La Chine : nouvelle superpuissance économique ou développement du sous-développement ?27/01/20062006Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2006/01/101.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

La Chine : nouvelle superpuissance économique ou développement du sous-développement ?

Cette semaine, il a été annoncé que la Chine était devenue la quatrième économie au monde, derrière les États-Unis, le Japon et l'Allemagne, mais devant la France et le Royaume-Uni. À entendre les médias et certains hommes politiques, la Chine serait le nouvel atelier du monde, « le géant du XXIe siècle ». Elle serait, nous dit-on, une nouvelle superpuissance, qui va détrôner les États-Unis et devenir, d'ici quelques décennies, la première puissance politique, économique et militaire au monde. Certains n'ont pas de mots assez enflammés pour en parler : « le géant s'est levé », le dragon chinois, disent-ils, se réveillerait de son « sommeil socialiste ». Il est vrai que le pays le plus peuplé de la planète, avec ses 1,3 milliard d'habitants, compte déjà dans l'économie internationale. Premier consommateur mondial de charbon, d'acier, de zinc, de ciment, de coton... premier producteur mondial de jouets, de textile, de montres, d'ordinateurs, de téléphones... la Chine est sans doute amenée à peser plus encore.

On voit sa main partout. Qu'une entreprise textile française ou, tout récemment, SEB mette des salariés à la porte, et c'est la faute aux importations chinoises. Qu'une multinationale licencie, et c'est pour délocaliser en Chine. Pour un peu, en France, la crise de l'économie et le chômage prendraient le visage aux yeux bridés de l'ouvrier chinois. Et quand Airbus vend ses avions à la Chine et promet, en échange, d'y installer une usine d'assemblage, c'est, prétendent-ils, le « transfert de technologie », la mort programmée de l'aéronautique européenne ! Sans parler des risques posés par la grippe aviaire chinoise, par la pollution chinoise, par la contrefaçon chinoise, etc.

Au final, il n'y a pas un journal, il n'y a pas une émission d'actualités qui n'évoque, pour s'en réjouir ou pour s'en effrayer, la montée en puissance de la Chine, ses taux de croissance à 10 % par an, la « déferlante » de ses exportations. Alors quelle est la réalité derrière cette entrée fracassante de la Chine sur la scène du capitalisme mondial, quels en sont les ressorts, mais aussi les freins ?

Et puis il y a une autre question. Ce pays dont on nous dit qu'il est la nouvelle puissance capitaliste, et dont on vante tant le dynamisme économique, cette « République populaire de Chine » continue de se dire communiste et de ne rien renier de ses origines « rouges », qui remontent à la prise du pouvoir par l'armée de Mao Zedong en 1949 et, au-delà, à un passé de guérilla révolutionnaire.

Nous sommes un des rares courants à n'avoir jamais considéré que la Chine fût socialiste ou communiste. Et le passage progressif d'aujourd'hui à l'économie de marché n'a rien d'une conversion aux vertus supposées du capitalisme : le pouvoir actuel n'a jamais eu pour programme et pour ambition politique de mettre fin au capitalisme mais seulement de se donner la possibilité d'un développement national. On ne peut comprendre ce qui se passe aujourd'hui en Chine si on ne sait pas quelles étaient les visées de la révolution maoïste, quels étaient les rapports du Parti communiste avec la bourgeoisie, quelle était la nature du régime qui s'est établi en 1949 et a duré depuis.

De la domination coloniale à la troisième révolution chinoise

La tutelle étrangère, la révolution de 1911 et le nationalisme chinois

Au début du XXe siècle, la Chine, pays grand comme dix-huit fois la France, comptant 450 millions d'habitants (soit le quart de la population mondiale), était encore, par bien des aspects, une société du Moyen Âge. Ses 350 millions de paysans vivaient dans un dénuement et une arriération extrêmes, et étaient sous la coupe de seigneurs féodaux qui avaient sur eux tous les droits. La Chine était un morceau de choix pour les puissances capitalistes et elle était passée sous leur domination : la France, les États-Unis, l'Allemagne, la Belgique, et surtout la Grande-Bretagne, avaient en quelque sorte colonisé les villes des grands fleuves et de la côte Est, comme Hong-Kong, Canton et Shanghai. Elles y faisaient du commerce, y avaient développé quelques industries, et s'imposaient au besoin grâce à une forte présence militaire. La Chine était sous tutelle. Dans ces villes de l'Est, une riche bourgeoisie commerçante avait partie liée avec le capital étranger : c'était une bourgeoisie « compradore » qui ne jouait aucun rôle dans le développement industriel du pays. D'un côté, sa prospérité dépendait de ses liens avec l'impérialisme. Mais de l'autre, elle souffrait de sa position subalterne, de l'humiliation causée par la tutelle coloniale.

Sur le plan politique, la Chine était encore un empire, et la dynastie régnante était incapable de promouvoir les réformes indispensables au développement du pays et était soumise aux puissances impérialistes.

Bien des intellectuels, des étudiants, regardaient avec envie vers l'Occident. Pour eux, ce qui était à l'ordre du jour, c'était de faire de la Chine un pays moderne et de la débarrasser de la domination étrangère. Ce fut notamment l'objectif affiché par les dirigeants d'une première révolution, en 1911 : l'Empire fut renversé et la République fut proclamée. Cependant, cette révolution n'aboutit qu'au partage du pays par ceux qu'on appelait les « seigneurs de la guerre », des chefs provinciaux qui régnaient sur une région à la manière dont, dans l'Europe du Moyen Âge, les seigneurs régnaient sur un fief et se combattaient. Ils contrôlaient les terres, les tronçons de chemin de fer, le matériel, enrôlaient les paysans, les rançonnaient. Dans les campagnes, la société demeurait féodale, et les villes de la côte étaient toujours sous la coupe des puissances étrangères. En fait, la révolution bourgeoise avait débuté en 1911, mais elle montra son impuissance avant même d'avoir commencé à réaliser son programme. D'une part, la bourgeoisie chinoise, liée par mille liens aux propriétaires fonciers, était incapable de reprendre à son compte la perspective d'une révolution agraire pourtant indispensable du point de vue de ses intérêts de classe ; elle était incapable de donner l'impulsion aux paysans pauvres, la majorité du pays, pour qu'ils se débarrassent de cette classe d'oppresseurs et prennent la terre. D'autre part, très dépendante du capital étranger, la bourgeoisie était impuissante à faire sortir le pays de la mise en coupe réglée par l'impérialisme.

Mais la société chinoise, maintenue dans des structures archaïques taraudées par la pénétration capitaliste, était lourde d'une révolution. En fait, 1911 ouvrit une longue période de guerres civiles et de révolution qui dura jusqu'en 1927. Le nationalisme se renforça, notamment dans les rangs de la petite bourgeoisie, des étudiants, des milieux cultivés. Un parti nationaliste bourgeois, le Kuomintang, avait été fondé en 1911 par Sun Yat-sen, sur la base de ces aspirations. Pendant la Première Guerre mondiale, l'économie chinoise fut dopée par les commandes occidentales. Quelque 200 000 ouvriers chinois allèrent travailler en Europe ; ils furent suivis par d'autres, et en revenaient souvent avec des idées neuves. En mai 1919, quand le traité de Versailles fut signé, les étudiants de Pékin manifestèrent violemment contre les cadeaux faits par les vainqueurs de la guerre à l'impérialisme japonais[[Notamment le contrôle sur la province du Shandong, ex-colonie allemande, qu'il abandonnera à la Chine en 1922. ]]. Cette contestation nouvelle ouvrait une période de remise en cause des traditions archaïques. Le Kuomintang attirait désormais à lui tous ceux qui luttaient contre la domination impérialiste et contre les exactions des seigneurs de guerre.

C'était seulement du côté de l'Union soviétique voisine que le jeune parti nationaliste Kuomintang pouvait espérer aide et soutien. En effet, la Révolution russe de 1917 proclamait le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Elle ne le faisait pas seulement dans une déclaration - comme le président américain Wilson - mais dans la pratique, en en faisant un aspect de son combat politique. L'URSS aidait matériellement, et même militairement, une force nationaliste comme le Kuomintang. Dans cette lutte contre l'impérialisme, les intérêts de l'URSS rejoignaient, dans une certaine mesure et de façon ponctuelle, ceux des nationalistes chinois. Mais cela n'en faisait pas des communistes, loin s'en faut.

Le parti communiste et la révolution de 1925-1927

Le parti communiste chinois (PCC), né en 1921, était l'enfant de la Révolution russe et de l'immense espoir qu'elle avait suscité. À ses origines, ce n'était qu'un petit groupe d'intellectuels. Mais il pouvait s'appuyer sur un mouvement ouvrier naissant. Dans ces villes où le capital étranger était présent, la classe ouvrière se développait. Il y avait environ deux millions d'ouvriers en 1922, surexploités, et qui se battaient. Le jeune PCC avait fait de son implantation dans les usines une priorité ; dans ce contexte de montée, il gagna rapidement plusieurs milliers d'ouvriers.

À ses débuts, le PCC voulait être le parti du prolétariat chinois. C'était la section chinoise de l'Internationale communiste (l'IC). Dans ses premières années, cette Internationale était réellement une direction révolutionnaire, qui avait conçu un programme d'indépendance politique pour les partis communistes dans les pays coloniaux du type de la Chine. Mais au milieu des années vingt, Lénine était mort, Trotsky était écarté de la direction soviétique, et l'IC subissait déjà le début de stalinisation que vivaient le parti communiste et l'État soviétiques. Un des aspects de cette évolution était la mise des sections de l'Internationale à la remorque de forces qui n'étaient pas communistes.

Certes, vu la situation de la Chine, les communistes avaient le devoir de participer à la lutte contre la domination impérialiste. Mais ils pouvaient le faire avec leur politique propre, avec leur organisation propre, en veillant toujours à préserver l'indépendance du prolétariat dans la révolution qui s'engageait. Car, inéluctablement, le Kuomintang, qui représentait les aspirations de la bourgeoisie chinoise, se retournerait contre le mouvement ouvrier. Or, peu après sa création, le PCC adhéra au Kuomintang, et surtout il lui subordonna complètement sa politique au point de s'y dissoudre. En cela, il fut encouragé, contraint même par les dirigeants de l'Internationale. Le PCC renonçait à tout ce qui aurait pu contrarier les dirigeants nationalistes. Il arrimait sa politique, ses troupes, son poids grandissant dans le prolétariat chinois, aux objectifs et aux manoeuvres des dirigeants du Kuomintang bourgeois. Autrement dit, pour reprendre les termes d'un délégué de l'Internationale, « les communistes [devaient] effectuer un travail de coolies [c'est-à-dire de porteurs] pour le Kuomintang ». Le PCC devenait l'aile extrême gauche de la bourgeoisie, il renonçait à défendre les intérêts propres du prolétariat.

Nous ne raconterons pas ici en détail la deuxième révolution chinoise, celle de 1925-1927. Ce fut une véritable explosion sociale et politique. La Chine est immense et cette réalité a de l'importance, car pendant toutes ces années de troubles et de révolution, plusieurs pouvoirs coexistèrent à l'intérieur de ce grand pays qui n'était unifié que sur les cartes des atlas. Seule une petite partie du Sud était, au départ, sous l'autorité du « gouvernement de Canton » qui se revendiquait de la révolution de 1911 et de l'héritage de Sun Yat-sen. L'expansion de ce pouvoir se fit à travers un mélange d'événements révolutionnaires mais aussi, et de plus en plus, de conquêtes militaires. Dans les villes du Sud et de la côte, les travailleurs étaient insurgés, ils s'organisaient, menaient des grèves longues et dures, et ne se décourageaient pas face aux massacres des forces de répression, souvent étrangères d'ailleurs. Les troupes de Tchang Kaï-chek se retournaient brutalement contre les travailleurs à qui le PC n'avait pas donné les moyens, ni politiques, ni organisationnels, de se défendre contre les alliés de la veille. L'armée du Kuomintang conquit progressivement tout le sud de la Chine, de Canton à Shanghai et au fleuve Yangtse. C'était une conquête militaire, menée par l'armée bâtie par le Kuomintang. Des soulèvements de paysans la précédaient. Mais l'espoir que cette armée vienne les aider à se libérer fut vite éteint. Loin d'être le bras de la révolution, l'armée du Kuomintang écrasa les soulèvements paysans.

Mais c'est dans les villes insurgées que se déroulèrent les combats décisifs. Effrayée par l'insurrection ouvrière, la bourgeoisie abandonna ses velléités d'anti-impérialisme et de combat contre les seigneurs de guerre. Le Kuomintang, réconcilié avec les puissances impérialistes, arriva au pouvoir sur des cadavres d'ouvriers. Des milliers de communistes, les meilleurs éléments du jeune prolétariat chinois, furent massacrés, brûlés vifs dans les chaudières des locomotives. Le Kuomintang avait utilisé le PCC, ses forces et son crédit et celui-ci avait mené ainsi les prolétaires chinois à l'abattoir.

Une fois au pouvoir, le Kuomintang ne toucha nullement aux rapports sociaux les plus arriérés. Pas question de libérer la paysannerie, pas question d'affranchir le pays de la tutelle étrangère. La deuxième révolution chinoise confirmait que la bourgeoisie était incapable de mener à bien les transformations qui étaient déjà à l'ordre du jour en 1911 - c'est-à-dire l'unification du pays, l'émancipation nationale, la réforme agraire. Il était de l'intérêt de cette bourgeoisie de s'affranchir de la pesante emprise des puissances impérialistes, mais elle était entièrement dépendante du capital étranger. Il était de son intérêt de mettre fin à la féodalité, mais elle était liée aux féodaux. Et puis elle craignait le prolétariat, bien plus qu'elle n'était déterminée à changer l'ordre ancien. Elle était incapable d'enfanter un parti susceptible de mener à bien une révolution bourgeoise, et le Kuomintang était la preuve vivante de cette incapacité.

Le régime de Tchang Kaï-chek et l'évolution du PCC après 1927

Après 1927, le Kuomintang et son chef Tchang Kaï-chek, qui avait succédé à Sun Yat-sen, étaient maintenant à la tête d'un régime militaire, réactionnaire, de parti unique, qui semait la terreur parmi ses opposants. Les caisses de l'État servaient à l'enrichissement permanent, infini, de la famille et des proches de Tchang Kaï-chek.

Quant aux communistes, ils avaient été largement décimés dans les principales villes. Mais il en demeurait des noyaux. Une partie significative des communistes restants se réfugia dans les campagnes, dans les montagnes même, au Kiangsi (Jiangxi), au sud-ouest de Shanghai. Ils y menèrent une guérilla et défièrent Tchang Kaï-chek pendant des années. En 1931, ils proclamèrent même une « République soviétique du Kiangsi », dont le siège était un minuscule village de montagne. En se coupant ainsi des villes, le PCC pouvait laisser l'impression qu'il se protégeait de la répression. Mais en même temps, il approfondissait sa coupure avec le prolétariat urbain. Au lieu de chercher à reconstruire une implantation dans la classe ouvrière, il bâtissait une armée paysanne, dirigée par des intellectuels de la petite bourgeoisie. La révolte des campagnes, la guérilla n'étaient pas des nouveautés - depuis des siècles, la Chine avait connu de telles entreprises, qui pouvaient prendre un caractère massif sans que les rapports sociaux en soient modifiés. Ce qui était nouveau, c'est que cette guérilla paysanne était dirigée par des communistes.

Dans un texte de 1932, tout en saluant les succès de cette guérilla contre les troupes du régime, Trotsky en critiquait précisément la nature et les objectifs. En arborant le drapeau communiste, en se nommant « armée rouge », écrivait-il, « les éléments dirigeants de la paysannerie révolutionnaire de Chine s'attribuent par avance une valeur politique et morale qui, en réalité, appartient aux ouvriers chinois ». Il ajoutait que la paysannerie - en raison même de sa position sociale, à l'écart des centres de pouvoir - ne pouvait suivre que la bourgeoisie ou le prolétariat, et que, coupés du prolétariat urbain, les intellectuels communistes défendaient en fait des intérêts socialement différents. La guérilla, disait Trotsky, préparait les bases d'un affrontement entre d'une part cette armée, paysanne par son contenu, et petite-bourgeoise par sa direction, et d'autre part les ouvriers. En fait, ce que Trotsky avait perçu en 1932 devait se confirmer au cours des vingt années qui suivirent.

Lorsque, en 1934, le régime du Kuomintang finit par organiser une grande offensive contre les communistes, une partie d'entre eux parvinrent à fuir, dans une « longue marche » d'un an et de quelque 8 000 km en direction du Nord, plus loin encore des centres industriels et commerciaux du pays. Ils y trouvèrent un refuge, dans la province du Shenxi (Shaanxi).

Ainsi, au milieu des années trente, le PCC n'était plus du tout un parti prolétarien, ni dans sa composition, ni surtout dans ses objectifs politiques. Sa base sociale, c'était maintenant la paysannerie, sous la direction de petits-bourgeois. L'Internationale, désormais dirigée par Staline, lui donna alors, en guise de programme, quelques objectifs qui restaient tous sur le terrain de la bourgeoisie : une réforme agraire, la fin de la corruption, une plus grande indépendance du pays, et la recherche d'alliances avec les forces politiques bourgeoises. C'est qu'en 1934, effrayé par l'arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne et la menace de guerre qu'elle représentait contre l'Union soviétique, Staline imposa à tous les partis communistes du monde une politique de front populaire, c'est-à-dire une politique qui subordonnait ces partis aux partis bourgeois de gauche et, par là, les intérêts du prolétariat à ceux de la bourgeoisie. La classe ouvrière allait payer cher cette politique, en France et surtout en Espagne. Pour reprendre le mot de Trotsky, l'Internationale stalinienne agissait comme « entremetteur » entre les partis communistes et leur propre bourgeoisie. À sa manière, le PCC était devenu le parti que la bourgeoisie chinoise n'avait jamais réussi à se donner : un parti de combattants, prêts à risquer leur vie pour mener à bien un programme bourgeois radical. Il remplissait le rôle d'un parti défendant de façon conséquente, de façon radicale, les intérêts historiques de la bourgeoisie, le rôle que le Kuomintang n'avait pas rempli. Et ce rôle, cette politique, la guerre avec le Japon les fit ressortir de la façon la plus nette.

De la guerre contre le Japon à la révolution dans les campagnes

Dès 1931, le Japon, qui lorgnait depuis longtemps sur la Chine, s'était lancé avec succès à l'assaut du nord-est du pays, la Mandchourie, une région riche en matières premières. Puis, en 1937, le Japon entreprit d'occuper tout le pays. Les troupes japonaises multipliaient les exactions : les viols, les pillages, les destructions. La Seconde Guerre mondiale avait commencé. Pendant les six années d'occupation de la Mandchourie, Tchang Kaï-chek refusa d'organiser la résistance à l'occupation nippone. Même à partir de 1937, quand il vit que les bases de son régime étaient menacées, il utilisa surtout ses forces contre les communistes. Pour Tchang Kaï-chek, « les Japonais [n'étaient qu']une maladie de peau tandis que les communistes [étaient] une maladie de coeur ».

Le PCC, lui, ne cessait de proposer au Kuomintang d'unir leurs forces dans la lutte contre les Japonais et il organisait la résistance dans le Nord. Quand, en 1945, le Japon s'effondra dans la guerre du Pacifique, le PCC et le régime du Kuomintang, massivement aidé par les États-Unis, se retrouvèrent face à face, en dépit des propositions répétées de Mao d'un accord avec Tchang Kaï-chek, que celui-ci refusa dédaigneusement. Le PC de Mao sortait grandi de son rôle dans la résistance contre le Japon. En 1945, il contrôlait une zone où vivaient 100 millions de Chinois, et il y avait bâti des institutions, un encadrement, une véritable armée d'un million d'hommes, en fait un appareil d'État[[L'« Armée de libération du peuple» passe en 8 ans de 6 000 hommes à 300 000 hommes, auxquels s'ajoute une milice de 800 000 personnes.]]. Cependant, ce n'est pas cet appareil qui le porta au pouvoir, mais quand les troupes japonaises se retirèrent, l'immense révolte qui éclata dans les campagnes contre ceux qui avaient collaboré - c'est-à-dire en premier lieu tous les seigneurs qui opprimaient les paysans depuis toujours. Le PC de Mao était embarrassé. Ses troupes avaient un comportement différent des bandes qui, depuis toujours, traversaient les villages en pillant et violant : les membres de l'armée de Mao, comme à leur habitude, payaient ce qu'ils prenaient, respectaient les paysans, s'intéressaient à leurs problèmes et ne rechignaient pas à les aider aux travaux des champs - du coup, ils étaient acceptés dans les campagnes. Mais si le PC allait dans le sens de la révolte, s'il accédait aux demandes des paysans, il pouvait perdre la sympathie de nombreux seigneurs anti-japonais qui étaient devenus chefs de gouvernement locaux et même régionaux pendant la guerre. Et c'était se heurter non seulement aux États-Unis qui soutenaient Tchang Kaï-chek, mais aussi à Staline, partisan de prolonger la Sainte alliance de la guerre et de l'après-guerre pour éviter la révolution. Mais, en même temps, soutenir l'assaut des troupes du Kuomintang, sans l'appui des paysans, c'était impossible. Après plusieurs mois d'hésitation, le PC choisit, en août 1946, de s'appuyer sur la révolte paysanne. C'était un choix politique, un choix réel, fait y compris contre ce que Moscou dictait.

Ce faisant, le PC se plaçait toujours sur le terrain de la bourgeoisie, mais de manière radicale, jacobine, c'est-à-dire en représentant ses intérêts historiques généraux, y compris contre la majorité des bourgeois. Mao fut en quelque sorte un Robespierre chinois, c'est-à-dire qu'il alla jusqu'au bout dans la défense des intérêts historiques de la bourgeoisie, bien au-delà de ce que les bourgeois eux-mêmes souhaitaient. Le Kuomintang était lié aux bourgeois, à leur avidité, à leur égoïsme, à leur course au profit à court terme, y compris au détriment des intérêts à plus long terme de leur propre classe. Le PCC, lui, était le représentant de ces intérêts à long terme de la bourgeoisie chinoise. Et aujourd'hui, il est en train de le prouver.

Mais à l'époque, dans les régions qu'il contrôlait, le PC prenait la tête de la révolte paysanne, les terres étaient partagées, et les seigneurs ne pouvaient pas résister. Et cette révolte générale allait porter le PCC au pouvoir.

Le PCC au pouvoir

Pour rallier la bourgeoisie chinoise qui, on l'a vu, était liée aux seigneurs des campagnes et était inquiète face à l'ampleur de la révolte paysanne, la direction maoïste fit un nouveau virage et, fin 1947, elle décida de mettre des limites au soulèvement. Elle ne parvint pas à rallier la bourgeoisie pour autant : même si la politique du PCC n'était pas communiste, il en gardait l'étiquette, la couleur, l'Internationale, la faucille et le marteau !

Les soutiens dont Tchang Kaï-chek disposait encore dans les villes l'abandonnaient ; son régime était corrompu, vermoulu, faisait le vide autour de lui. La bourgeoisie, comme les autres couches de la société, se faisait rançonner à un point insupportable. Des milliers d'étudiants, des centaines de professeurs étaient massacrés pour avoir ne serait-ce que manifesté derrière des slogans pacifistes. Du coup, des dizaines de milliers d'entre eux s'enfuirent et passèrent dans le camp communiste. Enfin, l'armée, qui était le dernier soutien du régime, s'effondra d'elle-même.

La conquête du pouvoir se fit alors sans encombres. En 1949, le PCC s'empara des grandes villes. Mais c'était souvent au milieu de la passivité des habitants, et après le départ du Kuomintang. Depuis la terrible répression de 1927-28, la classe ouvrière ne s'était pas relevée. Le PC qui comptait dans ses rangs deux tiers d'ouvriers en 1927, n'en comptait plus que 3 % en 1949. Dans tous les grands centres industriels, il s'était gardé de mobiliser la classe ouvrière, il ne l'avait pas armée. Mao appela même les travailleurs à « rester calmes » et à « continuer à travailler normalement ». Et les quelques centaines de trotskystes chinois, dont l'influence se limitait à des villes comme Shanghai, où ils cherchaient à organiser les ouvriers pour qu'ils défendent leurs intérêts propres, furent réprimés par le nouveau pouvoir. Dès le début de 1950, plusieurs d'entre eux furent arrêtés et exécutés ; ensuite, en décembre 1952, la police secrète du PCC lança une rafle nationale, fit arrêter l'ensemble des militants trotskystes, de leurs sympathisants, et même nombre de leurs parents. En revanche, ceux qui avaient réprimé la révolution de 1925-27, des généraux du Kuomintang, étaient intégrés à la direction de l'armée de Mao. La police politique de Tchang Kaï-chek, qui avait traqué pendant plus de vingt ans les militants communistes avec une férocité inouïe, et en tout quelque dix millions de fonctionnaires de l'ancien régime devinrent ceux du nouveau pouvoir. Loin d'être brisé, l'ancien appareil d'État était fusionné avec le PCC.

Cependant, le soulèvement des campagnes avait, dans certaines régions, bouleversé les rapports sociaux. La révolution chinoise a d'abord été l'oeuvre de l'énergie, de la révolte de dizaines de millions de paysans qui voulaient s'affranchir de l'exploitation féroce qui pesait sur eux depuis des millénaires. Là où elle a éclaté, l'insurrection paysanne a liquidé les vestiges féodaux de la vieille société chinoise. Le régime maoïste a également unifié le pays. En cela, c'était une révolution. Mais la révolte paysanne n'était pas dirigée par la classe ouvrière, qui n'a joué aucun rôle, et cette révolution chinoise de 1949 n'était pas prolétarienne.

Le régime maoïste

L'impérialisme met la Chine sous embargo

Le régime maoïste n'a pas été reconnu par l'impérialisme. La politique des États-Unis était dominée par la volonté d'empêcher toute extension de la sphère d'influence de l'URSS. La guerre de Corée qui éclata en 1950, l'intervention de l'armée américaine sous l'égide de l'ONU, étaient une première concrétisation de cette politique. Les États-Unis instaurèrent un embargo économique contre la Chine. À l'ONU, le siège de la Chine fut occupé par Taiwan, qui comptait huit millions d'habitants, et non par la République populaire, qui en comptait 500 millions ; et cela dura plus de 20 ans.

Ainsi, l'isolement international de la Chine ne résultait pas d'un choix du régime ; il lui fut imposé par l'impérialisme. Cet isolement n'était pas que politique, il impliquait que, ne pouvant que très peu vendre et acheter sur le marché mondial, la Chine devait trouver l'essentiel de ses ressources dans ses limites nationales. Certes, pour les utiliser au mieux, il fallait à ce pays économiquement arriéré un contrôle sévère du commerce extérieur. Mais l'impérialisme lui a imposé bien plus : une quasi-autarcie.

Les premières années et la nature sociale du régime maoïste

Dans un premier temps, le régime chercha à s'appuyer sur le secteur privé, sur la bourgeoisie dite « nationale ». Pourtant, dès que la défaite du Kuomintang s'était profilée, de nombreux capitalistes, effrayés par la perspective de la victoire de troupes se réclamant du « communisme », avaient transféré leurs richesses, y compris des machines et autres équipements industriels, vers Hong-Kong, l'enclave du Sud sous souveraineté britannique, ou vers l'île de Taiwan. Ces bourgeois laissaient souvent sur place un membre de la famille pour représenter leurs intérêts.

C'était une des grandes différences avec la révolution russe. En Russie, il y avait eu une mobilisation révolutionnaire de la classe ouvrière qui avait exproprié la bourgeoisie ; en Chine, on avait seulement demandé au prolétariat d'applaudir, en spectateur passif, l'entrée dans les villes de l'armée maoïste. Le PCC entendait s'appuyer sur la bourgeoisie. Il valorisait les capitalistes « nationaux patriotes », combattait « les camarades qui, en dépit du bon sens, veulent s'attaquer à la bourgeoisie », et condamnait « les instincts destructeurs d'un prolétariat de hooligans ». Les actionnaires des entreprises, qui étaient alors presque toutes privées, touchaient des dividendes, fixés par règlement à 8 % ; et le régime cherchait, parfois avec succès, à convaincre des entrepreneurs qui étaient partis de revenir. Le problème principal venait des capitalistes eux-mêmes : ils fraudaient le fisc à grande échelle, sabotaient les commandes d'État en livrant au régime des marchandises de pacotille, ou encore revendaient les matériaux que l'État leur avait fournis pour des commandes publiques. Et ils versaient des pots-de-vin à tous ceux dont la complicité était nécessaire. Bref, la bourgeoisie se comportait comme sous Tchang Kaï-chek. Cela menaçait les fondements du nouveau pouvoir et rendait de toute façon impossible tout développement national digne de ce nom.

C'est ainsi que le régime, qui voulait sortir le pays du sous-développement, fut amené à nationaliser, à racheter en fait, en 1955, soit six ans après la prise du pouvoir, les entreprises industrielles et commerciales. Il ne rencontra guère de résistance : une loi prévoyait le versement d'indemnités et de dividendes (5 % du capital investi) aux anciens propriétaires. La conduite des entreprises nationalisées leur était souvent confiée ; et ceux-ci étaient élevés au rang de « capitalistes nationaux patriotes qui empruntent courageusement la voie du socialisme ». Les capitalistes gardaient une aisance matérielle exceptionnelle dans ce pays pauvre. Dans ses mémoires, la fille d'un grand propriétaire foncier raconte qu'au début des années soixante, elle continue à vivre à Shanghai dans la demeure familiale, pleine d'argenterie et de porcelaines anciennes, de livres et de journaux anglais, et où elle est toujours servie par ses anciens domestiques. Après des études, sa fille est devenue actrice de cinéma et se détend en jouant des Nocturnes de Chopin et en s'amusant avec son chat persan (alors que les animaux de compagnie étaient interdits). Cela n'avait rien d'exceptionnel.

Pendant plus de vingt ans, c'est l'État qui a dirigé l'essentiel de l'activité économique. Mais cela n'en faisait pas pour autant un État socialiste, ou un État ouvrier, contrairement à ce qu'affirmaient alors bien des militants d'extrême gauche, maoïstes, mais également trotskystes. Dans un pays capitaliste comme la France, des pans entiers de l'économie étaient, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, sous contrôle étatique, de l'électricité et du gaz aux charbonnages, des transports ferroviaires à l'aéronautique, en passant par Renault, la SNECMA et l'industrie militaire, sans compter les grandes banques de dépôt, etc. La France de De Gaulle était-elle pour autant socialiste ? Non, bien sûr. Mais les nationalisations permettaient que l'État réalise des investissements, une modernisation, que des capitalistes ne pouvaient pas ou ne voulaient pas mener individuellement, mais qui servaient la bourgeoisie dans son ensemble. La grande différence entre le régime maoïste et celui de Tchang Kaï-chek, c'était que celui du Kuomintang était physiquement lié à la bourgeoisie dont il servait les égoïsmes à courte vue, tandis que celui de Mao avait les moyens d'agir en fonction d'intérêts plus généraux. L'étatisation réalisée sous Mao ne tenait donc pas à la nature prétendument socialiste du régime ; elle s'était imposée comme une nécessité incontournable pour le développement du pays.

Un certain développement économique et social

La collectivisation des terres, également dans les années cinquante, a procédé de la même logique. La réforme agraire avait entraîné un morcellement extrême de la propriété, et la collectivisation avait pour but de résoudre les difficultés que cela créait, comme la faible mécanisation des campagnes, ou encore le fait que les paysans consommaient l'ensemble de leur récolte, ce qui limitait les quantités de grain commercialisées. La collectivisation se fit d'abord progressivement, puis de manière plus brutale, au milieu des années cinquante, alors que l'État ne parvenait pas à rallier les paysans riches. Et pour développer l'industrie, l'État augmentait les prélèvements sur les paysans.

Et le développement économique fut réel, malgré le recours à des plans insensés, comme le « Grand bond en avant ». Décrété en 1957, celui-ci consistait à militariser la production et à créer de véritables armées de travail forcé, chargées de creuser des canaux, de construire des digues, etc. Le régime décréta que les campagnes devaient parvenir à l'autosuffisance industrielle, et chaque village devait avoir son petit haut-fourneau. La paysannerie était mobilisée pour procurer le combustible nécessaire à ces 900 000 hauts-fourneaux. Le métal obtenu - parfois en fondant les casseroles et tous les objets métalliques utiles du village[[On le voit dans le livre Vivre ! de Yu Hua (Livre de poche, 1994) ainsi que dans le film du même nom, de Zhang Yimou (1994). ]] - était de si mauvaise qualité qu'il était souvent inutilisable. Mais, en outre, les paysans ainsi mobilisés ne pouvaient faire la récolte. Et la famine qui en résulta fit de 15 à 30 millions de morts en deux ans.

Des « Cent fleurs » à la « Révolution culturelle »

En poursuivant cet objectif de développement du pays, le régime maoïste était prêt à user de la force et de la violence à grande échelle. C'était une dictature. Lorsque, dans la population, les aspirations à plus de liberté, à un niveau de vie un peu meilleur s'exprimaient, la répression sauvage, seul garant du contrôle du pouvoir, n'était jamais bien loin. Par exemple, en 1957, le pouvoir permit une certaine liberté d'expression, au cours d'une campagne intitulée : « Que cent fleurs s'épanouissent ». Des intellectuels et des étudiants s'emparèrent de l'occasion pour exprimer des revendications démocratiques, mais des travailleurs protestèrent également contre les privilèges des cadres et la dégradation de leurs conditions de travail : l'extension du salaire aux pièces, l'allongement de la durée de l'apprentissage et des bas salaires qui l'accompagnent, le développement du travail précaire (à la journée, ou pour quelques semaines). Cette contestation ouvrière ne passait pas par les syndicats, entièrement à la solde du régime, et dont on disait qu'ils étaient « les langues de l'administration et les queues de la bureaucratie ». Face à cette vague de critiques, le régime fit volte-face et envoya des centaines de milliers de personnes à la campagne ou en camps de rééducation, quand ce n'était pas devant le peloton d'exécution.

La répression la plus brutale qu'a organisée le pouvoir est sans doute la « Révolution culturelle » de 1966-68. Officiellement, il s'agissait de lutter contre « ceux qui ont pris la voie capitaliste » et d'éliminer les « Quatre Vieilleries » (vieilles idées, vieille culture, vieilles coutumes, vieilles habitudes). En réalité, la mobilisation violente, par le régime, et souvent encadrée par les rejetons des cadres dirigeants, de dizaines de millions d'étudiants, de collégiens, les fameux « Gardes rouges », ne s'exerçait pas seulement, ni principalement, contre les « capitalistes nationaux » que le régime glorifiait auparavant ; elle ne visait pas que ceux qui avaient des « souliers à bout pointu » ou des « cheveux brillantinés ». En fait, cette mobilisation visait à l'encadrement, à la mise au pas de toute la population. Après quinze ans de dictature, de privations, de mobilisation pour les objectifs de développement du régime, de difficultés en raison de l'embargo et de la pression de l'impérialisme, des mécontentements s'exprimaient. De nombreux ouvriers avaient saisi l'occasion pour entrer en grève contre leurs conditions de travail, contre leur directeur, contre tel ou tel privilège. Eh bien, la mobilisation des Gardes rouges, suscitée et contrôlée par le pouvoir, visait précisément à écraser dans l'oeuf toute contestation, et notamment toute contestation sociale. Une pression était exercée sur l'ensemble de la population, et notamment sur la classe ouvrière. Il s'agissait en fait d'une répression pure et simple.

Les débordements, le caractère parfois incontrôlable des Gardes rouges eux-mêmes conduisirent le régime à envoyer ensuite près de vingt millions de ces jeunes à la campagne, mettant un terme, en 1968, à la « Révolution culturelle ». Celle-ci n'avait rien eu de culturel, et encore moins de révolutionnaire, bien sûr. Elle fit sans doute plusieurs centaines de milliers de victimes.

Le régime maoïste dans une impasse

La révolution culturelle témoignait de l'impasse dans laquelle se trouvait le régime. Mis au ban du marché mondial par l'impérialisme, il avait cherché en son sein les ressources propres à un développement national. D'un certain côté, il était parvenu à un niveau bien supérieur à celui que connaissaient d'autres pays du tiers-monde qui s'étaient affranchis de la tutelle coloniale. L'étatisme avait permis des progrès importants. Certes, la population vivait pauvrement. Mais l'agriculture avait connu une certaine modernisation qui avait permis d'augmenter la production et les rendements. L'industrie s'était développée, avec une croissance moyenne de 9 % par an. Dans les domaines de l'emploi, du logement, de la santé, de l'éducation, des progrès considérables avaient été réalisés sous la houlette de l'État, qui maintenait un certain égalitarisme. Alors qu'en 1949, seulement 20 % des Chinois savaient lire et écrire, la proportion est passée à plus de 75 % en 1978. Alors que l'espérance de vie était de 38 ans en 1945, elle était passée à 64 ans en 1978, un chiffre alors plus proche de ceux des pays développés que de ceux du tiers monde.

Bref, contrairement à ce que répètent les commentateurs occidentaux, l'étatisme n'avait pas freiné le développement de la Chine, il l'avait permis. On peut comparer, par exemple, la Chine à l'Inde, qui, comme elle, est un grand pays d'Asie, et qui avait obtenu son indépendance au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Même si, à la différence de la Chine, l'Inde pouvait recourir aux emprunts internationaux et vendre à l'étranger, elle demeurait un pays moins développé encore, marqué par l'arriération, les castes, la misère noire. Le revenu par habitant y était inférieur d'un tiers à celui de la Chine ; la population y était moins alphabétisée, et elle n'avait souvent même pas accès au logement. En fait, l'intégration au marché mondial s'était traduite par un pillage de ses ressources auquel, précisément, la Chine avait échappé.

Mais d'un autre côté, les résultats des efforts chinois d'industrialisation et de développement demeuraient bien en deçà des objectifs. Le pays restait pauvre. Il n'était même pas sorti du sous-développement. Et bien sûr, contrairement à ce que le régime avait affirmé, il n'avait pas rattrapé la Grande-Bretagne en quinze ans L'isolement du marché mondial l'empêchait de bénéficier de la division internationale du travail, et certaines productions demandaient dix fois, vingt fois plus de travail que si la Chine les avait achetées à l'étranger. En outre, le risque permanent de guerre, entretenu par les États-Unis via Taiwan, obligeait l'État chinois à procéder à des dépenses militaires considérables, grevant d'autant le développement économique. Échapper au pillage impérialiste et étatiser l'économie avaient permis à la Chine des progrès importants. Mais elle était condamnée à ne connaître qu'un développement limité et une forme d'autarcie, au prix d'efforts qu'il devenait de plus en plus difficile de faire accepter à la population.

Le retour progressif à l'économie de marché

Les États-Unis assouplissent leur attitude

C'est là-dessus qu'au début des années soixante-dix, l'étau mis en place vingt ans auparavant par l'impérialisme américain s'est desserré. Ce tournant a eu lieu du vivant de Mao. Il était le fait des États-Unis. La Chine n'avait pas cédé devant le blocus, le régime maoïste ne s'était pas effondré. Mais les États-Unis étaient confrontés à un autre problème : depuis des années, ils menaient la guerre au Vietnam et étaient incapables de l'emporter. Cette guerre coûtait cher et, au fil du temps, soulevait de plus en plus de contestation à l'intérieur même des États-Unis, à une époque où les dirigeants américains étaient également confrontés à un puissant mouvement noir. Ces dirigeants ont fini par se convaincre de la nécessité de se dégager du bourbier vietnamien. Mais, dans une région soumise à de fortes tensions sociales et politiques, ils ne voulaient pas que cela encourage d'autres peuples à s'opposer aux États-Unis. Pour éviter que la chute du régime vietnamien proaméricain en entraîne d'autres par un effet de dominos, il fallait s'entendre avec la Chine et en faire un facteur de stabilisation. À partir de 1969, les États-Unis assouplirent un peu les relations et, en 1971, la Chine occupa à l'ONU le siège auparavant attribué à Taiwan. Et c'est un président américain des plus réactionnaires, des plus anticommunistes, Richard Nixon, qui but la potion amère, rendit visite à Mao en 1972 et rétablit les relations diplomatiques. En 1979, ce rétablissement fut officialisé.

Ce n'était pas le régime chinois qui fit ce tournant, pour la simple raison que ce n'était pas lui qui avait fait le choix de la rupture avec les États-Unis, mais l'inverse. Cependant, cette ouverture, qui signifiait également la fin de l'embargo économique, lui permettait d'utiliser enfin les possibilités offertes par le marché mondial. Les cercles dirigeants prirent, à la fin des années soixante-dix, le tournant d'un certain retour à l'économie de marché. « Peu importe que le chat soit noir ou blanc, l'essentiel est qu'il attrape les souris », disait Deng Xiaoping, pour justifier l'ouverture au secteur privé de l'économie. Deng, le nouveau dirigeant, était un vétéran de la Longue marche, qui avait été mis sur la touche pendant la Révolution culturelle, et qui s'était imposé en 1978 après la mort de Mao.

L'ouverture économique

Cette ouverture économique, qui se poursuit depuis un quart de siècle, a été très progressive. Le premier secteur transformé a été l'agriculture. On l'a vu, celle-ci avait été collectivisée dans les années cinquante. Entre 1978 et 1984, elle fut décollectivisée. D'abord, la surface des petits lopins privés a été accrue à 15 % des terres agricoles contre 5 % auparavant. Ensuite, les terres, jusque là cultivées collectivement par les unités villageoises, ont été attribuées par contrat aux paysans. C'était le retour à l'exploitation familiale, chaque famille disposant désormais du produit de sa vente. Puis, le droit de sous-louer des terres, d'embaucher de la main-d'oeuvre, de posséder du gros matériel agricole, la possibilité de vendre les baux aux enchères a permis à une couche de paysans de s'enrichir et de concentrer des terres. Les paysans ont pu se livrer à des activités commerciales ou industrielles, ce qui a abouti à un essor important de toutes sortes de petites entreprises dans les campagnes.

Dans les villes, afin d'attirer les capitaux, le pouvoir a commencé par créer en 1979 des « zones économiques spéciales » (ZES) au sud du pays, des zones franches où l'État mettait des terrains, des infrastructures, etc., à la disposition des investisseurs étrangers. Ces zones ont été un succès - une d'entre elles, Shenzhen, est passée en 25 ans de 30 000 à dix millions d'habitants. Le gouvernement en a créé d'autres en 1984, avant de permettre aux entreprises occidentales de s'installer un peu partout sur la côte Est et les deltas du pays, notamment dans des villes comme Shanghai. Les prix ont été libérés, et les entreprises, même publiques, ont bénéficié d'une certaine autonomie. À partir de 1992, ce retour au marché a connu un nouvel élan. Le régime s'ouvrait, et un nombre croissant d'entreprises chinoises ont été autorisées à commercer avec l'extérieur, et les étrangers à investir en Chine.

Qui pouvait servir d'intermédiaire ? Tout naturellement, la bourgeoisie chinoise elle-même. On l'a vu, une bonne partie des fortunes accumulées avant 1949 s'étaient réfugiées à Hong-Kong ou à Taiwan, parfois en laissant un rejeton en Chine même. Ces familles furent, naturellement, celles qui profitèrent des nouvelles possibilités qu'offrait le régime.

Un exemple : en octobre dernier, dans les rubriques nécrologiques de certains journaux, figurait un dénommé Rong Yiren, présenté comme un ancien « capitaliste rouge n°1 », et dont le parcours est significatif. À sa mort, le régime l'a salué comme un « grand combattant du patriotisme et du communisme ». En fait, sa famille, des bourgeois du textile et de la farine, avait fui à Hong-Kong en 1949 mais laissé sur place le jeune Yiren pour gérer au mieux ce qui restait de l'entreprise familiale. Yiren, lui, ne restait pas pour l'argent, bien sûr, mais, comme il disait, « pour aider le pays à sortir de la pauvreté ». Au début des années cinquante, l'ensemble de ses usines employait quelque 80 000 personnes. En 1956, lors de la nationalisation, il reçut douze millions de dollars d'indemnités, une somme rondelette pour l'époque, et fut nommé maire-adjoint de Shanghai, avant de devenir vice-ministre à l'industrie textile. Il fut écarté pendant les années de la Révolution culturelle qui furent, disait-il, pour lui « des années de loisir ». Puis, à partir de 1979, revenu en grâce, il devint le patron d'un empire tentaculaire, une immense entreprise financière, la CITIC, qui en fit l'homme le plus riche de Chine, avec quelque deux milliards de dollars. Accessoirement, il avait été vice-président de la République populaire de 1993 à 1998, le tout sans avoir jamais appartenu au Parti communiste. Bref, Rong Yiren incarnait les liens du régime maoïste avec la bourgeoisie chinoise.

Ce sont ces liens qui expliquent la place occupée dans les investissements en Chine par des capitaux chinois qui reviennent d'ailleurs. Une partie de l'argent investi de « l'étranger » provient en fait de fortunes qui avaient été faites auparavant par des bourgeois chinois, qui ont prospéré pendant quarante ou cinquante ans hors des frontières du pays, et qui étaient à l'affût d'affaires commerciales et de placements juteux en Chine même. Aujourd'hui encore, 61 % des investissements étrangers en Chine viennent d'Asie du Sud-Est, dont un tiers de Hong-Kong seulement, ce qui signifie clairement qu'il s'agit de la diaspora de la bourgeoisie chinoise. Sans oublier qu'au fil du temps, il y a des capitaux provenant de Chine même qui y retournent, après un détour par un paradis fiscal afin de bénéficier des avantages fiscaux accordés aux capitaux étrangers. Au point qu'en 2003 par exemple, les Iles Vierges[[Dans les Antilles, 20 000 habitants. ]] ont investi en Chine dix fois plus que la France, plus même que les États-Unis !

À partir de 1996, les entreprises d'État, puis les organismes publics, ont été progressivement autorisés à licencier. C'était le début d'une privatisation graduelle de l'ensemble de l'appareil industriel. Ainsi, depuis 1998, plus de la moitié des grandes entreprises d'État ont été transformées en sociétés par actions. En 2001, l'adhésion de la Chine à l'Organisation mondiale du commerce a consacré son intégration au marché mondial. Il est pourtant difficile de savoir quelle est la part de l'économie qui a effectivement été privatisée : les chiffres officiels disent que le secteur privé représentait 63 % en 2004. Mais une bonne part des entreprises publiques qui ont été transformées en sociétés par actions restent majoritairement contrôlées par l'État ; 60 % du capital des entreprises cotées en Bourse seraient détenu par l'État ou par des investisseurs institutionnels et sur les quinze plus grandes entreprises chinoises, quatorze sont contrôlées par l'État. Ce n'est cependant pas une spécialité chinoise : rappelons qu'avant les vagues de privatisations de Balladur-Juppé, puis de Jospin, puis de Raffarin-Villepin, de nombreuses très grandes entreprises du secteur dit marchand comprenaient, en France aussi, une importante participation de l'État.

Une croissance miracle ?

Ce retour au marché s'est accompagné de la croissance de l'économie qu'on vante ici comme le fondement même du « miracle » chinois. Depuis 1979, cette croissance tournerait à une moyenne de 9 % par an. Il y a 25 ans, la Chine pesait 1,5 % des échanges mondiaux, elle en représente aujourd'hui 6 %. Elle produit 85 % des tracteurs fabriqués dans le monde, 75 % des montres, 70 % des jouets, bicyclettes et lecteurs de DVD, 60 % des appareils photo numériques, 50 % des ordinateurs portables, 30 % des téléviseurs et des lave-linge, etc. Elle achète plus du tiers du charbon, du coton, de l'acier et du ciment consommés chaque année sur la planète. Et, nous dit-on encore, en 2020 elle rattrapera le Japon, et en 2040 ou 2050, elle dépassera la puissance économique américaine. Que cet immense pays joue un rôle dans l'économie mondiale n'a rien de très surprenant. Mais bien qu'en hausse, le poids global de la Chine demeure faible en termes relatifs. Avec plus de 20 % de la population de la planète, elle représente moins de 5 % de la production mondiale. Pour les États-Unis, c'est l'inverse : 5 % de la population, et plus de 20 % de la production mondiale. On l'a dit, la Chine se situerait par son PIB total, au quatrième rang mondial, juste devant le Royaume-Uni ou la France, qui comptent vingt fois moins d'habitants.

Les commentateurs répètent que les statistiques chinoises sont fausses. C'est vraisemblable. Ainsi, la Chine vient de réévaluer de 17 % son PIB. Mais est-ce plus fiable ? Dans le passé, les statistiques chinoises, à l'exemple de celles de l'URSS, ne comptaient pas comme production réelle l'activité des services. Pour plaire au monde occidental, elles les comptent désormais, ce qui explique cette correction substantielle. Du coup, l'augmentation du prix des assurances, l'envolée des prix liés à la spéculation immobilière qui fait rage dans les grandes villes, toutes les augmentations de prix liées à la multiplication des intermédiaires et aux taxes de toutes sortes sont désormais comptabilisées comme une augmentation des richesses du pays ! C'est dire que la croissance du fameux PIB est une notion particulièrement trompeuse, aussi bien en Chine que dans les pays occidentaux.

Il y a une croissance qui a été un « miracle », un vrai : celle de la bourgeoisie et de sa richesse. Depuis 25 ans, la bourgeoisie chinoise se développe rapidement et sa soif de profits peut s'exprimer plus librement. C'est pour elle un des grands acquis du retour du marché. Mais le pendant de ce rétablissement, ce sont la dégradation des conditions d'existence des milieux populaires et l'aggravation brutale des inégalités.

La montée des inégalités

Les inégalités n'avaient pas disparu sous le régime maoïste. Les privilégiés - issus de l'ancienne bourgeoisie, mais également des cercles du nouveau pouvoir - vivaient déjà dans des quartiers réservés, avec leurs écoles, leurs magasins spéciaux, leurs voitures. Mais quoique pauvre, l'ensemble de la population pouvait compter sur une certaine protection de l'État, dans les domaines de la santé, de l'éducation, de la retraite, voire de l'emploi. Aujourd'hui, toutes les protections volent en éclats les unes après les autres, et ce qu'on appelait « le bol de riz en fer » - c'est-à-dire un emploi stable et une protection sociale - est remplacé par le « bol de riz en terre », voire par le « bol de riz cassé ». Et les inégalités de toute sorte augmentent en flèche. Officiellement, les 10 % les plus pauvres ne se partagent que 1,4 % de la richesse du pays, tandis que les 10 % les plus riches en concentrent 45 %.

L'enrichissement de la bourgeoisie

En effet, d'un côté, une petite partie de la population, les bourgeois, les affairistes, se sont rapidement enrichis et multipliés. « S'enrichir est glorieux », leur disait Deng Xiaoping. Aujourd'hui, soixante millions de Chinois auraient un revenu supérieur à 1 400 euros par mois, ce qui leur permet d'avoir une voiture, de faire leurs courses chez Carrefour et, pour certains privilégiés, de jouer au golf, de s'habiller à l'occidentale, voire de voyager à l'étranger. Une dizaine de millions de Chinois ont des revenus comparables à la bourgeoisie moyenne d'Occident - dont ils singent le goût pour les voitures de luxe, les montres et les parfums de marque, la haute couture. 300 000 d'entre eux sont même millionnaires en dollars.

On l'a vu, très souvent, ces privilégiés sont d'anciens capitalistes de la Chine d'avant Mao, ou leurs descendants, qui se sont livrés à la curée. Et puis, parmi les nouveaux riches chinois, il y a aussi les dignitaires du régime, qui bâtissent leur fortune lors des privatisations, par le développement d'entreprises capitalistes, mais aussi par des vols de la propriété publique. La corruption est générale. La presse chinoise elle-même se fait régulièrement l'écho de toutes les façons dont les directeurs d'usine, les hauts fonctionnaires, les responsables locaux s'enrichissent sur le dos de la population : des usines sont liquidées en raison des détournements de fonds publics, des terres cultivées sont vendues contre des pots-de-vin, des cours d'eau vitaux sont pollués, sans parler de la corruption au quotidien, où les fonctionnaires vendent tout un tas de documents administratifs, jusqu'aux certificats de stérilisation.

Une affaire a fait particulièrement scandale, qui illustre la cupidité de certains responsables provinciaux et le peu de cas qu'ils font de la vie même des gens : un trafic de sang dans la province du Henan, au milieu des années quatre-vingt-dix. Dans le cadre d'une campagne dont le slogan était « Donner son sang est glorieux », les paysans vendaient leur sang dans des conditions d'hygiène déplorables. Puis, les responsables, bien que conscients des risques encourus, séparaient le plasma des globules blancs et des plaquettes dans une centrifugeuse où tous les dons du même groupe sanguin étaient mélangés. Le plasma était vendu avec profit à des groupes étrangers faisant commerce des produits sanguins. Enfin, le sang délesté du plasma était réinjecté dans les veines des donneurs, pour les empêcher de s'affaiblir. Ainsi, 300 000 à 700 000 habitants ont été contaminés par le virus du Sida. Ce scandale illustre aussi la misère dans laquelle se débat la population des campagnes : pour quatre euros le don, les donneurs vendaient leur sang vingt à trente fois par mois.

La pauvreté dans les campagnes

Car les couches sociales qui se sont enrichies ces vingt dernières années ne constituent qu'une toute petite minorité. Les soixante millions de Chinois qui gagnent plus de 20 000 dollars par an ne représentent jamais que 4 % de la population. Et le pendant de cet enrichissement, c'est la pauvreté du plus grand nombre. La Banque mondiale se félicite que 170 millions de Chinois soient sortis de la pauvreté en dix ans - cela signifie seulement qu'ils ont plus d'un dollar par jour pour vivre - soit 0,8 euro. Mais il resterait encore plus de 160 millions de personnes en dessous de ce seuil. Et près de la moitié de la population vit avec moins de deux dollars par jour. La plupart sont dans les campagnes.

Bien sûr, sous Mao, les paysans chinois ne roulaient pas sur l'or. Mais tant qu'ils avaient la terre, ils pouvaient espérer en vivre. Aujourd'hui, la terre est devenue un objet d'enrichissement, de spéculation - certains en accumulent, tandis que d'autres en sont privés. La majeure partie des ruraux, soit près de la moitié de la population chinoise, quelque 600 millions d'habitants, vivent de l'agriculture. Ou plutôt en survivent : aujourd'hui, chaque foyer paysan exploite en moyenne 0,65 hectare de terre arable, soit la taille d'un grand jardin, et il s'agit d'une moyenne ! Il y aurait 60 à 80 millions de paysans sans terres, et plus d'un quart de la population rurale serait sous-employée. D'où la migration incessante vers les villes. Et ce flot n'est pas près de se tarir, car le fossé entre villes et campagnes se creuse : en 1984, le revenu rural par habitant représentait 60 % du revenu urbain ; aujourd'hui, il n'en vaut plus que 30 %, soit 260 euros en moyenne par an, contre 850 dans les villes. Et encore ces moyennes dissimulent-elles des inégalités croissantes, considérables : à Shanghai, la vitrine de la Chine contemporaine et développée, le revenu annuel moyen n'est guère supérieur à 5 000 dollars ; mais dans une province rurale comme l'Anhui, les 63 millions d'habitants vivent avec un revenu par tête sept fois moindre. Et dans certaines provinces rurales pauvres, il est encore inférieur de moitié.

La dégradation des services publics

Les inégalités sont encore renforcées par la dégradation des services publics. Nombre d'entre eux sont, en effet, partiellement privatisés, à l'exemple de l'éducation et des infrastructures médicales.

Éducation

Jusqu'aux réformes engagées il y a 25 ans, l'enfant bénéficiait d'une protection de fait : travail interdit, école et soins gratuits. Aujourd'hui, dans les régions les plus pauvres, un enfant sur cinq quitte l'école avant la fin du primaire, à 12 ans. Le système éducatif, qui fut relativement égalitaire, a été réformé en 1986, et repose désormais sur les districts. Quoique théoriquement interdits, les frais de scolarité ont été multipliés par quinze en moyenne : les écoles font payer les parents pour les droits d'inscription, les tenues, les manuels, les repas, le thé, le transport, les examens - cela représenterait maintenant 45 % des dépenses totales d'éducation, alors qu'avant presque tout était financé par l'État. En ville, les couches aisées peuvent payer une scolarité de qualité à leur progéniture. Dans les campagnes, l'enseignement, même de base, devient un luxe, sans parler du secondaire. En moyenne, seulement un enfant sur deux va au collège (12 à 15 ans), et un sur dix va au lycée (15 à 18 ans). Et dans les régions les plus pauvres, les dépenses scolaires sont exorbitantes. À l'échelle nationale, le nombre d'écoles primaires a diminué, en 25 ans, de près de moitié tandis que le nombre d'élèves n'a baissé, lui, que de 11 %. La raréfaction des écoles oblige un nombre croissant d'élèves à passer la semaine en pension, ce qui augmente le coût de la scolarité. La Chine est maintenant un des pays au monde qui dépensent, en proportion de son PIB, le moins pour l'éducation. Cependant, à l'autre bout de la société, les établissements privés, aux droits d'inscription souvent très élevés - par exemple, 8 000 à 20 000 euros par an pour les lycées cotés de Pékin -, se multiplient, de la maternelle à l'université. Il y en aurait aujourd'hui une centaine de milliers, soit un établissement sur dix. Un système privé d'enseignement de qualité pour riches s'est mis en place.

Santé et sécurité sociale

Quant au système de santé rural, il est devenu payant et néglige tous les aspects non lucratifs de sa mission, privant les plus pauvres d'accès aux soins. Les frais courants, du type pharmacie et consultation, dépendent d'un compte individuel, et sont à la charge des patients - ils ne sont remboursés par la sécurité sociale qu'à hauteur de 10 à 30 %. Selon un rapport officiel, la moitié de la population chinoise ne va pas chez le médecin quand elle est malade, faute de pouvoir payer. En même temps, des hôpitaux privés sont apparus, et les hôpitaux publics, financièrement autonomes, ont des objectifs de rentabilité auxquels les médecins et le personnel sont intéressés. La non-assistance à personne en danger est devenue pratique courante, et les journaux rapportent des cas d'hôpitaux refusant des femmes en couches, des blessés graves, des malades qui meurent ensuite dans la rue. Les anciens systèmes d'assurance maladie et de retraite sont démantelés. Seul un tiers des retraités toucherait régulièrement cette retraite ; pour ce qui est des allocations chômage, quand elles sont versées, elles sont dérisoires. C'est surtout grâce aux relations familiales que survivent les dizaines de millions de Chinois sans travail.

La pauvreté urbaine

Dans les villes de l'intérieur du pays, le chômage s'est développé. Ces dernières années, des dizaines de millions de licenciements ont eu lieu. Entre 1996 et 2003, les entreprises d'État, qui employaient 113 millions de travailleurs, ont ainsi supprimé 45 millions d'emplois, le plus souvent par des licenciements massifs. Or ces entreprises n'avaient pas seulement un rôle économique de production de biens, elles avaient aussi un rôle social important, assurant la retraite, la couverture maladie, le logement de leurs salariés - le « bol de riz en fer ». La fermeture d'une usine ne signifie pas seulement pour les travailleurs licenciés la perte de leur salaire mais aussi la perte de leur couverture sociale, voire de leur logement. Des régions d'industries traditionnelles, comme la Mandchourie, sont complètement sinistrées, des villes sont ravagées. Par exemple, dans le grand complexe pétrolier de Daqing, entre la fin 2000 et mi-2002, 80 000 des 300 000 ouvriers ont été licenciés. Une anecdote, parmi tant d'autres, illustre la détresse qui prévaut dans ces villes : dans l'une d'entre elles, au nord-est, dans le Hebei, la compagnie pétrolière avait licencié 30 000 de ses salariés en 2000. En août 2005, elle annonce qu'elle va réembaucher certains ouvriers à mi-temps : les divorcés, notamment les mères célibataires, souvent démunies, auront une priorité à l'embauche. Il n'en faut pas plus pour que, dans les jours qui suivent, des centaines de couples aillent divorcer, parfois bras dessus bras dessous, afin de disposer du certificat, sésame pour un emploi mal payé.

Dans les villes, la pauvreté touche notamment les « travailleurs migrants » chassés des campagnes par la misère, les 120 à 130 millions de mingong. Nombre des migrants sont des femmes et des enfants. Une fois en ville, ils forment les gros bataillons des sans-abri qui errent de gare en gare, ceux qu'on appelle la « population flottante ». Les administrations de certains districts émettent des permis de mendier (10 euros par an). La plupart des mingong vont d'emploi temporaire en emploi précaire, sur les chantiers ou dans les ateliers, se louant au jour le jour, dans la rue, sur les places des grandes villes. Ils ne peuvent bénéficier du hukou, le permis de résidence. Le hukou lie les individus à leur lieu de naissance, et il est très difficile d'obtenir un transfert, car les autorités cherchent à limiter l'exode rural. Seuls les détenteurs du hukou peuvent accéder aux emplois déclarés, aux services publics, à la scolarisation des enfants, aux prêts pour acheter un logement, à une indemnité en cas de licenciement. La grande majorité de ces travailleurs migrants ou précaires, c'est-à-dire une proportion croissante de la classe ouvrière chinoise, en est exclue. Par exemple, à Shenzhen, la ville-champignon passée de 30 000 à environ dix millions d'habitants, seuls 1,6 million d'entre eux ont le hukou, tandis que les autres sont des mingong.

Des contradictions contenues par la dictature

Le régime chinois était une dictature féroce sous Mao ; il l'est resté. Les changements économiques ne se sont accompagnés d'aucune démocratisation. L'écrasement des manifestants sur la place Tienanmen, à Pékin en juin 1989, faisant plus de 1 000 morts, suivi d'une vaste répression dans tout le pays, a été l'aspect le plus visible de la brutalité du pouvoir. Aujourd'hui, les mécontentements qui s'expriment sont toujours violemment réprimés.

Le pays détient le record mondial des exécutions capitales : 10 000 personnes par an, au bas mot. Officiellement, sont visés des crimes de sang, le trafic de drogue, mais aussi la fraude fiscale, la corruption, la contrebande, le piratage informatique et jusqu'au meurtre d'un panda. La campagne actuelle contre la criminalité s'appelle « Frapper fort ». Elle a commencé en 1984 et a été violemment relancée en 1996, prétendument en raison de la recrudescence de la criminalité ; en un mois, 300 000 personnes avaient alors été arrêtées, et 4 000 condamnés exécutés, selon Amnesty International. En réalité, comme souvent, la répression des crimes de droit commun dissimule et facilite celle des libertés politiques. La torture et les mauvais traitements sont monnaie courante. Le laogai est un gigantesque réseau d'au moins un millier de camps de « rééducation par le travail », en fait de travaux forcés : plusieurs millions de prisonniers doivent travailler dix heures par jour dans des conditions très dures, et sont brimés, battus, torturés, quand ils y rechignent. Comme dans l'URSS de la bureaucratie, les asiles psychiatriques sont utilisés pour interner des opposants politiques sous des motifs médicaux. Tous ceux qui militent, d'une façon ou d'une autre, contre le pouvoir local ou national sont également victimes de la répression : militants ouvriers, syndicalistes, démocrates, militants contre les expropriations, contre les expulsions de logements, associations de victimes du sida, les nationalistes ou religieux du Tibet, et les nationalistes, moins connus, ouïgours du Xinjiang (une minorité ethnique au nord-ouest du pays), et jusqu'aux membres de la secte religieuse Fa Lun Gong, dont plusieurs milliers sont morts sous la torture. La répression vise y compris des formes de protestation élémentaires.

Cependant, malgré tout, des paysans se battent. Ces luttes éclatent pour des motifs divers, mais qui se ramènent souvent à des expulsions forcées, à des réquisitions de terres parfois sans même que les paysans soient indemnisés. Le plus souvent, ces expulsions ont lieu pour permettre la réalisation de tel ou tel projet industriel ou immobilier juteux, en particulier dans les zones qui s'urbanisent. Quelque 34 millions d'agriculteurs auraient ainsi perdu tout ou partie de leurs terres entre 1987 et 2001. Le cas du barrage des Trois-Gorges, sur le fleuve Yangtze, est le plus connu : il aura exigé le déplacement de plus de 1,2 million d'habitants et la disparition de 140 villes et 300 villages. Les préparatifs pour les JO de Pékin, en 2008, donnent également lieu à des réquisitions brutales, les habitants de quartiers populaires ayant été expulsés et leurs logements rasés. Selon les chiffres officiels, plus de 80 000 saisies illégales de terres ont eu lieu en 2004. Et chaque semaine, des affrontements ont lieu entre des paysans et les autorités locales - officiellement, il y aurait eu en tout 74 000 manifestations, mouvements et protestations en 2004, rassemblant 3,5 millions de personnes. Par exemple, début juin 2005, dans un village de la province du Hebei, six personnes ont été tuées et une cinquantaine blessées par un gang de 200 hommes de main parce qu'elles refusaient d'obéir à un ordre d'éviction ; l'emploi de telles milices est une pratique fréquente des pouvoirs locaux. En juillet 2005, des milliers de paysans ont tenté d'empêcher des opérations de terrassement par des bulldozers près d'un village dans la province du Guangdong, où les prix fonciers montent en flèche - quelque 7 000 paysans ont été expulsés dans le cadre d'un processus commencé en 1992. Le 6 décembre 2005, à Dongzhou, près de Canton, des centaines de villageois ont manifesté quand une centrale électrique a été construite sur leurs terres sans qu'ils aient été suffisamment indemnisés ; la police a tiré sur la foule, faisant officiellement trois morts, mais trente selon les villageois. Ailleurs encore, c'est pour obtenir la fermeture d'usines polluantes que des milliers de manifestants ont résisté pendant plusieurs jours aux gendarmes locaux. Comme partout dans le monde, l'économie de marché triomphante fraie son chemin dans le sang, la spoliation et la répression.

Face à ces risques d'explosion sociale, les dirigeants chinois sont prudents. Jusqu'à présent, ils n'ont procédé au dépeçage de l'économie étatique qu'à pas comptés. Bien sûr, la bourgeoisie voudrait que tout aille plus vite, elle voudrait pouvoir se partager sans vergogne tous les pans rentables de l'économie ou susceptibles de le devenir, fût-ce au prix de catastrophes sociales. Elle serait prête à faire voler en éclats tous les garde-fous, toutes les protections sociales, pourvu qu'elle y trouve son profit. Mais la direction de l'État chinois ne relâche la bride que très progressivement. Parce qu'elle sait que c'est l'ensemble de l'édifice qui serait ainsi mis en péril. Elle sait trop bien ce qui se passait sous Tchang Kaï-chek, quand le pillage généralisé coupait la branche sur laquelle étaient assis les privilégiés, et que les investissements à long terme, indispensables, étaient sacrifiés pour le profit immédiat. Aussi, dans l'intérêt même de la bourgeoisie, les hommes au pouvoir à Pékin mettent-ils quelques freins à la rapacité des uns et des autres.

Quant aux dirigeants du monde impérialiste, ils n'en veulent pas trop aux dirigeants chinois de cette marche à pas comptés. D'une certaine manière, ils sont bien contents que les choses se passent mieux qu'en Russie. Et c'est aussi pour cela qu'ils ferment les yeux sur la dictature ; ils savent à quel point elle permet de contenir les tensions considérables créées par les changements économiques en cours. Que l'État chinois tienne ses pauvres, pourvu que les trusts occidentaux puissent les exploiter sans vergogne !

Une nouvelle superpuissance ?

Voilà donc à quoi se ramène ce qui fonde l'enthousiasme des capitalistes occidentaux quant aux changements qui ont lieu en Chine. Quand ils louent son « réveil », c'est en fait la possibilité d'exploiter des masses toujours plus grandes de Chinois qui les réjouit. Et puis il y a l'enthousiasme des commentateurs bourgeois pour le capitalisme : à les entendre, il suffirait qu'un pays du tiers monde se convertisse au marché, pour qu'il devienne riche, très riche, et qu'il rejoigne les pays les plus avancés.

Soit dit en passant, il n'est pas nouveau qu'on prévoie doctement que la Chine va devenir la grande puissance économique, inondant le marché mondial. Il y a quelque temps déjà, un économiste distingué écrivait que « les Chinois deviendront vite des producteurs de premier ordre » et que « l'équilibre international sur lequel repose le régime social des grandes nations industrielles de l'Europe » était menacé de rupture violente par « la brusque concurrence, anormale et illimitée, d'un immense pays nouveau. » C'était en 1901, et ça s'appelait alors Le Péril jaune, dont on débattait gravement, aux États-Unis, mais aussi à l'Assemblée nationale française ! La formulation grossièrement raciste en moins, on retrouve des idées similaires dans bien des textes actuels, qui présentent la Chine comme la nouvelle superpuissance économique.

Mais ce tableau idyllique - ou cauchemardesque, c'est selon - qui fait de la Chine une future grande puissance capitaliste, passe sous silence l'énorme dépendance de son développement à l'égard de l'impérialisme.

La Chine, atelier des pays riches

La Chine est, depuis 2003, la première destination mondiale pour les investissements à l'étranger, devant les États-Unis. En 1986, les multinationales installées sur place réalisaient 2 % des exportations chinoises ; aujourd'hui, elles en réalisent la moitié, et elles rapportent à l'État plus de 20 % de ses recettes. Si les investissements étrangers augmentent, rapportés à la population, ils apparaissent beaucoup plus modestes, quatre fois moins qu'au Brésil par exemple. Mais le vrai problème n'est pas la quantité de ces investissements, mais à quoi ils servent. Or une bonne partie d'entre eux ne sert qu'à développer une production entièrement consacrée au marché international. C'est ainsi que de grandes entreprises étrangères ouvrent des usines en Chine, importent les éléments nécessaires à leur production, pour ensuite exporter la quasi-totalité de cette production vers le pays d'origine des capitaux ou vers d'autres marchés. Faire venir les pièces augmente les importations chinoises, et la production qui repart accroît les exportations, gonflant ainsi les statistiques qui font de la Chine une grande puissance commerciale, mais sans que cela contribue au développement du pays.

Pour illustrer ce rapport de dépendance de la Chine à l'égard de l'impérialisme, on peut prendre l'exemple d'un produit, une souris d'ordinateur nommée Wanda, qui se vendait très récemment, paraît-il, fort bien, à plusieurs dizaines de millions d'exemplaires par an. Sur le papier, Wanda, fabriquée à Suzhou, près de Shanghai, par 4 000 ouvriers, était chinoise. Mais les puces et les systèmes optiques qui l'équipaient étaient américains. Et l'entreprise Logitech, basée en Californie, qui l'avait conçue, la produisait et la commercialisait, est américano-suisse. Cette souris était vendue 40 dollars ; là-dessus, 3 dollars seulement allaient en Chine, et encore pas seulement pour les salaires mais aussi pour tous les coûts annexes (électricité, stockage, transports, etc.) Dans l'usine de fabrication, la grande majorité des ouvriers étaient de jeunes ouvrières, payées 75 dollars par mois, et dormant sur place. Cette souris - et des centaines, des milliers de produits obéissent au même schéma[[Autre exemple : Intel fabrique chaque année 50 millions de processeurs en Chine. Mais en fait son usine, à Shanghai, teste et assemble des tranches de silicium fabriquées dans des usines Intel aux États-Unis. Et l'usine de Shanghai ne compte que pour 5 % dans la valeur ajoutée des puces d'Intel. ]] - illustre la position actuelle de l'économie chinoise dans la division internationale du travail : celle d'assembleur, d'atelier de montage, dont la main-d'oeuvre est tout à la fois immense et d'un coût dérisoire, mais pas celle d'une puissance capitaliste à même de rivaliser avec les autres. En fait, la Chine s'inscrit dans le processus classique du sous-développement : elle est une étape dans une production dont la gestion et les profits sont dans les pays riches. Et les principaux bénéficiaires de l'exploitation des ouvriers chinois sont d'abord les multinationales étrangères[[Exemple : en 2003, les multinationales américaines ont rapatrié 7 milliards de dollars de la grande Chine. ]].

Tout cela ne transforme pas l'immense Chine en un marché pour les capitalistes, pour la bonne raison que pour constituer un marché il faut avoir de l'argent. N'en ont que les quelques dizaines de millions de personnes de la classe plus ou moins privilégiée. Dans la mesure où les capitalistes occidentaux investissent là-bas, c'est à ce marché-là, ou au marché que constitue l'État lui-même, qu'ils s'intéressent. Dans la guerre commerciale que se livrent les trusts occidentaux, l'enjeu est de savoir qui fournira l'aviation civile chinoise, de Boeing ou d'Airbus, qui fournira les chemins de fer chinois, d'Alstom ou de Siemens, etc.

Quant aux entreprises à capitaux chinois, elles sont encore rares à être présentes sur les marchés mondiaux de façon significative. Dans la presse patronale, on fait souvent l'éloge de la compagnie d'électroménager Haier, de l'entreprise d'électronique TCL, de la société d'informatique Lenovo (qui a racheté, pensez donc, la branche PC d'IBM), etc. Eh bien, ce sont toutes des firmes initialement financées par l'État, et qui, souvent, le sont encore. Et, sur les marchés mondiaux, elles demeurent en général des petits poucets. Quant aux entreprises automobiles chinoises, dont certains journaux annoncent ici le succès, il y en a certes près d'une centaine, mais cela illustre surtout le morcellement de l'économie chinoise : chacune de ces firmes fabrique, en moyenne, 15 000 voitures par an - alors que les dix grands trusts internationaux en produisent chacun plus d'un million. Le plus grand fabricant chinois, SAIC, a un chiffre d'affaires qui équivaut au cinquième de celui de Renault, sans parler des sociétés américaines. Et la grande majorité des cinq millions de voitures produites en Chine chaque année le sont par des entreprises mixtes, des joint-ventures, où les brevets, les technologies, etc., sont ceux de multinationales occidentales, qui empochent également une bonne partie des profits.

La presse souligne beaucoup l'envolée des exportations chinoises, la locomotive qu'elles seraient pour toute l'économie du pays, et les excédents considérables réalisés avec les pays occidentaux, les États-Unis au premier chef. Les exportations chinoises se sont multipliées par huit entre 1990 et 2003, et elles représentent désormais près de 35 % du PIB. Mais loin d'être un signe de prospérité, ce rapport, qui ne dépasse guère 15 % dans les pays riches, illustre surtout la position de faiblesse de l'économie chinoise par rapport au marché mondial, dont elle dépend tant. Les États-Unis, l'Europe, le Japon sont prêts à accepter sur leur marché les tee-shirts, les cuvettes en plastique et les jouets chinois, c'est-à-dire les produits des industries qui reposent sur une main-d'oeuvre nombreuse, s'ils peuvent y vendre, même en co-production, des avions, des trains à grande vitesse, des centrales nucléaires, c'est-à-dire des produits de haute technologie. Bref, la Chine échange beaucoup de travail contre moins de travail humain ; plutôt qu'une preuve de développement, c'est surtout une des caractéristiques du sous-développement.

Le financement du déficit américain

En outre, même les exportations chinoises sont souvent à l'avantage des États-Unis. Certes, dans les rapports commerciaux entre les deux pays, la Chine est la puissance excédentaire : les entreprises chinoises vendent aux États-Unis cinq fois plus que les entreprises américaines ne vendent en Chine. Et la Chine a des réserves de devises considérables. Mais que fait-elle de ces devises ? Eh bien, la Chine est un des principaux acheteurs des fameux bons du Trésor américains, au rendement très faible, et qui permettent aux États-Unis de vivre à crédit sur le dos du reste du monde. Un universitaire américain résume ainsi le profit réalisé par les États-Unis sur le dos de la Chine : celle-ci, dit-il, « produit des milliards de marchandises à faible valeur ajoutée, mais c'est un miracle créé par le volume, pas par la valeur : les Américains obtiennent des marchandises bon marché, puis ils empruntent de l'argent à la Chine à des taux dérisoires ». En fait, l'essentiel de l'excédent commercial chinois finance l'économie des États-Unis. Et dans la mesure où les bons du Trésor permettent d'y soutenir la consommation, on peut également dire qu'une partie de l'argent dégagé par l'exploitation des ouvriers chinois permet en fin de compte aux consommateurs américains d'acheter toujours plus de marchandises fabriquées... en Chine.

Un pays qui reste sous-développé

Dans tous les reportages, on exalte Shanghai, le premier port du monde, ses gratte-ciel et ses téléphones portables, cette ville de 17 millions d'habitants qui peut sembler ultra-moderne, et à côté de laquelle New York ou Paris feraient presque figure de bourgades de province. Mais on oublie que la Chine est un immense pays, où à côté de quelques villes qui se développent, il y a des régions entières proches du Moyen Âge. Soit dit en passant, dans les années trente, c'était pareil : Shanghai, le centre financier de l'Asie, était présentée comme une ville extraordinaire, tandis qu'à quelques dizaines de kilomètres, la société était féodale. Quelques îlots de modernité ne transforment pas un océan de misère et d'arriération en un riche continent - ils sont au contraire un des traits caractéristiques du sous-développement. Par exemple, il n'y a encore en moyenne, dans tout le pays, qu'une voiture pour 65 Chinois. À titre de comparaison, il y en a en France une pour deux personnes, ce qui correspond au taux d'équipement des Chinois... en bicyclettes.

En fait, la Chine est toujours prise dans la même contradiction, liée à sa position de pays sous-développé. Elle peut désormais s'intégrer dans la division internationale du travail, mais c'est alors pour être l'arrière-boutique du monde développé, celle où, pour une bouchée de pain, triment ceux qui permettent aux propriétaires de l'établissement de prospérer. Elle se retrouve dans la même impasse que depuis un siècle. Elle exporte bien plus qu'avant ? Elle se fait ainsi piller son travail. Elle accueille des investissements étrangers ? C'est pour le profit des multinationales, qui n'ont aucunement pour objet le développement du pays, mais uniquement de le mettre à sac. Elle entre dans l'OMC ? Elle est alors contrainte d'en accepter les règles, d'ouvrir son marché intérieur aux importations et, au lieu de recourir à la contrefaçon, d'acheter au prix fort les brevets occidentaux. Elle forme des scientifiques ? Elle en gardera peut-être une partie, mais les meilleurs iront de toute façon travailler aux États-Unis ou pour les multinationales occidentales. En s'ouvrant, en acceptant les lois du commerce mondial, la Chine autorise qu'on la saigne, qu'on pille ses ressources, qu'on exploite sa main-d'oeuvre. Sans un large marché intérieur, elle ne peut bâtir une industrie solide. Dépendante du marché mondial et de ses aléas, son économie est fragile.

Qu'une minorité de riches Chinois puissent y trouver leur compte, c'est assurément le cas. Mais ce qui est manifeste, c'est que c'est sur la base d'inégalités accrues, de difficultés pour la grande masse de la population et de la surexploitation du prolétariat.

Le prolétariat chinois

La classe ouvrière chinoise est soumise à une exploitation forcenée, où la cupidité des capitalistes occidentaux le dispute à celle des bourgeois locaux. Les informations accessibles, le plus souvent diffusées par des syndicalistes, des associations dans l'émigration, à Hong-Kong ou aux États-Unis, sont ténues, et ne reflètent qu'une petite partie de la condition ouvrière en Chine. Elles n'en sont pas moins particulièrement révoltantes.

Des conditions de travail du XIXe siècle

La grande majorité des travailleurs des usines récentes, tournées vers l'exportation, sont des femmes. Elles sont jeunes, la plupart de ces usines refusant d'embaucher des ouvrières de plus de 25 ans, et ne rechignant pas à employer des moins de 16 ans. Les chiffres de croissance économique ne se traduisent pas par une progression des salaires. Un patron de la province de Canton se vante auprès des industriels français venus sur place : « Depuis dix ans, les salaires n'ont pas bougé. Je ne pense d'ailleurs pas avoir besoin de les augmenter dans les dix prochaines années ». Et en effet, selon un rapport de la banque centrale, dans cette région de Canton, le Guangdong, la première à s'être libéralisée, en dix ans, les salaires - le plus souvent 60 à 80 euros par mois - ont moins augmenté que les prix. Dans d'autres régions, comme à Shanghai, les salaires sont un peu plus élevés, mais la vie y est plus chère. Et dans le centre et l'ouest du pays, les salaires ouvriers sont bien plus bas. Et encore faut-il qu'ils soient versés. Ainsi, pour les seuls travailleurs migrants, les salaires impayés atteignent officiellement deux mois de salaire moyen.

La sécurité des travailleurs est, bien sûr, le cadet des soucis des exploiteurs. Elle n'existe nulle part, mais les ouvriers risquent notamment leur vie au quotidien dans les mines de charbon, dont la Chine est le premier producteur mondial. Les mines font officiellement 6 000 morts par an, mais les chiffres réels seraient plus proches de 20 000, les travailleurs migrants employés dans les mines privées n'étant pas comptabilisés si personne ne vient réclamer leur corps. Ces accidents ne doivent rien au hasard, et tout à la soif de profits. Dans nombre de mines chinoises, privées dans leur grande majorité, les mineurs descendent sans ascenseur, sans la moindre protection ni matériel adéquat, voire travaillent à plat ventre. Un exemple : le 14 février 2005, une explosion a fait 213 morts ; la densité de gaz autorisée était dépassée depuis quelques jours, et certains mineurs ne voulaient plus descendre - ils y ont été contraints par leur patron qui leur a imposé une amende quotidienne de dix euros, bien plus que leur salaire. Le plus souvent, les inspecteurs chargés de la sécurité sont des fonctionnaires locaux, associés aux propriétaires, corrompus, et qui ferment les yeux sur les risques d'accident. Sans compter les dizaines de milliers de morts de silicose chaque année, dont le nombre est indéterminé, mais que l'Organisation mondiale de la santé chiffrait déjà à 24 000 il y a dix ans.

Dans les entreprises, la semaine de travail est en moyenne de 50 heures, selon les statistiques officielles. Mais dans bien des cas, les journées sont de 12 heures ou plus, sans repos hebdomadaire. Les ouvrières vivent souvent dans des dortoirs attenant aux ateliers : les entreprises dites « trois-en-un » se sont multipliées : dans un même bâtiment, on trouve les ateliers, les entrepôts et les dortoirs. Les entreprises occidentales ne sont pas les dernières dans la surexploitation du prolétariat chinois. Un petit film tourné clandestinement en août dernier montrait des ouvriers témoignant, masqués, sur leurs conditions de travail. Ces ouvriers de l'entreprise Hung Hing fabriquent des livres d'enfants pour Disney, dans une usine de Shenzhen, la plus importante des zones économiques spéciales. Dans les trois usines de cette entreprise, environ 12 000 ouvriers, surtout des ouvrières, travaillent 70 heures par semaine. Elles sont payées aux pièces. Les ouvriers qui témoignaient, et avaient les mains bandées, blessées en maniant des presses d'imprimerie mal protégées, racontaient que les accidents du travail y étaient quotidiens. La moitié d'entre eux étaient logés gratuitement dans des dortoirs de l'usine ; mais l'autre moitié était encore moins bien lotie, car il faut compter environ dix euros, sur un salaire de soixante euros, pour se loger, et souvent une demi-heure de marche. Dans une autre usine travaillant pour Disney, la journée de travail est de 13 heures, sept jours par semaine. Plutôt que de payer le congé maternité légal, qui est de trois mois, l'entreprise accule les femmes enceintes à la démission.

La chaîne de magasins Wal-Mart, la plus grande entreprise au monde, importe aussi maintenant l'essentiel de ses produits de Chine ; 80 % de ses 6 000 fournisseurs sont en Chine, pour un total qui représente un huitième des exportations de la Chine vers les États-Unis. Dans une usine de jouets qui la fournit, pendant la haute saison, en novembre et décembre, la journée de travail commence à 7h30 et prend fin à 22h30, minuit, voire à 3 heures du matin, sept jours par semaine. Ces usines pratiquent le système des amendes et des sanctions qui étaient classiques en Europe à l'époque de la révolution industrielle, et qui se généralisent en Chine : pour un retard de dix minutes, une demi-heure de salaire prélevée ; pour une absence d'une journée, trois jours ; et pour trois jours d'absence, le licenciement sans paiement des arriérés.

Des luttes ouvrières

Ces révélations ont fait scandale aux États-Unis, mais elles n'ont pas empêché les multinationales concernées de continuer à s'approvisionner auprès des mêmes entreprises. Mais la classe ouvrière chinoise ne compte pas sur les « codes de bonne conduite » hypocritement rédigés par les entreprises occidentales. Dans bien des situations, elle se bat.

Il ne s'agit pas de magnifier un mouvement ouvrier manifestement naissant, qui semble émietté et sans coordination, et dont, en outre, nous ne savons que ce que certaines agences de presse en rapportent. Mais avec ses quelque 100 ou 120 millions de membres dans la seule industrie, la classe ouvrière chinoise est numériquement la plus forte au monde. Et pour nous, communistes, le fait que même une fraction de cette classe ouvrière se batte, c'est un gage d'avenir, le seul gage d'avenir réel quant aux transformations que connaît le pays.

Il y a quelques années, en 2002, de grandes luttes furent menées par des ouvriers licenciés par les grandes entreprises d'État. À Daqing, dans le nord de la Chine, ce qui est le plus gros complexe pétrolier du pays a été partiellement privatisé et a licencié 80 000 personnes. Pendant des mois, des dizaines de milliers de travailleurs ont manifesté, aux cris de « du travail et à manger », pour exiger des indemnités de licenciement que la compagnie avait promises mais jamais données, et réclamer la libération de ceux qui avaient été emprisonnés. Le mouvement avait commencé à s'étendre à d'autres centres pétroliers. Au printemps 2002, des manifestations semblables eurent alors lieu à Liaoyang, au nord de Pékin. Plus récemment, le 7 octobre dernier, à Chongqing, dans le centre du pays, 2 000 ouvriers manifestaient contre la fermeture d'une aciérie, mise en faillite après que ses dirigeants eurent vidé les caisses de l'entreprise. Ils demandaient que l'usine les indemnise de 200 euros chacun. La police les a chargés et a tué deux des manifestants.

Des grèves et des manifestations concernent aussi les travailleurs d'entreprises privées, souvent dans des usines tournées vers l'exportation. Les luttes éclatent sur des questions variées, toujours liées à la surexploitation, des arriérés considérables de salaires impayés aux horaires inhumains, en passant par l'insécurité au travail, les insultes et les coups portés par des contremaîtres, les bas salaires, etc. Par exemple, en juillet 2004, les travailleurs d'une usine de piles appartenant à l'entreprise de Hong-Kong bien nommée « Gold Peak » (le Mont d'or) se sont mis en lutte contre l'empoisonnement au cadmium de 370 d'entre eux. Ils ont obtenu la mise en place d'un fonds pour le traitement et l'indemnisation de ces ouvrières. Autre exemple : deux usines appartenant à Stella, une entreprise taiwanaise qui fabrique des chaussures pour Nike et d'autres grandes marques, payaient leurs ouvriers moins que convenu. Face à une nouvelle baisse de salaire, le 21 avril 2004, environ 1 000 ouvriers ont brisé des machines et attaqué des contremaîtres, suivis en cela par 3 000 autres dans l'autre usine. La police anti-émeute est intervenue, et dix meneurs ont été arrêtés et condamnés à des années de prison tandis que plusieurs dizaines d'ouvriers étaient licenciés. Et on pourrait citer bien d'autres exemples.

Certes, ces grèves ont souvent des objectifs limités et sont souvent circonscrites. Mais, de plus en plus, des luttes éclatent pour la constitution d'organisations ouvrières, des syndicats indépendants - un proverbe chinois dit qu'« une baguette est facile à casser, mais que dix baguettes sont dures comme fer ». Le seul syndicat légal est entièrement à la botte du régime et des patrons, et le droit de grève, sans être formellement interdit, a été retiré de la constitution chinoise en 1982. En avril 2005, à Shenzhen, dans une usine de téléphones sans fil qui fournit Wal-Mart, 10 000 ouvriers ont fait grève pour avoir le droit de former un syndicat indépendant. Cela a également été le cas à Uniden, une usine électronique japonaise où 10 000 des 12 000 ouvriers se sont mis en grève pour les salaires en décembre 2004. Dans les mois qui ont suivi, cinq grèves ont eu lieu, sur diverses revendications dont la constitution d'un syndicat. Les travailleurs ont constitué un syndicat indépendant, sous la direction d'ouvriers qualifiés et de techniciens. Là aussi, ils ont eu affaire aux arrestations et aux emprisonnements.

Répétons-le, il ne s'agit pas de grossir la portée de ces luttes. Elles sont éparses et souvent défaites. Mais ces grèves, dont certaines ont eu lieu récemment, ont parfois permis aux travailleuses et travailleurs qui les menaient d'obtenir des meilleures indemnisations qu'on ne voulait initialement leur en accorder. Ce fut, par exemple, le cas à l'automne 2004, quand 7 000 ouvriers, surtout des femmes, firent grève pendant sept semaines dans une usine textile de Xianyang, dans le Shenxi, contre le licenciement annoncé de tous les ouvriers, suivi par le réemploi d'une partie d'entre eux à des conditions draconiennes ; les grévistes parvinrent à faire reculer le patronat local sur la baisse des salaires et la période d'essai pour les travailleurs réembauchés. Ils parvinrent également à faire libérer la vingtaine d'animateurs de la grève que la police avait arrêtés.

Où va la Chine ?

Alors, pour conclure, où va la Chine ? Ce que nous pouvons dire, c'est qu'elle est loin, très loin, de dépasser les États-Unis, quoi qu'en disent ceux qui, dans leur admiration béate pour l'économie de marché, lui prédisent cet avenir à courte échéance. Si la Chine capitaliste se développe, elle n'est pas pour autant devenue un pays riche. Après trois décennies à l'écart du marché mondial, la place qu'elle y conquiert aujourd'hui est celle d'un pays sous-développé, qui vend son immense main-d'oeuvre pour pas grand-chose. Un pays comme tant d'autres pays du tiers monde, à cette différence près que la Chine compte un cinquième de la population mondiale. C'est un pays grand par son étendue et par sa population, pas par sa richesse ni par son développement économique.

Le régime chinois s'est engagé dans un processus qu'il contrôle plus ou moins. Il ne souhaite pas que le pays redevienne ce qu'il était avant Mao, c'est-à-dire pillé par l'impérialisme. Mais c'est, dans les conditions d'une autre époque, précisément ce qui est en train de se passer. La bourgeoisie à laquelle l'État a ouvert les portes en grand n'a pas changé par rapport aux années trente : elle est toujours aussi vorace et elle n'est arrêtée non seulement par aucun scrupule moral, bien sûr, mais même par aucun scrupule politique. Cet appareil d'État construit par Mao est désormais soumis à la pression non seulement de l'impérialisme, mais aussi à celle de la bourgeoisie chinoise, de plus en plus forte, qui est en train de démolir à grande vitesse tout ce qui était un tant soit peu progressif dans le régime de Mao.

Aujourd'hui, on voit déjà réapparaître tout l'ancien fatras, la corruption à tous les échelons de l'État, la spoliation sans retenue de la paysannerie pauvre, sans parler de la criminalité, car tout cela va ensemble. Comment ne pas parler de la régression de la condition des femmes, qui avait fait de grands progrès lors du soulèvement des paysans et des paysannes à partir de 1946, puis sous le régime maoïste ? Outre la prostitution, on voit réapparaître la vente et l'achat de femmes : il s'agit de dizaines, de centaines de milliers de femmes issues de régions pauvres vendues pour quelques centaines d'euros comme épouses ou prostituées dans des régions plus riches par des trafiquants qui se livrent au kidnapping pour fournir leurs clients. Et quand on parle de femmes, il s'agit bien souvent encore de fillettes. Les inégalités entre hommes et femmes, sérieusement réduites sous le régime maoïste, s'accroissent à nouveau depuis vingt ans. La dégradation des protections dont bénéficiait la population, du système de santé, de l'éducation, la dégradation des conditions de vie des plus pauvres pèsent davantage sur les femmes, en particulier dans les campagnes. Elles sont victimes d'avortements sélectifs, voire d'infanticides, elles sont plus mal nourries, plus mal soignées, moins éduquées, victimes de multiples violences. La moitié des femmes qui se suicident dans le monde sont des Chinoises !

Comment ne pas voir aussi que les pouvoirs locaux, en alliance avec la bourgeoisie locale, sont en train de créer un nouveau morcellement de la Chine ? Depuis les années quatre-vingt, les autorités locales ont mis en place leurs barrières douanières, au niveau des provinces et même des districts. Par exemple, les 620 kilomètres de l'autoroute Pékin-Harbin, au Nord, ont été coupés par 45 postes de douane permanents et 120 postes temporaires. Aujourd'hui encore, il peut être plus cher d'expédier un produit de Canton à l'intérieur du pays, que de l'expédier de Canton à San Francisco. Les efforts de l'État central pour limiter ce phénomène et viser à l'unification du marché, indispensable à la constitution de grandes entreprises nationales, ne semblent pas vraiment suivis d'effet. Un économiste, François Gipouloux, se plaint d'ailleurs que « plus on observe de près la hiérarchie administrative chinoise, plus il devient difficile de distinguer ceux qui favorisent le protectionnisme local et ceux qui sont chargés de le démanteler ».

Dans quelle mesure l'État sera-t-il capable de s'opposer à tout cela ? Dans quelle mesure le voudra-t-il seulement ? L'appareil d'État mis en place par Mao était un instrument qui permettait, d'une part de prendre un peu de distance par rapport à l'impérialisme, et d'autre part de tenir en bride la bourgeoisie chinoise. Mais il peut aussi jouer le rôle inverse et se faire à nouveau le vecteur du parasitisme de la bourgeoisie. Comment par exemple discipliner l'avidité de cette bourgeoisie chinoise, sa course débridée vers le profit, par des moyens étatiques lorsque les tenants de l'État eux-mêmes lui sont plus ou moins liés et participent à cette course à l'argent facile, au pillage systématique des biens de l'État, aux rackets, aux vols et à la corruption ? L'avenir le dira.

Ce qui est certain, c'est que les classes populaires n'ont pas à se réjouir de cette évolution, car si la classe privilégiée chinoise bénéficie d'un meilleur accès aux charmes du marché capitaliste occidental, ce sera avec la peau des paysans et la sueur des ouvriers.

Le seul autre avenir est représenté par la classe ouvrière chinoise. Mais on ne sait que trop bien que la classe ouvrière ne devient une force, et à plus forte raison une force politique, à même de représenter un avenir, qu'à condition d'être organisée, consciente et capable de se donner un parti incarnant les intérêts du prolétariat chinois. La clef de l'avenir, elle est là.

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