Avec Mitterrand et après... la gauche au gouvernement14/05/20112011Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2011/05/126.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Avec Mitterrand et après... la gauche au gouvernement

Au sommaire de cet exposé

Sommaire

Il y a trente ans, le 10 mai 1981, François Mitterrand était élu président de la République.

La victoire de Mitterrand, premier président de gauche de la Cinquième République, créait la surprise. La droite gouvernait sans partage depuis 1958, et Mitterrand lui-même, politicien vieillissant, avait connu une série de défaites comme candidat unique de la gauche depuis 1965, au point que ses adversaires, par dérision, le comparaient à Poulidor, l'éternel second du Tour de France cycliste.

Mais, alors qu'à l'élection présidentielle de 1981 la gauche était divisée, Mitterrand battait son adversaire de droite, Giscard d'Estaing, qui ne doutait pourtant pas d'être réélu.

Le résultat souleva un espoir de changement chez les électeurs de gauche, et surtout chez les militants socialistes qui se voyaient enfin aux portes du pouvoir après des années de vaches maigres.

Dans ces années-là, la crise commençait à frapper lourdement : la montée du chômage semblait ne plus pouvoir s'arrêter, et les hausses de prix dépassaient les dix pour cent par an. Des secteurs entiers de l'industrie, la sidérurgie par exemple, étaient menacés de liquidation. La droite au pouvoir était vue, à juste titre, comme l'instrument du grand patronat, étant donné ses mesures économiques et sa politique répressive.

Mitterrand, lui, annonçait la rupture. Son programme de 1981 promettait la résorption du chômage par une vaste politique de relance, et des mesures substantielles censées améliorer la vie des travailleurs. Le Parti socialiste de Mitterrand prétendait « Changer la vie, ici et maintenant ».

En 1972, ce Parti socialiste avait signé un programme commun de gouvernement avec le Parti communiste français, écarté du pouvoir depuis 1947. Cet accord apportait l'appui des militants du PCF, qui ont assuré le succès de Mitterrand.

En 1981, la droite pointait d'un doigt accusateur l'ombre menaçante des communistes derrière la « force tranquille » de Mitterrand - c'était son slogan de campagne, très politique ! - et prévenait le pays des dangers d'une coalition « socialo-marxiste ».

Le PCF était alors bien plus puissant qu'il ne l'est aujourd'hui. Ses cinq cent mille adhérents, ses milliers de militants dévoués lui assuraient une influence déterminante sur la classe ouvrière, à travers la CGT, le syndicat le plus important. Et le parti était encore lié à l'Union soviétique, décrite comme une menace pour le monde par la droite et même par la gauche non communiste.

Eh bien, malgré ces attaques, Mitterrand créait de nouveau la surprise en intégrant quatre ministres communistes à son gouvernement, alors que l'écrasante victoire des socialistes aux élections législatives de juin 1981 lui permettait de gouverner sans le Parti communiste.

Des communistes et des socialistes ensemble au gouvernement, on n'avait pas vu cela depuis 1947 !

L'espoir renaissait à gauche, mais sur l'autre bord un début de panique s'empara de certains possédants et des milieux réactionnaires. Certes, seuls les imbéciles prirent au pied de la lettre les propos de Michel Poniatowsky, prédisant l'arrivée des chars soviétiques sur les Champs-Élysées. Mais le dirigeant communiste Georges Marchais n'avait-il pas menacé, parlant de l'impôt et des revenus : « Au-dessus de quatre millions, je prends tout ! » ? Dès l'élection de Mitterrand, la Bourse s'affolait, le franc dégringolait. Et on vit ces pauvres riches, ceux que l'on appela les « yacht people », effrayés par la crainte de tout perdre, contraints de passer la frontière suisse avec des valises pleines de billets.

Le gouvernement de gauche du socialiste Pierre Mauroy appliqua les premières mesures de son programme : la retraite à soixante ans, la cinquième semaine de congés payés, la suppression de la peine de mort. Il réalisa un vaste plan de nationalisation de grands groupes industriels et des banques, occasionnant quelques passes d'armes parlementaires avec la droite. Au congrès du PS, à Valence, en septembre 1981, Paul Quilès menaça ainsi des banquiers accusés de saboter les nationalisations : « Il ne faut pas se contenter de dire, de façon évasive, comme Robespierre à la Convention, le 17 Thermidor 1794, des têtes vont tomber. Il faut dire lesquelles et le dire vite. » Sur quoi, l'homme de droite François d'Aubert menaça d'émigrer au Lichtenstein.

La victoire de la gauche était limitée au terrain électoral. Mais les premières mesures de la gauche confortaient les électeurs du PCF et du PS. Les militants de ces partis y ont vu des raisons de défendre ce gouvernement et de lui faire confiance. Mais on vit très rapidement ce que la gauche de gouvernement fit de cette confiance. Ce gouvernement ne visait pas à autre chose qu'à gérer loyalement les intérêts des possédants, à appliquer les mêmes mesures que la droite dans d'autres pays, à la même époque. En France, c'est la gauche qui portait des coups à la classe ouvrière, elle démoralisa et affaiblit durablement le mouvement ouvrier. On le paye encore aujourd'hui.

Comment François Mitterrand, homme politique bourgeois au passé vi-chyste, compromis dans toutes sortes de combinaisons de la Quatrième République, a-t-il pu utiliser à son profit plusieurs générations de militants socialistes et communistes, émerger comme le dirigeant incontestable de la gauche de gouvernement, puis accéder au pouvoir en mai 1981 ?

Nous allons aborder maintenant ce long cheminement de plus de quinze ans, qui a construit l'homme de gauche Mitterrand, dans le cadre de la Cinquième République fondée par l'homme de droite De Gaulle.

L'ascension de Mitterrand

Mitterrand, un homme de la bourgeoisie ...

D'origine bourgeoise, Mitterrand avait beaucoup à faire oublier pour passer pour un homme de gauche : ses articles de jeunesse dans la presse d'extrême droite, ses responsabilités politiques sous Vichy, sa poignée de main à Pétain qui lui accorda la francisque.

Il avait animé une petite formation du centre droit, l'UDSR (Union démocratique et socialiste de la Résistance), active dans toutes des combines de la Quatrième République. Il fut ministre, onze fois.

Ministre de l'Intérieur en 1954, au démarrage de la guerre d'Algérie, il avait déclaré à l'assemblée : « L'Algérie c'est la France » et « La seule négociation, c'est la guerre. »

Puis, en 1956, comme garde des sceaux du gouvernement socialiste de Guy Mollet, élu pour faire la paix en Algérie, il avait accordé les pleins pouvoirs aux tribunaux militaires, qui avaient fait guillotiner massivement des combattants algériens, jusqu'à cinq par jour. Mitterrand, en tant que ministre, avait approuvé l'exécution d'au moins trente militants du FLN et du communiste Fernand Yveton, et couvert les tortures pendant la bataille d'Alger. Avant d'être l'homme de la suppression de la peine de mort en 1981, Mitterrand fut celui de son application, massive, pendant la guerre d'Algérie.

Gisèle Halimi, avocate de dirigeants du FLN, se souvenait ainsi de Mitterrand aux élections de 1981 : « Durant sa campagne, je réunissais souvent des gens du spectacle (...). On était tous en train de parler de l'horreur des exécutions capitales. Il a d'abord été silencieux. J'ai voulu évoquer la période algérienne, et là, immédiatement, il a changé de sujet. »

Toujours est-il que ce carriériste de Mitterrand s'était accroché à son ­fauteuil de ministre jusqu'au bout car, selon l'aveu de son camarade Roland Dumas, « Mitterrand était dans le gouvernement Mollet pour des raisons d'opportunité. Il voulait y rester pour être son successeur. »

... qui se pose en opposant à De Gaulle

Bref, Mitterrand était tout le contraire d'un homme neuf. Mais contrairement aux dirigeants de la SFIO, le Parti socialiste de l'époque, et à la majorité du personnel politique, il s'était taillé une image d'opposant à De Gaulle dès 1958, en prononçant contre lui un discours virulent à l'Assemblée nationale, alors que celle-ci s'apprêtait à voter l'investiture de De Gaulle sous la pression du coup de force des généraux en Algérie. Il qualifia les changements institutionnels imposés par De Gaulle de « coup d'état permanent ».

Mais c'est en se servant de la Constitution de la Cinquième République, qu'il condamnait officiellement, qu'il allait construire sa carrière politique.

Pour se positionner dans la course à l'élection présidentielle face à la droite, cet homme sans parti, et isolé politiquement, choisit de rassembler toutes les voix de gauche. Il allait se servir du Parti socialiste et, plus que les autres politiciens de gauche, il allait oser s'appuyer sur le PCF. Un électeur sur quatre votait pour ce parti, qui s'appuyait sur une implantation ouvrière incontestable. Mis au ban de la vie politique pendant la guerre froide, le PCF pouvait espérer se servir de la détente internationale pour sortir de son isolement.

Vers les premières moutures de l'Union de la gauche

L'opération politique s'amorça avec l'élection présidentielle de 1965.

Mitterrand réunit sur son nom toute la gauche non communiste, et il obtint le soutien actif du PCF dès le premier tour, sans aucune contrepartie.

La nouvelle direction du PCF, incarnée par Waldeck Rochet, avait vu en Mitterrand le moyen d'intégrer son parti dans l'opposition officielle à De Gaulle.

Et c'est Waldeck Rochet qui a convaincu le socialiste Guy Mollet de la candidature Mitterrand, Guy Mollet qui lui aurait d'abord répondu : « Vous êtes fous ! C'est un aventurier ! » (Charles Fiterman, dans son livre Profession de foi). Car Guy Mollet, tout comme Waldeck Rochet, connaissaient le passé de Mitterrand, et ils l'ont dissimulé.

Selon Roland Dumas, le dirigeant du PCF Waldeck Rochet, en échange de son soutien à Mitterrand, exigea l'honneur d'une rencontre officielle et l'élaboration d'un programme commun. La direction du PCF livrait son parti à Mitterrand contre une poignée de main publique dans un couloir de l'Assemblée.

Le parti s'engagea à fond. Citons la une de L'Humanité du 18 décembre 1965 : « Démocrates de toutes opinions et croyances, votez Mitterrand, pour le progrès de la République, la paix, et la véritable grandeur française. »

De Gaulle, qui ne doutait pas d'être plébiscité dès le premier tour, fut mis en ballottage car une partie des voix de droite allèrent à un candidat du centre-droit, Lecanuet. Et ce fut Mitterrand qui se retrouva opposé à De Gaulle au second tour. Le débat télévisé auquel De Gaulle dut se plier permit à Mitterrand de marquer des points. De Gaulle fut élu bien sûr, mais Mitterrand obtint 45 % des voix. Grâce au PCF, Mitterrand était consacré homme de gauche.

Mitterrand prolongea son succès de 1965, en se hissant à la direction de la FGDS, Fédération de la gauche démocrate et socialiste, première étape de la reconstruction d'un nouveau parti socialiste. Il s'agissait d'un regroupement entre ce qui restait de la SFIO, des radicaux et divers clubs résultant de l'éclatement de la mouvance socialiste. Au nom de la FGDS, Mitterrand signa en février 1968 avec le dirigeant du PCF Waldeck Rochet une déclaration commune, amorce de programme commun.

Mai 68 : le pouvoir gaulliste ébranlé par la rue, Mitterrand se précipite

Les événements de Mai 1968 créèrent une véritable crise politique. La situation échappait à De Gaulle, cela réveilla les ambitions. À gauche, Mitterrand se déclara prêt à assumer la présidence de la République si De Gaulle se retirait, en prenant de cours ses partenaires de la FGDS et en lâchant délibérément le PCF. Waldeck Rochet protesta. Par sa bouche, le Parti communiste déclara vouloir prendre, « dans un gouvernement d'union démocratique, toutes les responsabilités qui sont celles du grand parti des travailleurs qu'est le Parti communiste ». Le parti exigeait la place qu'il méritait, alors qu'il s'apprêtait à étouffer la grève de mai, qui dura encore trois semaines.

Mais De Gaulle ne se retira pas. Il prononça la dissolution de l'Assemblée et annonça des élections législatives, certain que la droite en sortirait majoritaire.

Les partis de gauche et les syndicats entrèrent dans le jeu de De Gaulle, pour noyer la grève dans les urnes.

Mitterrand dut remballer ses ambitions et la FDGS ne survécut pas.

Quelques semaines seulement après les barricades de Mai 68, la droite se voyait renforcée dans une Assemblée bleu horizon qu'elle dominait à quatre-vingts pour cent. Ainsi les partis de gauche en acceptant de placer la lutte sur le terrain électoral avaient préparé leur propre défaite.

De Gaulle et après... la droite reste au pouvoir

et la gauche dans l'opposition

L'élection présidentielle qui suivit le départ de De Gaulle, en 1969, révéla surtout les difficultés de la gauche à accéder au pouvoir, justement du fait du poids du PCF par rapport à celui du Parti socialiste.

La FGDS s'étant fracassée sur Mai 68, et Mitterrand étant hors course, la SFIO présenta Gaston Defferre, en se passant d'un accord avec le PCF. Le résultat fut sans appel : le candidat socialiste fit le plus mauvais score de l'histoire de son parti, 5 %, loin derrière Jacques Duclos, dirigeant historique du PCF qui, avec 21,3 %, réalisait une démonstration de force en conservant au PCF son rang de premier parti de gauche. Le candidat du PCF fut à deux doigts d'être présent au second tour. Ceux, à sa droite comme à l'extrême gauche, qui voulaient enterrer le Parti communiste après Mai 68, en furent pour leurs frais.

La droite gagna haut la main. Ce n'était plus De Gaulle au pouvoir, mais son ancien Premier ministre, Pompidou.

La gauche était de nouveau rejetée dans l'opposition, avec un Parti socialiste mal en point et un Parti communiste ayant un poids écrasant à gauche, mais à qui on refusait toujours des positions dans les institutions à la mesure de son influence.

Mitterrand s'impose à la tête du Parti socialiste

Le congrès socialiste d'Épinay

Le PCF avait donné bien des gages : le vote des pleins pouvoirs à Guy Mollet en 1956 pour intensifier la guerre en Algérie, puis son rôle dans la grève de Mai 1968, comme le confirma cet éloge du Figaro au PCF : « Entre les étudiants révolutionnaires et la fraction de la classe ouvrière dont ils recherchent l'amitié, une force de l'ordre s'est dressée, solide et rébarbative. »

De son côté, le PCF, n'étant plus un parti révolutionnaire depuis longtemps, ne pouvait promettre qu'une victoire sur le terrain électoral et la participation de ce parti à un « gouvernement populaire », perspective illusoire tant ses partenaires à gauche étaient affaiblis et se dérobaient. Mais cela fut enfin rendu possible par le changement d'attitude du Parti socialiste.

Le cuisant échec des socialistes en 1969 relança Mitterrand, l'aventurier sans parti. Le congrès d'Épinay, en juin 1971, vit la naissance d'un nouveau Parti socialiste, constitué d'un nouveau regroupement de ce qui restait de la SFIO et de divers clubs dont celui de Mitterrand. Et dès ce congrès, Mitterrand s'empara de la direction du Parti socialiste, sans même avoir de carte d'adhérent socialiste. Bien qu'affaibli, le Parti socialiste était un parti historique de notables, à qui Mitterrand imposa la mue nécessaire pour en faire un instrument à la mesure de ses ambitions. Il engagea le nouveau parti vers une alliance électorale avec le PCF, à une courte majorité, il est vrai.

Au congrès d'Épinay, Mitterrand adopta un ton radical, propre à rendre attractif aux jeunes générations et aux électeurs communistes ce nouveau Parti socialiste. Et il n'y est pas allé de main morte : « Violente ou pacifique, la révolution c'est d'abord une rupture. » « Celui qui ne consent pas à la rupture avec l'ordre établi (...), avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti socialiste. » En revanche, le socialiste Pierre Mauroy, justifia ainsi les conditions d'une alliance avec le PCF : « La gauche a besoin du concours du Parti communiste (...) et de la participation du Parti communiste pour battre la droite et la réaction. Mais de la même façon, camarades, une gauche dominée par le Parti communiste n'a aucune chance d'accéder au pouvoir. Une gauche dominée par le Parti communiste serait le plus beau cadeau que nous pourrions faire à l'UNR » (ancien nom du parti gaulliste).

La signature du Programme commun de gouvernement

Les dirigeants socialistes, qui engagèrent leur parti dans la signature du Programme commun de gouvernement de 1972, avec le PCF et les Radicaux de gauche, ne cachaient pas leurs intentions. Le PS sous la conduite de Mitterrand avait l'aspect rassurant d'un parti de gouvernement. Mais l'accès au pouvoir avec le PCF n'était acceptable pour la bourgeoisie qu'avec un PCF affaibli et domestiqué.

Ce que Mitterrand confirma à un congrès de l'Internationale socialiste : « Notre objectif fondamental c'est de refaire un grand parti socialiste sur le terrain occupé par le PC, afin de faire la démonstration que, sur cinq millions d'électeurs communistes, trois millions peuvent voter socialiste. »

Message reçu cinq sur cinq par le dirigeant du PCF Georges Marchais, qui déclara quelques jours plus tard au comité central du PCF : « Il serait dangereux de se faire la moindre illusion sur la sincérité ou la fermeté du PS... Il est clair que la conclusion d'un programme commun de gouvernement dans lequel le Parti socialiste jouerait un rôle important donnerait à celui-ci des bases dans son effort pour se renforcer à notre détriment. » Ce passage de l'intervention de Georges Marchais, qui annonçait la suite, n'a pas été publié dans L'Humanité.

Car les dirigeants du PCF présentèrent la signature du Programme commun comme une victoire politique d'une portée immense, qui consacrait la sortie du tunnel pour le PCF, depuis son éviction du gouvernement, en 1947.

Le dirigeant socialiste Gilles Martinet avoua à propos de Mitterrand : « Et le voilà qui commence à évoquer la rupture avec le capitalisme et la lutte de classe. Alors, quand il le faisait, je dois dire que je regardais mes souliers, parce que la sincérité ne débordait pas de ce genre de propos. » Il fallut bien tout le poids du PCF pour faire passer cet homme de la bourgeoisie pour un ami des travailleurs. Et les militants du PCF, finalement convaincus par les mensonges de leur direction, distribuèrent peut-être un million d'exemplaires du Programme commun, dans les usines, les quartiers, les lycées, et ne toléraient aucune critique contre Mitterrand. Ils engageaient tout le crédit de leur parti, et leur propre crédit, dans le soutien à Mitterrand.

Mais que contenait donc de si attractif ce Programme commun de gouvernement, pour les nouveaux militants socialistes, et surtout pour les militants communistes ?

Le Programme commun, tel qu'il fut signé entre les trois partis de gauche, le PS, le PCF et les radicaux de gauche, ne remettait pas en cause les institutions de la Cinquième République, et encore moins la domination de la bourgeoisie, et le rôle de l'impérialisme français dans le monde.

Mais ses formulations étaient taillées sur mesure pour laisser croire que son application changerait la situation des travailleurs. Un extrait sur les nationalisations : « Pour briser la domination du grand capital et mettre en œuvre une politique économique et sociale nouvelle (...), le gouvernement réalisera progressivement le transfert à la collectivité des moyens de production les plus importants et des instruments financiers actuellement entre les mains des groupes capitalistes dominants. » Cela sonne très révolutionnaire.

Et puis, toutes les trois pages, il était question de contrôle des travailleurs, d'intervention des travailleurs dans les décisions.

Sans compter la dénonciation des mesures rétrogrades et anti-ouvrières de la politique gaulliste, des lois anti-casseurs qui permettaient de condamner tout participant pour les incidents dans une manifestation, des restrictions au droit de grève, de la peine de mort, des tribunaux militaires.

Évidemment, comparé à ce que l'on entend aujourd'hui à gauche, ou même à la gauche de la gauche, la lecture superficielle d'un tel programme pouvait donner l'illusion que le PS, le PCF et les radicaux de gauche voulaient vraiment « changer la vie ».

Mais pour changer vraiment leur vie, les travailleurs doivent s'attaquer au pouvoir des possédants. Et cela n'est possible qu'avec la mobilisation large et consciente de la classe ouvrière. Cela signifie s'attaquer au système capitaliste et le renverser.

Le Programme commun, derrière ses affirmations ambiguës, laissait en-tendre que ce serait possible par la voie électorale, en amenant un Mitterrand au pouvoir. Ce programme annonçait des changements, mais en n'indiquant pas les moyens de les obtenir. Il était suffisamment vague pour ne s'engager sur rien, pour que ces partis ne puissent pas être acculés à respecter leurs engagements, face à un mouvement comme Mai 68, ou une lame de fond comme Juin 36.

Et surtout il demandait aux travailleurs de confier leur sort à une équipe politique dont tout le passé montrait qu'elle était liée à la bourgeoisie.

Les possédants, pour autant, ne voyaient pas tous d'un bon œil une victoire possible de la gauche unie autour du Programme commun. La famille Bettencourt mit préventivement sa fortune à l'abri à l'étranger, en signant un accord avec le groupe américano-suisse Nestlé, en 1974. À l'opposé, les socialistes se liaient à de grands patrons dits « de gauche », comme Jean Riboud, PDG de la multinationale Schlumberger, qui a financé le journal Libération et a publiquement appelé à voter Mitterrand en 1974. Convaincu de l'utilité de sa politique, Riboud allait devenir un des conseillers privés du président Mitterrand, après 1981.

L'élection de 1974 :

le PCF soutient Mitterrand dès le premier tour

Par ailleurs, le mouvement de Mai 68 avait levé une génération de militants et suscité des mobilisations sur des terrains divers. Le développement du mouvement féministe força la droite au pouvoir à adopter une loi sur le droit à l'avortement. L'époque connut aussi des grèves, dont certaines échappèrent aux directions syndicales.

L'extrême gauche gagna une expression publique, mais sans parvenir à concurrencer le Parti communiste dans la classe ouvrière. Malgré le rôle de frein qu'il joua pendant Mai 1968, le PCF recruta bien plus de jeunes travailleurs mêlés aux événements que l'extrême gauche, parce que son implantation était incomparable. Le PCF conservait son influence dans la classe ouvrière.

Quant au Part socialiste, il introduisit dans son programme certaines idées dans l'air du temps, une pincée d'autogestion, un peu de féminisme, de l'écologie, une lichette de régionalisme, et quelques états d'âme sur la bombe à neutrons. Finalement, le Parti socialiste de Mitterrand a réussi à attirer à lui la nébuleuse petite bourgeoise, politique ou syndicale, qui se situait sur sa gauche dans la foulée de Mai 68, et qui lui apporta un certain renouvellement.

Et le Programme commun, qui se voulait un débouché politique à Mai 68, comme on dirait aujourd'hui, joua parfaitement son rôle en canalisant les revendications sur le terrain électoral. Contrairement à ce que certains voulaient faire croire, l'unité à gauche ne suscita aucune mobilisation d'ampleur, et il n'y eut pas de réplique à Mai 68.

Au premier tour de l'élection présidentielle de 1974, consécutive à la mort de Pompidou, Mitterrand eut le soutien inconditionnel de toute la gauche. Seule notre candidate Arlette Laguiller rappela le passé de Mitterrand, qui avait du sang d'ouvriers et d'opprimés sur les mains. Mitterrand ne fut pas le candidat commun de la gauche, mais le candidat unique, nuance : il menait sa propre campagne, avec le soutien inconditionnel des militants de gauche, sans daigner consulter leurs dirigeants et sans même reprendre le Programme commun signé deux ans plus tôt. Comme en 1965, selon un scénario bien rôdé, Mitterrand captait des voix sur sa droite, pendant que le Parti socialiste et, surtout, le PCF lui assuraient les voix populaires.

Malgré l'alignement de toute la gauche derrière Mitterrand, il fut battu par le candidat de droite Giscard, de peu, et cela créa de la déception.

Le Parti socialiste se développe

sur le dos du Parti communiste

Giscard n'était pas gaulliste, mais la droite l'emportait encore, pour plu-sieurs années.

Mais cette candidature unique de la gauche dès le premier tour eut d'énormes conséquences. Tous ces partis, en premier lieu le PCF, ont habitué de nouvelles générations de militants et d'électeurs à tout faire dépendre d'une victoire du Parti socialiste, et même à différer les conquêtes ouvrières essentielles aux lendemains d'une telle victoire.

Par cette attitude, le PCF, qui avait gardé jusque-là toute sa force, prêtait la main à son propre déclin. Car pourquoi soutenir et voter pour les candidats du PCF, si l'essentiel c'était la victoire des socialistes ? Le soutien du PCF à Mitterrand produisit l'effet envisagé par Marchais lui-même, en 1972, la progression du PS au détriment du PCF.

Le PCF ne ménagea pas sa peine pour apparaître présentable. Il dénonça le « stalinisme » et ses méfaits, il prit officiellement ses distances avec l'Union soviétique à son douzième congrès, en 1976, où il abandonna la référence, toute théorique il est vrai, à la dictature du prolétariat, et il se rallia à la force de frappe nucléaire.

L'homme qui incarnait cette politique, c'était Georges Marchais. Certains militants du PCF se souviennent de Marchais avec nostalgie, comme d'un authentique dirigeant communiste, ils appréciaient sa manière de « rentrer dans le lard de la droite ». Mais Marchais a été avant tout l'homme qui assuma la transformation du PCF, d'un parti d'opposition bien malgré lui, en parti social-démocrate de gouvernement, presque comme les autres.

Mais il n'y avait pas de place pour deux partis sociaux-démocrates.

Lors des élections municipales de 1977, le total des voix de gauche dépassa légèrement les 50 % alors que celles de droite totalisaient à peine 42 % Mais il ne s'agissait pas d'une radicalisation. Car à l'intérieur de la gauche, le Parti socialiste prenait des voix au PCF, jusqu'à lui passer devant. Le Parti socialiste remportait 81 villes de plus de 30 000 habitants alors que le PCF n'en remportait que 72. Ces résultats confirmaient ceux des élections cantonales de l'année précédente qui avaient vu le PS, avec 26 % des voix, dépasser le PCF, qui ne récoltait que 23 %. Le Parti socialiste, au plus bas en 1969, avait réussi à s'imposer sur le plan électoral, mais aussi à se développer et à former une nouvelle génération de militants.

La rupture de l'Union de la gauche - Le PCF tente désespérément de regagner son électorat

Le PCF tenta alors de reprendre en main son électorat, en 1977, en rompant l'unité avec les socialistes. Il prit prétexte, dans les discussions sur la réactualisation du Programme commun, du nombre insuffisant de nationalisations prévues et du montant du smic.

Entre 1977 et 1981, le PCF durcit son langage. Renouant avec un cours prosoviétique, Marchais approuva de manière fracassante l'invasion soviétique de l'Afghanistan.

Le PCF, à travers la CGT, eut aussi un cours plus radical, qui réconforta les militants ouvriers du PCF. Mais l'objectif n'était pas de renforcer la conscience et le moral des travailleurs, c'était de faire des démonstrations politiques afin d'être en meilleure position pour négocier avec le PS.

Et ce cours plus radical du PCF n'empêcha pas l'effritement de son in-fluence.

Car dans cette affaire, aux yeux des travailleurs, le PS paraissait unitaire pour deux, et cela lui profita. Lors des élections législatives de 1978, alors que les deux partis se présentèrent en concurrence, le PS obtint 104 sièges de députés contre 86 pour le PCF. La droite l'emporta largement et le PCF dut assumer la défaite de la gauche. Ces tournants à 180° dans l'attitude du PCF rencontrèrent l'incompréhension des travailleurs. Le mal était fait, une partie conséquente des milieux populaires attendait une amélioration de son sort d'une victoire de la gauche aux élections.

Sur le fond, le PCF n'avait d'autre politique qu'une alliance avec le PS. Il aborda l'élection présidentielle de 1981 en position de faiblesse, laissant l'initiative à Mitterrand et au Parti socialiste.

La gauche face à la crise du capitalisme

Les efforts des partis de gauche pour se hisser au gouvernement se déroulaient sur fond d'une crise économique qui allait s'aggravant au travers des deux chocs pétroliers de 1974 et 1979. La politique de la bourgeoisie consistait à maintenir coûte que coûte ses profits au détriment de la classe ouvrière sur laquelle le chômage pesait de plus en plus.

En France, le nombre de chômeurs passa de 260 000 en 1970, à 500 000 en 1974, pour avoisiner 1,5 million au début de l'année 1981, soit 6 % de la population active. Mais ce n'était pas la politique au service des grands groupes capitalistes qu'entendaient remettre en cause le Parti socialiste et son premier secrétaire. Tout devait se résoudre avec le changement de gouvernement. Et si le PCF et Marchais de leur côté mettaient en cause la politique « des grands trusts », ils défendaient comme seule perspective le changement de majorité et la venue de la gauche au gouvernement, c'est-à-dire un gouvernement dirigé par les socialistes.

Mitterrand, quant à lui, avec des trémolos dans la voix, stigmatisait le spectre du chômage, annonçant que si Giscard, qu'il appelait « monsieur chômage » était réélu, le cap des deux millions de chômeurs serait dépassé. Triste prévision que sa propre politique allait réaliser en quelques mois. En réalité, tous ces dirigeants savaient bien que pour enrayer la montée du chômage, il ne suffisait pas de chasser Giscard.

La révolte des travailleurs de la sidérurgie

Les travailleurs, pour leur part, virent avec les licenciements massifs dans la sidérurgie ce qu'il adviendrait d'eux s'ils ne se défendaient pas.

Cela faisait des années que les barons de la sidérurgie, avec au premier rang la famille De Wendel-Seillière, avaient laissé à l'État et à ses finances la charge financière et sociale de la reconversion de ce secteur dont ils voulaient sortir au plus vite, et au meilleur prix, pour aller placer ailleurs leur capitaux. Une nouvelle étape de cette prise de contrôle complète de l'État, avec le rachat au prix fort de leurs actions, assortie d'un nouveau plan de 21 000 suppressions d'emplois, fut annoncée en 1978. La Lorraine et le Nord-Pas-de-Calais furent touchés de plein fouet. On assista à une véritable révolte ouvrière dans ces deux régions. De Denain à Longwy, les travailleurs, soutenus massivement par une grande partie la population de ces régions ouvrières, tenaient le haut du pavé. Des villes entières, malgré l'envoi de milliers de CRS et gardes mobiles, se retrouvaient de fait sous le contrôle de la population.

Mais il fallut tout le poids des appareils syndicaux et politiques pour mener dans des impasses et isoler ce mouvement qui marquait toute la classe ouvrière du pays, et inquiétait à juste titre patrons et gouvernement. Les syndicats, pour donner le change à leur politique démobilisatrice, se délivrèrent des brevets de radicalisme artificiels avec quelques coups d'éclats minoritaires et spectaculaires. Le PCF, en pleine campagne pour les élections européennes sur le thème : « Non à l'Europe allemande », organisa le blocage des trains de minerai suédois ou mauritanien. Le PCF se posait en meilleur défenseur des intérêts de l'industrie française face au pouvoir giscardien. Dans les manifestations, on vit le slogan : « La Lorraine c'est la France et la France c'est notre pays », ce qui n'était pas très mobilisateur pour les 40 % de sidérurgistes immigrés du bassin de Longwy.

La plus grande mobilisation ouvrière de la présidence de Giscard fut donc dévoyée. Si l'État lâcha des mesures sociales d'apaisement, les fermetures d'usines et les dizaines de milliers de licenciements furent appliqués.

À aucun moment le chemin permettant de conduire vers une riposte d'ensemble des travailleurs contre les coups du patronat ne fut défendu par aucun dirigeant politique ou syndical. Tous unis, ils martelaient : il faut chasser Giscard et permettre par nos votes l'arrivée d'un gouvernement de gauche... et alors, on verrait ce qu'on verrait. Mitterrand, quant à lui, promettait que la gauche, elle, ne supprimerait pas un emploi de plus sans qu'il soit remplacé... Il confirma ce serment, fraîchement élu président, sur les marches de l'hôtel de ville de Metz en 1981. Mais, là aussi, les travailleurs allaient voir ce que valaient ces promesses et la réalité de ce changement promis.

La lutte des sidérurgistes fut un avertissement sérieux au patronat. La crise avec ses conséquences sociales n'avait pas encore atteint ses sommets. L'extension du chômage devenait la préoccupation majeure, et agitait la vie politique, mais sa résorption était reportée aux lendemains de l'élection présidentielle de 1981. Sur le terrain de la propriété capitaliste, la marge de manœuvre des gouvernements était étroite. La gauche, dominée par Mitterrand, voulut faire la démonstration aux possédants qu'elle était la mieux placée pour faire accepter les sacrifices à la population.

La gauche au pouvoir en mai 1981

La victoire de Mitterrand en 1981

n'était pas une poussée à gauche

La victoire de Mitterrand à l'élection présidentielle de 1981 a été davantage déterminée par la désaffection de l'électorat de droite au second tour que par une poussée de gauche. Le premier tour de l'élection de 1981 a montré que la droite restait majoritaire dans le pays, mais qu'elle était divisée.

La situation à la fin du règne de Giscard était catastrophique : le chômage avait triplé depuis 1974, l'inflation atteignait 13 %.

Et Giscard menait grand train, se livrait à des parties de chasse en compagnie du gratin de la finance et de la politique avec, certes, certains socialistes comme Gaston Defferre ! Des humoristes représentaient Giscard en Louis XV, avec une perruque, ou bien avec des diamants à la place des yeux, les fameux diamants offerts par le dictateur africain Bokassa. Aussi, ses adversaires gaullistes à l'intérieur de la droite, menés par Jacques Chirac, utilisèrent ses difficultés pour contribuer à sa défaite à la présidentielle de 1981.

Au-delà de ses problèmes de rivalités au sein du Parti socialiste, ­Mitterrand dut faire face à l'opposition du PCF, qui présenta son propre candidat, Georges Marchais. Ce dernier fut très agressif, dénonçant la bande des trois, Chirac-Giscard-Mitterrand. Le PCF sortit, un temps, des archives le rôle de Mitterrand pendant la guerre d'Algérie. Toutes choses que le PCF n'avait pas dites à la signature du Programme commun, ni les années suivantes !

Marchais releva que Mitterrand « a promis des aides supplémentaires aux patrons. Il a dit non aux ministres communistes. Vous le voyez, un danger existe : retrouver demain le Parti socialiste aux côtés de la droite pour poursuivre la même politique. »

Les menaces de Marchais exprimaient les inquiétudes de l'appareil du PCF face l'accentuation du décrochage électoral du parti face au PS, depuis qu'il s'était rallié à la candidature unique de Mitterrand en 1974. Cela traduisit surtout l'appréhension de ne pas participer au futur gouvernement avec les socialistes.

Les zigzags de Marchais prenaient les militants à contre-pied et heurtaient les illusions unitaires des travailleurs, que le PCF avait suscitées.

À l'élection de 1981, le PCF fit son plus petit score depuis la guerre, 15 %, dix points derrière Mitterrand. Il perdait un million et demi de voix. C'était une catastrophe, dont Mitterrand tira parti. Nul ne pouvait accuser Mitterrand d'être l'otage d'un PCF hostile et affaibli. Aussi récupéra-t-il au second tour les voix de déçus de Giscard, en plus des voix communistes, ce que Mitterrand confirma : « Pour me permettre d'arriver au pouvoir, dit-il au dirigeant du PCF Marcel Rigout, il fallait que votre parti soit diminué par rapport au mien, sinon les gens auraient eu peur. Mais je me suis trompé, je vous voyais à 18 %, je n'avais pas imaginé que Marchais vous ferait tomber si bas. Vous m'avez trop aidé. » (Cité dans Favier et Martin-Rolland, La décennie Mitterrand). C'est avec amertume que certains militants du PCF ont fait campagne au second tour pour Mitterrand, qui vainquit Giscard de un million de voix.

Les électeurs de gauche qui manifestèrent leur joie, place de la Bastille, le soir du 10 mai, pensaient que la fin du règne de la droite et l'arrivée de la gauche au gouvernement allaient ouvrir une période de profond changement. C'est en toute confiance qu'ils plaçaient leur avenir entre les mains d'un Mitterrand. Mitterrand endossait enfin le costume taillé sur mesure pour De Gaulle. Il pouvait être satisfait : le dévouement, la mobilisation persévérante de centaines de milliers de militants, au premier rang desquels ceux du PCF, aboutissaient à son couronnement.

Le Parti communiste au gouvernement, mais pour quelle politique ?

Enfin, neuf ans après la signature du Programme commun, la gauche parvenait unie au pouvoir, le PS avec toutes ses tendances, le PCF, les radicaux de gauche, et même un gaulliste de gauche, Michel Jobert.

À quoi allait servir cette unité, et à quoi allait servir aux travailleurs qui faisaient confiance au PCF, d'avoir des camarades ministres au gouvernement ?

La vague rose des législatives de 1981 profita d'abord au Parti socialiste. Le PS se retrouvait avoir à lui seul la majorité des nouveaux députés de cette chambre rose. Il pouvait gouverner sans le PCF, qui aurait pu, comme en 1936 et en 1956, soutenir le gouvernement sans y participer.

Mais Mitterrand appela tout de même quatre ministres communistes au gouvernement : Charles Fiterman, ministre d'État, aux Transports, Marcel Rigout à la Formation professionnelle, Jack Ralite à la Santé, et Anicet Le Pors à la Fonction publique.

En 1981, appeler le PCF au gouvernement n'avait rien d'une évidence.

Ces années ont connu un regain de tension entre les États-Unis et l'URSS, portant sur la présence de missiles soviétiques proches de l'Europe occidentale. Le mouvement de grèves en Pologne était sous la menace de l'état de siège. Il y avait comme un climat de guerre froide.

Et le PCF sentait encore un peu le soufre, éventé il est vrai par les expé-riences de la participation des partis communistes au gouvernement au Portugal et en Espagne, où ces partis avaient facilité les transitions politiques à la chute des dictatures.

La grande bourgeoisie française avait toute confiance en Mitterrand, pour savoir que ses intérêts seraient défendus, ministres communistes ou pas.

Mais Mitterrand dut expliquer aux dirigeants américains, qui voyaient d'un mauvais œil la présence de ministres liés à l'Union soviétique dans un gouvernement occidental, l'avantage de ministres communistes dans son gouvernement. Il expliqua au vice-président George Bush que la participation d'un Parti communiste affaibli était « le moyen (...) de ramener le communisme à son vrai niveau ».

Il confia à l'homme de droite Chaban-Delmas où il voulait en venir. « J'ai besoin des communistes, je vais les utiliser, je vais continuer à les réduire. À moins qu'ils ne reçoivent un ordre de Moscou, ils ne rompront pas. Ils ne vont pas bouger. Je les aurai à la main, au moins jusqu'aux municipales » (cité dans Favier et Martin-Rolland, La décennie Mitterrand). Mitterrand voulait que les ministres du PCF et leur parti, dont l'implantation ouvrière était plus large que celle du PS, et dans des couches plus exploitées, lui servent d'abord de caution et de protection.

Le PCF l'aiderait, grâce à son crédit et à ses dizaines de milliers de mili-tants, à faire accepter la sale politique au service de la bourgeoisie qu'il se préparait à mener. Il voulait voir les dirigeants communistes ligotés, quand il aurait à s'en prendre aux milieux populaires.

Bien sûr, il savait que le Parti socialiste perdrait du crédit. Il le prédit lui-même aux barons du PS le soir des législatives de 1981, face à la vague rose : « Regardez bien cela, vous ne le reverrez plus. »

Mais il savait aussi que le PCF serait encore bien plus touché, car sa base ouvrière serait la plus atteinte par la politique que se préparait à mener le prochain gouvernement de gauche. La bourgeoisie serait redevable à Mitterrand d'avoir à ce point paralysé et réduit le PCF. Non pas par crainte de ses dirigeants, mais parce que malgré ceux-ci, malgré sa politique, le PCF maintenait vivante l'idée d'une autre société possible face au capitalisme.

Mais là encore, c'est en toute connaissance de cause que les dirigeants du PCF trompèrent les travailleurs. Ils prétendaient exercer un contrôle sur la politique du Parti socialiste, dans le sens des intérêts de travailleurs. Mais dès la nomination des ministres communistes, Marchais oubliait ses critiques : « Mitterrand est vraiment un homme de gauche, je m'étais trompé » (Favier et Martin-Roland, La décennie Mitterrand). Il oublia aussi tous les motifs de la rupture du Programme commun en 1977 et s'engagea à jouer le jeu de la solidarité gouvernementale.

Voilà à quoi servit l'unité de la gauche au gouvernement : à faire des ministres communistes des otages. Les ministres communistes n'eurent aucune influence sur les lignes fondamentales de la politique gouvernementale. En revanche, Mitterrand eut, à travers eux, le PCF « à sa main », et à travers lui la CGT.

Le succès suprême de cette union de la gauche, son installation au pouvoir allait très vite se révéler comme une formidable machine de guerre contre les travailleurs et les milieux populaires.

Les ministres communistes

sous les lambris de la République

Ce qui allait se révéler comme un désastre politique et social, pour le monde du travail et aussi pour le PCF, n'empêche pas ses anciens ministres d'avoir toujours la nostalgie de ce temps là. Jack Ralite racontait ainsi ultérieurement sa nomination : « C'est que ce n'est pas commun ce qui vous arrive là. Vous devenez ministre. Vous vous rendez compte ! (...) Ne m'en parlez pas trop, j'aurais les larmes yeux. »

Le ministre des Transports, Charles Fiterman, eut droit aux honneurs particuliers dus à un ministre d'État, refusés à certains de ses prédécesseurs de droite. Il fut logé dans le prestigieux hôtel de Roquelaure (18e siècle), avec salons élégants, appartement de fonction et grand jardin, honneur qu'il fit partager à des représentants de l'appareil du PCF, pour qui « la quête éperdue de la reconnaissance sociale (passait) par une certaine valorisation du costume trois-pièces », selon un journaliste des Échos. Fiterman joua à fond son rôle de ministre de Mitterrand, se faisant donner du monsieur le ministre par les journalistes de L'Humanité et les syndicalistes en délégation. Il mit en évidence dans son bureau la maquette du TGV, appelé le train de la Très Grande Victoire par la presse du Parti, faisant passer pour une conquête de la gauche, voire une « très grande victoire » pour les travailleurs, ce qui était surtout une victoire des trusts chargés de la fabrication du TGV.

Les premières mesures de la gauche

On découpe en général ces années de gauche au gouvernement en deux périodes. Dans un premier temps, il y aurait eu des vraies mesures de gauche : abolition de la peine de mort, augmentation sensible du smic, du minimum vieillesse et des allocations familiales, retraite à 60 ans, cinquième semaine de congés payés, nationalisations, nouveaux droits des travailleurs. Puis, face aux réalités économiques, une politique de rigueur. En réalité les choses sont plus complexes.

L'abolition de la peine de mort

Une des très rares promesses tenues par Mitterrand et la gauche fut l'abolition de la peine de mort en 1981. Une partie de la droite avait justifié son maintien à travers des campagnes sécuritaires répugnantes. Mais elle soulevait tant d'indignation que, de fait, aucune condamnation à mort ne fut prononcée après 1977. Même une partie de la droite, comme Chirac et Fillon, vota sa suppression en 1981. La fin de cet acte barbare était incontestablement un progrès de société. Mais cela ne changeait évidemment pas la vie des travailleurs et n'avait aucune conséquence, en particulier financière, pour les capitalistes.

La relance par la consommation

Le gouvernement Mauroy prétendait lutter contre le chômage par la relance de la consommation. Et si l'une de ses premières mesures fut l'augmentation spectaculaire du smic de 10 % en juin 1981, il n'y eu pas de véritable augmentation du pouvoir d'achat de la population laborieuse. D'abord parce qu'il s'agissait d'un « coup de pouce » de 5 % seulement par rapport à l'augmentation déjà prévue au 1er juillet, en fonction de la hausse officielle des prix.

L'année suivante, le « coup de pouce » fut de 4 %. Mais ces coups de pouce ne concernaient que les salariés au smic qui, à l'époque, représentaient moins de 5 % des salariés, car le gouvernement avait insisté pour que cette hausse ne se répercute pas sur les autres salaires. Certes, la revalorisation de 50 % en deux fois des allocations familiales a permis de compenser pour certaines familles la hausse officielle des prix, mais certainement pas d'augmenter significativement le pouvoir d'achat de la classe ouvrière.

Les prix ont continué à augmenter au rythme officiel d'environ 10 % les deux années suivantes, et le gouvernement socialiste lui-même y a fortement contribué, augmentant les taxes et les tarifs des services publics, reprenant d'une main ce qu'il donnait de l'autre. En moins de deux ans, il a augmenté les tarifs de l'électricité de 26 %, ceux du gaz de 24 %, ceux de la SNCF de 20 %... Il a augmenté les taxe sur les tabacs de 22 %, a doublé la taxe sur les assurances automobile, a augmenté deux fois les taxes sur l'essence, etc. Sans oublier les deux dévaluations du franc en un an, qui ont contribué à rogner encore le pouvoir d'achat. Dans ces conditions, le pouvoir d'achat de la population laborieuse n'a pas augmenté, et beaucoup ont même vu leur niveau de vie reculer, en particulier les retraités dont les pensions ont été revalorisées bien moins que la hausse des prix.

D'ailleurs le ministre socialiste de l'Économie, Jacques Delors, avec sa morgue de haut fonctionnaire, a reconnu que les mesures prises en faveur des travailleurs ne sont que des aumônes : « La gauche ne peut pas arriver au pouvoir sans prendre quelques mesures pour ses électeurs qui sont les plus défavorisés du pays. »

Autant dire que la relance de la consommation n'a jamais eu lieu et que la prétention du gouvernement de réduire ainsi le chômage n'était que poudre aux yeux.

La réduction du temps de travail

Déjà, dès l'automne 1981, les hommes du pouvoir parlaient du recentrage nécessaire de la politique du gouvernement. Parti faire en janvier 1982 une tournée dans de grandes entreprises pour vanter sa politique et annoncer ses prochaines ordonnances, Mauroy prêcha la nécessité de relever les défis industriels, la nécessité de produire mieux et plus, de faire des efforts. Si cela pouvait apparaitre obscur et flou pour les travailleurs, la ligne était claire pour le patronat.

Le gouvernement Mauroy promulguait donc en ce début 1982 un certain nombre d'ordonnances. Celles-ci avaient un volet sur la réduction du temps de travail. Mitterrand avait promis 35 heures, on dut se contenter des 39 heures dont l'indemnisation complète n'était pas prévue et restait à négocier avec les employeurs. Venait ensuite la cinquième semaine de congés payés, mais celle-ci devait se mettre en place après négociations, et les employeurs pouvaient reprendre en échange tout ou partie de ce qui existait sous forme de jours de congés, voire de pauses. Et puis surtout, le gouvernement Mauroy en profitait pour effectuer une modification importante du droit du travail, que la droite n'avait même jamais osé évoquer, en remettant en cause le principe du calcul du temps de travail sur la semaine. Pour la première fois, ces ordonnances, certes dans le cadre de négociations, histoire de faire passer la pilule, instituaient la possibilité de mettre en place la flexibilité des horaires, mettant ainsi les travailleurs à la disposition de leur patron tout au long de l'année, sans que celui-ci n'ait même d'heures supplémentaires à payer.

Ce sont les travailleurs qui, en s'invitant directement dans le débat, allaient priver le patronat du bénéfice de ce gros cadeau du gouvernement de gauche. En effet, en réaction aux appétits des patrons lors des négociations qui s'ouvraient en février 1982 pour la mise en place de ces mesures, des grèves, parfois très dures, éclatèrent dans le pays. De la métallurgie à l'automobile jusqu'aux employés de supermarché, bien des secteurs connurent des réactions de protestation souvent spontanées, qui mettaient parfois des milliers de travailleurs en mouvement. Cela inquiéta le patronat et le gouvernement. Mitterrand annonça que le passage aux 39 heures serait partout indemnisé à cent pour cent. Quant au patronat, il préféra repousser la mise en place de la flexibilité à plus tard. Mais il faut reconnaître à la gauche, sur ce terrain des mesures anti-ouvrières, une constance et une profonde fidélité à ses engagements. Car de retour au gouvernement en 1997, Jospin et Martine Aubry instaureront la flexibilité généralisée au service des patrons à l'occasion des 35 heures.

La retraite à 60 ans

En mars 1982, la retraite à 60 ans fut acquise. C'était la concrétisation d'une revendication du mouvement syndical, qui qualifiait la retraite à 65 ans de « retraite pour les morts » car bien des travailleurs n'atteignaient pas l'âge de la retraite. Mais elle ne coûta rien au patronat, car leurs retraites, les travailleurs se les payaient eux-mêmes par leurs cotisations. Et les employeurs n'étaient pas fâchés de se débarrasser à bon compte des travailleurs usés. Avant la mesure législative qu'allait prendre le gouvernement Mauroy, bien des entreprises, avec l'accord des caisses de la Sécurité sociale, faisaient partir leurs salariés à 60 ans.

À l'époque, les caisses de retraite étaient pleines, et ce n'est pas la retraite à 60 ans, mais l'extension du chômage et les baisses de cotisations patronales, accordées par les gouvernements de droite comme de gauche, qui ont creusé le déficit depuis.

Les patrons très bien servis !

Il est bien difficile de dire que ces mesures ont « changé la vie ». Dès le départ, la politique de relance, si elle ne relança guère la consommation, relança bel et bien les cadeaux aux entreprises et fut l'exact prolongement de la politique de la droite : encore et encore des subventions au patronat, des allégements de cotisations sociales, par dizaines de milliards de francs doublant presque les sommes que Giscard avait prévues de donner en 1981. Le gouvernement prétendit, là aussi, que cela allait créer des emplois et suppliant en vain les patrons de bien vouloir jouer le jeu.

Mais les profits passaient avant toutes les supplications gouvernementales et le gouvernement n'a jamais contesté le pouvoir du patronat sur l'économie. Il s'en est même défendu à multiples reprises réaffirmant le pouvoir des patrons dans leur entreprise.

Le droit de veto sur les licenciements, prévu dans le projet socialiste, disparut des lois Auroux, censées donner des droits d'intervention aux syndicats et aux travailleurs dans les entreprises. Les lois Auroux, avoua le ministre communiste Fiterman, « n'ont en rien été une prise de pouvoir des salariés dans l'entreprise ». C'est le moins qu'on puisse dire puisqu'elles autorisaient même les syndicats à signer des accords qui dérogeaient aux lois et aux règlements en vigueur !

Le gouvernement socialiste s'efforçait de faire passer un message au patronat, et Mauroy lui-même le résumait crûment : « Les chefs d'entreprise comprendront-ils que la gauche au pouvoir apporte aux entrepreneurs ce que la droite n'a jamais pu leur assurer : un climat social de négociation et non d'affrontement ? »

La gauche a mené la politique du capital pendant qu'elle demandait aux travailleurs de la patience. Les impatients furent sommés de laisser le gouvernement gouverner et, comme l'heure était à l'unité, les mécontents furent accusés de faire le jeu de la droite par les militants socialistes et communistes, chargés de mettre au pas la classe ouvrière.

Les nationalisations dans l'intérêt du capital

Dès 1982, le gouvernement de gauche se lança dans un vaste programme de nationalisations, alors qu'à l'époque d'autres gouvernants comme Thatcher en Angleterre tentaient de privatiser des entreprises publiques. De là à dire que ces nationalisations étaient de gauche et les privatisations de droite, il n'y a qu'un pas franchi par des politiciens comme Jean-Luc Mélenchon, qui affirmait récemment : « Nous avons nationalisé le tiers de l'industrie française et la totalité des banques. Il n'y a pas ça dans le programme de Lutte Ouvrière aujourd'hui. Nous étions persuadés qu'avec ce programme nous allions vers le socialisme. »

Le programme de Lutte Ouvrière, qui comprend l'expropriation de toute la bourgeoisie, à commencer par les banquiers, n'a rien à voir ni avec les nationalisations à la sauce Mitterrand, ni avec le prétendu « socialisme » de l'ancien ministre de Jospin, Jean-Luc Mélenchon.

En 1982, le gouvernement compléta la nationalisation des banques et du crédit, qu'avait opérée De Gaulle après la Deuxième Guerre mondiale, soit vingt-neuf banques et deux sociétés financières Paribas et Suez. À cela s'ajouta la nationalisation de cinq grands groupes industriels : Saint-Gobain, Péchiney-Ugine-Kuhlmann, Thomson, CGE et Rhône-Poulenc.

La droite protesta, pour le principe et pour faire monter les enchères. Le gouvernement de gauche accepta de bonne grâce de majorer à plusieurs reprises le montant des indemnisations qui dépassa largement la valeur des actions. Bien loin de se voir expropriés, les actionnaires et la grande bourgeoisie en tirèrent un superbénéfice inespéré. On évalue cette manne, avec les intérêts servis, à un total de près de 90 milliards de francs de l'époque, l'équivalent du déficit budgétaire de 1980. Cela permit aux grands bourgeois possesseurs de ces entreprises, non pas de procéder à des investissements productifs, mais de réaliser des placements financiers. La spéculation, en particulier à la Bourse, connut un nouvel essor avec tous ses effets néfastes. Quant à la dette de l'État, elle s'alourdit d'autant. Le tout allait être présenté sous forme de note à payer par le même gouvernement avec les mesures d'austérité à venir.

Les entreprises publiques industrielles servirent à « mieux irriguer le tissu industriel en amont et en aval » comme le préconisait Jacques Delors, grâce à des contrats passés à prix d'amis. L'utilisation des entreprises publiques comme vaches à lait pour le privé est l'un des nombreux moyens dont l'État dispose pour soutenir les profits de la bourgeoisie. Et le gouvernement socialiste en a disposé tout comme la droite.

La nationalisation des banques, quant à elle, n'avait pas comme objectif de rationaliser et de rendre utile pour la bonne marche de l'économie la circulation de l'argent.

Il n'y eut jamais la volonté d'unifier en un tout cohérent l'ensemble du système financier en créant une seule banque centralisant les capitaux disponibles pour agir efficacement. Le gouvernement socialiste, pas plus que la droite, n'a voulu se donner ce levier puissant d'intervention économique et sociale. Les grandes banques nationalisées restèrent concurrentes et opaques, continuant à servir les affaires privées et parfois douteuses des grands bourgeois. Elles leur prêtaient de l'argent bon marché, voire gratuitement, sans exiger toujours de garantie. Le scandale du Crédit lyonnais, qui éclata un peu plus tard, illustra ces pratiques, pas nouvelles certes, mais auxquelles le gouvernement ne mit pas fin.

Ce n'est pas que Mitterrand et les dirigeants socialistes se heurtèrent, malgré leur bon vouloir, au « mur de l'argent » comme ils disent. Les Mitterrand, Mauroy, Bérégovoy, Delors, Fabius étaient des hommes conscients de leur tâche à accomplir au service de la bourgeoisie, tout comme leurs comparses du PCF. La plus grande fierté du parvenu Bérégovoy, qui avait comme chef de cabinet un affairiste, Alain Boublil, qui fera scandale dans les années qui suivront, était, comme il s'en vantait, d'avoir pu donner un nouvel envol à la Bourse grâce à l'argent facile que ce gouvernement de gauche déversait sans compter dans la poche des bourgeois, encourageant la spéculation à tout va... et en le faisant payer cher à toute la population. C'est ce que Mauroy appelle élégamment aujourd'hui avoir eu le courage de mettre les mains « dans le cambouis »...

La nationalisation des grands groupes industriels rendit un autre service à la bourgeoisie : elle transféra à l'État la charge sociale, économique et financière de la restructuration de ces géants de l'industrie. Et, à peine le contrôle public sur ces groupes fut-il mis en place, que les travailleurs purent en sentir les conséquences dans leur chair. Le ministre de l'Économie, Jacques Delors, disait vouloir « donner aux entreprises publiques les moyens d'être compétitives et puissantes sur le marché mondial, qui est leur marché naturel, face à leurs concurrents internationaux. Cela se traduira par un cahier des charges au service d'objectifs dictés par le marché. » Au nom de la modernisation, du recen-trage de production et surtout de la nécessité d'être plus compétitif sur le marché mondial, des milliers de licenciements, des fermetures d'usines furent immédiatement annoncés. Les deux géants de l'industrie, Saint-Gobain et Péchiney-Ugine-Kuhlmann, allaient connaître une véritable saignée. Pendant des mois, des années, les militants des syndicats, du PCF et du PS, avaient affirmé que les nationalisations permettraient de garantir les emplois et même de développer les entreprises. Dans les faits, des milliers de travailleurs furent licenciés, pendant que les fermetures d'usines transformaient en désert industriel des régions entières. Et c'était le gouvernement Mauroy, avec ses ministres communistes, qui se chargeait de ce que lui-même appellera « le sale boulot », qui sera un élément de poids dans l'explosion du chômage qu'on allait connaître et dans la démoralisation profonde de toute une partie de la classe ouvrière et de ses militants.

C'est donc bien à tous les niveaux que ces nationalisations furent une très bonne affaire pour la bourgeoisie. Les investissements nécessaires furent payés par l'augmentation des taxes et des impôts, y compris la TVA, essentiellement payés par la population laborieuse.

Et une fois ces entreprises remises sur pied comme sources de profits garantis... elles seront à nouveau offertes quasi gratuitement à cette même bourgeoisie à qui le gouvernement Mauroy les avait achetées au prix fort. Effectivement, dès 1986, la droite ouvrira le temps des privatisations-cadeaux, en bradant au privé la plupart de ces grandes entreprises. Et la gauche, après son retour au gouvernement de 1997 à 2002, allait privatiser plus encore, non seulement ce qui restait de nationalisé depuis 1981, mais une bonne partie de ce qu'avait nationalisé De Gaulle en 1945-1946.

Le « tournant » de la rigueur :le gouvernement de gauche intensifie les attaques contre les travailleurs

Le blocage des salaires

En juin 1982, un an à peine après l'élection de Mitterrand, c'était le « tournant » de la rigueur.

Face à l'inflation, la gauche décida d'une mesure que Giscard n'osa jamais prendre : le blocage des salaires pendant quatre mois, accompagnée d'un blocage des prix tout à fait théorique, d'autant que le gouvernement augmentait lui-même le prix de l'essence. De juillet à fin octobre, toutes les augmentations prévues dans les entreprises furent annulées. C'était encore un cadeau surprise pour le patronat. Et à la sortie du blocage, Mauroy décrocha les salaires de la hausse des prix, par la désindexation, « obtenue sans une grève », commenta avec satisfaction le socialiste Jacques Delors. L'indexation des salaires sur les prix fut décrétée « illégale ». Cela a été un rude coup pour le pouvoir d'achat des travailleurs. Au fil des années, les salaires ont perdu de plus en plus de terrain par rapport aux prix, pour le plus grand profit du patronat.

Les partis de gauche

solidaires du gouvernement contre les travailleurs

Sous la droite, ces décisions auraient provoqué des réactions, mais Mauroy avait certains atouts, comme il le confirma ultérieurement : « Je me disais : on casse l'inflation, les syndicats vont grogner mais je vais les tenir » (Favier et Martin-Roland, La décennie Mitterrand). Ce qui était parfaitement juste car, pendant la préparation de la politique de rigueur, la CGT a fait croire que Mitterrand poursuivait sa politique « dans le sens des réformes engagées » (Communiqué de la CGT, le 9 juin 1982). La CFDT, pour sa part, approuva totalement et sans état d'âme les mesures de rigueur. Quant aux ministres communistes, les prétendus alliés des travailleurs dans le gouvernement, voilà comment le ministre Marcel Rigout résuma ultérieurement leur action : « L'austérité passe sans problème. Le parti n'est pas effleuré par l'idée de quitter le gouvernement et L'Humanité continue de se comporter comme un journal officiel » (Favier et Martin-Roland). Ces ministres restaient bien calés dans leur fauteuil, Fiterman se consacrant à des dossiers aussi déterminants que la défense du Concorde, le TGV et les ronds-points avec priorité à gauche. Mais les militants du parti, eux, étaient désorientés.

Un exemple : le ministre communiste de la Santé, Jack Ralite, introduisait en 1983 le forfait hospitalier, c'est-à-dire un prélèvement de 20 francs par jour d'hospitalisation. Les cadres du parti durent convaincre les militants de défendre une mesure aussi impopulaire : « Quand vous êtes chez vous, vous payez vos repas ? C'est la même chose à l'hôpital », en niant que cette mesure rendait l'hospitalisation plus difficile pour les milieux modestes. D'ailleurs la hausse du forfait hospitalier est aujourd'hui dénoncée à juste titre dans les pages de L'Humanité !

Les travailleurs se défendent...

la gauche est dans le camp des patrons

Le gouvernement, après avoir montré de quoi il était capable dans les entreprises sous son contrôle, donna de la voix pour soutenir ostensiblement les patrons du privé et s'opposer aux travailleurs qui revendiquaient. En 1983, alors que des mouvements touchaient plusieurs entreprises de l'automobile qui exploitent de nombreux travailleurs immigrés, Pierre Mauroy commentait ainsi une grève à Renault-Flins : « Les immigrés sont agités par des groupes politiques et religieux qui ont peu à voir avec les réalités sociales françaises. »

Puis, quand la direction de Peugeot imposa 1 900 licenciements à son usine de Talbot-Poissy, fin 1983, et que les travailleurs se mirent en grève et occupèrent l'usine, le gouvernement envoya les CRS pour les déloger. La grève Talbot resta isolée, mais fut suivie et commentée dans le pays par les travailleurs. Le ministre communiste Jack Ralite, passé de ministre de la Santé au poste annexe de l'Emploi, après avoir déclaré qu'il n'accepterait aucun licenciement, qualifia d'« acquis intéressant » l'accord qui entérinait ces licenciements.

La dernière attaque d'envergure contre les travailleurs de la part du gouvernement socialiste avec participation des quatre ministres communistes fut le plan acier annoncé en mars 1984 : 21 000 emplois supplémentaires supprimés après les dernières saignées de 1978-1979 qui venaient à peine de s'achever. La colère, le désespoir se mêlaient au sentiment de trahison. Mitterrand lui-même avait promis aux sidérurgistes qu'il ne permettrait plus aucune suppression d'emploi dans la sidérurgie.

Le gouvernement de gauche s'attaquait de front à la classe ouvrière et apparaissait comme le licencieur en chef dans le pays.

En avril 1984, 150 000 travailleurs manifestaient en Lorraine, des affrontements très violents se produisaient avec la police, des portraits de Mitterrand étaient brûlés, la permanence du PS mise à sac à Longwy. Puis, les syndicats encadrèrent fermement une grande marche sur Paris, le 13 avril, mais sous forme d'enterrement. Comme depuis 1981, encore une fois, les dirigeants syndicaux, qui se voulaient les défenseurs de leurs amis au gouvernement, firent tout pour que cette colère ne converge pas dans un mouvement puissant du style de celui de 1979.

Georges Marchais, secrétaire général du PCF pris part à la manifestation de Paris en critiquant le plan acier, pendant que ses camardes ministres manifestaient leur solidarité gouvernementale. Jean-Claude Gayssot, le numéro deux du parti, rendit visite aux travailleurs en Lorraine, les assurant que tout serait mis en œuvre pour s'opposer au plan acier, le jour même où les députés du PCF votaient la confiance au gouvernement sur sa politique industrielle.

L'Humanité pour sa part, titra : « Nous sommes au gouvernement et avec les travailleurs », illustrant ainsi toute la contradiction de la position du PCF.

Comment la gauche au gouvernement

a renforcé la droite et l'extrême droite

La gauche recule face à la droite dans la querelle scolaire

La querelle sur l'école donna l'occasion à la droite d'une démonstration de force, et à la gauche de montrer une nouvelle fois sa lâcheté face à la réaction, sur un terrain qui ne menaçait en rien les intérêts de la bourgeoisie. La création d'un « grand service public laïque de l'Éducation nationale » avait été une promesse du candidat Mitterrand.

Sous la pression d'une manifestation en mai 1982 de quelque 200 000 partisans de l'école laïque réclamant la nationalisation des écoles privées, le ministre de l'Éducation nationale, Alain Savary, prépara pendant deux ans, non sans difficultés et pressions de toutes sortes, un projet de loi déjà singulièrement en retrait par rapport aux engagements de Mitterrand. Mais c'était encore trop pour les calotins et réactionnaires de tout poil. La droite se saisit de l'occasion pour battre le rappel de ses troupes sur le thème de « la liberté d'enseignement » et de la lutte contre le « totalitarisme marxiste ». Ce fut un succès : une grande manifestation de plus d'un million de personnes à Paris, en juin 1984, prit un tour ouvertement politique, avec le grand retour des politiciens de droite vaincus en 1981 et des slogans contre Mitterrand.

Le gouvernement de gauche retira sa loi sur l'école pendant l'été 1984. Il battait honteusement en retraite, renforçant ainsi le camp de la droite. Cet événement eut des conséquences politiques pour les milieux populaires.

Des catégories sociales plus ou moins réactionnaires avaient déjà bataillé contre le gouvernement de gauche : les policiers, les médecins, les agriculteurs, les transporteurs routiers et autres milieux patronaux. Il reste qu'en allumant la querelle scolaire, la gauche a donné les moyens à la droite de fédérer ces mécontentements autour de revendications politiques dirigées contre le gouvernement de gauche.

Ce million de manifestants de droite, ce n'était pas seulement à quelques ministres qu'ils voulaient s'en prendre. Ils représentaient une force sociale sur laquelle la droite allait pouvoir s'appuyer pour préparer ses attaques futures contre la classe ouvrière.

Et c'est une constante sous les gouvernements de gauche. Le plus grand danger pour la classe ouvrière, c'est que ces catégories de petits bourgeois réactionnaires, touchés par la crise et la politique gouvernementale ou craignant de l'être, ne se contentent pas d'exprimer leur hostilité à la gauche et à ses politiciens, mais c'est qu'ils se retournent contre les travailleurs. Car le pire est que c'est au nom des travailleurs que la gauche mène sa politique criminelle en faveur du grand patronat. C'est la classe ouvrière la première et principale victime de cette politique. Mais la gauche au gouvernement a le cynisme de prétendre agir dans l'intérêt des travailleurs et des plus pauvres. Et les petits bourgeois imbéciles croient que tous leurs malheurs viennent de ce qu'on dépense trop pour « les chômeurs qui ne veulent pas travailler », pour « les salariés qui font peu d'heures et vivent au-dessus de leurs moyens », etc. Et tant que les travailleurs se laissent paralyser par les appareils syndicaux et les partis qui soutiennent le gouvernement, il n'y a aucun moyen de les détromper. C'est pourquoi il est indispensable que la classe ouvrière manifeste sa totale indépendance et fasse entendre sa voix, ses protestations contre les attaques, y compris venant d'un gouvernement de gauche, pour trouver des alliés parmi d'autres catégories sociales, elles aussi victimes de la grande bourgeoisie. C'est elle qui doit apparaître comme la force la plus puissante capable de mettre fin aux reculs subis par tous. C'est la seule façon de contrer la démagogie dangereuse de la gauche qui prétend agir au nom des couches populaires et celle, qui peut être mortelle, de la droite et de l'extrême droite.

La montée du Front national, conséquence

de la politique de la gauche au gouvernement

Car il faut bien dire que pour les mêmes raisons qui ont unifié toute la droite contre lui, le gouvernement de gauche a aidé l'extrême droite à devenir une force politique qui pèse. Et c'est là un cadeau empoisonné aux travailleurs.

Jusqu'en 1981, le Front national était un groupuscule rassemblant des nostalgiques de l'Algérie française, des ex-pétainistes, des partisans de Poujade comme Le Pen lui-même. Le Pen avait obtenu 0,72 % des voix à l'élection présidentielle de 1974, et n'avait pas réussi à se présenter en 1981.

C'est à partir de 1983 que le Front national a créé la surprise, précisément dans la période où la gauche portait les coups contre la classe ouvrière.

En septembre 1983, aux municipales partielles de Dreux, le FN obtenait 16 % des voix, et fusionnait au deuxième tour avec la liste de droite.

En juin 1984, le Front national atteignait 11 % aux élections européennes, autant que le Parti communiste.

C'est sur le thème de l'immigration que le Front national a mené campagne. Il l'a fait d'autant plus aisément que tous les partis de gouvernement n'étaient pas en reste. La gauche a régularisé 100 000 travailleurs immigrés en 1981. Mais très rapidement, avec la montée du chômage, changement de ton : c'est l'aide au retour pour les travailleurs d'industrie, et la chasse aux clandestins, clairement assumée par le gouvernement de gauche. Citons Gaston Defferre, ministre de l'Intérieur : « En Italie, on distribue des documents en arabe pour expliquer aux immigrés qu'ils ont intérêt à aller en France (...). Il faut que les immigrés clandestins sachent qu'ils peuvent être expulsés. » Des propos qui ont une résonnance très actuelle !

Oh, il ne s'agissait pas de priver le patronat français d'une main-d'œuvre bon marché et destinée aux plus sales besognes. Mais la gauche comme la droite avait besoin d'un bouc émissaire contre la montée du chômage qu'aucun gouvernement n'avait pu endiguer.

De ce point de vue, les militants du PCF n'étaient guère armés, leur parti les entraînant dans la politique chauvine du « produisons français » qui laissait entendre que les travailleurs des autres pays étaient des concurrents, voire des ennemis. Sans compter les déclarations de Georges Marchais qui avait jugé « absurde (...) d'encourager l'entrée en France de nouveaux travailleurs étrangers pour ajouter de nouveaux chômeurs » !

C'était des coups portés contre les travailleurs dans leur ensemble, pour tenter de les diviser, d'en briser la cohésion pour mieux pouvoir poursuivre les attaques contre la classe ouvrière.

La droite n'eut qu'à faire de la surenchère, sur le thème de l'immigration et de l'insécurité.

De ces campagnes abjectes, c'est l'extrême droite qui en a profité.

Les sentiments et les actes racistes ne sont pas nés avec le développement de l'extrême droite lepéniste. Mais ce racisme et cette xénophobie trouvèrent une expression politique en France alors que la gauche était au pouvoir. Et ce n'était pas un hasard.

Le rapport entre immigration et chômage a eu d'autant plus d'écho que la gauche s'est montrée incapable de contenir la progression du chômage, que ses mesures, bien au contraire, aggravaient.

Le succès du Front national était un indice assez sûr d'un changement de rapport de forces politique plus général, les idées réactionnaires trouvant une expression politique alors que la classe ouvrière, elle, se dépolitisait et ne croyait plus en sa propre force.

Là où auparavant les racistes n'osaient s'exprimer, parce qu'ils rencontraient l'hostilité d'un milieu militant, ils pouvaient maintenant le faire ouvertement.

Bien sûr, la montée de Le Pen a rencontré une aversion chez beaucoup de travailleurs. Les sentiments anti-racistes sont une réaction saine contre des idées imbéciles, elles sont surtout une réaction contre tout ce qui divise et affaiblit la classe ouvrière dans sa lutte contre la bourgeoisie.

Mais le Parti socialiste vit surtout le profit à tirer d'un mouvement contre le racisme, non pas dans le sens des intérêts des milieux populaires, mais pour ses objectifs électoraux.

Cette politique a pris la forme de SOS Racisme. Sous couvert d'apolitisme et de bons sentiments, SOS Racisme se contentait de stigmatiser les électeurs du FN, sans rien dire de la responsabilité de la gauche dans la montée du Front national. Cela permit peut-être au Parti socialiste de retrouver une partie de ses voix en agitant l'épouvantail Le Pen, mais les grands concerts gratuits destinés à la jeunesse de gauche n'ont pas dissuadé un seul électeur du FN.

SOS Racisme, en ouvrant des carrières à quelques militants associatifs dans le sillage de Julien Dray et d'Harlem Désir, a accentué encore la méfiance vis-à-vis du militantisme politique dans les quartiers sinistrés.

En revanche, le Front national a acquis une existence durable et représente toujours la menace de voir émerger un courant d'extrême droite n'hésitant plus à utiliser la matraque contre le mouvement ouvrier.

La fin sans gloire de l'Union de la gauche

La défaite électorale du PS

et l'effondrement du PCF

Le résultat des élections européennes de juin 1984 illustrèrent le prix électoral payé par le PCF pour sa participation ministérielle. Son score de 11 % indiquait une perte de 2 millions de voix par rapport aux élections européennes de 1979. Ses ministres tombèrent en même temps que le gouvernement Mauroy et malgré le regret de certains dirigeants, en particulier les anciens ministres, le PCF décida de ne pas accepter de nouveau portefeuille ministériel dans le gouvernement Fabius.

Ainsi, ce n'est pas la politique anti-ouvrière du gouvernement Mauroy, pas la baisse du pouvoir d'achat des salariés et plus encore des retraités, pas les licenciements massifs dans les entreprises nationalisées, pas les cadeaux plus substantiels que jamais donnés à la grande bourgeoisie qui ont amené les ministres communistes à quitter le gouvernement, mais l'intérêt d'appareil du PCF. D'ailleurs cela n'empêcha pas les députés communistes de voter la confiance au gouvernement Fabius et de rester solidaires du gouvernement socialiste, pendant que Marchais reprenait une certaine liberté de ton pour dire tout le mal qu'il pensait de Mitterrand ! Mais Marchais ne reconnaissait pas pour autant l'échec de la politique de participation gouvernementale du PCF : « Les mêmes raisons qui nous ont conduits en 1981 à participer au gouvernement nous conduisent aujourd'hui à ne plus le faire ! » Le recours une fois de plus au double langage n'a pas permis au PCF de regagner le terrain perdu. Il a continué inexorablement à décliner électoralement.

Le PS au gouvernement et la poursuite des attaques contre les travailleurs - Le PCF dans l'opposition respectueuse

Le gouvernement Fabius de 1984 à 1986 poursuivit, sans les ministres communistes, la même politique anti-ouvrière que le gouvernement précédent, et le chômage monta inexorablement. En 1986, Il atteignait 10 % de la population active contre 6 % en 1981. 2,5 millions de travailleurs étaient au chômage : 1 million de plus qu'en 1981.

Sur le plan électoral, en cinq ans la gauche a préparé la victoire de la droite aux élections législatives de 1986. Et pendant les deux dernières années du premier septennat de Mitterrand, sa cohabitation courtoise avec Chirac a illustré l'idée que la politique de la droite et celle de la gauche, loin d'être incompatibles, peuvent se fondre sans gros problèmes.

La droite se déconsidéra à son tour rapidement, si vite et si complètement que lors des élections présidentielles et législatives de 1988, Mitterrand fut réélu avec une majorité de gauche au Parlement, en se servant du slogan sommaire mais efficace « Au secours, la droite revient ! » La peur de la droite sera désormais le principal argument électoral de la gauche... faute de mieux.

Une nouvelle période de cinq ans de gouvernement de gauche s'ouvrit. Comme de 1984 à 1986, le PCF, tout en faisant partie de la majorité et soutenant le gouvernement, resta à l'extérieur.

Ce retour ne fut marqué par aucune explosion de joie dans les milieux populaires et ne souleva aucune espérance. Les travailleurs allaient pouvoir vérifier qu'avec le nouveau gouvernement en place, quel que soit son étiquette, c'était pire qu'avant. Ce qui a continué à marquer la situation, c'est la continuation de la crise du système capitaliste, avec un chômage de masse qui allait toucher 3,3 millions de personnes en 1993. Et jusqu'au bout, la gauche avec ses chefs successifs, Rocard, Cresson, Bérégovoy, mena ouvertement, sans même essayer de donner le change à la classe ouvrière, la politique voulue par les grands trusts et les grandes banques. Ce qui reste de cette période : c'est la CSG de Rocard qui a ouvert la voie aux dizaines de milliards de réductions de cotisations sociales pour les patrons ; c'est encore le RMI, qui institutionnalisait la misère pour les chômeurs de longue durée ; c'est ce Rocard qui a préparé le rapport sur les retraites que la droite allait reprendre à son compte deux ans plus tard pour mener l'offensive frontale contre celles-ci ; ce sont les déclarations de Rocard justifiant la chasse aux immigrés en lançant : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde », qui sert de leitmotiv aujourd'hui à la droite. Puis ce fut Cresson, arrogante et vulgaire, se vantant d'expulser les immigrés par charter, ces charters qu'on appelait « les charters de la honte », inaugurés en 1986 par Pasqua, ministre de l'Intérieur de Chirac, et à propos desquels elle se permettait de plaisanter de façon odieuse : « Les charters, ce sont des gens qui partent en vacances à des prix inférieurs. Là ce sera totalement gratuit et ce ne sera pas pour des vacances. » Et enfin il y eut Bérégovoy, l'ami des boursicoteurs et des patrons affairistes, catégorie dans laquelle s'illustrèrent les amis de Mitterrand. Quant aux travailleurs agressés par les patrons, ils virent la ministre du Travail, Martine Aubry, aider ces derniers à mettre à la rue des centaines de milliers de travailleurs. Tous ces socialistes voulaient prouver à leurs amis patrons qu'ils étaient prêts à les servir jusqu'au bout, quitte à perdre une partie de leur électorat et à se faire haïr par les travailleurs.

Belle démonstration qui se termina par un ressentiment et un dégoût croissants dans les milieux populaires envers cette gauche, et par un renforcement durable de l'extrême droite.

L'effondrement militant du Parti communiste, un recul pour la classe ouvrière

La gauche subit une défaite cuisante aux élections législatives de 1993.

La politique des gouvernements de gauche s'était révélée désastreuse pour les travailleurs. Mais le pire c'est qu'elle a discrédité les idées du mouvement ouvrier, détruisant la conviction que les travailleurs pouvaient changer la société, que les travailleurs pouvaient opposer à la politique de la bourgeoisie leur propre politique. Les passages de la gauche au gouvernement ont été, pour beaucoup de travailleurs et de militants, la démonstration qu'il n'y avait pas d'autre politique possible que de s'incliner devant les lois du marché capitaliste et que la classe ouvrière n'avait plus d'intérêts propres à défendre. Il fallait en passer par la course à la compétitivité, la recherche de la rentabilité et du profit.

C'est cette perte de repères de classe, cette absence d'espoir en une société plus humaine et plus rationnelle, ce manque de confiance dans les capacités de la classe ouvrière qui ont contribué considérablement à démoraliser les militants du PCF, les militants syndicaux et les travailleurs eux-mêmes. Le PCF a perdu des voix mais, bien plus grave, il a perdu beaucoup de militants qui manquent maintenant cruellement dans les usines et quartiers, laissant le terrain à la montée des idées réactionnaires. La CGT, quant à elle, s'est carrément effondrée en quelques années, passant de deux millions d'adhérents avant 1981 à 600 000 dix ans plus tard, et elle ne s'en est pas relevée depuis.

Car les militants ouvriers ont partagé le sort de leurs camarades de travail, les coups plus durs du patronat. Et la démoralisation les a touchés davantage encore que le reste de la classe ouvrière.

Certes, les militants communistes avaient défendu la politique réformiste et électoraliste de leur direction. Formés à la tradition stalinienne, ils voyaient la classe ouvrière comme une force à utiliser au service de leur politique, ils se méfiaient de ses réactions lorsqu'elles échappaient à leur contrôle, et ils s'opposaient aux révolutionnaires qui cherchaient à s'implanter. Mais le Parti communiste s'était enraciné dans les usines. Il avait attiré à lui les travailleurs les plus combatifs, avait formé des générations de militants politiques, présents dans les ateliers, dans les quartiers, convaincus que le patron était l'adversaire et que la classe ouvrière avait un rôle politique à jouer dans l'avenir de la société. À leur manière, ils levaient un drapeau. Ces militants ont permis au Parti communiste de tenir, y compris dans les périodes dures, alors que leur parti était isolé et ses militants réprimés, comme pendant la guerre froide. Il a mené pendant les années cinquante une politique qui a oscillé entre l'aventurisme et l'opportunisme, il a même subi à l'arrivée de De Gaulle une défaite électorale retentissante, mais il a gardé malgré tout, tout au long de ces trente-cinq années dans l'opposition, ses militants et son poids, y compris électoral, dans la classe ouvrière. Et il aura suffi de quelques années de compromission ouverte avec le PS au gouvernement afin d'obtenir quelques strapontins gouvernementaux pour réduire tout cela à néant. Le jeu en valait-il la chandelle ?

En tout cas, la disparition progressive de ce milieu militant à partir des années quatre-vingt, écœuré et déboussolé par les trahisons de la gauche au gouvernement, a créé un vide qui n'a été comblé par personne.

De nombreux militants ont jeté l'éponge ou se sont cantonnés au terrain syndical. Les plus courageux, qui ont continué malgré tout, ont constaté que la relève se tarissait. Et d'ailleurs, sur quelle base recruter pour le Parti communiste ? Sur l'espoir de retourner un jour au gouvernement avec les socialistes, pour recommencer l'expérience toute récente de 1981 ?

La Gauche plurielle : une nouvelle mouture de l'Union de la gauche, pour la même politique

Justement, il y eut une nouvelle version de l'Union de la gauche, sous la forme de la Gauche plurielle de 1997, qui ne souleva pas les mêmes illusions qu'en 1981, car l'expérience Mitterrand restait présente dans les consciences. Mais ce qui est significatif, c'est que ce gouvernement Jospin, avec ses ministres communistes, Marie-George Buffet et Jean-Claude Gayssot, et avec ses ministres Verts, ne remit en cause aucun des mauvais coups portés par le gouvernement Balladur entre 1993 et 1997. En particulier, l'attaque sur les retraites et la Sécurité sociale. Le gouvernement Jospin a privatisé à tour de bras, plus que tous les gouvernements de droite réunis avant lui. Martine Aubry utilisa les 35 heures pour faire passer la généralisation de la flexibilité au bénéfice du patronat, à qui furent accordés en prime des milliards supplémentaires d'allègements de cotisations sociales. Les patrons grognèrent comme toujours, mais en profitèrent pour augmenter fortement la productivité du travail des salariés, au détriment de leur santé. On assista à l'explosion des maladies liées à l'aggravation des conditions de travail.

Comme tous ces prédécesseurs de droite ou de gauche, le gouvernement Jospin est resté spectateur face aux licenciements. Jospin, comme Mitterrand ou Chirac avant lui, a oublié qu'il avait promis à des travailleurs de s'opposer à leurs licenciements. Et il laissa Renault, dans lequel l'État était actionnaire majoritaire, fermer l'usine de Vilvorde, en Belgique.

L'expérience de la gauche plurielle s'acheva par la piteuse défaite de Jospin à l'élection présidentielle de 2002, avec un PCF réduit à 3 % des voix. Et voilà que le soir même de ce premier tour, les dirigeants du PS et du PCF se sont succédé sur les ondes pour s'aplatir devant Chirac et appeler à voter pour lui, pour, disaient-ils, faire barrage à Le Pen. La veille encore ils qualifiaient Chirac de porte-parole de la droite dure, de pire ennemi des couches populaires, de magouilleur et de délinquant. Le même Chirac se trouva transformé en quelques minutes en porte-drapeau du peuple, meilleur défenseur de la démocratie. Cette démission politique honteuse et sans honneur avait comme seule finalité de faire oublier que le PS et le PCF avaient perdu quatre millions de voix par rapport à la dernière élection présidentielle. Ces dirigeants de la gauche ont encore une fois brouillé les cartes, au risque d'installer la droite pour longtemps au gouvernement, de préparer le lit de Sarkozy, plutôt que de faire la moindre autocritique sur la politique désastreuse qu'ils avaient menée pendant cinq ans.

Conclusion

La droite est au gouvernement depuis bientôt dix ans. Mais sur les vingt et un ans qui précèdent, de 1981 à 2002, la gauche a occupé les ministères pendant quinze ans. À aucun moment, la gauche au gouvernement n'a protégé les travailleurs des agressions des capitalistes, des patrons grands et petits, des reculs et des attaques en tout genre.

À chaque fois qu'elle fut au pouvoir, elle a apporté sa touche dans les reculs successifs : suppressions des emplois dans les services publics, remises en cause des droits des salariés, tant pour la retraite que pour le remboursement des soins, fermetures d'hôpitaux.

À chaque fois, elle a adopté les mesures voulues par le grand patronat.

Qui serait capable de dire, dans les trente années passées, qui a porté tel ou tel coup, tant il y a eu continuité dans la politique qui a été menée ? Au service de la bourgeoisie ces politiciens sont vraiment interchangeables. Certes leur langage peut différer, mais pas toujours. C'est l'ex-ministre socialiste de la Santé, le célèbre Claude Evin, qui mène aujourd'hui la charge pour démolir les hôpitaux dans toute la région parisienne. C'est Kouchner qui a pu passer d'un camp à l'autre sans avoir besoin de reconversion. C'est un Strauss-Kahn, champion de la gauche, nominé par Sarkozy pour défendre à la tête du FMI les intérêts des grands trusts internationaux et des grandes banques contre les populations et en particulier les peuples des pays les plus pauvres. Qui osera dire qu'ils ne sont pas interchangeables ?

Au moment du bilan de cette période, s'il existe un domaine où la démonstration a été faite de la complète fusion entre la droite et la gauche, ce fut bien celui de la politique étrangère. La politique étrangère a été pendant quatorze ans le domaine réservé de Mitterrand tout au long de sa présidence, puis celui de Chirac. La cohabitation d'un président de gauche avec la droite pendant quatre ans, celle d'un président de droite avec la gauche pendant cinq ans, se sont déroulées sur ce terrain sans l'ombre du moindre désaccord. Il s'agissait là non pas de petits affrontements politiciens superficiels, mais de défendre les intérêts généraux des grands bourgeois français, Total, Bolloré, Bouygues, Lagardère et autres. Il s'agit donc de choses sérieuses. Il s'agit de l'argent de leurs mandants, et ils doivent faire correctement leur travail de représentants de commerce, et tenter de préserver ce qu'il peut rester d'influence de cet impérialisme de seconde zone qu'est l'impérialisme français. C'est de cela qu'il s'agit quand les uns ou les autres parlent de la France avec un grand F.

Alors, que ce soit comme gendarme en Afrique avec l'armée au Tchad, entre autres, qu'il s'agisse de la répression en Nouvelle-Calédonie, du soutien de dictateurs corrompus pour préserver les puits de pétrole de Elf-Total comme au Congo, de l'engagement dans la guerre du Golf ou, pour finir, dans la compromission de l'armée française dans les massacres au Rwanda, pas une seule divergence, pas l'épaisseur d'un papier à cigarette n'ont différencié les choix des uns et des autres. Les Partis socialiste et communiste se présentent à nous aujourd'hui comme l'alternative politique à la droite au pouvoir. Les candidats à la candidature socialiste se déchirent aujourd'hui la dépouille de ­Mitterrand pour se faire légitimer comme héritier par les militants du PS, mais surtout par ses notables, à qui une victoire électorale ouvrirait un bel avenir.

Les dirigeants du Parti communiste, quant à eux, tentent de sauver les meubles en remettant le dévouement de leurs militants au service d'un ­Mélenchon, ex-ministre socialiste, qui lui aussi évoque Mitterrand, ce politicien roublard, comme un monument du socialisme.

Le pire danger qui guette la classe ouvrière, c'est de se laisser endormir par ces pantins au service de la bourgeoisie. Il est vital pour la classe ouvrière de retrouver la conscience de sa force et d'identifier ses ennemis comme ses faux amis, car elle les retrouvera tous sur son chemin lorsqu'elle reprendra le chemin des luttes.

Pour marquer des points décisifs demain, alors que la classe capitaliste se montre de plus en plus exigeante, les travailleurs devront être prêts à aller jusqu'au bout, jusqu'à menacer le pouvoir économique de cette classe parasitaire. Pour conduire leurs combats, les travailleurs auront besoin de militants qui n'auront pas peur de rompre toute attache avec le monde bourgeois, de militants communistes révolutionnaires dont la seule limite est la volonté des travailleurs en lutte eux-mêmes.

Oui, la gauche a failli, lamentablement, elle ne changera pas, elle n'est pas réformable. Ce dont a besoin la classe ouvrière, ce ne sont pas des politiciens liés de près ou de loin au monde des bourgeois, c'est d'un parti de combat véritablement communiste.

Il lui faut se réapproprier les idées qui ont toujours fait la force et la puissance du mouvement ouvrier quand il se mettait en marche, la certitude qu'il a un monde à gagner en renversant le pouvoir économique et politique des bourgeois et en prenant les rênes de cette société. Voilà les vraies échéances !

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