LES DÉMOCRATIES POPULAIRES sont-elles des Etats SOCIALISTES ? Ce que signifie leur évolution actuelle vers la « libéralisation ».31/01/19661966Cercle Léon Trotsky/static/common/img/clt-min.jpg

LES DÉMOCRATIES POPULAIRES sont-elles des Etats SOCIALISTES ? Ce que signifie leur évolution actuelle vers la « libéralisation ».

Introduction

Pendant et après la 2° guerre mondiale, l'Europe centrale fut le théâtre de bouleversements sociaux et politiques importants, qui ont donné naissance à une série d'Etats, d'un type particulier, et que l'on désigne habituellement sous le nom de « Démocraties Populaires ».

La caractéristique commune des Démocraties Populaires est une structure économique et sociale ressemblant à celle de l'Union Soviétique, et pendant longtemps, - et même maintenant pour la plupart d'entre elles - la dépendance étroite de la bureaucratie soviétique.

Pour beaucoup, des années durant, plus particulièrement de 1948 à 1953 la constatation de cette dépendance vis-à-vis de l'URSS tenait lieu pour ainsi dire d'explication de la nature de ces pays. C'est à peine si on faisait la différence entre les pays baltes qui eux, étaient annexés, et les Démocraties Populaires, qui ne l'étaient pas « encore ». Le mot à la mode chez certains trotskistes était alors « l'assimilation structurelle » proclamée tendance dominante dans l'évolution des Démocraties Populaires. L'évolution de ces pays depuis une dizaine d'années a montré cependant, que les Etats en question bien loin de s'assimiler à celui de l'URSS acquièrent au contraire de plus en plus d'autonomie. Par conséquent ils existent en tant qu'Etats indépendamment de l'Union Soviétique. Le problème de la nature sociale de ces Etats était donc clairement posé, même pour ceux qui lui tournèrent le dos.

Quelle est la nature de ces Etats, comment sont-ils nés, quelle est leur évolution prévisible : c'est ce que nous nous proposons d'examiner.

Nous ne pouvons pas nous contenter de l'énumération et de la classification des faits arbitrairement détachés de leur contexte ni des définitions qui se basent sur la similitude entre les structures de ces pays et celles de l'Union Soviétique.

Expliquer la nature des Démocraties Populaires en se basant uniquement sur les nationalisations et les planifications qui ont été réalisées, serait aussi faux que de l'expliquer exclusivement par leur dépendance de l'URSS.

Les Démocraties Populaires, comme tous les phénomènes sociaux ont un passé, un présent et un avenir, autrement dit, elles sont en constante évolution. Faire une coupe statique et bâtir à partir de là un raisonnement ne peut mener qu'à des conclusions fausses.

Certes, la ressemblance des structures sociales de l'Union Soviétique et des Démocraties Populaires saute aux yeux. On ne peut pas cependant s'arrêter à cette constatation banale qui, elle-même a besoin d'explication.

La plupart des organisations se réclamant du trotskysme admettent comme un fait incontestable que les Etats des Démocraties Populaires sont des « Etats ouvriers ». Elles ajoutent bien qu'il s'agit là d'Etats ouvriers dégénérés, déformés, malformés, ou tout ce que l'on veut, mais Etats ouvriers quand même. Pour cette affirmation savante, elles passent au- dessus de la différence - estimée sans doute négligeable - qui existe entre la révolution de 1917 où le prolétariat russe a brisé de fond en comble le vieil appareil d'Etat, et la façon dont les Partis Communistes d'Europe Centrale, par des manœuvres d'appareil et appuyées par l'Armée Rouge ont pris la tête de l'appareil d'Etat bourgeois qu'ils ont d'ailleurs eux-mêmes contribué à reconstruire en-dehors et même contre le prolétariat.

Pourtant le marxisme rejette, autant que la biologie, la notion de l'Immaculée Conception. Pour un marxiste, un Etat ouvrier ne peut résulter que d'une révolution prolétarienne victorieuse, et aucun Saint-Esprit - même baptisé Armée Rouge - ne peut remplacer la classe ouvrière dans l'accomplissement de sa tâche historique. Il est vrai que - la Yougoslavie exceptée - le rôle de l'Armée Rouge dans la naissance des Etats des Démocraties Populaires fut important, même parfois déterminant. Mais surestimer, ou plus exactement mal expliquer le rôle de l'Armée russe et de la bureaucratie soviétique, aboutit à des erreurs « sociales » de classe.

Si la pression de la bureaucratie russe à travers son armée et sa police en particulier, explique la fidélité forcée des Etats nationaux de ces pays à l'U.R.S.S., elle n'explique pas du tout la nature de ces Etats. Car, enfin, si les Etats des Démocraties Populaires n'existaient qu'en tant qu'instruments d'oppression de la bureaucratie russe dans ces pays, il serait surprenant de constater avec quelle allégresse ces Etats rongent actuellement, et vont même jusqu'à déchirer, le cordon ombilical qui les relie à l'Etat soviétique qui serait, paraît-il, le seul à pouvoir les faire vivre. Or, c'est précisément en se servant de ces Etats nationaux qui n'étaient sensés être que des rouages locaux de l'appareil étatique soviétique, qu'Enver Hodja et autres Gheorghiu Dej ont rompu avec Moscou, ou pris le large par rapport à lui.

Les événements récents prouvent en réalité que le cas yougoslave, proclamé naguère cas particulier, est en train de devenir la règle. Les Etats des Démocraties Populaires peuvent non seulement s'éloigner de l'U.R.S.S., mais c'est même l'aboutissement logique de leur évolution. Et la nature de ces Etats, masquée, déformée mais nullement transformée par le poids de la bureaucratie russe, se manifeste de plus en plus.

Pour expliquer le présent, il faut comprendre le passé.

Essayons donc de reconstituer rapidement dans quelles circonstances sont nées les Démocraties Populaires.

Le poids social de la bourgeoisie au moment de la guerre

L'Allemagne de l'Est mise à part, en tant que partie de l'Allemagne, les pays d'Europe Centrale étaient tous des pays sous-développés avant la guerre. Ce fait essentiel, c'est cela qui apparente, quant au fond, l'évolution de ces pays à celle de Cuba ou de la Chine. Il y avait, bien sûr, des différences notables entre l'Albanie, par ex., possédant une structure tribale et qui était au même niveau d'évolution que la plupart des pays d'Afrique et la Tchécoslovaquie possédant dans certaines régions une industrie florissante. Cependant, du point de vue économique, même cette dernière était plus près de ses voisins que des pays capitalistes de l'Europe Occidentale.

Ce sous-développement apparaît dans tous les domaines. Prenons pour exemples les revenus par habitant en 1939, qui constituent un indice significatif.

Alors que ce revenu exprimé en dollar est de :

554 aux USA

468 au Royaume Uni

283 en France

il n'est que :

134 en Tchécoslovaquie

125 en Hongrie

109 en Bulgarie

96 en Yougoslavie

95 en Pologne.

Ce qui situe tous ces pays, y compris la Tchécoslovaquie, après l'Italie (140), la Grèce (136), et à peine avant l'Egypte (85). Nous n'avons pas d'indication sur l'Albanie, mais ce pays se situe sans doute bien au dessous, même par rapport à l'Egypte. Ce n'est sans doute pas l'élevage de chèvres qui pouvait assurer un haut niveau de revenus et quant à l'industrie, il n'y en avait pour ainsi dire pas (premier chemin de fer pendant l'occupation italienne en 1940 !).

Deuxième aspect de ce sous-développement : la survivance d'une agriculture archaïque, parallèlement à la faiblesse d'une industrie dominée par les capitaux étrangers.

L'archaïsme de l'agriculture se manifeste différemment en Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie d'une part, et la Yougoslavie et la Bulgarie de l'autre. Dans les premières, l'existence d'immenses domaines féodaux - les Radziwill en Pologne, les Schwartzenberg en Bohème, les Esterhazy en Hongrie possédaient de 30 à 200 000 ha - tout en assurant un poids économique et politique énorme à une faible couche de propriétaires terriens, a réduit la majorité de la paysannerie à l'état de prolétariat agricole. Ce prolétariat agricole constituait 42% de la population en Hongrie, 45% en Pologne !

En Yougoslavie, en Bulgarie, la situation agraire ressemble plutôt à celle de la Chine avant 1948 : peu de grands domaines, une multitude d'exploitations minuscules, grevées d'hypothèques, de dettes, d'impôts, assurant à peine la survie à cette paysannerie pauvre qui constituait la grande majorité de la population.

Ce prolétariat agricole ou cette classe de petits paysans crève-la-faim constituaient un immense potentiel révolutionnaire du même type qu'à Cuba, en Chine ou en Amérique du Sud.

L'industrie était caractérisée par son développement disharmonieux et par la domination du capital étranger. En Yougoslavie, près de 80% des investissements dans l'industrie d'extraction, 90% dans la métallurgie, plus de 70% dans la chimie ont été réalisés par les capitaux étrangers. Même le textile, qui pourtant est plus à la portée des petits capitaux, a été contrôlé à 60% par les capitalistes étrangers.

Et la Yougoslavie n'était pas une exception. En Pologne, la participation étrangère a atteint 60% dans les mines, 90% dans la métallurgie, 56% dans les industries chimiques.

Même en Tchécoslovaquie, la part du capital étranger dans l'industrie s'élevait à plus de 60% !

Ces chiffres permettent de mesurer la faiblesse du rôle de la bourgeoisie nationale dans l'économie et le pourquoi de sa dislocation pendant et après la guerre.

Faible, repoussée dans les branches marginales de l'industrie par les capitaux étrangers, la bourgeoisie nationale était incapable de réaliser sa tâche historique et végétait à l'ombre des dictatures militaires des Horthy, des Pilsudski, des Beck, émanations du pouvoir politique des classes féodales, tandis que ses tâches historiques, l'unification et l'indépendance nationales pour certains pays, la réforme agraire et l'industrialisation pour tous, appelaient des solutions urgentes.

La guerre a encore accentué cet état de fait. La Pologne, la Tchécoslovaquie puis la Yougoslavie sont occupées par l'armée allemande en tant qu'adversaires, la Hongrie, la Roumanie le seront bientôt en tant qu'alliées.

L'invasion allemande a eu comme conséquence immédiate la prise en main de l'appareil économique des pays occupés par la Reichbank et par les grands trusts du III° Reich. Les entreprises nationales et celles contrôlées par les capitaux anglais ou français devenaient allemandes, soit par augmentation du capital, soit par confiscation pure et simple (Stés à participation juive) soit par acquisition à l'amiable.

Les capitalistes étrangers ainsi que les bourgeois « nationaux » ont abdiqué devant le capital allemand, militairement victorieux. Les « Hermann Göring Werke » mettent la main sur Skoda en Tchécoslovaquie, sur les mines et sur l'industrie lourde de la Silésie polonaise et de la Serbie. L'I.G. Farben possède ou contrôle en fait la quasi totalité de l'industrie chimique de l'Europe Centrale. Pour couronner le tout, la Reichbank contrôle le système bancaire de tous les pays de l'Est.

La mainmise allemande ne s'est d'ailleurs pas limitée aux pays occupés, elle s'accentue dans les pays satellites (Hongrie, Roumanie) pour y devenir quasi totale à la fin de la guerre.

Retenons le fait : il expliquera la facilité et même la nécessité des nationalisations ultérieures : ce ne sera pas l'Armée Rouge ni les régimes d'après-guerre qui exproprieront les bourgeoisies nationales (déjà faibles numériquement) mais, précédant tout, l'impérialisme allemand.

Sur le plan politique, les conséquences de la guerre n'étaient pas moins importantes que sur le plan économique. La Pologne a cessé d'exister, la Tchécoslovaquie aussi (seule en subsistait, dans une autonomie fictive, la partie slovaque). La Yougoslavie mutilée s'est disloquée en trois Etats hostiles les uns aux autres : la Serbie, la Croatie, le Monténégro. Les appareils d'Etat nationaux de la Tchécoslovaquie et de la Pologne ont été détruits et remplacés par des appendices de l'appareil d'Etat allemand. Dans les restes de ce que fut la Yougoslavie, l'Allemagne a certes tenté de bâtir des appareils d'Etat nationaux sous son contrôle (tel que celui qui s'appuyait sur les hordes du trop fameux oustachi Ante Pavelitch en Croatie), mais ces appareils n'existaient que grâce à la présence de l'armée allemande.

La faiblesse, voire même l'absence de tout appareil étatique national a rendu plus aisé le pillage ouvert et systématique de ces pays par l'impérialisme allemand militairement victorieux. Cependant, l'effondrement de l'Etat allemand aura entraîné un vide qui laissait face à face les classes antagonistes, alors que les appareils de coercition centraux des classes dominantes étaient extrêmement affaiblis ou même inexistants.

Nous verrons de quelle façon sera comblé ce vide, quels seront les appareils d'Etat reconstruits sous la protection de l'armée russe « libératrice ». Dans ce travail, le rôle des partis staliniens sera important, parfois déterminant. Examinons donc comment les partis staliniens d'Europe Centrale affronteront la guerre (et l'après-guerre) qui, en quelques années, de partis squelettiques qu'ils étaient, les transformera en partis au pouvoir.

La politique de la bureaucratie russe et des P.C. pendant la guerre

Il est bien entendu impossible d'évoquer la politique des P.C. d'Europe Centrale, sans rappeler celle de la bureaucratie russe. Or, la politique de la bureaucratie russe était dominée par le souci de sauvegarder et de renforcer son alliance avec les pays anglo-saxons. En effet, ce n'est pas par la mobilisation révolutionnaire du prolétariat international, mais par la victoire militaire de l'Alliance qu'elle entendait résister à l'invasion de l'impérialisme allemand. Tout vestige, même verbal, de la politique révolutionnaire d'antan fut mis de côté et la notion de lutte de classe remplacée par celle de démocratie contre le fascisme. La Troisième Internationale elle-même - ou tout au moins ce qui en restait - fut dissoute en 1943.

À l'image de l'alliance anti-allemande de l'URSS et des pays capitalistes anglo- saxons, les partis communistes d'Europe Centrale, comme tous les autres, axèrent leur politique sur la création de fronts anti-allemands aussi large que possible.

Toute propagande socialiste devait être abandonnée, ainsi que la défense des intérêts spécifiques de la classe ouvrière. Unité nationale anti-allemande - tel était le mot d'ordre principal de tous les P.C. Le programme mis en avant par le P.C. hongrois en 1942 est caractéristique à cet égard, celui des autres P.C. sera sensiblement le même :

1°) Rupture avec les puissances de l'Axe

2°) Chasser les capitaux allemands de l'économie 3°) Gouvernement national indépendant

4°) Réforme agraire

Ce programme, même en ce qui concerne ses aspects radicaux telle la réforme agraire, était celui d'un parti radical bourgeois, et son objectif était de servir de base à un programme aussi large que possible en y incluant la fraction anti-allemande de la bourgeoisie nationale.

La politique des P.C. était donc partout la même quant au fond, et la création et le développement des fronts anti-fascistes dépendaient en dernier ressort de l'attitude de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie nationale à leur égard.

Si l'on constate donc des différences, parfois même très importantes, entre les fronts uniques réalisés, elles sont plutôt la résultante de l'attitude des masses petites-bourgeoises que de la politique des P.C.

En Tchécoslovaquie, où le parti communiste avait un long passé réformiste dans des conditions de légalité, où il avait fait ses preuves vis-à-vis de la bourgeoisie et où, d'un autre côté, cette dernière n'avait pour ainsi dire aucune possibilité de collaboration avec l'impérialisme occupant, toutes les conditions d'un front anti-allemand étaient réalisées. L'alliance de classe y a pris la forme que l'on a connu en France pendant la Résistance, le président Bénès jouant le rôle du général De Gaulle.

En Hongrie et en Roumanie la bourgeoisie nationale et ses organisations politiques étaient trop faibles pour résister à l'influence du puissant et envahissant allié allemand et, d'ailleurs, elles étaient moins directement menacées par lui.

Là, les P.C., malgré leurs efforts, n'ont pas réussi à regrouper les quelques rares tendances pro-entente, ni à se développer notablement sous le mot d'ordre de renversement des alliances. Pourtant, ils n'ont négligé aucun effort, abandonnant même la trop encombrante désignation communiste. Le P.C. hongrois par exemple s'est dissout en tant que tel, en 1943, pour constituer un parti de la « Paix » dont le programme se réduisait à la revendication exprimée dans son nom. Remarquons d'ailleurs que c'est ce même parti de la Paix, avec des membres et des cadres recrutés sur cette base qui se retransformera en P.C. au moment de la libération. C'est dire quelle sera sa composition, sa politique, sa nature !

Nous reviendrons sur cet aspect du problème à propos de la Yougoslavie.

En Pologne, la politique d'alliance n'a donné que de piètres résultats là aussi, mais pour d'autres raisons. La résistance nationale s'est constituée dès la débâcle de 1939, à la fois contre l'occupation allemande et contre l'occupation russe, à partir des débris de l'armée nationale. Ses dirigeants intérieurs, anciens cadres de l'armée de Pilsudski - dont les sentiments anti-communistes et anti-russes étaient exacerbés - n'avaient nulle envie de collaborer avec la résistance stalinienne malgré les offres de celle-ci. D'autant moins que la disproportion était écrasante entre l'armée intérieure de Bor Komarowski, disposant jusqu'à cent mille hommes, et les faibles groupes staliniens.

La Pologne était un des rares pays où les deux résistances, également nationalistes et pro-entente se combattaient violemment pendant la guerre. L'épisode le plus sanglant de cet antagonisme sera le soulèvement de Varsovie.

Nous verrons tout de suite quelle sera la forme de la Résistance en Yougoslavie.

Le caractère des Résistances, le fait qu'elles aient eu lieu sur la base de programmes bourgeois, nationalistes, anti-allemands auront une grande importance pour la suite. Dans la plupart des pays d'Europe Centrale, la résistance constituera une des étapes du processus de reconstruction des appareils d'Etat nationaux, et comme telles, elles en sont inséparables.

Nous arrivons donc là au vif du sujet : comment, de quelle manière se construisirent les appareils d'Etat des futures Démocraties populaires ? Ceux-ci se construisirent en suivant deux grands types de processus, identiques quant au fond, différents quant à la forme. Alors qu'en Yougoslavie l'Etat se construira pratiquement sans l'intervention de forces étrangères, dans les autres pays le même processus se fera en présence de l'armée rouge.

Nous commencerons par examiner le cas de la Yougoslavie, où rien ne cache le heurt des forces sociales intérieures et où la nature de l'Etat en tant que force de répression nationale n'est pas perturbée par la présence d'une autre force de répression, étrangère celle- ci.

Le cas de la Yougoslavie

En Yougoslavie, pendant toute la Résistance et après, l'organisation politique dominante est le P.C.Y.. Il est donc nécessaire ici de faire une brève digression sur la nature des partis staliniens.

Nombreux sont en effet ceux qui, même dans le mouvement trotskiste, obnubilés par la dénomination « communiste » des partis staliniens, sont incapables de découvrir la noix derrière la coquille. Pourtant, pour reprendre l'expression de Trotsky : « Celui qui, en politique, juge selon les étiquettes et non selon les faits sociaux, est perdu ». Et, fait significatif, Trotsky mettait en garde ainsi ceux qui remplaçaient l'analyse de la nature sociale du mouvement paysan chinois par des constatations creuses sur la direction soi-disant communiste de celui-ci. Or, le développement et l'activité du P.C.Y. ressemble étrangement à celui du P.C. Chinois, jusque dans ses formes.

Désigner les différents partis communistes comme partis staliniens suffit dans un certain sens, tout au moins quand il s'agit de souligner la différence entre ces partis et les partis bourgeois classiques. Cette dénomination nécessite cependant des précisions, quand on les compare au parti stalinien russe ou même les uns aux autres.

Le P.C. Russe, comme parti, est celui de la bureaucratie. Non seulement parce qu'il organise ses membres sur la base d'une certaine idéologie, d'une certaine politique, de certaines méthodes, mais aussi parce que socialement, il possède une assise réelle dans la couche bureaucratique et parce qu'économiquement il se nourrit de la plus-value appropriée par la bureaucratie.

Tout autre est cependant la signification de la dépendance des P.C. nationaux par rapport à la bureaucratie soviétique. Tant que le P.C. national est faible, tant que son existence dépend de l'appui de la bureaucratie russe, de sa caution morale, sa politique est la manifestation locale des intérêts de la bureaucratie soviétique. Mais lorsqu'il se renforce, la question est autre. Comme disait MARX, dans d'autres circonstances il est vrai, « l'idée devient force quand les masses s'emparent d'elle ». Mais de quelles idées, autrement dit, de quel programme s'agit-il et quelles sont les masses, quelles sont les forces sociales qui s'emparent d'elles ? Là est la question essentielle et non dans l'étiquette « communiste ». Leur dépendance de Moscou ne fait pas des P.C. des « partis ouvriers dégénérés », ce mot n'ayant strictement aucune signification. Le contenu social du parti et sa nature seront déterminés par la classe qu'il représentera.

Sur la base de quel programme est intervenu le P.C.Y. dans les conflits sociaux de son pays et de quelle manière ?

Le P.C.Y. au début a fidèlement appliqué les consignes politiques de Moscou et c'est précisément la réussite de cette politique qui, en donnant une solide base sociale au parti, lui permettra de prendre ses distances jusqu'à la rupture avec la « mère-patrie » soviétique. Rappelons que la consigne était d'abandonner tout programme socialiste et de mettre en avant un programme susceptible de regrouper les larges masses petites-bourgeoises, et plus particulièrement paysannes, de la population. Le P.C. Yougoslave a fidèlement appliqué cette politique. Sa propagande était axée autour des points suivants :

- résistance nationale à l'envahisseur allemand pour sauvegarder et reconstruire la patrie yougoslave,

- combat pour un Etat républicain et démocratique.

Au fur et à mesure que la petite-bourgeoisie et la paysannerie répondirent à son appel, il s'est fait en même temps le porte-parole de la paysannerie contre les survivances féodales, ainsi que contre les lourdes charges qui pesaient sur elle dans le régime d'avant-guerre, tout cela sur la base de l'idéologie de la petite-bourgeoisie. Nulle question là d'internationalisme prolétarien, ni de socialisme, ni quoique ce soit de prolétarien.

Tito ne laisse passer aucune occasion pour défendre « l'inviolabilité de la propriété privée » et « l'initiative privée dans l'industrie, dans le commerce et dans l'agriculture ».

Le parti communiste yougoslave, relativement faible au début de la guerre, a connu un développement inespéré, incomparablement plus important que celui de ses semblables d'Europe Centrale, et c'est ce qui donnera à la Yougoslavie le caractère particulier qu'elle a eu. Ceci s'explique par plusieurs facteurs.

Le premier est national. Nous l'avons vu, la Yougoslavie s'est disloquée entre trois Etats hostiles, dont les dirigeants se combattaient avec une férocité acharnée. La seule résistance en dehors de celle de Tito, celle du Général Mikhaïlovich, partisan du roi en exil, n'a regroupé que les cadres serbes de l'ancienne armée royaliste et très vite s'est laissée entraîner dans une lutte anti-croate. La seule organisation qui opposait aux envahisseurs allemands un nationalisme yougoslave était le P.C.Y. qui est devenu le seul parti nationaliste yougoslave.

Le deuxième facteur du succès du P.C.Y. est social. Mikhaïlovich combattait pour le retour intégral à l'ancien régime semi-féodal, abhorré par les paysans qui en avaient cruellement souffert. Le radicalisme bourgeois du P.C.Y., son nationalisme, était le programme dans lequel se retrouvaient la paysannerie et la petite bourgeoisie urbaine progressiste et anti-allemande. En l'espace de deux ans, le P.C.Y. se retrouvait à la tête d'un puissant mouvement nationaliste qu'il dirigeait tout autant qu'il en était inspiré.

La source du succès du P.C.Y. était d'avoir réussi à unifier le potentiel révolutionnaire anti-féodal et anti-étatique de la petite-bourgeoisie et de la paysannerie sur la base d'un programme nationaliste bourgeois. Il ne s'agissait là nullement d'un parti révolutionnaire solidement appuyé sur le prolétariat urbain et entraînant la paysannerie à sa suite (comme en Russie en 1917) mais, malgré une certaine phraséologie, d'un mouvement, paysan par son contenu, dirigé par des éléments de la moyenne bourgeoisie intellectuelle et urbaine agissant sous le drapeau du P.C.. Le prolétariat en tant que classe, n'a en nul endroit et à nul moment, pris part à la lutte. Les villes étaient les dernières conquises et c'est seulement au moment de la Libération que le mouvement paysan s'est trouvé face au prolétariat.

Malgré son nom et son étiquette, le P.C.Y. est devenu le seul parti bourgeois radical conséquent en Yougoslavie. Comme se demandait naïvement en 1943 un observateur anglais (cité par Fetjö) : « on ne pouvait savoir si c'est le communiste en Tito qui se déguisait en nationaliste pour imposer son extrémisme social, ou si, au contraire, le communisme ne devait être qu'un instrument pratique permettant la réalisation d'un front national dominant tout particularisme. »

L'appareil d'Etat national, en tant que force organisée de répression, est né à partir de l'armée paysanne et des conseils anti-fascistes.

Il exerçait son pouvoir sur les territoires libérés d'abord puis entre le Congrès de Jajtsé en fin 1943, où le Conseil Anti-fasciste décide officiellement la fondation du nouvel Etat, et à la fin de la guerre, il étendait sa domination sur l'ensemble du pays.

Certaines organisations, se disant même trotskystes, n'hésitent pas à qualifier cet Etat yougoslave d'Etat ouvrier. Mais au moment où les armées de Tito entrèrent dans les villes, et pour la première fois, rencontrèrent le prolétarien urbain en tant que classe, l'appareil d'Etat était déjà né. Pour un marxiste, la notion d'Etat ouvrier a une signification précise : celle du prolétariat armé, groupé dans ses organisations de classe : les conseils ouvriers.

L'Etat yougoslave est né en dehors de la classe ouvrière et il était le fait de la petite- bourgeoisie urbaine s'appuyant sur la paysannerie armée. Cet Etat est, et ne pouvait être autre chose qu'un Etat bourgeois.

Bien sûr, pour prouver la nature ouvrière de cet Etat, on peut toujours se rabattre, en désespoir de cause, sur les mesures soi-disant socialistes prises par l'Etat yougoslave, telles en particulier les nationalisations. Comme si les nationalisations étaient l'apanage d'un Etat socialiste ! Rappelons qu'à la fin de la guerre, la quasi totalité de l'industrie était aux mains de capitalistes allemands. La bourgeoisie nationale était par trop exsangue et débile pour avoir les moyens de mettre en route l'appareil industriel. Sous peine de voir toute l'industrie s'arrêter, l'Etat était obligé de recueillir la succession de l'impérialisme allemand après la défaite de celui-ci. D'ailleurs les dirigeants yougoslaves eux-mêmes font preuve de plus de modestie en la matière que leurs laudateurs. Comme le déclarait Kidritch : « La première apparition du type socialiste de notre économie n'a pas fait suite à une nationalisation formelle, mais à la confiscation des biens des traîtres à la nation. » Ou comme disait Kardelj : « La force principale de cet assaut (contre la propriété privée) furent les procès intentés aux réactionnaires félons ».

Aussi, quand, au 5 décembre 1946, la loi de nationalisation fut promulguée, du fait des confiscations des biens allemands et de ceux des « traîtres », l'Etat dirigeait déjà plus de 80% de l'industrie, la totalité des banques et du commerce de gros.

Ajoutons que le parti, du fait même d'avoir trouvé une assise et un contenu social, a cessé d'être un parti stalinien dans le sens classique du terme, avec tout ce que cela comporte de dépendance de Moscou.

Le développement du P.C.Y. a préfiguré sa rupture ultérieure avec la bureaucratie soviétique. La pression de sa base sociale a primé sur sa fidélité vis-à-vis de Moscou. À commencer par la lutte contre Mikhaïlovich - enfreignant ainsi l'ordre d'unir les résistances

nationales - en passant par la fondation de l'Etat yougoslave républicain, et le renversement du roi légitime, les décisions les plus importantes de Tito ont été prises malgré les ordres de Staline sinon contre eux. Bien que jusqu'en 1947 Tito ait été vénéré comme le N°2 du camp stalinien, sa rupture avec Staline était inscrite dans la logique des choses. Cette rupture exprimera, par-delà les désaccords idéologiques, l'antagonisme fondamental entre deux Etats de nature différente.

Les autres Démocraties Populaires

Comment s'est posée la question pour les autres Démocraties Populaires ? Bien sûr la présence active de l'armée russe a fortement influencé le processus de reconstruction de ces Etats. Cette présence a fortement influencé aussi le raisonnement des partisans de l'« Etat ouvrier déformé ». Mais il ne suffit pas de constater l'intervention de l'appareil d'Etat russe. Encore faut-il savoir dans quel sens a agi cette intervention.

Pour cela il faut revenir en arrière.

Dès Février 1943, après la bataille de Stalingrad, les alliés, sûrs de la victoire, pensent à l'après-guerre. La conférence de Téhéran de 1943 ouvre la série de conférences, dont le but est de définir la politique des alliés pour l'après-guerre.

Les conférences de Téhéran, de Yalta, puis de Potsdam, ainsi que la rencontre de Moscou sont suffisamment connues pour qu'il ne soit pas la peine de les rappeler longuement. Chacun se rappelle du cynisme avec lequel les grands décidaient du sort de centaines de millions de personnes. Le marchandage est connu entre Staline et Churchill sur le pourcentage des sphères d'influence dans les pays d'Europe Centrale. Ce n'est pas cela qui nous intéresse, mais la signification profonde de ces décisions.

Toute guerre, et surtout les conflits à l'échelle mondiale de l'époque impérialiste, ébranle les fondements de la société et l'équilibre entre les classes est perturbé.

La vague révolutionnaire des années consécutives à la première guerre mondiale ont ébranlé l'impérialisme dans ses fondements. Le souvenir de ces « années terribles » était encore vif dans l'esprit des classes privilégiées.

La fin de la deuxième guerre mondiale promettait une situation pire encore pour les classes dominantes. D'autant plus que l'affaiblissement extrême, la disparition même des appareils d'Etat bourgeois à l'échelle européenne donnait à la révolution prolétarienne plus de chance encore que pendant les années 1917-1920.

Dans la situation explosive ainsi créée, les lignes de force des antagonismes sociaux internationaux partaient de 3 pôles principaux : la classe ouvrière, la bourgeoisie et la bureaucratie russe. Ajoutons que la bureaucratie, à travers les partis staliniens, influençait très fortement le développement du mouvement ouvrier. L'antagonisme triangulaire entre les intérêts de ces trois catégories était cependant soumis à l'antagonisme principal qui opposait la classe capitaliste et la bureaucratie à la classe ouvrière.

La contradiction entre l'impérialisme et la bureaucratie s'estompait dans la crainte commune d'une révolution prolétarienne qui aurait mis fin à la domination de l'une et de l'autre.

Pour l'une comme pour l'autre, l'objectif principal était d'empêcher toute manifestation du mouvement ouvrier autonome et de briser le prolétariat avant que celui-ci puisse les abattre.

Tel était la base même de l'entente entre impérialistes et bureaucratie, les accords n'en étaient pas que l'expression juridique. En vertu des accords la bureaucratie s'est engagée à désarmer moralement et matériellement par l'intermédiaire des P.C., la classe ouvrière européenne. En contrepartie elle obtint la promesse du débarquement à l4ouest qui devait soulager militairement l'URSS en créant un second front à l'Ouest. Les alliés craignaient que la guerre en Europe, avec l'effondrement du Reich encourage la révolution, de là leurs exigences « politiques » vis-à-vis de Staline.

La bureaucratie russe obtint aussi, par ces accords, le droit reconnu de faire ce qu'elle voulait - sauf la révolution, mais ce n'était pas la peine de l'exiger - dans les pays qui passeraient sous son contrôle. En ce sens, les accords exprimaient ainsi un compromis entre les intérêts opposés de la bureaucratie et de l'impérialisme. On sait, avec quelle fidélité la bureaucratie a respecté ses engagements en France, en Italie, en Grèce et même en Yougoslavie et bien sûr dans les pays de son propre glacis.

Comment se posait cette tâche pour la bureaucratie en Europe Centrale ?

Il est impossible de comprendre le rôle de la bureaucratie dans ces pays sans avoir constaté, compris, assimilé, son caractère profondément contre-révolutionnaire, et sa peur congénitale de la révolution prolétarienne. Une révolution se propageant en Europe Centrale ne s'arrêterait pas à la frontière de l'Union Soviétique. Elle ferait éclater la fragile domination de la bureaucratie. Et celle-ci ne pouvait courir un tel risque.

Or, seule une force de coercition organisée, pouvait arrêter et briser le développement de la lutte de classes. Le devoir numéro un que la bureaucratie s'est fixé était de mettre fin à l'absence ou à la fragilité des Etats nationaux de son glacis et construire des appareils solides. Le caractère de ces appareils d'Etat sera déterminé par leurs tâches et par les forces sur lesquelles ils s'appuieront. On verra que la bureaucratie s'appuiera sur les fronts nationaux de composition et de politique anti-prolétarienne, expressions locales de la sainte alliance internationale entre la bureaucratie et les impérialistes.

La bureaucratie soviétique, dans la mesure où son objectif principal était d'étouffer le développement révolutionnaire du mouvement ouvrier, ne pouvait bâtir que des appareils d'Etat anti-prolétariens. Pour cela, elle s'est appuyée sur les forces les plus anti-ouvrières, donc souvent les plus réactionnaires, nous verrons sous quelle forme concrète.

Le rôle de l'Armée Rouge, tel qu'il fut, bien loin de donner une preuve de la nature ouvrière des Etats des Démocraties Populaires, prouve exactement le contraire. On nous dit que l'armée d'un Etat ouvrier dégénéré ne peut agir que dans le sens de la formation d'Etats ouvriers dégénérés, voire déformés. C'est ne rien comprendre à la nature contradictoire de l'Etat soviétique. Et l'on peut défendre l'Etat russe sans oublier que son armée peut jouer un rôle contre-révolutionnaire.

En défendant contre l'impérialisme allemand les conquêtes de la Révolution d'Octobre, l'Armée Rouge a effectivement porté le sceau de son origine prolétarienne. Mais, en Europe Centrale, l'Armée Rouge est intervenue en 1945 comme une force contre- révolutionnaire destinée à empêcher l'éclosion de la révolution prolétarienne, remplissant rigoureusement le même rôle qu'aurait rempli en pareille circonstance une armée capitaliste. Son origine n'y change rien. Cette force contre-révolutionnaire dont le but principal était d'écraser la classe ouvrière, et alliée dans ce but aux couches les plus anti-prolétariennes, ne pouvait en aucun cas créer des Etats ouvriers, pas même « déformés ».

La question serait posée différemment en cas d'intégration de ces pays dans l'Union Soviétique. Personne ne discute la nature de l'Etat lettonien ou estonien, pour la bonne raison que l'Etat de ces pays est celui de l'Union Soviétique, et comme tels, ils font en effet partie de l'Etat russe, Etat ouvrier dégénéré. Pourquoi l'Union Soviétique n'a pas réalisé cette intégration ? Pour une part à cause des accords de Téhéran, Yalta, etc... Mais aussi, et surtout, parce qu'elle n'en avait pas la possibilité. Car pour briser le prolétariat dans le cadre des Etats nationaux la bureaucratie pouvait trouver des alliés tout indiqués, dans les forces bourgeoises et petites-bourgeoises nationales. On verra concrètement que c'étaient ces forces-là qui ont reconstruit les Etats de l'Est avec la bénédiction de l'Armée Rouge.

Alors qu'en intégrant ces pays à l'URSS la bureaucratie se serait heurtée à toutes ces forces bourgeoises et petites-bourgeoises, et à l'impérialisme, alliés irremplaçables pour briser le prolétariat, mais ennemis acharnés d'une soumission à un Etat ouvrier, même dégénéré. Certes, le prolétariat armé et mobilisé aurait pu briser ces forces, mais encore une fois, c'est à cette mobilisation trop dangereuse, que la bureaucratie se refusait.

On n'attribue pas suffisamment d'importance au maintien des Etats nationaux ; pourtant, la bureaucratie soviétique a créé là des instruments d'oppression qui n'étaient pas les siens, qui lui étaient étrangers et qui, les événements récents le prouvent, peuvent se tourner contre elle.

La lutte contre le prolétariat, qui dans chaque pays a mis la bureaucratie du côté des forces bourgeoises, n'a pas mis fin à l'antagonisme entre l'impérialisme et la bureaucratie. Les forces bourgeoises une fois le danger de la révolution prolétarienne écarté, tiraient vers leurs alliés naturels, les Etats impérialistes. Or la bureaucratie russe tenait à sa zone de sécurité pour la séparer de ses dangereux alliés, qui ne tarderont pas d'ailleurs à agir à nouveau comme adversaires. Si la bureaucratie russe ne pouvait bâtir que des Etats anti- prolétariens, bourgeois, elle tenait au moins à s'assurer leur contrôle.

Une fois le prolétariat brisé, et au fur et à mesure que le danger d'une vague révolutionnaire s'éloigne, le fossé s'approfondit entre l'impérialisme et la bureaucratie et on s'achemine vers la guerre froide. Pour maintenir son contrôle sur les Etats de son glacis, la bureaucratie est contrainte d'éliminer tranche par tranche les partis bourgeois, et épurer ses propres partis staliniens. Mais ceci ne changera plus rien à la nature des Etats du glacis.

La politique de la bureaucratie consistera donc dans ce double combat, échelonné dans le temps.

Les théoriciens staliniens divisent la période 1944-1949 en deux parties. Pendant la première s'étendant de 1944 à 1948, de leur propre aveu, les P.C. ont lutté de concert avec les autres partis dits « démocratiques » pour construire des Etats bourgeois-« démocratiques ». Pour la deuxième période, après 1948, ce sera la transformation vers le socialisme. Bien sûr on pourrait leur demander comment un Etat bourgeois peut se transformer en un Etat socialiste (d'abord qu'est-ce que cela veut dire ?) sans la destruction de fond en comble de l'appareil d'Etat bourgeois par la classe ouvrière armée. Mais il serait vain de vouloir attraper un stalinien par des arguments. Constatons simplement le fait que même d'après les staliniens, l'Etat bâti après 1944 était un Etat bourgeois.

Pour être Etats bourgeois, ils l'étaient de la tête aux pieds. Commençons par la tête (composition des gouvernements). Dans les pays de résistance, les gouvernements étaient du même type que celui connu en France à la même époque. Comptant des dirigeants de la Résistance intérieure dans leurs rangs, ils provenaient des gouvernements en exil qui, eux- mêmes se déclaraient les dépositaires de la continuité de l'Etat d'avant-guerre. Dans les pays où il n'y avait pas eu de résistance notable, en particulier dans les pays alliés à l'Allemagne (Hongrie, Roumanie), le gouvernement était composé d'hommes politiques qui, la veille de l'occupation du pays servaient encore les dictatures en place, ou de militaires de hauts grades passés aux Russes pendant le dernier quart d'heure. La composition de ces gouvernements reflétait la composition des fronts nationaux qui, formés pendant la Résistance ou après l'occupation, regroupaient toutes les forces politiques du pays, y compris les plus réactionnaires, sauf celles par trop visiblement compromises par les Allemands (et encore).

Bien sûr, le gouvernement n'est pas l'Etat. Néanmoins, la composition de ces gouvernements est révélatrice à l'égard des forces politiques qui soutiennent cet Etat.

Deux exemples :

Tchécoslovaquie, où il y avait une résistance : 3 catholiques, 3 socialistes-nationaux (parti de Bénès), 3 démocrates (slovaques), 3 social-démocrates, 3 P.C., 2 sans parti. Dans tout cela, il y avait entre autre un évêque catholique et deux généraux.

Hongrie : sous la présidence d'un général horthyste passé aux Russes, participaient notamment l'ancien chef d'Etat-Major de Horthy, un général de gendarmerie, un comte (un des plus grands propriétaires terriens), plus une série de politiciens bourgeois. Seuls trois « communistes » y participaient. Voilà le premier gouvernement hongrois après la Libération que même maintenant les staliniens enregistrent comme un « succès des forces démocratiques ».

Ce qui se passe au niveau des gouvernements se passera aussi au niveau local. Les Comités nationaux, de composition ouvrière ou petite paysanne, et dominés par le P.C., qui sont créés à l'approche de l'armée russe (en Hongrie notamment) étaient dissous et recréés avec les éléments de la notabilité locale (avocats, médecins, bourgeois). Le P.C. connaissait ses premiers heurts avec ses éléments ouvriers qui étaient dans la plupart des cas à l'origine de ces comités locaux. Mais, disait le Parti, les Comités qui remplissaient le rôle de l'autorité locale devaient refléter la composition du Front National.

Or ces Fronts Nationaux étaient dominés par les partis bourgeois. Remarquons là que la distinction entre « partis bourgeois » et « partis communistes » ne reflétait de toute manière pas un clivage de classe. Si l'originalité des différents P.C. consistait dans leur dépendance de l'Etat soviétique, ils n'étaient rien d'autre que des partis bourgeois (petits-bourgeois si l'on préfère) autant à cause de leur dépendance de l'Etat soviétique qu'à cause de la pression de leur base sociale.

Ce dernier point est à souligner. Si déjà pendant la fin de la guerre, les différents P.C. ont subi un afflux d'éléments petits-bourgeois, recrutés sur un programme bourgeois, après la guerre cet afflux s'accentuait encore. Au point que dans certains P.C., la direction était obligée de tirer la sonnette d'alarme.

En Roumanie, par exemple, Céausescu constatant que sur un million de membres, le parti ne comptait qu'environ un tiers d'ouvriers d'industrie, mettait en garde contre les arrivistes qui, la veille encore, tentaient une carrière dans la Garde de Fer fascisante.

Des deux grands piliers de l'appareil d'Etat, l'armée était dans les pays de la résistance, l'armée résistante. Dans les autres, la nouvelle armée était la continuation de l'ancienne, jusques et y compris ses cadres les plus haut placés.

L'appareil de police, plus particulièrement la police politique, était le seul appareil dont le parti tenait à s'assurer dès le début. Il remplissait cependant le même office que ses semblables occidentaux à la même époque.

La tâche centrale de ces Etats pendant toute cette période « bourgeoise démocratique » (pour reprendre l'expression des staliniens), était de briser le prolétariat et de remettre en marche l'économie sur une base capitaliste, exactement comme en France ou ailleurs.

On cherchait à domestiquer la classe ouvrière et dans son ensemble et dans ses éléments les plus conscients. Les grèves étaient violemment combattues par les staliniens, au nom de la nécessité de la remise en marche de l'« économie nationale » (capitaliste). On retrouve même les synonymes locaux du fameux slogan « la grève est l'arme des trusts ».

Le P.C. hongrois, par exemple, reprocha longtemps au parti socialiste d'avoir soutenu des grèves « qui ne pouvaient arranger que les patrons ».

Tout embryon d'organisation autonome du prolétariat fut détruit, ou remplacé par des organisations tenues en main par les partis dits ouvriers.

Parallèlement à la répression générale, une chasse particulière fut organisée contre les éléments les plus conscients du prolétariat. De nombreux militants ouvriers « déviationnistes » disparaissaient dans les geôles des nouveaux Etats « démocratiques ».

Au point qu'en Roumanie en 1949 par exemple, 80% des détenus des prisons étaient des ouvriers d'industrie. La violence anti-prolétarienne des nouveaux Etats - et des P.C. par la même occasion - n'avait d'égale que leur amitié tapageuse envers la bourgeoisie.

Il fallait à tout prix « ramener » les patrons « nationaux » qui, pris de panique à l'arrivée de l'Armée Soviétique, partaient vers l'Occident. Alors, on multipliait les gages et les sourires. Les patrons qui ne s'étaient pas trop compromis pendant l'occupation allemande bénéficiaient de nombreux avantages, dont le moindre n'était certes pas de disposer d'organisations ouvrières compréhensives et collaboratrices.

Le regroupement même des capitalistes était autorisé et favorisé : on a vu ainsi renaître en Hongrie l'Union des Fabricants, qui était avant la guerre l'organisation de combat du patronat.

Pendant tout ce temps, les staliniens se contentent de reprocher aux capitalistes le fait que ceux-ci préfèrent utiliser leurs capitaux pour spéculer sur le marché noir, au lieu d'investir dans l'industrie (le fait reproché - soit dit en passant - révèle la faiblesse et l'arriération de ces petits patrons, spéculateurs, usuriers, qui constituaient la majorité de la bourgeoisie).

Pourtant, malgré les appels et les sourires, le patronat reste par trop faible pour assurer seul le fonctionnement de l'industrie. Parallèlement à une politique ouvertement pro- capitaliste, les régimes d'après-guerre commencent les nationalisations. Ces fameuses nationalisations qui, pour certains, constituent l'argument massue en faveur de la théorie des Etats ouvriers sont faites en majeure partie pendant la période qualifiée de « bourgeoise », y compris par les staliniens, et sous des gouvernements à prédominance de « partis bourgeois ». Elles sont effectuées avec la bénédiction de la bourgeoisie qui est la première à en sentir la nécessité économique absolue.

Bénès, président du gouvernement tchèque, et peu soupçonnable de socialisme, déclarait fin 1946 à l'envoyé du « Monde » :

« Les Allemands, à titre individuel ou collectif, avaient mis la main sur quantité d'entreprises tchèques. Fallait-il, après la Libération, redistribuer ces propriétés ennemies entre capitalistes ? C'était pratiquement impossible... Les biens ennemis constituaient donc la première donnée du nouvel Etat tchèque. »

Et il s'étend longuement sur la nécessité économique de nationaliser les mines, l'électricité, les banques, les compagnies d'assurances.

Ce qui fait que, même en Tchécoslovaquie, où pourtant la bourgeoisie était bien moins exsangue que dans les autres pays d'Europe Orientale, le régime « bourgeois » de Bénès a nationalisé 70% de l'industrie.

La seule mesure radicale dont l'initiative venait du régime était la réforme agraire, et la seule classe mobilisée sur la base de ses intérêts de classe était la paysannerie. La destruction de la propriété féodale, la répartition équitable des terres correspondait effectivement aux vœux des millions de métayers, petits paysans, ouvriers agricoles. Cependant, il n'y avait là rien de socialiste. Contrairement d'ailleurs à ce qui s'est passé en Russie, le sol n'a pas été nationalisé.

Il faut ajouter que l'attribution des lopins de terre eut l'avantage de désarmer le prolétariat agraire, une des couches les plus combatives du prolétariat de la plupart des pays de l'Est.

Un des aspects les plus caractéristiques des nouveaux Etats fut, nous l'avons dit, qu'ils étaient construits dans le cadre des frontières nationales, et le nationalisme le plus enragé était un des dénominateurs communs de tous les partis. La politique des dirigeants du nouveau régime, y compris et peut-être même surtout des dirigeants staliniens, était même bien en retrait par rapport à nombre d'idéologues bourgeois de la fin du XIX° siècle. Ces derniers, considérant la faiblesse économique, politique et militaire des pays d'Europe Centrale, l'enchevêtrement des nationalités, l'actualité brûlante de la question nationale, ont mis en avant en leur temps, l'idée d'une Fédération Danubienne, Balkanique ou englobant toute l'Europe Centrale. Ces idées ont profondément marqué des générations d'intellectuels progressistes qui y voyaient une planche de salut pour leur pays coincé entre deux grandes puissances.

Etats bourgeois qu'ils étaient, les nouveaux Etats étaient incapables de donner la moindre suite à ces projets. Au contraire a-t-on vu des conflits violents de caractère ultra- chauvin qui opposaient les futures « Démocraties Populaires », soit au sujet de territoires contestés, soit au sujet des minorités opprimées. Ces conflits ont failli dégénérer en conflit armé entre la Pologne et la Tchécoslovaquie au sujet du minuscule territoire de Teschen, ou entre la Yougoslavie et la Bulgarie au sujet de la Macédoine. On a même vu des partis staliniens emboîter le pas aux éléments les plus chauvins.

Pendant toute cette période, une alliance étroite liait les P.C. et les « partis bourgeois » sur toutes les questions fondamentales, malgré les discussions et les heurts (la Pologne faisant dans une certaine mesure exception, pour les raisons que nous avons vues). Même les observateurs bourgeois soulignaient le « réalisme » des P.C., car, comme disait un auteur bourgeois : « Les objectifs du P.C. à ce moment correspondaient aux aspirations nationales ».

Un politicien hongrois d'extrême-droite écrivit en 1947 encore : « Par son attitude durant les deux ans passés, le Parti Communiste a prouvé qu'il ne veut pas s'emparer du pouvoir par la force ». Ce qui est d'autant plus louable, continue-t-il, que « les conflits n'étaient pas rares entre les masses du Parti et ses dirigeants modérés ».

D'autres bourgeois remarquent qu'« aussi curieux que cela puisse paraître, en 1945, le P.C., le P.S., les partis paysans voire certains partis bourgeois, avaient à peu près la même plate-forme d'action ».

Cette politique a porté ses fruits. Les élections de 1946 et 47 étaient dans la plupart des pays de l'Est une défaite pour les P.C. et ont consacré l'avance - grâce à la politique stalinienne - des partis bourgeois les plus considérés. Les P.C. étaient obligés de faire marche arrière et de ses « radicaliser » un peu. D'autant plus que l'évolution internationale les y poussera.

L'établissement et la consolidation des Etats en Europe Centrale se sont poursuivis dans le contexte mouvant des relations entre l'impérialisme et la bureaucratie soviétique. Or le fossé s'élargit depuis la fin de la guerre entre les deux blocs alliés. Jusque là, la base de l'entente était la peur commune de la révolution prolétarienne à l'échelle internationale, ce qui se reflétait à l'échelle nationale. À partir du moment où le danger de la révolution prolétarienne est éloigné, les impérialistes se retournent contre l'ex-allié dont ils n'ont plus besoin.

Dorénavant, la contradiction entre la nature bourgeoise des Etats occupés par la Russie et leur dépendance de l'URSS devient aiguë. Cette contradiction se manifeste d'abord à travers l'opposition des partis « bourgeois » organiquement liés à l'impérialisme et les P.C. La bureaucratie soviétique sous peine de voir sa mainmise sur l'Europe Orientale remise en cause, est obligée d'engager la lutte. Les P.C. - seuls partis ouvertement pro-russes, ou plus exactement partis sur lesquels la bureaucratie a le plus de contrôle - vont rechercher le contrôle complet des gouvernements des nouveaux Etats.

Cependant, même pendant cette période, les P.C. préféraient l'action policière (la police était partout sous leur contrôle), la terreur physique à l'action des masses.

Il y avait certes quelques manifestations de masses. Le P.C. a fait parfois un appel limité à la classe ouvrière, le cas le plus connu étant enregistré sous le nom du « coup de Prague ». Mais dans chaque cas le P.C. tenait à contrôler étroitement les éléments mobilisés, au demeurant peu nombreux, l'ensemble du prolétariat, dégoûté, étant resté passif.

Vers la fin 1948, grâce à la répression policière, et sans mobilisation réelle du prolétariat, la quasi totalité des partis autres que les P.C. ont été éliminés ou assimilés.

À partir de ce moment, la résistance des Etats bourgeois à la mainmise soviétique s'est manifestée surtout à travers les P.C. eux-mêmes. Quand ces Etats avaient une assise sociale suffisante, quand ils n'étaient pas directement « noyautés » et contrôlés par le N.K.V.D., quand l'Armée Rouge n'était pas sur place, l'appareil d'Etat, même dirigé par des staliniens, rompait avec la bureaucratie soviétique. Telle est l'explication de la rupture soviéto- yougoslave.

Mais même sur les autres appareils d'Etat la bureaucratie n'a réussi à maintenir son contrôle que par une pression constante, par des purges systématiques au niveau des directions des P.C. (procès Rajk, Kostov, Gomulka, Slansky, Clémentis, etc.). Sous le couvert de lutte contre le Titisme, une sourde lutte opposait l'appareil d'Etat soviétique, aux appareils d'Etats nationaux. Et les exécutés n'étaient pas toujours les anti-russes. Certains parmi les plus en vue - c'est une des rançons de la politique dans ces pays où le pouvoir bonapartiste repose sur une pointe d'aiguille - furent condamnés comme « titistes » tout en étant les représentants officiels de Moscou.

C'est pendant cette période 1948-1949 qu'ont été achevées les mesures soi-disant « socialistes ». La Nationalisation fut achevée (rappelons qu'elle ne touchait plus que les 20- 30% de l'industrie). La rupture quasi totale avec l'impérialisme fut consommée et le monopole du commerce extérieur établi. Il ne s'agissait nullement des mesures socialistes mais des mesures nécessitées politiquement.

La bureaucratie russe ne pouvait pas laisser intacts pendant la guerre froide les liens étroits entre les bourgeois nationaux et l'impérialisme.

Le Kremlin était bien placé pour savoir à quel point le renforcement de l'influence économique de l'impérialisme affaiblissait sa mainmise politique sur ces pays. Or cette influence allait en grandissant. De 1945 à 1947, la part des soviétiques dans les échanges des futures Démocraties Populaires diminuait fortement, parallèlement à l'accroissement des parts occidentales plus particulièrement américaines. Au point que dans les échanges de la Tchécoslovaquie par exemple en 1947, l'URSS n'occupe que la 6ème place, bien après les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.

Rien d'étonnant dans ces conditions que le Plan Marshall, dont les objectifs politiques ont été pourtant clairement exprimés par les impérialistes américains, ait trouvé un écho très favorable dans des pays de l'Est, plus particulièrement en Pologne et en Tchécoslovaquie. Et fait important dans ces deux pays, les staliniens eux-mêmes ont emboîté le pas derrière les « partis bourgeois ». Le Conseil des Ministres tchécoslovaque - à participation communiste - s'est déclaré favorable à l'acceptation de l'aide.

Il fallait l'intervention énergique de la bureaucratie soviétique pour empêcher une délégation tchèque (toujours à participation stalinienne) de partir pour Paris où devaient se régler les modalités de cette aide. (On raconte même que cette délégation était déjà sur le chemin de l'aérodrome).

Le plan Marshall a été un avertissement pour la bureaucratie. Il montrait à quel point elle ne pouvait pas compter ni sur les appareils d'Etat des Démocraties Populaires, ni même sur les partis communistes pour résister à la pénétration impérialiste. Si elle voulait sauvegarder sa mainmise sur ces Etats, il lui fallait agir, radicalement.

L'établissement du monopole du commerce extérieur n'était pas le fait des Etats des Démocraties Populaires, il leur était imposé. C'était la réponse de la bureaucratie au plan Marshall.

C'est dans ces conditions qu'en 1949, les Etats soi-disant socialistes étaient nés.

Conclusion

Ces Etats sont-ils socialistes, ou sont-ils même en train de construire le socialisme ? Il faut être stalinien pour l'affirmer. Les ouvriers de Berlin-Est, ceux de Poznan ou de Varsovie ou de Budapest ont montré ce qu'ils pensent de ces régimes qui seraient, paraît-il, les leurs.

Sont-ils des Etats ouvriers déformés ou dégénérés ? Nous avons vu que ces Etats s'étaient construits sans qu'en aucun endroit, à aucun moment le prolétariat intervienne par ses organisations de classe, sur la base d'un programme de classe. Et partout où il dépassait les cadres qui lui étaient fixés par des organisations qui n'étaient pas les siennes, il était brisé dans son élan de la manière la plus violente.

Pour nous, comme pour Trotsky, la désignation « Etat ouvrier dégénéré » a une signification précise. Cette désignation que nous admettons sans réserve pour définir la nature de l'Etat Soviétique, souligne le fait qu'en Russie la classe ouvrière

a effectivement poussé sa Révolution jusqu'au bout, a effectivement détruit le vieil appareil d'Etat,

a effectivement construit son propre Etat.

Cet appareil d'Etat, prolétarien sans conteste, a dégénéré par la suite pour des raisons que nous ne traiterons pas ici, et la classe ouvrière s'est vue dépossédée de son pouvoir par une couche bureaucratique parasitaire.

Rien de tel dans les Démocraties Populaires, où la classe ouvrière n'a jamais pris le pouvoir, n'a jamais détruit l'Etat bourgeois.

Ces appareils d'Etat, bourgeois par leur nature, bourgeois par leur rôle, subsistent... Ils sont certes contrôlés - d'ailleurs de moins en moins - par l'Etat russe. Mais ceci prouve seulement leur faiblesse et non leur nature et leur fonction sociale. Remarquons en passant que c'est par un abus de langage qu'on appelle bureaucratie les couches politiquement dominantes dans ces pays.

La présence de l'Armée Rouge a certes permis en Europe l'accomplissement de bouleversements sociaux importants et sans retour (telle la réforme agraire). Ceci est incontestable. Mais en même temps, en empêchant par la force le développement du mouvement révolutionnaire, elle a frustré la classe ouvrière de sa chance historique de prendre le pouvoir. Au total, elle a donc joué un rôle néfaste, réactionnaire et nullement « progressiste ».

Que peut-on en déduire pour le présent ? La nature bourgeoise de ces Etats s'affirme de plus en plus, et c'est par elle seulement qu'il est possible d'expliquer ce qui se passe dans les Démocraties Populaires depuis une dizaine d'années.

C'est elle qui permet de comprendre qui ce qui est nouveau dans les rapports entre l'URSS et les Démocraties Populaires, ce n'est pas lé désir de ces dernières de rompre, mais que cette rupture soit possible. L'Etat Yougoslave, qui avait une assise sociale solide, n'a pas manqué de rompre, dès 1948. D'ailleurs cette rupture n'était que formelle, en réalité l'Etat Yougoslave n'a jamais dépendu réellement de l'URSS. Les autres Etats, eux, n'ont pas pu rompre, grâce à l'énorme pression directe de l'Etat soviétique, grâce aux épurations constantes, grâce au NKVD (successeur de la Guépéou).

Mais la mort de Staline et la crise de la direction à Moscou ont relâché quelque peu l'emprise soviétique. Les bureaucrates russes étaient trop occupés par la lutte de leurs propres fractions pour le pouvoir. C'est cela qui a permis aux dirigeants locaux de mettre en quelque sorte le pied dans l'entrebâillement de la porte. Et de Tirana à Bucarest, de Varsovie à Berlin- Est, les dirigeants locaux font de plus en plus entendre leur voix, et vont même jusqu'à pouvoir impunément se rebeller contre le contrôle de la bureaucratie russe.

C'est un processus irréversible. La bureaucratie soviétique ne pourrait l'enrayer que par une intervention armée.

Mais il est certain que les impérialistes qui ont laissé les chars russes écraser le prolétariat hongrois en 1956, trop heureux même que l'URSS se charge de la sale besogne, ne laisseraient pas Moscou empêcher par les armes la Roumanie par exemple de commercer avec eux. La bureaucratie le sait, et c'est pour cela qu'elle se garde bien d'utiliser contre l'Etat roumain les mêmes armes qu'elle n'a pas hésité d'utiliser à Berlin-Est, à Poznan, à Budapest.

Alors, quelle est l'évolution possible des Démocraties Populaires ? Deux voies sont possibles. Les pays d'Europe Centrale peuvent suivre et dépasser l'exemple yougoslave et après avoir rompu avec la bureaucratie, renouer petit à petit les contacts avec le marché capitaliste. Ils suivraient donc ainsi la voie conforme à leur nature.

Quelles sont les prémisses de cette évolution vers le marché impérialiste ?

Ceux qui sont habitués à réduire le marxisme à des clichés accepteraient bien notre analyse sur la nature bourgeoise des Etats des Démocraties populaires, à condition qu'on leur montre quelques bourgeois nationaux. Et bien, il n'y a pas de Rockefeller, de Rothschild, ou de Dupont de Nemours polonais, hongrois ou tchèques. Pas même de bourgeois à l'occidentale de plus petite taille comme Peugeot. De même qu'il n'y en a pas à Cuba ou en Egypte. Et on peut prévoir qu'il n'y en aura jamais à moins qu'on les importe. Non, parce que ces Etats seraient des Etats ouvriers mais parce que ce sont des pays sous-développés.

Nous savons ce qui caractérise précisément les pays sous-développés, c'est qu'ils ne peuvent pas se développer sur la base capitaliste et donner naissance à une bourgeoisie bien en chair et en os. Il n'est pas possible qu'une accumulation capitaliste conséquente puisse se faire dans le cadre de ces petits pays. Dans le cadre d'un marché plus vaste par contre, ils seraient écrasés par la concurrence de l'impérialisme occidental né plus tôt qu'eux.

Pourtant l'Etat des Démocraties Populaires favorise par tous les moyens cette pépinière de bourgeois qu'est la petite bourgeoisie. À la campagne d'abord. En n'ayant pas nationalisé le sol, ces Etats payent des milliards sous forme de rente foncière à la couche la plus aisée de la paysannerie. Et la différenciation des classes à la campagne se fait de plus en plus. Même là, où la grande majorité des paysans se trouvent au sein de coopératives.

L'Etat favorise de la même manière la petite bourgeoisie urbaine : artisanat, petits entrepreneurs. La petite bourgeoisie fleurit sous la protection de l'Etat, s'enrichit et joue un rôle de plus en plus important dans l'industrie, en utilisant d'ailleurs la main d'œuvre salariée. Il est même question de permettre en Hongrie à certaines coopératives de petits producteurs industriels de commercer directement avec l'étranger. Le monopole du commerce, déjà sérieusement ébranlé par le fait que certaines usines ont ce droit, recevra là un coup dur.

C'est ici que nous arrivons à la question clé. Il est certes impossible, comme nous l'avons dit, qu'une bourgeoisie à l'occidentale se développe à l'intérieur, à partir des couches petites-bourgeoises existantes. Pas plus qu'en Egypte ou en Algérie ou dans n'importe quel pays sous-développé. Le retour au bercail capitaliste ne pourra se produire que par la réintégration du marché capitaliste. Oui, mais le monopole extérieur, nous objecteraient ceux qui ont vaguement lu dans la Révolution trahie que ce monopole est une des bases économiques de l'Etat ouvrier dégénéré en Russie. Effectivement considéré d'une façon statique le monopole du commerce extérieur existe comme en Union Soviétique. Cela se voit. Constatation banale. Point n'est besoin d'être marxiste pour la faire.

Mais justement le marxisme nous apprend à considérer les phénomènes dans leur évolution et dans leur connexion. Or, nous l'avons vu l'Etat de ces pays n'est pas du tout le garant de ce monopole comme l'Etat en URSS. La rupture avec le marché occidental, la limitation étatique du commerce lui a été imposée pour des raisons politiques par la bureaucratie soviétique pendant la guerre froide. Ces Etats l'ont accepté à contrecœur parce qu'ils ne pouvaient faire autrement.

La bureaucratie russe n'accepte les échanges avec l'Occident qu'à son corps défendant pour des raisons économiques, parce que les lois de l'économie (division mondiale du travail) sont plus fortes que les bureaucrates.

Les dirigeants de ces pays cherchent ces commerces. Plus leur Etat est indépendant plus ils peuvent résister à la pression soviétique qui joue dans le sens contraire, plus ils ouvrent leurs portes à l'impérialisme. D'abord aux marchandises (cas de la Roumanie) et bientôt sans doute aux capitaux (voir Krupp en Pologne).

Il faut dire qu'en la matière les bourgeois sont plus perspicaces et plus lucides que certains « marxistes » alors que ces derniers pour expliquer l'évolution des démocraties populaires se perdent dans des élucubrations sur les divergences idéologiques, les bourgeois ont compris que la clé du problème se trouve dans le rôle de ces Etats.

La nature bourgeoise de ces Etats se manifeste clairement. Non pas parce qu'ils protégeraient une bourgeoisie inexistante mais parce qu'ils protègent les chances d'un retour au bercail du marché capitaliste. Ce rôle ils le jouent de deux manières :

- En résistant d'abord à l'intégration au bloc socialiste (déboires du COMECON, les mêmes que ceux du Marché Commun). Par là ils se heurtent non seulement à l'appareil d'Etat soviétique mais aussi aux autres appareils d'Etat (voir différend tchèque-roumain). Ce qui prouve soit dit en passant, que ce n'est pas une quelconque idéologie commune de communisme national qui les oppose à l'URSS - sinon ils unifieraient leurs luttes - mais bien la nature bourgeoise de leur Etat.

- En permettant de rompre avec l'URSS, condition sine qua non d'une reprise totale avec l'économie occidentale.

Une fois la rupture consommée quels seront les rapports de ces Etats avec l'impérialisme d'une part, entre eux de l'autre ?

Bien sûr on ne peut pas le lire dans le marc de café. Il est fort probable que ce seront les pays les plus industrialisés et possédant peu de matières premières qui en cas de rupture avec l'URSS, avanceront le plus vite sur la voie de la réintégration du marché capitaliste avec tout ce que cela comporte.

La rupture avec l'URSS, la communauté de certains intérêts pousseront-elles ces pays à s'associer davantage entre eux ? Pourra-t-on assister à un bloc neutre unifié, situé entre l'URSS et les pays capitalistes ? Probablement pas. Précisément à cause de la nature de ces Etats. Même la nécessité de s'unir contre l'URSS ne parvient pas à leur faire surmonter les antagonismes nationaux.

C'est dire du même coup que la rupture avec l'URSS ne signifiera pas du tout le développement et l'enrichissement de ces pays, pas même dans le sens bourgeois. Le cadre national est trop étroit, ils y étoufferont. Retourner au marché du capitalisme mondial c'est pour eux se livrer pieds et poings liés aux impérialistes.

C'est donc la première voie, celle sur laquelle est déjà engagée la Yougoslavie en 1948 et dans une moindre mesure la Roumanie et la Pologne depuis.

Un nouveau renforcement de la mainmise soviétique, le retour à la situation de 1950- 1951 est une deuxième voie, possible certes, mais fort aléatoire. Il ne pourrait survenir que grâce à une intervention militaire de la bureaucratie russe. Ce qui suppose soit une guerre au cours de laquelle l'armée russe occuperait purement et simplement les pays de l'Est, soit une révolution prolétarienne écrasée grâce à l'aide de la même armée rouge. Cette dernière éventualité cependant, si elle jetait momentanément les régimes en place dans les bras protecteurs de la bureaucratie russe, ne les empêcherait pas de reprendre plus ou moins rapidement le « chemin yougoslave ».

De toute manière, il n'y aura d'Etats ouvriers dans les pays de l'Est que si le prolétariat détruit les appareils bourgeois et sur leurs cadavres, établit son propre pouvoir.

C'est là, la leçon essentielle de l'évolution des Démocraties Populaires, c'est là surtout la leçon de la Révolution Hongroise de 1956.

Cette voie cependant, nécessite la construction de partis révolutionnaires qui, en Europe de l'Est, comme partout ailleurs, sont les gages de l'avenir.

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