En 1999, l'euro ? Face aux bourgeois qui unifient leurs monnaies, les intérêts communs des travailleurs de toute l'Europe

Le 1er janvier 1999, la monnaie unique européenne commencera à entrer en vigueur. On nous en a déjà beaucoup parlé, notamment pour justifier les politiques d'austérité adoptées par les différents gouvernements européens ces dernières années. Mais on va encore beaucoup nous en parler, sans doute en nous demandant de nouveaux efforts pour la réussite de cette monnaie unique, mais surtout pour justifier de nouvelles mesures anti-ouvrières.

Il s'agit donc de substituer aux différentes monnaies nationales comme le franc en France, le mark en Allemagne ou le florin aux Pays-Bas, une monnaie unique européenne, l'euro. Mais le mot de monnaie « européenne » est une exagération. La moitié orientale de l'Europe qui, avec la Russie, l'Ukraine, la Pologne et bien d'autres pays, représente tout de même plus d'un tiers de la population du continent, n'est pas concernée du tout. Et même dans ce que l'on appelle l'Union européenne, composée des quinze pays qui participent depuis plus ou moins longtemps à ce que l'on appelle la « construction européenne », tous n'ont pas l'intention d'abandonner leur monnaie nationale au profit de l'euro, et certains n'en ont pas la possibilité.

Les pays participant dès le début à la mise en place de l'euro et dont la liste sera confirmée le 2 mai 1998 par une réunion de Chefs d'État seront au nombre de onze. Ce sont onze pays qui devraient utiliser sur leurs territoires respectifs cette seule et unique monnaie, émise sous la responsabilité d'une seule banque centrale européenne.

La monnaie unique européenne n'est pas encore utilisée dans les magasins pour faire ses achats, mais il y a déjà longtemps qu'elle est utilisée par les politiciens de tout acabit pour asseoir leur démagogie et tenter de profiter des craintes ou des interrogations qu'elle suscite. Et ce n'est pas fini, à en juger par le débat sur la mise en place de l'euro qui vient d'avoir lieu à l'Assemblée nationale.

Selon les promoteurs de la monnaie unique, son instauration devrait ouvrir une ère d'expansion économique. Cette prospérité future serait pour eux la justification de tous les efforts et sacrifices qu'ils ont demandé pour la réaliser.

Pour d'autres en revanche, le projet de monnaie unique serait la cause profonde de toutes les difficultés économiques d'aujourd'hui, du chômage et de la crise. D'après eux, c'est contre les traités de Maastricht puis d'Amsterdam, à l'origine de cette monnaie unique, qu'il faudrait lever l'étendard de la révolte.

Alors Maastricht et la monnaie unique sont-ils un épouvantail ou un danger réel ? Du point de vue des travailleurs et des exploités, que peut-on attendre de cette monnaie unique européenne ? Et comment, à travers quelle histoire et pour quelles raisons en est-on arrivé là ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre.

La division de l'Europe, résultat de l'histoire

Les débats auxquels donne lieu l'instauration de la monnaie unique européenne ne sont que les derniers en date des conflits d'intérêts qui tantôt opposent les bourgeoisies des pays d'Europe, et tantôt leur donnent des intérêts communs face à celles des autres pays du monde et notamment des autres grands pays impérialistes, c'est-à-dire les États-Unis et le Japon. Ce n'est qu'une étape de l'histoire laborieuse de la construction européenne, cette entreprise jamais achevée par laquelle les bourgeois de France ou d'Allemagne, d'Italie ou de Grande-Bretagne, tentent désespérément de surmonter le handicap que constitue, face à leurs concurrents, la division du continent en États aujourd'hui trop petits.

Cette division est le résultat d'une histoire complexe et tourmentée, de tout un passé qui aujourd'hui pèse, sans pour autant que les bourgeois européens réussissent à s'en affranchir.

L'idée d'une unité européenne n'est pourtant pas récente. Elle est inscrite dans la géographie de ce continent aux dimensions somme toute réduites, et dans l'histoire de ses peuples qui les lie les uns aux autres de mille et une façons.

Cette unité a même à plusieurs reprises eu une certaine réalité. Ne parlons pas des formes qu'elle a prises dans l'Antiquité, avec l'Empire romain, et à certains moments du Moyen-Age, car il s'agissait d'une unité superficielle, purement politique. La révolution française de 1789, en faisant passer sur tout le continent un vent de liberté, éveilla dans tous ses peuples une aspiration commune à se débarrasser de l'oppression. Elle commença à faire voler en éclats des frontières qui, le plus souvent, n'étaient que les limites de tel ou tel fief féodal, et les armées révolutionnaires furent souvent accueillies en libératrices. Mais après l'épisode de l'Empire, qui a unifié par la force, sous le règne de Napoléon, une vaste partie du continent, la vieille Europe divisée en fiefs par ses classes possédantes rétrogrades connut encore un répit d'un demi-siècle et plus.

L'idée d'une unité européenne circulait néanmoins. Au début du 19e siècle, ce fut le socialiste utopiste Saint-Simon qui imagina de «rassembler les peuples d'Europe en un seul corps politique en conservant à chacun son indépendance nationale». Puis le républicain italien Mazzini imagina une fédération des républiques européennes. Même Victor Hugo, au cours de la révolution de 1848, déclara dans une envolée qu'un jour viendrait «où l'on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d'Amérique, les États-Unis d'Europe, se tendant la main par-dessus les mers».

Mais l'idée de l'unité nationale, de la constitution de nations en surmontant l'émiettement hérité de l'époque féodale, était portée par la force sociale de la bourgeoisie montante. Cette idée reposait sur les fondements solides du développement capitaliste et de la nécessité, pour chaque bourgeoisie, de se constituer un marché national. Ce marché national devait être débarrassé des obstacles à la circulation des marchandises hérités du passé. Mais il devait être aussi protégé, à l'extérieur, de la bourgeoisie concurrente.

La bourgeoisie pour son développement avait besoin de constituer des États nationaux, même si elle le faisait par différentes voies. Dans le cas de pays comme l'Allemagne et l'Italie, cela ne se fit pas par la voie révolutionnaire comme en France. Quitte à le faire avec retard, cela se fit d'en haut, sous le contrôle des monarques, par des compromis entre intérêts bourgeois et féodaux et en se méfiant par dessus tout de l'intervention des masses populaires. Cela se fit aussi dans le cadre de rivalités entre les puissances européennes, la France par exemple s'opposant à l'unité allemande ou ne soutenant un peu l'unité italienne que pour affaiblir l'Autriche.

L'Europe qui sortit des convulsions politiques du 19e siècle fut donc une Europe divisée entre ces États rivaux. Mais si le développement de la bourgeoisie se plaçait à l'intérieur des différents cadres nationaux tracés par les frontières partageant le continent, c'était dès le début une limite et cela devint très vite un corset trop étroit.

A la source de deux guerres mondiales

Les bourgeoisies d'Europe, en pleine phase d'expansion du marché capitaliste, se heurtaient nécessairement à ces frontières, ne serait-ce parfois que pour l'exploitation des ressources minières qui, bien sûr, ignoraient les limites séparant les États, ou parce que telle ressource se trouvait dans tel État mais pas dans tel autre. Et lors de l'essor économique capitaliste de la fin du siècle dernier, où le développement des bourgeoisies d'Europe était déjà freiné par l'étroitesse des frontières, la bourgeoisie américaine, qui avait la chance de se développer sur un continent presque vierge, les rattrapait et les dépassait très rapidement.

Et puis les bourgeoisies européennes devinrent rapidement des bourgeoisies impérialistes, que l'accumulation des capitaux poussait de plus en plus fortement à s'emparer de nouvelles ressources et de nouveaux marchés. Ne pouvant les trouver sur le sol européen déjà entièrement occupé et partagé entre elles, elles se lancèrent dans la conquête de zones d'influence exclusives et d'empires coloniaux. Cela déboucha sur le partage de l'Afrique et de zones entières de l'Asie, et cela aussi devint rapidement un motif de conflit entre elles. Se dressant les uns contre les autres pour satisfaire leurs ambitions rivales, ne cessant de conclure des alliances les uns contre les autres puis de les modifier, les États européens marchèrent à grand pas à la première guerre mondiale.

La question de l'unification européenne se posait donc objectivement dès ce moment. C'est justement son absence, la rivalité entre les puissances impérialistes du continent et l'impossibilité de résoudre leurs conflits par une autre voie que celle des armes, qui fut une des principales causes de la guerre, une guerre qui reflétait, selon Trotsky « le besoin d'un vaste champ de développement pour les forces de production comprimées par les barrières douanières » et dont la force motrice « était constituée par les forces capitalistes de production qui débordaient le cadre des États nationaux européens ».

La première guerre mondiale, avec ses millions de morts et ses destructions laissant le continent dévasté, ne résolut rien. Pendant quelques années pourtant, une possibilité exista pour que les contradictions dramatiques dans lesquelles l'économie capitaliste avait plongé l'Europe soient résolues par la révolution. Née des souffrances mêmes de la guerre, la révolution russe de 1917 donna le pouvoir au prolétariat et fut le prélude d'une vague révolutionnaire qui secoua tout le continent, de l'Allemagne à la Finlande, de la Hongrie à l'Italie. La victoire de la révolution prolétarienne en Allemagne pouvait non seulement briser l'isolement de la révolution russe, elle pouvait être le début d'une véritable reconstruction économique du continent, sur des bases de coopération et sous la direction du prolétariat révolutionnaire.

Mais la défaite de la révolution allemande laissa la Russie isolée pour longtemps, avec pour conséquence la prise du pouvoir par la bureaucratie stalinienne en URSS. Quant au reste de l'Europe il sortit de cette période de guerre et de contre-révolutions plus morcelé encore que par le passé. Les dispositions du Traité de Versailles laissaient subsister, de façon aggravée, toutes les causes qui avaient conduit à la guerre. Trotsky pouvait faire dès 1923 le diagnostic suivant : « l'Europe ne peut développer son économie dans les frontières douanières et étatiques (..) imposées par le Traité de Versailles. Elle doit abattre ces frontières, sinon elle est menacée d'une complète décadence économique. » Et pour répondre à « l'incapacité de la bourgeoisie à résoudre les questions essentielles de la reconstitution économique de l'Europe », il proposait à l'Internationale communiste de lancer le mot d'ordre des « États-Unis d'Europe », qu'il concevait bien entendu comme des États-Unis socialistes, sous la direction du prolétariat.

Cette incapacité de la bourgeoisie à surmonter le chaos économique se vérifia rapidement. Dans de nombreux pays, la crise et la peur de la révolution entraînèrent l'installation de régimes de dictature prônant l'autarcie. Ce fut le cas dès 1922 en Italie avec l'arrivée au pouvoir de Mussolini et du parti fasciste. Puis, lorsqu'en 1933 la crise politique en Allemagne amena au pouvoir Hitler et le parti nazi, l'Europe marcha de nouveau vers la guerre.

Hitler résolut à sa façon la question des frontières européennes en soumettant militairement l'Europe. Il plaça les États d'Europe centrale, de la Pologne aux Balkans, sous l'administration directe de son armée et l'exploitation directe de ses trusts, et en occupa d'autres comme la France. Le régime nazi soumit surtout au grand capital allemand sa zone d'influence économique traditionnelle dans l'est de l'Europe. Mais même lui n'avait pas réellement les moyens de briser et unifier sous sa loi ses deux principaux rivaux impérialistes, la France et surtout la Grande Bretagne. Quand ceux-ci reçurent le renfort militaire des États-Unis, l'écroulement militaire de l'Allemagne laissa une seconde fois le continent dévasté, et toujours aussi divisé.

La division du continent européen en États impérialistes rivaux a donc mené deux fois à la guerre mondiale en moins d'un demi-siècle, sans même que ces millions de morts, ces souffrances, ces destructions énormes, servent en quoi que ce soit à surmonter ses contradictions et ses absurdités.

Les débuts de la construction européenne

L'idée d'une unité européenne ne put reprendre un peu corps que dans les circonstances historiques particulières qui suivirent la seconde guerre mondiale. L'union européenne était au lendemain de cette guerre, tout comme de la précédente, une nécessité vitale. Il fallait reconstruire les ponts, les routes, les voies ferrées, les usines dans une Europe dévastée et à l'économie en lambeaux. Il était impossible de le faire sans mettre en commun les moyens encore utilisables, mais dispersés entre les différents pays. La remise sur pied de secteurs économiques fondamentaux comme ceux du charbon et de l'acier nécessitait une intervention conjointe des gouvernements européens. De plus la tutelle américaine sous laquelle ils se trouvaient tous les contraignait, de bonne ou mauvaise grâce, à coopérer.

De cette situation naquit en 1951 la première communauté économique européenne. Ce fut la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, la CECA, placée sous la direction d'une Haute Autorité qui était ainsi une première forme d'Autorité supranationale.

Dans la mise en place des premières institutions européennes, les raisons politiques et les raisons économiques étaient étroitement entremêlées.

Les États-Unis souhaitaient, face à la puissance de l'Union soviétique, accélérer la remise sur pied de l'Allemagne de l'Ouest. Ils se heurtaient à l'opposition des autres dirigeants européens, notamment français. Hostiles à tout ce qui paraissait renforcer la puissance de l'Allemagne, vaincue à peine quelques années auparavant, ils firent même capoter l'idée d'une « communauté européenne de défense » capable en Europe de jouer les supplétifs de l'armée américaine pour contenir l'URSS. Mais sur le plan économique l'unité s'imposait plus facilement. Les hasards de l'histoire ont fait que la frontière entre l'Allemagne et la France sépare les gisements de charbon de la Ruhr des mines de fer de Lorraine, et les deux impérialismes rivaux n'avaient pas d'autre choix que de s'entendre.

La mise sur pied de la communauté économique du charbon et de l'acier fut aussi le moyen d'avoir la caution des autres puissances européennes. La France, l'Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, furent donc conviées à participer à la CECA aux cotés de l'Allemagne. C'était un moyen de donner à ces puissances un certain droit de regard sur le redressement de l'économie allemande, mais cela répondait aussi à un besoin plus profond. Les trusts européens, ou les trusts américains opérant en Europe, avaient besoin de telles autorités supranationales pour vaincre les multiples obstacles s'opposant à la circulation de leurs marchandises à l'échelle du continent. La CECA, et aussi un certain nombre d'autres institutions européennes créées dans cette période, comme le Conseil de l'Europe, l'OECE devenue ensuite l'OCDE, ou dans le domaine militaire l'UEO - l'Union de l'Europe Occidentale - , furent un banc d'essai pour une collaboration des gouvernements européens. Celle-ci conduisit ensuite les six pays membres de la CECA à signer les traités de Rome de 1957 instituant la Communauté Economique Européenne, la CEE.

On célèbre aujourd'hui des hommes comme Jean Monnet, Robert Schuman et autres, présentés comme les pères et les idéologues de la construction européenne. Il s'agit d'hommes politiques bourgeois, qui ont créé par exemple en 1954 un comité d'action pour les États-Unis d'Europe et se sont montrés des partisans résolus de la construction européenne. Mais les discours de ces gens-là n'étaient pas l'essentiel. L'élément le plus puissant dans la construction européenne était la pression d'un certain nombre de grands trusts, et surtout celle des États-Unis. Ceux-ci, en tant que principal vainqueur de la guerre, faisaient pression pour une libéralisation généralisée des échanges. C'était l'intérêt de leur industrie et de leurs capitaux, qui étaient alors les seuls suffisamment puissants pour y avoir vraiment intérêt. En particulier les États-Unis voyaient dans la disparition des barrières douanières à l'intérieur de l'Europe le moyen d'assurer un débouché commode à leurs exportations, et un terrain d'investissement de choix pour leurs capitaux face à des capitaux européens qui n'avaient pas le poids nécessaire et avaient grand besoin du soutien de leurs États.

Au même moment d'ailleurs, l'Angleterre qui ne participait pas à la CECA créait sa propre zone de libre échange. Ce fut l'association européenne de libre échange, l'AELE, regroupant autour d'elle des États plutôt liés à l'économie britannique comme le Danemark, la Norvège, la Suède, le Portugal ainsi que l'Autriche et la Suisse. L'Angleterre ne demanda son adhésion à la CEE, en 1961, que sous la pression des États-Unis, qui y voyaient le moyen de faciliter l'entrée sur le marché européen d'un certain nombre de trusts américains déjà implantés en Grande-Bretagne. Cette demande rencontra d'ailleurs le veto du gouvernement français, de de Gaulle en l'occurrence, et il fallut attendre 1972 pour voir l'Angleterre, accompagnée du Danemark et de l'Irlande, adhérer à la CEE.

Des intérêts commun... et aussi concurrents

La Communauté européenne, devenue aujourd'hui l'Union européenne, se voulait à ses débuts un « marché commun ». Mais pour qu'un marché soit commun, pour que les marchandises puissent circuler librement, il faut harmoniser les législations nationales, il faut parvenir à des réglementations communes en matière de circulation des marchandises, de normes de fabrication ou d'emballage, de transport et de sécurité. Il faut que l'utilisation de tel produit, de telle technique de fabrication ou même de tel additif alimentaire, autorisée dans un État, ne soit pas interdite dans un autre, ce qui reviendrait à remplacer les barrières douanières abolies par des entraves administratives ou juridiques.

L'histoire du marché commun, après la suppression des barrières douanières en 1968, a été l'histoire d'une petite guerre permanente, où chaque puissance concernée, tout en abaissant sa barrière douanière afin d'avoir la réciprocité dans le pays voisin, s'évertuait à inventer ces barrières administratives, réglementaires voire sanitaires, pour freiner la pénétration des concurrents d'un autre pays chez soi.

C'est pourquoi la réalisation de la Communauté économique européenne nécessitait la mise sur pied d'institutions capables de régler ce type de problèmes et de trancher les multiples conflits d'intérêt qui ne pouvaient manquer de surgir. La commission européenne, le conseil des ministres de la CEE furent chargés de le faire, et devinrent ainsi les premiers organes politiques supranationaux de l'Europe du Marché commun.

Résoudre ces conflits s'apparentait souvent à la quadrature du cercle. Car si les réalités et les nécessités de leurs économies poussaient les bourgeoisies européennes à chercher à harmoniser leur fonctionnement, à chaque pas surgissaient des obstacles, des conflits d'intérêts dans lesquels chacune avait à la fois quelque chose à perdre et quelque chose à gagner. C'est ce qui fit de la construction européenne une marche lente, ponctuée de résistances et de retours en arrière, une avancée empirique dans une direction mal définie.

Il a fallu des années de marchandage et la mise en place de procédures d'arbitrage et de nombreuses institutions « supranationales » pour réussir à lever les obstacles, et encore pas tous. Sans retracer ici toute cette histoire de l'Union européenne, on peut tout de même constater que la convergence laborieusement obtenue dans certains domaines n'a jamais mis fin aux conflits économiques entre les différents États européens, et encore moins aux conflits politiques. Sur le plan politique, chaque État a continué à vivre sa vie, à mener sa propre politique étrangère, a tenté de garder ses propres zones d'influence bien à lui, comme la France et l'Angleterre dans leurs anciennes colonies. Quarante-et-un ans après les Traités de Rome, les institutions communautaires européennes se sont multipliées. On élit même maintenant un Parlement européen. Mais les États nationaux sont toujours là et bien loin de se dissoudre dans une fédération européenne.

Depuis le début de la « construction européenne », chaque bourgeoisie est confrontée à cette contradiction entre la nécessité de s'unir et de bonnes raisons de garder son indépendance. Les raisons de s'unir ont cependant augmenté avec le temps, plus que celles de rester indépendants.

La force des intérêts particuliers

Une des principales impulsions données dans le sens de l'union avait des raisons extra-européennes. Avec les secousses successives de la décolonisation, les puissances impérialistes européennes ont perdu leurs empires coloniaux, ainsi que les sources de profit que ces empires représentaient, non seulement pour des puissances impérialistes désormais de second plan comme la Grande-Bretagne ou la France, mais même pour les impérialismes de troisième ou de quatrième plan comme La Belgique, l'Espagne ou le Portugal. Leur emprise coloniale disparue, les plus petits des impérialismes ont dû abandonner toute prétention à sauver leurs privilèges économiques, et céder la place à plus puissant qu'eux.

Il n'en était pas tout à fait de même pour les deux principales ex-puissances coloniales du continent - et du monde - la France et la Grande-Bretagne. La France en particulier a tenté, même après l'indépendance de ses ex-colonies, de sauvegarder une situation semi-coloniale dans un certain nombre de pays d'Afrique en s'appuyant sur sa présence militaire, sur le franc CFA et sur les fantoches de sa fabrication. Mais plus le temps passait, plus même la France a dû affronter, y compris dans ses ex-chasses gardées, la concurrence de ses rivaux impérialistes, y compris extra-européens, comme le Japon.

La nécessité de s'unir entre elles s'est donc imposée de plus en plus aux puissances impérialistes européennes, sous peine de sombrer dans l'insignifiance. Mais cela ne supprimait nullement les rivalités, et les choses n'allaient donc pas toutes seules. Il n'était pas facile, par exemple, de faire admettre qu'un État cesse de subventionner son industrie, soit directement, soit indirectement par des commandes privilégiées. Et, pour ces commandes d'État, il n'était pas facile d'accepter le jeu de la concurrence par des appels d'offres à l'échelle européenne, ce qui n'est pas encore vraiment réalisé.

Des difficultés se présentaient aussi dans le domaine agricole, où les agricultures des puissances les plus industrialisées d'Europe sont concurrencées par les agricultures des autres impérialismes européens, en particulier ceux où la production agricole est prédominante. Les États les plus riches ont dû remplacer les subventions directes à leur propre agriculture, avant tout aux trusts agro-alimentaires, par des subventions au moyen de fonds européens, constitués spécialement pour cela.

Un problème majeur pour la France, mais surtout pour la Grande Bretagne, est aussi que l'agro-alimentaire et d'autres productions qui dépendent d'elles, minières par exemple, ne sont pas toutes situées sur leur territoire national. La France est liée avec ses Départements d'Outre-Mer, avec ses Territoires d'Outre-Mer et avec des pays africains, avec lesquels elle a des partenariats privilégiés. De même la Grande-Bretagne est plus ou moins liée avec les cinquante pays du Commonwealth, son ex-empire colonial.

Mais les autres pays d'Europe, - et en particulier l'Allemagne - ne voient cependant pas pourquoi ils paieraient le rhum, le sucre, les bananes ou quoi que ce soit d'autre au-dessus du cours mondial à cause des liens ex-coloniaux de la France et de l'Angleterre. Si les intérêts fondamentaux du grand capital industriel, commercial et financier britannique, penchent manifestement de plus en plus du côté de l'Europe, ses intérêts immédiats sont plus nuancés. Les entreprises qui sont directement liées au Commonwealth sont de grandes sociétés qui pèsent lourd dans l'économie anglaise. De plus, au niveau du capital financier, tous ces intérêts sont imbriqués. Enfin, la bourgeoisie anglaise est bien plus liée au capital financier des USA que ses grands partenaires européens. C'est pourquoi la Grande-Bretagne est la moins européenne des trois grandes puissances impérialistes du vieux continent.

Les processus d'harmonisation dans tous ces domaines ont donc été longs et laborieux. Il fallait aussi, sinon harmoniser la fiscalité, du moins faire en sorte qu'elle ne puisse pas constituer un obstacle à la liberté d'investir et de faire circuler les marchandises comme les capitaux. Mais de plus, tout cela ne pouvait pas encore créer vraiment ce marché dont avaient de plus en plus besoin les impérialismes européens, tant qu'il n'y avait pas de monnaie unique.

L'existence de monnaies différentes et, surtout, les variations de leur parité, c'est-à-dire des taux auxquels elles s'échangeaient les unes contre les autres, étaient un obstacle majeur, même pour le bon déroulement du commerce intra-européen et, à plus forte raison, pour la constitution d'un vaste marché intérieur. Or, si les impérialismes français, anglais, allemand, ne s'unissent pas dans un marché intérieur d'une taille comparable au marché intérieur du continent américain, ou de la zone d'influence du Japon en Asie, c'est-à-dire un marché de plusieurs centaines de millions de consommateurs, les lois du marché capitaliste mondial jouent contre eux.

Toute la logique de la coopération entre bourgeoisies européennes allait donc dans le sens d'une monnaie unique, mais pour que ce projet prenne corps, il fallait aussi des circonstances où cette logique coïncide avec l'évolution du système monétaire mondial. Il a donc fallu toute une évolution et des circonstances bien particulières pour que les dirigeants européens puissent envisager cette idée

Monnaies : du dollar tout-puissant au flottement généralisé

Aux débuts de l'union européenne, pratiquement jusqu'au début des années soixante-dix, la question ne se posait pas vraiment. La seule véritable monnaie internationale était le dollar et c'était pratiquement lui, c'est-à-dire en fait le gouvernement des États-Unis, qui dans toute la planète, à l'exception de l'Union soviétique et de sa zone d'influence, dictait sa politique monétaire.

Cela nécessite de revenir un peu en arrière, à la situation au lendemain de la seconde guerre mondiale. A ce moment-là en effet, les États-Unis qui en étaient les vainqueurs s'étaient préoccupés de créer une organisation monétaire mondiale qui facilite la reprise des échanges, une reprise dont ils ne pouvaient être que les principaux bénéficiaires face au Japon et aux pays européens dévastés par la guerre et à l'économie détruite. Avant même d'avoir vaincu militairement l'Allemagne nazie, ils réunirent une conférence monétaire pour cela, dans une petite ville de la côte Est des États-Unis qui doit à cette conférence sa célébrité : Bretton-Woods.

C'est là que fut fondé sous leur égide le Fonds monétaire international, le FMI. Ce fonds, alimenté par les pays adhérents et d'abord par les États-Unis, était là pour surveiller et garantir la stabilité des diverses monnaies. Les différents États s'engageaient à maintenir la stabilité des taux de change entre leurs monnaies, avec une marge maximum de 1 % autour de leur cours central. L'ensemble était garanti par la stabilité du dollar, seule monnaie proclamée convertible en or, au taux de 35 dollars pour une once, et gagée sur le stock de ce métal détenu par la banque des États-Unis.

De fait, le dollar était devenu la seule monnaie universellement acceptée, parce que basée sur une puissance industrielle qui n'avait pas été détruite, qui était désormais la seule à dominer vraiment le monde capitaliste et qui disposait de réelles réserves financières. Les autres États, et en particulier les États européens, étaient bien obligés d'accepter cette situation. Bien sûr, ils pouvaient imposer leur monnaie sur le marché intérieur à leurs citoyens. Mais sur les marchés extérieurs ils ne pouvaient l'imposer à leurs partenaires commerciaux. Et pour sortir du système de troc ou d'accords bilatéraux, qui étaient la première forme de reprise des échanges entre États au lendemain de la guerre, les États européens - comme les autres - étaient obligés de se procurer des dollars pour effectuer les règlements internationaux.

Ils étaient contraints par là même de se soumettre à la loi du dollar, mais aussi à une certaine discipline monétaire imposée par les États-Unis, avec pour conséquence une certaine stabilité monétaire à l'intérieur de l'Europe.

Cette discipline pesait sur tous les États, à l'exception des États-Unis, le seul dont la monnaie était universellement admise comme monnaie de règlement et comme réserve. Les États-Unis ne se privèrent donc pas de fabriquer des dollars, notamment dans les années soixante pour payer les dépenses de la guerre du Vietnam.

Mais cela ne pouvait pas durer toujours, et les États-Unis ont été finalement contraints de supprimer la convertibilité du dollar en or.

Cela se fit en plusieurs étapes. Pendant plusieurs années, face à des marchés financiers internationaux de plus en plus méfiants à l'égard du dollar, les États-Unis mirent leurs partenaires à contribution. Par le biais d'un « pool de l'or », il s'agissait de défendre la fameuse parité de 35 dollars pour une once d'or... jusqu'au jour où, le 15 août 1971, le président Nixon annonça que le dollar ne serait plus convertible. Puis pendant deux ans encore, jusqu'en 1973, les États-Unis tentèrent de défendre une parité théorique du dollar, qui fut successivement de 38 dollars, puis de 42 dollars l'once. Mais la crise monétaire entraînée par la spéculation internationale ne fit que se déchaîner de plus belle. Et finalement, en mars 1973, après quinze jours de fermeture des marchés des changes, ils décidèrent d'abandonner cette parité théorique pour faire « flotter » leur monnaie.

Le « flottement » du dollar, cela signifiait surtout... que le système monétaire coulait ! Désormais le dollar n'allait plus avoir de valeur fixe relativement aux autres monnaies : cette valeur ne serait plus déterminée que par le marché, autrement dit par la loi de l'offre et de la demande. Elle « flotterait », le mot en somme est bien choisi, au gré des vagues de la spéculation, de la demande ou de l'offre plus ou moins grande de dollars sur les marchés financiers. Et si le dollar était ainsi contraint de « flotter » au gré des marchés, cela était vrai à plus forte raison des autres monnaies, qui avaient du coup perdu tout point de repère.

Le tournant de 1973

Ainsi, d'un système monétaire mondial dans lequel les États, ou du moins ceux des pays les plus riches, garantissaient un minimum de stabilité aux échanges internationaux en maintenant des taux de change à peu près fixes, on passait à une autre situation : désormais ce serait le marché, et seulement lui, qui déciderait de ces taux. La tentative d'organiser les changes, née dans l'après-guerre, cédait devant la pression des marchés spéculatifs.

La crise dans le domaine monétaire reflétait d'ailleurs un problème plus vaste. On touchait à la fin de la période d'expansion que l'économie capitaliste avait connue après la seconde guerre mondiale. Le profit n'était plus assuré aussi facilement qu'auparavant par une économie en expansion. Les grandes sociétés capitalistes cherchèrent donc le moyen de redresser le taux de profit.

Cela se fit sentir par exemple dans le domaine des matières premières. Des vagues spéculatives se déclenchèrent, les producteurs cherchant à faire monter les prix. Ce fut le cas notamment des compagnies pétrolières, qui choisirent, cette année-là, d'imposer un prix plus élevé de cette matière. Il s'agissait d'assurer quoi qu'il arrive la rentabilité de leurs capitaux.

Cette année 1973 marquait ainsi un tournant. La crise monétaire, la spéculation internationale, allaient précipiter l'économie dans la crise, dans une situation de stagnation ou de croissance lente marquée notamment par l'extension du chômage, une situation dont l'économie capitaliste n'est toujours pas sortie aujourd'hui.

Les États allaient, dans un premier temps, tenter de relancer la machine par la création monétaire, par l'inflation. Quant aux grandes institutions financières internationales, elles agirent dans le même sens, en recyclant en prêts et en crédits des capitaux qui ne trouvaient pas de champs d'investissement assez profitables dans la production. Mais ces remèdes, utilisés pour sauver les profits capitalistes du mal causé par la stagnation de la production, ont fini par engendrer un autre mal, à longue échéance plus grave.

A la recherche des moyens de garantir leurs profits, les capitaux allaient se tourner de plus en plus vers des activités de type financier, sans aucune retombée positive du point de vue du développement économique. Un capital financier au caractère de plus en plus parasitaire imposait sa loi aux États, prélevait une dîme croissante sur l'économie, pesait sur celle-ci en l'enfonçant dans l'instabilité et la stagnation : ainsi peut être résumé le tournant vers la crise que l'on date de 1973, mais qui commençait à se dessiner bien avant.

Du point de vue monétaire, le passage à une situation de changes « flottants » n'avait pas les mêmes conséquences dans les différents pays. Si par exemple le flottement du dollar pouvait avoir des conséquences gênantes pour le commerce extérieur des États-Unis, celles-ci étaient moins graves que pour d'autres pays. Le dollar restait la monnaie de référence internationale et jusqu'à nouvel ordre, c'était encore les États-Unis qui les fabriquaient. Leur puissance économique et financière leur donnait même des moyens pour contraindre leurs concurrents à se montrer coopérants.

Mais en Europe, le passage à des changes flottants faisait peser une incertitude sur tous les échanges. Désormais, les taux auxquels les différentes monnaies européennes s'échangeaient entre elles étaient susceptibles de varier au jour le jour. Avec les changes flottants, le marché commun, cette laborieuse tentative d'établir une certaine unité économique du continent européen, menaçait de couler.

Inflation, dévaluations, et instabilité monétaire

Le flottement des monnaies pesait sur les échanges intracommunautaires européens. Or ceux-ci étaient devenus particulièrement importants dans le commerce de chaque pays. A notre époque, par exemple, plus des deux tiers du commerce extérieur des pays d'Europe est, en fait, du commerce intra-européen, c'est-à-dire s'effectuant entre pays du Marché commun.

La cause des variations monétaires pouvait être tout simplement le rythme différent de la dépréciation d'une monnaie nationale par rapport aux autres. L'émission de monnaie sans contrepartie a été pendant longtemps un moyen privilégié pour les États de combler le déficit de leur budget. La masse trop importante de monnaie par rapport à la circulation des marchandises alimentait l'inflation. Toutes les monnaies-papier se dépréciaient et perdaient de leur pouvoir d'achat. Mais évidemment, il n'y avait aucune raison que les monnaies se déprécient au même rythme d'un pays à l'autre. Quand une monnaie nationale avait manifestement perdu de son pouvoir d'achat par rapport à une autre, il fallait la dévaluer, c'est-à-dire baisser sa valeur relativement à celle-ci. Si par exemple un franc français à une époque s'échangeait contre un mark allemand, aujourd'hui il faut plus de trois francs pour avoir un mark !

Mais il n'y a pas que ces dévaluations « naturelles », si l'on ose s'exprimer ainsi. Il y a aussi ces manipulations monétaires par lesquelles les États aident leurs capitalistes à rendre provisoirement leurs marchandises plus compétitives sur les marchés internationaux.

Dévaluer le franc relativement au mark par exemple, c'est faire baisser les prix des marchandises françaises à l'exportation et donc permettre aux patrons français de prendre un avantage, au moins provisoire, sur leurs concurrents allemands. C'est aussi réduire le salaire réel des travailleurs en France. Pour eux, même si leur salaire nominal ne baisse pas, tous les produits importés en effet coûtent plus cher du fait de la dévaluation, tandis que pour un investisseur étranger, le prix de la main-dlquote oeuvre en France baisse, ce qui peut l'inciter à « délocaliser » ses productions en France, comme on dit.

Ce procédé est ce que l'on appelle une « dévaluation compétitive ». Bien sûr, cet avantage d'une dévaluation du franc pour les patrons français n'est que provisoire. La dévaluation entraîne une hausse des prix intérieurs de tous les produits importés, à commencer par celui des matières premières. Rapidement, cela se retrouve dans les prix des produits fabriqués en France. Les travailleurs eux-mêmes, constatant la baisse de leur pouvoir d'achat, peuvent revendiquer des hausses de salaire. L'avantage pris par les patrons français sur leurs concurrents peut alors tendre à disparaître. Mais l'opération permet au moins de tenir... jusqu'à la prochaine dévaluation.

Cependant il y a aussi une autre conséquence néfaste : si le franc baisse, ce sont les capitaux de la bourgeoisie française qui se dévalorisent par rapport à ses concurrentes. Les capitaux des bourgeois français ont, dans ce cas, tendance à aller se convertir en marks ou en dollars. Du fait de cette fuite des capitaux, la banque de France doit racheter des francs et vendre des marks et des dollars. Elle risque de voir rapidement ses réserves s'épuiser. Ou alors, il faut en revenir à des mesures abandonnées, comme le contrôle des changes et des mouvements de capitaux. Mais ce sont des mesures que les bourgeois n'aiment pas, qu'ils considèrent comme arbitraires car elles les empêchent de faire aller et venir leur argent pour le placer là où cela leur paraît le plus profitable.

Ajoutons à tout cela que, au fur et à mesure que les activités financières se développaient au détriment des activités productives, la spéculation sur les monnaies se développait aussi. Les taux de change ne subissaient donc pas seulement la pression des rythmes différents de dépréciation de la monnaie d'un pays à l'autre et des opérations de dévaluation compétitive, mais elles subissaient de plus en plus la pression de la spéculation. La spéculation massive, pour des raisons rationnelles ou non, pouvait contraindre les autorités dont dépendait une monnaie à dévaluer. Tout cela rapportait beaucoup à certains, mais c'était nuisible au commerce et à la production.

Un étrange « serpent »

Au milieu de toute cette tempête monétaire qui suivit donc le tournant de 1973 et à laquelle leur propre politique n'était pas étrangère, les gouvernements européens firent donc tout de même dès le début des tentatives pour maintenir entre leurs États des taux de change stables. Ils mirent sur pied dès 1973 ce qu'on appela le « serpent monétaire européen ». C'était un accord pour maintenir les taux de change réciproques de leurs monnaies à des valeurs fixes, ou au moins à l'intérieur d'une certaine marge de fluctuation. Représentés par des points sur un graphique, les taux de change réciproques des monnaies restaient ainsi à l'intérieur d'une bande allongée à laquelle, avec un peu de bonne volonté, on pouvait trouver la forme d'un serpent, d'où le nom.

Pour maintenir les taux de change à l'intérieur du « serpent », il fallait par exemple que la banque centrale allemande accepte d'intervenir lorsque le franc était attaqué par la spéculation. Si les marchés financiers vendaient des francs pour se procurer des marks, il fallait que la banque allemande accepte de vendre des marks pour acheter les francs en question, à un taux restant dans les marges de fluctuation prévues.

Cela s'avéra rapidement impossible, du moins à ce moment : les masses de capitaux prêts à se porter d'une monnaie sur une autre pour profiter d'une réévaluation ou d'une dévaluation étaient devenues bien trop importantes face aux moyens d'intervention des banques centrales des pays européens, y compris l'Allemagne. En fait, ce premier « serpent monétaire » de 1973 ne vécut pas longtemps. Les banques centrales ne purent pas maintenir la valeur du franc et de la lire par rapport au mark. Le franc sortit du « serpent », puis il y rentra et en ressortit encore en 1976. Finalement ne restèrent à l'intérieur du serpent que le mark, le florin néerlandais, le franc belge et la couronne danoise, c'est-à-dire les monnaies de petits pays très liés à l'économie allemande, à l'exclusion des monnaies des autres grands pays du Marché commun.

Une deuxième tentative eut donc lieu en 1979 avec la mise en place du SME, le système monétaire européen. Il s'agissait encore d'un « serpent monétaire », seulement doté de règles un peu plus élaborées. Là aussi, un système de parités réciproques était établi entre les monnaies des pays du Marché commun, avec une marge de fluctuation en général de plus ou moins 2,25 % autour d'une valeur pivot. Les banques centrales des différents pays s'engageaient à intervenir de façon concertée pour maintenir les différentes monnaies à l'intérieur de ces valeurs. Mais surtout, pour éviter des sorties répétées du « serpent », on décida que celui-ci se montrerait plus souple. Au lieu de défendre à tout prix des taux de change intenables, on décida de les réajuster chaque fois qu'il le faudrait, c'est-à-dire de dévaluer. Entre 1979 et 1987, il y eut ainsi pas moins de onze réalignements des parités monétaires, dont six dévaluations du franc par rapport au mark. Le franc et même la lire restaient donc dans le serpent... mais c'est le serpent qui commençait à faire des noeuds !

En principe, dans cet accord, les banques centrales des pays européens étaient placées sur un pied d'égalité. Chacune décidait souverainement de ses interventions sur les marchés des changes sans que les autres aient à lui dicter sa conduite. Cependant, si tout le monde était égal, certains, comme on dit, étaient plus égaux que d'autres. Entre la banque centrale allemande la Bundesbank, la « Buba » comme disent parait-il les intimes, et les banques centrales française ou italienne, le jeu n'était pas égal, car la banque centrale allemande disposait de réserves bien plus grandes. Les capitaux spéculatifs ne prenaient pas beaucoup de risques à spéculer contre le franc ou la lire, et ils le faisaient régulièrement. Chaque fois, les réserves des banques de France ou d'Italie s'épuisaient, bien plus vite que celles de la Bundesbank.

Vers la stabilité monétaire... aux dépens des salaires

Le franc, et encore plus la lire, étaient donc considérés comme des monnaies « faibles », et le mark comme une monnaie « forte ». Au fond il n'y avait rien d'étonnant dans cette appréciation de la « force » relative des monnaies : le fait que la Bundesbank ait plus de réserves, plus de moyens de lutter contre la spéculation, reflétait la plus grande force de l'économie allemande, de ses capitalistes et de leurs capitaux. Mais cela poussa la plupart des gouvernements et des banques centrales à s'engager dans une politique destinée à freiner l'inflation.

Cela n'avait évidemment pas pour but de sauvegarder le pouvoir d'achat des masses populaires contre l'érosion monétaire, mais au contraire d'assurer le bon déroulement du commerce international au détriment de ces masses populaires.

En France, on a vu à partir de 1983 le gouvernement, alors socialiste, proclamer qu'il mènerait une politique dite de stabilité du franc par rapport au mark. C'est Jacques Delors, alors ministre des Finances de Mitterrand, qui lança cette politique que l'on a appelée plus tard la politique du « franc fort » et qui fut poursuivie par tous ses successeurs, qu'ils soient de droite ou de gauche. Et peu à peu ils sont parvenus à réduire le taux d'inflation, à éviter le recours à la dévaluation, et finalement à rendre l'évolution du franc et du mark tout à fait parallèles.

Passons sur les justifications données par les gouvernements pour une telle politique, elles sont classiques : ils invoquent la concurrence internationale, la nécessité de la rigueur et de ne pas dépenser plus qu'on ne gagne, et on en passe. Mais dans ce tournant vers la rigueur budgétaire, la rigueur ne concernait pas le patronat. Au contraire, les aides, les subventions au patronat ont pris, en ces années-là, un caractère plus massif. Simplement, pour financer cette aide de plus en plus massive au patronat et pour en rejeter le coût sur les classes populaires, les gouvernements ont choisi de remplacer la méthode de l'inflation, plus indolore, par des politiques d'austérité ouverte, c'est-à-dire le blocage des salaires, la réduction des dépenses sociales, l'accroissement des impôts frappant les classes laborieuses au détriment de ceux frappant la bourgeoisie.

Il faut rappeler qu'un des premiers objectifs de Delors lorsqu'il a engagé cette politique en 1983, a été de parvenir à désindexer les salaires. Alors que l'augmentation des salaires suivait à peu près automatiquement la hausse des prix, cette clause a peu à peu disparu de toutes les négociations salariales. Cela était facilité par la présence du Parti socialiste au gouvernement en France, avec l'appui du Parti communiste. Pouvant s'appuyer sur la collaboration des directions syndicales, ces gouvernements étaient en situation d'imposer de tels reculs. Ajoutons à cela la progression du chômage, qui est venue les aider à faire pression pour ce qu'ils appellent la « modération » des salaires et qui est en fait leur baisse en termes réels.

Avec quelques différences et avec un décalage dans le temps, la même situation s'est produite en Italie ou en Espagne où la collaboration des syndicats avec des gouvernements sociaux-démocrates et la pression du chômage se sont conjuguées pour faire pression sur les salaires. Et autant ils insistaient pour limiter les revenus salariaux, autant les différents gouvernements européens allaient au devant des desiderata du capital financier. Ils se trouvèrent ainsi d'accord, en 1990, pour décider la libéralisation complète des mouvements de capitaux à l'intérieur de la communauté et la fin de tout contrôle des changes. C'était s'ôter encore un moyen supplémentaire de faire obstacle aux mouvements des capitaux spéculatifs, même si ce moyen était bien limité.

En fait, bien avant la signature du traité de Maastricht en 1992, la politique des différents gouvernements européens avait déjà convergé, en grande partie sous la pression des marchés financiers. C'est ce qui permettait de mettre à l'ordre du jour la monnaie unique.

Les adversaires de la monnaie unique déclarent qu'en l'acceptant, un pays comme la France abandonne cette part de souveraineté nationale que constitue le fait d'avoir sa propre monnaie. Passons pour l'instant sur le fait que cette « souveraineté » nationale ne concerne en rien les travailleurs car c'est surtout le droit souverain du patronat, de la bourgeoisie française, de procéder à des manipulations monétaires dont un des résultats est la baisse des salaires réels. Mais ce que ces adversaires de la monnaie unique - de droite ou de gauche - oublient de préciser, c'est que si la bourgeoisie française envisage de se priver ainsi de cet attribut de souveraineté, c'est qu'elle l'a déjà perdu dans les faits et depuis longtemps. Et ce n'est pas devant le mark ou l'Allemagne que l'État a abdiqué, c'est devant les marchés financiers.

Les choix difficiles de la bourgeoisie

Les bourgeois français ne se sont pas résignés facilement à la politique consistant à aligner l'évolution du franc sur celle du mark. En fait eux-mêmes sont partagés entre l'avantage immédiat et provisoire qu'ils pourraient tirer d'un franc faible, et ce qu'ils y perdraient à l'extérieur. Ce sont parfois les mêmes, qui sont partagés entre ce qu'ils gagneraient sur un plan et ce qu'ils perdraient sur un autre. Mais souvent aussi ce sont des couches un peu différentes de la bourgeoisie, qui ont des intérêts différents : par exemple le grand capital des banques et des multinationales peut être partisan de la stabilité des changes dans le cadre de l'Union européenne, tandis que des entreprises capitalistes exportatrices de taille moyenne, trouveraient avantage à des dévaluations.

Et n'oublions pas le fait que protester contre la politique menée peut être un moyen d'intéresser les pouvoirs publics et de demander des aides à une industrie qu'on affirme menacée. On se souvient des diatribes d'un Calvet, l'ancien PDG de Peugeot-Citroën, contre la politique de Maastricht et tout ce qui pénalisait son industrie, selon lui, face à la concurrence japonaise. Etait-ce vraiment une conviction, ou un moyen de réclamer des aides de l'État au trust Peugeot-Citroën ? On le saura peut-être si Calvet écrit ses mémoires, comme il en a maintenant le loisir puisque la famille Peugeot l'a mis à la retraite, sans trop de ménagement d'ailleurs malgré ses bons et loyaux services.

En tout cas, avoir une monnaie forte ou une monnaie faible, c'est toujours gagner sur un plan et perdre sur un autre, et c'est bien un choix douloureux quand on est un bourgeois possesseur de capitaux. C'est encore plus douloureux quand ce ne sont pas les mêmes bourgeois qui perdent et qui gagnent. Mais après tout c'est leurs affaires, et on ne voit pas pourquoi les travailleurs devraient se sentir concernés par ce choix, qui est un choix des bourgeois sur la meilleure façon d'employer leurs capitaux. Et lorsqu'on vient dire aux travailleurs que leur sort peut dépendre des choix des bourgeois quant à la monnaie, c'est une façon de les tromper et de les emmener sur une voie de garage !

Il reste que depuis des années, la bourgeoisie française et les gouvernements français ont estimé que mieux valait faire le choix de maintenir la solidarité européenne, faire ce qu'il fallait pour maintenir la stabilité monétaire face à leurs partenaires, en se trouvant par voie de conséquence dépendants de celui de ces partenaires qui a les épaules plus larges économiquement et financièrement : l'Allemagne.

Lorsque la seule monnaie vraiment forte était le dollar, les bourgeois européens étaient bien obligés de s'en servir comme valeur refuge, avec cet inconvénient qu'elle obéissait aux impératifs de la bourgeoisie américaine et pas forcément aux intérêts particuliers des bourgeois européens. Il se trouve aujourd'hui qu'à la suite de la crise monétaire, du flottement des monnaies, des différentes expériences de « serpent monétaire », le mark est apparu comme une monnaie un peu sûre aux yeux des bourgeois européens, et que les gouvernements des autres États européens se trouvent contraints de suivre cette monnaie.

Bien sûr, ils regrettent seulement de dépendre des décisions de la Bundesbank et que celle-ci prenne plus facilement en compte les intérêts des bourgeois allemands que ceux des bourgeois français, italiens ou autres. De la même façon, lorsque leurs monnaies dépendaient exclusivement du dollar, les bourgeois européens regrettaient que la banque centrale américaine ait plus de considération pour les intérêts des bourgeois américains que pour eux. Mais cela n'ôte rien au fait que ces différentes bourgeoisies, de celle du Portugal à celle de l'Allemagne, restent des bourgeoisies impérialistes qui s'approprient la plus grande part du profit produit non seulement dans leur pays mais à l'échelle du monde.

Oui, la monnaie unique n'est pas le reflet d'une entente harmonieuse entre peuples. Elle résulte d'une entente entre brigands impérialistes, contraints à s'unir contre plus forts qu'eux-mêmes comme les États-Unis ou le Japon, mais rivaux entre eux dans le partage de ce qu'ils tirent de l'exploitation de leur propre classe ouvrière et de celle des pays pauvres. Et entre brigands, quand on s'unit, c'est sur la base d'un certain rapport de forces. L'unité européenne, c'est d'abord une unité fortement hiérarchisée avec, au sommet, l'entente houleuse entre les trois principaux impérialismes du continent, l'Allemagne, la France et l'Angleterre, entourés de requins de moindre taille, comme l'Italie, la Belgique et les Pays-Bas, l'Espagne ou le Portugal.

Quant aux autres, la Grèce aujourd'hui, les pays de l'Est ou la Turquie peut-être demain, ils n'ont pas vraiment le choix. L'appartenance à l'Union européenne, si celle-ci finalement les accepte, sera peut-être pour ces pays un moyen d'être un peu protégés des rigueurs du marché mondial. Mais à l'intérieur de l'Europe ils subiront la loi des principales puissances impérialistes et ils n'auront aucune prise sur la monnaie européenne, si un jour ils y viennent.

Des tendances profondes de l'économie

La plupart des bourgeoisies d'Europe font aujourd'hui le choix de la monnaie unique parce qu'il leur semble le meilleur moyen de sauvegarder leurs intérêts. Ce n'est évidemment pas le souci de l'intérêt des travailleurs qui les guide, ni quand elles s'orientent vers cette monnaie unique, ni d'ailleurs quand elles la refusent. Et faut-il aller vers l'euro ou pas, ce n'est pas un choix qui concerne vraiment les travailleurs, ni dans lequel ils peuvent en quoi que ce soit défendre leurs intérêts.

Ce choix de la monnaie unique fait par les bourgeoisies européennes est un choix réticent et mesuré. Mais il se fait sous la pression de forces puissantes, de tendances profondes de l'économie. Il y a cette nécessité objective d'une unité économique de l'Europe qui a poussé ses États à entreprendre la construction du Marché commun, devenu le Marché unique. Et cette nécessité se fait sentir aussi puissamment dans le domaine monétaire, surtout depuis que le flottement généralisé des monnaies pèse sur toutes les relations économiques intracommunautaires.

Mais c'est aussi tout le contexte mondial qui en fait une nécessité. Aucune des puissances européennes ne peut aujourd'hui se mesurer sérieusement aux États-Unis, qui sont la seule puissance impérialiste dominant vraiment la planète. Aucune même ne peut se mesurer sérieusement au Japon, seconde puissance économique mondiale.

En matière de puissance financière les États européens ne sont que de petits États et les bourgeoisies européennes ne sont que des impérialismes de deuxième ou de troisième plan face à des puissances comme les États-Unis et le Japon. Cela est vrai même du plus puissant d'entre eux, l'Allemagne. Et si sa monnaie le mark peut faire un peu la loi face au franc et à la lire, elle est très vulnérable face au dollar ou au yen.

L'idée d'aller vers une monnaie unique est venue des milieux financiers et du gouvernement français. Cette proposition était une façon d'affirmer que le gouvernement français voulait avoir son mot à dire dans les décisions monétaires allemandes. Il fut chaleureusement approuvé par le gouvernement italien et un certain nombre d'autres ayant des revendications vis-à-vis de l'Allemagne. Une commission fut mise sur pied pour étudier la question. Placée sous la présidence de Jacques Delors et composée de représentants des banques centrales des différents pays, elle rendit son rapport en juin 1989, lors d'un sommet des chefs d'État européens, proposant un plan en trois étapes pour la réalisation de l'Union monétaire.

Côté allemand, on ne se montrait pas pressé de faire avancer un projet revenant à donner aux partenaires de l'Allemagne un droit de regard sur sa politique monétaire que jusqu'alors ils n'avaient pas. Mais en 1990, la réunification allemande fut l'occasion d'un marchandage donnant-donnant entre ceux-ci, en particulier les dirigeants français et les dirigeants allemands. On peut le résumer ainsi : côté français on ne s'opposait pas à la réunification allemande, mais en échange on remettait sur le tapis la question de la monnaie unique européenne et on demandait un engagement ferme des dirigeants allemands à la mettre en pratique.

C'est une fois ce marchandage conclu que l'on s'orienta vers le Traité de Maastricht.

Le Traité de Maastricht

Comme on sait, Maastricht est cette petite ville des Pays-Bas dans laquelle, en décembre 1991 et février 1992, furent mis au point et signés le Traité d'Union Economique et Monétaire et le Traité d'Union politique qui l'accompagnait. Le Traité d'Union monétaire venait couronner une autre mesure, dont la mise en place s'achevait le 1er janvier 1993, le fameux Acte unique européen. Celui-ci, prévoyant la fin des contrôles des changes, des barrières douanières et de toutes les entraves à la circulation des marchandises au sein de la communauté européenne, et la réalisation d'un marché unique, débouchait directement sur une autre phase : celle de la réalisation de la monnaie unique.

Mais, tout comme pour le marché unique, la question était de savoir qui paierait les frais de la mise en place du système.

Là aussi, un âpre marchandage se déroula. Les États européens autres que l'Allemagne avaient protesté contre le fait de devoir faire les frais de la réunification de celle-ci. Mais réciproquement, les banquiers allemands firent savoir qu'ils ne tenaient pas à devoir payer les frais d'une inflation trop forte en Italie, voire en France. Ils posèrent donc leurs conditions pour l'admission de tel ou tel pays dans la monnaie unique. Ce furent les fameux « critères de convergence de Maastricht ».

On sait en quoi consistent ces critères. Il s'agissait, avant de choisir la liste définitive des États participants à la monnaie unique, d'imposer qu'ils convergent sur une politique monétaire et financière semblable. Les critères de politique monétaire concernaient les taux d'inflation, les taux d'intérêt pratiqués dans chaque pays, et le maintien des taux de change pendant au moins deux ans sans dévaluation. Deux autres critères concernaient la politique budgétaire : l'un imposait que le déficit du budget de l'État ne dépasse pas 3 % du Produit Intérieur brut, l'autre que la dette publique soit inférieure à 60 % de ce même Produit Intérieur brut.

Lors du traité de Maastricht, ni les gouvernants français ou italiens, ni les autres, n'ont alors crié au diktat des banquiers allemands, ou quoi que ce soit de ce genre. Et ceci pour une bonne raison : en représentants du grand capital, en particulier du grand capital financier de leur pays, ils étaient d'accord, tout simplement.

La monnaie unique met évidemment fin à la possibilité pour chaque État de manipuler sa propre monnaie et d'alimenter ainsi sa propre inflation. D'où les protestations de certains, y compris à gauche, sur la « perte de souveraineté ». Mais il ne faut pas oublier que si les manipulations monétaires sont une arme qu'une bourgeoisie utilise à l'occasion contre une bourgeoisie concurrente, ces manipulations monétaires et la politique inflationniste sont toujours avant tout une arme de la bourgeoisie contre ses propres masses populaires.

Et il faut ouvrir une parenthèse pour évoquer déjà, ici, la guerre - purement verbale - que le PCF mène contre Maastricht, reprochant à ce traité la politique d'austérité contre les travailleurs. Maastricht est un traité entre brigands impérialistes et il n'est certainement pas fait pour avantager les travailleurs. Mais, on l'a vu, ce n'est pas la signature du Traité de Maastricht - intervenue seulement en 1992 - qui a entraîné des politiques d'austérité. Ce sont à l'inverse les politiques d'austérité mises en oeuvre quelques dix ans plus tôt, notamment en France par un gouvernement socialiste avec la participation du PCF, qui ont abouti à cette convergence des politiques budgétaires qui allait rendre la monnaie unique possible.

Et il faut ajouter que détourner l'opposition à la politique d'austérité, en une opposition aux critères de Maastricht et ses obligations de diminuer le déficit budgétaire et l'endettement de l'État, c'est militer pour le droit de l'État français, c'est-à-dire de la bourgeoisie française, de voler les travailleurs par l'inflation.

Le problème des travailleurs, ce n'est pas le montant du déficit budgétaire, mais qui le paye : les classes pauvres, ou la bourgeoisie ?

Si le gouvernement, au nom de Maastricht ou pas, veut réduire le déficit budgétaire, qu'il le fasse, mais pas au détriment des travailleurs et de la population. Que l'État cesse immédiatement toute subvention, toute aide au patronat, et il n'y aura plus de déficit. Qu'il augmente l'impôt sur les hauts revenus et il y aura largement de quoi financer les services publics et les dépenses sociales, sans creuser pour autant le déficit. Et si le gouvernement veut réduire l'endettement de l'État, qu'il fasse donc payer ceux au profit de qui l'État s'est endetté !

Reste évidemment que Maastricht et ses obligations fournissent un prétexte commode aux gouvernements au service du grand capital - et le gouvernement actuel l'est tout autant que ses prédécesseurs - pour imposer des mesures préjudiciables aux travailleurs. Mais ce sont les mesures qu'il faut combattre, pas les prétextes. Et il faut les combattre au nom des intérêts de classe des travailleurs, pas au nom d'une autre politique de la bourgeoisie, aux relents plus nationalistes.

Pression à la baisse sur les salaires

Le traité de Maastricht signé, il y avait d'autres problèmes à régler. L'un de ceux-ci était le taux de change avec lequel on allait entrer dans la monnaie unique. Ce détail est important car de ce taux dépendent en partie les taux respectifs des salaires, donc des coûts de production, dans un pays ou l'autre. Après l'entrée dans la monnaie unique, on ne pourra plus faire baisser le taux des salaires relativement aux voisins par le simple recours à l'inflation et à la dévaluation, il faudra trouver d'autres méthodes.

L'Italie a réglé ce problème, par exemple, par le biais de la dévaluation de 1992. Avant celle-ci, du fait du maintien de la lire dans le système monétaire européen et donc de taux de change stables avec les autres monnaies de la communauté, et d'une inflation intérieure relativement forte, les salaires italiens avaient rejoint le niveau moyen d'autres salaires européens, les salaires français par exemple. En septembre 1992, une vague de spéculation se déchaîna contre la lire, et en même temps contre la livre. En quelques jours, les gouvernements italien et britannique annoncèrent qu'ils sortaient du système monétaire européen et laissaient flotter leur monnaie. La chute fut spectaculaire: en quelques jours la lire perdit presque 30 % de sa valeur par rapport aux autres monnaies du Système monétaire européen. Elle est restée pratiquement à ce niveau depuis, et c'est à ce niveau qu'elle est rentrée de nouveau dans le système monétaire européen, et qu'elle rentrera sans doute dans l'euro.

Bien sûr les capitaux n'ont pas été dévalués d'autant, car ils avaient pris la précaution de se convertir en marks ou en francs - et c'est bien ce mouvement de capitaux qui était une des causes de la dévaluation - , mais les salaires, si ! Et ensuite les gouvernements se sont évertués à prôner la « modération » salariale, avec d'ailleurs la collaboration des syndicats. A ce moment a même été signé un accord entre patronat, syndicats et gouvernement, pour mettre fin à l'échelle mobile des salaires garantissant les salaires contre la hausse des prix. Tout cela a été fait au nom de la lutte contre l'inflation mais le résultat est que, si les prix intérieurs ont rapidement répercuté la dévaluation et sont restés au niveau européen, les salaires n'ont pas suivi la même voie.

Voilà dans quelles conditions les différentes bourgeoisies d'Europe rentrent dans la monnaie unique. Bien sûr, celle-ci intéresse en priorité les deux impérialismes majeurs que sont la France et l'Allemagne. Mais elle intéresse aussi l'impérialisme italien, moins riche, ou l'Espagne et le Portugal qui le sont encore beaucoup moins. Car outre l'intérêt pour les capitalistes de disposer d'une monnaie comme l'euro, le fait d'être un pays à relativement bas salaires à l'intérieur d'un grand marché de 300 millions de personnes, c'est évidemment intéressant pour toute une série d'industriels exportateurs.

Le problème aujourd'hui est que la pression à la baisse exercée sur les salaires est telle dans toute l'Europe, que les salaires britanniques par exemple, ou même les salaires français, peuvent devenir plus bas que les salaires italiens.

Alors pour garder ce type d'avantages, puisqu'on ne pourra plus dévaluer, du moins par rapport aux États européens, les bourgeoisies européennes cherchent déjà à faire baisser les salaires nominaux pour mieux supporter la concurrence de leurs voisins. La flexibilité des horaires et des salaires est là pour faire baisser le coût de la main-dlquote oeuvre. Patrons et gouvernants français étudient comment contourner l'obstacle du SMIC, qui limite les salaires à la baisse. Coté italien, sous prétexte d'aider la création d'emplois dans le Sud, gouvernement, patronat et syndicats ont décidé de créer des zones spéciales où les minima salariaux fixés par les conventions collectives ne s'appliqueront plus. Et partout, les prétendues aides à l'emploi payées par l'État au patronat sont également un moyen de faire baisser le prix de la main-dlquote oeuvre pour celui-ci.

La Grande-Bretagne et l'euro

Un cas à évoquer est celui de la Grande-Bretagne. Comme il a été dit plus haut, celle-ci, une des trois principales puissances impérialistes d'Europe, ne participera pas à la mise en place de l'euro. Mais cela ne doit rien à l'insularité, au particularisme et au nationalisme britanniques, et autres explications qu'on nous donne souvent. Et pourquoi pas le chapeau melon ou l'amour du thé !

En fait l'économie britannique est relativement bien plus liée au marché mondial extra-européen que les autres économies européennes. Les sociétés britanniques ont bien plus de capitaux à l'extérieur que leurs consoeurs du continent, et en général ces capitaux se trouvent moins en Europe qu'aux États-Unis ou dans les pays de l'ancien empire colonial britannique.

Il faut signaler aussi les groupes de pression que constituent les actuels « paradis fiscaux » britanniques, qui craignent de perdre un statut profitable. A Jersey, à Guernesey, à l'île de Sark ou à l'île de Man, on ne paye d'impôt ni sur les plus-values boursières ni sur l'héritage, et la profession la plus répandue est celle de prête-nom. Un certain citoyen de l'île de Man est ainsi directeur de 2400 entreprises à la fois, c'est le record. Qu'on se rassure, ce n'est que sur le papier et cela ne lui demande pas trop d'activité, à part celle consistant à tenir à jour la liste des entreprises à qui il prête ainsi son nom, et aussi à pointer sur son compte en banque les royalties qu'elles lui versent pour cela. Mais peut-être qu'il va jusqu'à embaucher une secrétaire pour faire ce travail à sa place.

Enfin et peut-être surtout, une des activités qui comptent le plus sur le plan financier est l'activité boursière. La City de Londres est aujourd'hui la deuxième place financière mondiale après New-York. Tout ce secteur financier, très lié à l'extérieur, redoute de perdre sa liberté d'action, que ce soit en matière de taux d'intérêts ou en matière de taux de change de la livre vis-à-vis du dollar et du yen, alors que le poids des intérêts du secteur industriel intéressé par la suppression de toute entrave sur le marché européen est plus faible qu'ailleurs en Europe.

Bien sûr, si les financiers de la City étaient assurés d'avoir un poids déterminant dans les décisions que prendront les autorités monétaires européennes, ils signeraient des deux mains l'entrée dans la monnaie unique. Mais ce n'est pas gagné pour eux. Alors, pour le moment ils préfèrent attendre que la monnaie unique se mette en place pour voir comment tirer leur épingle du jeu. Certains proposent même que la Grande-Bretagne se -contente d'être une sorte de grand paradis fiscal de l'Europe, d'intermédiaire financier privilégié entre celle-ci et l'économie du reste du monde.

Onze pays au départ

La Grande-Bretagne ne fera donc pas partie des pays participant dès le début à la monnaie unique. Le choix annoncé le 2 mai, lors du sommet européen, comporte onze pays : l'Allemagne et la France, l'Espagne, le Portugal et l'Italie, les trois pays du Benelux, plus la Finlande, l'Irlande et l'Autriche. Des quinze pays de l'Union européenne, restent en dehors outre la Grande-Bretagne, la Suède, le Danemark et la Grèce. Pour différentes raisons, ces trois derniers pays, soit ne satisfont pas aux fameux « critères de Maastricht », soit ne désirent pas pour l'instant passer à la monnaie unique.

En tout cas, ce choix fait, une banque centrale européenne doit être créée, qui coiffera le système européen des banques centrales. Elle sera contrôlée par un directoire de six membres, nommés pour huit ans par le Conseil des ministres des pays membres, et par un Conseil qui adjoindra aux membres du directoire les gouverneurs des banques centrales des pays membres. Mais la bataille pour la présidence de cette banque centrale, entre le candidat hollandais soutenu par l'Allemagne et le candidat du gouvernement français, Jean-Claude Trichet, actuel président de la banque de France, montre que toutes les positions de décision sont âprement disputées par les puissances impérialistes.

Le taux de conversion en euro des différentes monnaies des pays membres une fois fixé, l'euro entrera en fonctions à partir du 1er janvier 1999. Il ne servira d'abord qu'aux transactions entre les banques centrales, au marché interbancaire, au marché des capitaux ou à l'émission des emprunts d'État, dont les obligations seront libellées en euros. Ce n'est qu'à partir du 1er janvier 2002 que les billets et pièces en euros commenceront à circuler et que les monnaies nationales actuelles seront retirées de la circulation.

Avant d'avoir à nous habituer à calculer le prix de la baguette de pain en euros, nous avons donc encore le temps. Mais en fait l'euro sera déjà une réalité du point de vue des capitaux internationaux et des marchés des changes, et c'est ce qui compte pour les classes possédantes. C'est même déjà une réalité aujourd'hui, avant même le 1er janvier 1999 car les Bourses, les banques, anticipent déjà dans leurs calculs cette entrée en vigueur de l'euro. C'est même une anticipation optimiste, si l'on en juge par l'envol des cours des actions dans la plupart des Bourses européennes. Mais on sait que les envols de la Bourse peuvent être l'annonce, plutôt que de lendemains qui chantent, de belles catastrophes.

Prospérité ? Mais pour qui ?

Ce n'est pas à l'unification monétaire d'un continent comme le continent européen que les travailleurs ont à s'opposer. Les travailleurs n'ont aucune raison de défendre le passé, cette économie européenne divisée en ensembles trop petits, compartimentée en éléments séparés par des réglementations différentes, par la nécessité de changer de monnaie chaque fois que l'on traverse une frontière, selon des taux de change aux variations erratiques.

Mais est-ce que cette unification monétaire, partielle et fragile, changera vraiment quelque chose ? Et d'abord est-ce qu'elle résoudra les problèmes qui sont aujourd'hui ceux de la population de tous les pays européens, le chômage, la précarité, les bas salaires et la pauvreté ? Autrement dit est-ce que ce sera vraiment un progrès pour les hommes, pour la population laborieuse du continent en général ?

Bien sûr, ceux qui se font les partisans enthousiastes de la monnaie unique nous disent que ce sera une bonne chose car cela permettra enfin aux grandes sociétés européennes de se mesurer sur un pied d'égalité avec les États-Unis et le Japon. Ainsi, disent-ils, on sortira de la stagnation pour entrer dans une période de prospérité pour l'Europe.

Mais même si cela était vrai, et ce n'est même pas sûr, ce serait la prospérité pour qui ? Est-ce que la prospérité de trusts comme Alcatel, Peugeot ou Renault, Thomson, Dassault et bien d'autres a empêché un seul plan de licenciements ? Est-ce que cela va changer parce qu'il y aura une monnaie unique ? Bien sûr que non. On nous parlera peut-être moins de la concurrence européenne, et encore, mais alors on nous parlera de celle du Japon, des États-Unis et du Sud-Est asiatique pour nous expliquer la nécessité des licenciements, de la flexibilité, des bas salaires et de tout le reste.

Mettre un terme à cela, ce n'est pas une question de monnaie unique ou de monnaies séparées. Ce n'est pas la question de faire l'Europe ou non. C'est une question de rapport de forces entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, et cela ne se pose pas différemment en Allemagne qu'en France ou ailleurs car les patrons ne sont pas différents. Cela ne se posera pas différemment dans l'Europe de la monnaie unique. Il faut que la classe ouvrière s'organise et se batte pour imposer un autre rapport de forces et faire reculer le patronat, qu'il soit français, allemand ou européen. Il faut poser les problèmes en terme de classe, et pour la classe ouvrière cela peut devenir vraiment une question de vie ou de mort.

C'est là que les partis prétendant représenter la classe ouvrière, comme le PCF en France, portent une grave responsabilité politique en faisant dévier cette question-là, cette question vitale, sur le faux débat de l'approbation ou non du traité de Maastricht et du passage à l'euro. La question de l'Europe, la question de l'euro, c'est une question d'organisation du capitalisme, un débat interne aux bourgeoisies d'Europe. Ou plutôt ce n'est même pas un débat, c'est une série de marchandages et une question de gros sous. On nous trompe quand on fait semblant de nous demander notre avis, voire de faire se prononcer l'ensemble de la population sur cette question, comme si le problème pour les travailleurs était de choisir le libellé des billets de banque avec lesquels on les paiera... très mal !

Alors, Europe ou pas Europe, monnaie unique ou pas, la situation pour les travailleurs ne peut changer que s'ils savent se battre en tant que classe, si cette fois c'est eux qui imposent leurs intérêts au patronat au lieu du contraire, sans laisser dévoyer leurs luttes sur de fausses questions.

Les espoirs des capitalistes européens

La monnaie unique n'est qu'un aménagement adopté à grand peine par les États européens sous la pression de la situation de crise et d'instabilité. Elle est l'élément indispensable de la création d'un marché intérieur comparable à celui des États-Unis, susceptible de permettre aux groupes capitalistes européens de produire à l'échelle de plusieurs centaines de millions de consommateurs. Les groupes capitalistes européens espèrent, à tort ou à raison l'avenir le dira, que ce vaste marché intérieur leur donnera une base arrière pour mieux se défendre sur le marché mondial.

Et puis, ses créateurs espèrent que la nouvelle monnaie, l'euro, parviendra à se hisser au niveau du dollar, ou du moins du yen, dans les transactions internationales ainsi qu'en tant que monnaie de réserve pour des banques centrales de pays tiers. Car même si, à certains moments dans le passé, une monnaie européenne comme le mark allemand a pu apparaître plus forte que le dollar, il n'était évidemment pas question qu'elle puisse s'y substituer. Il n'y avait pas assez de marks pour cela, et l'économie allemande toute seule n'avait pas l'envergure nécessaire pour en fabriquer plus. Il en ira différemment d'une monnaie s'appuyant sur l'ensemble de l'économie de l'Europe occidentale.

Est-ce que l'euro aura vraiment cet avenir ? Et surtout quelle sera la solidité de cette construction, notamment si une véritable crise financière éclate ? La monnaie unique ne signifie même pas que c'en est fini des oppositions d'intérêts entre les différents États européens. Nous sommes à l'époque du capitalisme impérialiste, une époque où, du fait de son instabilité et de sa crise profonde, tous les aspects les plus rétrogrades du système capitaliste peuvent très vite prendre le dessus.

Même si aujourd'hui ils prennent la voie de s'unifier sur le plan monétaire, les États européens ne sont pas près de s'unifier politiquement. Cela signifie qu'en cas de crise, chaque gouvernement garde la possibilité de jouer son propre jeu.

Le nationalisme, une impasse et un piège

Si la crise économique s'aggrave et si elle débouche, ne serait-ce que dans un seul des pays concernés, sur une crise politique dramatique, chaque État peut décider de mener sa propre politique, éventuellement de reprendre son indépendance monétaire, même si cela l'entraîne dans une voie sans issue.

C'est bien d'ailleurs cette éventualité qui nous permet de juger de la politique de ceux qui, ces dernières années, ont fait de l'opposition à Maastricht un article spécial de démagogie politique. On voit aujourd'hui en France un étrange regroupement se faire autour de tels arguments. A droite, le Front National ou De Villiers s'opposent à la monnaie unique et une bonne partie du RPR n'en pense pas moins. Mais, plus grave du point de vue de la classe ouvrière, le PCF se place sur le même terrain, celui du nationalisme.

On l'a vu ces jours-ci au Parlement, c'est sur ce terrain que le PCF a choisi d'affirmer son originalité par rapport au PS, pas sur celui de la défense des intérêts de la classe ouvrière, en particulier face au drame du chômage. C'est évidemment pure démagogie alors que le PCF et Chevènement participent précisément au gouvernement qui va assurer l'entrée de la France dans l'euro, et d'ailleurs ce vote d'opposition n'émeut pas beaucoup Jospin. Ces gens-là ne croient même pas à ce qu'ils disent et prennent ouvertement leurs électeurs pour des imbéciles.

Tout cela serait seulement risible si cela ne préparait pas des pièges et des impasses dans lesquels tous ces gens-là emmèneront peut-être demain la classe ouvrière. On peut très bien voir demain la bourgeoisie française ou une autre choisir de sortir de l'euro, par exemple sous la pression d'une crise économique, sociale et politique particulièrement grave. Le choix actuel a été fait en fonction d'un certain nombre de paris, qui demain peuvent se trouver démentis par les faits. La tentation peut se faire sentir de jouer de nouveau son propre jeu en sortant de la monnaie unique, tout comme la bourgeoisie anglaise a fait le choix jusqu'à présent de ne pas y rentrer.

Si un gouvernement européen faisait un tel choix, cela ne signifierait rien de positif pour les classes populaires. Cela signifierait que la bourgeoisie de cet État choisit de reprendre son indépendance monétaire pour mieux imposer à sa classe ouvrière des sacrifices, à l'aide d'une monnaie dévaluée, et les lui faire accepter au nom de l'intérêt national à défendre face à ses concurrents européens. Cela ne signifierait aucune amélioration de sa situation, mais au contraire, avec un pas vers l'autarcie économique, un nouvel appauvrissement. Sur le plan politique, ce serait un renforcement du nationalisme, de la xénophobie et des idées les plus réactionnaires. Si cela se produit en France, et même si malheureusement le PCF peut se livrer à une démagogie de ce genre, ce serait un terrain de convergence tout trouvé pour une partie de la droite, du Front National à Pasqua, à Séguin, en passant par De Villiers, vers l'instauration d'un pouvoir de droite ou d'extrême-droite appelant la population à l'effort au nom de la souveraineté nationale.

C'est l'impérialisme qu'il faut combattre

L'Europe et la monnaie unique pourraient être un progrès considérable pour ceux qui vivent sur ce continent. Mais pas sous la direction de l'impérialisme. C'est pourquoi ce n'est pas la suppression des frontières que les travailleurs ont à combattre, pas plus qu'ils n'ont à combattre la libre circulation des produits et des hommes ou la monnaie unique. Car ce n'est pas là la cause de leur misère.

Ce qu'ils ont à combattre, c'est l'impérialisme. La cause de la misère, du chômage, des désordres économiques, des crises, c'est l'exploitation capitaliste. C'est cette exploitation qu'il faut combattre, Europe ou pas. Il faut commencer par balayer devant nos propres portes, c'est-à-dire lutter contre nos propres capitalistes.

En tant que militants révolutionnaires, nous voulons préparer une autre voie pour la société : la voie vers la transformation socialiste. La seule politique progressive de notre époque, c'est celle qui prépare la classe ouvrière du monde entier à briser l'emprise du capital sur l'économie, à socialiser la production et les échanges à l'échelle mondiale, à les organiser de façon rationnelle en fonction des besoins des hommes, et pas en fonction des lois du profit qui n'enrichissent qu'une toute petite minorité.

Les tendances à la socialisation de l'économie sont puissantes, y compris dans la société capitaliste. L'économie est aujourd'hui un tout, fonctionnant collectivement à l'échelle du monde. Par le biais des relations économiques internationales, les travailleurs de Hongkong travaillent en coopération avec ceux d'Europe ou d'Amérique. Ce n'est pas le moins du monde un drame ou une calamité, c'est un facteur extraordinaire de progrès humain ! C'est l'illustration de la puissance des tendances à la coopération que recèle la société humaine, de leur richesse, de leur fécondité. C'est ce qui fonde nos convictions socialistes.

Et ce n'est pas cela qui est générateur de crises, de misère, de chômage, de guerres : c'est le fait que cette socialisation de l'économie entre en conflit avec sa gestion privée, capitaliste, une gestion effectuée selon le seul critère du profit. Trotsky, lors de la Première Guerre mondiale, parlait de l'économie étouffée par les frontières du continent européen. On peut en dire autant aujourd'hui pour le monde. L'économie mondiale étouffe dans le carcan de la propriété privée, des frontières, des monnaies, des Bourses, des calculs de taux de change et de taux d'intérêt. Elle suffoque parce qu'elle est gérée par et pour le seul capital financier, par la petite minorité bourgeoise qui en vit et qui continue d'imposer à la société des règles de propriété et de partage des richesses qui sont depuis longtemps dépassées par la vie.

C'est bien parce que les tendances collectives de l'économie mondiale sont puissantes que le capital financier européen est finalement poussé malgré tout, à travers bien des contradictions, à tenter de mettre sur pied une monnaie unique à l'échelle du continent. Cela ne met pas fin aux contradictions du capitalisme, puisque c'est seulement pour pouvoir mener un peu mieux la guerre économique à d'autres comme les États-Unis et le Japon. Cela ne met même pas fin aux rivalités intra-européennes. Mais des militants révolutionnaires, qui militent pour le pouvoir de la classe ouvrière à l'échelle du monde, n'ont sûrement pas à laisser croire qu'ils préféreraient le repli de chacun, qui sur le franc, qui sur le mark, qui sur la livre ou sur la lire. Trotsky avançait avant la seconde guerre mondiale la perspective des États-Unis socialistes d'Europe, comme une façon concrète de défendre devant la classe ouvrière le programme de transformation socialiste. Le minimum est d'en faire autant aujourd'hui, et même d'ajouter, à une époque où l'on nous parle tous les jours de la « globalisation » ou de la « mondialisation » capitalistes : États-Unis socialistes d'Europe dans le cadre d'une organisation mondiale, socialiste, de l'économie.

Est-ce que ces États-Unis socialistes d'Europe auront une monnaie unique ou est-ce qu'il existera d'emblée une monnaie mondiale ? Nous ne le savons pas, mais ce dont nous sommes sûrs, c'est que cela sera une étape vers la suppression totale de la monnaie. Privée de la possibilité de se transformer en capital, réduite au simple rôle de moyen de comptabilité, la monnaie aura probablement épuisé son dernier rôle. En tout cas, en tant que moyen de régler les relations économiques entre les hommes, la monnaie aura sa place, oui, mais sa place au musée, à coté de la marine à voiles et de la lampe à huile !

Car une société vraiment humaine, une société communiste, organisée en fonction des besoins des hommes et par eux, organisera rationnellement la production de ce qui est nécessaire à leur vie et sa répartition sans injustice, sans spéculation, sans désordre monétaire et économique, sans des tas d'or, de titres ou de billets, de ces bouts de papier qu'on entasse dans les coffres des banques avec des bataillons de policiers pour les garder.

La classe ouvrière est la seule classe véritablement mondiale, la seule n'ayant pas d'intérêt particulier national à défendre, la seule classe ayant vraiment les moyens d'organiser rationnellement l'économie à l'échelle internationale, de la transformer dans un sens socialiste et communiste. C'est à cette échelle, à l'échelle mondiale, qu'elle doit construire des organisations révolutionnaires, s'organiser et se battre pour renverser la société capitaliste.

Car à notre époque, c'est notre conviction, il n'y a pas d'autre programme pour faire progresser l'humanité que le programme révolutionnaire prolétarien, le programme communiste.

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