Moyen-Orient - Les Kurdes dans la stratégie des dirigeants occidentaux22/09/20142014Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2014/09/162.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Moyen-Orient - Les Kurdes dans la stratégie des dirigeants occidentaux

Forts de leurs conquêtes territoriales en Irak et dans l'est de la Syrie, les djihadistes de l'EIIL, l'État Islamique en Irak et au Levant, ont maintenant adopté tout simplement le nom d'État islamique et proclamé un « califat » qui ambitionne d'étendre son territoire à une grande partie du Moyen-Orient. Les dirigeants occidentaux, avec ceux de la Turquie et des États du Golfe, qui n'avaient pas hésité à favoriser ces bandes islamistes intégristes quand il s'agissait de gêner les régimes syrien et iranien, s'alarment maintenant du succès de ces armées qui ont échappé à leur contrôle et se battent pour leur propre compte. On voit donc maintenant les dirigeants des pays impérialistes, Barack Obama en tête, tenter fébrilement d'élaborer une stratégie face aux bandes armées de l'État islamique.

Visiblement non préparés à cette nouvelle situation, ces mêmes dirigeants viennent cependant de se découvrir un allié providentiel : les Kurdes. Les peshmergas, les combattants des milices kurdes, ont été félicités et fournis en armements, en particulier ceux du nord de l'Irak, dans l'espoir qu'ils constituent un rempart contre l'avancée djihadiste.

Pourtant, s'il est un peuple dont les aspirations nationales ont été ignorées et piétinées, sans que les dirigeants des pays dits démocratiques en soient le moins du monde troublés, c'est bien le peuple kurde. Depuis un siècle, ils ont assisté tranquillement aux répressions que les Kurdes ont subies de la part des États de la région. Et voilà qu'aujourd'hui fournir aux peshmergas des armes, voire un soutien militaire, aérien ou terrestre, semble poser moins de problèmes aux dirigeants occidentaux. Il est vrai qu'ils ne les fournissent que de façon contrôlée et limitée.

Ainsi l'Allemagne, prétendant briser un tabou que d'ailleurs elle n'applique pas aux dirigeants israéliens, s'est engagée à livrer trente missiles antichars et plusieurs milliers de fusils d'assaut. L'Italie devait fournir 200 fusils-mitrailleurs et deux mille lance-roquettes, provenant de stocks d'armes russes saisies lors de la guerre des années 1990 en Yougoslavie. En France, le président Hollande, « en accord avec Bagdad » - pour autant que le marasme politique à la tête de l'Irak le permette - a parlé de leur expédier des armes « sophistiquées ».

Une histoire faite d'aspirations bafouées

Ce soudain intérêt pour les Kurdes montre à peu près dans quelle mesure les dirigeants impérialistes peuvent prendre en considération les aspirations nationales d'un peuple : dans la mesure où ils peuvent s'en servir, en particulier en tant que chair à canon. Les Kurdes, en tout cas ceux qui sont sous l'uniforme et aux ordres de partis prêts à collaborer, se sont trouvés subitement parés de toutes les qualités. La première était leur présence dans une zone géographique dont les troupes régulières irakiennes s'étaient repliées, si tant est qu'elles y aient été un jour en nombre suffisant, armes et motivation incluses, pour s'opposer aux avancées des djihadistes. La seconde était leurs qualités combattantes, résultat d'une longue histoire et de tentatives répétées pour se constituer un territoire.

Partagée après l'éclatement de l'Empire ottoman, au lendemain de la Première Guerre mondiale, entre les frontières de quatre États différents, la population kurde - estimée de 30 à 40 millions - n'a toujours pas obtenu en un siècle ni d'être regroupée dans un même pays, ni la prise en compte de ses aspirations les plus élémentaires. Elle a dû affronter les pouvoirs des quatre États entre lesquels elle s'est trouvée divisée. Pour les dirigeants de la Turquie, de l'Iran, l'Irak ou la Syrie, le droit des peuples n'existe pas et tous, selon le moment et leurs choix politiques, ont soit toléré, soit ignoré, soit réprimé ou massacré la population kurde. Ainsi, si le Kurdistan est un territoire, aux confins des quatre pays en question, il n'a jamais pu constituer un État. La situation des populations kurdes est restée étroitement dépendante de la politique des régimes en place, mais aussi des conflits entre eux et de leurs rapports avec les grandes puissances.

Au nombre de 13 à 15 millions en Turquie, les Kurdes sont de 7 à 9 millions en Iran, environ 5 millions en Irak et deux millions en Syrie. En Turquie, leurs révoltes des années 1920 et 1930 ont été noyées dans le sang par le régime de Mustafa Kemal. Depuis 1984 et le déclenchement d'un mouvement de guérilla par le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), ce sont 45 000 soldats turcs et combattants de cette organisation qui ont trouvé la mort, avant que le gouvernement Erdogan ne s'oriente récemment vers une négociation, aujourd'hui loin d'être conclue.

En Iran, les Kurdes représentent un sixième des 78 millions d'habitants. Malgré les espoirs suscités par la révolution de 1979 contre le chah, ils n'ont obtenu ni l'autonomie qu'ils demandaient, ni même une simple reconnaissance de leur spécificité nationale. Il n'a fallu alors que quelques mois pour qu'une fatwa de Khomeiny déclare le « djihad contre les Kurdes » et pour que la répression s'abatte sur eux. Les Kurdes demeurent privés de leurs droits, comme d'autres minorités ethniques. Périodiquement, arrestations et assassinats politiques affectent leurs rangs, comme ceux des autres opposants au régime. Les régions kurdes d'Iran, quatre provinces du nord-ouest, sont toujours parmi les plus pauvres du pays et le chômage y atteindrait 50 %.

L'autonomie progressive du Kurdistan d'Irak

L'histoire des populations kurdes d'Irak est jalonnée, elle aussi, de luttes pour une indépendance que les autorités coloniales, puis les régimes successifs mis en place à Bagdad leur ont toujours refusée. Leurs tentatives de conquérir l'autonomie ont été étroitement dépendantes du soutien que le régime iranien pouvait ou non leur accorder, en fonction de l'état des relations entre Téhéran et Bagdad. En 1988 encore, à la fin de la guerre entre l'Irak de Saddam Hussein et l'Iran de Khomeiny, les régions kurdes subirent une violente répression. Cinq mille habitants de la ville de Halabja périrent après les bombardements au gaz opérés par l'armée de Saddam Hussein.

C'est à la faveur des guerres déclenchées depuis 1991 par les États-Unis que les régions kurdes d'Irak purent aboutir à une autonomie de fait. Mais au printemps 1991 encore, à la fin de la guerre menée par les États-Unis contre l'Irak à la suite de l'occupation du Koweit par l'armée de Saddam Hussein, la population des régions kurdes eut le tort de se fier aux appels à la révolte et aux promesses de protection de George Bush et des dirigeants américains. Lorsqu'une insurrection se développa dans la région kurde contre le régime de Saddam Hussein, les États-Unis préférèrent laisser à l'armée irakienne suffisamment de forces pour l'écraser, tout comme elle écrasait l'insurrection chiite qui se développait dans le sud du pays. Entre la dictature de Saddam Hussein qu'ils venaient de vaincre militairement et le pouvoir révolutionnaire qui aurait pu naître des rébellions contre lui, les dirigeants américains préféraient encore la première.

Néanmoins, après avoir laissé avec le plus grand cynisme le régime mater la révolte kurde à laquelle ils avaient appelé, après avoir assisté à une fuite massive de la population vers la frontière turque, les États-Unis comprirent l'intérêt pour eux de revenir se présenter en protecteurs de la population du Kurdistan. La coalition occidentale imposa au nord de l'Irak une zone d'exclusion aérienne, interdisant les incursions de l'armée de Saddam Hussein au-delà du 36° parallèle. Cette mesure, permettant le retour des populations, permit aussi l'instauration d'un pouvoir politique partagé entre les deux partis kurdes d'Irak : le PDK de Massoud Barzani et l'UPK de Jalal Talabani. Ce pouvoir de fait, bénéficiant de l'appui des États-Unis, était un coin enfoncé dans l'Irak de Saddam Hussein et un moyen de chantage contre lui. Il bénéficiait aussi de l'accord de la Turquie voisine. En effet, PDK et UPK, à condition qu'on les laisse gérer le Kurdistan irakien, se montraient prêts à affronter la guérilla kurde de Turquie dirigée par le PKK et à l'empêcher d'utiliser leur territoire comme base arrière pour ses opérations en territoire turc.

C'est dans ces conditions qu'une autorité autonome put s'installer dans la zone kurde de l'Irak. Celle-ci commença à bénéficier d'une certaine aisance alors que le reste du pays, soumis aux mesures occidentales d'embargo, s'enfonçait dans la misère et le dénuement. En 2003, la nouvelle guerre déclenchée par George Bush junior contre l'Irak aboutit cette fois au renversement de Saddam Hussein et à l'instauration à Bagdad d'un nouveau pouvoir sous protection américaine. La nouvelle Constitution reconnut officiellement l'autonomie du Kurdistan irakien. Restant en dehors des affrontements entre milices que connaissait le reste du pays, solidement contrôlée par les peshmergas de l'UPK et du PDK, pourvue des importantes ressources pétrolières de la région de Kirkouk, développant son commerce avec la Turquie voisine, la zone kurde devint un îlot de prospérité, jouissant d'une paix relative et contrastant avec les autres régions de l'Irak dévastées.

Dix-sept universités ouvertes en dix ans, des hôpitaux, des aéroports, des autoroutes témoignent d'un développement économique qui a largement profité à la petite bourgeoisie kurde d'Irak et consolidé la base sociale des deux partis autonomistes historiques de la région. Longtemps concurrents et ennemis, constitués autour de deux clans de familles kurdes, le PDK du clan Barzani et l'UPK de Jalal Talabani s'entendent pour se partager le pouvoir, et surtout les revenus découlant de l'enrichissement de la classe dirigeante. Face au pouvoir de plus en plus faible siégeant à Bagdad, le gouvernement autonome kurde s'est permis de passer des accords avec les compagnies pétrolières occidentales sans en référer au gouvernement central, et surtout en s'en réservant les revenus.

Les Kurdes de Syrie et le régime de Bachar El-Assad

Bien plus récemment, c'est en Syrie qu'une zone kurde autonome a pu se constituer, à la faveur de la guerre civile.

En Syrie, les Kurdes constituent plus de 10 % des 22 millions d'habitants du pays mais sont officiellement privés de droits culturels et pour beaucoup de la nationalité. Mais la rébellion commencée en 2011 contre le gouvernement de Bachar El-Assad leur a donné une chance.

En effet, la tactique du pouvoir a été de favoriser la division de l'opposition. D'une part, le régime d'Assad a laissé se développer les groupes islamistes intégristes, dont il savait qu'ils ne manqueraient pas de s'affronter à ceux de l'opposition dite démocratique. Mais d'autre part, dans les régions kurdes, il a accepté de céder le pouvoir aux milices du parti nationaliste kurde PYD (initiales kurdes de Parti de l'union démocratique), lui-même proche du PKK de Turquie. Il s'agissait pour Assad d'éviter d'avoir à combattre une rébellion kurde au moment où il devait combattre sur bien d'autres fronts. C'était aussi rendre la monnaie de sa pièce au régime turc d'Erdogan, qui de son côté favorisait l'infiltration de combattants anti-Assad en territoire syrien. Le contrôle par le PYD des régions kurdes, situées à la frontière turque, permettait de faire la jonction avec des zones de Turquie contrôlées par le PKK et créait de graves difficultés à l'armée d'Ankara.

Fin 2013, le PYD a mis en place une administration autonome de la région. On peut se demander combien de temps durera cette indépendance conquise par les Kurdes de Syrie à la faveur de la guerre civile que connaît ce pays. Cependant, elle vient s'ajouter à l'évolution que connaît depuis vingt ans le Kurdistan d'Irak et aboutit à créer une zone kurde autonome s'étendant du nord de la Syrie à la frontière irano-irakienne, dans une quasi-continuité. À ceci près cependant que, pour kurdes et autonomistes qu'ils soient, les partis politiques régnant sur le Kurdistan de Syrie et d'Irak ne sont nullement amis.

Durant cet été 2014, au moment où les milices de l'État islamique déferlaient sur l'Irak et où l'armée de Bagdad refluait en désordre, le mini-État kurde du nord du pays est apparu comme un refuge possible pour les populations persécutées, et ses forces armées comme les seules capables de faire barrage à l'avancée djihadiste.

Pour l'impérialisme, et malgré les discours des dirigeants occidentaux, le principal souci n'était pas le sort des populations menacées par la barbarie des troupes de l'État islamique, mais le fait de laisser s'étendre un pouvoir échappant à son contrôle et compliquant encore la situation. Mais d'autre part, après leurs désastreuses aventures en Afghanistan et en Irak, les dirigeants américains veulent éviter d'envoyer de nouveau des troupes au sol pour occuper le terrain, avec le coût financier et humain que cela comporte. L'existence des combattants kurdes, contraints eux-mêmes de se battre contre les milices islamistes pour défendre leur propre territoire, était donc bienvenue pour les dirigeants occidentaux. À condition de leur fournir un peu d'armement et de les contrôler, les peshmergas pouvaient, sur place, remplacer avantageusement des soldats occidentaux.

De leur côté, les dirigeants du Kurdistan d'Irak n'étaient pas mécontents de montrer leur capacité de défendre les populations contre la menace islamiste et de la reconnaissance internationale qui en résulte pour eux. Le PYD de Syrie a agi de même, en ouvrant à la frontière syro-irakienne un corridor qui a permis d'évacuer des populations chrétiennes ou d'autres minorités menacées par l'avancée des troupes de l'État islamique.

Un état kurde reste encore un mirage

Va-t-on pour autant vers une véritable reconnaissance de l'identité nationale des Kurdes, voire vers leur constitution en tant qu'État, effaçant les frontières entre lesquelles ils sont partagés depuis un siècle ? On n'en est évidemment pas là, et pour de nombreuses raisons.

Tout d'abord, les organisations kurdes sont largement divisées, suivant les contours des frontières qui les partagent. Entre PDK, UPK, PYD et PKK, de véritables guerres ont déjà éclaté. Ensuite, si une autonomie kurde existe désormais en Irak, et maintenant en Syrie, il n'en est pas question dans les deux autres pays concernés.

Le régime de Téhéran exclut totalement une telle autonomie. Quant au régime turc, le processus de règlement de la question kurde dans lequel le gouvernement Erdogan dit s'être engagé ne donne aucun signe d'avancement. Erdogan voudrait sans doute vérifier la possibilité de s'associer une partie de la petite bourgeoisie des régions kurdes, au prix d'un intéressement économique et de quelques concessions politiques. Mais on attend toujours de savoir quelles seront ces concessions et si elles pourront vraiment satisfaire les notables des régions kurdes et obtenir l'aval des dirigeants du PKK. En même temps, le simple fait d'envisager cette hypothèse se heurte à de nombreuses résistances au sein de l'armée et de l'appareil d'État, et parmi les dirigeants politiques turcs. Enfin, de leur côté, à supposer même qu'ils le veuillent, les dirigeants impérialistes auraient bien du mal à contraindre un régime comme celui d'Ankara à faire les concessions nécessaires pour aboutir à un règlement de la question kurde.

Mais justement, les dirigeants impérialistes ne souhaitent pas vraiment un tel règlement, ni au Kurdistan de Turquie, ni même au Kurdistan d'Irak, pour ne pas parler de ceux d'Iran et de Syrie dans lesquels ils n'ont pour l'instant guère de moyens d'intervenir. Les interventions impérialistes au Moyen-Orient, leurs manœuvres pour utiliser telle ou telle ethnie, telle ou telle minorité religieuse ou tel ou tel régime contre les autres, s'appuient justement sur le fait qu'il n'y a de véritable règlement nulle part, et du coup, cela aboutit au morcellement croissant de la région. Celle-ci est désormais divisée entre des zones dominées par des milices sunnites plus ou moins intégristes, d'autres dominées par des milices chiites, les unes influencées par l'Arabie saoudite, par le Qatar, par l'Égypte, la Turquie ou l'Iran, zones entre lesquelles se jouent des luttes d'influence ou des guerres quasi permanentes. Ce morcellement s'étend désormais à l'Irak, à la Syrie et au Liban, sans parler de la Palestine dont la division a désormais une longue histoire, qui n'en est pas moins explosive pour autant.

L'appui accordé aux uns et aux autres, et aux uns contre les autres, l'intervention des services secrets, le trafic d'armes organisé en sous-main, sont les moyens utilisés quotidiennement pour continuer à contrôler la région. C'est le cas même si, on le voit avec les succès de l'État islamique, les créatures de l'impérialisme lui échappent parfois au point de devenir incontrôlables. Il ne lui reste alors plus qu'à chercher à rétablir un certain équilibre, au besoin par des bombardements et des aides militaires accordées à telle ou telle force, ce à quoi s'emploie maintenant Obama et qui lui tient lieu de stratégie.

C'est dans ce cadre que l'autonomie kurde irakienne a son utilité pour l'impérialisme, pas au point cependant qu'il souhaite lui donner une reconnaissance internationale. Au contraire, le fait que les dirigeants kurdes doivent continuer à la rechercher les rend d'autant plus ouverts et compréhensifs pour les intérêts des compagnies occidentales.

Près d'un siècle après le dépeçage de l'Empire ottoman et la grande division des Kurdes, l'impérialisme n'a toujours à leur offrir que la division entre diverses entités et au mieux un ersatz d'existence nationale, conditionné au fait qu'ils se montrent bons gardiens des puits de pétrole et disponibles, le cas échéant, pour se battre là où les dirigeants impérialistes veulent éviter d'envoyer des troupes ; à condition aussi qu'ils sachent se limiter aux zones qu'on leur assigne. En contrepartie, une mince couche de notables kurdes peut se voir reconnaître le droit de s'enrichir des retombées de l'exploitation pétrolière ou de divers trafics.

Pour le peuple kurde, comme pour les autres peuples de la région, la question du droit à une véritable existence nationale, dans le cadre d'une coexistence fraternelle avec ses voisins, reste entièrement posée. Elle ne trouvera de solution véritable qu'avec la fin de la domination impérialiste, dans le cadre d'une fédération socialiste des peuples de la région.

15 septembre 2014

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