États-Unis : la situation politique et sociale en 2015

Rédigée fin février 2015, l'analyse de la situation politique et sociale qui suit a été discutée au sein de l'organisation trotskyste américaine The Spark en mars et adoptée par les militants de cette organisation lors d'une réunion en avril.

La reprise ne profite qu'à une petite minorité

La presse économique américaine ne se lasse pas de répéter que nous vivons l'une des plus longues périodes de reprise jamais enregistrée dans l'histoire. Et ce n'est pas faux, du moins si l'on s'en tient à la manière dont les économistes bourgeois mesurent les choses, il y a une reprise depuis près de cinq ans et demi.

Mais cette reprise ne profite qu'à une petite minorité. Les profits ont enregistré une croissance rapide et soutenue, atteignant des sommets historiques en 2013 : ils se sont inscrits à près de 11 % du PIB et 14,5 % du PNB. Si les premiers chiffres disponibles pour 2014 ne sont pas aussi élevés, ils demeurent considérables.

Les actionnaires ont récolté la part du lion. Par exemple, les 500 plus grosses entreprises américaines, regroupées dans l'indice Standard & Poor's 500, devraient utiliser 95 % de leurs bénéfices pour racheter des actions et verser des dividendes. Cela constitue un cadeau astronomique de 1 000 milliards de dollars aux actionnaires de ces 500 entreprises uniquement pour l'année 2014[fn]Source : estimations de Bloomberg News en octobre[/fn].

Derrière la propagande qui voudrait que chacun détienne une petite part du gâteau de l'entreprise, 80 % des actions sont aux mains des 10 % les plus riches[fn]Robert B. Reich 1-8-2014.[/fn].

Et en toute logique, le nombre de milliardaires a atteint un nouveau sommet en 2013, qu'il a encore dépassé en 2014.

La part des profits des entreprises dans le PIB n'a jamais été aussi importante depuis 1929, première année où cet indicateur était enregistré. À l'inverse, jamais la part des salaires n'a été aussi faible. L'un est bien entendu la conséquence de l'autre.

Le prix faramineux payé par la population

C'est la classe ouvrière qui a largement payé cette énorme croissance de la richesse de quelques-uns.

D'abord, le chômage continue à faire des ravages. Le taux de chômage au sens étroit sur lequel se base le gouvernement (U-3) a certes reculé de 0,9 point en un an, pour s'établir à 5,7 % en janvier 2015. Mais le chômage au sens large (U-6) demeure de 12 %.[[ Le chômage au sens large comprend aussi ceux qui sont trop découragés pour chercher du travail, comme ceux qui n'ont qu'un emploi occasionnel ou partiel.]]

Ces chiffres demeurent du reste un mirage statistique. La proportion de la population adulte occupant un emploi n'a jamais été aussi faible y compris durant les pires années de la « Grande récession » après 2007. Il s'agit même de la proportion la plus faible depuis 37 ans.

Pour les hommes, les valeurs sont encore pires : 69 % occupaient un emploi fin 2014, soit la proportion la plus faible depuis 1948, année où cet indicateur était pour la première fois enregistré.

La situation des femmes est diamétralement opposée : elles ont fait leur entrée sur le marché du travail au début des années 1970, leur nombre s'accroissant rapidement chaque année pour atteindre un taux d'activité de 60 % en 1999. En 2014, ce taux était de 57 %.

Il est probable que le mouvement féministe, ainsi que d'autres changements intervenus dans la société, ont influé sur ce choix des femmes de travailler, au moins quelque peu et notamment parmi les milieux de classes moyennes au début.

Mais dans la classe ouvrière, les femmes ayant des enfants ont vraiment fait leur entrée sur le marché du travail un peu plus tard, et pour une raison pratique et très immédiate. Dès les années 1970, la crise a commencé à entamer le revenu des familles. La montée du chômage conjuguée aux baisses de salaires des hommes ont contraint les femmes de milieux ouvriers à travailler, y compris lorsqu'elles avaient de jeunes enfants à charge, y compris un mois ou deux après avoir accouché, y compris, enfin, lorsqu'elles pensaient qu'il ne s'agissait que d'une activité temporaire pour joindre les deux bouts.

Le passage d'une à deux personnes salariées au sein des familles a permis, pendant plusieurs décennies, de maintenir le revenu familial. Mais depuis 2007, le chômage et les baisses de salaires frappent également les hommes et les femmes, et le revenu des familles composées de deux personnes salariées baisse lui aussi.

De plus, la guerre que le gouvernement prétend mener contre la drogue, qui a pour conséquence l'emprisonnement d'un nombre ahurissant de jeunes hommes, et surtout de jeunes hommes noirs, laisse de plus en plus de femmes seules pour subvenir aux besoins de leurs enfants. Or, comme les salaires des femmes sont inférieurs à ceux des hommes, il en découle nécessairement un accroissement du nombre d'enfants qui sombrent dans la pauvreté.

Dans tous les cas, après plus de cinq ans de prétendue reprise, le revenu familial médian restait, en 2014, inférieur de 4 000 dollars par an en termes réels à ce qu'il était huit ans plus tôt.

Produire plus avec moins de travailleurs, c'est la recette d'une exploitation accrue

La production est en augmentation aux États-Unis. Toutes choses égales par ailleurs, cela aurait dû entraîner une progression de l'emploi.

Or, il n'en a rien été. À la fin de l'année dernière, l'indice de la production industrielle a retrouvé son pic d'avant la crise financière, mais le nombre des emplois n'a pas retrouvé un rythme de croissance comparable à celui de la production.

Entre début 2010 et fin 2013, près de 700 000 emplois industriels ont été créés. Mais le déficit restait de 5,3 millions d'emplois par rapport au pic atteint en 2000. Autrement dit, il y avait 5,3 millions de travailleurs en moins dans l'industrie que treize ans plus tôt.

L'industrie automobile illustre cette réalité de manière crue : le nombre total de véhicules produits dans le pays était de quelque 11,7 millions par an à la mi-2014, soit autant qu'en 2004, année où le dernier pic avait été atteint avant la crise. Mais pour produire cette même quantité de véhicules, 20 % de travailleurs en moins étaient employés.

Autrement dit, la course folle à la productivité est en train de faire s'effondrer les emplois. Et une minuscule proportion des gains de productivité est effectivement due à l'investissement dans des processus d'optimisation de l'outil de production : d'après Bloomberg, l'âge des installations et des machines n'a jamais été aussi élevé depuis 1956, car d'une année à l'autre les entreprises ne cessent de réduire la part de leurs liquidités qu'elles investissent pour renouveler le capital fixe.

L'augmentation de la productivité se retrouve donc stérilisée dans l'augmentation des profits engrangés par les entreprises et transmis aux membres de la classe aisée qui en sont propriétaires. Mais la productivité n'est pas seulement un indicateur économique : c'est une réalité qui repose sur le travail de personnes en chair et en os. L'accroissement de l'intensité du travail et des horaires utilisés pour extraire davantage de productivité est pris sur la vie des travailleurs.

Recul prononcé des salaires

Lorsque de nouveaux emplois sont créés, ils ne sont pas mieux payés. Les salaires industriels, qui ont longtemps été de 8 à 10 % plus élevés que dans les autres branches de l'économie, ont reculé si rapidement dans les dix dernières années qu'en 2013, le salaire industriel médian était de plus de 4 % inférieur au salaire médian pour l'ensemble des branches !

Ce brusque retournement de la situation traduit en partie la capacité de nombreuses entreprises à imposer deux ou trois échelles de salaires différentes pour les mêmes emplois (par exemple la mise en place révoltante des « deux niveaux » de salaires dans l'industrie automobile), ainsi que le recours à l'emploi temporaire ou à temps partiel, et aux agences d'intérim. Entre 2009 et 2012, le nombre de travailleurs temporaires s'est accru de 29 %. Globalement, au moins 30 % des travailleurs sont aujourd'hui soit à temps partiel, soit contractuels, soit des autoentrepreneurs qui travaillent pour des entreprises privées.

La part moins élevée des salaires reflète également le refus des entreprises d'accorder des hausses de salaires à leurs travailleurs embauchés, c'est-à-dire à ceux qui font partie du « premier niveau », les travailleurs qui ne sont pas précaires. Chez les trois constructeurs automobiles américains, par exemple, il n'y a pas eu d'augmentation depuis neuf ans.

Enfin, la faiblesse globale des salaires traduit la pression exercée dans de nombreuses entreprises, et pas seulement dans l'industrie, pour externaliser certaines tâches vers d'autres entreprises américaines qui ont, dans de nombreux cas, été créées par leurs propres filiales. Quels que soient les moyens mis en œuvre, l'externalisation entraîne presque toujours une réduction des salaires ; souvent, les mêmes travailleurs sont transférés avec les presses, les stocks, les machines, voire le matériel de nettoyage vers la « nouvelle » entreprise.

Le pillage des budgets publics

L'évolution des salaires et des emplois dans le secteur privé touche également le secteur public, avec un léger retard. Dans les premières années de la crise, les employés du secteur public étaient un peu protégés du fait que les Démocrates avaient besoin du soutien des syndicats pour être élus, et les attaques dans le public furent quelque peu mises en sourdine au début. Mais ce facteur ne pesa pas bien lourd lorsque le capital jeta son dévolu sur les budgets publics pour se protéger contre la crise dont il était lui-même à l'origine. Les employés du secteur public, y compris les enseignants, devinrent alors la cible de l'une des attaques les plus violentes enregistrées ces dernières années.

La réduction drastique qui en résulta dans les services municipaux et la destruction des écoles publiques dans les quartiers ouvriers ont également contribué à abaisser le niveau de vie des travailleurs. Les conditions dégradantes dans lesquelles les gens vivent les abaissent. Et les attaques brutales lancées contre les écoles signifient simplement que l'avenir des enfants de la classe ouvrière, et en particulier des plus pauvres, est réduit à néant.

Les politiciens affirment qu'il n'y a pas d'argent pour conserver les services publics et les écoles. Certes, et cela ne tombe pas du ciel : l'État a largement ouvert son portefeuille pour aider chaque grande banque, chaque grande entreprise, et même chaque petit requin à l'affût d'une occasion de réaliser un profit rapide.

L'exemple de la faillite de Detroit

La ville de Detroit illustre parfaitement cette situation. Elle a recouru à la faillite pour réduire les pensions des retraités de 20 % et pour supprimer leur couverture santé. Le jour même de la validation de cette décision scandaleuse par les tribunaux, la ville en faillite signait un contrat pour payer un nouveau stade de hockey et un centre de loisirs pour la famille Ilitch[[Famille de milliardaires possédant notamment une chaîne de pizzerias et des équipes de baseball et de hockey. (NdT)]], qui avait déjà reçu un stade de baseball 14 ans plus tôt, entièrement payé par la ville et le comté ; et ce n'est là qu'un exemple de ces dépenses inutiles qui ont poussé la ville dans la spirale de l'endettement, puis vers les tribunaux des faillites.

Le fait que les responsables aient de nouveau osé remettre les clés de la ville à la famille Ilitch ce jour-là montre l'arrogance de ces gens, qui ont pour but de transformer rapidement Detroit, ville ouvrière majoritairement noire, en une ville dont le centre serait réservé aux ménages aisés, principalement blancs, une ville dont de vastes terrains seront cédés aux aménageurs, aux industriels et aux spéculateurs immobiliers pour qu'ils en extraient du profit. Et ces gens-là sont pressés : ils veulent réaliser à Detroit en une ou deux décennies un processus qui a nécessité 70 ans dans la ville de New York : expulser la classe ouvrière du centre-ville.

Detroit n'est pas un cas exceptionnel. D'une manière ou d'une autre, dans toutes les villes américaines dont les centres étaient habités par des ouvriers et des pauvres, et où les riches étaient réfugiés dans des enclaves de banlieues, les exécutifs municipaux prennent des mesures pour restituer les centres urbains aux riches. Le but est de transformer chaque centre urbain en un mini-Manhattan.

Chicago et la destruction du système d'éducation public

Par de nombreux aspects, Chicago est le modèle réduit de la manière dont la classe capitaliste et les politiciens à son service veulent extraire de l'argent des écoles publiques au détriment des enfants de la classe ouvrière. Depuis le mandat de Richard M. Daley, qui fut élu maire de la ville en 1989, les écoles de Chicago ont été le laboratoire de différents programmes visant à transférer de l'argent public aux populations riches et ayant des relations, avec la mise en place des écoles à charte (charter schools) et la privatisation de différents services, dont divers services administratifs. Dans le même temps, de nombreux programmes furent mis en place à Chicago pour dissimuler partiellement la destruction de l'éducation : écoles à choix[[Schools of choice, c'est-à-dire classes où l'inscription n'est pas limitée par un critère de résidence géographique, contrairement aux neighborhood schools. (NdT)]] ou écoles à inscription sélective[[Selective enrollment schools : écoles où l'inscription se fait en fonction des notes obtenues, sur dossier et selon des critères de résidence géographique.(NdT)]].

Il est plus que symbolique que l'administration du système éducatif public ait été adaptée en fonction d'un modèle de gestion, avec la désignation d'un chief administrative officer (CAO), sorte de super-PDG (CEO en anglais) dont dépendent plusieurs établissements, en remplacement du recteur. Et ce n'était pas non plus un hasard qu'Obama, lorsqu'il commença ses attaques contre les écoles, confiât à Arne Duncan, CEO des écoles publiques de Chicago, la responsabilité de la mise en œuvre et de la diffusion des programmes de privatisation de l'administration de George W. Bush, d'abord appuyée sur le slogan « No Child Left Behind » (Aucun enfant laissé de côté), puis sur l'hymne à la compétition « Race to the Top » (La course au sommet), qui sous-entend que seuls les « meilleurs » réussiront.

S'il est probable que Chicago ait joué un rôle de précurseur, cette ville n'est pas la seule à chercher à transformer les écoles publiques en source de profits pour le capital privé, et ce n'est pas non plus un problème local. Chicago et les autres villes qui l'ont suivi ont simplement répondu aux exigences du grand capital, formulées par l'intermédiaire d'associations sans but lucratif créées par des milliardaires (telles que les fondations Gates, Walton, Broad, etc.). Et cette pression exercée sur les écoles n'est pas simplement la conséquence d'une décision prise par des individus comme Bill Gates ou les frères Koch, qui ont trop d'argent et ne savent pas quoi en faire.

Cela fait maintenant plusieurs décennies que le capital cherche à pénétrer le système de l'école publique, qu'il voudrait utiliser pour se prémunir contre les conséquences de la crise. En 1996, la défunte Lehman Brothers publia un rapport qui indiquait notamment : « En 1996, il est possible que l'industrie de l'éducation remplace le secteur de la santé comme le secteur sur lequel nous devons nous concentrer. » C'est-à-dire sur lequel la banque entendait concentrer ses investissements. Le capital a transformé la santé d'un service public sans but lucratif en une industrie permettant de réaliser de confortables profits. Il s'attaque maintenant aux écoles publiques dans le même but. Pour la petite histoire, la banque Lehman Brothers a également fait son miel de la bulle du numérique, puis s'est entichée des crédits subprime quand ceux-ci étaient en vogue... jusqu'à prendre les risques inconsidérés qui l'ont conduite à la faillite.

À Chicago comme ailleurs, les attaques les plus sournoises ont entraîné la fermeture d'écoles de proximité, qui constituaient depuis longtemps des points d'ancrage dans les quartiers et offraient aux enfants et aux adolescents une certaine protection. Dans certains cas, ces fermetures procédaient simplement du mépris pour les besoins des enfants et des quartiers concernés, qui passaient à la trappe devant les mesures destinées à « faire des économies » en entassant plus d'enfants dans moins d'établissements, ou en les contraignant, de fait, à s'inscrire dans des écoles à charte.

Mais dans d'autres cas, la fermeture des écoles de proximité fait partie d'un programme de plus grande ampleur pour transformer les villes et en expulser les pauvres qui habitaient près de ces écoles. Quand l'école disparaît, les familles ne mettent pas longtemps à partir. Et bien entendu, ce sont presque toujours les plus pauvres et les plus précaires qui sont touchés de plein fouet par les conséquences de ces fermetures. Sur 50 écoles qui ont été fermées à Chicago en 2013, 45 se trouvaient dans des quartiers noirs.

Les résultats des élections de 2014 sont représentatifs

L'année 2014 a été une année électorale. Mais 35,9 % seulement des inscrits sont allés voter, soit le taux de participation le plus faible enregistré pour des élections de mi-mandat depuis 1942, année où la conscription de la Deuxième Guerre mondiale déracinait les populations.

Il faut certes avoir en tête le fait que les élections de 2014 étaient des élections de mi-mandat, c'est-à-dire sans enjeu présidentiel, et avoir conscience du fait que les Républicains ont utilisé l'appareil des États qu'ils contrôlaient pour réduire l'importance de l'électorat du Parti démocrate. Mais, même dans les grandes villes dirigées par des maires démocrates, la participation fut extrêmement basse. Selon le New York Times, la participation a été de seulement 31 % à Detroit, de 25 % à Los Angeles et d'à peu près autant à Baltimore. Chicago a été une exception, car l'appareil de la section locale du Parti démocrate est en mesure d'y assurer une participation des électeurs un peu plus élevée. Mais même dans cette ville, la participation ne fut que de 36,4 %.

À propos des élections de 2012, le Wall Street Journal qualifiait l'électorat de « maussade ». Et c'est tout à fait exact : les électeurs se méfient des deux grands partis, mais ils n'ont pas vraiment de moyen à leur disposition pour exprimer leur colère. Faute de perspective en dehors de l'alternative Démocrates-Républicains, la plupart des travailleurs décidèrent de boycotter les élections.

Dans le contexte politique actuel aux États-Unis, il est probablement plutôt sain que beaucoup de travailleurs ne veuillent pas voter.

Bien sûr, cela peut simplement signifier qu'ils sont démoralisés et qu'ils ne sont pas en mesure d'entreprendre quoi que ce soit. Et l'absence persistante de luttes, y compris au niveau d'une seule usine, est là pour le prouver. Même les réactions face aux assassinats de Noirs tués parce qu'ils étaient noirs ont été quelque peu modérées, à l'exception notable de la vague de protestations de Ferguson.

Mais en n'allant pas voter, les travailleurs n'ont, au moins, pas donné un blanc-seing à leurs ennemis de classe.

Épidémie d'assassinats commis par des flics

L'année 2014 a été marquée par une sorte d'interminable série d'assassinats par des policiers d'hommes noirs non armés. Le fonds d'aide judiciaire de la NAACP (Association nationale pour la promotion des gens de couleur, organisation de défense des droits civiques) a publié un rapport mentionnant 64 personnes ainsi assassinées dans les sept dernières années. La majorité étaient des hommes jeunes. Le rapport indique, également parmi les victimes, trois hommes issus de la communauté hispanique et deux hommes indiens, ainsi que sept femmes noires. Mais il n'en reste pas moins que, dans leur grande majorité, les victimes des flics sont des jeunes hommes noirs.

La majorité des personnes mentionnées dans le rapport de la NAACP ont été assassinées en 2014. Y a-t-il effectivement eu davantage de victimes cette année-là que les années précédentes ? Une telle hypothèse n'est pas fondée. Il est bien plus probable que les protestations de Ferguson, qui ont entraîné des mouvements de protestation plus faibles dans d'autres villes, ont attiré l'attention des médias sur ces meurtres.

Si l'on effectue une recherche Google sur la presse locale, on découvre encore bien davantage de meurtres. Par exemple, une recherche ciblée sur les journaux de Chicago en 2012 permet de trouver des articles sur un mouvement de protestation lancé par une organisation religieuse locale à la suite de l'assassinat de quatre hommes noirs et d'une femme noire cette même année. Or, seule la femme est prise en compte dans les chiffres du rapport du fonds d'aide judiciaire. Si on jette un œil sur les comptes rendus de délits commis, on en trouve bien plus encore dans chaque ville. Mais, faute de l'initiative d'un individu ou d'un groupe pour organiser une protestation collective, ces meurtres passent la plupart du temps inaperçus. Et dans le meilleur des cas, la version des flics - la victime était armée, elle menaçait la vie d'autrui et/ou elle tentait de s'enfuir après avoir commis un délit - n'est pas remise en question.

Il est impossible de dire exactement combien de jeunes hommes noirs ont été tués par des flics cette année. De tels actes ne sont centralisés nulle part. Et même au niveau local, les autorités conservent uniquement la trace des assassinats dont elles peuvent affirmer qu'ils découlent de délits commis par la victime. Mais quel que soit le nombre de ces victimes, il est parfaitement reflété par l'expression utilisée dans la communauté noire : il s'agit d'une « épidémie d'assassinats commis par les flics ».

Ces meurtres ne peuvent pas être séparés du fait que ce que les autorités appellent la « guerre contre la drogue », menée dans un contexte de pauvreté endémique, a criminalisé des pans entiers de toute une génération, voire de plusieurs générations, de jeunes hommes noirs. En les envoyant directement en prison, les autorités ont favorisé l'émergence de groupes de jeunes hommes amers et endurcis. Et les flics le savent bien. Et lorsqu'ils voient quelqu'un dans la rue, ils réagissent au quart de tour, y compris ceux qui sont capables de faire la différence entre les membres de gangs et les autres jeunes hommes.

Et ce phénomène ne prend pas en compte les réactions souvent instinctives de nombreux flics racistes (majoritairement blancs, mais aussi hispaniques ou asiatiques, et parfois noirs) lorsqu'ils se trouvent dans la rue face à un jeune homme noir. Ce sont ces réactions qui expliquent un grand nombre des assassinats les plus ignobles, comme celui de Tamir Rice, garçon de douze ans qui était assis sur un banc, dans un jardin public de Cleveland, ou celui d'Akai Gurley, qui marchait avec sa petite amie dans une cage d'escalier obscure, dans une barre d'immeuble de Brooklyn.

À Ferguson, la population fait face aux flics

Cette année a été marquée par les protestations de Ferguson. Mais il est important pour nous de comprendre ce qui a distingué la vague de protestation de Ferguson de celles qui se sont développées dans le reste du pays.

À Ferguson, les gens ordinaires se sont mobilisés à plusieurs reprises. Ils envahirent les rues, semblant refuser de laisser tomber l'affaire. Dans une petite ville comme Ferguson, il est presque certain que tous ceux qui sont descendus dans la rue ont été identifiés, et leur identité enregistrée par la police, qui est ouvertement raciste. Mais dans le même temps, la petite taille de la ville fait que presque chacun connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un qui est impliqué dans les événements. Et lorsque les habitants décident d'agir, cela compte. En fait, Ferguson fait penser, par certains aspects, à ces petites villes du Sud qui furent le théâtre des luttes les plus acharnées et les plus courageuses contre la discrimination raciale.

Étant donné le désespoir dans lequel vivent tant d'habitants, un mouvement démarrant dans une ville comme Ferguson pourrait certainement donner une impulsion à la mobilisation de la population dans d'autres villes et enraciner les luttes dans les quartiers. Cette diffusion pourrait se produire du jour au lendemain. Mais ce n'est pas ce à quoi nous assistons : nous voyons certes des protestations, mais pas une explosion de mobilisation de la population.

La nécessité des luttes de la classe ouvrière... et d'un parti révolutionnaire

En 2014, la classe ouvrière et les couches populaires ont très peu réagi aux attaques continues menées par la classe capitaliste et ses politiciens.

Il n'y a pas eu de grève importante sur des conventions collectives, pas même au niveau de la grève des enseignants de Chicago en 2012, pourtant bien timide et contrôlée par les syndicats. À l'époque, cette grève acquit une importance particulière car elle avait été appelée en pleine campagne présidentielle par un syndicat qui savait que cela embarrasserait le candidat du Parti démocrate qu'il soutenait. Autrement dit, cette grève était par là même devenue un fait politique. Et elle est apparemment devenue populaire, dans une ville où les écoles publiques avaient été fortement attaquées. Mais on ne peut pas dire qu'elle ait été militante, combative ou déterminée.

Les syndicats n'ont opposé aucune réponse digne de ce nom aux attaques menées en permanence par les gouverneurs républicains contre les droits syndicaux, même pas à un niveau comparable à celui des manifestations contre les attaques du gouverneur républicain du Wisconsin Walker, qui aboutirent à l'occupation du Capitole[[Siège des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire de l'État du Wisconsin (NdT).]] de l'État en 2011. Les seuls appels syndicaux ne sortaient pas du cadre de la légalité. Et nous devons nous souvenir qu'en cherchant à utiliser les manifestations du Wisconsin pour protéger leur propre droit à percevoir les cotisations de leurs membres, les syndicats étaient prêts à brader les retraites des travailleurs... creusant par la même occasion leur propre tombe ! Une telle politique devait nécessairement démoraliser les employés de l'État de Wisconsin qui avaient participé aux protestations. Et de fait, les travailleurs du secteur public furent très nombreux à quitter les syndicats lorsque les changements imposés par Walker leur en donnèrent la possibilité.

En 2014, il n'y eut rien non plus qui s'approchât des manifestations du mouvement Occupy de 2011, même si ce mouvement n'était rien de plus qu'une petite comédie jouée par une partie des franges intellectuelles de gauche du Parti démocrate liées aux bureaucraties syndicales... avant d'appeler les jeunes à soutenir Obama en 2012. De la même manière que les manifestations sur l'immigration en 2006, ces protestations ont disparu sans laisser de traces, si ce n'est quelques cohortes amenées à participer à la campagne électorale du Parti démocrate.

Trop souvent, la gauche qualifie toute nouvelle protestation de « mouvement ». Elle confond ainsi les proclamations publiées sur Internet avec les hommes et les femmes en chair et en os qui descendent dans la rue dans une situation difficile. La gauche croit trop souvent que des manifestations éparses organisées par des directions liées au Parti démocrate traduisent une poussée « à la base ».

Les révolutionnaires n'ont aucune influence sur la capacité de la population de se mobiliser. En revanche, il leur incombe de construire un parti révolutionnaire, et ils doivent comprendre qu'en l'absence d'un tel parti, les luttes qui se dérouleront effectivement n'auront aucune issue politique.

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