Il y a 50 ans, la fin de la guerre d’Algérie : la fin du colonialisme, mais pas de l’oppression

Introduction

Il y a cinquante ans prenait fin la guerre qui a permis au peuple algérien d'obtenir l'indépendance politique et la dignité que l'impérialisme français lui refusait jusque-là.

Le 2 juillet 1962, nos camarades de Voix Ouvrière, l'organisation qui a donné naissance à Lutte Ouvrière, distribuèrent et défendirent, dans les entreprises où ils militaient, ceci  « L'Algérie est virtuellement indépendante (...) parce que le peuple algérien s'est battu, les armes à la main, pour cela. C'est une grande victoire dont tous les exploités du monde peuvent se réjouir. Elle prouve que lorsque les exploités, si pauvres, si misérables soient-ils, vis-à-vis de leurs exploiteurs, sont décidés à rejeter l'oppression, ceux-ci n'y peuvent rien".  Et nos camarades, dans cet éditorial intitulé « Les bastilles qui restent à prendre", poursuivaient : « Par ailleurs, l'émancipation qu'a conquise le peuple algérien n'est que nationale et non pas sociale. Bien sûr c'est déjà énorme. Les Algériens ne seront plus des étrangers dans leur propre pays, (...) voués à toutes les humiliations. Mais l'exploitation de l'homme par l'homme n'aura pas disparu d'Algérie. Les dirigeants qui ont mené la lutte pour l'indépendance l'ont fait sur des bases nationalistes. Ils ne l'ont pas fait au nom des ouvriers et des paysans du monde entier, afin de construire en Algérie et ailleurs une société débarrassée de ses exploiteurs..." 

Aujourd'hui, nous sommes très fiers que nos camarades aient défendu les idées communistes révolutionnaires durant la guerre d'Algérie. Ils ont exprimé leur solidarité avec le combat des Algériens, et affirmé leur soutien à la lutte armée pour l'indépendance. Tout en soutenant la lutte armée menée par le peuple algérien, nos camarades ont été les seuls à le faire sans se ranger derrière le nationalisme du FLN, sans taire leurs critiques sur cet appareil qui commençait déjà à se mettre en place. Alors oui, nous sommes fiers d'appartenir à ce courant !

La guerre d'Algérie s'est inscrite dans un contexte de révolte contre la colonisation dans le monde entier, mettant en branle les trois quarts de l'humanité, près de huit cents millions d'êtres humains. Cette révolte était porteuse d'espoirs. Elle aurait pu aboutir à bien autre chose que la mise en place de régimes nationalistes plus ou moins dictatoriaux comme cela s'est passé partout, y compris en Algérie. Mais la responsabilité de l'impasse dans laquelle s'est retrouvé le mouvement de décolonisation repose principalement sur la politique des organisations ouvrières des pays colonisateurs.

En luttant pour leur indépendance, les paysans et les ouvriers algériens combattaient la bourgeoisie française, c'est-à-dire notre propre ennemi, notre propre oppresseur. Le mouvement ouvrier en France avait tout intérêt à soutenir cette lutte. Et la meilleure façon de le faire consistait à mener son propre combat, sur son terrain de classe, contre cette même bourgeoisie.

Au lieu de cela, les organisations politiques ou syndicales se réclamant du mouvement ouvrier ont trahi ce combat contre la colonisation. Pire, le Parti socialiste a été à la tête de gouvernements qui ont mené cette sale guerre. Quant au PCF, il a soutenu ces gouvernements socialistes et sa politique a consisté durant toute la guerre à prôner « la paix en Algérie", une façon de ne surtout pas prendre parti pour l'indépendance.

Plusieurs générations de travailleurs ont eu à payer les frais de cette trahison politique  Dans un premier temps, il y a eu la montée d'une extrême droite fascisante avec l'OAS. Puis, le développement du racisme et des idées réactionnaires jusque dans les rangs ouvriers. Avec la guerre d'Algérie, nos oppresseurs ont mis en place un régime plus dur, la Ve  République de De Gaulle. Et nous continuons à payer le fait d'avoir laissé échapper cette occasion d'affaiblir l'impérialisme.

Pendant ce temps, la classe ouvrière algérienne a dû supporter le poids de cinquante ans de dictature et de répression.

 

Cent trente-deux ans de barbarie coloniale

Avant la conquête, l'Algérie, tout en faisant partie formellement de l'empire ottoman, était dirigée par une Régence vivant des impôts prélevés sur une population majoritairement rurale et de ce qu'on appelait la course, une activité entre piraterie et protection rémunérée des bateaux de commerce en Méditerranée.

En juin 1830, la monarchie française fit débarquer trente-sept mille hommes sur la côte algérienne, qui bombardèrent et saccagèrent Alger. Derrière un prétexte fallacieux, l'avidité commerciale inspirait cette conquête.

Le trésor de la Régence fut pillé lors de la prise de la ville. Mais les caisses royales de la France n'en tirèrent que cinquante millions de francs de l'époque, alors que les richesses du Dey d'Alger étaient estimées à deux cent cinquante millions, sans parler des autres richesses dans la ville. Des centaines de millions se volatilisèrent... mais pas pour tout le monde. En particulier pas pour les familles Schneider et De Wendel, familles de grands capitalistes français qui prospèrent encore aujourd'hui. François-Alexandre Seillière (un ancêtre de Ernest-Antoine Sellière, ex-président du Medef), associé à un certain Adolphe Schneider, avait obtenu d'être le fournisseur de l'expédition d'Alger. Forts de quelque trois cent cinquante-sept bateaux, ils avaient tous deux la main sur le transport des hommes et des marchandises de cette aventure. C'est dans la cale de leurs bateaux que s'évaporèrent les millions. Le hasard faisant bien les choses, c'est à la suite de cette expédition qu'ils devinrent les puissants capitalistes de la sidérurgie en France.

Après la prise d'Alger, l'opération de conquête se poursuivit car les généraux espéraient une victoire qu'ils croyaient facile contre des populations rurales. En réalité, l'armée française mit près de cinquante ans à conquérir et à soumettre l'Algérie par le fer et le feu.

En effet, la conquête se heurta à une résistance farouche. De  1830 à 1847, l'émir Abd el Kader mena la guerre contre l'invasion et fit subir à l'armée française une série d'échecs retentissants. Le général Bugeaud fut envoyé pour tenter d'en venir à bout. Il entama une guerre dite de ravageurs. Sa technique consistait à dévaster les zones conquises. « Il ne faut pas courir après les Arabes, disait-il, il faut les empêcher de semer, de récolter, de pâturer ». Le 19  juin 1845, par exemple, le colonel Pélissier ordonna d'enfumer entre cinq cents et mille cinq cents personnes réfugiées dans une grotte à Dahra. Les soldats attisèrent un feu énorme durant 18  heures pour asphyxier tout le monde, hommes, femmes et enfants. Cela fit un peu scandale, mais ce colonel n'en fut pas moins promu maréchal de France par la suite.

Plus de cent mille hommes furent indispensables pour vaincre l'armée d'Abd el Kader. Cette guerre s'était accompagnée de tant de massacres et de cruautés que les résistances et les insurrections embrasaient le pays au fur et à mesure de l'avancée de l'armée.

Avec la conquête, comme l'écrivit un historien de l'Algérie, « un vol d'hommes de proie s'abattit sur le pays ». La monarchie française accapara non seulement les terres appartenant à l'empire ottoman, mais aussi celles des seigneurs locaux, des tribus révoltées et les terres collectives des populations rurales. En 1870, cinq cent mille hectares avaient déjà été volés et distribués aux colons envoyés en Algérie. Du moins à certains colons.

Car contrairement à l'un des mythes de la colonisation de l'Algérie, les terres n'ont pas été en majorité cultivées par de pauvres émigrants venus mettre en valeur un pays laissé à l'abandon. D'abord parce que les terres, loin d'être abandonnées, ont été arrachées de force aux paysans.

Mais aussi parce que la grande majorité des colons venus d'Europe allait peupler les villes et non les campagnes. Un tiers seulement d'entre eux s'installa dans les campagnes. Dès le début, l'expropriation des terres algériennes profita donc à de gros colons, à des capitalistes qui développèrent une agriculture d'exportation.

Pendant ce temps, les populations rurales algériennes furent condamnées au « cantonnement » : les communautés villageoises étaient déportées, refoulées dans les zones les plus stériles, souvent montagneuses et hostiles, dans des sortes de réserves indiennes où elles perdaient leurs attaches, leur cohésion et s'appauvrissaient inexorablement.

Pourtant les révoltes se poursuivirent. En 1871, à la faveur de la défaite française face à la Prusse et au même moment que la Commune de Paris, une insurrection générale se propagea dans tout l'est du pays, en Kabylie et dans le Constantinois. Cent mille hommes se levèrent pour combattre l'armée coloniale. Cette révolte ne fut écrasée qu'au bout de neuf mois de luttes incessantes. La répression fut implacable car elle visait à faire régner la terreur.

Avec l'avènement de la troisième République en France, une nouvelle période s'ouvrit pour l'Algérie. Elle fut pire par bien des aspects car la république bourgeoise allait imposer la domination directe des colons. L'ère de l'impérialisme débutait. Des millions d'hectares supplémentaires furent volés. Les populations endurèrent des famines récurrentes, souvent accompagnées d'épidémies. Ainsi, en quelques décennies, la population algérienne tomba d'environ trois millions à quelque deux millions d'habitants, soit une disparition d'un tiers.

La colonisation s'installait avec ses injustices et ses humiliations permanentes. Des impôts dits « arabes » furent infligés aux seuls Algériens, faisant reposer sur eux l'ensemble des frais de la colonisation.

En 1881, ils furent soumis à un code de l'indigénat, établissant une liste de dizaines d'infractions spécifiques, comme par exemple, le fait de « voyager sans permis de circulation », car tous les Algériens qui voulaient sortir de leur village devaient demander l'autorisation. Des sanctions exorbitantes s'abattaient sur les Algériens baptisés indigènes, allant de l'internement aux amendes collectives et aux séquestres de terres.

Même une attitude jugée arrogante ou des insultes étaient passibles de jours de prison ou de travaux forcés.

Durant toute la colonisation, les Algériens n'eurent jamais aucun droit politique reconnu. Leur représentation politique se résumait à quelques élus dans les conseils généraux, sans pouvoir décisionnaire. L'Algérie était française et les Algériens des parias, des sujets corvéables à merci, des étrangers dans leur propre pays.

D'un autre côté, de plus en plus d'Européens s'installaient en Algérie. La majorité d'entre eux étaient des pauvres envoyés peupler le pays. Pour souder tout le monde derrière les grands colons peu nombreux, la puissance coloniale sut utiliser les différences au sein de la population.

Ainsi en 1870, avec le décret Crémieux, les juifs algériens se virent accorder la nationalité française. Ils n'étaient pas des colons mais des autochtones, installés dans le pays bien avant la conquête militaire française. Mais ce décret permettait de les séparer des autochtones musulmans en les traitant différemment.

Puis en 1889, tous les descendants d'Européens nés en Algérie, Italiens, Espagnols et autres, obtinrent la nationalité française.

Non seulement les grands colons s'appuyaient sur ces divisions pour maintenir leur domination sociale et politique, mais ils distillaient l'idéologie raciste qui servait de justification au colonialisme. Leur discours raciste était bien rodé. Ils pouvaient affirmer tranquillement que « les Arabes n'avaient pas les mêmes besoins qu'eux ». C'est-à-dire qu'ils pouvaient vivre sous-alimentés, dans des maisons délabrées en terre, sans école pour les enfants, sans reconnaissance de leur dignité, de leurs droits.

Alors, le poison du colonialisme, du mépris raciste, de l'arrogance des petits blancs, s'infiltra dans toute la société coloniale, au-delà des grands colons, affectant ceux qu'on appela plus tard les pieds-noirs. Tout en étant pauvres, ils pouvaient mépriser plus pauvres qu'eux.

Et le moins qu'on puisse dire c'est qu'ils restaient pauvres, alors que la société coloniale était de plus en plus dominée par une oligarchie financière richissime. Avec le temps, la majorité des terres fut accaparée par quelques milliers de familles de grands colons et, parmi ces familles, quelques dizaines seulement finirent par monopoliser aussi les circuits de distribution, le crédit agricole, la presse et bien sûr la représentation politique.

Au début du 20e  siècle, les paysans algériens commencèrent à quitter les campagnes pour fuir la misère. Ils se retrouvaient dans les bidonvilles des métropoles algériennes, ou dans ceux des métropoles françaises car de plus en plus d'entre eux immigraient pour aller travailler dans les usines en France. Malgré elle, la colonisation transformait les paysans algériens en prolétaires modernes.

 

Le mouvement communiste et la lutte anticoloniale

 

C'est d'ailleurs par la voix de ce prolétariat international que se firent entendre les premiers appels à l'émancipation et l'indépendance des peuples colonisés.

En effet, la bourgeoisie algérienne ne fut jamais le fer de lance de la lutte contre la présence française en Algérie. Soit elle s'accommoda de cette domination, soit elle fut  « assimilationniste », c'est-à-dire qu'elle revendiquait l'égalité des droits, sans aller plus loin, ne cherchant au fond qu'une forme de reconnaissance sociale pour elle-même.

En fait, le drapeau de la lutte contre l'oppression coloniale fut levé par la révolution prolétarienne en Russie.

L'Internationale communiste issue de cette révolution mit à l'ordre du jour la lutte contre le colonialisme. En particulier pour les communistes des pays impérialistes, pour lesquels mener réellement la lutte contre la colonisation devint une des 21 conditions de l'adhésion à l'Internationale.

Pour combattre la domination de la bourgeoisie impérialiste sur le monde, il fallait combattre la colonisation. Mais l'Internationale affirmait aussi que le prolétariat devait prendre la tête de ces luttes et rallier à lui les peuples opprimés. Car il ne s'agissait pas d'abattre la colonisation pour mettre au pouvoir des privilégiés locaux, mais de mettre fin à toute forme d'exploitation économique. Ainsi l'Internationale communiste offrait une perspective révolutionnaire aux peuples colonisés, la seule qui pouvait les débarrasser véritablement de l'oppression impérialiste.

Même parmi ceux qui rejoignirent les rangs communistes, les idées de lutte contre la colonisation ne furent pas admises facilement. Une grande partie de ces militants, qui étaient en très grande majorité européens, exprimèrent leur opposition à la politique révolutionnaire de l'Internationale, en affirmant qu'une révolte arabe signifierait le retour au féodalisme. Ces militants se préoccupaient peu du sort des Algériens, d'ailleurs ils n'avaient même pas de presse en arabe.

Paradoxalement, c'est en métropole que les communistes français militèrent le plus vis-à-vis des travailleurs coloniaux. Depuis la première guerre mondiale, il y avait plus de cent mille ouvriers algériens en métropole et certains participèrent aux grandes grèves de 1919-1920. Le Parti communiste créa une organisation, l'Union intercoloniale, dont le but était de rassembler les travailleurs immigrés originaires des colonies. Le journal de cette organisation, le Paria, dénonçait clairement le système colonial et s'affirmait pour l'indépendance de toutes les colonies.

Dans la même période, lors de l'occupation de la Ruhr par l'armée française, les communistes cherchèrent à s'adresser directement aux soldats algériens embarqués dans cette opération  « Après avoir volé vos terres, ils vous prennent pour les aider à voler l'Allemagne. Les ouvriers et les paysans allemands souffrent de l'occupation de leur pays comme les ouvriers et les paysans des colonies ont souffert et souffrent encore sous la botte des impérialistes français » .

Aux élections municipales qui suivirent, le PC, loin de tout électoralisme, présenta un militant algérien sur ses listes, de la même façon qu'il présenta des femmes à ces élections. Il se servait alors des élections non pour gagner des postes, mais pour faire de la propagande et faire avancer la conscience politique des travailleurs.

En 1924, dans la partie du Maroc dominée par l'Espagne, des insurgés menés par Abdel Krim avaient proclamé la République indépendante du Rif. Le gouvernement français vint à la rescousse de l'armée espagnole. Il fallut huit cent mille hommes et presque deux ans de guerre totale pour venir à bout des soixante-quinze mille rebelles d'Abdel Krim.

Le PC, et en particulier les Jeunesses communistes, mena une campagne active contre cette guerre coloniale. Il soutint publiquement Abdel Krim, le félicitant de ses victoires contre l'armée française. Les militants firent de la propagande antimilitariste dans les casernes, appelant à refuser collectivement d'obéir aux gradés, à fraterniser avec les combattants marocains. Le 12  octobre 1925, le PC organisa la première grève politique de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs contre une guerre coloniale.

Le Parti communiste montrait ainsi concrètement qu'il était possible pour des révolutionnaires, même peu nombreux, non seulement d'affirmer leur solidarité avec une lutte anticoloniale, mais surtout de mener leur propre combat contre leur bourgeoisie, sur le terrain de la classe ouvrière.

En Algérie même, le gouverneur général Viollette, dont nous reparlerons, réprima durement cette campagne politique contre la guerre du Rif. Cent trente-sept militants communistes furent envoyés au bagne dans le sud et leur journal fut censuré.

Mais beaucoup de militants communistes européens en Algérie, ayant été formés à l'école du Parti socialiste, n'arrivaient pas à accepter cette politique internationaliste et ils quittèrent le PC. En revanche, en France, la jeune génération des militants communistes qui avaient mené cette campagne, insufflait dans le parti un authentique esprit internationaliste.

Les communistes des années 1920 essayaient de forger un véritable mouvement communiste en Algérie, capable de prendre la tête des masses pauvres pour mener la lutte contre l'oppression coloniale, mais aussi contre tous les exploiteurs, les propriétaires fonciers, aussi bien les féodaux arabes que les colons européens, bref contre la domination du capital principalement français.

En 1926, en France dans le milieu algérien, le PC poussa à la création d'une organisation nationale algérienne  l'Étoile nord-africaine, dans laquelle les communistes algériens formaient une fraction organisée. En très peu de temps, cette organisation recruta quatre mille membres, principalement des travailleurs. En effet, le jeune prolétariat algérien, influencé par la politique des communistes, gagnait en conscience de classe et en combativité.

Mais avec la dégénérescence stalinienne, la politique du Parti communiste changea radicalement. À partir de 1935, Staline fit mener aux différents PC une politique de soutien à leur propre bourgeoisie.

En France, cela se traduisit par la participation du Parti communiste à l'alliance électorale du Front populaire. Par la même occasion, le PC abandonnait le combat contre l'impérialisme de sa propre bourgeoisie. En Algérie, les communistes avaient formé un parti indépendant, le Parti communiste algérien, qui connut la même dégénérescence. Désormais, le PCA se déclarait « pour une Algérie libre et heureuse fraternellement unie au peuple français comme à tous les peuples ». En fait, le PCA reniait les idées internationalistes, trahissait le combat pour l'indépendance, le laissant désormais à d'autres.

À partir de là, un homme incarna ce combat  Messali Hadj, le dirigeant le plus connu de l'Étoile nord-africaine. Il en fit une organisation certes marquée par ses origines, mais fondamentalement nationaliste. C'est-à-dire une organisation qui ne défendait aucune perspective de transformation sociale en dehors de l'indépendance politique  une organisation qui restait donc bourgeoise, qui ne se mettait pas sur le terrain des intérêts de la classe ouvrière. En 1933, il décida d'interdire aux militants de l'Étoile nord-africaine d'appartenir en même temps au PC.

Malgré tout, le radicalisme de Messali, appuyé sur un mouvement populaire, faisait peur aux classes dominantes algériennes.

Dans les années 1930, en Algérie, les représentants de la bourgeoisie algérienne, par la voix de Ferhat Abbas, pharmacien de son état, ne réclamaient toujours que l'assimilation, soit l'égalité des droits avec les citoyens français.

Tous ces mouvements, des bourgeois aux communistes, se réunirent pour soutenir l'alliance électorale du Front populaire dont ils espéraient obtenir l'égalité des droits. L'Étoile nord-africaine se tint à l'écart de ce rassemblement car elle continuait à défendre, seule, l'idée de l'indépendance.

 

Le Front populaire : la trahison des peuples colonisés

 

En 1936, en parallèle aux luttes de la classe ouvrière en France, des grèves ouvrières eurent lieu dans tout le Maghreb. À Alger, en juin 1936, le mouvement de grève débuté chez les peintres du bâtiment se poursuivit dans les compagnies d'essence, dans la métallurgie, chez les dockers. Dans le Constantinois, des grèves importantes, regroupant ouvriers européens et algériens, eurent lieu dans les usines de liège. Toutes les grèves se soldèrent par des affrontements avec la police. Par ailleurs, des occupations de terres firent trembler les grands propriétaires.

Les travailleurs, en s'attaquant directement aux intérêts des capitalistes, ébranlaient en même temps le système colonial.

Ainsi, du Maroc à la Tunisie et même au-delà, les classes populaires du Maghreb commençaient donc à se mobiliser sur le même terrain de classe que les travailleurs en France. Ces luttes auraient pu se rejoindre sur un terrain commun, devenant un seul mouvement de part et d'autre de la Méditerranée, un mouvement capable de lutter contre l'ennemi commun  la bourgeoisie française et son colonialisme.

Bien des militants de l'ENA avaient appris la lutte de classe dans les usines de France. Il n'était sûrement pas impossible d'en gagner une partie à l'idée d'une lutte révolutionnaire de la classe ouvrière contre l'impérialisme.

Mais ce n'était plus du tout la préoccupation du PCF. Au contraire même, il affirmait désormais que réclamer l'indépendance, c'était faire le jeu de Hitler. Maurice Thorez, lors d'un voyage en Algérie, évoqua « la nation algérienne qui se constitue dans le mélange de vingt races, et dont l'évolution peut être aidée par les efforts de la République française », une façon assez claire de nier l'existence d'un peuple algérien et de défendre la présence française dans la colonie.

Quant au gouvernement de Front populaire, il s'opposa radicalement à toute idée d'indépendance des colonies. Il défendit les intérêts de la bourgeoisie contre les peuples colonisés, comme il les défendit contre les travailleurs en lutte.

En décembre 1936, le gouvernement fit connaître son projet pour l'Algérie, le projet Blum-Viollette (cet ancien gouverneur d'Algérie qui avait pourchassé les militants communistes et était désormais ministre du Front populaire). Le seul changement prévu consistait à donner le droit de vote à de nouveaux électeurs algériens. Les représentants politiques des colons firent obstruction à ce projet. Et comme bien souvent, la gauche au pouvoir s'aplatit devant la réaction. Le projet Blum-Viollette, inodore et incolore, fut abandonné sans discussion.

Par la suite, en 1937, le gouvernement s'attaqua directement au mouvement nationaliste algérien. Messali Hadj fut arrêté et son parti interdit.

Tout cela fut ressenti comme une immense trahison par les peuples colonisés. Avec le Front populaire, rien ne changea en Algérie. La misère resta la même, la domination des grands colons ne s'émoussa pas. À la veille de la guerre, Albert Camus, écrivain français né en Algérie, décrivait cette misère des paysans, en évoquant « les enfants en loques (qui disputaient) à des chiens les contenus des poubelles » ou encore des villages entiers fouillant le sol à la recherche de racines pour se nourrir.

 

De la Seconde Guerre mondiale à Sétif  : la révolte gronde en Algérie

 

Quelques années plus tard, la Seconde Guerre mondiale jeta le monde dans la tourmente.

En Algérie, la guerre accentua la misère et plongea le pays dans une détresse immense. La faim gagna encore du terrain partout. En 1942, une épidémie de typhus décima les paysans algériens sous-alimentés, privés de savon et ne pouvant s'habiller que de haillons.

Le débarquement anglo-américain de novembre 1942 ne changea pas le sort des populations. Le nouveau pouvoir ne revint même pas sur le statut des Juifs d'Algérie. Comme en métropole, ceux-ci avaient enduré les lois antisémites de Vichy. Mais il leur fallut attendre encore un an après le débarquement et l'arrivée des gaullistes pour que soient abrogées ces lois antisémites. Malgré l'arrivée des prétendus « libérateurs », rien ne changea en Algérie, même pas le gouverneur, Peyrouton, qui passa sans être inquiété de Vichy à De Gaulle.

Ferhat Abbas profita de l'arrivée des Anglo-américains pour publier un Manifeste du peuple algérien dans lequel il réclamait, en échange des efforts demandés aux Algériens pour la guerre, « un État algérien fédéré à la France » (toujours pas l'indépendance). Les bourgeois algériens, poussés par les événements, radicalisaient leurs revendications, mais les dirigeants gaullistes comme tous leurs prédécesseurs rejetèrent catégoriquement toute idée de réforme.

En septembre  1943, le PCA appela les Algériens au ralliement à la cause de la bourgeoisie française, sans même réclamer la moindre contrepartie, le moindre changement pour le peuple algérien.

Des milliers de jeunes Algériens furent enrôlés pour aller mourir afin de libérer l'Europe. La puissance coloniale avait besoin d'eux pour restaurer sa domination. À travers cette guerre, ces hommes purent mesurer l'affaiblissement de l'impérialisme français. Finalement, la guerre bouleversa leur conscience et mena à la révolte.

Et c'est partout dans le monde que la guerre impérialiste et son cortège d'atrocités réveillèrent dans les pays colonisés des centaines de millions d'opprimés, qui voulaient désormais prendre leur sort en main. Un des plus grands mouvements de masse de l'histoire s'annonçait.

Mais bien entendu ni les politiciens de la bourgeoisie, ni les grands colons campés dans leurs certitudes racistes ne pouvaient sentir la marée monter. Alors, quelle ne fut pas leur consternation de voir des Algériens manifester pour leur propre liberté en ce mois de mai  1945. 

Le 1er  mai, des militants du PPA organisèrent des manifestations pour l'indépendance de l'Algérie et la libération de Messali Hadj. Le gouvernement de l'époque, le CNR, le fameux Conseil National de la Résistance, qui comportait des ministres socialistes et communistes mais qui était surtout présidé par de Gaulle, réprima ces manifestations et on releva plusieurs morts à Alger et Oran. La CGT et le PCF dénoncèrent les manifestants. Dans un tract du 3 mai 1945 intitulé « les provocateurs hitlériens », le PCF écrivait  « La provocation vient du PPA qui prend ses mots d'ordre à Berlin, chez Hitler, celui qui massacre et torture sans distinction les vaillants soldats de l'armée française : Européens et Musulmans ». 

Le 8  mai 1945, à Sétif lors de la manifestation pour fêter la paix, un homme sortit un drapeau algérien. La police avait reçu l'ordre de tirer dans ce cas, elle le fit et tua le porteur de drapeau. Alors la révolte explosa. Cent deux Européens dont quatorze militaires furent tués.

Dès le lendemain, la répression débuta. Des milices d'Européens eurent quartier libre pour assassiner. Des villages furent brûlés. Les massacres, les viols, les pillages reprirent comme dans la pire tradition de l'armée coloniale. Le gouvernement donna l'ordre de bombarder des villages. Il y eut entre vingt mille et quarante mille morts du côté algérien. Tout un peuple se sentit écrasé parce qu'il avait exprimé son aspiration à la liberté. Ce nouvel épisode de la barbarie coloniale se fit avec le soutien ouvert du PCF et du PCA car les dirigeants communistes étaient membres de ce gouvernement assassin 

Les journaux du PC dénoncèrent les manifestations et l'insurrection à Sétif. Seuls quelques militants communistes eurent le courage de soutenir, contre vents et marées, les insurgés algériens.

En mai  1945, à Sétif, les colons pensaient avoir anéanti le nationalisme algérien. Rien de tel. Ils avaient semé les germes de la révolte qui allait éclater moins de dix ans plus tard.

Dans ces années d'après-guerre, l'oppression coloniale rimait toujours avec la misère. 90 % de la population algérienne ne savaient ni lire ni écrire. Et dans les rues des villes algériennes, ceux que le poison colonial n'aveuglait pas voyaient circuler une multitude d'enfants affamés, devenus cireurs de chaussures et mendiants.

En 1947, le gouvernement socialiste de Ramadier attribua un nouveau statut à l'Algérie. Pour la première fois, les Algériens obtinrent le droit de vote. Mais il y avait loin entre les mots et la réalité. Soixante députés représentaient les neuf millions d'Algériens, pendant que soixante autres députés représentaient, eux, le million de pieds-noirs habitant l'Algérie. Ainsi le droit de vote entérinait la ségrégation, l'idée qu'un Algérien ne valait pas autant qu'un Européen. Rien ne changeait dans le fond. Au passage, il est bon de noter que c'est le ministre de l'intérieur socialiste, Édouard Depreux, futur fondateur du PSU, qui fut à l'origine de ce statut.

Et sur la forme, le cynisme des autorités ressemblait à une véritable provocation. Les élections à partir de 1947 furent truquées ouvertement. On bourra les urnes alors que six cents militants, dont la plupart des candidats nationalistes, furent arrêtés. Sans parler des violences directes contre les électeurs algériens dans les bureaux de vote.

Le nationalisme algérien s'était renforcé depuis la seconde guerre mondiale et la répression de Sétif. Des milliers de jeunes gagnés à l'idée de combattre pour l'indépendance rejoignaient les rangs nationalistes.

Mais en même temps, ce mouvement connaissait une crise politique. Les différentes composantes avaient formé un front pour participer aux élections. De nombreux notables avaient rejoint ce front, dans l'espoir de trouver des postes de parlementaires. Ces hommes entraînaient le mouvement dans une voie de plus en plus légaliste. Mais la façon dont les élections de 1947 s'étaient déroulées avait montré les limites de ce qu'on pouvait attendre de la France. Bien des illusions tombèrent. Tout en étant partie prenante de ce front, le courant dirigé par Messali Hadj continuait à défendre l'idée de la lutte contre la colonisation. Mais il n'arrivait pas pour autant à se lancer dans la lutte armée.

 

Le FLN se lance dans la lutte armée...

 

Le mouvement nationaliste semblait paralysé par les divisions et les querelles de personnes. Alors, de jeunes nationalistes décidèrent de se lancer dans l'action militaire. Ces militants venaient pour la plupart du PPA. En octobre 1954, Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M'hidi, Rabah Bitat, Mohammed Boudiaf, Mourad Didouche, Belkacem Krim formèrent la direction d'un nouveau mouvement  le Front de libération nationale, le FLN. Des militants nationalistes installés au Caire, Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella et Mohammed Khider, se joignirent à eux. Tous ensemble, ils ne pouvaient compter que sur quelques dizaines de militants en Algérie, de faibles stocks et un maquis qui s'était tant bien que mal maintenu en Kabylie.

Mais, le 1er novembre 1954, ils déclenchèrent l'insurrection armée. Une vague d'attentats frappa tout le territoire algérien ce jour-là. Des casernes furent attaquées, des attentats visèrent l'usine de gaz et le dépôt de pétrole d'Alger, ainsi que l'entrepôt de liège d'un des plus gros colons  Borgeaud. C'était un véritable coup de tonnerre qui secouait toute l'Algérie. Avec ces actions, le FLN venait de déclarer la guerre au colonialisme.

Dans une proclamation diffusée par la radio du Caire, il annonça au monde entier qu'il entamait la lutte pour la destruction du système colonial et l'émancipation politique de l'Algérie.

Dès sa naissance, le FLN se fixait comme perspective politique « la restauration de l'État algérien souverain, démocratique et social, dans le cadre des principes islamiques . Par ses phrases et le choix des termes, le FLN affirmait clairement sa volonté de construire un appareil d'État national. Et malgré la vague allusion à un caractère social de cet État, le FLN rejetait l'idée de combattre pour l'émancipation sociale de la population paysanne et ouvrière, de combattre l'oppression capitaliste. Affirmer qu'il faut construire un État national, sans poser la question de la classe qui doit prendre le pouvoir, cela revient inévitablement à vouloir construire un appareil d'État qui incarne les intérêts de la classe privilégiée.

Dans la même proclamation, le FLN faisait appel « à tous les patriotes algériens de toutes les couches sociales, de tous les partis et mouvements purement algériens . En appeler à l'unité de la « ation », c'était une façon implicite de rejeter la lutte de classe et donc de vouloir soumettre les intérêts des classes opprimées à ceux des classes dominantes. L'objectif du FLN, comme de toutes les organisations se battant uniquement sur le terrain du nationalisme, était de créer un pouvoir algérien indépendant de la France, mais pas de permettre aux opprimés de prendre le pouvoir.

Avec le déclenchement de l'insurrection armée, le FLN avait mis toute la population et tous les militants devant le fait accompli. C'était un véritable coup d'État par rapport au reste du mouvement nationaliste. Dès le départ, le FLN chercha à s'imposer comme direction de ce mouvement, ne laissant pas le choix aux Algériens  soit ils étaient avec le FLN, ou plus exactement derrière le FLN, soit ils étaient contre lui 

Cependant le FLN trouva un écho d'autant plus important dans la population que la situation s'y prêtait. L'armée française venait d'être battue en Indochine, à Dien Bien Phu. La révolte anticoloniale avait gagné le Maroc et la Tunisie où la même misère et la même oppression existaient. La détermination des hommes du FLN à lever le drapeau de la révolte allait rencontrer les aspirations profondes de la population algérienne.

Après le 1er novembre 1954, la réaction de l'impérialisme français fut dans la continuité de plus de cent vingt années d'oppression. De nombreux militants furent arrêtés et torturés, des renforts militaires envoyés.

Le 12 novembre, le ministre de l'Intérieur de l'époque, François Mitterrand, déclara à l'Assemblée nationale  « On ne négocie pas avec les ennemis de la patrie. La seule négociation c'est la guerre. L'Algérie c'est la France et la France ne reconnaîtra pas chez elle d'autre autorité que la sienne. Et qui d'entre vous, Mesdames, Messieurs, hésiterait à employer tous les moyens pour préserver la France ? ».

Une prétendue politique d'action sociale fut mise en œuvre. Les militaires organisèrent à la hâte des écoles, des dispensaires, là où l'administration coloniale n'avait jamais daigné jeter un regard. Mais ce n'était qu'une façon d'essayer d'encadrer la population pour endiguer la révolte. Dès le 3 avril 1955, le gouvernement déclara l'état d'urgence dans une partie du territoire algérien.

Dans cette guerre sans nom, on retrouva les mêmes méthodes qu'au temps de la conquête. Guerre sans nom, car le pouvoir, la presse, les dirigeants de gauche eux-mêmes ne parlèrent jamais que d'« opérations policières" , d'« événements d'Algérie"  ou de  "pacification". Le gouverneur socialiste de l'époque, Jacques Soustelle, qui allait finir à l'extrême droite, accepta la politique de responsabilité collective, voulue par les colons. Alors, des zones entières furent ratissées, des villages détruits au canon et des habitants massacrés.

Dans sa lutte contre le FLN, l'armée allait chercher à écraser toute la population en la soumettant à une terreur organisée. C'était la logique de toutes les guerres coloniales.

Mais en plus, l'armée française avait une revanche à prendre sur les peuples colonisés. Elle venait de subir un échec cuisant en Indochine face à une population affamée et maltraitée, mais déterminée à s'émanciper. Les officiers revenant d'Indochine firent de cette nouvelle guerre qui démarrait une croisade contre les communistes, les pauvres, les opprimés. Assassiner, torturer, violer les femmes, tuer des enfants, lire la peur dans les regards, voilà ce qui leur permettait de penser qu'ils retrouvaient leur honneur...

La torture, omniprésente durant toute la colonisation, fut pratiquée dès le début de la guerre contre tous ceux qui étaient taxés de suspects. Et elle se généralisa à partir de 1956. Nous en reparlerons.

 

... et dans la construction d'un nouvel appareil d'État

 

Dans cette guerre d'Algérie, le 20  août 1955 constitua un tournant.

Presque un an après le début de la guerre, une véritable émeute populaire eut lieu à Constantine. Des paysans, ceux-là mêmes qui avaient connu les massacres de mai  1945, se soulevèrent. 71 pieds-noirs, dont des femmes et des enfants, furent assassinés dans des conditions terribles. La puissance coloniale s'était imposée en faisant régner la terreur et la barbarie durant 120 ans. Elle avait semé une telle haine, une telle rage, que les Européens en subissaient les conséquences. Mais cela ne les empêchait pas de persévérer dans la même voie. Les Européens de la région formèrent alors des milices qui, avec l'armée, assassinèrent plus de 10 000 Algériens.

Ces événements montraient que le peuple algérien s'engageait dans le combat anticolonial avec le FLN. Pourtant, si la population algérienne choisissait de se ranger derrière lui pour gagner sa liberté, le FLN, lui, n'avait certainement pas choisi d'être l'expression de cette population et de ses intérêts. Pour les dirigeants du FLN, il n'était pas question que la population décide de son sort elle-même.

Bien sûr, pour combattre la colonisation, la lutte armée était nécessaire. Mais pour des communistes, cette lutte ne peut pas être séparée de l'intervention consciente des masses, de leur mobilisation et de leur volonté. À l'opposé, la façon dont les dirigeants du FLN choisirent de mener le combat contre le colonialisme montrait à quel point ils étaient hostiles à une intervention autonome des masses.

Les dirigeants du FLN surent enrôler dans les maquis des dizaines de milliers d'hommes et de femmes venus des classes les plus pauvres de la population. Mais ils firent tout pour que jamais ceux-ci ne puissent diriger leur propre lutte. Au contraire, les dirigeants du FLN tenaient à les contrôler strictement, à décider à leur place, à les tenir séparés du reste de la population. Le FLN cherchait à construire une armée obéissante pour en faire un outil afin de prendre le pouvoir.

Quant aux centaines de milliers de travailleurs algériens présents en France, le FLN leur demanda juste d'apporter un soutien financier conséquent. C'est toute la différence entre une politique nationaliste et une politique révolutionnaire.

Les travailleurs algériens étaient au cœur de la métropole, dans les usines de la bourgeoisie française. Ils auraient pu être une force immense contre l'impérialisme, à la condition d'avoir une politique en direction de leurs frères de classe, les travailleurs français. Mais pour cela, il fallait justement choisir de combattre non seulement le colonialisme, mais l'exploitation capitaliste. Au contraire, le FLN se méfiait des travailleurs algériens et préféra en faire des cotisants plutôt que des combattants, quitte à éliminer ceux qui n'obéissaient pas.

Durant toute la guerre, la préoccupation du FLN fut de s'imposer comme la seule direction politique. Les autres courants politiques durent se soumettre ou disparaître. Pour les représentants de la bourgeoisie algérienne, ce ne fut pas compliqué. Quand ils sentirent le vent tourner, ils rejoignirent le FLN sans état d'âme. Ferhat Abbas fut non seulement accueilli à bras ouverts, mais il devint tout de suite membre de la direction du FLN avant d'être choisi comme premier président du gouvernement provisoire. En effet, ce représentant de la bourgeoisie permettait au FLN de marquer ses choix sociaux et ses choix politiques de façon irréfutable.

Le problème fut plus ardu avec deux autres courants populaires : les militants de Messali Hadj et le PCA car ils représentaient une menace plus grave pour le FLN.

Le parti de Messali était devenu le Mouvement national algérien, le MNA. C'était le parti le plus implanté parmi les travailleurs algériens, des deux côtés de la Méditerranée. À partir de 1955, le MNA se lança aussi dans la lutte armée. Des tentatives de rapprochement eurent lieu entre lui et le FLN. Mais justement, ils étaient en concurrence sur le même terrain nationaliste. Il ne pouvait y avoir deux porte-parole, deux États, deux directions politiques. Alors ce fut la guerre entre eux.

En 1957, les combattants FLN massacrèrent trois cents hommes dans le village de Melouza, réputé messaliste. Tout au long de la guerre, des milliers de militants furent assassinés, en particulier les militants ouvriers algériens en France. Le FLN fit disparaître politiquement et quasiment physiquement son principal concurrent.

Le FLN ne pouvait non plus admettre l'existence d'un parti communiste, aussi stalinien fut-il.

Dans les premiers temps de la guerre, le PCA resta sur la même ligne, hostile à l'indépendance, se contentant de réclamer des solutions démocratiques au problème algérien. Cela n'empêcha pas le gouvernement français de l'interdire. Mais le PCA ne put ignorer longtemps les bouleversements dans la conscience politique de la population, notamment parmi ses propres militants. Quelques militants communistes prirent le maquis dans leur coin, grâce aux armes volées par des soldats français communistes.

Ce qui gênait le FLN, ce n'était pas les prises de position du PCA, mais l'existence d'une force politique qui se réclamait de la classe ouvrière. Il somma le PCA de se dissoudre tout simplement dans le FLN. Le PCA se soumit en juillet 1956 et disparut jusqu'à la fin de la guerre en tant que parti.

Plus généralement, c'est à l'ensemble de la population que le FLN imposa une véritable dictature, et cela avant même la victoire. Les villages suspectés de pactiser avec la France étaient incendiés et leurs habitants de plus de 20 ans massacrés. Tous ceux qui tergiversaient ou simplement ne respectaient pas les commandements du FLN subirent sa vengeance. Au nom de l'islam, il fut interdit de boire et de fumer. Les contrevenants pouvaient avoir le nez coupé.

En 1956, lors du congrès de la Soummam, du nom de la vallée de Kabylie où il se tint, le FLN inscrivit dans son programme une réforme agraire. Il s'agissait « d'améliorer le revenu des paysans, de permettre l'industrialisation du pays". Ainsi, derrière la promesse d'améliorer le sort des paysans, il n'y avait que la volonté de développer le pays pour gagner une marge de manœuvre face à l'impérialisme. Tous les nationalistes ont eu ce genre de politique. Les peuples n'y ont pas gagné la fin de l'exploitation. Et le développement économique des pays sous-développés est resté un leurre.

Mais le plus important dans ce congrès ne fut pas ce discours vaguement socialisant. Pour le FLN, le plus important, c'était d'affirmer sa victoire politique comme unique direction de la lutte pour l'indépendance et donc comme futur pouvoir.

Dans son combat contre la puissance coloniale, la population algérienne avait trouvé comme seuls représentants des hommes dont les méthodes et les choix politiques annonçaient la dictature future.

Durant la guerre, les camarades de Voix Ouvrière en France dénoncèrent les choix politiques du FLN. Mais cela ne les empêcha pas de soutenir la cause du peuple algérien. En 1957, ils expliquaient pourquoi  « Pour nous travailleurs, il s'agit de savoir si nous sommes pour le peuple algérien, malgré ses dirigeants. Car on ne peut assimiler l'un à l'autre, tout comme on ne peut assimiler le rappelé à ses généraux ou Ramadier (chef du gouvernement) au métallo de Billancourt. Quand le peuple algérien lutte contre le capitalisme, il appuie notre propre lutte contre ceux qui nous exploitent. » 

 

Les socialistes au pouvoir acceptèrent de mener cette sale guerre

Dans ces années 1954-1956, des révoltes secouaient l'ensemble du Maghreb, du Maroc à la Tunisie en passant par l'Algérie. Face à ce danger d'embrasement généralisé, la bourgeoisie française préféra céder l'indépendance au Maroc et à la Tunisie. En Algérie, la présence d'un million de pieds-noirs rendait cette idée d'indépendance plus difficile à envisager.

Mais quand même, un certain nombre de capitalistes français commençaient à voir d'un mauvais œil cette guerre d'Algérie qui coûtait cher. Ils auraient préféré que les moyens mis en œuvre pour maintenir la colonisation soient utilisés à les aider, eux, dans leur concurrence internationale par exemple.

Aux élections de janvier 1956, la population française exprima son ras-le-bol de la guerre en votant pour un front républicain composé principalement de la SFIO qui prônait la « paix en Algérie », et pour le PCF qui remporta 25  des voix. Le socialiste Guy Mollet se retrouva à la tête d'un gouvernement soutenu par le PCF.

Le gouvernement de Guy Mollet aurait pu appliquer sa politique de « paix en Algérie", sans même se retrouver en contradiction avec la bourgeoisie dont une partie croissante n'avait plus d'intérêt direct dans la colonisation.

Mais c'était sans compter avec la lâcheté des dirigeants socialistes qui capitulèrent facilement devant les plus réactionnaires. Lors de sa première visite à Alger, Guy Mollet fut accueilli par des manifestations massives de pieds-noirs qui tournèrent à l'émeute. Qu'on se comprenne bien : Guy Mollet ne dut pas affronter des coups de feu, mais des jets de tomates. Et cela suffit à le faire reculer sur la nomination du nouveau gouverneur d'Algérie, jugé trop réformiste par les tenants de l'Algérie française.

Et à partir de 1956, c'est au Parti socialiste français que revint la honte de poursuivre et d'intensifier cette guerre d'Algérie.

Dès mars  1956, Guy Mollet se fit voter les pouvoirs spéciaux par les parlementaires, y compris les députés du PCF. Ainsi, sans en référer à l'Assemblée, il put utiliser tous les moyens jugés bons pour poursuivre la guerre. En avril  1956, Guy Mollet envoya cinq cent mille hommes supplémentaires en Algérie. Ceux qui avaient déjà fait leur service militaire furent donc rappelés et le service militaire passa à 27, puis 30 mois. Aucune force politique de gauche ne s'opposa à cette trahison, alors même qu'elle suscita de nombreuses réactions spontanées dans la population.

Il y eut des refus massifs de partir aux cris de  « Aux chiottes l'armée ! À bas Guy Mollet ! La paix en Algérie  ». Des jeunes, des femmes, des militants se couchèrent sur les voies de chemin de fer pour empêcher les trains de partir. Des affrontements entre les rappelés et la police, des dizaines de manifestations eurent lieu dans tout le pays.

Pour la première fois, la guerre provoquait une vague de contestation importante, une crise politique. En se battant pour ne pas partir, les rappelés affirmaient que cette guerre n'était pas la leur. Cela aurait pu être la base d'une vraie opposition à la guerre. Mais le PCF était bien trop responsable vis-à-vis de la bourgeoisie pour accepter de prendre la tête d'une telle lutte. Au contraire, il n'offrit aucune perspective au mouvement, alors même que de nombreux militants du parti y participaient.

Laissés seuls, les rappelés comme le reste de la population furent bien forcés d'accepter leur sort. Les plus récalcitrants furent envoyés soit en prison, soit dans des camps disciplinaires en Algérie. Ils avaient fait ce qu'ils pouvaient mais avaient été abandonnés par les partis qui se réclamaient de la classe ouvrière, abandonnés et même poignardés dans le dos par ces partis. Car ce qui les attendait en Algérie allait marquer toute une génération.

En Algérie, les soldats, dressés à la haine contre le FLN, commandés par de vrais tortionnaires, apprirent à mépriser les Algériens, à les humilier, à piétiner leur dignité.

Et pour un certain nombre de soldats, ce fut aussi l'apprentissage de la torture. À partir de 1956, l'électricité, le supplice de l'eau, les coups, les viols se généralisèrent. Des unités furent spécialisées dans la torture. Les plus experts dans ce domaine étaient les régiments de parachutistes du sinistre colonel Bigeard. Comment ne pas mentionner Le Pen qui a participé à toutes ces exactions ? Lui dont on a retrouvé le couteau dans la maison d'un Algérien arrêté et torturé par les paras.

Des milliers d'Algériens furent assassinés ainsi. Combien de civils passèrent dans les geôles de l'armée, dans ses chambres de torture  Combien de civils furent battus, voire tués dans les villages visités par l'armée  Combien de femmes algériennes subirent sévices et humiliations ? Combien d'enfants virent leur mère et leur père ainsi traités ?

En fait, c'est tout un peuple qui subit cette guerre et ces méthodes.

Avec l'envoi du contingent en 1956, le rapport de forces militaires était devenu si défavorable que les maquis du FLN ne pouvaient pas envisager de gagner la guerre sur ce terrain. Le FLN décida de porter la guerre dans les villes par le biais du terrorisme.

Une nouvelle fois, le choix du FLN de recourir à une politique d'attentats, de terrorisme individuel, n'avait rien à voir avec une intervention consciente de la population.

Le 30  septembre 1956, deux bombes posées par des jeunes militantes du FLN explosèrent dans deux lieux fréquentés par la jeunesse pied-noir. En réponse, en janvier  1957, Guy Mollet remit tous les pouvoirs à l'armée pour poursuivre la guerre. Les parachutistes avaient désormais les pouvoirs militaires, policiers, judiciaires et civils à Alger. Ce ne fut pas sans conséquences politiques. L'État bourgeois français se débarrassa de ses apparences de droit et de justice, montrant ce qu'il était et sera toujours, si la situation l'exige  un appareil de répression féroce contre la population.

Le pouvoir fut remis à Massu, général parachutiste dont les titres de gloire allaient de la répression des mineurs français en 1947 à la guerre d'Indochine, qui entama ce qu'on appela la « btaille d'Alger ».

Les militaires voulaient éliminer le FLN dans la ville. Pour cela, ils encerclèrent la ville arabe, la Casbah, avec des barbelés et des postes de contrôle. Les habitants ne pouvaient plus circuler librement. Puis les paras commencèrent à fouiller les maisons une à une. Ils arrêtaient chaque jour des dizaines de « suspects » au hasard en estimant que, parmi eux, il y aurait forcément des hommes ou des femmes membres du FLN ou ayant des informations sur lui. Tous les suspects étaient donc torturés. Entre 30 et 40 % des hommes de la Casbah furent arrêtés à un moment ou un autre de la bataille d'Alger. La torture avait lieu dans toutes les casernes de paras, massive, organisée... et acceptée par le pouvoir. Tous les jours le nouveau gouverneur socialiste de l'Algérie, Robert Lacoste, recevait un compte rendu détaillé des actes des paras dans la nuit. Tous les politiciens français étaient au courant des méthodes utilisées par les paras, dont ils vantaient les succès.

Avec ces méthodes, les paras purent remonter les filières jusqu'aux dirigeants du FLN à Alger. Larbi Ben M'hidi fut arrêté et assassiné dans les prisons françaises. En septembre  1957, le FLN était démantelé à Alger.

L'un des responsables de la bataille d'Alger, le lieutenant-colonel Trinquier qui a agi sous les ordres de Bigeard, expliqua des années plus tard : « je pense que nous avons été très efficaces, mais ce n'est pas le genre d'opération que je referais avec plaisir. C'était une mission très difficile, hors normes pour l'éthique d'un officier occidental et chrétien de surcroît. Mais nous étions pris par la mission et nous avons essayé de la remplir le plus humainement possible même si ce mot paraît un petit peu surprenant dans la bouche d'un officier para qui a participé à la bataille d'Alger » .

Et quand on lui demanda s'il avait eu des regrets pour les milliers d'assassinats, les 4 000 disparus de la bataille d'Alger et pour les torturés, le très chrétien Trinquier expliqua que « bien sûr il eut des regrets !  » qui l'empêchèrent d'entrer dans une église pendant deux ans !

Aucun tortionnaire de la bataille d'Alger ne fut jamais inquiété pour ses crimes. En revanche, Noël Favrelière, soldat en 1956, fut condamné deux fois à mort par contumace. Pourquoi ? Parce que, lorsqu'il comprit que « la corvée de bois » signifiait que le prisonnier qu'il avait sous sa garde allait être jeté vivant du haut d'un hélicoptère, il délia son prisonnier et déserta en l'emmenant avec lui. Son histoire fut la base du film Avoir 20 ans dans les Aurès.

Alors, oui, tous ceux qui, hier comme aujourd'hui, se permettent de renvoyer dos à dos le FLN et l'armée française ne font qu'exonérer de ses crimes l'armée coloniale. Renvoyer dos à dos, d'une part, les atrocités commises par l'un des États les plus puissants du monde, qui en 130 ans avait exterminé une partie de la population, semé la misère, laissé comme souvenirs les violences, les razzias et les enfumades, et qui continuait en répondant par de véritables pogroms à chaque révolte de la population, et d'autre part celles de combattants pour leur indépendance ;  les renvoyer dos à dos ne servait - et ne sert toujours - qu'à une chose : ne pas prendre parti pour la liberté d'un peuple opprimé et disculper la puissance coloniale et son armée.

À partir de 1957, des oppositions à la guerre commencèrent à s'exprimer. En Algérie, des militants, bien souvent communistes, prirent fait et cause pour le peuple algérien. Le communiste Fernand Yveton posa une bombe pour le FLN, dans l'usine où il travaillait. Il fut condamné à mort et Mitterrand, le ministre de la Justice de l'époque, refusa de le grâcier. Maurice Audin, un autre militant communiste, arrêté et torturé par les paras, disparut définitivement. Henri Alleg, lui aussi militant du PCA, fut torturé par les militaires français.

Mais, malgré la censure, des livres et témoignages commencèrent à circuler en France pour dénoncer les méthodes de l'armée française et la torture. Des hommes comme Pierre Vidal-Naquet menèrent le combat contre la torture durant toute la guerre et même au-delà. La Question, le pamphlet bouleversant écrit par Henri Alleg, dans lequel il fait le récit des tortures qu'il subit, permit de faire connaître la réalité de la guerre coloniale et de la présence française en Algérie. Toute une génération découvrait les mensonges de la démocratie bourgeoise, de son armée, de ses politiciens. Ce fut un choc pour beaucoup de jeunes et une raison de s'engager politiquement.

Du côté du PCF, tous ceux-là ne trouvèrent que des formules creuses comme la « paix en Algérie  ». La « paix » ? Quelle paix ? Après tout, avant 1954, la paix régnait en Algérie. Ce mot d'ordre visait à camoufler le fait que le PCF ne défendait pas l'indépendance pour l'Algérie et qu'il ne s'opposa jamais réellement à cette guerre coloniale.

Le seul parti politique qui exprima une opposition à cette guerre coloniale fut le PSU, le Parti socialiste unifié, formé à partir de transfuges du PS et du PCF. Grâce à ses prises de position et aux manifestations qu'il organisa, il attira à lui une partie de la jeunesse révoltée par cette guerre. Pourtant ce parti dirigé par des anciens notables de la SFIO, dont Depreux, le père du dernier statut de l'Algérie, restait réformiste. Ses dirigeants ne visaient qu'à en faire une force électorale tout à fait responsable vis-à-vis de la bourgeoisie. Mais face à la SFIO et à ce que d'aucuns appelèrent le « national-molletisme", et face au PCF, les positions du PSU apparaissaient comme radicales.

D'autres militants choisirent d'aider la lutte des Algériens, comme ceux du réseau « Jeanson » - du nom de Francis Jeanson son fondateur - qui devinrent des « porteurs de valises » pour les fonds du FLN. En 1960, lorsque ces militants furent arrêtés et jugés par un tribunal militaire, quelques intellectuels, dont Jean-Paul Sartre, eurent aussi le mérite de les soutenir en publiant un appel à l'insoumission.

Au-delà de ces gestes et de ces dénonciations, ce qui manqua cruellement fut un parti révolutionnaire communiste, militant pour que la classe ouvrière en France, dont une grande partie rejetait cette guerre coloniale, mène la lutte contre la bourgeoisie sur son propre terrain, en défendant ses propres intérêts, par les grèves et des actions politiques. Sans se ranger derrière le nationalisme du FLN, un tel parti aurait permis aux travailleurs en France d'affaiblir l'impérialisme et de renforcer la lutte du peuple algérien.

 

De Gaulle au pouvoir : un homme de la bourgeoisie pour mettre fin à la guerre

 

En 1958, il devenait de plus en plus évident que l'armée française n'arriverait pas à écraser le FLN. Le maintien de la colonisation mettait donc la bourgeoisie française face à une véritable crise politique. De plus en plus d'hommes de la bourgeoisie pensaient qu'il fallait en finir avec cette guerre. Les gouvernements de gauche s'étaient avérés incapables d'imposer une solution à l'armée et aux ultras (les partisans de l'Algérie française). Du coup, celle-ci ne pouvait venir que d'un homme de droite. Et c'est un coup d'État militaire qui permit le retour de de Gaulle au pouvoir en mai  1958.

Le 13  mai, une manifestation contre le gouvernement se transforma en prise du siège du gouvernement à Alger par les militaires. Dans la foulée, Massu, le général des paras, forma un « comité de salut public ». Les officiers en Algérie, à qui le gouvernement avait abandonné tous les pouvoirs, exigeaient désormais la mise en place d'un pouvoir fort qui réponde à leurs espoirs de maintien de « l'Algérie française ». Et les réseaux gaullistes étaient suffisamment étoffés en Algérie pour chuchoter à l'oreille de ces apprentis putschistes le nom de l'homme providentiel incarnant cet espoir.

L'incapacité des politiciens apparaissait on ne peut plus clairement. Ils n'avaient aucune solution pour s'opposer à cette rébellion militaire. Alors, Guy Mollet en tête, ils allèrent eux-mêmes chercher de Gaulle.

Le 1er juin, de Gaulle s'installa à la tête de l'État. Il mit l'Assemblée en congé et gouverna par décrets durant six mois. Cette sale guerre lui permit d'instaurer la Ve  République, un régime dans lequel l'influence politique des partis de gauche se trouva réduite et les pouvoirs du président largement accrus.

De Gaulle était porté au pouvoir par des forces contradictoires. D'un côté, les espoirs des militaires et des ultras, mais aussi les politiciens qui voyaient en de Gaulle une protection contre le danger de dictature militaire. Et enfin, la bourgeoisie qui cherchait à régler la question algérienne dans le sens de ses intérêts généraux, y compris contre certains intérêts particuliers.

Fondamentalement, de Gaulle s'apprêtait à faire accepter à l'armée, aux ultras et à l'ensemble de l'appareil d'État, une politique de décolonisation dont aucun ne voulait entendre parler. Mais, dans un premier temps, dans toute cette confusion, il lui suffit de s'écrier du haut d'un balcon « je vous ai compris », pour contenter momentanément tout le monde.

Il commença par décoloniser le reste de l'empire français. Le but était de former des États africains indépendants en façade, préservant l'essentiel des intérêts de la bourgeoisie française.

En Algérie aussi, la bourgeoisie voulait continuer à maintenir ses intérêts économiques, en particulier au Sahara où l'on venait de découvrir du pétrole. La guerre était perdue pour elle, mais les négociations dépendaient du rapport de forces qui se créait entre le FLN et l'impérialisme français. Alors, pour satisfaire les impérialistes français, la guerre dura quatre ans de plus et fit des dizaines de milliers de victimes supplémentaires.

De Gaulle commença par chercher à affaiblir la population en intensifiant encore la guerre. À partir de 1959, les déportations de paysans algériens furent plus nombreuses. Des régions entières furent évacuées et rebaptisées zones interdites. Deux millions de personnes furent déportées dans des camps de concentration où la misère, la faim, la soif et les maladies tuaient aussi certainement que les attaques de l'armée française.

Un article du Figaro donnait cette description d'un camp en 1957 : « Il y a 1 800 enfants à Bessombourg. En ce Moment, toute la population se nourrit de semoule. Chaque personne en reçoit environ 110 grammes par jour... le lait est distribué deux fois par semaine, moins d'un demi-litre par enfant... aucune ration de matière grasse n'a été distribuée depuis huit mois... pas de ration de savon depuis un an. »

Entre  1959 et  1962, les combattants algériens des maquis se retrouvèrent de plus en plus isolés, éprouvant des difficultés immenses à poursuivre le combat. Ce furent les années les plus difficiles et les plus meurtrières pour eux.

De son côté, le FLN aussi se préparait aux négociations. En 1958, il forma, au Caire, le gouvernement provisoire de la république algérienne, le GPRA, pour l'imposer comme représentant unique et légitime du peuple algérien.

Dans la perspective de l'indépendance, la préoccupation principale du FLN était de construire son futur appareil d'État, c'est-à-dire avant tout une armée.

Entre  1959 et  1962, alors que les combattants de l'intérieur étaient de plus en plus isolés, le FLN forgea une armée dite « des frontières ». En 1960 déjà, douze mille hommes disciplinés, encadrés, strictement contrôlés stationnaient au Maroc et en Tunisie. À part de petites escarmouches, cette « armée des frontières  » ne servit pas à combattre l'armée française alors qu'elle était bien plus nombreuse que l'ensemble des combattants des maquis.

Un des hommes qui forgea cette armée s'appelait Boumediene. Il avait aussi participé à l'élimination des chefs militaires des maquis que le FLN estimait trop puissants et autonomes. À travers ce processus, Boumediene débutait son ascension personnelle vers le pouvoir absolu.

 

L'opposition de l'appareil d'État français

 

Du côté français, de Gaulle devait faire face à l'opposition de la population européenne d'Algérie, forte d'un million de personnes.

La plupart des pieds-noirs étaient des petites gens. Bab-el-oued, quartier populaire européen d'Alger, avait longtemps voté communiste. Leur présence en Algérie était liée à la colonisation, c'est vrai. Mais ils formaient une population relativement pauvre qui n'avait aucune volonté et aucune raison de quitter ce qui était désormais sa vie.

Dans cette guerre d'Algérie, la population européenne se retrouva entre l'enclume et le marteau. Le FLN ne chercha pas à la gagner à sa cause. Son nationalisme le poussait au contraire à considérer tous les Européens comme des ennemis. Quant à la puissance coloniale, elle s'en était servie comme agents de la défense des intérêts du grand capital, en les persuadant que leur sort était lié au maintien de la colonisation française.

Bien sûr, une autre politique aurait été possible, visant à renforcer les liens entre la classe ouvrière française et le peuple algérien. Mais pour cela il aurait fallu une vision du monde internationaliste, à l'opposé et des choix nationalistes et des choix impérialistes.

Mais, ni les socialistes, ni le PCA n'avaient eu cette politique. Du coup, les ultras, ceux qui braillaient au nom de « l'Algérie française", finirent par représenter la seule expression politique de la population européenne en Algérie.

À partir de 1959, les ultras formèrent des groupes paramilitaires paradant dans les rues en chemise kaki et brassard à croix celtique, sous le regard complaisant du commandement militaire.

En janvier  1960, ils érigèrent des barricades dans les rues d'Alger avec la complicité de régiments de paras. De Gaulle exigea l'obéissance de l'armée et, dans son ensemble, celle-ci ne suivit pas les émeutiers. Ce premier coup de force fut un échec pour eux.

Puis, en décembre  1960, de Gaulle décida d'un référendum sur l'autodétermination de l'Algérie.

Le FLN, qui voulait garder la main sur la façon dont aurait lieu l'indépendance, appela la population algérienne à manifester contre ce projet. La population algérienne put enfin s'exprimer. Les manifestations furent de véritables raz-de-marée humains, des succès que le FLN lui-même n'escomptait pas, des démonstrations de force populaire. Cette intervention massive de la population fit basculer le rapport de forces du côté algérien et contribua à accélérer la marche vers l'indépendance.

Quand les négociations avec le FLN commencèrent, l'affrontement au sein de l'appareil d'État français entre de Gaulle et les tenants de « l'Algérie française » s'amplifia.

En avril  1961, quatre généraux fomentèrent un putsch à Alger. Ce fut une mauvaise réédition du 13  mai 1958. De Gaulle appela la troupe à désobéir et à ne pas les suivre. Leur débandade fut totale.

Le sort de « l'Algérie française » était scellé. Mais derrière ce combat des nostalgiques réactionnaires de l'empire colonial se profilait un tout autre danger. Pour les officiers et les hommes de l'appareil d'État qui formaient la partie la plus consciente des ultras, la situation de crise politique offrait une autre perspective. Ils cherchèrent à créer un parti fasciste en se servant comme base sociale de ce million de pieds-noirs dont le sort était incertain.

Après le putsch manqué, naquit donc en Algérie l'OAS, l'Organisation de l'armée secrète, organisation fascisante. Bien sûr, l'OAS recrutait chez les plus ultras des pieds-noirs, mais ses ramifications en France en disaient long sur sa véritable nature. Parmi ses dirigeants en France, on trouvait un collaborateur de Giscard d'Estaing au ministère des Finances, des anciens combattants, des anciens gaullistes et l'ancien gouverneur socialiste Jacques Soustelle. Plus de 1 000 officiers purent être comptés comme sympathisants de l'OAS. En fait, l'OAS était une excroissance de l'état-major militaire français, une fraction conséquente de l'appareil de l'État bourgeois.

De mai  1961 à juillet 1962, l'OAS se lança dans une politique d'attentats et d'assassinats. Les habitants d'Alger ou d'Oran, pieds-noirs ou algériens, vécurent dès lors dans la terreur des explosions de bombes, des fusillades en pleine rue, des attentats, des assassinats.

Dans cette période, l'OAS tua plus de deux mille Algériens. Cette organisation voulait créer un véritable fossé de sang entre les communautés, allant jusqu'à lancer à pleine vitesse un camion citerne de 12 000 litres de fuel du haut des rues des quartiers populaires d'Alger, jusqu'à faire exploser des bombes dans les écoles et achever des malades dans les cliniques.

Ces massacres visaient à rendre impossible la vie commune des Algériens et des pieds-noirs, dans une Algérie algérienne. Plus ce fossé s'accentuait, plus la fuite des pieds-noirs devenait inévitable au moment de l'indépendance.

En fait, l'OAS prenait en otage la population européenne. Ses dirigeants politiques tablaient sur cette politique de la terre brûlée pour imposer l'exil aux pieds-noirs et les transformer en une masse désespérée, qu'ils voulaient encadrer et diriger dans une organisation fascisante... une fois arrivés en France.

D'autre part, de Gaulle et l'OAS se faisaient la guerre, mais ils appartenaient à la même famille.

Réprimer l'OAS aurait été réprimer une partie de l'état-major, une partie de l'appareil d'État. À la fin de la guerre, les dirigeants de l'OAS furent tous plus ou moins acquittés.

Finalement, l'OAS allait disparaître très vite du paysage politique français car la situation économique en 1962-1963 permit l'intégration facile de cette masse de pieds-noirs. En revanche, par la suite, on retrouva un grand nombre des apprentis fascistes de l'OAS dans les partis politiques de la bourgeoisie. Enfin, il faut souligner que c'est Mitterrand, encore lui, qui amnistia définitivement les hommes de l'OAS par une loi votée en 1982.

En 1961, la guerre durait depuis six ans. Et on n'en voyait toujours pas la fin. En métropole, la contestation contre la guerre grandissait. L'UNEF, le syndicat étudiant, eut le courage d'appeler à un rassemblement contre la guerre sans le soutien d'aucun parti. Mais la première grande manifestation sur le territoire français fut le fait des Algériens eux-mêmes.

En octobre  1961, l'état d'urgence et le couvre-feu furent décrétés à Paris contre les Algériens. Alors, la Fédération de France du FLN appela pour la première fois les travailleurs algériens à manifester pour protester contre le couvre-feu.

Au soir du 17  octobre 1961, un flot impressionnant de travailleurs surgit des quartiers ouvriers du XVIIIe arrondissement, des bidonvilles de Nanterre et d'ailleurs pour défier le pouvoir. Pour les travailleurs algériens, c'était une façon de manifester pour l'indépendance et ils répondirent à l'appel.

Papon était le préfet de police de Paris. C'était un ancien de Vichy, responsable de déportations de Juifs vers les camps d'extermination nazis. En octobre  1961, il donna carte blanche à la police pour massacrer. La terreur dura toute la nuit et le nombre de morts, toujours pas connu aujourd'hui, est estimé à 200 au moins.

Je cite nos camarades de Voix Ouvrière dans un article intitulé « pour qui sonne le glas » du 23  octobre 1961. « Traqués, torturés, assassinés, les Algériens savent qu'ils gagneront l'indépendance pour laquelle ils se battent depuis sept années entières, et la dignité qui s'attache à l'indépendance, ils l'ont déjà gagnée dans le combat. (...)

Pour ceux qui aiment mieux ignorer que l'on tue et que l'on torture en Algérie, qu'en France l'on arrête et l'on torture dans nos commissariats de quartier, il a été désagréable de se voir rappeler ouvertement une telle vérité. (...) »

Pourtant spontanément des actes de solidarité eurent lieu. Mardi soir, lorsque les agents tirèrent dans la masse des Algériens qui avançaient boulevard Bonne-Nouvelle, ce sont des passants qui s'occupèrent des blessés. Vendredi à Sainte-Anne, hôpital psychiatrique où furent enfermées les Algériennes arrêtées lors des manifestations, ces dernières purent s'enfuir grâce à la complicité du personnel hospitalier. (...) Mais il ne s'agissait que de réactions individuelles. Alors que les travailleurs algériens sont assassinés, que 11 000 d'entre eux ont été internés à Coubertin, au Palais des sports, qu'ont fait les organisations syndicales ?"  s'exclamaient nos camarades. La réponse était encore une fois dramatiquement simple rien.

La première manifestation décidée par les grands partis de gauche en France eut lieu le 8  février 1962, sept ans et demi après le début de cette guerre, alors que de Gaulle avait déjà entamé les négociations avec le FLN.

Cette manifestation répondait à un attentat de l'OAS, la veille à Paris, qui avait défiguré une fillette. Elle était appelée par le PCF, le PSU, la CGT et l'UNEF. La police chargea et fit huit morts au métro Charonne. Quelques jours plus tard, une manifestation monstre accompagna l'enterrement des victimes.

Certes, la population en France montrait son écœurement de la guerre. Mais ces gestes tardifs des dirigeants de gauche ne pouvaient faire oublier leur politique.

La guerre d'Algérie a engendré une succession de crises politiques qu'on a du mal à imaginer aujourd'hui  des soldats qui refusent de partir à la guerre, des officiers qui créent un comité de salut public et menacent d'un putsch, de Gaulle qui appelle les troupes à ne pas obéir aux officiers, la répression inouïe d'une manifestation, la création de l'OAS... Chacune de ces crises aurait mérité une solution ouvrière, une réponse de la part de partis ouvriers. Mais c'est l'inverse qui se produisit.

Non seulement ils ne combattirent pas la guerre mais, comble du comble, à partir de 1958, à chaque crise, ils se contentèrent d'appeler à manifester, ce qui revenait à soutenir la politique de de Gaulle. Ainsi cet homme de droite put s'appuyer sur les organisations du mouvement ouvrier pour mener sa politique. La trahison était totale 

La classe ouvrière n'a pas eu les moyens d'imposer l'indépendance de l'Algérie à sa propre bourgeoisie. Elle le paya par la persistance, durant de nombreuses années, d'un profond sentiment d'impuissance dans les rangs ouvriers. Et en plus, l'expérience démoralisante et dévastatrice de la guerre d'Algérie a été le terreau sur lequel le racisme s'est développé durant les décennies suivantes en France.

Le 19  mars 1962 était annoncé le cessez-le-feu. Le soulagement fut immense parmi la population et parmi les soldats du contingent. La guerre d'Algérie s'arrêtait enfin.

Si on connaît le nombre de soldats français morts durant cette guerre, 25 000, on ne connaît pas avec exactitude le nombre de morts algériens. La puissance coloniale française ne s'embarrassa pas à les compter. Elle ne les comptait déjà pas vivants, alors morts 

Les historiens estiment que 150 000 maquisards sont morts au combat, soit un homme sur deux montés au maquis. À cela, il faut ajouter 300 00 0 à 500 000  morts parmi les civils algériens. Ce sont les paysans, les ouvriers, les pauvres en Algérie qui ont payé de leur vie et par des sacrifices inouïs cette lutte contre une des armées les plus puissantes du monde.

L'indépendance, enfin effective le 5 juillet 1962, représentait une grande victoire pour la population. Après huit ans de guerre, elle avait vaincu son oppresseur  notre propre armée, notre propre État.

 

De l'indépendance à la dictature contre les classes populaires

 

Cependant, cette victoire eut lieu sous la direction d'une organisation nationaliste bourgeoise. Une organisation dont la préoccupation n'était pas la défense des intérêts des masses pauvres. Alors, dès le début, la mise en place du pouvoir algérien allait décevoir la population.

Qui parmi les dirigeants du FLN allait prendre le pouvoir  La question n'était pas tranchée. Les affrontements entre eux avaient été nombreux durant la guerre, se soldant souvent par des assassinats. Mais ces conflits étaient restés cachés. À l'été 1962, ils éclatèrent au grand jour et prirent une tournure tragique.

Dans les premiers jours de juillet 1962, le GPRA arriva à Alger et s'installa au pouvoir.

Pendant ce temps, à Tlemcen, une ville de l'ouest du pays, Ben Bella et d'autres dirigeants du FLN formèrent un contre-pouvoir.

La lutte pour le pouvoir se transforma en conflit armé violent entre les différentes factions du FLN.

En août 1962, aux cris de « ept ans ça suffit , les Algériens descendirent en masse dans la rue pour dénoncer ces affrontements violents et la terreur qui régnait dans le pays. L'intervention politique spontanée de la population fit peur à tous les dirigeants du FLN. Ils ne voulaient surtout pas qu'elle acquière un droit de regard sur le nouveau régime.

Finalement, c'est l'armée des frontières qui décida du sort de l'Algérie. L'ALN dirigée par Boumediene appuya le groupe de Tlemcen. En septembre  1962, les chars de l'ALN entrèrent dans Alger et permirent à Ben Bella de prendre le pouvoir. Les combats militaires avaient duré deux mois et fait de 2 000  à 3 000  morts.

Le clan de Ben Bella avait donc renversé ses adversaires. Les élections à l'Assemblée constituante se firent avec une liste de candidats uniques d'où les opposants avaient été éliminés. Ben Bella forma un gouvernement dans lequel aucun dirigeant du GPRA ne siégeait. Il y avait en revanche cinq militaires de l'armée des frontières, dont Boumediene lui-même. Ce ne furent même pas les combattants des maquis, les militants de base, qui imposèrent leurs représentants et leur pouvoir.

En décembre  1962, le PCA, reformé depuis juillet  1962, fut interdit. Après lui, les autres partis furent éliminés un à un. Même les organisations très liées au FLN furent dissoutes ou contrôlées sévèrement. La centrale syndicale algérienne, l'UGTA, fut mise au pas car, même dirigée par des membres du FLN, en tant qu'organisation ouvrière, elle représentait un danger potentiel pour le pouvoir.

Mohamed Boudiaf, un des chefs historiques du FLN, créa un parti d'opposition avant d'être interdit et arrêté. Aït Ahmed, un autre chef historique, forma aussi un parti d'opposition en Kabylie. En 1964, l'armée alla écraser dans le sang ces opposants. Aït Ahmed fut emprisonné, condamné à mort, puis gracié. Il réussit à s'évader et s'exila pour plusieurs décennies en Europe.

Dans les premières années de l'indépendance, l'Algérie voyait donc naître un pouvoir dictatorial. Mais le problème des hommes au pouvoir n'était pas seulement d'éliminer des opposants. Le problème était plus profond.

Durant les années précédentes, les masses algériennes avaient mené la lutte pour leur émancipation. C'est grâce à leur lutte, à leur énergie que les dirigeants du FLN avaient accédé au pouvoir. Ils savaient pertinemment que les masses entrées en action pouvaient tout bouleverser et ouvrir bien des possibilités. Les manifestations spontanées d'août 1962 l'avaient encore montré. Alors, ils se méfiaient.

D'ailleurs dans leur lutte acharnée pour accéder au pouvoir, ils ne firent jamais appel aux masses. Leur peur des masses algériennes était d'autant plus forte que rien ne disait qu'elles accepteraient facilement que la misère persiste, que l'indépendance ne rime pas avec la fin de l'exploitation.

Au lendemain de l'indépendance, la situation de l'Algérie était catastrophique. 700 000 pieds-noirs, qui représentaient l'immense majorité des cadres de l'administration, des médecins des hôpitaux, des techniciens dans l'industrie et l'agriculture, avaient fui le pays. Toute l'économie était désorganisée.

À cela s'ajoutaient les saccages d'une guerre qui s'était éternisée et qui avait saigné le peuple. Pour l'impérialisme, c'était un message envoyé à tous les autres peuples. La liberté se payait cher  par la guerre, mais aussi par les dévastations et la pauvreté. En 1962, trois millions d'Algériens se retrouvaient dans un extrême dénuement.

La première réaction des responsables du FLN ne fut pas de remettre le pays en route, mais plutôt de se livrer à une véritable curée sur les biens abandonnés par les pieds-noirs, les accaparant au détriment de la collectivité.

En revanche, la population chercha à faire face à la désorganisation, avec les moyens du bord. Elle se mit au travail comme elle put, pour relever le pays de ces années de guerre et de colonisation. Dans bien des endroits, elle commença à gérer collectivement les entreprises et les fermes abandonnées par les pieds-noirs. La population prenait des initiatives dans de nombreux domaines.

Face à cette situation, le pouvoir de Ben Bella promulgua des décrets sur « l'autogestion". Loin d'accorder à la population le moindre droit de décider de l'organisation de l'économie, ces décrets visaient au contraire à une reprise en main de l'économie par le pouvoir. Peu à peu, les dirigeants du FLN formèrent une nouvelle administration. Derrière ce que le pouvoir baptisa « organes d'autogestion", il y avait des gestionnaires nommés par l'État qui reprirent en main les fermes et les entreprises contrôlées par la collectivité.

Cette période Ben Bella, qui mit l'autogestion en avant, fut présentée par bien des militants tiers-mondistes comme une forme de socialisme. Ces militants, à la suite de Franz Fanon ou Che Guevara, avaient théorisé que la paysannerie, en menant la lutte anticoloniale ou anti-impérialiste, était la nouvelle classe révolutionnaire. Dans la suite de ce raisonnement, ils expliquaient que les pays du tiers-monde pouvaient se développer économiquement en dehors de l'impérialisme et accéder au socialisme par leurs propres moyens. En soutenant les régimes qui se mettaient en place, comme celui de l'Algérie, ils apportaient finalement une caution politique aux nationalistes bourgeois.

Dans le cadre d'un monde impérialiste où toute l'économie est organisée pour satisfaire les intérêts des trusts et des métropoles occidentales, le développement d'un pays pauvre est une illusion. L'économie de l'Algérie avait été déformée par les 132 années de colonisation. Elle était entièrement dominée par les besoins du marché français. Et la bourgeoisie avait tout fait pour maintenir la dépendance économique du pays.

Grâce aux accords d'Évian, les sociétés françaises avaient pu garder la mainmise sur l'exploitation, le raffinage et le transport du pétrole du Sahara.

De plus, la France pouvait continuer à étrangler ce nouveau pays dont les ressources en hydrocarbures constituaient la seule richesse, en imposant que le pétrole algérien soit payé en francs... à des prix très bas. En 1963, les compagnies pétrolières françaises empochèrent trois fois plus de bénéfices que l'État algérien lui-même.

Outre le pétrole et le gaz, la majorité des industries, des mines restait sous contrôle français. La France restait le premier fournisseur de l'Algérie pour l'acier, l'aluminium, les produits laitiers, les oléagineux et les céréales.

Chaque année, la France achetait le pétrole algérien par le biais de sociétés françaises pour 1 800  millions de francs, alors que l'Algérie achetait à la France pour 2 350  millions de francs de marchandises et équipements divers. Autrement dit, la France continuait à faire des profits conséquents sur le dos de la population algérienne.

L'indépendance politique de l'Algérie n'allait pas signifier la fin de l'exploitation capitaliste et de la misère pour les masses pauvres. Le pouvoir se préparait donc à gouverner contre elles, pour leur faire accepter des sacrifices.

Dans un premier temps, aux paysans sans terre et aux chômeurs, on répondit par des paroles socialistes et des promesses non tenues. Mais les manifestations de chômeurs, les émeutes et les rébellions d'unités militaires se poursuivaient, nécessitant une intervention de plus en plus violente des forces de répression. À partir de 1962, le rôle de l'armée ne fit que s'accroître. En parallèle, les masses algériennes finirent par se sentir découragées et se démobiliser.

La bourgeoisie algérienne était trop faible économiquement et socialement pour pouvoir diriger le pays autrement qu'avec l'appui de l'armée. La mise en place d'une dictature militaire était inscrite dans toute l'histoire du FLN. En 1965, le processus aboutit au renversement de Ben Bella par Boumediene. Ce coup d'État eut lieu sans rencontrer d'opposition.

À partir de cette date, c'est définitivement l'armée qui dirigea le pays. Et cela n'a pas cessé depuis.

L'Algérie de Boumediene, tout en étant une dictature militaire, reprit les mêmes poses socialisantes que Ben Bella. D'autant plus que le régime connaissait toujours de multiples conflits avec l'ancienne puissance coloniale.

Au début des années 1970, la France refusait de payer les 25  milliards de francs de taxes qu'elle devait au pouvoir algérien. Elle refusa aussi de relever les tarifs du pétrole. Alors, en 1971, le pouvoir algérien nationalisa des entreprises pétrolières et des banques. Cela apparut comme une mesure radicale à certains tiers-mondistes. Mais même avec ces nationalisations, l'Algérie continuait à produire pour le marché mondial et donc à en dépendre.

Pourtant, avec le premier choc pétrolier de 1973, les prix du pétrole et du gaz flambèrent et les rentrées en devises explosèrent pour l'Algérie.

Dans un premier temps, cette économie de rente améliora le sort d'une partie de la population. Ce furent bien entendu les capitalistes algériens et les privilégiés du régime qui en profitèrent le plus. Mais toute la population connut aussi une élévation de son niveau de vie. Les rentrées en devises permettaient ces progrès et favorisaient la stabilité du régime.

Forte de ses nouvelles ressources, l'Algérie de Boumediene se lança dans des investissements industriels. Ou plus exactement le pouvoir emprunta des milliards aux banques françaises. Le pouvoir algérien utilisait ces prêts pour signer des contrats avec les capitalistes du béton, de l'acier et d'autres. L'Algérie devenait un eldorado pour les groupes capitalistes français.

En fait, malgré les exportations d'hydrocarbures en hausse, le pays s'endettait cruellement. Loin de sortir de la dépendance économique, il s'y enfonçait irrémédiablement. Ces rentrées en devises basées sur les hydrocarbures continuaient à tresser le nœud coulant qui allait étrangler l'Algérie quelques années plus tard.

Dès le début des années 1980, la crise économique mondiale frappa l'Algérie et les prix des hydrocarbures chutèrent. Les recettes de l'Algérie diminuèrent de 40 . Pour la population pauvre, cela se traduisit par une baisse drastique des aides alimentaires, un chômage endémique et une chute du niveau de vie.

De nombreuses révoltes explosèrent dans les années 1980, comme celle des étudiants en Kabylie. Les grèves se multiplièrent car la jeune classe ouvrière qui avait surgi de ces années de développement industriel était combative.

Le régime algérien fut confronté à une montée des contestations et des révoltes. Dans ce contexte, il chercha un appui du côté des religieux. En 1984, un code de la famille fut instauré qui faisait des femmes des mineures dans la société et donnait tous les droits aux maris. Cette politique allait aider à renforcer le courant islamiste.

En octobre 1988, après 25 ans d'indépendance, la jeunesse algérienne descendit dans la rue et s'en prit directement au régime. Tous les symboles du pouvoir, du FLN, de l'enrichissement de cette classe privilégiée qui avait vécu sur le dos de la population depuis des années furent attaqués. L'armée riposta et fit entre cinq cents et mille morts, sans parler des disparus et des torturés.

Mais le régime dut céder face à cette explosion sociale. Il dut autoriser les partis politiques, libéraliser la presse. Un vent de liberté politique souffla sur l'Algérie. Mais la crise restait là et les masses populaires connaissaient la même misère. Seulement, aucun parti ne se revendiqua de la lutte contre le régime au nom des intérêts de la classe ouvrière. Finalement, ce furent les islamistes qui en profitèrent le plus et qui se retrouvèrent sur le devant de la scène après 1988.

En quelques années, ils purent devenir des concurrents sérieux de l'armée, pour le pouvoir. À partir de 1992, cette situation aboutit à des affrontements armés entre les organisations islamistes et l'armée. Mais, durant toutes ces années, c'est surtout aux classes populaires que les uns et les autres firent la guerre. Car il n'y a pas que les islamistes qui assassinèrent des civils, bien des fois l'armée en fit autant.

Ces années de guerre civile et de terrorisme se sont soldées par un recul terrible de la société algérienne, pour les femmes, pour les ouvriers, pour tout le monde.

L'armée garda finalement le pouvoir. Elle trouva aussi un compromis avec les notables islamistes qui intégrèrent l'appareil d'État. Cela mit fin à cette guerre civile et cette terreur.

En revanche, ce qui n'a pas pris fin, c'est la guerre économique et sociale contre les classes populaires. Durant toute cette période, la pression de l'impérialisme s'est accentuée. Depuis 1991, les privatisations ont touché tous les secteurs, permettant aux trusts capitalistes de continuer à s'enrichir sur le dos de cette population. Les investissements français en Algérie se sont multipliés. En 2008, Sarkozy est allé signer pour cinq milliards de contrats en Algérie  Total, Gaz de France, Alstom, tous y trouvèrent leur compte.

Et le régime actuel, présidé par Bouteflika, un homme qui fut proche de Boumediene, poursuit la politique qui consiste à faire payer à la population les frais de la domination impérialiste.

Mais la classe ouvrière algérienne ne se laisse pas attaquer sans réagir. Après des décennies de dictature militaire, après une guerre civile particulièrement meurtrière, la classe ouvrière retrouve une certaine combativité. Des grèves éclatent régulièrement dans le pays contre les licenciements ou pour des augmentations de salaires. Il y a eu aussi des émeutes contre la flambée des prix. Et quand les travailleurs se battent, ils arrivent bien souvent à faire reculer le pouvoir ou les directions d'entreprises, qui font des concessions. C'est sans doute le signe d'un changement de rapport des forces.

Pour l'instant, les luttes de la classe ouvrière ont lieu uniquement sur le terrain économique. Mais, après cinquante ans de pouvoir dictatorial, cela représente quand même un espoir, l'émergence d'une force. La classe ouvrière reprend contact avec les traditions de la lutte de classes. Et cela constitue le terrain sur lequel une prise de conscience de ses intérêts, y compris politiques, peut avoir lieu.

 

Des deux côtés de la Méditerranée, l'avenir est à la classe ouvrière unie

 

Durant la guerre d'Algérie, les classes populaires algériennes ont fait preuve d'un héroïsme immense. Elles ont arraché à l'impérialisme français leur indépendance et montré leur capacité à défendre leur dignité.

Mais elles n'ont pas gagné leur émancipation sociale dans ce combat, alors que cette lutte pour leurs propres intérêts n'aurait certainement pas nécessité des sacrifices plus grands.

Le FLN a mené la lutte de façon à empêcher la population algérienne de prendre conscience de ses possibilités. Et surtout, les partis de gauche en France avaient abandonné ce terrain des années avant. Cela représente incontestablement une occasion perdue.

Mais l'histoire de l'impérialisme, des débuts de la colonisation jusqu'à aujourd'hui, continue à lier le sort des prolétaires en Algérie et en France. Depuis plus d'un siècle, c'est une histoire souvent commune, souvent parallèle, qui lie les deux classes ouvrières y compris dans ces échecs.

Ici même, en France, les travailleurs français et algériens forment une seule classe ouvrière et combattent côte à côte les mêmes patrons, dans les mêmes usines.

Alors, il nous reste à continuer à écrire cette histoire commune, à travers nos luttes, pour combattre et vaincre notre ennemi commun, l'impérialisme français. En prenant conscience que le plus important pour vaincre, ce n'est pas notre appartenance nationale, mais notre appartenance commune à la classe ouvrière, la seule classe sociale capable de renverser le vieux monde.

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