois occupaient plusieurs zones toutes proches en Chine du Nord. C'est la raison pour laquelle les Américains insistèrent tant pour obtenir l'entrée en guerre de l'URSS contre le Japon.

Celle-ci n'était pas en effet pour eux une nécessité militaire, mais une nécessité politique, pour éviter un vide étatique en Mandchourie, et pour éviter l'occupation de la Mandchourie par les troupes de Mao, aux dépens de Tchang Kai Chek.

Dès la conférence de Téhéran, en novembre-décembre 1943, Roosevelt joua les intermédiaires entre l'URSS et la Chine, pour négocier les conditions auxquelles les Russes accepteraient d'entrer en Mandchourie, d'y recevoir la capitulation des armées japonaises, puis de remettre ensuite le territoire mandchou à Tchang Kai Chek.

Roosevelt s'engagea même à fournir à l'URSS les moyens matériels de son intervention (c'est-à-dire deux mois de nourriture, de pétrole et d'équipements divers pour une armée de 1 500 000 hommes) en échange de la promesse de Staline de déclarer la guerre au Japon au plus tard trois mois après la capitulation de l'Allemagne.

L'ironie de l'histoire voulut que quand le Japon, conscient du caractère inéluctable de sa défaite militaire, essaya de prendre langue avec les États-Unis pour négocier la paix, ce fut précisément par l'intermédiaire de l'URSS qu'il essaya de le faire, en juin 1945.

Les demandes japonaises restèrent lettre morte.

Quand au lendemain de l'explosion de la bombe atomique d'Hiroshima les troupes russes entrèrent en Chine du nord et en Mandchourie, puis deux jours plus tard en Corée, ce n'est pas parce que Staline voulait voler au secours de la victoire et profiter pour son propre compte des succès américains. C'est parce qu'il respectait les engagements souscrits vis-à-vis des États-Unis. Et dans l'accord signé le 14 août entre l'URSS et Tchang Kai Chek, si la Chine acceptait les conditions faites en son nom à Yalta par Roosevelt, l'URSS s'engageait formellement « à accorder à la Chine un support moral et une aide en fournitures militaires et autre matériel, un tel soutien et aide devant être exclusivement donné au gouvernement national en tant que gouvernement central de la Chine ». C'est-à-dire à Tchang Kai Chek et non à Mao.

Le problème était tellement celui d'éviter la carence de pouvoir, qu'en Mandchourie l'URSS envoya immédiatement des détachements parachutistes occuper les points stratégiques : les grandes villes, avant l'arrivée du gros des troupes qui arrivèrent à Moukden le 20 août le Japon avait déjà capitulé depuis 6 jours) au terme d'une course effrénée où les chars étaient ravitaillés en essence par avion.

Corée : l'armée japonaise vaincue assure l'ordre en attendant les Américains

L'État-major américain, de son côté, avait étudié des projets de débarquement en Corée et à Dairen « au cas où les japonais céderaient avant que les troupes russes occupent ces territoires » (d'après l'ambassadeur américain à Moscou, Harriman), et pour limiter la future zone d'influence des Russes.

Mais entre désir et possibilité il y a un pas. Et le gouvernement US se contenta de débarquer des troupes en Corée, le 8 septembre, après avoir proposé à l'URSS de délimiter les zones d'opération respectives au 38e parallèle. Ce qui fut fait. Et Truman put déclarer plus tard : « Même le 38i0super e parallèle était bien trop loin pour qu'aucune de nos formations put l'atteindre, si les Russes avaient décidé de s'y opposer. En choisissant le 38isuper eisuper0 parallèle, nos chefs militaires nous donnaient la possibilité de recevoir la capitulation dans l'ancienne capitale de la Corée, Séoul ».

Pour maintenir l'ordre, en attendant ce débarquement tardif, les USA comptèrent sur un autre allié : les troupes japonaises elles-mêmes.

Depuis la capitulation du Japon, l'armée japonaise en Corée du Sud était explicitement chargée par les Américains de maintenir l'ordre jusqu'à leur arrivée et de préparer celIe-ci.

En prévision de cette arrivée, le couvre-feu avait été décrété à Séoul pour éviter toute manifestation populaire. Et comme les Coréens étaient tout de même sortis accueillir ceux qu'ils croyaient être leurs libérateurs, plusieurs incidents eurent lieu, où l'armée japonaise tira sur la foule.

Arrêtés, les officiers qui avaient ordonné le feu expliquèrent qu'ils avaient agi pour faire respecter les consignes données par les Américains, ce qui était vrai, et furent aussitôt acquittés.

Et pendant plusieurs jours, après l'arrivée des Américains, la police resta assurée par les anciens policiers japonais, seulement décorés d'un brassard du gouvernement militaire US.

Et pas seulement en Corée. « L'ordre N° 1 » rédigé par le général Mac Arthur et signé par I'Empereur du Japon au moment de sa reddition, stipulait que les troupes japonaises sur le théâtre de guerre chinois, et en Indochine au nord du 16e parallèle, ne devaient rendre leurs armes qu'aux troupes de Tchang Kai Chek. Pour l'Indonésie, Mountbatten avait décidé que les Japonais resteraient responsables du maintien de l'ordre jusqu'à l'arrivée des troupes alliées.

Les problèmes, pour l'impérialisme américain, ne surgirent pas là où il les attendait, et où donc il avait pris des mesures préventives.

En Mandchourie, les Soviétiques se révélèrent d'une parfaite loyauté vis-à-vis de Tchang Kai Chek. Si - comme en Europe occidentale - ils démontèrent nombre d'usines pour emporter machines et matériels en URSS, les Russes étaient prêts à évacuer le pays comme prévu en décembre 1945. Ce fut Tchang Kai Chek, qui avait décidément bien du mal à venir installer son régime sur place en écartant les troupes de Mao Tsé Toung, qui demanda aux Russes de reculer leur départ.

Les troupes russes ne quittèrent finalement Moukden qu'en mars 1946. Mais leur retrait vers le nord accélérait la lutte entre les deux camps chinois. Et une nouvelle fois le gouvernement de Tchang Kai Chek protesta auprès des Russes, pour leur demander de ralentir leur départ.

Comme quoi, si Mao Tsé Toung réussit tout de même à renforcer ses positions dans cette période, ce ne fut vraiment pas grâce à Staline. Par contre en Corée du Nord, les Russes s'orientèrent vers la mise en place d'une sorte de gouvernement provisoire, le « Comité exécutif du peuple coréen », formé par des Coréens qui s'étaient réfugiés en URSS, car rien n'avait été décidé de précis au cours des nombreuses négociations américano-soviétiques sur le sort futur de la Corée - qui était colonie du Japon depuis 1910.

Dans un compte-rendu de la conférence de Téhéran, Roosevelt avait déclaré : « le maréchal Staline a spécifiquement approuvé l'idée (..) que les Coréens ne sont pas pour l'instant capables de faire exister et maintenir un gouvernement indépendant et qu'ils devraient être placés en tutelle pour 40 ans » .

Et dans les faits, en 1945, cette tutelle fut exercée par les Russes au nord du 38e parallèle, et par les Américains au sud.

Quand les impérialistes européens reprennent pied dans leurs anciennes colonies

Ce fut dans les anciennes colonies des puissances européennes que surgirent les premières difficultés sérieuses. Car les puissances impérialistes en question entendaient remettre la main sur ces territoires.

L'impérialisme américain, pratiquement dépourvu de colonies, était favorable à la dissolution des empires coloniaux européens, qui lui laisserait plus de facilités pour prendre pied sur les marchés asiatiques ou africains.

Et il est vrai que dans la seule semi-colonie qu'ils possédaient dans le Sud-Est asiatique, les Philippines, les Américains ne tardèrent pas à concéder une indépendance formelle. Moins d'un an après la capitulation du Japon, les États-Unis avaient proclamé l'indépendance de l'archipel.

Evidemment, si on allait regarder les choses d'un peu plus près, la démonstration était moins convaincante. Après la capitulation japonaise, une véritable révolution paysanne s'était déclenchée dans les régions libérées par les guérillas. Et les forces américaines se chargèrent d'abord de réprimer ce mouvement, et d'assurer le retour de la terre aux grands propriétaires. D'ailleurs, il n'était pas question que ces forces quittent le pays, puisqu'un accord entre les USA et les Philippines « indépendantes » assurait le maintien des forces américaines pour 99 ans. Mais enfin, formellement, les discours sur le « self government » étaient respectés.

Mais les impérialistes européens, quant à eux, étaient beaucoup moins prêts à ce genre de concession. Et ils s'accrochèrent d'autant plus à leurs anciennes colonies qu'ils étaient faibles et décadents.

Ce furent les Anglais qui adoptèrent l'attitude la plus souple.

En Birmanie, dès juin 1945, Mountbatten avait déclaré que le gouvernement britannique accorderait l'indépendance dans un délai de trois ans.

En Malaisie, le premier soin des Anglais débarquant après la capitulation japonaise fut de désarmer les guérillas communistes, surtout composées de gens d'origine chinoise. Ce fut l'administration militaire britannique qui prit les choses en main. Et très vite, les autorités anglaises s'engagèrent dans la voie de l'a constitution d'une Union Malaise indépendante.

Mais dans les anciens territoires français et hollandais, la situation était encore plus difficile pour les puissances coloniales, car elles n'avaient même pas les moyens de reprendre pied immédiatement, après la capitulation japonaise.

Durant la guerre, pour obtenir la coopération des peuples colonisés, De Gaulle avait certes, au nom de l'impérialisme français, fait quelques promesses à leur intention. Le fameux discours de Brazzaville en 1944, s'il écartait toute indépendance, évoquait un avenir où « les hommes (qui) vivent sous notre drapeau seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. »

Mais dès mai 1945, la répression sauvage qui s'abattit sur l'Algérie après les émeutes de Sétif et de Guelma, montrait comment les représentants « démocratiques », « anti-fascistes » de l'impérialisme français désormais au pouvoir entendaient se conduire vis-à-vis des aspirations des peuples colonisés.

Les événements qui se déroulèrent dans le Constantinois le 8 mai 1945, méritent d'autant plus d'être évoqués, que le jour même où la guerre se terminait en Europe, ils montraient que la grande secousse qui allait ébranler les vieux empires coloniaux ne concernerait pas que le Sud-Est asiatique (même si ce fut là qu'elle fut d'abord la plus profonde). Et ils annonçaient non seulement la future guerre d'Algérie, mais encore tout le mouvement de décolonisation des peuples d'Afrique.

Mais si, en Algérie, la France disposait de forces sur place, il n'en était pas de même en Indochine.

Indochine, Indonésie, de l'indépendance à la guerre de reconquête...

Avant même la capitulation japonaise, le Viet Minh avait lancé, le 10 août 1945, un ordre d'insurrection au Vietnam. Le 19, sous l'oeil indifférent des japonais, il avait pris le contrôle de la situation à Hanoï. Le 25, le Comité Exécutif Provisoire qu'il avait mis en place à Saïgon, réussissait à s'imposer aux autres courants nationalistes.

Le Viet Minh au pouvoir, ce n'était d'ailleurs pas la révolution sociale en marche. Ainsi, en septembre, le Comité Exécutif Provisoire de Saïgon décidait de créer des tribunaux d'exception pour juger ceux qui se seraient rendus coupables « d'abus », et déclarait : « Tous ceux qui ont poussé les paysans à confisquer les terres des riches propriétaires seront sévèrement punis, et sans pitié ».

A la même époque, le Viet Minh avait chargé les troupes japonaises d'arrêter tout détenteur d'armes... à l'exception de ses propres milices, et commencé une véritable campagne d'élimination par l'assassinat des militants trotskystes.

Bref, les prétendus « communistes » du Viet Minh se virent décerner un satisfecit par le délégué français à Saïgon, qui vanta leur « rôle conciliateur et apaisant ».

Ce qui n'empêcha évidemment pas ce même délégué quelques jours plus tard, de chasser les autorités Viet Minh de Saïgon, grâce à 1 500 soldats français libérés des prisons japonaises et réarmés par les Anglais, et à des détachements gurkhas obligeamment prêtés par ceux-ci.

Ce n'est en effet que le 5 octobre 1945 que des troupes françaises venant de métropole, commandées par Leclerc, arrivèrent à Saïgon, et s'attelèrent immédiatement à la reconquête de l'arrière-pays.

Puis après une année de tergiversations à l'égard de Ho Chi Minh, destinées à préparer les forces de l'impérialisme français, le 21 novembre 1946, la flotte française bombardait Haïphong. La guerre d'Indochine commençait pour de vrai.

Parallèlement à l'Indochine française, l'Indonésie hollandaise vivait un processus semblable.

Soekarno en avait proclamé l'indépendance dès le 17 août 1945. Quand les Anglais prirent le relais des Japonais, en septembre, ils se montrèrent prêts à collaborer avec lui, déclarant : « Nous ne venons pas pour remettre les Hollandais au pouvoir » . Mais le gouvernement hollandais, lui, faisait savoir au gouvernement britannique que « des négociations avec le prétendu gouvernement Soekarno étaient exclues » . Sous la pression des Américains et des Anglais, le gouvernement hollandais dut cependant accepter de négocier. Mais là aussi, ces négociations ne furent qu'une manière de gagner du temps. Et en juillet 1946, le gouvernement hollandais lançait ses troupes à la reconquête du pays.

En cette année 1946, deux guerres coloniales avaient commencé, provoquées par le désir des vieux impérialismes européens de remettre la main sur leurs anciennes possessions. Mais il n'y avait pas que dans les anciennes possessions européennes que les tensions s'accumulaient.

En Chine, les Américains avaient complètement échoué dans leurs efforts pour faire accepter à Tchang Kai Chek de collaborer avec Mao Tsé Toung. Et comme ils ne voulaient pas s'appuyer sur les seuls communistes, sur lesquels ils n'avaient aucun moyen de contrôle, et trop liés à l'URSS, ils en étaient réduits à soutenir le régime pourri du Kuomintang.

S'appuyant sur les possédants locaux pour défendre son ordre et ses profits, l'impérialisme américain trouvait les alliés qu'il méritait. Et les mêmes causes produisant les mêmes effets, le gouvernement qu'il avait mis en place en Corée du Sud, avec Singman Rhee à sa tête, ressemblait de plus en plus à celui de Tchang.

Truman pourrait écrire plus tard, en parlant de Singman Rhee : « Depuis le jour où il était rentré en Corée, en 1945, il avait attiré à lui des hommes d'extrême-droite et s'était violemment heurté aux chefs politiques plus modérés (...) Les méthodes qu'employait sa police pour disperser les réunions politiques et contrôler l'activité de l'opposition ne me plaisaient nullement... Pourtant nous n'avions pas le choix ... »

Ainsi, avec des gouvernements ultra-réactionnaires, suscitant la colère de leurs propres peuples dans les États prétendument indépendants qu'étaient la Chine, la Corée du Sud et les Philippines, avec les guerres coloniales ouvertes en Indochine et en Indonésie, le Sud-Est asiatique était déjà une marmite en ébullition bien avant que les relations entre l'Est et l'Ouest ne se soient ouvertement détériorées.

Mais cette détérioration va cependant changer l'attitude des USA vis-à-vis de nombre de ces révolutions coloniales.

La guerre froide et le containment

Il n'y a pas eu de date précise où les puissances impérialistes anglo-saxonnes et la bureaucratie soviétique auraient cessé d'un seul coup de collaborer pour basculer dans l'hostilité déclarée de la guerre froide.

C'est que la guerre et la crainte des mouvements populaires au moment de la défaite de l'Allemagne et du Japon étaient les seuls ciments de l'entente entre l'impérialisme américain et la bureaucratie soviétique.

Pour endiguer l'éventualité d'une révolution en Europe, les puissances occidentales ont cherché à parer au plus pressé, c'est-à-dire à combler les vides étatiques, en se servant de tous les moyens que la situation concrète mettait à leur disposition, et en premier lieu, de la présence de l'armée russe dans une partie de l'Allemagne et dans la partie orientale de l'Europe, ainsi que de l'influence de l'Union Soviétique sur le mouvement ouvrier d'Europe occidentale par l'intermédiaire des partis staliniens.

Mais la crainte fondamentale que l'Occident impérialiste avait de l'URSS avait été seulement occultée, mais n'en avait pas disparu pour autant. Elle ne l'avait même pas toujours occultée d'ailleurs. Dès mars 1946, Churchill dénonçait dans un discours public, le « rideau de fer » et faisait l'apologie de la force militaire face à l'Union Soviétique. Il est vrai que le général américain Patton n'avait même pas attendu cette date pour demander aux États-Unis de se préparer à une « inévitable troisième guerre mondiale ».

Au fur et à mesure que la situation se stabilisait et que le danger d'une menace révolutionnaire s'éloignait en Europe, la volonté de contenir les Soviétiques dans la mesure du possible, de réduire et repousser leur influence, prenait le dessus dans les préoccupations des dirigeants du monde impérialiste.

L'Allemagne, occupée militairement à la fois par trois puissances occidentales et l'Union Soviétique, a été le premier terrain d'affrontement. Les trois puissances occidentales, au-delà de leurs divergences entre elles la France d'autant plus vindicative qu'elle était débile, voulait par exemple mettre la main sur la Sarre, voire sur la Rhénanie, étaient d'accord entre elles pour empêcher tout règlement définitif qui aurait permis à l'Union Soviétique de participer au contrôle de l'ensemble de l'Allemagne. En fait très rapidement, toutes les interventions, tant économiques que politiques des Occidentaux dans leurs zones d'occupation respectives, visaient à les souder ensemble - dès le 1er janvier 1947 les zones américaine et britannique sont fusionnées - et surtout à les intégrer dans le système occidental.

L'Union Soviétique, à défaut d'être associée à un règlement portant sur l'ensemble de l'Allemagne, s'efforça donc de consolider son pouvoir dans sa propre zone d'occupation. L'installation durable dans les zones d'occupation, au début purement militaire, avait sa propre logique. Il fallait faire face aux tâches de la remise sur pied de l'ordre politique et économique. Les Occidentaux favorisaient évidemment les politiciens pro-occidentaux, et commençaient à relancer l'économie à coups d'investissements en dollars. Symétriquement, l'URSS favorisa l'installation aux postes de commande d'hommes qu'elle contrôlait, essentiellement des membres du Parti communiste, pour garder son contrôle également sur la vie économique. Elle procéda à des nationalisations dans l'industrie, et au démantèlement des grands domaines des junkers dans l'agriculture. La division de l'Allemagne en deux devint un fait, avant d'être juridiquement consacrée.

Les pays de l'Est européen constituaient un autre terrain de conflits. L'Union Soviétique avait joué le jeu convenu avec les puissances occidentales de combler les vides étatiques, quitte à mettre en place des gouvernements composés en majorité d'hommes non seulement réactionnaires, mais très franchement anti-soviétiques.

Mais c'était évidemment permettre aux puissances occidentales de peser par la suite, par l'intermédiaire de ces hommes-là, sur l'évolution de ces pays. Et les Américains ne s'en privaient pas, tout aussi évidemment. La composition de ces gouvernements est devenue rapidement un enjeu, où chacun utilisait ses propres moyens. Les États-Unis, les sympathies naturelles des hommes en place pour l'occident, et l'attrait de leurs dollars. Mais les Russes, eux, avaient leur armée dans la place, et c'est cela qui emporta la décision. Et cela seul d'ailleurs, car même dans leur zone d'occupation - et surtout dans leur zone d'occupation - et même pour faire le contrepoids aux Occidentaux, les Soviétiques se sont toujours refusés de s'appuyer sur une mobilisation populaire, mise à part la caricature que fut le coup de Prague.

C'est l'ensemble de ces politiques, encore sporadiques, encore dispersées, qui se dessinait au fur et à mesure que la crainte de la révolution s'éloignait, qui a été systématisé, ouvertement proclamé et défini comme la politique à long terme des États-Unis, connue sous le terme de la politique du « containment » ou d'endiguement, ainsi défini par celui qui en fut, paraît-il, le théoricien, l'ancien diplomate américain Georges Kennan : « Il est clair que l'élément principal de toute politique des États-Unis vis-à-vis de l'URSS doit être un endiguement à long terme, Patient, mais ferme et vigilant des tendances expansionnistes de la Russie ».

C'est le 11 mars 1947 que Truman parla officiellement de « nouvelle doctrine ». Puis ce fut le plan Marshall, c'est-à-dire la décision d'accorder une aide américaine à tous ceux qui en voulaient sous un certain nombre de conditions qui, en fait, faisaient passer ceux qui l'acceptaient dans l'orbite américaine. Le plan Marshall n'était certainement pas un geste généreux et désintéressé pour aider les pays européens à se relever des ruines. C'était une machine de guerre économique, destinée à consolider les régimes pro-occidentaux. C'était aussi une tentative d'attirer dans l'orbite occidentale des pays sous l'influence soviétique. Tentative qui était d'ailleurs bien près de marcher, puisque la Tchécoslovaquie avait officiellement accepté le plan Marshall, et la Pologne se préparait à en faire autant, avant l'interdiction brutale des Soviétiques.

L'Union Soviétique répliquait par la mise en place du Kominform en octobre 1947, façon d'affirmer entre autres l'indissolubilité des liens entre l'URSS et les futures Démocraties Populaires. Mais elle répliquait surtout par le fameux coup de Prague en février 1948, où par une mobilisation limitée et soigneusement encadrée de la population ouvrière, le Parti communiste pro-soviétique écarta du gouvernement les politiciens pro-occidentaux. Ce fut à la fois le symbole et le véritable départ d'une politique de mainmise systématique de la bureaucratie soviétique sur tous les rouages des appareils d'État nationaux des pays de l'Est.

La guerre froide était désormais déclarée... La politique du containment a connu ses premières applications officielles en Europe, avec l'affaire de Trieste d'abord, en septembre 1947, où les Américains avaient menacé d'intervenir si la Yougoslavie avait eu l'intention d'intégrer la ville de Trieste qu'elle revendiquait, et dont le sort n'avait pas été définitivement tranché.

La première grande épreuve de force du containment en Europe, fut le blocus des voies d'accès de Berlin-Ouest par les Soviétiques entre le 24 juin 1948 et le 12 mai 1949.

Les États-Unis trouvèrent la réplique : ils ravitaillèrent Berlin-Ouest par avion. Le véritable pont aérien établi entre l'Allemagne occidentale et Berlin-Ouest avait duré près d'un an : le 12 mai 1949, les Russes cédèrent et débloquèrent les voies terrestres.

L'impérialisme américain avait effectué une formidable démonstration de sa puissance aérienne, et en même temps et sans avoir tiré un seul coup de fusil, de sa puissance militaire. Il a en même temps nettement affirmé qu'il n'accepte plus d'empiètement sur sa zone d'influence. Et de fait, en Europe, à quelques aménagements près, les limites des deux blocs auront été stabilisées pour toute une période historique.

...en Asie aussi

Le containment ne vaut cependant pas seulement pour l'Europe. Car pendant que les relations entre les deux blocs se dégradent et les limites de zones se figent en Europe, l'Asie continue à être secouée par la succession des révoltes populaires commencées pendant et après la guerre. En Chine bien sûr, où le régime pourri de Tchang Kai Chek s'effondrait littéralement, et où Mao était en train d'être porté au pouvoir par une irrésistible révolte paysanne. Au Vietnam encore, où l'acharnement colonialiste de l'impérialisme français décadent était en train de donner le départ à une des guerres populaires nationalistes les plus déterminées de ce demi-siècle. Mais il y avait aussi en Indonésie et en Malaisie, plus de 100 millions de colonisés, dont les colonisateurs respectivement hollandais et anglais se sont crus assez forts pour rétablir une forme de domination anachronique.

Certaines de ces révoltes étaient dirigées par des équipes se réclamant du communisme et risquaient donc, en cas de victoire, de faire basculer leur pays dans le camp soviétique. D'autres étaient dirigées par des nationalistes parfaitement acceptables par les Américains, sinon par les anciens colonisateurs.

Alors, les États-Unis tentèrent de contenir les limites du bloc soviétique au milieu de tout cela. Au moment où le containment est devenu la politique proclamée, pour la Chine les jeux étaient déjà faits, et à défaut de pouvoir envahir le pays, les États-Unis ont dû se faire une raison. Tout au plus garantirent-ils par la suite le dérisoire débris du défunt pouvoir de Tchang Kai Chek, accroché à l'île de Formose.

Ailleurs, les États-Unis tenteront de stabiliser la situation en incitant les vieilles puissances coloniales à céder la place au profit d'équipes nationalistes modérées, au besoin en contribuant à leur création. Mais il suffisait parfois que les colonisateurs en train d'être chassés crient au communisme, comme la France au Vietnam, pour que les États-Unis se laissent attendrir et fassent passer leur anti-colonialisme derrière leur volonté de ne plus laisser aucun pays d'Asie basculer dans le camp soviétique.

C'est la Corée, avec sa ligne de partage sur le 38e parallèle, qui est devenue en 1950 le symbole du containment en Asie, au travers d'une guerre de trois ans que l'impérialisme américain a menée pour empêcher la Corée du Nord de réunifier toute la Corée en renversant Syngman Rhee.

La guerre sanglante de Corée a complété l'épreuve de force à froid à Berlin. La Corée coupée en deux a fait pendant, à l'autre bout du continent euro-asiatique, à l'Allemagne coupée en deux.

Avec la guerre de Corée, une époque se termine et une autre commence.

Celle qui se termine, c'est l'époque dont Yalta marqua l'apogée, une époque de guerres, de crises, de frayeurs, de remises en cause.

Le monde n'a pas basculé dans la troisième guerre mondiale. Mais la fin de la guerre n'a pas débouché sur la paix pour autant car entre 1945 et 1950, pas un seul instant les armes ne se sont tues : les guerres coloniales ont pris le relais de la guerre mondiale.

Les grandes lignes du partage, c'est-à-dire des concessions faites à l'Union Soviétique par les USA et l'Angleterre en échange de son appui contre les peuples, se sont figées, la coupure est devenue totale.

Entre 1945 et 1950, les limites de la concession accordée à l'URSS ont pu sembler pouvoir être remises en cause par la Révolution chinoise, puis par d'autres révolutions coloniales mais, depuis, l'équilibre a sensiblement retrouvé les limites tracées à la va-vite à Yalta, puis à Potsdam.

Mais grâce à l'alliance - symbolisée par Yalta - entre Staline, Roosevelt et Churchill, la révolution prolétarienne que l'impérialisme redoutait dans les années 1943-1944, qu'il craignait encore dans les années 1945-1946, ne s'est pas produite.

Le monde impérialiste a pu passer le cap d'une guerre mondiale qui a fait près de 100 millions de victimes et ravagé trois continents sans être renversé. Il sera même capable, longtemps après 1950, de continuer à subir le choc de la révolution coloniale qui, faute d'une direction internationaliste, prolétarienne, socialiste, se dispersera dans un dédale d'impasses nationalistes.

Sortis intacts de la Deuxième Guerre mondiale comme de la révolution coloniale, la société capitaliste, l'impérialisme mondial, ont connu depuis un répit étonnant, un répit qui dure encore de nos jours.

Ce répit, cette survie, cette santé qui paraît de fer malgré la crise, le capitalisme les doit finalement à Yalta, c'est-à-dire au soutien total que Roosevelt et Churchill rencontrèrent auprès de Staline de 1942 à 1946 et que Yalta symbolisa.

Non, Reagan peut bien aujourd'hui être gêné d'être à la tête d'un pays qui a donné la Pologne comme on donne un chèque, ou plutôt un pourboire, mais Roosevelt n'était ni faible, ni débile malgré sa maladie et il représentait bien les intérêts de l'impérialisme mondial pour lequel une assurance contre la révolution prolétarienne valait bien quelques Pologne, avec ou sans messe.

Aujourd'hui, les acteurs directs de Yalta sont presque tous morts et la révolution socialiste mondiale reste à faire.

La génération qui nous a précédés ne l'a pas faite.

Les grands de ce monde ne semblent plus en avoir peur comme il y a 40 ans.

Ce sera la tâche de la nouvelle génération qui monte, aussi bien en Europe que dans le Tiers-Monde, de démontrer qu'une bataille non livrée n'est pas une guerre perdue.

Annexes

Staline, les Alliés et le deuxième front en Extrême-Orient

Pour convaincre Staline qui s'était jusque-là refusé à soustraire des divisions du front Ouest de faire la guerre au Japon, en particulier pour réduire les troupes japonaises en Mandchourie, il fallait offrir quelque chose. Les USA et la Grande-Bretagne offrirent donc à l'URSS des compensations... aux dépens du Japon... et chose plus étrange aux dépens de la Chine, leur allié. Ils proposèrent le retour pur et simple à l'URSS de ce que la Russie tsariste avait dû céder en 1904-1905 après la défaite devant le Japon, à savoir le sud de l'île Sakhaline, les îles Kouriles, ainsi que Port-Arthur. Aux dépens de la Chine, ils accordaient aux Russes un droit d'exploitation en commun des chemins de fer de la Chine orientale et de la Mandchourie méridionale qui aboutissaient à Daïren.

Daïren serait internationalisé (cette partie de l'accord devait être soumise à l'approbation ultérieure de Tchang Kai Chek). Moyennant quoi l'URSS s'engageait à entrer en guerre contre le Japon, trois mois au plus tard après la capitulation de l'Allemagne. Son théâtre d'opération : la Mandchourie et la Corée.

C'était un assez étrange marchandage. Cette fois, du côté russe, on ne pouvait alléguer des problèmes de sécurité, il ne s'agissait plus d'assurer ses frontières par un cordon de pays amis, comme en Europe, il s'agissait seulement de reconstituer le patrimoine tsariste. Et c'est ainsi que Staline, l'ancien bolchévik qui, comme tous les révolutionnaires à l'époque s'était réjoui de la défaite tsariste de 1904, devait dire, 40 ans plus tard : « La défaite des troupes russes en 1904 avait laissé d'amers souvenirs dans l'esprit de mon peuple. C'était comme une tache noire sur notre pays. Notre peuple croyait et espérait que le jour viendrait où le Japon serait écrasé et cette tache effacée. Nous autres de la vieille génération, nous avons attendu quarante ans ce jour » . Il est vrai que depuis longtemps déjà Staline était passé maître dans l'art de falsifier l'histoire, et de renier les idées révolutionnaires...

Décolonisation de l'Indonésie et de la Malaisie

En Indonésie, la trêve qui avait été signée en janvier 1948 entre le gouvernement hollandais et le gouvernement de la République indonésienne, dirigé par Soekarno, n'avait fait qu'entériner la reconquête par les troupes hollandaises d'une grande partie du pays. Et le gouvernement de la République indonésienne ne gouvernait plus que sur la partie centrale de l'île de Java et les hautes terres de l'île de Sumatra.

Ce compromis avait soulevé une vague d'opposition dans le mouvement indonésien contre les dirigeants modérés qui avaient accepté un tel accord. Un Front Démocratique du Peuple, dans lequel le Parti communiste indonésien jouait le rôle dirigeant, se dressa contre le gouvernement de Soekarno. Et l'agitation populaire prenait d'autant plus d'ampleur qu'en réalité depuis le compromis de janvier 1948 les troupes hollandaises pratiquaient un véritable blocus des côtes afin d'affamer la République indonésienne. Et le 18 septembre des troupes armées du Parti communiste indonésien s'emparaient de Madium, la troisième ville du pays.

Ce fut alors l'armée du gouvernement indonésien lui-même qui réagit et réduisit la révolte. Mais pour arriver à réprimer son propre peuple, il fallut à Soekarno deux mois. Et dès qu'il fut absolument clair que, contrairement aux affirmations du gouvernement hollandais, le mouvement dirigé par Soekarno n'était pas noyauté par les communistes, mais au contraire pouvait être le meilleur rempart contre eux, les États-Unis lui apportèrent leur aide. Ils commencèrent d'ailleurs et c'est symbolique, par lui offrir des stages d'entraînement dans les bases américaines pour les officiers de ses brigades mobiles de police.

En décembre 1948, pensant que l'écrasement de l'insurrection de Madium leur faciliterait la tâche, les troupes hollandaises, rompant la trêve, crurent leur heure venue de finir la reconquête du pays. Elle occupèrent Djakarta, arrêtèrent Soekarno et son gouvernement.

Mais elles s'y affrontèrent à une résistance si farouche, que, fin janvier, les 145 000 hommes engagés par les Néerlandais se trouvaient réduits à la défensive. Craignant que cela ne donne un nouvel élan aux communistes et que le mouvement nationaliste indonésien n'échappe définitivement à Soekarno, les États-Unis sommèrent la Hollande de libérer Soekarno et de négocier l'indépendance de l'Indonésie avec lui.

En Malaisie c'était la Grande-Bretagne qui, devant l'ampleur que prenait la résistance nationaliste, commençait à se rendre compte qu'elle ne pourrait pas rétablir définitivement son pouvoir sur le pays. Mais à la différence de l'Indonésie il n'y avait pas de leader nationaliste modéré jouissant d'une centaine popularité. Le seul parti que les Britanniques avaient autorisé à exister légalement depuis qu'ils avaient imposé « l'état d'urgence » en juin 1948 était l'UNMO (Union Nationale Malaise Unifiée) qui représentait seulement la bourgeoisie commerçante malaise. La communauté chinoise, qui représentait 40 % des cinq millions d'habitants que comptait la Malaisie n'avait même aucun parti.

Par contre, la résistance au colonialisme britannique était surtout animée par le Parti communiste malais, très fortement implanté dans la communauté chinoise et qui, très influencé par les succès des troupes de Mao en Chine, avait lui aussi organisé des maquis.

Les Britanniques se mirent donc à partir de 1949, en même temps qu'ils amplifiaient la répression, à chercher à créer une équipe gouvernementale nationale à laquelle ils pourraient céder l'indépendance ; une équipe qui devait forcément, pour éviter que le pays n'éclate, représenter les deux communautés. Et c'est pourquoi ce fut le Haut Commissaire britannique lui-même, Sir Gurney, qui suscita la création par les riches commerçants chinois, d'un second parti, la MCA (Association chinoise de Malaisie). Puis il favorisa une alliance des deux partis bourgeois, le malais et le chinois.

La Grande-Bretagne préparait ainsi l'équipe des dirigeants nationaux à qui elle accorda plus tard, en 1957, l'indépendance du pays, après avoir mis encore huit ans à écraser le mouvement populaire. Et encore sans réussir à l'écraser totalement puisque l'état d'urgence allait continuer plusieurs années après l'indépendance.

La guerre de Corée

C'est le 25 juin 1950 que l'armée de la Corée du Nord passait le 38e parallèle qui servait de ligne de démarcation provisoire entre les deux parties de la Corée et pénétrait donc dans la partie Sud.

Depuis la rupture de la commission soviéto-américaine sur la Corée, rupture qui institutionalisait de fait le partage du pays en deux, les deux régimes mis en place respectivement par les Russes et les Américains ne cessaient d'affirmer que la réunification du pays était un de leurs premiers buts. Pour Kim Il-Sung la Corée du Nord était seulement une « base démocratique » qui devait permettre de changer le pays tout entier ; en 1949-1950 on y organisait des collectes pour acheter des armes, des avions, des chars nécessaires à la libération du pays et des équipes de guérillas étaient envoyées dans le Sud. Pour Syngman Rhee, la « marche jusqu'au Yalou », le fleuve qui tout au nord fait la frontière de la Corée et de la Mandchourie, n'allait être qu'une promenade, et il ne cessait de clamer que dès qu'il le déciderait, il allait « occuper Pyongyang (la capitale du Nord) en trois jours ».

Les dirigeants de la Corée du Nord pensaient-ils que Syngman Rhee connaîtrait vite le sort de Tchang Kai Chek ? Ils avaient en tout cas quelques raisons de le penser.

En ce moi de juin 1950, la situation économique de la Corée du Nord était nettement meilleure que celle du Sud, les industries avaient été remises en marche, la réforme agraire avait donné au régime une base sociale stable, son armée était bien plus forte que celle du Sud. Par contre, le régime de Syngman Rhee était corrompu, honni de la population ; l'inflation y était de 30 % par mois ; en huit mois de septembre 1948 à avril 1949, 80 000 personnes avaient été arrêtées. A la veille des élections du 30 mai 1950, Rhee avait fait arrêter plus d'une douzaine de ses opposants, et malgré ces méthodes, les élections avaient été pour lui un fiasco puisque ses partisans n'obtenaient que 5 sièges sur 210 ! Au point qu'une partie des dirigeants américains parlaient de laisser tomber Singman Rhee : c'était le cas, par exemple, du Président de la commission des affaires étrangères du Sénat américain qui, au lendemain des élections coréennes, avait déclaré : « Certes toute position comme celIe-ci a quelque importance stratégique. Mais je ne pense pas que cela soit très important ». Et il conseillait de laisser tomber la Corée du Sud.

Le régime de la Corée du Sud était en effet incapable de résister au Nord : en 24 heures les troupes nord-coréennes atteignaient déjà les faubourgs de Séoul.

Mais le conflit coréen n'allait pas rester local. L'impérialisme américain allait saisir l'occasion d'y tester sa politique de containment.

Le jour même du franchissement du 38e parallèle par les troupes nord-coréennes, le 25 juin, Truman donnait l'ordre d'envoyer au gouvernement de la Corée du Sud toutes les armes qu'il demanderait, de préparer l'envoi éventuel de troupes américaines, et d'envoyer immédiatement la flotte américaine croiser entre Formose et la côte de Chine.

Le lendemain 26 juin, Truman déclarait : « Le communisme est en train d'agir en Corée exactement comme Hitler, Mussolini et les Japonais ont agit dix, quinze et vingt ans plus tôt... Si les communistes étaient autorisés à porter leur guerre dans la République de Corée sans opposition de la part du monde libre, aucune petite nation n'aurait le courage de résister aux menaces et à l'agression de voisins communistes plus forts. Si cela était possible sans que le défi ne soit relevé, cela voudrait dire la troisième guerre mondiale, exactement comme de tels incidents ont conduit à la Deuxième Guerre mondiale ».

Et le 27 juin, profitant de l'absence du représentant soviétque, et trichant quelque peu avec les propres statuts de l'ONU qu'ils avaient eux-mêmes élaborés, les États-Unis faisaient décider, au nom des Nations-Unies, « d'apporter à la République de Corée toute l'aide nécessaire pour repousser les assaillants ». L'ordre américain se devait d'apparaître comme étant l'ordre mondial.

Mais bien entendu les forces armées que les pays de l'ONU seraient amenés à envoyer en Corée, devaient être placées sous le commandement américain en l'occurrence celui du général Mac Arthur.

Malgré l'arrivée dès le 29 juin de deux divisions américaines, envoyées d'urgence du Japon, puis au cours de l'été, les arrivées échelonnées d'autres renforts, malgré l'intervention massive de l'aviation américaine, les troupes nord-coréennes continuèrent à avancer tout l'été. A la mi-septembre, elles occupaient presque toute la péninsule à l'exception d'un petit réduit à l'extrême sud-est. Il fallut attendre le 15 septembre, pour qu'un débarquement massif dans une baie pratiquement au niveau du 38e parallèle, redonne l'offensive au général Mac Arthur.

Les troupes qu'il commandait et qui se battaient sous drapeau de l'ONU étaient essentiellement américaines, mais 42 pays y avaient apporté des contingents plus ou moins importants, dans certains cas purement symboliques, mais tous destinés à cautionner la politique américaine.

Face à l'énorme supériorité de la puissance de feu des troupes de l'ONU, Ies soldats Nord-coréens avaient déjà repassé le 38e parallèle, mais en refluant vers le nord cette fois.

super e parallèle ; ainsi le 30 septembre, l'ambassadeur US aux Nations Unies déclarait : « la barrière artificielle qui divise Nord et Sud-Corée n'a aucune base pour exister ni sur le plan de la loi ni sur celui de la raison... Les Coréens du Nord, par leur attaque armée contre la République de Corée, ont dénié la validité d'une telle ligne » . Et lorsque le 7 octobre, les États-Unis faisaient voter par l'assemblée de l'ONU l'autorisation pour ses troupes de remonter au-delà du 38e parallèle il y avait déjà plusieurs jours que les premières troupes des Nations Unies l'avaient fait sur le terrain.

Pourtant, dès le 1er octobre, le gouvernement de Chine Populaire avait fait savoir à Washington, par l'intermédiaire de l'ambassadeur de l'Inde, que des volontaires chinois interviendraient conte les armées de l'ONU et la Corée du Sud si celles-ci dépassaient le 38e parallèle. Devant la tournure des événements en Corée et l'intention évidente du commandement américain de chercher à pousser sa victoire aussi loin qu'il le pouvait, la Chine pouvait à juste titre craindre de voir les armées américano-sud-coréennes remonter même au-dessus du fleuve Yalou, en Mandchourie. Perspective d'autant plus inquiétante que la Mandchourie était la région la plus industrielle de la Chine, et que la principale centrale électrique alimentant l'industrie mandchoue était justement située sur le Yalou le fleuve-frontière entre Corée et Mandchourie.

Mais ni l'avertissement transmis par l'Inde, ni l'information qu'avait l'État-major américain sur le passage de troupes chinoises près de la frontière coréenne, n'allaient arrêter l'opération. Bien au contraire, l'ordre transmis par Truman à Mac Arthur précisait au général que même « en cas d'emploi de façon ouverte ou cachée où que ce soit en Corée d'importantes unités communistes chinoises... vous devrez continuer votre action aussi longtemps qu'à votre avis les forces qui sont actuellement entre vos mains offrent une chance raisonnable de succès » . Et la Chine eut beau quelques jours plus tard, affirmer qu'elle accepterait même que la Corée du Nord soit réduite en superficie et transformée en un État tampon pourvu que les loupes américaines et sud-coréennes ne dépassent pas le parallèle 39° 30', Truman et surtout son général Mac Arthur ne voulaient nullement s'en arrêter là.

Mais l'épreuve fut rude pour Mac Arthur : le 24 novembre le général américain avait promis à ses « boys » qu'ils seraient chez eux pour Noël. Le 27 les premières troupes de volontaires chinois passaient le Yalou et en quelques jours les armées de l'ONU redévalaient la péninsule vers le sud. Pour la Noël, les « boys » de Mac Arthur se retrouvaient à nouveau sur le 38e parallèle où le front devint quasiment stationnaire jusqu'à ce que les négociations de paix aboutissent en 1953.

La jeune armée maoïste, qui venait tout juste de conquérir le pouvoir en Chine, chichement équipée, avait fait reculer une armée commandée par la plus grande puissance mondiale, et forte de plusieurs centaines de milliers d'hommes.

Son armée refoulée, le général MacArthur menaça de bombarder les installations hydro-électriques chinoises du Yalou. Dans un premier temps, le président Truman laissait entendre qu'on pourrait avoir recours à l'arme atomique. Quant à Mac Arthur, il parlait allègrement d'en lâcher 30 ou 50.

Mais l'offensive chinoise en Code mettait précisément en évidence la difficulté qu'aurait rencontrée toute tentative d'invasion de la Chine. Quelle qu'ait pu être l'intensité d'un bombardement éventuel, pour tenir le terrain en Chine, il aurait fallu des hommes, beaucoup d'hommes et sans doute pour longtemps, et il, n'était nullement évident que les dirigeants américains auraient pu entraîner leur peuple dans une guerre de cette dimension.

Mais l'offensive chinoise en Corée mettait précisément en évidence la difficulté qu'aurait rencontrée toute tentative d'invasion de la Chine. Quelle qu'ait pu être l'intensité d'un bombardement éventuel, pour tenir le terrain en Chine, il aurait fallu des hommes, beaucoup d'hommes et sans doute pour longtemps, et il, n'était nullement évident que les dirigeants américains auraient pu entraîner leur peuple dans une guerre de cette dimension.

Mieux valait donc, pour les États-Unis, chercher à se dégager, du moment qu'ayant finalement ramené le front à son point de départ, c'est-à-dire à ce 38e parallèle, ligne du partage qui avait été concédé en août 1945, le principe du containment était sauf. Mais il fallut encore plus de deux ans de négociations, et de combats sur le front entre deux forces qui s'équilibraient, pour qu'un accord soit signé le 27 juillet 1953 mettant fin à la guerre.

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