États-Unis - Les élections : la démocratie pour la bourgeoisie22/09/20142014Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2014/09/162.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

États-Unis - Les élections : la démocratie pour la bourgeoisie

Cet article est tiré de la revue Class Struggle (août-septembre 2014), publiée par le groupe américain The Spark. Aux élections dites de mi-mandat (midterm), le 4 novembre prochain, les militants de ce groupe soutiennent cinq candidats dans le Michigan, un État industriel du Midwest, où se trouve notamment Detroit, la capitale historique de l'industrie automobile. Deux de ces militants se présentent aux élections à la Chambre des représentants (les députés), traditionnellement monopolisée par les deux grands partis bourgeois, les Démocrates et les Républicains : Sam Johnson, un travailleur retraité de l'industrie automobile, militant syndical et politique depuis plus de 40 ans ; Gary Walkowicz, salarié de Ford, également militant de longue date, et qui a contesté la politique de collaboration de classe de la direction de l'UAW, le syndicat de l'automobile. Par ailleurs, trois militants se présentent aux élections aux conseils d'écoles et de colleges, des établissements qui accueillent les jeunes à partir de 17-18 ans, souvent issus des milieux populaires : Mary Anne Hering, et Kenneth Jannot, enseignants, et D.A. Roehrig, un jeune travailleur de Detroit. Pour en savoir plus sur leur campagne, les lecteurs de Lutte de classe peuvent se reporter à leur site : www.workingclassfight.com

La présence de candidats défendant une politique de classe, une politique de lutte pour la classe ouvrière, est cependant une rareté aux États-Unis, où la bourgeoisie a largement verrouillé le système électoral, comme l'explique le présent article.

Alors que 2014 est une année électorale, les Démocrates redoutent qu'une faible participation des électeurs noirs leur fasse perdre des scrutins importants. En avril, le président Obama s'est adressé à la convention du National Action Network, une grande organisation pour les droits civiques, dans la tradition de Martin Luther King, dirigée par le pasteur A.L. Sharpton, et il a soulevé la question de la participation électorale : « Le nombre de gens qui s'abstiennent volontairement, alors qu'ils ont le droit de vote, est bien supérieur à celui de ceux qui ne peuvent voter en raison de restrictions légales. Alors nous ne pouvons pas traiter ces barrières comme une excuse pour ne pas voter. »

Aux États-Unis, la participation électorale est faible : 53 % lors de l'élection présidentielle de 2012. Cela signifie que 110 millions de personnes en âge de voter ne l'ont pas fait alors. Et la participation est bien plus basse pour les autres scrutins ; elle est parfois inférieure à 10 % pour des élections locales. Toutes les études montrent que ce sont essentiellement la classe ouvrière et les pauvres qui ne votent pas. Les États-Unis se présentent comme la première démocratie au monde, avec la Constitution la plus ancienne et les traditions démocratiques les plus grandes. Alors, pourquoi les gens n'utilisent-ils pas les « traditions démocratiques » ? Il y a en réalité d'énormes obstacles légaux qui empêchent les gens de voter, des obstacles qu'Obama a à peine reconnus, à sa façon condescendante.

En 2012, environ 20 millions d'immigrés ne pouvaient voter bien qu'ils aient l'âge requis. Des immigrés légaux et clandestins, qui travaillent aux États-Unis, y payent des impôts et contribuent au fonctionnement de la société de mille et une façons. Mais ils sont empêchés de voter par les lois en vigueur dans de nombreux États. Par le passé, nombre d'États cherchant à attirer des colons autorisaient les immigrés qui n'avaient pas la citoyenneté américaine à voter. Aujourd'hui, on attend des immigrés qu'ils contribuent et qu'ils obtiennent peu de chose en retour, y compris en matière de droits politiques.

Six millions d'autres personnes sont privées du droit de vote parce qu'elles sont en prison ou qu'elles ont été condamnées pour un crime par le passé. La Floride et le Texas sont en tête par le nombre de gens ainsi exclus. La grande majorité d'entre eux ont purgé leur peine et sont de nouveau des hommes et des femmes « libres ». Étant donné la discrimination raciale du système judiciaire - parmi ceux qui sont arrêtés, mis en examen, jugés coupables et condamnés pour un crime donné - cette privation a un caractère hautement racial. Mais sur le fond, cette exclusion est basée sur la classe sociale. Ce sont les pauvres qui peuplent les prisons et ce sont les pauvres que la bourgeoisie a toujours cherché à exclure.

Les lois mêmes qu'Obama fait appliquer excluent au total 26 millions de personnes des élections, soit bien plus de 10 % de la population, la plupart du temps les plus pauvres et les plus désespérés.

Des millions d'autres sont empêchés de voter parce que les registres électoraux comportent tellement d'erreurs qu'ils sont souvent en piteux état, comme l'ont montré des études menées sur les États-Unis par le Pew Center, un groupe de réflexion. L'inscription sur les listes électorales n'est pas une responsabilité du gouvernement fédéral et la charge de l'inscription pèse sur l'électeur. Une conséquence en est que le système a eu d'énormes difficultés à garder la trace de 50 millions d'Américains, soit un sur six, qui changent d'adresse chaque année. Ceux qui ne sont pas installés depuis suffisamment longtemps pour prouver leur lieu de résidence ne peuvent pas voter.

Faisant abstraction de tout cela, Obama s'est contenté de réprimander les abstentionnistes : « Nous ne pouvons utiliser le cynisme comme excuse pour ne pas participer. Parfois j'entends des gens dire, eh bien, nous n'avons pas tout ce dont nous avons besoin - nous avons toujours de la pauvreté, nous avons toujours des problèmes. Bien sûr. Ces choses ne sont pas arrivées du jour au lendemain. » Certes, ces « problèmes » ne sont pas arrivés du jour au lendemain. Mais les gens attendront à jamais que ces « problèmes », comme la pauvreté, soient réglés, s'ils suivent les politiques des deux partis qui dominent le système politique dans ce pays, qui sont d'ordinaire les seuls pour lesquels ils peuvent voter.

Les États-Unis existent depuis plus de deux siècles. C'est le pays le plus riche et le plus puissant au monde, et il a certainement suffisamment de richesses pour mettre fin à la pauvreté « du jour au lendemain ». Mais cette richesse est entre les mains des capitalistes. Et les deux partis, les Démocrates et les Républicains, ainsi que toute la structure politique qu'ils dirigent, les servent. Ils ne se contentent pas de protéger leur richesse, ils travaillent pour garantir qu'ils extraient encore plus de richesse des classes populaires, aggravant la pauvreté et les inégalités, alors même que la quantité de richesse produite par les travailleurs continue d'augmenter.

Autrement dit, il y a un obstacle politique au vote : aucun des deux grands partis, les seuls parmi lesquels les travailleurs peuvent choisir, ne représente leurs intérêts. Il n'est donc pas surprenant qu'une partie de la population, de plus en plus importante, fasse preuve de cynisme à l'égard de ces partis et, par extension, à l'égard du vote.

Le monopole du pouvoir.

À partir du moment où le système politique a été établi, les classes dirigeantes ont monopolisé le contrôle sur le gouvernement.

Le gouvernement des États-Unis a été constitué dans la foulée d'une révolution pour l'indépendance par rapport à la Grande-Bretagne. Cette révolution a peut-être été menée par les deux clans de la classe dirigeante, les propriétaires d'esclaves du Sud et les marchands du Nord, mais ce sont en réalité les milices composées de petits fermiers et d'ouvriers qui ont combattu. Quand les esclavagistes et les marchands ont cherché à consolider leur pouvoir après la révolution, leurs intérêts contradictoires les ont empêchés de créer un pouvoir centralisé. Chacun redoutant que l'autre puisse utiliser le pouvoir central pour prendre le dessus, ils préférèrent d'abord laisser le pouvoir aux mains des différents États. Mais les luttes sociales les ont bientôt amenés à comprendre le besoin d'un pouvoir centralisé.

Après des années de combat dans la guerre révolutionnaire, les fermiers ont découvert, en rentrant chez eux, qu'ils ne bénéficiaient pas de la révolution qu'ils avaient faite. Au contraire, leurs fermes étaient endettées, ou ils les avaient tout simplement perdues, tandis que les banquiers, les grands propriétaires et les riches spéculateurs s'étaient enrichis. Toujours armés, les fermiers organisèrent leurs propres milices, marchèrent sur les bâtiments gouvernementaux et forcèrent certains responsables locaux et mêmes des dirigeants des États à adopter des lois qui leur étaient favorables. Un certain nombre d'A ssemblées des États adoptèrent des législations, notamment concernant l'argent et les impôts, qui allaient contre les intérêts des propriétaires d'esclaves et des marchands.

Ce qui finit par contraindre les nouvelles classes dirigeantes à trouver une solution, ce furent les révoltes des fermiers. À l'été 1786, un vaste mouvement s'était développé parmi les fermiers de l'ouest du Massachusetts. Maintenant connu sous le nom de rébellion de Shays, ce mouvement commença à organiser ses propres milices pour empêcher l'expropriation des terres des petits fermiers et à exiger que les ouvriers agricoles sans terre reçoivent de la terre. Quand certains des fermiers qui menèrent ces événements furent menacés de poursuites judiciaires, Daniel Shays et d'autres menèrent une immense foule qui descendit vers les tribunaux pour empêcher les procès. Les troupes de Shays finirent par être écrasées et un certain nombre de gens exécutés, mais auparavant des parties importantes de la milice de l'État du Massachusetts étaient passées du côté des insurgés. Les riches, qui avaient pris aux Britanniques les rênes du gouvernement, furent effrayés par les difficultés qu'ils eurent à écraser cette insurrection. En outre, des luttes similaires eurent lieu dans les États de Rhode Island et du New Hampshire, avec des fermiers armés marchant sur les Assemblées des États. Dans chacun de ces trois États, les fermiers avaient constitué des conventions pour organiser leur propre gouvernement.

Le général Henry Knox, un général de la guerre d'Indépendance, chargé d'écraser la rébellion des fermiers du Massachusetts, écrivit ensuite à Washington, qui avait commandé les armées américaines contre les Britanniques, pour lui décrire ce que ces fermiers voulaient : « Leurs principes sont les suivants : la propriété des États-Unis a été protégée des confiscations de la Grande-Bretagne par les efforts conjoints de tous, et donc elle devrait être la propriété commune de tous. Et celui qui cherche à s'opposer à ces principes est un ennemi de l'équité et de la justice, et on devrait le faire disparaître de la surface de cette terre. » Il soulignait aussi les dangers que ces « niveleurs » américains représentaient pour les nouvelles classes dirigeantes, qui n'avaient pas encore établi un appareil d'État fort : « Les gens qui se sont soulevés [...] pensent immédiatement à leur propre pauvreté, par comparaison avec ceux qui sont opulents, et à leur propre force, et ils sont déterminés à utiliser celle-ci pour remédier à celle-là. »

Ayant eu recours à l'armée et à des exécutions publiques pour écraser certaines de ces rébellions, Knox appelait à constituer un gouvernement central fort, avec des forces armées qui puissent être envoyées d'un État à l'autre, et disposant de l'argent pour les financer. Pourquoi ? Pour défendre les intérêts de ceux qui sont « opulents » contre les pauvres.

Alexander Hamilton, futur secrétaire au Trésor, un des principaux architectes de la Constitution adoptée en 1789, expliquait clairement dans ses écrits et ses discours que le but de cette nouvelle Constitution était de renforcer le gouvernement afin de protéger les privilèges de la minorité de riches propriétaires contre les exigences de la majorité. Dans les Federalist Papers, il écrivait : « Toutes les communautés se divisent entre la minorité et la multitude. Les premiers sont les riches et ceux qui sont bien nés, les autres la masse du peuple. [....] Le peuple est turbulent et changeant ; il est rare qu'il juge et décide bien. Donnez donc à la première classe une part du gouvernement qui soit permanente et distincte. »

James Madison, propriétaire d'esclaves et futur président, expliqua : « Dans tous les pays civilisés, le peuple se divise en différentes classes qui ont des différences d'intérêts réelles ou supposées. Il y a des créanciers et des endettés, des fermiers, des marchands et des fabricants. Il y a en particulier une distinction entre les riches et les pauvres... Le rôle du gouvernement est d'empêcher les tendances au nivellement qui pourraient conduire à une loi agraire. » En d'autres termes, les actions des fermiers pauvres menaient au « nivellement » et le but du gouvernement était de protéger les riches contre cela.

John Jay, le premier président de la Cour suprême nouvellement créée, exprimait de la façon la plus directe le but de ceux qui se rencontrèrent en 1787 pour rédiger la Constitution : « les gens qui possèdent le pays devraient le gouverner »

Le moyen que trouvèrent Hamilton et Madison pour « réprimer les troubles et l'insurrection intérieurs » fut un pouvoir central avec le droit de lever une armée, d'établir une banque centrale prédominante qui ait le contrôle sur la masse monétaire. Le besoin de protéger la richesse du nivellement fut ce qui amena les deux classes dirigeantes à mettre leurs différences de côté et à créer ce pouvoir unique.

Protéger la minorité riche de la « tyrannie » du règne de la majorité

La Constitution, qui établissait le cadre du gouvernement, visait à empêcher les petits fermiers et les ouvriers d'imposer leur politique aux classes dirigeantes. Jeremy Belknap, plaidant pour les délégués qui voulaient établir un gouvernement fort et centralisé, déclara : « Érigeons en principe que le gouvernement émane du peuple, mais enseignons au peuple qu'il ne peut se gouverner lui-même. »

C'était une explication claire des fondateurs des États-Unis. Parce que les gens se comportaient comme s'ils pouvaient se gouverner eux-mêmes, la classe dirigeante devait « enseigner » au peuple à ne pas le faire. Le gouvernement « du peuple » - ainsi proclamé dans les discours de la fête du 4 Juillet [fn]Le 4 Juillet est la fête nationale, l'anniversaire de l'adoption de la Déclaration d'indépendance des États-Unis d'Amérique, le 4 juillet 1776.[/fn] et dans les cours d'éducation civique - était constitué de façon à empêcher « le peuple » de déterminer quoi que ce soit.

Quels que soient les désaccords qui se développèrent ensuite entre les représentants des esclavagistes du Sud et ceux des banquiers, des marchands et des fabricants du Nord, ils trouvèrent suffisamment de terrain commun pour développer une structure qui pouvait défendre les intérêts conjoints des deux classes dirigeantes de l'époque. Cette structure fondamentale a si bien servi la classe capitaliste qu'elle n'a pas été modifiée de façon essentielle jusqu'à aujourd'hui.

Ils établirent un système qui avait l'apparence d'un gouvernement représentatif, tandis que des barrières multiples renforçaient la stabilité d'un édifice qui représentait seulement la classe dirigeante. Le gouvernement fédéral fut divisé en trois branches séparées au sein desquelles les responsables étaient sélectionnés à des moments et selon des façons différentes. Ces trois branches se virent chacune donner la possibilité de mettre leur veto, d'outrepasser ou de bloquer l'action des deux autres. Si une des trois branches allait trop loin, les autres pouvaient la bloquer. Par exemple, le président pouvait mettre son veto à une loi, ou la Cour suprême la juger « inconstitutionnelle ». Ou le Congrès pouvait bloquer l'attribution de l'argent nécessaire à la mise en œuvre d'une décision de la Cour suprême ou du président.

L'élection du président - le seul responsable choisi par le peuple sur une base nationale - montre comment la Constitution a empêché « le peuple » de peser sur la politique. Ce n'est pas le « peuple » qui élit directement le président, mais un collège de grands électeurs (Electoral College), fait de représentants nommés par les partis. L'« élection » par les grands électeurs est d'ordinaire une formalité. Mais pas toujours, comme l'a illustré l'élection de George W. Bush comme président en 2000. Bien qu'il ait obtenu un demi-million de voix de moins que son rival démocrate Al Gore, il fut consacré président par le collège des grands électeurs. Parce que toutes les voix ne se valent pas. Par exemple, une voix dans un État très peuplé compte moins qu'une voix dans un petit État. En 2000, chacun des grands électeurs de Californie représentait 658 000 personnes, tandis que ceux du Wyoming ne représentaient que 175 000 personnes chacun. Mais le fait que les Démocrates aient alors fait tout leur possible pour étouffer les protestations montre que cet arrangement, suranné en apparence, représente toujours les intérêts de la bourgeoisie, et c'est pour cela qu'il est resté intact depuis plus de deux siècles.

Quand la Constitution a été soumise aux États pour ratification, les sentiments populaires à son encontre étaient si forts qu'il a semblé que plusieurs États n'allaient pas la ratifier. Alors les fondateurs firent adopter le célèbre Bill of Rights, c'est-à-dire les dix premiers amendements à la Constitution, qui promettaient de garantir les droits et libertés pour l'ensemble de la population. Le Premier amendement, adopté en 1791 par le nouveau Congrès, stipulait entre autres choses que le « Congrès n'adoptera aucune loi... qui limite la liberté d'expression ou de la presse ». Mais il ne fallut que sept ans pour avoir la preuve que ce « droit » était destiné à la galerie : le Congrès, peuplé de nombre des mêmes « pères fondateurs », adopta une loi qui annulait le Premier amendement, la loi sur les étrangers et la sédition de 1798 (Alien and Sedition Act). Selon cette loi, dire ou écrire quelque chose qui critique publiquement le Congrès ou le président d'une façon qui puisse « exciter la colère populaire » contre eux était un crime. Le droit du Congrès d'adopter cette loi limitant la liberté d'expression et celle de la presse fut unanimement reconnu par la Cour suprême. Cela en disait long sur la façon dont tous ces dix « droits inaliénables » seraient piétinés et jetés par-dessus bord au cours des deux siècles suivants.

Le combat pour le droit de vote

Le droit de vote est censé être la marque de fabrique de la démocratie, la façon dont « le peuple » a son mot à dire dans le gouvernement et dont il tient les responsables pour comptables de leurs actes. Mais au long de l'histoire de ce pays, la classe dirigeante et ses serviteurs politiques ont la plupart du temps privé de ce droit de larges fractions de la population.

La Constitution avait laissé les États régler la question de savoir qui aurait le droit de vote. Et les États limitèrent drastiquement ce droit, ne l'accordant qu'aux hommes blancs possédant une propriété. Les femmes, les esclaves, les affranchis, les Indiens et les hommes blancs sans propriété ne pouvaient pas voter.

Après la période révolutionnaire, les fermiers sans propriété et les classes moyennes des villes obtinrent le droit de vote, mais ce n'est que dans les années 1820 et de façon partielle qu'il fut élargi aux classes populaires, alors que la classe ouvrière formait ses propres organisations. Il fallut une seconde révolution violente, la guerre de Sécession, qui fut stimulée par un mouvement de masse des petits fermiers et par une révolte des esclaves, pour que les anciens esclaves obtiennent le droit de vote et, avec eux, les Blancs pauvres du Sud. Les deux classes pauvres du Sud ont utilisé ce droit de vote pendant la période de la Reconstruction, après la guerre, pour élire des gouvernements populaires. Le droit de vote fut repris par la terreur par le Ku Klux Klan, l'aile armée des classes supérieures, qui mit fin à la Reconstruction. Au cours des années qui suivirent, de nouveaux mouvements éclatèrent, y compris des mouvements populistes parmi les petits fermiers du Nord et du Sud, ainsi que des mouvements de grève explosifs dans la classe ouvrière. Les gouvernements des États du Sud restreignirent de nouveau le droit de vote avec des conditions telles que le paiement d'impôts locaux, des tests d'alphabétisation, avec l'introduction de l'inscription sur des listes électorales, des élections primaires parmi les Blancs, la réduction de l'ouverture des bureaux de vote aux heures où il faisait jour, et des critères de résidence, qui éliminaient les travailleurs qui devaient se déplacer pour trouver un emploi, ou du fait de leur travail, etc. Dans une mesure moindre, les États du Nord et de l'Ouest restreignirent également le droit de vote. Ce n'est que dans les années 1950 et 1960 que le gouvernement fédéral, face à la mobilisation des Noirs qui culmina dans les révoltes urbaines, finit par abroger les restrictions légales les plus odieuses qui empêchaient de voter la majorité de la population noire, ainsi que les Blancs pauvres.

Quant à cette moitié de la population que constituent les femmes, leur droit de vote ne fut obtenu sur une base nationale qu'en 1920, c'est-à-dire près d'un siècle et demi après que la Constitution eut été rédigée bien que, des décennies auparavant, des femmes se soient vu accorder le droit de vote pour les inciter à s'installer dans les territoires de la Frontière. Le combat des femmes pour obtenir le droit de vote avait commencé avant la guerre de Sécession et continua pendant près d'un siècle. Un livre écrit quelques années après qu'il eut été obtenu expliquait le type de labyrinthe légal dans lequel le mouvement dut naviguer : « Pour ôter pour de bon le mot " masculin " de la Constitution, il fallut aux femmes 52 années de campagne ininterrompue... Pendant ce temps elles durent mener 56 campagnes de référendums auprès des électeurs masculins ; 480 campagnes pour obtenir des Assemblées des États qu'elles soumettent les amendements aux électeurs ; 47 campagnes pour obtenir des conventions des États qu'elles inscrivent le suffrage des femmes dans la Constitution de ces États ; 277 campagnes pour obtenir des conventions des partis au niveau des États qu'elles incluent le droit de vote des femmes dans leur plate-forme ; 30 campagnes pour obtenir des conventions des partis en vue de l'élection présidentielle qu'elles adoptent le suffrage féminin dans leur programme ; et 19 campagnes avec 19 Congrès successifs. » (Carrie Chapman Catt et Nettie R. Shuler, Woman Suffrage and Politics, New York, 1923).

Après tout cela, la ratification du 19e amendement, qui donnait le droit de vote aux femmes, ne conduisit pas à un vaste élargissement du nombre de votants. Une raison importante en était que toutes les femmes qui faisaient partie de la classe ouvrière étaient confrontées, et parfois encore plus sérieusement, aux mêmes problèmes que les hommes en essayant de s'inscrire, de passer des tests d'alphabétisation, etc. Ces restrictions ne furent levées qu'un demi-siècle plus tard.

Donc, il a fallu presque deux siècles pour obtenir le simple droit de vote « universel » qui, en fait, n'est toujours pas universel.

Le bipartisme des capitalistes

Pour les classes populaires, la question n'était pas seulement le droit de vote, mais pour quoi voter. Quand une fraction significative des classes laborieuses purent voter, elles se trouvèrent face à un bipartisme bien installé, où les deux partis représentaient les intérêts de la classe dirigeante.

Dans la Constitution, rien n'était inscrit sur les partis politiques. Rien n'imposait l'évolution que nous en sommes venus à considérer comme ordinaire, c'est-à-dire l'existence de seulement deux partis, qui tous les deux représentent la classe dirigeante, se distinguant principalement par leur langage et par la base populaire à laquelle ils s'adressent. Mais le cadre mis en place en 1787 poussait en direction de cet État monolithique, administré à tour de rôle par les deux partis, que nous avons maintenant. Quand la classe capitaliste était partagée entre propriétaires d'esclaves et marchands, les Républicains-démocrates étaient le parti des esclavagistes et les Fédéralistes représentaient les marchands. Puis les Démocrates représentèrent les planteurs du Sud et les Whigs représentaient les marchands du Nord. Depuis la fin de la guerre de Sécession, les capitalistes ont été représentés par les deux partis, désormais nommés les Démocrates et les Républicains.

C'est bien la Constitution qui stipula que les élections se régleraient selon le mode « le gagnant rafle tout » (scrutin uninominal majoritaire à un tour, dit winner-take-all). Le candidat qui obtient le plus de voix l'emporte. Ceux qui votent pour le candidat vaincu - par exemple, 49 % de l'électorat - n'obtiennent aucune représentation dans le gouvernement. C'est curieux, et pas vraiment une façon d'exprimer « la volonté du peuple ». Ce système est différent de la représentation proportionnelle qui existe dans de nombreux pays, où un parti qui obtient 20 % des voix, par exemple, obtient des sièges à l'assemblée, peut-être pas 20 %, mais au moins une représentation pour tous les gens qui ont voté pour ce parti.

La méthode du winner-take-all a des avantages énormes pour les deux grands partis, qui représentent tous deux la classe dirigeante. Même si un parti plus petit obtient une part importante des suffrages, il est probable qu'il n'obtienne aucun siège. Cela a rendu bien plus difficile pour les partis représentant les travailleurs ou les fermiers qui se sont développés à différents moments de maintenir une présence électorale. Au cours des 150 dernières années, les mêmes deux grands partis, les Démocrates et les Républicains, se sont partagé le monopole électoral, sauf très brièvement pendant les campagnes des Populistes à la fin du 19e siècle, et de Eugene Debs et du Parti socialiste au début du 20e, et de façon occasionnelle lors de quelques campagnes au niveau local.

La nécessité pour les travailleurs de construire leur propre parti révolutionnaire

Aujourd'hui, les grandes entreprises financent les Démocrates et les Républicains. Elles distribuent leur argent à l'un ou à l'autre des deux partis, au gré des circonstances. Par exemple, le secteur financier est aujourd'hui le plus gros donateur, ce qui n'est guère une surprise, vu sa domination sur toute l'économie, y compris sur la production. En 2012, le secteur financier a plus donné aux Républicains, alors qu'en 2008 il avait plus donné aux Démocrates. Mais, à chaque fois, la finance a donné aux deux partis. Ces énormes contributions aux campagnes électorales ne donnent pas seulement aux entreprises des « entrées », comme il est souvent dit. L'argent permet à ces entreprises de sélectionner et de préparer les politiciens qu'elles choisissent. Quand les compagnies financent leurs campagnes, ou les entourent de conseillers, elles n'y consacrent qu'une petite partie de leurs frais généraux. Les « politiciens de leur choix » ne sont guère plus que des marionnettes.

Il y a peut-être de grandes différences entre les deux grands partis, puisqu'ils s'adressent à une base électorale différente, emploient une rhétorique différente, mobilisent des soutiens dans des secteurs de la population différents, et semblent proposer des politiques différentes. Mais toutes les attaques qu'ils se lancent visent essentiellement à maintenir leur base. Une fois qu'ils sont au pouvoir, les politiciens des deux partis s'alignent les uns sur les autres. Ils servent tous deux loyalement le même maître, la bourgeoisie, en mettant en œuvre des politiques conformes aux intérêts de la bourgeoisie, même si, de temps en temps, il y a de petites différences sur des questions qui ne touchent pas les intérêts vitaux de la bourgeoisie.

Avant de gouverner, Barack Obama était présenté comme s'il incarnait des politiques très différentes de celles de son prédécesseur très impopulaire, George W. Bush. Mais une fois au pouvoir, Obama garda une grande partie de l'équipe de Bush, y compris Robert Gates, le secrétaire à la Défense, ainsi que des hauts fonctionnaires nommés dans les ministères. Il a aussi reconduit Ben Bernanke pour un second mandat à la tête de la Réserve fédérale, après que Bush l'y eut placé pour un premier mandat. Obama a poursuivi le programme de Bush : le renflouement des banques et des firmes automobiles, les guerres en Irak et en Afghanistan, les coupes drastiques dans les dépenses sociales, la privatisation du secteur public d'éducation, les baisses dans la fiscalité des entreprises, etc. Le premier mandat d'Obama aurait pu être le troisième de Bush, tant leurs politiques étaient similaires. Même la réforme du système de santé, qui distinguait le programme d'Obama, n'était qu'une copie de ce que le républicain Mitt Romney avait instauré au Massachusetts des années plus tôt.

Le fait qu'une grande partie de la population laborieuse ne vote pour aucun des deux partis est, d'une façon ou d'une autre, la reconnaissance de cette réalité : soutenir les candidats de l'un ou l'autre des deux partis ne change rien d'essentiel pour la classe ouvrière.

La classe ouvrière a besoin de son propre parti pour représenter ses intérêts propres, y compris aux élections. Un parti ouvrier pourrait rompre l'emprise des capitalistes sur les élections et donner aux travailleurs un choix, un vrai choix, qui leur permette d'exprimer leurs intérêts. Il pourrait utiliser les élections pour mettre en évidence ce que font les capitalistes, comment ils font payer les travailleurs pour leur crise, pour leurs guerres et leurs aventures militaires, comment ils essaient de diviser et de dresser les travailleurs les uns contre les autres en propageant le racisme, les préjugés et l'ignorance. Il pourrait aussi opposer des solutions ouvrières aux problèmes, alors que la crise s'aggrave. Surtout, il insisterait sur le fait qu'il y a plus de richesses qu'il n'en faut pour régler les problèmes écrasants auxquels les travailleurs sont confrontés, mais que la richesse doit être arrachée à la classe capitaliste, qui la détient aujourd'hui. Et il soulignerait la nécessité pour la classe ouvrière de mobiliser ses propres forces et sa puissance.

En votant pour un tel parti, les travailleurs pourraient se compter. Ce vote pourrait renforcer la détermination à mener un combat collectif, et ainsi à surmonter la démoralisation ressentie par tant de gens, parce qu'ils cherchent à faire face à leurs problèmes écrasants à un niveau individuel.

Un parti ouvrier basé sur un programme représentant les intérêts des travailleurs n'aurait peut-être guère de chances d'obtenir une majorité des voix. Mais un tel parti pourrait donner à tous les travailleurs qui s'abstiennent quelque chose pour quoi voter. Et il pourrait aussi attirer les voix des travailleurs qui votent démocrate parce qu'ils « ne veulent pas gaspiller leur voix », mais se sentent ensuite trahis une fois que les Démocrates sont au pouvoir. Cela pourrait créer une situation où des millions de travailleurs deviennent suffisamment conscients pour dire, comme le socialiste Eugene Debs (1855-1926), cinq fois candidat à l'élection présidentielle, le disait il y a un siècle : « Je préférerais voter pour ce que je veux et ne pas l'obtenir, que voter pour ce que je ne veux pas et l'obtenir ».

Pour que les travailleurs obtiennent vraiment ce qu'ils veulent, il faudra qu'ils se battent pour cela.

25 juillet 2014

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