L’Égypte entre deux dictatures et les leçons des mouvements du « printemps arabe »22/11/20132013Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2013/11/134.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

L’Égypte entre deux dictatures et les leçons des mouvements du « printemps arabe »

L'Égypte entre deux dictatures et les leçons des mouvements du « printemps arabe »

Exposé du cercle Léon Trotsky

du 22 novembre 2013

Le 17 décembre 2010, il y a bientôt trois ans, le jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi s'immolait par le feu. Par ce geste désespéré, il entendait protester contre la confiscation de sa carriole par la police. Des manifestations eurent lieu dans les jours qui suivirent et, malgré la répression, la contestation s'amplifia, gagna Tunis, la capitale. Le 14 janvier, le dictateur en place depuis 24 ans, Ben Ali, quittait le pouvoir précipitamment pour se réfugier en Arabie Saoudite.

C'était le début d'une onde de choc qui ébranla l'ensemble du monde arabe, cette région en arc de cercle autour de la Méditerranée, de la Mauritanie au Maghreb jusqu'au Moyen-Orient.

Dans les premiers mois, tous les régimes eurent peur d'une contagion.

Et ils avaient toutes les raisons de la craindre. Les mouvements de révolte ont toujours eu ce caractère contagieux qui leur a permis de passer les frontières, et cela bien avant l'invention d'internet. La censure la plus sévère ne pouvait empêcher la retransmission par satellite des images des milliers de manifestants qui défilaient à Tunis en criant le slogan « dégage ». Et d'un bout à l'autre du monde arabe, ces images ont été vues, notamment sur Al Djazira, cette chaîne d'information en langue arabe diffusée en continu.

Depuis longtemps, les populations de cette région se sentent appartenir à un même ensemble, pas seulement du fait de la langue ou de la religion musulmane, qui est loin d'être l'unique religion dans la région. Elles ont un passé commun, une histoire riche notamment en luttes menées contre la domination coloniale qu'elles ont toutes eu à subir. Plus récemment, après la Deuxième Guerre mondiale, l'ensemble du monde arabe a été agité pendant une vingtaine d'années par des mouvements de révolte contre la domination impérialiste, et ceux qui la contestaient avaient conscience de participer à une même lutte.

Ce que les populations du monde arabe vivent aujourd'hui les rapproche tout autant car elles connaissent le même sous-développement, la même misère et la même oppression.

Les États des pays arabes étaient des dictatures dont les dirigeants étaient souvent en place, comme Ben Ali, depuis des dizaines d'années. Moubarak dirigeait l'Égypte depuis 1981 et il avait déclaré, en 2005, après avoir remporté un simulacre d'élection présidentielle, qu'il resterait président jusqu'à son dernier souffle. Moubarak est toujours vivant mais il n'est plus président... Il a fini par connaître le destin que l'histoire a réservé à bien d'autres dictateurs avant lui ! Les masses, en se mobilisant, ont créé une nouvelle situation politique dans l'ensemble du monde arabe.

Ces mouvements, suivant les pays, n'ont pas tous eu la même profondeur, ni le même caractère. En Libye, puis en Syrie, aux premières manifestations ont rapidement succédé un affrontement entre des forces armées et des milices d'origines et d'obédiences diverses, dont aucune ne représente le moindre progrès pour la grande masse de la population.

En Tunisie et en Égypte, il y a eu de grandes mobilisations, entraînant différentes couches de la société, des mobilisations qui ont eu et ont encore un caractère populaire. Dans ces deux pays, il y a une classe ouvrière qui a participé aux mobilisations. Des milliers de travailleurs ont fait grève, ont manifesté, ont affronté la répression.

Alors, près de trois ans après le début des mobilisations du « printemps arabe », il est légitime d'essayer d'évaluer quels sont les changements qui ont eu lieu, de tirer les leçons des événements qui ont bouleversé le monde arabe, et de se demander quelles sont aujourd'hui les perspectives des masses populaires.

Nous avons choisi de consacrer l'essentiel de cet exposé aux événements qui ont eu lieu en Égypte. D'abord, parce que c'est le pays où les mobilisations ont été les plus massives, où les classes populaires se sont le plus mobilisées. De plus l'Égypte joue un rôle phare pour l'ensemble du monde arabe, par son poids puisqu'avec plus de 85 millions d'habitants, c'est aujourd'hui le pays arabe le plus peuplé. Mais, au-delà de ce poids numérique, l'influence de l'Égypte se manifeste traditionnellement depuis longtemps, aussi bien dans le domaine culturel que dans le domaine politique, comme nous allons l'évoquer.

Égypte : de « l'indépendance » au coup d'État des « Officiers libres »

On ne peut comprendre les problèmes qui se posent à l'Égypte d'aujourd'hui sans revenir sur son histoire récente. Et on ne peut en particulier comprendre le sous-développement de l'Égypte actuelle sans évoquer la domination exercée par l'impérialisme britannique.

Dans la première moitié du 19e siècle, l'Égypte était encore sous la souveraineté nominale de l'empire ottoman, ce vaste ensemble qui comprenait l'Afrique du nord, à l'exception du Maroc, et tout le Moyen-Orient. Le dirigeant égyptien Mohamed Ali engagea une politique de réformes et de modernisation afin de faire de son État une puissance régionale. Mais il se lança dans cette entreprise au moment où le Moyen-Orient commençait à faire l'objet des convoitises de la France et du Royaume-Uni. Ces deux puissances mirent en échec ses efforts et parvinrent à soumettre l'Égypte à leur domination.

La construction du canal de Suez marqua une étape décisive dans cet assujettissement de l'Égypte. Pour financer les travaux, l'État égyptien s'endetta et se retrouva mis sous tutelle par ses bailleurs franco-anglais. Symbole de la domination impérialiste, le canal de Suez devint la propriété d'une compagnie franco-britannique. Par la suite, le débarquement de troupes britanniques en 1882 fit du Royaume-Uni le véritable maître de l'Égypte. Restée officiellement une province de l'empire ottoman jusqu'en 1914, l'Égypte devint un État formellement indépendant en 1922, avec à sa tête un roi. Mais en réalité, l'Égypte était une semi-colonie de la Grande-Bretagne dont le contrôle était garanti par une présence militaire permanente.

Ce sont les Britanniques qui ont favorisé le développement de la culture du coton en Égypte pour remplacer le coton américain qui faisait défaut à leurs filatures pendant la guerre de Sécession. Du coup, une industrie textile connut un certain essor mais l'ensemble de l'économie égyptienne resta peu développé et subordonné aux capitaux étrangers d'origine européenne.

À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, l'Égypte était un pays très majoritairement rural. Les campagnes étaient dominées par une minorité de grands propriétaires : 3 000 familles très riches se partageaient près de 20 % des terres pendant que la grande masse des paysans égyptiens devaient survivre en cultivant de petites parcelles avec des moyens archaïques. Ces grandes familles de grands propriétaires fonciers s'accommodaient très bien de l'ordre colonial. Elles fournissaient la base sociale de la monarchie et passaient plus de temps au Caire, à Alexandrie ou dans les capitales d'Europe que dans les campagnes déshéritées d'Égypte.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, comme dans le reste du Moyen-Orient, un sentiment de révolte contre la présence impérialiste se manifesta avec de plus en plus de virulence, gagnant presque toutes les couches de la société.

C'est dans ce contexte que, le 25 janvier 1952, des affrontements opposèrent des forces de police égyptiennes aux soldats britanniques. Le lendemain, le 26 janvier, eurent lieu dans toute l'Égypte des manifestations et des grèves. Des émeutes très violentes éclatèrent au Caire. Cela devait marquer le début de la fin du régime monarchique qui fut déposé par un coup d'État militaire quelques mois plus tard, en juillet 1952.

Le groupe d'officiers qui en était à l'origine, les « Officiers libres », dirigé par Mohamed Neguib, était inspiré par des idées nationalistes qui avaient gagné aussi une partie de l'armée, de son encadrement.

Dès leur arrivée au pouvoir, les « Officiers libres » lancèrent une réforme agraire. En fixant une limite maximum à la taille des propriétés, elle visait à faire disparaître la très grande propriété foncière, soutien traditionnel de la monarchie et des classes privilégiées liées à l'impérialisme. Cette réforme très limitée ne changea pas la situation de la grande masse des paysans. On estime que 13 % des terres furent redistribuées à seulement 8 % de la population rurale.

Au bout de deux ans, l'un de ces officiers, Gamal Abdel Nasser, évinça Neguib et s'imposa comme le principal dirigeant. L'objectif de Nasser était d'affirmer l'indépendance de l'Égypte vis-à-vis des grandes puissances impérialistes et, en particulier, vis-à-vis des Britanniques. En dirigeant nationaliste, il chercha à développer l'économie de l'Égypte et cela l'amena à s'affronter à l'impérialisme.

La construction d'un barrage sur le Nil, à Assouan, devait permettre de réguler les crues du fleuve et d'augmenter la production agricole. En 1956, devant le refus des États-Unis de prêter à l'Égypte l'argent nécessaire à la construction du barrage d'Assouan, Nasser se tourna vers l'URSS qui, en quête d'alliés face aux États-Unis, lui offrait son aide.

Pour trouver les ressources qui lui étaient refusées, le 26 juillet 1956, Nasser annonça la nationalisation du canal de Suez. En prenant cette mesure, il défiait ouvertement les puissances impérialistes qui avaient pendant plus d'un siècle soumis l'Égypte à leur domination. Les gouvernements français et britannique mirent sur pied, en concertation avec l'État israélien, une intervention militaire dans la plus pure tradition coloniale. En novembre 1956, un contingent franco-britannique débarqua à Port-Saïd, sur le canal de Suez. Mais l'impérialisme américain, qui n'était pas mécontent de voir des concurrents évincés du Moyen-Orient, exigea l'arrêt de l'opération. La France et le Royaume-Uni furent contraints d'évacuer piteusement leurs troupes.

Sorti vainqueur de cette épreuve de force, Nasser devint pour toute une période le symbole de la lutte anticolonialiste du monde arabe.

À partir des années soixante, l'État nationalisa la plus grande partie de l'économie. Malgré la phraséologie employée par Nasser, cette politique n'avait rien de « socialiste ». En dirigeant nationaliste cherchant à renforcer l'indépendance économique de son pays, Nasser avait recours à l'étatisme afin de suppléer la faiblesse de la bourgeoisie. L'Égypte put bénéficier de l'aide de l'URSS, qui lui achetait par exemple le coton à un prix supérieur au cours mondial, ainsi que de la présence d'ingénieurs et de techniciens soviétiques.

Cherchant à conforter son assise dans la population, le régime instaura une législation sociale qui permit une certaine amélioration des conditions de vie des travailleurs. La semaine de travail fut limitée à 42 heures dans l'industrie. Une loi établit que 25 % des profits d'une société devaient être distribués aux employés, dont 10 % directement et 5 % au travers d'avantages sociaux et de logements. Le gouvernement s'engagea à recruter dans l'administration ou le secteur public tous les jeunes diplômés sortant du lycée ou de l'université.

Mais, pour reprendre une formule de Nasser lui-même, si le gouvernement « accordait » certains avantages aux travailleurs, il ne leur reconnaissait pas le droit de revendiquer. Cette méfiance vis-à-vis de la classe ouvrière, le régime l'avait manifestée dès ses débuts. Peu après leur arrivée au pouvoir, les Officiers libres avaient fait exécuter deux dirigeants d'une grève des ouvriers du textile, montrant leur volonté d'intimider les travailleurs.

En 1957, une centrale syndicale unique, la Fédération générale des syndicats ouvriers d'Égypte, l'ETUF, fut créée. Mais c'était pour encadrer la classe ouvrière et la soumettre à la discipline que le régime voulait imposer. Significativement, de 1962 à 1986, le président de l'ETUF se voyait attribuer le poste de ministre du Travail.

Ce paternalisme s'accompagnait d'une répression sévère qui s'exerçait à l'encontre du mouvement communiste, dont les militants peuplèrent les prisons. Ce mouvement communiste était faible, divisé et son influence dans la classe ouvrière était demeurée réduite. Ce mouvement s'était constitué dans les années 1930. Ses militants n'avaient connu que l'école du stalinisme qui n'était plus du tout celle du communisme. Ils y avaient surtout appris à devenir des militants nationalistes au nom de la « lutte anti-impérialiste ». Une partie d'entre eux se rallièrent complètement au régime de Nasser, mais cela ne leur évita pas d'être emprisonnés. Car Nasser ne tolérait aucun mouvement, aucun courant indépendant susceptible de donner naissance, à un moment ou un autre, à une opposition.

Ainsi, c'est du fond de leurs cellules que les militants communistes purent continuer d'apporter leur soutien au régime car, à leurs yeux, Nasser, allié de l'Union soviétique, continuait d'être le représentant du « socialisme arabe ».

L'Égypte connut pendant quelques années un relatif développement industriel, mais ses ressources limitées ne lui permettaient pas de mettre fin au sous-développement auquel la condamnait la domination impérialiste sur l'économie mondiale. L'État égyptien se retrouvait dans une impasse économique, de plus en plus endetté.

À cela s'ajoutait la pression militaire exercée par l'État israélien. Celui-ci s'était édifié en 1948 en chassant plusieurs centaines de milliers de Palestiniens de leurs terres et après une guerre qui l'avait opposé aux États arabes, et parmi eux à l'Égypte. En 1956, les troupes israéliennes avaient envahi l'Égypte aux côtés des Français et des Anglais. En 1967, l'État israélien attaqua l'Égypte, lui infligeant une défaite sévère au terme d'une guerre éclair qui a gardé le nom de « guerre des six jours ». Conséquence de cette guerre, l'Égypte perdait le désert du Sinaï et, du fait de l'état de guerre entre les deux pays, le canal de Suez resta fermé, privant l'Égypte d'importantes ressources.

En 1973, ce fut l'Égypte qui, cette fois-ci, lança une offensive surprise contre Israël. Mise en difficulté, l'armée israélienne parvint finalement à reprendre le dessus. Cependant l'objectif politique de l'Égypte - laver l'affront de la défaite de 1967 et retrouver le contrôle du canal de Suez - avait été dans une certaine mesure atteint. Mais l'état de guerre permanent et la succession des conflits avaient un coût qui pesait d'une façon de plus en plus insupportable sur l'économie égyptienne.

De Sadate à Moubarak : l'ouverture économique et le rapprochement avec l'impérialisme

Après la mort de Nasser en 1970, celui qui lui succéda, Anouar El Sadate, avait appartenu lui aussi au groupe des Officiers libres. Mais dès 1974, il opéra un virage, proclamant la nécessité d'une « ouverture » sur le plan économique, c'est-à-dire d'une ouverture aux capitaux privés. En 1977, l'État tenta de remettre en cause des subventions aux produits de première nécessité. L'annonce de cette mesure provoqua des émeutes pendant plusieurs jours dans les grandes villes d'Égypte, obligeant le gouvernement à faire marche arrière.

Sur le plan politique, le régime remettait en cause ses références socialistes. En 1978, le parti unique changea son ancien nom d'Union socialiste arabe pour celui de Parti national démocratique (PND).

Une étape importante fut la signature du traité de paix avec Israël en 1979. Cela permit à l'Égypte de rentrer en possession du Sinaï et des richesses pétrolières qui s'y trouvaient. Mais surtout, l'Égypte put rentrer dans les bonnes grâces des États-Unis, au point de devenir un de ses alliés privilégiés dans la région et de bénéficier de ce fait de l'aide militaire américaine. Aujourd'hui, l'Égypte, avec plus de 1,3 milliard de dollars, arrive en deuxième position derrière Israël dans la liste des pays bénéficiaires de cette aide militaire.

Cela valut à Sadate d'être considéré par les milieux nationalistes comme un traître à la cause arabe et d'être assassiné en 1981 par un groupe de militants islamistes. Son successeur, Hosni Moubarak, était lui aussi issu de l'armée. D'une autre génération que Sadate, plus jeune, il avait gagné ses titres de gloire lors de la guerre de 1973. Il accentua la politique de libéralisation de l'économie qui était encore restée limitée, le secteur public demeurant largement dominant dans l'économie.

À partir du début des années 1990, les privatisations s'accélérèrent. En contrepartie d'un prêt accordé par le FMI, Moubarak s'engagea à démanteler le secteur public, les monopoles d'État et à diminuer les subventions aux produits de consommation.

En 1992, la réforme agraire était modifiée dans un sens plus favorable aux propriétaires qui se voyaient notamment reconnaître le droit d'augmenter les loyers des terres. Cette contre-réforme allait encore plus loin en permettant aux grands propriétaires fonciers expropriés en 1952 et à leurs descendants de faire valoir leurs droits sur leurs anciens domaines.

En 2004, un nouveau gouvernement, avec à sa tête Ahmed Nazif, accéléra encore le rythme des privatisations.

Cette politique de prétendue « libéralisation » de l'économie a eu pour résultat de faire du secteur privé le principal employeur. Mais cela n'a pas rendu l'économie plus « libre ». Elle a été livrée aux appétits de ceux qui se trouvaient dans les allées du pouvoir et pouvaient bénéficier en premier lieu de ces privatisations.

Cela commençait par Moubarak lui-même dont la fortune personnelle au moment de sa chute était estimée à 70 milliards de dollars. Une grande partie des immeubles construits dans la station balnéaire de Charm El-cheikh lui appartenaient, paraît-il.

On peut citer l'exemple du « roi de la sidérurgie » égyptienne, Ahmed Ezz, représentatif de ces hommes d'affaires appartenant au premier cercle du pouvoir. Son groupe est le premier producteur d'acier du monde arabe. Lui-même était aussi membre du secrétariat général du PND, le parti au pouvoir, député, président de la commission du budget, et aussi très proche de Gamal Moubarak, le fils du président.

Parmi ceux qui s'enrichissent grâce au poids de l'État dans l'économie, il y a les hauts dignitaires de l'armée. Celle-ci contrôle une fraction importante de l'économie pour laquelle les estimations varient entre 20 et 40 %. On ne sait pas trop car les informations ne sont pas sur la place publique : une grande partie des informations concernant le budget militaire ne sont pas publiées, pour des raisons de « sécurité d'État ». Mais ce que protègent les militaires, c'est leur mainmise sur l'économie !

L'armée contrôle des terres, des cimenteries, des boulangeries industrielles, des stations-service, des usines d'armement, mais aussi des usines textiles, des usines de conditionnement de bouteilles d'eau, des hôtels dans les stations balnéaires qui accueillaient des centaines de milliers de touristes chaque année.

Des militaires se retrouvent ainsi à occuper des postes de directeur d'usine, de grands magasins, qui fournissent autant de possibilités d'enrichissement personnel. L'armée peut ainsi disposer d'une main-d'œuvre gratuite, surtout sur les domaines agricoles, grâce aux 500 000 appelés dont une partie se voit contrainte de travailler pour rien, le temps de leur service.

Enfin, on ne peut parler de la bourgeoisie égyptienne sans citer la famille Sawiris, réputée pour être la plus riche d'Égypte, classée parmi les soixante premières fortunes du monde. Le patriarche, aujourd'hui retiré des affaires à plus de 82 ans, était issu d'une famille de grands propriétaires fonciers. Il avait vu son entreprise nationalisée du temps de Nasser. Après l'arrivée de Sadate au pouvoir, il revint en Égypte et constitua, avec l'entreprise Orascom, un empire dans le BTP. Les fils ont poursuivi l'œuvre du père. L'un d'entre eux est aujourd'hui le deuxième actionnaire du groupe cimentier français Lafarge. Un autre a développé un réseau de téléphonie, en alliance avec France Télécom. Et le dernier s'est tourné, lui, vers le tourisme en partenariat avec le Club Med et LVMH.

Ainsi, il y a une bourgeoisie qui s'est considérablement enrichie ces dernières années, en général en lien avec le capital occidental, comme le montre bien l'exemple de cette famille Sawiris. Des fortunes ont été bâties dans l'immobilier, avec la construction de centres commerciaux, de résidences pour riches, de complexes hôteliers dans des immenses stations balnéaires. Toutes ces activités ont permis à une minorité de s'enrichir énormément, mais cela n'a pas du tout permis à la grande majorité des Égyptiens de sortir de la pauvreté. Au contraire même, ces années pendant lesquelles cette minorité s'enrichissait ont été des années de régression pour le plus grand nombre, des années durant lesquelles les inégalités se sont accentuées.

Et ces inégalités sont fortes en Égypte. 40 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour. 30 % des Égyptiens sont analphabètes et ce taux atteint 60 % pour les femmes. Les femmes sont aussi davantage touchées par le chômage et la pauvreté. La presse a fait état d'une augmentation du nombre de femmes condamnées à la prison pour dettes. Parmi les causes de l'endettement des familles, il y a les cours particuliers que la majorité des Égyptiens payent à leurs enfants, même dans les milieux populaires, tant le système scolaire est en faillite. Des ONG ont constaté ces dernières années une augmentation du nombre d'enfants abandonnés et vivant dans les rues. Particulièrement frappées par la pauvreté, les femmes doivent subir le poids des traditions les plus archaïques : en Égypte, encore aujourd'hui, près de 90 % des femmes ont été victimes d'excision.

L'Égypte n'est plus le pays rural qu'il était en 1952. Aujourd'hui, 70 % des Égyptiens vivent dans les villes. Il y a eu un développement industriel, mais il y a eu surtout des millions de paysans fuyant la misère des campagnes.

Le Caire est devenu en quelques années une métropole de 19 millions d'habitants. Au moins 40 % des habitants ont recours à ce qu'on appelle « l'habitat informel ». Autrement dit, des gens s'installent où ils peuvent, comme ils peuvent, sans titre de propriété.

Un vaste projet de restructuration de l'urbanisme Le Caire 2050 prévoit de refouler ces habitants des bidonvilles vers des villes nouvelles construites en périphérie. Les habitants se refusent à aller vivre dans ces villes dépourvues d'équipements et mal desservies. Ces dernières années, des expulsions forcées ont eu lieu, suscitant des réactions et des affrontements régulièrement avec la police.

Ceux qui habitent dans ces quartiers informels vivent pour la plupart d'activités dites elles aussi « informelles », pour reprendre le vocabulaire qui a cours aujourd'hui. Ce « secteur informel » occuperait plus de 60 % des 27 millions de travailleurs que compterait l'Égypte. Autrement dit, la majorité des travailleurs doivent vivre de toutes sortes de petits boulots, dont beaucoup employés à la journée, dans l'incertitude du lendemain. Et puis il y a ceux qui, faute de trouver un employeur, doivent trouver des choses à vendre, des cigarettes, des téléphones, n'importe quoi du moment que cela se vend...

Plus de 50 % des jeunes sont au chômage et doivent donc se débrouiller de cette façon. Et ce n'est pas pour rien qu'ils ont été très nombreux à descendre dans la rue pour crier leur révolte à partir de 2011.

Mais il y a aussi une classe ouvrière, au sens moderne, en Égypte. Elle est constituée de 4 à 5 millions d'ouvriers employés dans des usines textiles, dans des usines sidérurgiques, dans des infrastructures portuaires le long du canal de Suez, dans des entreprises pharmaceutiques. L'Égypte est le troisième producteur automobile en Afrique et les groupes General Motors, BMW, Toyota, Nissan y ont implanté des usines de montage employant des milliers d'ouvriers. Cette classe ouvrière est durement exploitée. Les journées de travail sont le plus souvent de 12 heures, 6 jours sur 7 pour des salaires de moins de 100 euros par mois.

Mais cette classe ouvrière, pour relativement faible qu'elle soit sur le plan numérique, représente une force sociale dont le poids n'est pas proportionnel à son nombre. La classe ouvrière tire sa force, en Égypte comme partout ailleurs, de sa concentration dans les grands centres urbains, dans une quarantaine de grandes zones industrielles où les travailleurs sont rassemblés par dizaines de milliers. Ces ouvriers, plus facilement que toutes les autres catégories de travailleurs, peuvent s'organiser, pour lutter, pour se défendre, pour contester l'exploitation. Cette classe ouvrière représente une force qui a plus d'une fois inquiété le régime ces dernières années.

La classe ouvrière a eu à se défendre car les privatisations, comme partout, se sont traduites par des licenciements, des remises en cause des primes, de la participation aux bénéfices instaurée à l'époque nassérienne, de divers autres « avantages sociaux » comme, parfois, la prise en charge de certains soins ou du logement.

Toutes ces attaques ne restèrent pas sans réaction de la part des travailleurs. Au cours de l'année 2006, il y aurait eu 220 grèves, d'après un quotidien égyptien. En 2007, une organisation a dénombré 580 actions revendicatives. Et surtout, en 2007, il y a eu les grandes grèves des travailleurs de l'usine de textile Misr Filature et Tissage à Mahalla al-Koubra, dans le delta du Nil. Les 25 000 ouvriers de cette entreprise d'État défièrent le pouvoir, malgré la répression, exigeant et obtenant une augmentation de salaire. Cette grève, encore plus que les autres, a eu un retentissement national.

Oui, la classe ouvrière en Égypte représente une force qui a montré sa capacité à mener des combats, à se faire craindre du régime. Ses luttes ont rencontré un écho dans tout le pays, suscitant la sympathie des milieux populaires et de tous ceux qui étaient hostiles à la dictature.

Cette classe ouvrière a participé aux mobilisations qui ont commencé à partir de janvier 2011. Elle l'a fait aux côtés d'autres couches de la population, dont certaines, socialement plus favorisées, n'en étaient pas moins hostiles au régime de Moubarak. Toutes ces couches sociales aux aspirations et aux intérêts différents se sont donc retrouvées unies pour exiger le départ du dictateur et la démocratie. Cette revendication a été le ciment unificateur de tous les mécontentements à un moment donné, permettant ainsi à la mobilisation d'avoir son caractère massif.

Les mobilisations de janvier-février 2011

Le mécontentement était de plus en plus fort dans de larges couches de la petite bourgeoisie. Beaucoup vivaient de plus en plus mal le cynisme avec lequel Moubarak truquait ouvertement chaque élection, faisait la chasse aux opposants, exerçait une censure tatillonne et imbécile, dont même un écrivain internationalement reconnu comme Naguib Mahfouz avait été victime. En 2005, après une nouvelle élection truquée, des avocats et des juges avaient engagé des mouvements de protestation.

Dans ces milieux de la petite bourgeoisie libérale, une opposition essayait de s'organiser. À partir de 2005, le mouvement Kefaya (« ça suffit ») avait tenté de regrouper ceux qui revendiquaient une démocratisation du régime.

Il existait aussi toute une mouvance de blogueurs, de « cybermilitants », qui contestaient la dictature sur internet. On y retrouvait de nombreux étudiants, sans travail et ayant le sentiment de n'avoir aucune perspective dans la société égyptienne.

Mais parmi ceux que les méthodes de la dictature révoltaient, il y avait aussi des éléments issus de couches plus favorisées comme, par exemple, Waël Ghonim. Celui-ci était administrateur de la page Facebook Nous sommes tous Khaled Saïd, du nom d'un jeune homme battu à mort par la police à Alexandrie en juin 2010. Mais il était par ailleurs chef du marketing de Google au Proche-Orient.

Un de ces groupes de « blogueurs », le Mouvement du 6 avril, fut à l'initiative de l'appel à la première manifestation le 25 janvier 2011. C'était un jour férié, le « jour de la police », dédié à la commémoration de la révolte des policiers égyptiens en 1952 contre l'occupant britannique. Ce n'était pas leur première tentative de mobiliser contre le régime. Ils cherchèrent à juste titre à profiter du climat politique créé par le départ de Ben Ali en Tunisie. Et cette fois-ci, leur appel rencontra un large écho. Ce jour-là, des dizaines de milliers de manifestants, surtout des jeunes, occupèrent les rues et défièrent la police.

Puis le vendredi 28 janvier, « jour de la colère », comme l'ont appelé les initiateurs de la mobilisation, des manifestations dans la plupart des villes d'Égypte montrèrent que le mouvement se développait. Des affrontements eurent lieu avec la police, des commissariats furent incendiés et, au Caire, des manifestants mirent le feu au siège du parti au pouvoir. La répression aurait fait au moins 300 morts. En fin de journée, l'armée était déployée dans les principales villes, prenant la place de la police.

C'est à partir de ce jour que des groupes de manifestants prirent possession de la place Tahrir, qui signifie « Libération » et qui est la principale place du Caire. Dans les jours suivants, la mobilisation prit encore de l'ampleur. Dans toutes les couches de la société, on aspirait au changement. Et cela se voyait sur cette place Tahrir où se retrouvaient des étudiants qui avaient installé un campement, rejoints ponctuellement par des manifestants issus aussi bien de milieux aisés, que de milieux plus populaires, tous ceux qui avaient vu leurs conditions de vie se détériorer avec les hausses de prix, le manque de travail, le manque de logements...

Dès le début, les dirigeants américains prirent leurs distances avec le régime de Moubarak, parlant de la nécessité de faire des « réformes démocratiques ».

Moubarak, à la différence de Ben Ali en Tunisie, ne fut pas limogé tout de suite. Peut-être a-t-il eu davantage les moyens de s'accrocher au pouvoir ? Peut-être les dirigeants américains lui ont-ils laissé sa chance ? Ce qui est certain, c'est qu'ils lui interdirent d'utiliser l'armée contre les manifestants. Le Pentagone lui-même appela l'armée égyptienne à faire preuve de « retenue ». Et quand on connaît l'étroitesse des liens qui existent entre l'armée égyptienne et les dirigeants américains, on comprend qu'il ne s'agissait pas seulement d'un conseil. Au moment où commençaient les manifestations, le chef d'étatmajor, Sami Anan, était d'ailleurs en déplacement à Washington, et il reçut certainement des consignes dans le même sens avant de regagner l'Égypte.

La préoccupation des dirigeants américains était de préserver l'avenir : ils voulaient empêcher l'armée de se discréditer à son tour en défendant Moubarak. Et en effet, de cette façon, l'armée a pu conserver la maîtrise de la situation. Elle s'est placée en position d'arbitre en annonçant qu'elle ne réprimerait pas les manifestations et qu'elle se cantonnerait à son rôle de « garant de l'ordre public » contre les violences, d'où qu'elles viennent.

Du côté des manifestants, du coup, son déploiement fut accueilli avec soulagement, et même avec joie, car beaucoup pensaient que l'armée allait les protéger de la police.

Et en effet, c'était le début d'une opération politique des chefs de l'armée visant à se présenter comme les amis du peuple, quitte à désavouer Moubarak.

Moubarak tenta de se maintenir au pouvoir jusqu'au bout, annonçant des concessions, un nouveau gouvernement, des élections auxquelles il promettait de ne pas se présenter. Mais fidèle à ses pratiques habituelles, il tenta aussi d'intimider les occupants de la place Tahrir en envoyant des hommes de main, des voyous tabasser des manifestants. Il y eut aussi l'épisode des chameliers de Gizeh envoyés donner la chasse aux manifestants à dos de chameau... Mais rien n'y a fait : les manifestants proclamaient leur détermination à continuer leur mobilisation jusqu'au départ de Moubarak.

Dans les premiers jours de février 2011, la mobilisation gagna la classe ouvrière et des grèves éclatèrent, mêlant revendications sociales et politiques. Moubarak, le 7 février, tenta de mettre fin à la mobilisation des travailleurs en annonçant une augmentation de 15 % des salaires et des pensions des travailleurs du secteur public. Mais cela ne fit qu'encourager encore davantage les travailleurs à entrer en grève et à manifester. Le 9 février, les mobilisations regroupèrent plus de 300 000 travailleurs, selon une estimation. Le 10 février, les luttes ouvrières continuèrent de se développer.

Un quotidien, Al-Masri al-Youm, rapporte : « Une nouvelle vague de sit-in, protestations et manifestations ouvrières, comprenant des centaines de milliers de personnes, s'est répandue hier au Caire et dans les gouvernorats. Revendications sociales, demandes d'augmentation des salaires et d'amélioration des conditions de vie s'y sont mêlées aux revendications de réforme politique ».

Ces grèves touchèrent les transports publics du Caire, la compagnie de chemin de fer, les employés de la société du Canal de Suez, les employés de la compagnie d'électricité.

Du côté des dirigeants américains, la pression pour pousser Moubarak hors de la scène politique se fit de plus en plus forte et ils affichèrent leur volonté de voir se mettre en place une « transition ordonnée ». Ce fut certainement en liaison avec Washington que les dirigeants de l'armée prirent l'initiative de réunir, le 10 février, le Conseil suprême des forces armées (CSFA). Cette instance, dans ce qui ressemblait à un coup d'État, affirma, dans un « communiqué n° 1 », sa volonté de se réunir en permanence jusqu'à nouvel ordre. Dans un second communiqué, publié le lendemain alors que Moubarak était encore officiellement au pouvoir, les militaires promirent l'organisation d'élections libres et la levée de l'état d'urgence imposé en Égypte depuis 1967, avec une parenthèse de dix-huit mois avant l'assassinat de Sadate en 1981.

Il fallut quelques heures encore pour que Moubarak se résigne à son éviction et accepte d'être évacué par avion jusqu'à sa résidence de Charm ­el-Sheikh dans le Sinaï. Le soir du 11 février, le vice-président lisait en son nom à la télévision une brève déclaration annonçant qu'il renonçait au pouvoir et chargeait le Conseil suprême des forces armées de « gérer les affaires du pays ».

À la tête de ce Conseil suprême se trouvait le maréchal Tantaoui qui était ministre de la Défense du dernier gouvernement de Moubarak. Sa fidélité au régime lui avait valu, paraît-il, d'être surnommé, dans les cercles militaires, « le caniche de Moubarak ». La « transition ordonnée » souhaitée par les dirigeants américains avait donc lieu, mais elle montrait aussitôt ses limites étroites.

Moubarak était évincé dans l'espoir que cela permettrait de désamorcer la contestation, qu'il serait possible de convaincre les manifestants qu'une « transition démocratique pacifique » allait commencer et qu'il fallait laisser le temps aux nouveaux dirigeants de l'organiser.

Le rôle des Frères musulmans

Pour en convaincre les masses, les dirigeants de l'armée eurent besoin de la collaboration des forces d'opposition, et parmi elles, ils purent compter sur l'organisation des Frères musulmans qui était celle qui avait le plus de poids dans la population.

Depuis sa création en 1928, la confrérie des Frères musulmans lutte pour l'instauration de la loi islamique comme fondement de l'organisation politique et sociale. Mais le fondateur et « guide suprême » des Frères musulmans, le prédicateur Hassan Al-Banna, ne cherchait ni à s'opposer aux pouvoirs en place ni à les renverser. La confrérie islamiste apporta son appui à la monarchie égyptienne. Les Frères musulmans bénéficièrent, au moins au début, du soutien et du financement des occupants britanniques qui cherchaient à contrer l'essor des forces nationalistes. Le mouvement, en gagnant en influence, devint une force politique, avec des milices et des cellules dans l'armée égyptienne. Les Officiers libres, Nasser lui-même, ont sans doute été proches, sinon membres de cette organisation des Frères au sein de l'armée.

Du simple fait qu'ils constituaient une force organisée et, dans une certaine mesure, indépendante de l'appareil d'État, les Frères musulmans devenaient suspects aux yeux des dirigeants égyptiens. Ils étaient susceptibles, dans une période de crise, de devenir une menace politique en fournissant un cadre à la contestation.

C'est ce qui explique que toute l'histoire des relations entre les Frères musulmans et le pouvoir égyptien est faite d'une succession de périodes de répression, parfois très dure, et de collaboration.

En 1948, alors que la monarchie était de plus en plus contestée, la confrérie fut interdite une première fois et son dirigeant, Al-Banna, assassiné. Après le coup d'État des Officiers libres, les Frères apportèrent leur soutien au nouveau régime. Mais Nasser, qui ne tolérait aucun mouvement indépendant, décréta en 1954 la dissolution des Frères musulmans. La répression s'accentua encore entre 1965 et 1967. Ils furent massivement internés dans des prisons ou des camps de travail. Nombreux furent ceux qui y furent torturés, assassinés. Ils furent contraints à une totale clandestinité ou à l'exil.

Dans les pays arabes où ils trouvèrent refuge, les Frères musulmans contribuèrent à développer des courants islamistes appartenant à la même mouvance et ils purent compter, à ce moment-là, sur le soutien et le financement de l'Arabie saoudite qui combattait l'influence du nassérisme et du nationalisme arabe.

Avec l'arrivée au pouvoir de Sadate, l'attitude du pouvoir changea. Les Frères musulmans qui étaient emprisonnés furent libérés et l'organisation, si elle ne fut pas légalisée, fut tolérée.

Sadate, pour renforcer son pouvoir, se tournait vers les forces les plus conservatrices, vers la religion. En 1971, il fit inscrire dans la constitution un article, l'article 2, qui déclarait que la charia, la loi islamique, était l'une des sources importantes de toute législation. Avec la révision de la constitution en 1980, la charia devint cette fois « la source principale ». Ces subtilités sémantiques recouvraient une politique qui allait avoir à long terme des conséquences graves pour la société égyptienne.

À partir de 1972, la création dans les universités d'unions islamiques fut encouragée pour contrer dans les milieux étudiants l'influence des mouvements communistes qui, eux, continuaient d'être pourchassés. Cette politique reçut un coup d'arrêt après l'assassinat de Sadate par un groupe islamiste en 1981. Le régime se montra de nouveau plus répressif à l'égard de la mouvance des Frères. Ensuite, à une période de tolérance succéda de nouveau une vague de répression à la fin des années 1990, après une série d'attentats.

En 2005, Moubarak laissa les Frères musulmans présenter des candidats aux élections législatives sous l'étiquette « indépendants » et ils obtinrent 88 élus, soit 20 % des députés.

Mais surtout, au-delà de cette concession politique limitée, le pouvoir accepta de laisser aux Frères musulmans un rôle social d'encadrement en leur permettant de développer dans la société un important réseau d'institutions religieuses et d'associations caritatives. Dans les quartiers populaires complètement délaissés par les services de l'État, cela arrangeait bien le régime que les Frères musulmans s'occupent de l'aide sociale aux plus pauvres. Ainsi ce sont les militants islamistes qui organisaient des soupes populaires, donnaient des cours du soir aux enfants des familles qui ne pouvaient payer des cours particuliers ; les médecins de la confrérie soignaient gratuitement les plus pauvres. Toutes ces activités leur permettaient de gagner une influence et un soutien importants dans les milieux populaires.

Au fil des années, l'influence des islamistes sur l'ensemble de la société s'est fait de plus en plus sentir. Les censeurs de l'université islamique ­d'Al-Azhar, au Caire, pouvaient, dans les années 1990, mettre des livres à l'index. Un musulman qui avait abandonné sa religion pouvait être jugé et condamné pour « apostasie ».

Mais c'est surtout par rapport aux droits des femmes que la régression a été la plus dramatique. En quelques années, le port du voile leur a été imposé. Et les femmes qui s'y refusent sont rares, tant la pression, y compris physique, est devenue forte. Et cela dans le pays arabe qui avait vu la première femme enlever son voile publiquement en 1919.

L'influence et le poids des Frères musulmans se sont énormément accrus durant les dernières années du régime. Ils bénéficiaient de l'aura que leur donnaient les années de persécution dont ils avaient été victimes. Ils bénéficiaient du discrédit des mouvements nationalistes laïques, comme celui de Nasser, dont les masses avaient pu voir à quel régime de dictature ils pouvaient donner naissance.

Les Frères musulmans apparaissaient comme les principaux opposants au régime, dont ils dénonçaient la corruption. Mais tout en ayant une politique vis-à-vis des plus pauvres pour se gagner leur soutien, ils se montraient très respectueux de l'ordre social.

En 1992, les Frères musulmans approuvèrent la remise en cause de la réforme agraire au profit des propriétaires, condamnant les mouvements de protestation dans les campagnes au nom de la défense de la propriété privée. Pour la même raison, ils condamnaient aussi les grèves.

La véritable base sociale des Frères musulmans se situe avant tout dans la petite bourgeoisie, voire dans la bourgeoisie, dans les milieux les plus conservateurs de la société égyptienne. Beaucoup de leurs dirigeants sont des notables, des patrons, petits ou gros.

Leurs liens avec la bourgeoisie se reflètent dans la composition des membres les plus éminents de la confrérie. Le n° 2 des Frères, Khairat al-Shatir, est un richissime homme d'affaires. Un autre membre dirigeant, Hassan Malek, dirige avec son fils un réseau d'entreprises dans le textile, l'ameublement et le commerce.

Malgré leur démagogie, leurs discours sur la justice sociale, les Frères musulmans représentent une variante de parti bourgeois, anti-ouvrier et antipauvres, l'une des variantes les plus réactionnaires.

Les Frères musulmans ne furent pas du tout à l'initiative des premières manifestations en 2011 et ils n'y participèrent même pas. Ce n'est qu'au bout de plusieurs jours qu'ils firent leur apparition dans les cortèges.

Quelques jours avant le départ de Moubarak, le vice-président les avait in-vités à participer aux tractations engagées avec les autres partis d'opposition. À l'issue de cette rencontre, les Frères musulmans avaient cessé de revendiquer le départ immédiat de Moubarak. Le plus important, expliquèrent-ils, était de favoriser l'organisation d'élections dans de bonnes conditions.

Ils donnèrent même des gages de leur bonne volonté en s'engageant à ne pas présenter de candidat à la future élection présidentielle et à limiter leur nombre de candidats à de prochaines élections législatives.

Les Frères musulmans mirent donc tout leur poids pour appuyer la « transition ordonnée » souhaitée par tous ceux qui se méfiaient des mobilisations.

La prétendue « transition démocratique »... pour tenter de garder l'essentiel

Le premier gouvernement mis en place après le départ de Moubarak était dirigé par un militaire, Ahmed Chafik, désigné par Moubarak lui-même avant son départ. Il dut démissionner rapidement, mais celui qui lui succéda avait été lui aussi un ministre de Moubarak. À part Moubarak, la plupart de ceux qui avaient dirigé le pays sous sa direction restaient à la tête de l'État.

Il y eut quelques arrestations : quelques ministres, les plus compromis aux yeux de la population, quelques affairistes comme Ahmed Ezz, le « roi de la sidérurgie ». Le parti de Moubarak fut dissous et ses biens furent mis sous séquestre.

Mais l'appareil d'État, son armée, l'appareil judiciaire, la police, tout restait en place. Jusqu'à la Sécurité d'État, la police politique du régime. Le 15 mars, elle fut officiellement dissoute mais elle continua d'exister sous le nom à peine changé de Sécurité nationale.

Les hommes au pouvoir étaient les mêmes. Les méthodes du pouvoir étaient les mêmes, toujours aussi répressives, avec des arrestations arbitraires, avec le recours aux tribunaux militaires pour plus de 10 000 opposants, car la levée de l'état de siège, contrairement à ce qui avait été promis, ne fut annoncée que le 31 mai.

Et on retrouvait aussi les mêmes manœuvres particulièrement abjectes de la dictature en Égypte, qui consistent à chercher à dresser les musulmans contre les chrétiens coptes, qui représentent environ 10 % de la population. Des exactions, probablement orchestrées par le pouvoir, furent commises contre des chrétiens et ceux-ci furent durement réprimés quand ils manifestèrent pour protester.

Alors, à partir de novembre 2011, les manifestations sur la place Tahrir reprirent, ainsi que dans de nombreuses villes d'Égypte. Au slogan « Moubarak, dégage » avait succédé le slogan : « Tantaoui, dégage ». La répression fut violente, faisant des dizaines de morts, des milliers de blessés.

Ainsi les dirigeants de l'armée mis à la tête du gouvernement après le départ de Moubarak avaient bien du mal à mettre fin à la contestation, sur le plan politique et sur le plan social. Car pendant toute cette période, la classe ouvrière continua de se manifester, la chute de Moubarak donnant un élan supplémentaire au mouvement gréviste.

Grèves et mobilisations ouvrières après la chute de Moubarak

Un article du journal Le monde diplomatique relate la grève des ouvriers de l'entreprise Misr Filature et Tissage, à Mahalla al-Koubra, ces mêmes travailleurs dont les luttes avaient eu un retentissement national sous la dictature de Moubarak :

« Le 16 février dernier (2011), malgré le communiqué du Conseil suprême des forces armées diffusé à la télévision et relayé sur les téléphones mobiles, appelant à l'arrêt des mouvements sociaux, l'usine Misr Filature et Tissage a cessé le travail. Les ouvriers ont planté des tentes dans l'usine - comme sur la place Tahrir au Caire - et ont dormi là. Ils ont placardé leurs revendications sur les murs.

Première d'entre elles : la démission de M. Fouad Abdel Halim Hassan, le président de la société, accusé de corruption. Les autres concernent l'augmentation des salaires et des primes, l'octroi de logements aux ouvriers, ainsi que l'amélioration des conditions de travail. Les ouvriers ressentent fortement l'inégalité qui règne au sein de la société. Ils se plaignent par exemple de l'attribution de logements presque gratuits aux membres de la hiérarchie, alors qu'eux-mêmes doivent louer des appartements en centre-ville au prix du marché. »

La suite de l'article raconte la fin de la grève : « Le 19 février, après quelques jours de grève, une négociation a lieu entre la direction de la société, le gouverneur militaire et une délégation de travailleurs. C'est le militaire qui fait la première annonce, très applaudie : le président de la société est démis et remplacé par un ingénieur bien connu et apprécié (...). Les jours de grève sont payés et une augmentation de salaire est à l'étude. »

Cette grève est représentative de ce qui s'est passé dans énormément d'entreprises dans les jours qui suivirent la chute de Moubarak. Une partie importante de la classe ouvrière s'est mobilisée dans cette période, mettant en avant des revendications de salaires et exigeant le départ de dirigeants d'entreprises publiques corrompus et aux méthodes autoritaires. Et souvent, les dirigeants furent changés, pour que les travailleurs patientent et attendent la « mise à l'étude » de leurs revendications salariales.

Cela était à l'image de ce qui s'était passé à la tête de l'Égypte. Moubarak avait été sacrifié dans l'espoir que les travailleurs et les plus pauvres s'en satisfassent et ne remettent pas en cause la dictature sociale des classes possédantes.

Et encore une fois, on voit que l'armée cherchait à apparaître comme étant du côté du peuple.

Mais beaucoup de travailleurs n'entendaient pas se contenter de vagues promesses. D'après certaines estimations, il y aurait eu, en 2011, 1 400 actions collectives de tout type - des grèves, des sit-in, des manifestations - impliquant au moins 600 000 travailleurs, soit deux à trois fois plus que dans la décennie précédente.

Les travailleurs qui se mobilisaient revendiquaient le plus souvent en premier lieu une augmentation du salaire de base ou, le plus souvent encore, des primes que les entreprises sont légalement obligées de verser et qui peuvent représenter jusqu'à 80 % du revenu d'un salarié. Les travailleurs, dont les salaires permettaient à peine de vivre, étaient de plus confrontés à une inflation officiellement supérieure à 10 %, bien plus forte encore pour bien des produits de première nécessité.

Très rapidement, la préoccupation des militaires fut de faire cesser les grèves, qualifiées de « catégorielles », durcissant la législation antigrève dès avril 2011 : quiconque organisait « une manifestation ou une activité pouvant ralentir ou empêcher le travail d'une institution de l'État, une autorité générale ou une place de travail publique et privée » était désormais passible de peines de prison et de très fortes amendes. Mais cela ne suffit pas à dissuader les travailleurs de se battre.

En juin 2011, le gouvernement tenta aussi de calmer le mécontentement en annonçant une augmentation du salaire minimum. Mais celle-ci était d'un montant inférieur à ce qui était en général revendiqué. En outre, comme rien n'obligeait les patrons du privé à l'appliquer, elle ne concerna que le secteur public. Souvent, seuls les travailleurs ayant un contrat fixe en bénéficièrent, ce qui écartait une partie importante de ceux qui, dans les entreprises, même les plus grandes, n'ont aucun contrat. C'est d'ailleurs pourquoi une des revendications qui revenait fréquemment était l'embauche de ces travailleurs, non « permanents » d'un point de vue juridique, mais employés souvent depuis très longtemps dans les entreprises.

La mobilisation d'une partie de la classe ouvrière s'est manifestée aussi par l'émergence de syndicats indépendants cherchant à s'affranchir de la tutelle de la centrale syndicale officielle. Un an après le départ de Moubarak, deux confédérations se sont constituées, regroupant ces syndicats indépendants. Elles revendiquaient ensemble 3 millions d'adhérents. Quasiment autant que le nombre de travailleurs que le syndicat officiel prétendait organiser du temps de Moubarak.

Mais ces syndicats indépendants, à la différence du syndicat d'État, se sont constitués en opposition à la direction des entreprises, ont été en butte à la répression et nombre de travailleurs ont payé cette lutte en perdant leur emploi, en étant dans certains cas condamnés à de lourdes amendes, voire à des peines de prison.

On peut citer l'exemple de la zone industrielle de Sadat City, où 50 000 travailleurs sont employés dans 200 entreprises. En mai et juin 2011, des grèves importantes eurent lieu : successivement, 9 000 travailleurs d'une aciérie, plusieurs centaines d'ouvriers d'une usine de porcelaine, 5 000 ouvriers d'une filature se mobilisèrent pour exiger des augmentations, l'embauche des travailleurs n'ayant pas de contrat permanent et le droit de former un syndicat. Des grèves de solidarité eurent lieu aussi quand 43 travailleurs de la filature ayant participé à la création d'un syndicat furent licenciés, ainsi que pour protester contre l'intervention policière contre un sit-in organisé aux portes de la filature. À la suite de ces luttes, malgré toutes les pressions patronales et policières, 12 syndicats indépendants avaient été constitués à la fin de l'année 2011.

Pour essayer de se gagner les bonnes grâces de ce mouvement syndical indépendant naissant, les militaires au pouvoir intégrèrent dans le gouvernement un universitaire, Hassan al-Burai, spécialiste du droit du travail et réputé pour être un démocrate. Pendant plusieurs mois, ce juriste rencontra les représentants des syndicats indépendants, leur laissant espérer le vote d'une loi reconnaissant la liberté syndicale. Sans doute cet universitaire y croyait-il lui-même car, en novembre 2011, il finit par démissionner du gouvernement quand il apparut clairement que ce genre de loi n'avait aucune chance de voir le jour.

Durant ces mois qui ont suivi le départ de Moubarak, les dirigeants de l'armée n'ont pas osé réprimer brutalement les grèves ouvrières. Ils ont considéré qu'ils n'avaient pas les moyens d'interdire aux travailleurs de constituer des syndicats. Mais ils se refusèrent à donner à ces syndicats une reconnaissance légale. Car il ne s'agissait, à leurs yeux, que d'une concession provisoire, en attendant le moment favorable permettant de revenir dessus.

Dans cette période, la classe ouvrière a montré qu'elle était capable de se battre pour ses revendications, pour défendre ses salaires et ses conditions de travail. Mais il y a des situations politiques qui exigent d'elle qu'elle soit capable d'aller au-delà, d'aller jusqu'au bout de sa lutte et d'être capable d'offrir des perspectives à l'ensemble de la société.

Dans un pays pauvre et sous-développé comme l'Égypte, ni la bourgeoisie égyptienne, ni la bourgeoisie impérialiste qui exige sa part des profits, ne peuvent reconnaître aux travailleurs des libertés démocratiques, même élémentaires, parce que c'est leur reconnaître le droit de contester leurs exploiteurs.

C'est pourquoi la situation nécessitait que la classe ouvrière s'organise, et s'organise indépendamment des autres classes, pour être capable de faire prévaloir le contenu social qu'elle donnait à ses revendications démocratiques.

Car si la petite bourgeoisie qui avait manifesté contre Moubarak pouvait obtenir quelques concessions limitées, ce n'était pas le cas des travailleurs. Ni la bourgeoisie égyptienne ni l'impérialisme ne sont prêts à leur faire de véritables concessions sur le plan économique. C'est pourquoi de simples revendications démocratiques peuvent déboucher, avec le droit de faire grève et de s'organiser, sur une contestation de tout l'ordre social.

Dans un pays comme l'Égypte, la classe ouvrière, même pour pouvoir bénéficier de droits élémentaires, doit être capable de les défendre elle-même, sans attendre que des « avocats » plaident sa cause auprès du pouvoir. Pour les exploités, le moindre droit doit être imposé, y compris s'il le faut les armes à la main face à la police et à l'armée.

Depuis le début des mouvements contre Moubarak, l'armée a cherché à se présenter comme étant du côté du peuple, comme une force défendant celui-ci contre les « abus » et voulant aller vers le changement. Mais c'était évidemment un piège. Les dirigeants de l'armée ne faisaient qu'attendre le moment favorable pour se retourner contre les travailleurs et rétablir en fait le régime précédent, c'est-à-dire sa dictature plus ou moins ouverte.

Dans ce genre de situation, la confrontation avec l'armée est inévitable, à un moment ou un autre. Et c'est une nécessité, pour la classe ouvrière, de s'y préparer.

Les travailleurs n'auraient pas la force, à eux seuls, de vaincre l'armée. Mais au sein de celle-ci, les travailleurs pourraient trouver des alliés, en essayant de gagner à eux les soldats du rang issus eux-mêmes des classes populaires. Et en tout cas, ils auraient à le tenter.

Mais pour cela il faut que les travailleurs s'organisent politiquement, pour faire respecter leurs droits et leurs libertés là où ils vivent, là où ils travaillent. Il faut qu'ils constituent leurs propres milices, pour être capables de s'imposer face aux forces de répression et même à l'armée.

La situation imposait en fait à la classe ouvrière d'être capable de poser sa candidature au pouvoir. Face au pouvoir des classes riches qu'en réalité les militaires continuaient de protéger, il lui fallait réussir à représenter, par sa lutte et par son programme, une alternative. Car seul un pouvoir des travailleurs et de toutes les classes populaires peut garantir à toute la société de véritables libertés démocratiques et, pour les classes exploitées, un véritable changement social.

C'était cela qui se jouait dans cette période de « transition démocratique ». En l'absence d'une telle alternative, cette « transition démocratique » se réduisit à l'affrontement de forces politiques défendant en fait la même perspective sociale et elle ne pouvait déboucher sur aucun changement pour les travailleurs et les exploités.

Victoire des islamistes aux élections législatives et présidentielles

À partir de février 2011, une concurrence pour le pouvoir s'engagea entre les dirigeants de l'armée et les Frères musulmans. Ceux-ci s'étaient engagés, dans un premier temps, à limiter leurs ambitions. Rapidement, ils changèrent d'attitude. La hiérarchie militaire, quant à elle, n'entendait pas se laisser déposséder du contrôle qu'elle exerçait sur les sommets de l'appareil d'État.

Dans le cadre d'une concurrence électorale, les Frères musulmans bénéficiaient d'un avantage sur les dirigeants de l'armée. Ils apparaissaient comme la force du changement face à ceux qui défendaient leurs privilèges et le système mis en place du temps de Moubarak.

Cette image leur permit de remporter les élections législatives qui se déroulèrent entre la fin de novembre 2011 et le début de l'année 2012. La coalition dirigée par le Parti de la liberté et de la justice, l'organisation politique créée par les Frères musulmans, arriva en tête avec 37,5 % des suffrages exprimés.

Un autre groupe islamiste, les salafistes du Bloc islamique dirigé par le parti Al-Nour, arriva en deuxième position avec 27,8 % des suffrages. Ces salafistes, souvent issus eux-mêmes des Frères musulmans, avaient cherché à se donner une image plus « radicale » par leur langage et par leur costume. Ils préconisaient pour les hommes, pour marquer leur rejet des « mœurs occidentales », le port de la longue barbe et celui d'une tunique flottante. Mais ils devaient leur influence aux mêmes méthodes que la confrérie, c'est-à-dire à leur contrôle d'une partie des mosquées et à leurs réseaux d'aide aux plus pauvres dans les quartiers populaires. Cherchant à contrebalancer l'influence des Frères musulmans, Moubarak leur avait permis de développer leur propagande, les laissant par exemple disposer de six chaînes de télévision.

Ainsi, les islamistes, toutes tendances confondues, recueillirent plus de 60 % des suffrages. Ils apparaissaient comme ayant été les opposants les plus radicaux à la dictature, tout en disposant de l'organisation nécessaire pour s'adresser le plus efficacement aux milieux populaires.

Et, dans ces élections, ils furent même les seuls à s'adresser vraiment aux couches les plus pauvres. La seule alternative « de gauche » aux islamistes était constituée par une coalition de partis, le Bloc égyptien, se présentant comme laïque. Elle incluait le Tagammou, l'ancienne opposition de gauche autorisée par Moubarak. Mais le dirigeant du principal parti de cette alliance électorale était l'un des hommes les plus riches d'Égypte, Naguib Sawiris, appartenant à cette famille de milliardaires dont j'ai déjà parlé. Il était chrétien copte, partisan d'un État laïc et hostile aux Frères musulmans. Mais il était aussi un adversaire résolu et déclaré des grèves ouvrières, et avait apporté son soutien au durcissement de la législation anti-grève décidée par les militaires. Ce milliardaire pouvait difficilement trouver l'oreille des travailleurs.

Il faut toutefois nuancer l'image de « raz de marée » islamiste qui a souvent été donnée de cette élection. Si la majorité des 27 millions de personnes qui se sont déplacées pour voter leur ont apporté leurs voix, le corps électoral est estimé en Égypte à environ 50 millions de personnes. « Estimé » car, en Égypte, comme dans beaucoup de pays pauvres, on n'est jamais sûr des statistiques. Et la majorité de ceux qui ne sont pas allés voter appartiennent à coup sûr aux couches les plus pauvres de la société égyptienne.

Que ce soit ici, dans un pays riche comme la France, ou encore plus dans un pays pauvre comme l'Égypte, dans ces systèmes politiques dont le caractère prétendument « démocratique » se limite à l'organisation de scrutins à intervalles plus ou moins réguliers, les plus exploités restent spectateurs et se tiennent loin de la vie politique.

Les mois qui suivirent furent marqués par la campagne pour l'élection présidentielle et par une série d'épreuves de force avec les dirigeants de l'armée. Le Conseil suprême des forces armées fit annuler l'élection législative remportée par les islamistes au début 2012 et s'attribua le pouvoir de légiférer.

Le premier tour de l'élection présidentielle eut lieu les 23 et 24 mai 2012. Le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi, arriva en tête, avec plus de 24 % des voix, talonné par celui qui avait été le dernier Premier ministre de Moubarak, Ahmed Chafik, et qui apparaissait comme l'homme des militaires.

Les résultats de ce premier tour montrèrent qu'une fraction importante des milieux populaires n'apportait pas son soutien à Morsi. La participation fut moindre qu'aux législatives puisque le nombre de votants passa de 27 à 23,7 millions de personnes. Morsi et le candidat soutenu par les salafistes, un membre paraît-il « moderniste » des Frères musulmans, obtinrent moins de dix millions de voix, alors que l'ensemble des islamistes avaient réuni, quelques mois plus tôt, 17,7 millions de voix.

Au second tour, le 17 juin 2012, Morsi fut élu, mais avec seulement 51,7 % des voix face à son adversaire. Une partie de l'électorat de gauche s'était reportée sur le candidat opposé à Morsi, choisissant ce qui apparaissait à ses yeux comme un moindre mal.

Ainsi se mettait en place une nouvelle situation politique. Les dirigeants de l'armée, désavoués, confrontés à la montée du mécontentement, avaient été contraints de se mettre en retrait. Et deux camps se constituaient, se faisant face, avec d'un côté, les islamistes au pouvoir et, de l'autre, un camp se disant « moderniste » et partisan du maintien de la laïcité, auquel se joignait une partie des dirigeants de l'armée.

Les Frères musulmans au pouvoir

Une fois arrivé au pouvoir, Morsi chercha à pousser son avantage dans la rivalité qui l'opposait aux dignitaires de l'armée. En août 2012, il évinça le maréchal Tantaoui, dirigeant du Conseil des forces armées et ministre de la Défense du gouvernement, et Sadi Anam, le chef d'état-major, tous deux se retrouvant nommés à d'autres fonctions.

Le « coup de force » était très limité, car il se fit avec l'assentiment du reste de l'état-major. Certains, dans les sommets de l'armée, n'étaient pas mécontents de voir enfin se libérer des places très recherchées. Cette opération permit des évolutions de carrière attendues depuis longtemps... Au poste de ministre de la Défense fut nommé le général Al-Sissi, celui qui devait renverser Morsi un an plus tard.

Morsi s'attribua les pouvoirs législatifs détenus depuis la dissolution de l'Assemblée par le Conseil des forces armées. Morsi reprenait ainsi l'avantage dans la rivalité qui l'opposait aux cercles militaires au sommet de l'État.

Mais cette rivalité au sommet ne les empêchait pas d'avoir une même préoccupation : venir à bout de la contestation et rétablir un pouvoir fort. Le 22 novembre 2012, Morsi prit un décret qui lui permettait de s'adjuger une partie des pouvoirs judiciaires. Cette concentration des pouvoirs entre les mains de Morsi fit craindre, à juste titre, à une partie de la population le retour d'un régime dictatorial, moins de deux ans après la chute de Moubarak.

Dans plusieurs régions, des juges se déclarèrent en grève. Des manifestations importantes eurent lieu pour s'opposer à ce décret. En plus de la police, les manifestants eurent à affronter des partisans de Morsi. Car celui-ci disposait d'un atout qui avait manqué à ses prédécesseurs : il pouvait compter sur la mobilisation des membres de l'organisation des Frères musulmans et sur l'influence qu'elle lui donnait au sein d'une partie de la population.

Mais devant l'importance de l'opposition à son décret, Morsi fut obligé de faire marche arrière et de l'annuler en grande partie.

Morsi rencontra aussi une opposition de plus en plus forte dans sa tentative d'instaurer un régime fondé sur les préceptes religieux.

Dans la constitution qu'il fit adopter, à la notion « d'égalité hommesfemmes », qui serait contraire à la charia, se substituait une vague formule « d'égalité entre tous les Égyptiens, au sein de laquelle la femme doit trouver un équilibre entre ses devoirs familiaux et professionnels ».

Était invoquée aussi « la vraie nature de la famille égyptienne, (...) sa morale et ses valeurs », que protégerait l'État. Un article garantissait « la liberté d'opinion et d'expression », tandis que le suivant interdisait « d'insulter les prophètes des religions monothéistes », religions qui étaient censées définir obligatoirement le statut personnel de tout Égyptien.

Le régime que Morsi et les islamistes se proposaient d'établir, c'était la dictature des religieux avec une police des mœurs pour faire la chasse à tous les contrevenants, aux femmes ne portant pas le voile, à ceux dont le comportement aurait été considéré comme « déviant » et contraire aux préceptes islamiques. C'était la menace d'une régression sociale et politique pour l'ensemble de la société.

Cette menace était ressentie en particulier dans les milieux intellectuels, démocrates, au sein de la petite bourgeoisie, qui voyait se profiler la perspective d'une dictature religieuse à l'image du régime des ayatollahs iraniens.

Mais dans les milieux populaires aussi, beaucoup n'avaient pas envie de voir les faits et gestes de leur vie quotidienne contrôlés par les religieux et les intégristes. En fait, ni les travailleurs ni les femmes n'acceptaient d'être soumis à cette espèce d'ordre moral et ils l'ont montré.

Pendant un an, sous la présidence de Morsi, les travailleurs ont pu constater que l'arrivée des islamistes au pouvoir n'avait rien changé. Face à la dégradation de la situation économique, Morsi, comme Moubarak avant lui, a dû engager des négociations avec le FMI et la Banque mondiale. Pour obtenir un prêt de 4,8 milliards de dollars, tout comme son prédécesseur, il a dû s'engager à imposer des sacrifices aux plus pauvres, et en particulier à diminuer les subventions aux produits de première nécessité. Le gouvernement a donc annoncé des augmentations de prix des produits subventionnés qui ont été ensuite reportées devant la crainte des réactions populaires.

Les classes populaires ont dû faire face à des pénuries d'essence, de pain et de nombreux autres produits alimentaires, à une flambée des prix. Les conditions de vie se sont énormément aggravées en quelques mois.

Sous la présidence de Morsi, le gouvernement, comme les gouvernements précédents, a envoyé la police contre les travailleurs qui faisaient grève et qui manifestaient. Et ils ont été nombreux à le faire pendant toute l'année 2012, qui a connu une forte augmentation des mobilisations : on en a recensé 1 969 cette année-là, et 2 400 au premier trimestre 2013.

Contre les travailleurs en lutte, Morsi a cherché à s'appuyer sur les bureaucrates de l'ancienne centrale syndicale unique, l'ETUF, qui sous Moubarak encadrait les travailleurs. La constitution élaborée par les islamistes confirmait le monopole syndical de cette organisation qui avait fait ses preuves en matière de flicage des travailleurs.

Pendant un an à la tête de l'État, Morsi a pu faire la démonstration que son gouvernement était un adversaire résolu des travailleurs. En septembre 2012, cinq syndicalistes d'une entreprise d'Alexandrie ont été condamnés à trois ans de prison pour avoir organisé en octobre 2011 une grève à laquelle 600 travailleurs participèrent. C'était la plus lourde condamnation prononcée contre des grévistes depuis l'époque de Sadate !

Pour beaucoup de ceux qui avaient espéré un changement après le départ de Moubarak, il apparaissait clairement que le nouveau pouvoir qui tentait de s'établir ressemblait beaucoup à l'ancien. Et ils avaient toutes les raisons de redescendre dans la rue.

Constitution d'une coalition anti-Morsi

Mais un nouveau piège se mettait en place pour les travailleurs et la population pauvre, car l'opposition à Morsi s'organisa sur le seul terrain du refus d'une dictature islamiste. Et dans cet affrontement, aucun des deux camps ne représentait les intérêts des travailleurs.

En novembre 2012, un « Front de salut national » destiné à rassembler les opposants à Morsi se constitua, regroupant des partis allant de la droite à l'extrême gauche. Parmi les principaux porte-parole, on retrouvait un ancien ministre des Affaires étrangères de Moubarak et ancien secrétaire de la Ligue arabe, Amr Moussa. L'autre figure connue était l'ancien dirigeant de l'Agence internationale de l'énergie atomique, Mohamed El Baradei, qui fut, lui, un opposant très modéré des dernières années du régime de Moubarak.

Dans cette coalition hétéroclite se retrouvaient des gens qui n'avaient en commun que leur opposition à Morsi. Et jusqu'à un certain point d'ailleurs. L'ancien ministre Amr Moussa proposa un plan en cinq points qui comprenait la mise en place d'un gouvernement d'union nationale sous la direction de Morsi.

En attendant, cette coalition anti-Morsi se gardait bien de proposer quoi que ce soit aux travailleurs sur le plan social. D'ailleurs, le plan de Moussa comprenait aussi « un moratoire des grèves ». Sur la place de l'Islam dans la vie politique, il y avait une différence de point de vue entre ce politicien et les Frères musulmans. Mais sur l'attitude par rapport aux travailleurs, ils étaient tout à fait d'accord et susceptibles de s'entendre.

À partir d'avril 2013, fut lancée la campagne Tamarod (rébellion) qui consistait à faire signer une pétition appelant à la destitution du chef de l'État et à l'organisation d'une élection présidentielle anticipée. À l'origine de cette campagne se trouvaient ceux qui furent les initiateurs des manifestations de janvier 2011. Leur appel fut repris très vite par tous les opposants à Morsi. En fait, presque tous les partis, à part les Frères musulmans, se mobilisèrent pour faire signer cette pétition. La chaîne de télévision appartenant au milliardaire Sawiris y fit campagne en faveur de la pétition.

L'objectif affiché était d'atteindre au moins 15 millions de signatures, c'est-à-dire plus que le nombre de voix obtenues par Morsi pour se faire élire. Et cela avant le 30 juin, jour anniversaire de son élection, date à laquelle seraient organisées des manifestations marquant le point d'orgue de la campagne.

Cette mobilisation fut un succès et rencontra un écho important dans la population. Les organisateurs affirment que la pétition aurait recueilli 22 millions de signatures.

Les deux centrales syndicales indépendantes participèrent à la collecte de signatures, faisant signer la pétition sur les lieux de travail, dans les zones industrielles. Beaucoup de travailleurs apportèrent leur soutien à cette mobilisation. La presse rapporte par exemple que, le 27 juin 2013, à Mahalla ­al-Koubra, des milliers de travailleurs quittèrent leur usine pour protester contre un discours prononcé la veille par Morsi, manifestant dans la ville en criant des mots d'ordre exigeant sa démission.

Le 30 juin 2013, les manifestations furent massives, plus massives que celles de janvier 2011, et les travailleurs furent nombreux à y participer. Le nombre des manifestants a été estimé à deux millions.

On ne peut pas dire quels étaient le poids et l'influence de chacune des organisations ayant appelé à ces manifestations. Les dirigeants de Tamarod avaient imposé, au nom de l'unité du mouvement, qu'aucune ne manifeste avec son drapeau ou quoi que ce soit qui la distingue. Le seul drapeau accepté était le drapeau national.

Mais il est également certain que Tamarod a bénéficié du soutien plus ou moins occulte d'un certain nombre d'éléments de l'armée, voire d'anciens partisans de Moubarak qui voyaient là l'occasion de prendre leur revanche contre les Frères musulmans.

Au soir du 30 juin, les organisateurs de la mobilisation appelèrent les manifestants à occuper la rue jusqu'à la démission de Morsi. Un ultimatum lui avait été adressé et, en cas de refus de sa part, une campagne de désobéissance civile devait être lancée. Des affrontements souvent meurtriers avaient lieu quotidiennement entre partisans et adversaires de Morsi.

Une épreuve de force ouverte était engagée dont le résultat dépendait de l'attitude de l'armée. Mais celle-ci était assez prévisible.

Le ministre de la Défense, le général Al-Sissi, une semaine avant la manifestation du 30 juin, avait déclaré : « Les forces armées ont le devoir d'intervenir pour empêcher l'Égypte de plonger dans un tunnel sombre de conflit et de troubles ». Le 30 juin, l'armée avait clairement montré de la bienveillance à l'égard des manifestations. Dans la journée, des hélicoptères avaient survolé les cortèges, au Caire, laissant flotter derrière eux d'immenses drapeaux égyptiens. C'était visiblement un soutien apporté aux anti-Morsi.

C'était aussi, de la part des généraux, la poursuite d'une opération politique visant à présenter l'armée comme le défenseur et le sauveur du peuple égyptien.

Les appels se multiplièrent de la part de nombreux représentants de partis pour demander une intervention de l'armée pour dénouer la situation. Et quand finalement, le 3 juillet, le général Al-Sissi démit Morsi de ses fonctions, la nouvelle fut fêtée par les manifestants dans les rues du Caire.

Toute la politique menée par les organisateurs de Tamarod conduisait à ce résultat. Une grande partie d'entre eux souhaitait cette intervention de l'armée et il est sûr que certains ont entretenu des contacts étroits avec l'état-major.

Le discrédit de Morsi avait donné l'occasion aux dirigeants de l'armée de reprendre entièrement les rênes du pouvoir entre leurs mains, en écartant des concurrents qu'ils avaient acceptés avec réticence.

Morsi s'était révélé incapable, malgré ses tentatives, de mettre fin à l'instabilité sociale. Et le rejet qu'il avait fini par susciter était devenu au contraire un facteur supplémentaire de troubles. En définitive, les dirigeants de l'armée écartèrent Morsi pour les mêmes raisons qui les avaient amenés à se débarrasser de Moubarak deux ans et demi auparavant.

L'armée de nouveau au pouvoir

Le nouvel homme fort du pouvoir était donc le général Al-Sissi. Il désigna un président par intérim en choisissant pour cette fonction le président de la Haute Cour constitutionnelle. Celui-ci forma un gouvernement dirigé par un ancien ministre des Finances d'un des gouvernements qui s'étaient succédé après le renversement de Moubarak. Et une nouvelle période de prétendue « transition démocratique » pouvait s'ouvrir.

Mais, cette fois-ci, l'armée bénéficiait du soutien de la plupart des partis, de la droite à la gauche, et de l'assentiment d'une partie de la population, y compris pour organiser la répression.

En effet, aux yeux de cette petite bourgeoisie qui avait manifesté en janvier 2011 contre Moubarak, l'armée apparaissait comme l'ayant « sauvée » de la menace islamiste.

La répression visa d'abord les Frères musulmans. La confrérie appela à manifester contre le nouveau pouvoir et chaque fois, ces manifestations se conclurent par des dizaines de morts sous les balles de l'armée. Le 14 août marqua une escalade dans la répression après que l'armée eut dispersé d'une façon particulièrement sanglante l'un de ces rassemblements, causant plus de 500 morts.

Les Frères musulmans ont choisi à ce moment-là une attitude d'opposition frontale au coup d'État en envoyant délibérément à la mort ceux qui suivaient leurs appels. Ils ont certainement fait le calcul qu'à long terme cette attitude leur permettrait de se renforcer dans l'opinion populaire en leur conférant l'image de martyrs et d'opposants à un pouvoir qui ne peut que se discréditer à son tour.

Aujourd'hui, Morsi, tous les dirigeants de la confrérie et plus de 2 000 militants sont en prison. L'organisation a été interdite et ses biens saisis. Mais les Frères musulmans ont déjà connu dans le passé des périodes de répression. Il est certain que cette organisation, une fois de plus, pourra continuer d'exister dans la clandestinité. D'autant qu'il n'est pas dit que la répression les visant ne finira pas par s'atténuer. Rien n'exclut le retour à une situation de compromis, comme dans le passé, entre l'armée conservant la mainmise sur les leviers gouvernementaux et les Frères musulmans cantonnés à un rôle d'encadrement de la population.

La répression dont sont victimes aujourd'hui les islamistes peut les aider plus tard à regagner une popularité qui les remettra en situation de prétendre au pouvoir. Et rien ne dit que les dirigeants de l'armée, confrontés à l'usure du pouvoir dans le contexte de crise économique, ne finiront pas par accepter de faire de nouveau une place aux islamistes.

L'armée et les Frères musulmans peuvent trouver un terrain d'entente car ces deux forces ont en commun la même volonté de mettre au pas la population, de lui faire accepter son sort, et pour cela, tous les moyens sont bons, depuis la propagande religieuse, « l'opium du peuple », jusqu'aux moyens les plus violents. Les dirigeants de l'armée ne sont pas moins réactionnaires que les barbus de la confrérie. Le général Al-Sissi s'était fait connaître en avril 2011 pour avoir soutenu les hommes ayant procédé de force à des tests de virginité sur dix-sept manifestantes arrêtées sur la place Tahrir.

Mais, surtout, la répression menée par les militaires au pouvoir ne vise pas seulement les islamistes. Un nouveau projet de loi sur les manifestations a été validé le 10 octobre par le cabinet du Premier ministre, et il est prêt à être ratifié à tout moment par le président par intérim désigné par l'armée. Il impose des conditions draconiennes au droit de se rassembler, en donnant carte blanche aux forces de sécurité pour réprimer violemment les insoumis. Le ministère de l'Intérieur exige d'être informé de toute réunion publique de plus de dix personnes.

Dans un des derniers communiqués de Tamarod, on peut lire : « La loi prive les Égyptiens de leur droit d'organiser des sit-in, oubliant que c'est ce droit qui a fait tomber les dictatures. Est-ce que le régime a peur d'être renversé comme ses prédécesseurs ? » Les dirigeants de ce mouvement se posent cette question - ou font semblant de se la poser - après avoir apporté totalement leur soutien au coup d'État militaire.

À la différence de Morsi, les militaires ont tenté d'explorer la possibilité de compromis avec le mouvement syndical indépendant. Al-Burai, cet universitaire qui, pendant plusieurs mois après la chute de Moubarak, avait laissé espérer une libéralisation de la législation syndicale, a été nommé ministre de la Solidarité sociale.

Le dirigeant de l'EFITU, l'une des deux centrales syndicales indépendantes, Abu Eita, a été nommé ministre du Travail. Il a tout à fait compris ce qui était attendu de lui car, en entrant en fonction, il a déclaré que « les travailleurs qui étaient les champions de la grève sous le précédent régime devraient maintenant devenir les champions de la production ».

Mais, heureusement, jusqu'à aujourd'hui, le coup d'État militaire n'a pas dissuadé les travailleurs de mener des luttes. Depuis le mois de juillet, de nombreuses entreprises ont été touchées par des grèves.

Les travailleurs du textile de Mahalla ont fait grève plusieurs jours en juillet pour obtenir le paiement d'une prime, puis de nouveau en août et encore en octobre pour faire respecter les promesses dont une partie, à chaque fois, n'avaient pas été tenues.

Au mois d'août, l'armée est intervenue pour briser deux grèves importantes : l'une à l'usine Suez Steal Company, une aciérie où plus de 2 000 travailleurs étaient en grève depuis un mois, eux aussi pour obtenir le paiement de primes ; l'autre à la Scimitar Petroleum Company où l'armée est intervenue pour briser la grève trois jours après son déclenchement. Dans les deux cas, des travailleurs ont été arrêtés et d'autres licenciés. Comme le racontait un des travailleurs : « Avant, sous Morsi, quand on faisait grève, on nous accusait d'être des partisans de Moubarak, maintenant on nous accuse d'être des Frères musulmans ». En effet, la répression n'a jamais cessé de s'exercer contre les travailleurs.

Les patrons, de leur côté, ont commencé leur contre-offensive, en particulier en procédant à des licenciements parmi les travailleurs qui se sont mis en avant depuis 2011.

Mais il en faut plus pour démoraliser les travailleurs égyptiens qui, en ces années, ont appris à lutter et à faire face à une situation très dure. Et, aujourd'hui, la classe ouvrière en Égypte continue de faire preuve de combativité.

Face aux travailleurs en grève, l'armée n'a pour le moment pas osé utiliser la même violence dont elle fait preuve contre les Frères musulmans. Mais la classe ouvrière n'est pas à l'abri d'un tel déchaînement de répression.

Car les dirigeants de l'armée cherchent à mettre fin aux grèves et à toute l'agitation sociale. C'est ce qu'attend d'eux la bourgeoisie égyptienne et c'est pourquoi elle a appuyé le retour des militaires au pouvoir, approuvé toutes les législations anti-grèves prises et renforcées depuis deux ans, sans effet jusqu'à aujourd'hui.

C'est aussi ce qu'attendent d'eux les gouvernements des grandes puissances impérialistes, les représentants du FMI qui exigent que l'État égyptien soit capable de mener à bien des plans d'ajustement structurels, c'est-à-dire soit capable d'affamer sa population pauvre !

Quelles perspectives pour les travailleurs ?

Alors, pour conclure, près de trois ans après le début du « printemps arabe », quel bilan peut-on en tirer ?

Dans un certain nombre de pays, des changements ont eu lieu au sommet de l'État, sans que l'État lui-même ne change et sans que la situation sociale des travailleurs et des plus pauvres ne connaisse le moindre changement. En Égypte, à la dictature militaire de Moubarak a succédé un régime dirigé par un autre militaire.

Mais faire seulement ce constat ne suffit pas. Car, entre-temps, pendant plus de deux ans et demi, les classes sociales se sont mises en mouvement, des millions de femmes et d'hommes se sont mobilisés à un degré ou un autre, ont mené des luttes, se sont posé des problèmes politiques. Et les travailleurs ont participé à toutes ces mobilisations.

Quelles leçons la masse des ouvriers et des pauvres ont-ils tiré de tous ces événements ? C'est une question à laquelle il est impossible de répondre d'ici. Et il n'y aurait d'ailleurs pas de réponse définitive car ce n'est pas fini. En Égypte, la classe ouvrière continue de se battre, de revendiquer, refuse de se laisser réduire au silence.

Et tant qu'il en est ainsi, cela laisse du temps à ceux qui, dans la classe ouvrière, cherchent à donner une issue à leurs luttes. Et nous espérons que ces femmes et ces hommes existent et qu'ils sont nombreux.

Ce qui est certain, en tout cas, c'est qu'il leur est plus facile aujourd'hui de discuter, de lire, de trouver le chemin des idées révolutionnaires que sous Moubarak. Et cela, c'est un motif d'espoir.

Un autre motif d'espoir est de voir comment, dans un pays comme l'Égypte, dès que se produisent des mobilisations, la classe ouvrière est présente et participe aux combats. Parce qu'elle est la seule classe à être capable d'offrir à la grande masse des pauvres et des exploités un autre avenir.

Dans ces pays étranglés par l'impérialisme, la bourgeoisie et ses représentants, quelle que soit la variante politique, n'ont qu'un seul avenir à offrir aux travailleurs : la continuation de la misère, de l'exploitation et de la dictature qui en découle inévitablement.

La classe ouvrière est peut-être minoritaire mais, dans un pays comme l'Égypte, elle représente une force sociale de quatre à cinq millions de personnes. Elle représente une force regroupée dans les plus grands centres urbains, une force dont dépend le fonctionnement de toute l'économie.

La classe ouvrière pourrait entraîner derrière elle la grande masse des exploités. À commencer par la grande masse de ce petit peuple des villes qui constitue la majorité des travailleurs et auquel mille liens de toutes sortes l'unissent naturellement, dans les familles, dans les quartiers où ils vivent.

Et au-delà, il y a les campagnes qui restent explosives, où vivent des millions de paysans pauvres qui constitueraient eux aussi des alliés naturels pour la classe ouvrière.

Pour gagner le droit de vivre dignement, pour gagner la moindre liberté, les exploités devront être capables de l'imposer à leurs exploiteurs, à la bourgeoisie et à ses défenseurs.

Cela exige de la détermination mais le capitalisme en crise leur laissera de moins en moins le choix, en Égypte comme partout ailleurs. Le capitalisme refuse déjà aujourd'hui à plus de la moitié des Égyptiens le droit de vivre avec plus de deux dollars par jour. L'aggravation actuelle de la situation des plus pauvres montre que c'est encore trop.

Mais cela exige aussi que la classe ouvrière soit capable de s'organiser indépendamment des autres classes, non seulement pour défendre ses intérêts matériels, pour revendiquer de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail, mais aussi pour mener sa lutte de classe jusqu'au bout. Il lui faut pouvoir défendre ses perspectives politiques propres et un programme qui réponde aux intérêts des classes laborieuses et de la majorité de la population.

Face à cela, l'armée n'est nullement « l'amie du peuple » comme elle a cherché à apparaître, et en tout cas ses sommets ne le sont pas. C'est pourquoi la classe ouvrière la verra nécessairement se dresser sur son chemin.

Pour être capable de l'affronter, la classe ouvrière aura à organiser ses propres milices, mais il lui faudra aussi trouver des alliés au sein même de cette armée, en gagnant à son combat les soldats du rang et en les séparant de l'état-major.

Face au pouvoir des classes possédantes qui lui refusent « la liberté, le pain et la justice sociale », la classe ouvrière devra se préparer à imposer son propre pouvoir en s'appuyant sur toutes les autres classes exploitées.

Elle aura à l'imposer aux bourgeoisies et aux classes privilégiées des États du monde arabe, mais aussi à l'impérialisme, car c'est lui, en premier lieu, qui refuse le pain et la justice sociale aux masses populaires dans cette région, comme dans le reste du monde.

C'est pourquoi ce combat ne peut être mené que par la classe ouvrière, la seule classe internationale qui a intérêt à abattre ce système fondé partout sur son exploitation.

Les travailleurs égyptiens ne manqueraient pas d'alliés dans une telle lutte. Leurs alliés naturels, ils les trouveraient du côté des mineurs de Gafsa en Tunisie, du côté des travailleurs et des pauvres qui, dans l'ensemble du monde arabe, depuis 2011, se sont mobilisés pour revendiquer « le pain, la dignité, la justice sociale ».

Et ce combat, c'est aussi celui de tout le prolétariat qui, partout, dans les pays pauvres comme dans les pays riches, devra lutter de plus en plus, pour sa survie et pour renverser l'impérialisme.

Une telle perspective exige que la classe ouvrière ait son propre état-major politique, capable, au jour le jour, d'organiser ses luttes, de l'aider à s'orienter, de définir une politique vis-à-vis des autres classes. Il est indispensable et vital qu'existe en son sein un parti dont ce soit l'objectif.

Alors nous avons confiance dans la capacité de lutte de la classe ouvrière de ces pays. Elle l'a démontrée ces dernières années.

Et nous avons aussi confiance dans sa capacité à faire émerger des militants capables de construire un parti visant à la prise du pouvoir par les travailleurs, un parti communiste révolutionnaire.

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