L’Europe : ni la cause de la crise du capitalisme, ni un moyen de la surmonter

A l'approche des élections européennes, les discours politiciens sur l'avenir de l'Union fleurissent. Pour certains, à droite comme à gauche de l'échiquier politique, l'Europe c'est moderne, c'est l'avenir. Il faudrait avoir confiance dans les institutions européennes, leur donner plus de pouvoir, la France aurait un rôle à y jouer, etc.

Mais dans cette période de crise, tout le monde, même dans le camp le plus « europhile » y va de son petit couplet sur les « changements » nécessaires à Bruxelles. Pour les représentants des partis au pouvoir, la période électorale est riche en acrobaties langagières. Les petites phrases sur l'indépendance de la France et sa souveraineté politique se succèdent. Des proclamations « d'indépendance » qui s'adressent en réalité à la bourgeoisie française. Celle-ci peut compter sur son gouvernement national, prêt à piétiner les règlements européens qu'il a pourtant lui-même contribué à formuler. Mais le choix de dépasser ou non le déficit budgétaire et de ne pas tenir compte des critères de stabilité européens n'est en rien un choix au service des travailleurs et des classes populaires. Car en France comme ailleurs, les décisions du gouvernement sont dictées avant tout par les besoins et les intérêts de sa propre bourgeoisie.

D'autres politiciens, de l'extrême droite à la gauche dite radicale, jouent la carte du nationalisme et du protectionnisme. Sans surprise, c'est le Front National qui s'agite le plus sur ce terrain. Au nom des intérêts des travailleurs français bien entendu, Marine Le Pen clame qu'il faut sortir de l'euro, et parle quant à elle d'une Europe des « nations souveraines ».

Mais du côté du Front de gauche ou du Parti Communiste, le discours flirte avec les mêmes thèmes nationalistes. Sans se déclarer anti-européen, Mélenchon brandit de prétendus intérêts nationaux, qui seraient aussi ceux des travailleurs : « Pour la France, pour le Peuple » ou « Non à l'Europe américaine » pouvait-on lire sur des affiches du Parti de Gauche à l'automne dernier. Quant au PCF, il ne perd pas une occasion de souligner les dangers des « traités et des organismes européens », qui contraindraient la France à adopter des mesures d'austérité...

Derrière toutes ces prises de position, il y a beaucoup de démagogie électorale. Les politiciens cherchent à refléter dans leurs discours, l'inquiétude des travailleurs devant la détérioration de leurs conditions de vie. Et il est pratique, au moment où le gouvernement - bien français - impose des mesures qui pèsent de tout leur poids sur les classes populaires, de désigner un grand coupable « extérieur » : l'Europe, plus ou moins manipulée par les Américains.

Placer le débat sur ce terrain, discuter sur le thème « faut-il plus ou moins d'Europe, faut-il plus ou moins de protectionnisme pour la France ? » : c'est en réalité une façon d'éviter le terrain de classe et de dédouaner la bourgeoisie française de la politique de combat actuellement menée contre les classes populaires, en France comme partout en Europe.

Car du point de vue des conditions de travail et de vie des travailleurs, on peut dire que l'Europe est unifiée : du Nord au Sud et d'Est en Ouest, partout règnent le chômage, les bas salaires, la démolition des services publics. A des rythmes plus ou moins accentués, en suivant des voies plus ou moins variées, la bourgeoisie a imposé un recul général des conditions de vie. Et cela, que les pays en question fassent ou non partie de l'Union Européenne, qu'ils soient ou non membres de la zone euro...

L'âge de la retraite a reculé dans toute l'Europe. Partout, au nom de la « modernisation du travail », on détricote les législations qui offraient encore une petite protection légale aux travailleurs contre les licenciements ou l'aggravation des conditions de travail par le patronat. Des pays les plus riches aux plus pauvres, les services publics sont démolis, à commencer par ceux de la Grèce, d'Irlande ou du Portugal, victimes des attaques spéculatives sur la dette souveraine les plus graves. Ce qui unit aujourd'hui les classes populaires de toute l'Europe, c'est la crise.

Dans cette situation, il est vital que la classe ouvrière ait une politique indépendante. Nous avons défendu, lors des récentes élections municipales, un programme politique pour le camp des travailleurs, une perspective qui dépassait l'échelle locale et voulait rappeler les objectifs politiques vitaux que la classe ouvrière devra imposer dans ses luttes futures. De la même manière, les communistes révolutionnaires ont une politique à défendre par rapport à l'Europe. Elle est à l'opposé de ce qu'est l'Union européenne de la bourgeoisie, qui n'existe que dans la mesure où elle peut servir les intérêts des grands groupes capitalistes et s'arrête là où ces mêmes grands groupes se retranchent derrière leur Etat national pour préserver leurs intérêts particuliers.

Le camp des travailleurs doit faire entendre une autre voix : celle d'une seule et même classe sociale, aux intérêts communs à l'échelle européenne comme à l'échelle du monde. Dès sa naissance, le mouvement ouvrier conscient a su s'adresser aux opprimés du monde entier et a eu la préoccupation de s'organiser en tant que classe, en dépassant les frontières nationales.

Aujourd'hui, à l'heure où l'économie est mondialisée depuis longtemps, où les capitaux voyagent en quelques secondes d'un bout à l'autre de la planète et où une même poignée de grands groupes exploitent des travailleurs aux quatre coins du monde, il est d'autant plus nécessaire pour les travailleurs, de renouer avec l'internationalisme. Des décennies de trahison, d'abord de la part de la social-démocratie, puis de celle des partis communistes staliniens, ont dévoyé toutes les idées du mouvement ouvrier, à commencer par la conscience que la classe ouvrière ne pouvait renverser le capitalisme et imposer un nouvel ordre social qu'à l'échelle mondiale.

Dans la discussion sur l'Europe, nous voulons quant à nous affirmer, en opposition avec toutes les idées protectionnistes et anti-Europe, que notre combat, celui du camp des travailleurs, ne peut être qu'internationaliste.

 

L'Europe : une réalité économique et historique

 

L'Union Européenne regroupe aujourd'hui 28 Etats. L'un des derniers traités signés, le traité de Lisbonne, a été ratifié en décembre 2007. Sous le titre ronflant « Pour une Europe du XXIème siècle », il mentionne les 27 chefs d'Etat signataires de l'époque, parmi lesquels pas moins de cinq « majestés » et une « altesse royale », illustrant bien que si l'Europe entre effectivement dans le XXIème siècle, c'est en traînant dans ses bagages les vieux débris hérités d'un lointain passé réactionnaire...

Ce traité a fait rentrer par la fenêtre la Constitution qui avait été mise à la porte car rejetée par référendum en France et aux Pays-Bas. A peine modifié, le premier article proclame que l'Union européenne «s'inspire des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l'égalité et l'Etat de droit ».

La réalité est bien éloignée de cette fable, qui fait de l'Europe le berceau des droits de l'homme, de la liberté et de la démocratie. Faut-il rappeler qu'elle a surtout, au fil des siècles, vu les alliances éphémères succéder aux guerres et aux annexions, déclenchant à leur tour d'autres guerres et d'autres alliances, une nation cherchant à conquérir un territoire chez son voisin, l'autre à se tailler un accès à la mer, une autre encore à assoir sa domination économique sur une zone donnée, etc. Quant aux « valeurs universelles » de cette petite Europe divisée, elles ont surtout consisté en pillages et en conquêtes aux quatre coins de la planète, pour soumettre l'ensemble du monde à l'exploitation et à la domination des bourgeoisies européennes les plus puissantes.

La circulation des marchandises et des hommes fut une réalité dès les premières civilisations, que le développement de la bourgeoisie commerçante accentua encore. Remarquons en passant que le fameux « héritage chrétien » revendiqué par le traité de Lisbonne, servit de prétexte, entre autres ignominies, aux Croisades. Au nom de la lutte contre les infidèles, de véritables pillages et mises à sac furent ainsi commis avec la bénédiction de l'Eglise et permirent à certains de ces « humanistes » européens, de s'enrichir considérablement.

Dès cette époque, alors que l'ordre féodal régnait encore et que les nations n'émergeaient qu'avec difficultés, la bourgeoisie avait déjà tissé des liens économiques, commerciaux et financiers à l'échelle de l'Europe et même au-delà. Il s'y développa également une nouvelle activité bourgeoise, promise à un grand avenir : la banque. Les premières dynasties de financiers naquirent de la nécessité, pour ce commerce à grande échelle, de se doter de moyens de paiement reconnus d'un bout à l'autre de l'Europe et s'établirent dans toutes les villes importantes du continent de l'époque.

 

Nécessité d'un Etat national pour que la bourgeoisie se développe

 

Mais même si des relations économiques et culturelles existaient déjà à l'échelle européenne, c'est sur une base nationale que la bourgeoisie connut son véritable essor. Elle avait en effet besoin, pour se développer, d'un Etat centralisé lui offrant un marché national protégé par une politique douanière, militaire et commerciale. Et c'est aussi ce qui permit son développement industriel.

La révolution industrielle, qui permettait de produire à une échelle inconnue jusqu'alors, accentua la contradiction fondamentale de l'économie bourgeoise : une économie impliquant des échanges et une interdépendance à l'échelle planétaire, mais basée sur la propriété privée des moyens de production et ne fonctionnant que pour enrichir les capitalistes, ce qui implique la concurrence entre eux. Une concurrence d'autant plus féroce que les marchés nationaux offerts par les petits pays européens furent bien vite trop étroits pour la production de chaque bourgeoisie. Bien avant la naissance officielle du Marché Commun, puis de l'Union Européenne, les économies du vieux Continent étaient de fait interdépendantes, leurs peuples et leurs cultures mêlés par des siècles d'histoire commune.

Cette réalité était évidente aux yeux des militants ouvriers de l'époque, qui voyaient les ouvriers se déplacer là où se trouvait le travail, des campagnes vers les villes, mais aussi des pays les plus pauvres d'Europe vers les plus riches et les plus développés, France, Angleterre, Allemagne, auxquels s'ajoutèrent, hors d'Europe, les Etats-Unis. C'est sur une base internationale que le mouvement ouvrier a pris son essor, la 1ère Internationale ayant précédé le développement des partis nationaux.

Les militants ouvriers du début du XXème siècle ne se considéraient pas autrement que comme les militants d'une Internationale ouvrière, et militaient d'ailleurs dans le pays où le vent de l'histoire les avait placés, telle Rosa Luxemburg, polonaise, fondatrice de la social-démocratie en Pologne, mais aussi dirigeante du parti allemand et de la IIème Internationale.

Et parmi les intellectuels les plus progressistes de la bourgeoisie, certains réalisaient que les Nations étaient des cadres trop étroits pour le niveau de développement économique atteint par l'Europe, et qu'ils ne correspondaient de surcroît pas aux réalités de peuples largement imbriqués les uns dans les autres. C'était le cas en particulier parmi les intellectuels d'Europe centrale, qui voyaient l'avenir dans des ensembles plus vastes que les nations.

 

Des tentatives d'union sous la domination d'un impérialisme

 

Mais le développement du mode de production capitaliste, loin de résoudre la contradiction entre des cadres nationaux trop étroits et l'expansion des forces productives, poussa au contraire la concurrence jusqu'à son expression ultime : la guerre.

Les conquêtes coloniales et leur cortège de massacres et de pillages de l'économie locale naquirent de la nécessité, pour les bourgeoisies européennes, de se tailler de plus grands marchés. La concurrence entre des trusts impérialistes toujours plus grands et productifs, impliquait de trouver ailleurs - et en concurrence les uns avec les autres - des accès aux matières premières et des débouchés pour leurs marchandises, sur des marchés plus vastes : ils luttèrent donc les uns contre les autres pour se partager le monde, chaque nation le faisant au bénéfice de sa propre bourgeoisie.

Dans un texte de 1926, Trotsky revenait en ces termes sur les causes de la Première guerre mondiale et sur ses conséquences pour l'Europe : « Les forces de production, créées par le capitalisme, ne pouvaient plus tenir dans le cadre des formes sociales du capitalisme, y compris le cadre des Etats nationaux. De là la guerre. Quel a été le résultat de la guerre pour l'Europe ? Une aggravation considérable de la situation. Nous avons maintenant les mêmes formes sociales capitalistes, mais plus réactionnaires ; les mêmes barrières douanières, mais plus hérissées d'obstacles ; les mêmes frontières, mais plus étroites, les mêmes armées, mais plus nombreuses ; une dette accrue, un marché restreint ».

Effectivement, la 1ère guerre mondiale, loin de résoudre les contradictions de l'impérialisme, aggrava les choses : aucun des impérialismes vainqueurs ne put sortir son épingle du jeu et imposer aux autres une Europe unie sous sa domination. « L'ordre européen » sanctionné par le traité de Versailles ne réglait aucun des problèmes qui avaient conduit au premier affrontement mondial. Au contraire, il préparait le 2ème, l'impérialisme allemand vaincu, ne pouvant se soumettre aux conditions dictées par les vainqueurs, et les prétentions de pays européens de seconde zone, comme l'Italie, restant insatisfaites.

L'Europe ne sortait pas plus unie de la paix de Versailles : 17 nouveaux Etats naquirent sur les ruines des empires centraux. Les frontières furent tracées soi-disant dans le respect des droits des peuples à disposer d'eux-mêmes, en réalité suivant les équilibres fragiles entre les intérêts et les prétentions des impérialismes vainqueurs.

La seule lueur d'espoir pour les peuples, au sortir de cette boucherie mondiale, vint du prolétariat. Née des souffrances mêmes de la guerre, la révolution russe de 1917 fut le point de départ d'une vague révolutionnaire qui toucha tout le continent européen.

La victoire de la révolution dans d'autres pays aurait pu permettre la reconstruction de l'économie sur d'autres bases que celles de la concurrence et du profit impérialistes, dans des Etats-Unis socialistes d'Europe. Mais la révolution russe resta finalement isolée et défaite pour longtemps, ce qui permit le développement, puis la prise du pouvoir de la bureaucratie stalinienne en URSS. Le prolétariat européen paya cher cette défaite, car quelques années plus tard, la crise et la peur de la révolution livrèrent l'Europe décadente à des régimes de dictatures qui préparaient la Seconde guerre mondiale.

A sa manière forte, Hitler imposa une forme d'unité à l'Europe, en imposant sa domination militaire. Les Etats d'Europe centrale, de la Pologne aux Balkans, furent placés sous administration directe par son armée et son régime permit au grand capital allemand d'exercer sa domination économique sur une large partie du vieux continent. Mais il n'eut pas les moyens de soumettre l'impérialisme britannique. Quant à la France, son autre rival impérialiste, Hitler parvint à la soumettre militairement, mais toute une partie de l'empire colonial français resta hors de sa portée. Et l'intervention militaire des Etats-Unis conduisit finalement à une nouvelle défaite de l'impérialisme allemand.

En moins d'un demi-siècle, la division du vieux continent en Etats impérialistes rivaux entraîna donc le monde dans deux guerres, dont les millions de morts et les destructions massives ne servirent même pas à surmonter les contradictions et les absurdités.

 

Un début de construction européenne voulu par les Etats-Unis

 

Au lendemain de la guerre, l'unité européenne était une nécessité vitale : il fallait reconstruire les moyens de communication, les usines, d'une Europe dévastée. Et sur le plan politique, il fallait éviter que la Seconde guerre mondiale ne débouche, à l'image de la Première, sur une vague révolutionnaire. Pour rétablir l'ordre bourgeois sur ces champs de ruines, le camp impérialiste put d'ailleurs compter sur la complicité de l'Union soviétique stalinienne.

Au niveau économique, il était impossible de reconstruire et de remettre les usines en marche, sans mettre en commun des moyens, des matières premières et des secteurs fondamentaux, dispersés entre plusieurs pays. Cela entraîna la nécessité, pour les impérialismes rivaux, de s'entendre, au moins dans une certaine mesure. La CECA, Communauté Européenne du Charbon et de l'acier en est une illustration. Ce marché unique du charbon et de l'acier entre six Etats Européens, dont la France et l'Allemagne de l'Ouest, créé en 1951, permit de moderniser la production et de réduire les coûts dans ces deux secteurs essentiels.

L'idée que les problèmes ne pouvaient se résoudre sans un certain degré d'union était présente chez certains politiciens et intellectuels de la bourgeoisie européenne. Parmi ces « pères de l'Europe », certains fondèrent en 1946 la « Ligue européenne de coopération». Elle fut fort à propos surnommée la « Ligue des banquiers », car elle regroupait essentiellement des hommes d'affaires européens, conscients de la nécessité de trouver des solutions à l'échelle européenne aux problèmes posés par la reconstruction.

Quant à Jean Monnet, l'un des idéologues de la construction européenne, il écrivait en 1944 : « Les pays d'Europe sont trop étroits pour assurer la prospérité que les conditions rendent possible et par conséquent nécessaires. Il leur faut des marchés plus larges (...). Cette prospérité et les développements sociaux indispensables supposent que les Etats d'Europe se forment en une fédération ou une « entité européenne » qui en fasse une unité économique commune ».

En représentant éclairé de la bourgeoisie, Jean Monnet avait conscience que le marché commun européen était nécessaire aux trusts impérialistes du continent. Mais l'impulsion véritable vers la première forme d'union économique européenne vint des Etats-Unis.

Ils étaient d'autant plus prêts à appuyer une libéralisation généralisée des échanges que leur économie, leur bourgeoisie, était la mieux à même d'en profiter. Et le plan d'aide économique proposé à l'Europe par les Etats-Unis en juin 1947, le plan Marshall, allait dans ce sens. Les crédits à très faibles taux d'intérêt du plan facilitaient la pénétration des capitaux américains, non seulement en Europe mais dans les territoires coloniaux. Comme le faisait remarquer un journaliste français de l'époque « Le plan Marshall va essentiellement permettre à l'Europe... d'acheter américain ». Le plan prévoyait également l'accès des trusts américains aux matières rares ou stratégiques des pays bénéficiaires, ainsi que leur association à leur exploitation.

L'autre condition posée par les Etats-Unis fut que l'aide soit octroyée à un organisme unique pour l'ensemble des pays européens. C'est ainsi que naquit la première « structure » européenne effective en 1948 : l'OECE (Organisation Européenne de Coopération Economique). Née sous impulsion américaine, elle jeta les bases d'un marché plus unifié, constituant une arène à la dimension des plus grands trusts.

 

Une construction européenne en retard sur l'interdépendance réelle des économies

 

Le traité de Rome, signé en 1957 entre les six pays membres de la CECA, institua la CEE, la Communauté Economique Européenne et marqua la naissance officielle de ce qui allait aboutir, plus de soixante ans plus tard, après bien des hésitations et des avancées à pas de tortue, à l'Union Européenne de 28 pays actuelle.

Loin d'être l'œuvre d'idéalistes visionnaires, voulant apporter la paix et la prospérité aux peuples d'Europe, cette union est le résultat des calculs et des tractations des banquiers et des industriels dont l'intérêt des peuples est le dernier des soucis, mais qui ont conscience qu'ils ne peuvent se passer d'une certaine forme d'entente.

Cette interdépendance est allée croissant et elle est encore plus grande aujourd'hui. Les chiffres du commerce extérieur de l'Union européenne sont, de ce point de vue, éloquents. Le marché unique européen représente près de 32 % des exportations mondiales de marchandises et 42 % des exportations mondiales de services. Mais c'est à l'intérieur même de l'Europe que les échanges sont les plus développés. D'après les chiffres d'Eurostat, l'agence de statistiques européenne, les deux-tiers des échanges de l'Union Européenne se font entre les pays membres. Et une bonne partie de ce commerce intra-européen consiste en exportations et importations au sein d'une même entreprise, ou entre une entreprise et ses sous-traitants.

L'impossibilité d'exister autrement qu'à l'échelle européenne est évidente pour quelques secteurs de pointe où la concurrence est féroce et les coûts de production élevés. Le secteur aéronautique illustre tout à la fois la nécessité de collaborer à l'échelle européenne pour l'ensemble des groupes industriels, et toute la difficulté, pour chacun d'eux, de le faire sans abandonner pour autant la béquille et la protection que représente son propre Etat national.

C'est ce qui explique l'accouchement long et difficile qui finit par donner naissance à l'actuel Airbus Group, ex EADS. Les premières discussions entre gouvernements et industriels européens du secteur aéronautique et spatial datent des années 1960, alors que les Etats-Unis dominaient largement le marché et que le fossé technologique se creusait entre les entreprises européennes et les américaines comme Boeing, Mc Donnell Douglas ou Lockheed Martin.

En 1965 eurent lieu à la fois les premiers contacts entre des entreprises allemandes, françaises et britanniques, et un mouvement de concentration des capitaux à l'échelle nationale de chacun de ces pays. Différents groupes privés fusionnèrent en une seule grande entreprise, arrosée directement ou indirectement d'argent public. En France, cela donna le groupe public Aérospatiale.

Au bout du compte, en 1999, après d'interminables négociations, les gouvernements allemand et français annoncèrent la naissance d'EADS, issue de la fusion d'Aérospatiale-Matra pour la France et de Daimler-Chrysler Aerospace en Allemagne. La répartition des rôles au sein du groupe EADS, avec une direction à deux têtes, allemande et française, un siège plus ou moins fictif établi à Amsterdam et de constants allers-retours entre eux, illustrait le fragile équilibre entre chacune des entreprises nationales.

La presse économique bourgeoise attribuait cette situation aux enjeux politiques, regrettant que « la politique fasse obstacle à l'économie » pour reprendre les propos d'un journaliste allemand. Il est vrai que les gouvernements français et allemand avaient des intérêts politiques à défendre. Chacun voulait démontrer à son opinion publique qu'il était le meilleur pour négocier l'implantation de telle ou telle usine sur son territoire plutôt que celui du voisin, que les emplois créés le serait en France plutôt qu'en Allemagne et inversement. Mais sur le fond, les deux gouvernements oeuvraient surtout pour que les intérêts de leur propre bourgeoisie ne soit pas lésés par l'incontournable association.

Car si un tiers environ du capital du groupe est public, avec 12 % pour chacun des Etats français et allemand et une petite participation de 4 % pour l'Etat espagnol, les 70 % restants font la fortune des groupes capitalistes et des actionnaires privés, qui ont vu les milliards tomber du ciel...

Aujourd'hui, au bout de 13 ans, la direction du groupe a été simplifiée et les supers profits sont au rendez-vous... de même que les suppressions d'emplois. Le richissime trust européen a annoncé au cours de sa dernière « journée investisseurs », un objectif de «30 à 40 % de taux de redistribution aux actionnaires ». Objectif qui se traduit par le plan de réorganisation annoncé, qui entraînera 5 800 suppressions d'emplois dans les secteurs les moins « rentables » aux yeux des actionnaires, c'est-à-dire ceux dont le taux de profit n'est pas assez élevé pour eux.

Oui, l'économie capitaliste est depuis longtemps non seulement européenne, mais mondiale. Les entreprises allemandes importent depuis les ports belges et néerlandais, les produits pétrochimiques fabriqués en France sont exportés vers l'Italie et l'Allemagne. Les banques slovaques sont sous le contrôle des banques autrichiennes et d'un bout à l'autre de l'Europe, à défaut de réussir à les prononcer correctement, on connaît des mots suédois comme Björnlocka ou Lövbackrein, respectivement tapis et table d'appoint de la marque Ikea, que l'on peut acheter à Paris, Rome ou Berlin, autant qu'à Tokyo...

Les grands trusts se livrent bataille à l'échelle planétaire et, pour ce qui concerne les trusts français, allemands ou britanniques, il est impensable de jouer dans cette cour des grands sans bénéficier d'une assise européenne, non seulement au niveau du marché intérieur sur lequel ils peuvent compter, mais même sur le plan de la production. Alors lorsque des politiciens de tout bord, y compris au pouvoir comme Montebourg, agitent des recettes protectionnistes ou parlent de relocalisations pour protéger les emplois des travailleurs en France, il ne s'agit pas seulement de propos réactionnaires, mais tout bonnement d'une utopie irréalisable car inconciliable avec le stade de développement atteint par l'économie capitaliste.

 

Une économie et des peuples entremêlés; Des intérêts impérialistes privés

 

Malgré la nécessité d'une « unité économique commune », comme l'appelait Jean Monnet, il fallut pourtant des dizaines d'années pour que les tentatives de regroupement dépassent de simples accords limités à certains secteurs de production et à quelques pays européens, pour finir par constituer l'Union Européenne actuelle qui englobe donc 28 pays sur les 50 Etats de ce que l'on s'accorde à désigner comme « l'espace géographique européen ».

Car si le morcellement du continent européen en des dizaines d'Etats créait bien des obstacles pour les grands trusts capitalistes, aucune bourgeoisie européenne ne voulait pour autant abandonner les avantages et la protection exclusive que lui offraient son Etat national. Et chacune voulait que les règles du jeu d'une économie européenne unifiée et d'un marché commun la favorisent aux dépens de son voisin.

Au cours des soixante dernières années, l'Union Européenne a donc avancé à petits pas, laborieusement, tentant de trouver un terrain d'entente précaire et constamment soumis à discussion, pour doter les différents grands groupes capitalistes européens d'un espace économique adapté, tout en conciliant les intérêts particuliers de chacun.

Difficile harmonisation

Les droits de douane ont été supprimés entre ses 28 membres et la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux a été établie. Quant à la libre circulation des hommes, elle reste bien plus limitée. Et si les riches du monde entier circulent librement, tant il est vrai qu'un compte en banque bien garni reste le meilleur des passeports, l'accès aux pays riches du continent européen est un parcours du combattant pour les travailleurs, y compris européens lorsqu'ils viennent des pays les plus pauvres du continent. Et ne parlons pas des immigrants venant des pays pauvres d'Afrique ou d'Asie qui risquent leur vie - et la perdent parfois - en tentant de franchir les murs et les barbelés érigés autour de l'Europe.

Même du point de vue des marchandises et de la production, l'Union européenne bourgeoise est obligée en permanence de tenir compte de la politique nationale de chacun des Etats qui la composent. Les différences de normes et autres réglementations nationales ont entraîné au fil des décennies des discussions comme celle sur le type de produit laitier ayant le droit, dans le marché commun, de s'appeler fromage, les réglementations en vigueur n'étant pas les mêmes dans tous les pays... D'âpres débats qui ne relèvent pas seulement de cultures gastronomiques locales. Car chaque Etat membre, en défendant des normes nationales, favorise en réalité sa propre bourgeoisie, et pas seulement de petits artisans moulant leur camembert au lait cru à la louche...

En 1992, un nouvel organisme européen - un de plus - a été créé pour tenter d'harmoniser un peu tout cela. Ce Comité Européen de Normalisation déclencha les protestations de politiciens anti-européens contre le danger de voir l'Europe mettre son nez dans le roquefort français, la choucroute allemande ou les olives grecques pour leur imposer des « normes de technocrates européens ». En réalité, ce Comité européen de normalisation tente de concilier des intérêts divergents et se caractérise donc par la recherche de la « plus petite règle commune » ou en tout cas la moins contraignante pour la bourgeoisie. Il s'est d'ailleurs ouvert aux représentants des entreprises, qui peuvent y faire entendre leurs exigences et, comme le disent les statuts du comité « orienter les décisions ».

Et les décisions en question sont à l'image de toutes celles prises par les institutions européennes, pas bien contraignantes pour la bourgeoisie. Elles se limitent en effet à « poser des exigences essentielles » dont le Comité s'empresse aussitôt de limiter la portée puisqu'il précise que « chaque fabricant est libre d'appliquer les normes harmonisées ou d'autres » et qu'il est également « libre de choisir parmi les différentes procédures d'évaluation de la conformité ». En clair, les industriels, dans pratiquement tous les secteurs, restent libres d'appliquer les normes européennes... ou de se tourner vers les normes nationales si elles sont plus avantageuses pour eux. Même « liberté » en ce qui concerne le contrôle, puisque chaque Etat est libre de mettre en œuvre la procédure de son choix... Décidément, la « dictature des technocrates de Bruxelles » a la main bien douce quand il s'agit de caresser les grands groupes capitalistes dans le sens du poil.

La grande réalisation de la bourgeoisie à l'échelle de l'Europe, c'est donc le marché unique, symbolisé par la suppression des droits de douanes entre les pays membres. Mais même cette unité reste bien médiocre quand chaque Etat national affiche sa propre fiscalité.

Tous ces Etats bourgeois ont en commun un même credo pour remplir leurs caisses respectives : faire payer la population. Depuis le début de la crise financière de 2008, tous ont fait grimper le taux de l'impôt le plus injuste qui soit, la TVA, puisqu'il est payé sur tous les biens de consommation et au même taux, quel que soit le revenu.

Mais les taux de TVA restent différents d'un pays à l'autre, allant de 18% à Malte à 27 % en Hongrie par exemple. Quant aux taux réduits, ils varient également et de plus ne s'appliquent pas aux mêmes produits suivant les pays, car il s'agit pour chacun de favoriser ses propres secteurs nationaux.

Il en découle tout un empilement de règles compensatoires, de taxes supplémentaires et de ristournes afin de réglementer les conditions de concurrence entre entreprises européennes...

Ainsi, répondre à la simple question « où doit-on taxer une marchandise échangée au sein de l'Union Européenne », s'avère assez compliqué.

Exemple : une machine-outil italienne installée par l'entreprise italienne qui l'a vendue, dans l'usine roumaine qui l'a achetée, sera soumise à la TVA roumaine. En revanche si la machine est installée en Roumanie par l'acquéreur roumain lui-même, c'est la TVA italienne qui s'applique. A moins que la machine ne soit livrée à bord d'un bateau, d'un avion ou d'un train, auquel cas c'est de toute façon la TVA du lieu de départ qui compte. Et je vous fais grâce de ce qui arrive si d'aventure la machine-outil italienne voyage par la route, sur un camion appartenant à un transporteur belge, mais affrété par une compagnie allemande...

Rien d'étonnant à ce que le dernier rapport de la Commission européenne sur la taxation au sein de l'Union constate que : «La fragmentation du système de TVA au sein de l'Union, en 28 systèmes de TVA nationaux est le principal obstacle à l'efficacité des échanges intra-Union Européenne ». La seule harmonisation dont a été capable l'Union Européenne sur le plan fiscal a été de créer un taux de TVA normale minimal - à 15 % - et de laisser ensuite chaque Etat agir à sa guise. Quant à l'établissement d'un guichet unique, pour simplifier le payement de la TVA en Europe, ce n'est qu'un projet pour l'horizon 2015. Car même si cette absence d'harmonie complexifie les échanges et entraîne des coûts supplémentaires, chaque Etat veut rester maître de sa fiscalité, qui lui permet de remplir ses caisses et du coup, de venir en aide à sa propre bourgeoisie en mettant en œuvre sa propre politique d'exemptions et autres cadeaux fiscaux au patronat.

 

L'euro : une naissance difficile

 

Malgré tous les obstacles, une partie de l'Union européenne est tout de même parvenue à se doter d'une monnaie unique.

Disons avant tout que malgré toutes les limites de cette création, l'existence d'une monnaie unique est un avantage évident face à l'absurdité que représente le fait de devoir changer trois fois de monnaie pour parcourir quelques centaines de kilomètres.

Mais comme tout progrès potentiel, réalisé dans le cadre de cette société capitaliste sénile, la monnaie unique charrie toutes les tares de ce système. Elle a d'abord eu bien du mal à naître : presqu'un demi-siècle, entre la volonté proclamée par le traité de Rome de 1957 d'aller vers une « politique monétaire commune nécessaire, visant à la création d'une monnaie unique » et l'adoption officielle de l'euro pour les transactions financières en 1999. Une lenteur qui s'explique par la difficulté de chaque Etat à abandonner le contrôle de sa monnaie, le contrôle de son émission, qui constituent autant de moyens de maîtriser sa politique budgétaire, par exemple en ayant recours à la dévaluation.

Cependant, l'existence de plusieurs monnaies nationales pénalisait le commerce européen et favorisait le règne du dollar sur le commerce international. Et l'existence de plusieurs monnaies dont les taux de change entre elles variaient, aggravait la spéculation et surtout, pouvait affecter les profits des entreprises et rendre plus difficiles les projets à longs termes.

Pour apporter un peu de stabilité monétaire, les puissances impérialistes européennes tentèrent d'abord, dans les années 70, d'instaurer des règles communes pour limiter les variations des taux de change. Au final, la naissance de l'euro se fit au travers de longues années de marchandages et de tractations entre les principaux pays d'Europe, en fonction du poids de leurs économies respectives.

Dans ce domaine comme dans tous les autres, ce sont les puissances impérialistes européennes les plus développées qui ont imposé leur loi aux autres. Pour que la monnaie unique évite les dérapages, il fallait que chaque Etat contrôle son déficit budgétaire. Définis fin 1991, les fameux « critères de Maastricht » imposaient, entre autres règles, le principe que chaque Etat candidat à la monnaie unique devait avoir un déficit public inférieur à 3 % de son PIB et une dette publique ne dépassant pas 60 % du PIB. Ce sont les pays les plus riches qui ont fixé ces critères et décidé de quels pays les satisfaisaient.

Remarquons au passage que ces « critères de Maastricht », présentés aux populations comme incontournables et entraînant la mise en place de mesures d'austérité pour les satisfaire, ont été allégrement piétinés par ces mêmes puissances impérialistes, qui ont laissé explosé leur dette publique pour pouvoir renflouer les caisses des banquiers...

Unique, cette monnaie européenne ne l'a jamais été réellement. Elle ne concerne en effet que dix-huit des vingt-huit membres de l'Union. Beaucoup de pays, notamment parmi les nouveaux venus de l'Est, c'est-à-dire les plus faibles économiquement, ne remplissent pas encore les critères nécessaires aux yeux de la Banque centrale européenne pour intégrer la zone euro.

Pour d'autres, c'est un choix et ils bénéficient d'un accord spécial pour ne pas en faire partie. C'est le cas de l'un des pays impérialistes les plus puissants d'Europe, la Grande-Bretagne. Il se trouva des commentateurs pour attribuer cette politique à un particularisme insulaire. Coupés du continent sur leur île, les Anglais ne feraient rien comme tout le monde par principe ! En réalité, si particularisme il y a, il tient plutôt au fait que l'économie anglaise est bien plus liée au marché mondial extra-européen que celles des autres puissances du continent et qu'une grande partie des capitaux de sa bourgeoisie se trouvent à l'extérieur de l'Europe. Parmi les trois grandes puissances européennes, la Grande-Bretagne est celle dont l'économie est proportionnellement, la moins présente dans les échanges au sein de l'Union Européenne. C'est donc tout simplement le respect des intérêts économiques de sa bourgeoisie qui l'a conduite à faire cavalier seul et à conserver sa propre monnaie...

 

Une monnaie unique à valeur variable

 

L'incapacité de l'Union à établir à ce jour une véritable monnaie européenne est révélatrice. Car cette monnaie unique - partielle - n'a pas entraîné une plus grande unification politique et économique du continent européen. La concurrence et les rivalités demeurent et chaque Etat reste maître de sa politique budgétaire.

Depuis le début de la crise financière de 2008, ces disparités sont encore plus évidentes. Pour sauver les banques, chaque Etat a fait exploser sa dette publique, s'endettant formidablement auprès de ces mêmes banques pour leur sauver la mise. En devenant elles-mêmes objet de la spéculation financière, les dettes souveraines, c'est-à-dire les dettes des Etats, ont mis en évidence les écarts entre les pays membres de la zone euro.

On au pu mesurer alors à quel point l'euro, en tant qu'instrument de crédit, n'avait pas la même valeur pour les financiers selon qu'ils prêtaient à l'Allemagne ou à la Grèce par exemple. Suivant le bon vieux précepte « on ne prête qu'aux riches », les spéculateurs prêtent à des taux d'intérêts avantageux aux Etats dont ils pensent que l'économie est la plus solide. D'où les écarts importants entre les taux d'intérêts des emprunts à dix ans, autour de 3 % pour l'Allemagne, et qui ont pu grimper jusqu'à 7 % pour l'Italie, sans parler de la Grèce et de l'Irlande où ils atteignaient 10 % au plus fort de la crise de la dette, à l'été 2012.

Dans ce gigantesque casino que représente l'emballement financier de l'économie capitaliste, les dettes des Etats sont devenues une source de profit pour quelques grandes banques et fonds spéculatifs, et pour leurs actionnaires, qui ont les moyens d'y miser gros. Et ce sont essentiellement des banques européennes qui investissent sur la dette des Etats de la zone euro. Les banques et autres institutions financières françaises détenaient par exemple à elles seules 26 % de la dette portugaise en 2010.

Et contrairement aux mensonges crasseux colportés par l'extrême-droite ici, les responsables des déficits publics énormes ne sont pas les populations grecques, irlandaises ou espagnoles, qui auraient vécu au-dessus de leurs moyens en comptant sur la générosité de l'Europe pour renflouer leurs caisses. Non seulement le gonflement de la dette publique ne leur a pas profité, mais elles le paient par des politiques d'austérité drastiques. Ce sont les dirigeants - et derrière eux les actionnaires - de banques comme BNP Paribas, Société Générale ou encore Natixis - pour ce qui est des banques françaises - qui sont les bénéficiaires de cette énorme dette, qu'elles alimentent par leurs spéculations et dont elles retirent toujours plus de bénéfices, quitte à enfoncer encore plus l'ensemble de l'économie dans la crise, voire à risquer son effondrement pur et simple.

L'explosion de la dette publique, qui permet toute cette spéculation financière, n'est pas due à l'Europe ou à la monnaie unique. Elle est l'une des manifestations de la sénilité de l'économie capitaliste. En spéculant sur l'augmentation de la dette des Etats, en contribuant à fragiliser leur économie et leurs finances, les capitalistes ont rendu les critères de convergence de la monnaie unique de plus en plus intenables, au point que la disparition de l'euro a sérieusement menacé.

Pour l'heure, les gouvernements allemand et français se sont accordés pour défendre l'euro et ont fait la démonstration aux banquiers que la Banque Centrale Européenne était prête à intervenir pour ne pas laisser les pays les plus fragilisés, comme la Grèce ou l'Irlande, se retrouver en faillite complète. Des interventions payées par les peuples, puisqu'en contrepartie des aides de la fameuse « Troïka », composée de la Commission Européenne, de la BCE et du FMI, les gouvernements ont imposé des plans d'austérité dramatiques et fait renaître la misère dans les quartiers populaires d'Athènes ou de Dublin. Ils ont même sanctionné ces décisions par un nouveau traité, le TSCG, « traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire ». Beaucoup de mots pour envelopper la continuité des mesures d'austérité qu'il faudra que les peuples paient pour que les capitalistes soient assurés de continuer à faire des profits !

Mais de même qu'en son temps un Sarkozy s'était engagé à « moraliser la finance » ou qu'un Hollande s'était déclaré « l'ennemi de la finance », le Conseil de l'Europe s'est découvert lui aussi une âme de justicier contre le côté obscur du capitalisme.... Réuni en juin 2012, il a brutalement pris conscience: « d'un dangereux lien existant entre les banques européennes et la dette publique des Etats » et a instauré une Union bancaire, censée surveiller l'activité des principales banques européennes et les obliger à se renflouer si besoin, sur leurs fonds propres... Il n'a cependant pas fallu bien longtemps pour que les banquiers obtiennent l'assouplissement de ces règles, qui ne sont même pas encore appliquées. Ainsi, elles ont d'ores et déjà obtenu la révision du mode de calcul de leurs fonds propres, à leur avantage bien sûr ! Quant à la règle censée les obliger à détenir suffisamment de liquidités pour faire face elles-mêmes en cas de problèmes, le délai d'application la rend plutôt inoffensive .... Autant dire que l'intense surveillance promise par le Conseil de l'Europe n'empêchera aucun banquier de dormir sur ses deux oreilles, et aucun spéculateur de continuer à encaisser des profits.

 

L'Europe politique : une Union de « brigands tenus par la même chaîne »

 

Les institutions de l'Union reflètent l'équilibre précaire entre puissances européennes et « L'Europe politique » est une façade démocratique qui ne prend aucune des décisions qui comptent. Il a fallu attendre 1979 pour que le parlement européen soit élu au suffrage universel. Le fait que pendant plus de vingt-cinq ans, au moment même où le Marché commun se mettait en place, les dirigeants européens se soient passés de la caution des électeurs en dit long ! Leur Union, ils l'ont construite sans même faire semblant de consulter les populations concernées.

Aujourd'hui, le parlement européen a un peu plus de pouvoirs. Le traité de Lisbonne de 2007 lui accorde un pouvoir dit de « codécision » dans des domaines comme la politique énergétique, l'agriculture, l'immigration et la justice. Mais comme son nom l'indique, «codécision » signifie que ce pouvoir législatif est soumis à l'approbation du Conseil des ministres. Ce dernier étant formé d'un représentant de chaque gouvernement de l'Union, les Etats, en fonction de leur poids et de leur puissance, sont assurés de pouvoir continuer à défendre les intérêts particuliers de leurs bourgeoisies respectives, si d'aventure les décisions européennes venaient à les léser. Quant au « droit de regard » du parlement sur les décisions budgétaires, eh bien.... C'est un droit de regard justement et rien de plus !

Les institutions de l'Union européenne ne peuvent être autre chose que les institutions du capital, autant que celles des Etats nationaux qui la composent et avec encore moins de pouvoir puisqu'en dernier recours, et en particulier en cas de désaccord entre les membres de l'Union, c'est le Conseil des ministres qui tranche.

Alors, quand les souverainistes « de gauche » dénoncent, à juste titre, l'absence de démocratie à l'échelle de l'Europe, ils trompent les travailleurs en prétendant que cette démocratie serait plus réelle à l'échelle nationale. Car en France comme ailleurs, ce ne sont pas les élus au parlement qui prennent les décisions. Tout au plus sont-ils priés de leur donner leur aval. De ce point de vue, le parlement européen est réduit à la même impuissance, n'étant rien de plus qu'une chambre d'enregistrement pour des décisions prises ailleurs, par le Conseil des ministres qui fait office de gouvernement.

Et derrière la façade des institutions du gouvernement français comme derrière les institutions européennes, c'est le pouvoir de la bourgeoisie qui compte. Les vrais décisionnaires sont les hommes de cette grande bourgeoisie, qui n'ont jamais été élus par personne mais qui détiennent le pouvoir économique. Ce sont eux qui décident des fermetures d'usine, des investissements qu'ils jugent bon de faire, du nombre de chômeurs qui viendront grossir les rangs des demandeurs d'emplois demain. Et ce sont ces décisions qui façonnent le quotidien de toute la société.

Alors, toutes les assurances venues des institutions européennes pour expliquer que chaque nouveau traité a pour but de, je cite : « faire progresser la démocratie européenne », ne confère pas à l'Union européenne un caractère plus démocratique... que celui des Etats qui la composent. Celle-ci reste l'instrument de la politique des bourgeoisies les plus puissantes d'Europe.

Car une autre des caractéristiques de cette Europe est de refléter les rapports de force impérialistes, y compris en son sein. L'élargissement de l'Union Européenne aux pays les plus pauvres de l'Est, après la dislocation de l'URSS, a confirmé que l'Union englobe des pays impérialistes dominants et des pays plus faibles économiquement, dans une même entité où les rapports de domination ne disparaissent pas.

 

Une Europe du 21ème siècle « unie » mais encore plus morcelée

 

Militants communistes révolutionnaires, nous sommes partisans de la plus large unification, d'un bout à l'autre de l'Europe, alors qu'aujourd'hui, une large partie du continent en est exclue, de la Russie à l'Ukraine en passant par la Turquie. La disparition complète des frontières et des barbelés n'est pas seulement une question de logique, allant de pair avec l'interdépendance économique entre les pays du continent. Elle serait également un progrès pour le camp des exploités, pour l'ensemble des travailleurs européens, qui pourraient unir leurs forces et leurs combats face à leurs exploiteurs communs.

Mais l'Union européenne des capitalistes, qui se félicitent des progrès de son élargissement, est loin de supprimer les barrières entre les peuples d'Europe. Elle est même encore plus divisée en cette première décennie du Vingt et unième siècle qu'il y a un siècle. En 1914, l'Europe était divisée en 25 Etats. Cent ans plus tard, après deux guerres mondiales qui ont entraîné autant de marchandages et de repartages du monde en différentes sphères d'influence pour les grandes puissances impérialistes, l'Europe compte deux fois plus d'Etats et autant de frontières séparant ce petit bout de continent.

La multiplication d'Etats, voire de micro-Etats, loin de favoriser la paix et la libération des peuples, a le plus souvent généré une oppression plus grande encore. La naissance de nouveaux Etats a effectivement créé de nouvelles minorités nationales, victimes de la surenchère nationaliste.

Sorte de presqu'île avancée du continent asiatique, l'Europe est certes difficile à délimiter au niveau géographique. Mais les débats autour de l'intégration de nouveaux pays n'ont rien de géographique. En se refusant à intégrer l'ensemble des pays du continent, l'Union -qui porte décidément bien mal son nom - a rajouté des barrières aux frontières existantes, a créé des situations absurdes supplémentaires pour des populations identiques et mêlées. Celles-ci pouvant se retrouver dans des pays dont certains appartiennent à l'Union et d'autres non.

Le débat autour de l'intégration éventuelle de la Turquie est un exemple de l'hypocrisie de ces discussions. Certains justifient leurs réticences par le fait que la Turquie serait plus asiatique qu'européenne... Les mêmes ne voient aucun problème à définir Tahiti ou les Antilles françaises comme faisant partie de l'Europe !

En réalité, si les bourgeoisies occidentales sont tout à fait d'accord pour obtenir un accès privilégié au vaste marché intérieur turc et pour bénéficier d'accords de partenariat et d'échanges favorables, la Turquie reste un « gros » morceau à avaler pour les institutions de l'Union Européenne. Avec ses 77 millions d'habitants, elle pourrait prétendre à une représentativité qui poserait problème aux puissances impérialistes européennes, dans l'équilibre politique de l'Union.

 

Des élargissements successifs sous le contrôle des pays les plus puissants

 

A l'Est de l'Europe, si un certain nombre de pays figurent parmi les plus récemment intégrés à l'Union, le problème ne se règle pas plus facilement. Dès la dislocation de la zone d'influence de l'URSS, à partir de 1989, les différentes bourgeoisies occidentales purent s'accaparer tout ce qui pouvait rapporter du profit dans ces pays. Par la suite, l'intégration à l'Union de dix pays, parmi lesquels la Pologne et la Hongrie en 2004, puis de la Bulgarie et de la Roumanie en 2007, fut le prétexte à des cures d'austérité faisant exploser le chômage et la pauvreté.

Les économies de ces pays européens plus pauvres sont tombées dans l'escarcelle des bourgeoisies d'Europe occidentale - et mondiales - et constituent un nouveau champ de bataille pour les grands groupes. Ces dernières années, les riches terres agricoles roumaines ont par exemple éveillé la convoitise des investisseurs, parmi lesquels les européens se taillent la part belle. Des trusts agro-alimentaires français comme Limagrain ou Bonduelle disputent les 10 millions d'hectares de terres arables disponibles à bas prix à des fonds d'investissement britannique comme Velcourt SRL. Cette course aux profits entre grands groupes a pour conséquence la disparition des petits paysans roumains, mais aussi la corruption des autorités locales achetées par les groupes concurrents. Et un processus identique se déroule en Ukraine.

Chaque élargissement se fait sous la domination économique et le contrôle politique de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne et de la France. Mais l'intégration entraîne des problèmes politiques pour les nouveaux Etats entrants comme pour les membres de l'Union. L'une de leur manifestation est la montée généralisée de l'extrême-droite.

Sur fond d'aggravation de la crise, les idées ultra-nationalistes et xénophobes se développent. Et les partis réformistes, qui laissent les travailleurs sans perspectives ou appliquent eux-mêmes une politique anti-ouvrière quand ils sont au pouvoir, laissent le champ libre à ceux qui pointent du doigt les étrangers, l'Europe, comme responsables de tous les maux. Dans les pays les plus pauvres d'Europe, des groupes comme Aube Dorée en Grèce ou le Jobbik en Hongrie peuvent s'appuyer sur la mainmise réelle des grands groupes capitalistes européens sur l'économie et sur la cure d'austérité imposée par la troïka. Autant d'arguments qui leur permettent de désigner l'Europe pour seule responsable de la misère grandissante de la population, en dédouanant par la même occasion les bourgeoisies et les Etats nationaux.

 

Une « union » capitaliste porteuse de conflits et de guerres

Pas plus qu'elle n'a supprimé la guerre économique que se livrent les trusts européens, l'Union Européenne ne garantit la paix entre les peuples d'Europe.

Des discours inspirés, des politiciens de droite à ceux de gauche, nous assurent pourtant que l'Union Européenne, c'est la garantie d'un continent en paix. Au moment du référendum pour la Constitution européenne, c'était même l'un des arguments principaux des tenants du oui : « Voter non, c'est voter Auschwitz » c'était ainsi exclamé le centriste Jean-Marie Cavada, tandis que Strauss-Kahn s'extasiait : « En 50 ans, nous avons bâti un espace de paix organisé par la raison et le droit, et non par les canons ».

Et en 2012, l'Union Européenne a même reçu le « prix nobel de la paix » pour « l'audace et le courage démontrés depuis 1950, dans la construction d'une Europe sans guerre ». La démonstration a sans doute échappé aux peuples victimes des interventions - coordonnées ou non - des différents pays de l'Union pour faire régner leur ordre sur la planète ou à ceux de l'ex-Yougoslavie, déchirée par une guerre civile atroce, sur le territoire même de l'Europe. Le dernier membre en date de l'Union Européenne, la Croatie, est d'ailleurs « née » en 1991, en pleine guerre civile.

L'éclatement de l'ex-Yougoslavie est dû avant tout à l'appétit des dirigeants locaux qui mirent à profit la mort de Tito, l'ancien dirigeant de la Yougoslavie, pour commencer, dans les années 80, à se tailler leur propre fief, quitte à encourager les sentiments nationalistes et xénophobes les plus réactionnaires, et à provoquer des massacres. Mais les puissances impérialistes occidentales, et en particulier la France et l'Allemagne, en furent d'actifs complices. La décomposition de la Yougoslavie leur permettait en effet de se forger une zone d'influence propre. L'Allemagne soutint dès le début le séparatisme des dirigeants Slovènes et Croates, tandis que la France soutenait la Serbie.

L'Ukraine est-elle promise à une évolution de ce genre ? Les événements actuels sont en tout cas significatifs de ce qu'est la politique impérialiste. En impérialisme de second ordre, derrière les Etats-Unis, les puissances européennes cherchent à jouer un rôle.

A en croire les commentaires de la presse occidentale, les choses seraient aussi simples que dans un mauvais western. Il y aurait d'un côté le camp « démocrate », soutenu par les valeureuses démocraties occidentales. Démocrates ayant renversé un pouvoir dictatorial d'oligarques, appuyé par Poutine, qui représenterait donc les forces du mal. Remarquons d'abord que l'Union européenne n'a jamais été jusqu'à proposer à l'Ukraine d'être intégrée à l'Union. Tout au plus a-t-elle proposé un « accord de partenariat oriental » qui favorisait l'accès au marché ukrainien et aux secteurs les plus rentables de son économie aux grands trusts de l'Union européenne, sans même offrir en contrepartie les quelques avantages liés à l'intégration dans l'Union.

Disons ensuite que si le régime corrompu de Ianoukovitch est tombé grâce à la mobilisation d'une partie de la population ukrainienne, le nouveau gouvernement mis en place à Kiev avec la bénédiction des occidentaux, représente tout autant les intérêts d'oligarques et de vautours qui continueront à dépecer l'économie, en associant les trusts européens. Le tout en faisant payer la population, d'ores et déjà prévenue par le nouveau premier ministre Iatseniouk, que de « sévères sacrifices » étaient à prévoir. Quant aux droits démocratiques de la population, confiés à un pouvoir qui s'appuie largement sur l'extrême -droite ultranationaliste, ils ne sont pas prêts de devenir réalité. Le simple fait que la première mesure votée sous le nouveau gouvernement soit l'interdiction des autres langues que l'ukrainien en tant que langues officielles en est tout un symbole.

Face aux puissances occidentales, la Russie de Poutine joue sa propre partition dans la région. Dans cette lutte de pouvoir, si elle a perdu son influence sur l'Ukraine, elle a pu sauver les meubles en récupérant la Crimée, ce qui a été confirmé par le référendum, par lequel cette région a très largement approuvé son rattachement à la Russie. La majorité des habitants de Crimée préfère effectivement dépendre de Moscou plutôt que de Kiev, pour des raisons culturelles, historiques et linguistiques, mais aussi parce que le niveau de vie est plus élevé en Russie qu'en Ukraine.

La politique de Poutine n'est bien sûr pas plus dictée par le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes que ne l'est celle des puissances occidentales. L'effroyable guerre menée dans le Caucase contre l'indépendance de la Tchétchénie suffirait à le rappeler.

Mais ce n'est pas le problème de l'Union Européenne et des Etats-Unis, qui font mine de s'indigner de l'intervention russe et du prétexte brandi par Poutine de « protéger les populations russophones », alors qu'elles n'ont de cesse de faire intervenir leurs diplomates, leurs hommes politiques, pour faire basculer l'Ukraine dans le camp occidental.

Quant aux discussions sur les sanctions à prendre contre la Russie, elles sont significatives elles-aussi. Car il s'agit d'avoir l'air de prendre des mesures à la hauteur des cris d'indignation, sans pour autant cesser les bonnes affaires que chacun des trois grands impérialismes européens a conclues avec la Russie. L'Union européenne demeure donc frileuse quant aux sanctions économiques, car comme le résumait le président du Parlement européen, Martin Schulz, le 23 mars dernier : « On connaît les intérêts hétérogènes des Etats membres (...) la dépendance économique considérable de certains Etats, les intérêts financiers d'autres et la situation de ceux qui veulent protéger leurs investissements »...

S'il est difficile de dire jusqu'où iront les affrontements entre les grandes puissances occidentales et Poutine, on peut malheureusement être certains que la partition de l'Ukraine et la dégradation sociale n'apporteront rien de bon aux travailleurs et aux classes populaires de ce pays, quelle que soit la langue qu'ils parlent et la région qu'ils habitent.

A l'heure de la mondialisation, alors que l'Europe constitue un ensemble aux peuples entremêlés par des siècles d'histoire commune et aux économies interdépendantes ; ensemble lui-même largement lié économiquement et humainement au reste de la planète, la multiplication des frontières prend un caractère d'autant plus dramatique avec l'aggravation de la crise, et le nationalisme un tour de plus en plus réactionnaire.

Partout en Europe, des groupes politiques jouent la carte du repli nationaliste, voire régionaliste. Les nationalistes catalans, qui réclament un référendum sur l'indépendance de la Catalogne, le font au nom de la prospérité de la région par rapport au reste de l'Espagne. Des propos qui rappellent ceux de la Ligue du Nord en Italie, qui demande à se séparer des «fainéants » du Sud du pays.

Dans un texte intitulé « Programme de paix », Trotsky s'exprimait sur le droit à l'autodétermination des peuples d'Europe, et en particulier des peuples d'Europe centrale, en expliquant que les droits nationaux légitimes des peuples, c'est-à-dire leurs droits culturels et linguistiques, ne pouvaient être garantis par des frontières les opposant les uns aux autres économiquement et créant fatalement de nouvelles minorités ethniques au sein de peuples entremêlés. Et il affirmait : « C'est seulement dans l'union économique des pays européens, libérés des contraintes douanières qu'il est possible de faire vivre une culture nationale et un développement débarrassés des antagonismes nationaux et économiques ». Bien sûr, ajoutait Trotsky, ces questions ne pouvaient être réglées par la bourgeoisie, mais par la révolution prolétarienne européenne.

Ecrit en 1917, alors que les bourgeoisies impérialistes jetaient des millions de travailleurs dans la boue des tranchées au nom de « la liberté » et de la défense du droit des nations, ce texte n'a rien perdu de son actualité presque un siècle plus tard.

 

L'Union Européenne n'est pas synonyme de progrès

Cette Europe qui compte aujourd'hui le double de frontières qu'il y a un siècle, s'est entourée de barbelés, a construit des murs et multiplié les obstacles à la libre circulation des hommes. Pour les quelques facilités de circulation accordées aux ressortissants de l'Union européenne au sein du petit « espace Schengen », l'Europe capitaliste a multiplié d'autres barrières ! L'Europe, qui a derrière elle des siècles d'histoire commune avec l'ensemble du bassin Méditerranéen, avec l'Afrique, s'érige en forteresse, en îlot cherchant à s'isoler et à se protéger de la pauvreté des régions du monde qu'elle a pillées pour construire sa domination et sa richesse. Tous les Etats membres ont durci leurs lois pour rendre l'immigration légale pratiquement impossible et grossir le nombre d'hommes, de femmes et d'enfants contraints de risquer leur vie pour tenter leur chance en Europe.

Il n'y a pas que dans le domaine de l'immigration que les institutions européennes laissent les Etats mener les politiques les plus rétrogrades. Partout où elles pourraient jouer un rôle progressiste, elles se montrent tolérantes envers les idées et les lois les plus réactionnaires.

En matière de « politique familiale », l'Union européenne avoue ne disposer que de « compétences très limitées ». Voilà pourtant un domaine qui ne coûterait rien à la bourgeoisie et qui aurait au moins le mérite d'accorder des droits fondamentaux, si les institutions européennes voulaient batailler pour appliquer les législations les plus progressistes ! Mais pas question d'aller chatouiller les réactionnaires de tout poil et de tout pays membre.

A Malte, intégrée à l'Union européenne en 2004, le divorce n'a été autorisé qu'en 2011 ! Quant à l'avortement, il est toujours totalement interdit et passible de 3 ans de prison à Malte, interdit en Pologne et en Irlande sauf en cas de viol, d'inceste ou de mise en danger de la vie de la femme et... remis sérieusement en cause aujourd'hui en Espagne.

On le voit le droit élémentaire des femmes à disposer de leur corps ne figure pas parmi les préoccupations de l'Union. Et, comble d'ironie, la seule fois où la France a été condamnée pour discrimination envers les femmes par les autorités européennes, ce fut pour lever l'interdiction du travail de nuit des femmes ! C'est au nom de l'égalité hommes-femmes que l'Union Européenne a débarrassé le patronat français de l'obligation de contourner la loi d'interdiction du travail de nuit des femmes, alignant ainsi femmes et hommes sur la législation la moins protectrice de la santé des travailleurs !

 

L'avenir de la classe ouvrière est européen et mondial

Finalement, les seuls domaines où ces brigands aux intérêts concurrents s'entendent sans discussions sont bien ceux qui visent à permettre une plus grande exploitation. De ce point de vue, la législation sociale européenne cherche à niveler vers le bas tout ce qui peut l'être.

Les directives sociales européennes vont toutes dans le sens d'aggraver l'exploitation et les conditions de vie des travailleurs. Les institutions européennes permettent une assez grande souplesse d'application de ces directives, dont le calendrier de mise en œuvre reste par exemple entre les mains des Etats nationaux. Faut-il préciser que les gouvernements nationaux, qui n'attendent pas le feu vert européen pour appliquer la politique de combat contre les travailleurs voulue par la bourgeoisie, s'empressent en général de se saisir de ces directives, d'autant qu'elles leur permettent de justifier des mesures anti ouvrières d'un commode « c'est la réglementation européenne qui nous y oblige » !

Exemple avec la directive Bolkenstein, qui a soulevé une tempête d'opposition, notamment de la part des syndicats, mais aussi au Parti Communiste Français et dans une partie de l'extrême gauche. Elle établit la « libre concurrence des services sur le territoire de l'Union européenne » et entraîne la possibilité, pour les patrons des pays de l'Union, de traiter les salariés des entreprises prestataires de services aux conditions de travail et de salaires des pays d'origine, c'est-à-dire aux conditions les plus mauvaises pour les travailleurs.

En France, les syndicats avaient appelé à juste titre à manifester lors du vote de cette directive, qui revient à dégrader les conditions de rémunération et de travail de l'ensemble des travailleurs européens.

Mais s'il faut bien sûr combattre de telles directives, ce n'est certainement pas en dénonçant « les directives imposées par Bruxelles », ou pire encore la liberté de circulation des travailleurs des autres pays, et en particulier de ceux des plus pauvres des pays de l'Union européenne.

A l'époque, la polémique avait fait rage sur les « plombiers polonais prêts à envahir la France ». Plus récemment, ce sont les « travailleurs détachés » et leur utilisation par de grandes entreprises ici en France, en payant les charges sociales de leur pays d'origine, qui a fait couler beaucoup d'encre.

En France, le patronat n'avait pas attendu le vote de la directive Bolkenstein, en novembre 2006, pour faire appel à des entreprises sous-traitantes étrangères - et d'ailleurs pas seulement européennes - et en exploiter les travailleurs, non seulement en ne payant que les charges sociales très faibles du pays d'origine, mais en profitant aussi de l'occasion pour payer des salaires bien inférieurs aux minimums français. Et il ne s'agit pas d'obscures petites entreprises ! Des chantiers de l'Atlantique à la centrale d'Edf de Porcheville, en passant par l'entreprise de transport Dentressangle, les exemples ne manquent pas !

Partout dans le monde, la bourgeoisie n'a accordé des droits sociaux, des salaires plus élevés, de meilleures conditions de vie aux travailleurs, que parce qu'ils se battaient pour les obtenir, que lorsque la classe ouvrière réussissait à imposer un rapport de forces qui lui soit favorable.

Et de tout temps, l'une des armes de la bourgeoisie pour faire baisser les salaires et pour détourner les luttes des travailleurs, a été de mettre en concurrence les travailleurs les uns contre les autres. Femmes contre hommes, travailleurs immigrés contre travailleurs du pays, embauchés contre précaires, service public contre privé, ceux qui ont un travail contre ceux qui n'en ont pas.... Et travailleurs des pays à bas salaires contre ceux aux salaires plus élevés...

Vis-à-vis des travailleurs détachés provenant des autres pays de l'Union européenne, comme dans tous les autres cas où la bourgeoisie tente de mettre les travailleurs en concurrence les uns contre les autres, c'est en faisant front commun que la classe ouvrière peut obtenir les conditions les plus avantageuses pour tous.

Alors, le fait que les travailleurs d'autres pays de l'Union européenne puissent être détachés dans les pays riches, que la bourgeoisie utilise pour aggraver l'exploitation de tous, se retournera contre elle, lorsque le mouvement ouvrier renaîtra avec ses propres objectifs : il transformera les connections entre tous les travailleurs d'Europe et le nombre qu'ils représentent en une force, une arme pour se battre dans toute l'Europe contre un exploiteur commun, et pour les objectifs qui sont ceux de l'ensemble de la classe ouvrière.

 

Les recettes nationalistes : un piège pour les travailleurs

Bien des travailleurs ont cependant le sentiment que l'Union Européenne est responsable des politiques et des décisions qui les écrasent, qu'ils ont perdu en pouvoir d'achat depuis que l'euro a remplacé le franc, etc.

Les partis réformistes ont une grande part de responsabilité dans cette désorientation politique.

Voir l'extrême droite agiter les idées les plus réactionnaires, clamer que le rétablissement des frontières sauverait les emplois en empêchant la concurrence des travailleurs immigrés, réclamer le protectionnisme au nom de la lutte contre les délocalisations, et la sortie de l'euro au nom de la souveraineté nationale n'est pas surprenant. C'est le fond de commerce de ce parti anti-ouvrier.

La version « gouvernementale » à la sauce Montebourg du patriotisme économique, n'est pas non plus étonnante. Tout au plus était-il plus ridicule lors de ses séances de pose en marinière bretonne « garantie française », du moins si l'on ne cherche pas trop la petite bête en regardant d'où viennent les matières premières, la source d'énergie permettant d'éclairer les ateliers, les machines et tous leurs composants, etc. Car même en cherchant bien, Montebourg aurait bien du mal à trouver un produit cent pour cent français, tellement l'économie capitaliste a dépassé - et depuis bien longtemps - ce stade national.

Ce qui est bien plus grave pour la classe ouvrière, c'est que des partis se réclamant de la défense de ses intérêts reprennent ce type d'arguments.

Au Parti de Gauche, on se réclame d'une autre Europe, respectueuse des peuples et de leurs droits démocratiques... Cela n'empêche pas Mélenchon de faire des discours au chauvinisme lamentable. Ainsi, dans une interview télévisée où il était interrogé sur la crise de l'euro : « Madame Merkel ne me fait pas peur. D'abord je considère que la France est une grande puissance (....) On ne peut pas continuer avec cet euro-là. Nous allons mourir ! Moi je dis à Madame Merkel : Vous, vous êtes une population vieillissante, donc vous avez besoin d'un euro fort pour toucher des dividendes et payer vos retraites par capitalisation. Nous, on est un peuple jeune, on a besoin d'équipements publics. On a besoin de beaucoup d'investissements parce qu'on est un très grand pays, pas seulement au sens idéologique, au sens physique aussi. Le territoire français, la mer incluse, ça fait de nous le deuxième pays du monde, les gens ne le savent pas ! ».

Outre le ridicule de ces cocoricos sur la grandeur de la France, voilà comment Mélenchon présente le débat entre l'Allemagne et la France sur l'euro, qui concerne en réalité les intérêts des bourgeoisies allemande et française, l'une voyant ses exportations moins lésées que celles de l'autre par un euro fort. Il explique aux travailleurs qu'il est de leur intérêt, pour avoir des équipements publics, de soutenir leur bourgeoisie nationale !

Mais du point de vue du nationalisme façon bateleur de foire, Mélenchon a de la concurrence ! De l'autre côté des Alpes, Beppe Grillo, à la tête du Mouvement 5 étoiles qui se proclame au-dessus des partis politiques, s'est ainsi exclamé lors d'un meeting en vue des futures élections européennes : « quand je serai élu, j'irai lui parler moi à la Merkell, yeux dans les yeux et elle verra ce que c'est qu'un italien » !

Entre ces deux guignols, dont je rappelle qu'un seul a été comique de profession, la bourgeoisie allemande et sa représentante doivent trembler !

Il y aurait de quoi rire si le nationalisme contenu dans ces gesticulations ne représentait pas un tel poison, un tel recul dans les consciences des travailleurs.

Le PCF n'est pas en reste sur le terrain du nationalisme. En 1979, lors des premières élections de députés pour le Parlement Européen, le PCF mena une véritable campagne nationaliste. Fiterman, l'un de ses dirigeants de l'époque, définissait ainsi la position du PCF : « Nous nous opposons catégoriquement à l'idéologie bourgeoise et social-démocrate sur le dépassement du cadre étroit de chaque nation. (..) Notre orientation est donc claire : nous combattons sans ambiguïté la politique d'intégration européenne de Giscard et des dirigeants actuels de la CEE qui accentue la régression sociale et amputerait le patrimoine national ».

La politique de l'Europe n'allait pas plus dans le sens des intérêts sociaux des travailleurs et de l'ensemble de la population à l'époque qu'aujourd'hui. Mais en quoi le « cadre étroit de chaque nation » défendu par le PCF le permettait-il davantage ? Le Parti communiste trompait les travailleurs en leur laissant entendre qu'ils partageaient « un patrimoine national » avec la bourgeoisie française. En défendant le « cadre de chaque nation », le PCF nourrissait l'idée que la « nation » française protégeait les travailleurs, ou du moins leur permettait de se défendre.

 

L'abandon de l'internationalisme : une trahison

Cette trahison des intérêts de classe des travailleurs, elle ne date pas de la naissance de l'Europe, mais de la stalinisation du parti communiste. En faisant se côtoyer la Marseillaise et l'Internationale, le drapeau tricolore et le drapeau rouge, le PC démontrait au niveau symbolique l'abandon de l'internationalisme prolétarien en même temps qu'il sombrait dans le réformisme le plus plat. Il remplaça l'idée fondamentale que l'émancipation du prolétariat ne pouvait être que le résultat du renversement de l'ordre économique et social capitaliste à l'échelle mondiale par une vague notion de solidarité morale entre les opprimés du monde entier, que l'on pouvait ressortir dans les proclamations des jours de fête, sans hésiter à mettre en avant le reste du temps la « grandeur de la nation française » et autres slogans du genre : « produisons français ». En agitant des revendications telle la récente exigence d'un « plan de développement de l'industrie française », le PCF laisse croire qu'il serait possible d'inciter ou de contraindre la bourgeoisie à faire de bons choix, des choix « patriotiques », qui favoriseraient l'emploi et donc la situation matérielle des travailleurs.

Ces positions nationalistes, anti-européennes, furent ensuite modérées par le Parti communiste, au gré de ses alliances gouvernementales avec le Parti socialiste et selon qu'il se retrouvait dans l'opposition, ou au contraire en position de défendre un gouvernement de gauche. Mais le PCF, même en parlant d'une « autre Europe à construire », n'en continua pas moins à entretenir la confusion dans la tête des travailleurs et à présenter les directives et les institutions européennes comme chargées de tous les maux et responsables des attaques subies par les travailleurs, dédouanant ainsi la bourgeoisie française et son principal serviteur, le gouvernement français.

Ainsi, au moment du référendum sur le traité de Maastricht, en 1992, on pouvait lire dans l'Humanité, des protestations indignées quant au pouvoir que la création de l'euro donnerait à la Bundesbank, qui priverait la Banque de France de son pouvoir. Le PCF allait même jusqu'à présenter cette dernière comme un service public !

Certes, les travailleurs français n'ont aucun moyen de contrôle sur les décisions prises par les autorités financières européennes - pas plus que les travailleurs allemands d'ailleurs - mais en formulant les choses de cette façon, le Parti communiste laissait entendre qu'ils en avaient plus sur la Banque de France et les francs qu'elle émettait.

 

Les traités changent, la désorientation politique demeure

 

Aujourd'hui, le PCF a trouvé deux nouveaux chevaux de bataille. D'une part le traité de stabilité, le fameux TSCG, d'autre part le traité transatlantique que l'Union Européenne négocie en ce moment avec les Etats-Unis.

Dans les deux cas, Patrick Le Hyaric, eurodéputé, dirigeant du PCF et directeur de l'Humanité, est intarissable et grandiloquent... Dans le livre qu'il a consacré au traité de stabilité, sobrement intitulé « L'Europe des peuples nous appelle », Le Hyaric multiplie les expressions d'angoisse. Avec un pareil traité, « c'est la République qu'on assassine » affirme-t-il, car le traité consacrerait la mainmise des financiers sur l'Europe et ne serait rien de moins que la « constitutionnalisation du capital ». Certes, le traité de stabilisation monétaire, validé en octobre 2012 par le Parlement à majorité socialiste en France, défend une politique d'austérité budgétaire qui pèse sur les classes populaires. Mais aucun gouvernement, en France comme dans le reste de l'Union, ne l'a attendu pour mettre en œuvre l'austérité, pour tailler dans les services publics, pour débarrasser la bourgeoisie des moindres contraintes légales qui pouvaient représenter le moindre obstacle à la guerre qu'elle mène aux travailleurs. Mettre en avant comme seul objectif des luttes des travailleurs, l'opposition à ce traité et la tenue d'un référendum, comme l'ont fait à l'époque de sa discussion au parlement, le PCF, le parti de gauche de Mélenchon et la direction de la CGT, était une façon d'escamoter le rôle du gouvernement de gauche français, sa responsabilité dans le choix de défendre le grand patronat et les plans de suppressions d'emplois qui se succédaient.

Traité européen ou pas, la politique du gouvernement français consiste à faire payer à la population la dette publique provoquée par la crise du capitalisme. Cette politique n'a pas commencé avec ce traité, et le capital n'a pas eu besoin d'être « constitutionnalisé » par ce traité ou par d'autres avant lui pour exercer sa dictature économique et politique, y compris dans le cadre de cette République sur le sort de laquelle Le Hyaric voudrait nous faire verser des larmes.

Et lorsque Le Hyaric, tout en plaidant pour une « Europe des peuples », fustige les « plans d'austérités pilotés par des organismes extérieurs aux pays », ce n'est pas innocent. Il s'agit une fois de plus de mettre dans la tête de la classe ouvrière que l'ennemi le plus dangereux n'est pas sa propre bourgeoisie et le gouvernement national qui en défend les intérêts, mais les « organismes extérieurs au pays ».

Quant au Traité transatlantique actuellement discuté entre l'Union européenne et les Etats-Unis, Le Hyaric y voit la main d'un Dracula assoiffé du sang des peuples européens.

Cet accord de libre-échange, négocié depuis juillet dernier, entre l'Union Européenne et les Etats-Unis, consistera à donner les mêmes avantages à tous les investisseurs, quelle que soit leur nationalité, sans discrimination dans l'aide apportée par les Etats. En clair, il s'agit pour les filiales des 3 300 entreprises européennes présentes sur le sol américain et celles des 14 400 entreprises américaines actives en Europe, d'avoir des moyens supplémentaires de faire des profits et de bonnes affaires, puisqu'elles pourraient attaquer tout Etat qui s'opposerait à leurs projets.

Le traité transatlantique donne lieu à de sourdes batailles entre trusts américains et européens. C'est à qui parviendra à imposer le plus de protectionnisme aux autres, pour protéger sa chasse gardée, tout en profitant du maximum de liberté sur les marchés des autres.

Dans la bouche de Le Hyaric, l'opposition à ce traité consiste à dénoncer la « braderie des intérêts nationaux et européens » et la « destruction de notre industrie et de notre culture ». Il faudrait donc protéger les trusts européens - et plus encore français - des appétits des affreux américains qui sont prêts, comble des horreurs à « sacrifier notre gastronomie » ! Passons sur le fait que les dizaines de milliers de travailleurs licenciés ces dernières années, les familles qui n'arrivent plus à vivre de leurs revenus, ont depuis longtemps « sacrifié la gastronomie » devenue inaccessible à leur budget. Mais en quoi la lutte contre l'accord transatlantique, la protection des trusts européens et français protégerait-elle les travailleurs ou les consommateurs ? Réclamer des mesures protectionnistes, c'est-à-dire en dernier ressort se ranger derrière les intérêts de sa propre bourgeoisie, ne protégera en rien les travailleurs. Ni contre les licenciements, ni même contre une dégradation de l'environnement ou des législations encadrant la production dans le domaine de l'alimentation par exemple. Car rien ne garantit que les trusts européens soient plus vertueux en la matière !

Le seul moyen, pour les travailleurs, de peser sur ce qui est produit, sur le respect de la santé et de l'environnement et de combattre le fait que les travailleurs soient la variable d'ajustement sacrifiée pour sauvegarder les profits, c'est qu'ils exercent leur contrôle, c'est que l'ensemble de la population soit en mesure d'exiger un droit de regard sur le fonctionnement de l'économie. Et cela concerne autant les travailleurs américains que les travailleurs européens. Dans le cadre du continent européen, comme à l'échelle mondiale, c'est une frontière de classe qui sépare les intérêts des exploiteurs et des exploités, et pas celle que nous désigne les chantres du protectionnisme, entre les « mauvais » trusts américains et les « bons » européens.

 

Le protectionnisme : une politique de la bourgeoisie

Aujourd'hui, un certain nombre de politiciens se disent en faveur de mesures protectionnistes et les présentent comme une « protection » justement pour les travailleurs. C'est avant tout de la propagande électorale dans la situation actuelle, car la bourgeoisie française n'y a pas intérêt. Mais c'est un poison et un leurre pour les travailleurs.

Car si le protectionnisme protège quelque chose, ce sont les intérêts de la bourgeoisie. il renforce les moyens de la bourgeoisie nationale pour s'opposer à la concurrence des autres et a pour effet d'aggraver la guerre économique, avec le risque de déboucher sur la guerre tout court, suivant le scénario qui fut celui des années trente. Loin d'être une solution à la crise, le protectionnisme constitue une mesure qui l'aggrave, qui la porte à son paroxysme, tant la bourgeoisie est incapable de résoudre autrement que par la crise et la destruction les contradictions de son propre système économique.

Et comme toutes les politiques de la bourgeoisie, le protectionnisme serait payé par les classes populaires. Tout comme la compétitivité, que le gouvernement présente comme une mesure «nécessaire pour recréer des emplois », le protectionnisme serait une autre justification pour imposer des sacrifices aux classes populaires, au nom de la « guerre économique » à gagner pour la sauvegarde des entreprises françaises. Libre-échange ou protectionnisme sont deux politiques possibles pour la bourgeoisie. Aucune des deux ne protège les travailleurs et ceux qui prétendent représenter leurs intérêts en vantant les mérites de l'une plutôt que de l'autre sont des ennemis politiques.

Réaffirmer l'internationalisme

L'Union européenne est le résultat des marchandages capitalistes. Elle n'est ni véritablement européenne, ni complètement unie.

Les institutions européennes sont là pour défendre les intérêts des possédants. Mais les Etats nationaux le sont tout autant et les travailleurs n'ont pas à choisir entre l'une ou l'autre de ces options, toutes deux faites par et pour la bourgeoisie. Le problème se pose à un tout autre niveau, celui de savoir si la bourgeoisie conservera le pouvoir ou si la classe ouvrière retrouvera confiance en ses propres forces et en sa capacité à prétendre à la direction de la société.

En plus de cinquante ans, la bourgeoisie a montré qu'elle était incapable, ne serait-ce qu'à l'échelle d'un bout de continent, de mener à bien la simple opération de rationalisation que représenterait l'Unification de l'Europe. C'est incompatible avec ses intérêts particuliers et avec le fonctionnement de son économie.

Ce n'est pas le cas pour la classe ouvrière. Elle a la capacité de débarrasser non seulement l'Europe mais le monde entier de frontières nationales devenues des cadres trop étroits pour une économie dont les échanges et la production sont mondialisés.

Aujourd'hui, le rapport de forces est défavorable à la classe ouvrière, en Europe comme partout, où c'est la bourgeoisie qui mène une guerre de classe d'autant plus féroce qu'elle cherche à préserver ses profits des retombées de la crise de son propre système. Et au niveau politique, la désorientation pèse également de tout son poids : des décennies de trahisons de la part de la social-démocratie d'abord, des staliniens ensuite, ont eu pour effet d'obscurcir les consciences et notamment d'occulter complètement l'idée que la seule issue possible pour les travailleurs, le seul moyen de s'émanciper pour les prolétaires est d'agir en tant qu'une seule et même classe ouvrière, aux intérêts communs, par-delà les frontières.

En 1914, Trotsky, dans un texte où il parlait des objectifs que le prolétariat devait se fixer alors qu'éclatait la première guerre mondiale, s'exprimait ainsi : « Pour le prolétariat européen, il ne s'agit pas de défendre la «Patrie» nationaliste qui est le principal frein au progrès économique. Il s'agit de créer une patrie bien plus grande : les Républiques des États-Unis d'Europe, première étape sur la voie qui doit mener aux États-Unis du monde. A l'impérialisme sans issue du capitalisme le prolétariat ne peut qu'opposer une organisation socialiste. Pour résoudre les problèmes insolubles posés par le capitalisme, le prolétariat doit employer ses méthodes : le grand changement social ».

Eh bien ce qui était vrai il y a un siècle, l'est encore plus aujourd'hui et de manière encore plus urgente ! Car entre temps, les contradictions de la société capitaliste ont conduit à deux guerres mondiales et à de profonds reculs économiques. Le développement capitaliste, même dans sa version de plus en plus sénile, à bout de souffle, en proie à une crise profonde à laquelle il ne trouve pas d'issue, a rendu la planète entière encore plus interdépendante, unifiée par les mêmes exploiteurs d'un continent à l'autre.

Dans ce cadre, les seules unions proposées par les gouvernements des principales puissances mondiales, de l'Union Européenne à l'Union Euro-Asiatique en passant par les multiples accords qui associent partiellement certaines parties du monde, sont des accords entre requins dont les intérêts sont à l'opposé de ceux de l'humanité.

La classe ouvrière est la seule classe sociale qui puisse mettre derrière ces mots « d'union » et de « coopération » un contenu véritable. L'économie capitaliste a développé les moyens de résoudre de nombreux problèmes qui se posent à l'humanité, sans pouvoir être réglés dans le cadre anarchique de la société capitaliste.

Libérée des chaînes de la production capitaliste, l'humanité pourrait mener une politique économique supérieure à celle de la bourgeoisie, forcément au-delà des cadres nationaux. La société pourrait utiliser la formidable capacité productive développée par l'industrie capitaliste, mettre en place une véritable libre circulation des produits, des informations et des hommes. Non pas dans les limites nécessaires aux profits privés de trusts bourgeois en concurrence entre eux, mais en fonction de la satisfaction des besoins de l'ensemble de l'humanité et dans le souci de rationaliser au mieux la production à l'échelle du globe, pour produire en quantité suffisante et sans gaspiller ni le travail humain, ni les ressources de la planète.

Ce programme, c'est le programme communiste, le programme politique que le prolétariat est le seul pouvoir défendre. Il ne peut se réaliser qu'à l'échelle de la planète et il est le seul à pouvoir offrir une alternative à la société capitaliste, empêtrée dans ses propres contradictions, qui nourrit la montée du nationalisme, du racisme, qui engendre la barbarie aux quatre coins de la planète et la généralisera demain si la crise de son économie ne trouve pas d'autre issue.

La campagne électorale européenne à venir nous donne l'occasion de réaffirmer notre internationalisme, notre conviction que la classe ouvrière, à l'échelle de l'Europe comme à l'échelle internationale, forme un tout, une seule et même classe sociale, porteuse de l'avenir de l'humanité et du monde.

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