La Pologne après Jaruzelski14/12/19901990Cercle Léon Trotsky/static/common/img/clt-min.jpg

La Pologne après Jaruzelski

Il n'est pas banal qu'un ouvrier ayant connu les brimades, les arrestations, les licenciements et ayant joué un rôle dirigeant dans un grand mouvement de grève se retrouve un jour président de la République. C'est pourtant ce qui vient d'arriver en Pologne dimanche 9 décembre à Lech Walesa qui a été élu à ce deuxième tour de l'élection présidentielle par près de 75 % des votants. Lui-même n'en a peut-être pas été trop surpris puisqu'il déclarait il y a une dizaine d'années à un journaliste occidental : « hélas, combien d'hommes qui furent jadis des ouvriers sont arrivés en haut et jouent les grands chefs ! » .

Le Walesa d'aujourd'hui a pris de l'embonpoint et il n'a pas attendu d'être élu président pour jouer au grand chef. Depuis plusieurs années, il passait déjà pour le chef officiel d'une opposition encore officieuse, et son appartement de Gdansk était le détour obligé de tous les chefs d'État occidentaux en visite en Pologne.

Mais Lech Walesa a bien un passé de militant ouvrier. Sa vie a été étroitement liée aux grands moments qui ont marqué l'histoire de la classe ouvrière polonaise de 1970 à 1980.

Fils d'une paysanne et d'un menuisier, il a quitté sa campagne natale pour se faire embaucher aux chantiers navals de Gdansk sur la Baltique en 1967. En décembre 1970, des émeutes ouvrières éclatèrent dans les ports de la Baltique à la suite de hausses de prix de 30 % décrétées par le régime sur les produits de première nécessité. La répression par la milice et l'armée polonaise fit entre 200 et 500 morts. Aux chantiers de Gdansk, Walesa fut choisi pour faire partie du comité de grève. En 1976, il fut licencié après avoir mis en cause le rôle du syndicat officiel. Mais depuis dix ans qu'il travaillait aux chantiers, il avait eu le temps de tisser des liens avec les ouvriers les plus combatifs.

1976, c'était l'année d'une nouvelle révolte des travailleurs polonais contre, à nouveau, des hausses brutales des prix des produits alimentaires, révolte particulièrement forte à Ursus, Radom et Plock. Pour aider les travailleurs, un Comité de défense des ouvriers, le KOR, fut créé à l'initiative d'un groupe d'intellectuels, notamment Jacek Kuron.

Walesa rejoignit alors un petit groupe de Gdansk qui était en contact avec le KOR et qui militait pour la création de syndicats libres. Walesa travaillait dans de petites entreprises, dont il fut encore licencié deux fois, puis il ne trouva plus de travail à partir de février 1979. Mais il resta présent dans l'agglomération de Gdansk.

Lorsque la grève démarra au chantier Lénine, le 14 août 1980, Walesa et ses amis s'y étaient préparés. Et quand il passa par dessus la grille du chantier pour s'adresser aux ouvriers en grève, l'ancien licencié n'était pas un inconnu pour eux.

Ils avaient entamé une lutte dont la portée allait rapidement dépasser leur entreprise et Walesa à leur tête apparut comme le représentant de tous les travailleurs du pays.

Mais la route était encore longue pour que l'ouvrier électricien cabochard, en pull-over et en veston élimé, qui portait les espoirs de millions de travailleurs, devienne un président de la République les exhortant à « l'effort » dès son premier discours, c'est-à-dire à se serrer la ceinture plus que jamais.

Avant que Walesa s'installe dans le fauteuil présidentiel, il y a eu l'intermède Mazowiecki, Premier ministre vraiment catholique aussi, pendant plus d'un an, d'une Pologne présidée par le faux communiste mais vrai général Jaruzelski.

Lorsqu'en août 1989, Mazowiecki, ancien expert de Solidarité, accéda à ce poste de Premier ministre dans une Pologne encore considérée comme une « démocratie populaire », le fait apparut comme une première historique. A l'époque, tous les autres gouvernements des pays de l'Est étaient dirigés par des hommes qui se revendiquaient du Parti Communiste.

Puis, dans les mois suivants, on a vu, les uns après les autres, tous les régimes des pays de l'Est changer de peau en quelques semaines, voire en quelques jours. Et cela sans disposer ni d'un Walesa, ni d'un mouvement comme Solidarité. Ce qui paraissait original en Pologne est devenu la règle générale, au point qu'après avoir été en avance sur son temps, la Pologne a fait figure de retardataire jusqu'à ces jours derniers, puisqu'elle vient seulement de mettre au rencard son général Jaruzelski datant du temps de Brejnev !

L'ébranlement fondamental qui a permis à Walesa d'accéder à la présidence de la République n'est pas parti de Gdansk ou de Varsovie, mais de Moscou. Si Jaruzelski a fini par s'effacer à moitié devant Mazowiecki, complètement devant Walesa, c'est pour les mêmes raisons pour lesquelles les dirigeants de feu l'Allemagne de l'Est, de la Tchécoslovaquie ou de la Roumanie ont dû s'effacer de gré, ou être sortis de force. La bureaucratie soviétique, qui a contrôlé pendant des décennies les pays de l'Est, a décidé, sous Gorbatchev, par choix ou par nécessité, de lâcher les régimes qu'elle maintenait sous sa tutelle.

Être débarrassé de la tutelle de Moscou était l'aspiration à peu près unanime de toute la société polonaise comme de toutes les sociétés des pays de l'Est. C'était évidemment l'aspiration des couches privilégiées, dont les sommets voulaient se sentir maîtres dans leur pays, et dont le gros de la troupe voulait profiter de son argent, de sa position sociale, pouvoir voyager, se déplacer librement en Occident et, pour certains d'entre eux, y faire des affaires. Mais c'était aussi l'aspiration des travailleurs à qui toute l'expérience des décennies passées avait appris que, derrière la dictature qui les opprimait et qui les exploitait, il y avait eu l'occupation militaire, puis, même de loin, la bureaucratie soviétique et ses troupes.

Mais les couches dirigeantes de ces pays, comme d'ailleurs les « grands » de ce monde, savaient que le passage d'un régime dépendant de l'Union Soviétique à un régime tourné vers l'Occident, d'un régime dictatorial à un régime multipartiste, pouvait représenter un danger.

Sur le plan politique, la Pologne était sans doute le mieux préparé des pays de l'Est pour la transition. Autour de Solidarité, grâce à Solidarité, s'étaient constituées, au cours des années précédentes, des équipes d'hommes, liés à l'Eglise ou non, qui ne demandaient qu'à prendre la relève des politiciens staliniens honnis. Il ne fut pas nécessaire de laisser se créer en catastrophe tous ces Forums Civiques, ces Fronts, ces Alliances comme en Tchécoslovaquie, en Hongrie. Il ne fut pas nécessaire de peinturlurer en démocrates des dirigeants compromis jusqu'au cou avec le régime précédent comme en Roumanie ou en Bulgarie, où, d'ailleurs, le succès n'est pas évident. Non, en Pologne, il y avait Solidarité.

Mais, justement !

Solidarité, c'était cette équipe politique si utile pour la relève, c'était Walesa, que les dirigeants de ce monde comme la classe privilégiée polonaise ont eu le temps de juger, de peser, de flatter, de fabriquer, à supposer qu'ils aient eu besoin de le faire.

Mais Solidarité, c'était aussi, en même temps, une puissante organisation syndicale présente dans la classe ouvrière combative. Alors, il y avait, pour les couches privilégiées polonaises, le risque que la libération du joug soviétique avec l'accession de Solidarité au pouvoir entraîne une vague d'espoirs dans la classe ouvrière, et que celle-ci considère trop le changement de régime comme sa victoire et, surtout, que cela lui donne envie d'en avoir de vraies et que cela l'incite à revendiquer et à exiger que le changement de régime se traduise par des améliorations de son sort.

Car, bien entendu, réintégrer l'Occident capitaliste et changer de régime ne signifiait pas, pour la couche privilégiée polonaise, renoncer à exploiter la classe ouvrière. Au contraire ! Dans cette Pologne, pays pauvre, en pleine crise, avec une classe dirigeante bouffie de prétentions, ses politiciens savaient d'avance que l'intégration dans l'économie occidentale ne pourrait se faire qu'en enfonçant une grande partie de la population dans la misère. C'est précisément cette réalité qu'ils tenaient à dissimuler derrière de grandes phrases sur la démocratie ou sur la grandeur de la Pologne. Il fallait non seulement que la classe ouvrière accepte pour tout changement le seul changement politique, mais que, mieux encore, elle accepte une dégradation de ses conditions d'existence en contrepartie du changement de régime.

Alors, ce que l'ex-ouvrier Walesa, le dirigeant de Solidarité, avait à offrir à la bourgeoisie, tant polonaise qu'internationale, c'était son crédit auprès des travailleurs et sa capacité à faire tenir la classe ouvrière tranquille.

1980-1990 : L'itinéraire politique de Solidarité

Une direction née des grèves ouvrières...

Souvenons-nous de la façon dont sont nés Solidarité et ce crédit de Walesa.

Il y a dix ans, au début de juillet 1980, le gouvernement polonais annonça une hausse de 60 % du prix de la viande. La réaction ouvrière fut immédiate. Le gouvernement tenta de calmer les grévistes localement en augmentant les salaires. Ce recul encouragea les travailleurs.

Le jeudi 14 août, la grève démarra au chantier Lénine à Gdansk. Un comité de grève fut élu, avec Walesa à sa tête. La nouvelle de la grève se répandit dans toute l'agglomération, et un comité de grève inter-entreprises fut constitué, dont les réunions se tinrent au chantier Lénine. Le chantier fut occupé par 6 à 10 000 travailleurs, avec le soutien de toute la population de la ville.

Le 23 août, un gros bonnet du gouvernement, le ministre Jagielski, capitula et accepta de venir négocier avec les grévistes à l'intérieur du chantier. Il montra d'autant plus de considération envers leurs représentants élus que la grève commençait à faire tâche d'huile dans d'autres villes.

Le dimanche 31 août, il se résignait à signer les accords par lesquels les travailleurs se voyaient en premier lieu reconnaître le droit de former librement leurs syndicats. C'était un événement sans précédent dans le pays.

Le 17 septembre, un syndicat qui prit le nom de Solidarité fut fondé à Gdansk.

A partir de là, dans les mois qui suivirent, Solidarité devint un pôle pour la plupart des catégories sociales. Des syndicats indépendants et autogérés apparurent, en traînée de poudre, allant des ouvriers aux paysans, aux étudiants, aux artistes, et jusqu'aux bonnes de curés, et touchant jusqu'aux régions les plus reculées.

Le mouvement gagna même les membres du Parti Communiste au pouvoir, jusqu'au tiers des membres de son Comité Central - selon Jaruzelski lui-même (plus tard, bien entendu).

Les travailleurs faisaient l'apprentissage de la liberté syndicale, les adhésions affluaient par paquets. Solidarité eut jusqu'à 10 millions d'adhérents en 1981.

Ce mouvement large, massif, enthousiaste, s'incarna dans la personne de Lech Walesa, à travers les négociations de Gdansk, puis à la tête de Solidarité.

Mais l'ouvrier électricien combatif, avec son audace et son énergie, avait en même temps des références réactionnaires sur le plan politique, et toujours une soutane dans son ombre.

La soutane dans l'ombre du dirigeant ouvrier, c'était plus qu'un symbole. C'est, d'emblée, du sommet à la base, que les militants d'entreprise se retrouvèrent en association avec des représentants de la petite-bourgeoisie intellectuelle, qui avaient, eux, des idées politiques réactionnaires, et dont un grand nombre était directement lié à la hiérarchie catholique.

Ces gens ne se sont pas imposés brutalement : ils se proclamèrent « experts » et se montrèrent brûlants de mettre leurs talents au service des grévistes.

La façon dont se déroula la négociation des accords de Gdansk en est une illustration frappante. Certains se souviennent encore des images de la télévision où on put voir le simple ouvrier Walesa, hier inconnu, traiter en égal à égal avec un ministre stalinien raide et glacé, tandis que des hauts-parleurs retransmettaient intégralement leurs propos pour l'ensemble des grévistes attentifs assemblés dans la cour des chantiers.

C'était quelque chose, en effet ! Mais ce qu'on ne vit pas, du moins ici, était au moins aussi important. On l'a su depuis lors : pendant le même temps, dans l'enceinte du chantier, mais dans d'autres pièces que celles où se rassemblait la masse des délégués du comité inter-entreprises, et cette fois à huis clos et sans micros, les « experts » accourus de Varsovie pour « aider les ouvriers à formuler leurs revendications » , à la demande notamment de Walesa paraît-il mais avec des sauf-conduits et des places d'avion accordés en haut lieu, tenaient des séances de travail communes avec la commission gouvernementale. On y mit au point les termes des fameux accords. Les experts des deux bords venaient des mêmes milieux et se connaissaient souvent personnellement. A la tête de ceux de Solidarité, se trouvait un ancien député du régime, ami personnel du pape, nommé Mazowiecki...

Le mouvement avait ses limites, mais cela n'empêchait pas que, en lui-même, avec son bouillonnement désordonné, son extension, ses rebondissements, il représentait, non seulement vu de Moscou, mais aussi pour les nationalistes polonais, les catégories sociales aisées, les petits-bourgeois intellectuels, quelque chose qu'il fallait parvenir à dompter. Le simple fait que la classe ouvrière soit entrée en scène leur posait un problème politique.

... mais porteuse d'un projet politique anti-ouvrier

Le problème soulevé par le mouvement ouvrier polonais engouffré sous la bannière de Solidarité a apporté en même temps l'instrument de sa solution.

Car les idées politiques de l'équipe dirigeante de Solidarité étaient contraires aux intérêts fondamentaux des travailleurs, lesquels ne leur servirent que comme un levier même s'ils se retrouvèrent alors en elle.

Solidarité fut créée comme syndicat.

Il y avait évidemment à l'époque des précautions qui s'imposaient, face à la menace représentée par la bureaucratie soviétique. Mais il ne s'agissait pas seulement de cela. Pour les inspirateurs politiques de Solidarité, il y avait aussi des précautions nécessaires par rapport à la classe ouvrière elle-même.

L'étiquette de « syndicat » permettait de limiter la politisation du mouvement, et d'en écarter tout projet social propre à la classe ouvrière.

Sous la devise implicite « Travail, Religion, Patrie », tout le monde allait humblement baisser le front devant les prêtres catholiques, athées notoires compris, comme si cela allait de soi. Comme étaient adoptées comme allant de soi la présence de crucifix et de curés, l'organisation de messes et de séances de confession dans les cours d'usines, dans les assemblées d'ouvriers en grève. Les portraits du maréchal Pilsudski et de la vierge Marie apparurent devant les télévisions du monde entier comme indissociables de ce qui était pourtant un formidable mouvement de lutte de classe.

C'est cette camelote réactionnaire et en aucun cas des perspectives révolutionnaires prolétariennes que les responsables cachèrent derrière l'intitulé prudemment syndical de Solidarité.

La direction de Solidarité a refusé de s'engager même sur le terrain de la défense des intérêts cruciaux des travailleurs. Pendant les mois de 1980-1981, ceux-ci ont été confrontés à deux problèmes principaux. La situation alimentaire devint très vite critique. Alors que la nécessité pour les ouvriers et les familles populaires de régler ce problème urgent s'imposait de plus en plus, la direction de Solidarité n'a jamais cherché à leur donner la conscience qu'ils avaient la force et les moyens de prendre des initiatives dans le sens du contrôle de la production, du ravitaillement et des prix.

Elle n'offrit pas davantage de réponse face à l'imminence croissante d'une intervention de l'armée. Rappelons-le, ces dirigeants qui avaient la responsabilité d'un mouvement de dix millions de personnes ne levèrent pas le petit doigt, ne dirent même pas un mot, pour les préparer à se protéger contre cette menace.

Et puis, sur un autre plan, Solidarité fut bien vite présentée comme un vaste mouvement de « la société » tout entière, gommant son aspect proprement ouvrier initial, à la faveur de l'aspiration démocratique qui porta vers elle la majorité de la population.

Le syndicat ouvrier fut noyé dans une structure sans rivages. Lors du premier Congrès de Solidarité, en septembre 1981, presque la moitié des délégués venaient de secteurs sociaux non liés à la classe ouvrière. Le fait d'arborer le badge de Solidarité était devenu bien davantage l'affirmation d'une revendication démocratique, en même temps qu'une affirmation de nationalisme polonais anti-russe, plus ou moins fortement teinté de religion catholique, qu'une affirmation de volonté de lutte de classe.

Solidarité a conservé pendant longtemps cette ambiguïté congénitale, conservant sa crédibilité auprès de la classe ouvrière tout en portant des projets politiques visant au contraire à la neutraliser, à la domestiquer.

Cela la désarma suffisamment pour qu'elle reste sans défense face à l'armée.

Le coup de force militaire du 13 décembre 1981

C'est le dimanche 13 décembre 1981 que l'état de siège fut décrété en Pologne et que Solidarité fut interdite. Pour que ses intentions soient claires, le général Jaruzelski annonça quasi immédiatement des hausses de prix spectaculaires et l'aggravation de la discipline du travail dans les entreprises, qui passaient sous contrôle militaire.

L'intervention des forces militaires, quadrillant les villes, cernant les entreprises, ne rencontra aucune résistance organisée par Solidarité. Le chef de l'Eglise supplia : « Ne donnez pas vos têtes, frères ouvriers et travailleurs des grandes entreprises » . Malgré quelques actes de résistance isolés, notamment parmi les mineurs dont plusieurs furent tués, la classe ouvrière ne réagit pas.

Solidarité avait pourtant des moyens formidables pour rendre l'armée inopérante, incapable d'agir contre la population et même de la disloquer. La grande majorité des soldats du rang et probablement, sur la base du nationalisme, une partie des officiers eux-mêmes, sympathisaient avec Solidarité. Nombre de soldats, fraîchement incorporés, venaient de la fournaise des usines en grève. Et tous les soldats avaient des frères, des soeurs, des parents entraînés dans le tourbillon de Solidarité. Il aurait suffi de se servir de tous ces liens naturels, d'avoir une politique dans ce sens, pour rendre l'état-major incapable d'agir. Mais Solidarité ne voulait pas toucher à l'autorité de l'état-major sur l'armée. Elle préféra la défaite sans combat de la classe ouvrière plutôt qu'une résistance qui eût pu déboucher sur une révolution.

Jaruzelski a maintes fois cherché à justifier son coup de force par des considérations patriotiques : il aurait eu pour motif d'épargner à la Pologne l'intervention des blindés et des troupes soviétiques, de limiter les dégâts en somme.

Ce général Jaruzelski est issu d'une famille de la petite noblesse polonaise, traditionnellement anti-russe et catholique militante, famille qui fut déportée en Sibérie avec des dizaines de milliers d'autres, en 1939, quand les troupes de Staline pénétrèrent en territoire polonais. C'est à cette déportation que Jaruzelski doit, paraît-il, ses lunettes noires...

Il a ensuite fait sa carrière dans l'armée. Celle-ci fut reconstituée au départ sous le patronage du Kremlin, mais ses manuels célèbrent depuis longtemps des héros du patriotisme polonais qui se sont fait un nom, dans le passé, en combattant contre les Russes.

De toute façon, pour les dirigeants polonais, même s'ils n'avaient pas les mains entièrement libres du côté de Moscou, la mobilisation ouvrière n'était pas tolérable.

Dans les milieux dirigeants occidentaux, les banquiers allemands applaudirent d'emblée. L'Humanité dénonça encore une fois les « excès » de Solidarité. Le Figaro écrivit, dans ce qui était un cri du coeur, le lundi 14 décembre 1981 : « Au point où son pays en était arrivé, le général Jaruzelski ne pouvait pas agir autrement qu'il ne l'a fait dans la nuit de samedi à dimanche... » .

Pour les bailleurs de fonds de la Pologne endettée, c'était un soulagement de penser que la classe ouvrière allait y être remise au pas.

Un certain colonel Kuklinski, qui était alors bien placé dans l'état-major de l'armée polonaise, homme de confiance de Jaruzelski et chargé de la coordination des plans d'instauration de l'état de siège, était en même temps un agent de la CIA... Il a révélé depuis que les dirigeants américains étaient informés des préparatifs et même de la date du coup de force, par ses soins, un bon mois auparavant. Comme on sait, ils n'ont rien divulgué. La mobilisation de la classe ouvrière polonaise était vraiment de trop pour beaucoup de monde !

La politique du général Jaruzelski

Une fois ce problème réglé, en quelque sorte, toute la politique ultérieure de Jaruzelski a tendu à partir de 1982, et surtout à partir de 1985-86, après l'arrivée au pouvoir de Gorbatchev en URSS, à ne pas couper les ponts avec la direction de Solidarité, à ne rien faire qui aurait risqué d'être irréversible - à préserver l'avenir.

La répression, bien réelle, a visé surtout à intimider la classe ouvrière par des licenciements et des emprisonnements massifs, par l'obligation de renier l'appartenance à Solidarité, par les passages à tabac dans les postes de la milice.

Dans le même temps, pourtant, il n'y a pas eu de la part de Jaruzelski une volonté politique de détruire physiquement les cadres de l'organisation ouvrière comme ce fut le cas pour Pinochet au Chili par exemple.

On a un document bien intéressant de ce point de vue : un exposé fait par un commissaire militaire à une réunion de militants du PC de la radio-télévision, quelques mois seulement après le coup, en avril 1982, et qui fut enregistré en cachette.

Bujak était un responsable important de Solidarité qui, à l'époque, se cachait. Quelqu'un demande au commissaire militaire : « Pourquoi est-ce qu'on n'a pas encore attrapé Bujak ? » , et il répond : « ... Si Bujak et les autres sont, ce qui est probable, dans un couvent de femmes... il faudrait former une compagnie ou un bataillon pour casser toute la baraque. Je ne sais pas si les répercussions internes et internationales justifieraient l'effort... D'ailleurs, si nous ne savons pas ce que seront les syndicats dans l'avenir... comment pouvons-nous savoir si ce foutu Bujak ne sera pas utile un jour... » .

Et puis, petit à petit, les gestes discrets se sont succédé, d'autres plus retentissants.

Walesa fut libéré en novembre 1982. L'état de guerre, suspendu le 31 décembre 1982, était levé en juillet 1983. Walesa était autorisé à reprendre son travail au chantier Lénine ; des mesures d'amnistie partielle ou de « grâces individuelles » étaient annoncées, les militants ne cessant d'osciller entre la prison et la liberté. Plus démonstratif, trois membres de la police politique furent jugés comme assassins du prêtre Popieluszko et condamnés à des peines de prison, en février 1985.

L'année 1986 peut être considérée comme celle du tournant ouvert et des grandes décisions. Le FMI fit savoir qu'il voyait maintenant d'un bon oeil l'adhésion de la Pologne, et le gouvernement polonais finit par libérer tous les détenus politiques, le 15 septembre. La presse officielle polonaise salua en Jaruzelski un homme capable de prendre des « risques calculés », comme Gorbatchev.

Jaruzelski rendit visite au pape à Rome, lequel en retour y alla de son troisième pèlerinage en Pologne, en juin 1987.

Walesa déclarait voir en Jaruzelski « incontestablement, un patriote » , et évoqua dans son autobiographie publiée pendant cette période son « estime instinctive pour l'uniforme polonais » .

A cette époque, la direction de Solidarité donna un autre gage, en mettant officiellement fin à son activité clandestine.

Pourtant, de 1987 à 1989, il s'est encore écoulé deux ans. Le processus pouvait apparaître bien lent, étant donné l'accord entre le pouvoir et la direction de Solidarité, au moins sur les perspectives.

C'est finalement la classe ouvrière qui a donné le coup de boutoir décisif à ce processus. Elle a fourni à Walesa l'occasion de démontrer ouvertement son utilité pour le régime en place, même tel qu'il était.

En avril-mai 1988, une vague de grèves contre les hausses de prix (encore une fois) secoua notamment les aciéries de Nowa Huta et les chantiers navals de Gdansk. Le 15 août, les grèves repartirent, cette fois des mineurs de Haute-Silésie et gagnèrent toute une série de grandes villes. Des comités de grève et des comités de grève inter-entreprises refirent leur apparition.

Ce fut le signal de conversations au plus haut niveau. Le ministre de l'Intérieur, le général Kiszczak, annonça que le gouvernement acceptait le principe d'une « table ronde » entre le pouvoir et l'opposition. En contrepartie, Walesa mit tout son poids dans la balance et joua, suivant son expression, le rôle de « pompier des grèves », allant d'un endroit à un autre à travers le pays pour faire reprendre le travail. Malgré quelques difficultés, il y parvint en quelques jours.

Des proches de Gorbatchev déclarèrent alors, opportunément, que, du point de vue soviétique, le « pluralisme syndical » n'était pas une hérésie, ou encore que Solidarité était un modèle possible d'encadrement du mouvement ouvrier...

L'ouverture politique s'est donc faite dans une évidente complicité.

La pression ouvrière était d'autant plus alarmante pour le pouvoir que (toute la presse l'a rapporté à l'époque) Solidarité avait été surprise par ces grèves déclenchées spontanément. C'était une nouvelle génération de jeunes ouvriers qui avaient été en pointe, et qui avaient mis en tête de leurs revendications la légalisation de Solidarité. Au printemps 1989 encore, Walesa dut sillonner la Pologne pour calmer des jeunes ouvriers qui acceptaient mal le processus d'entente entamé entre Solidarité et les staliniens.

Des accords de la « table ronde » (5 avril 1989) au gouvernement Mazowiecki (24 août 1989)

La fameuse « table ronde » se réunit finalement le 6 février 1989, et l'accord fut scellé le 5 avril. Les pourparlers se déroulèrent dans le plus grand secret. « Autour de cette table, il faut que les élites s'entendent » , disait Kuron, le conseiller de Walesa...

Les dirigeants de Solidarité avaient su faire preuve de toute la patience souhaitable...

L'accord conclu légalisait Solidarité et prévoyait une certaine démocratisation du fonctionnement des institutions - une « certaine » démocratisation seulement, car ce que cet accord organisait, par consentement mutuel, c'était le trucage des élections prévues. Il faisait en sorte que, quels que soient les résultats obtenus par le parti stalinien, celui-ci resterait majoritaire au Parlement. Il l'est toujours, d'ailleurs, à l'heure actuelle, recyclé sous le nom de social-démocrate.

Et, toujours par consentement mutuel, l'accord de la table ronde maintenait le général Jaruzelski comme président de la République.

On peut difficilement se montrer plus complaisant, même entre gens qui s'entendent sur le fond. Après tout, dans les autres « Démocraties populaires », les dictateurs en place allaient être sous peu déboulonnés, tomber l'un après l'autre comme les noix du cocotier, et les responsables polonais étaient aux premières loges pour être informés du sens dans lequel soufflait le vent d'Est. Pourtant, Jaruzelski, lui, le seul, est resté accroché à l'arbre, jusqu'à dimanche dernier. Grâce à Walesa. Il lui remet un poste qu'il n'avait pu conserver jusque là que grâce à lui.

Au soir des élections de juin 1989, le scénario concocté au sommet se trouva cependant bousculé.

Ce fut une débâcle pour les plus hauts personnages de l'État et du Parti, ministres compris. Pratiquement pas un qui ne fut battu dans les urnes.

Solidarité et Walesa, qui ne voulaient pas qu'aucun sentiment de victoire vienne à s'emparer de leurs électeurs, leur défendirent immédiatement de fêter ça. Ils en ont presque parus effrayés !

Mais tout de même, les électeurs pouvaient constater que leurs votes, majoritaires de manière écrasante, se traduisaient par une minorité de sièges au Parlement. Ils pouvaient se sentir ouvertement manipulés. Et les dirigeants de Solidarité se retrouvèrent bien embarrassés. Eux qui voulaient tant respecter le contrat, qui ne voulaient pas se charger du gouvernement, furent pratiquement contraints de nommer Premier ministre l'un des leurs - Mazowiecki.

Walesa, dans une interview qu'il a donnée alors au Figaro, a crûment résumé le drame : « ... par malchance nous avons gagné les élections. C'est là que la machine s'est emballée. La victoire a eu ses exigences. Il a fallu aller plus loin. Poussés par les événements, nous avons été conduits à nommer un premier ministre. Ce fut un changement de plan, une improvisation faite sur le vif. Parce que, sur le plan politique, il était prévu de ne plus rien faire » .

« Par malchance, nous avons gagné les élections » : commentaire assez rare, tout de même !

Les responsables de Solidarité ont obtenu que les travailleurs se résignent à voir rester en place non seulement les crapules au sommet, mais du haut jusqu'en bas, les mêmes hommes, la même milice dans les quartiers, les mêmes directeurs dans les entreprises, les mêmes profiteurs et les mêmes mafias au niveau des municipalités et des administrations. La morale chrétienne a bien servi dans cette affaire, pour prêcher à la population, au nom du refus des règlements de comptes, la soumission et la passivité.

Un passé de pauvreté et d'oppression

Maintenant que la Pologne est débarrassée du joug de la bureaucratie soviétique, Walesa se place sous le patronage du maréchal Pilsudski, le dictateur réactionnaire présenté comme le père de l'indépendance polonaise, qui dura de 1918 à 1939.

La Pologne de Pilsudski : misère et arriération

A la fin de la Première guerre mondiale, en 1918, les puissances impérialistes victorieuses avaient remis sur pied un État polonais (depuis la fin du XVIIIe siècle, le territoire polonais était resté partagé entre les empires tsariste, germanique et austro-hongrois) pour servir de rempart contre la révolution soviétique. Et elles se servirent de Joseph Pilsudski, qui avait été un militant clandestin du Parti socialiste dans l'empire tsariste, mais qui, comme il l'a dit, était « descendu du tramway rouge à la station Indépendance » . A la faveur de la guerre, il s'était constitué ses légions.

Le régime de Pilsudski s'appuyait sur une société profondément arriérée.

Une classe dominante constituée par une noblesse de propriétaires terriens représentait 3 pour mille de la population mais 24 % des terres. Pendant que des familles de seigneurs comme les Zamoyski ou les Radziwill régnaient sur 200 000 hectares de terres, la plupart des petits paysans crevaient de misère sur moins de 5 hectares ou émigraient pour peupler les mines du Nord de la France ou les usines américaines.

A l'ombre de la noblesse, la bourgeoisie autochtone demeurait rachitique.

Sur le plan économique, malgré la fierté que les chauvins polonais tirent de cette Pologne indépendante et du drapeau de Pilsudski, elle resta pauvre, sous-développée, et à la merci de l'impérialisme - d'abord, comme une sorte de colonie militaire française, soumise officiellement au commandement du ministère de la guerre français, puis elle dut faire appel aux capitaux américains, et elle traîna le fardeau d'un lourd endettement.

Le régime pressura ses classes laborieuses autant qu'il le put, mais si un capitalisme sauvage sévit sous la protection de la dictature, il manquait de moyens. Malgré les campagnes démagogiques du gouvernement contre les capitalistes étrangers présents en Pologne, Boussac par exemple, la part du capital étranger restait supérieure à celle du capital privé national. Quand le régime chercha à sortir de cette vassalisation, il se vit bien contraint de recourir à l'étatisation de ses quelques industries. En 1929, l'État contrôlait 67 % des faibles capitaux du pays. Avec la crise, ce rôle de l'État s'accrut encore.

Le régime officiel de la Pologne née sous le signe de l'anti-communisme était la République, mais il n'a été vaguement démocratique, même pour les classes privilégiées, que pendant quelques 8 ans, jusqu'à ce que, en 1926, Pilsudski s'empare par un coup d'État de tout le pouvoir. Démocratique, à condition de ne pas être regardant, à condition de faire abstraction de l'interdiction du Parti Communiste, jamais autorisé entre les deux guerres ; à condition de faire abstraction de la répression sauvage systématique de toutes les grèves, de toutes les manifestations de la classe ouvrière des villes comme des ouvriers agricoles ; à condition de faire abstraction de la toute-puissance sociale d'une Eglise particulièrement réactionnaire ; à condition de faire abstraction des pogromes anti-Juifs, de l'antisémitisme qui sévissait et qui était pour le moins toléré dans un pays qui comptait, avant le génocide nazi, plusieurs millions de Juifs, souvent prolétaires.

Voilà ce que fut la démocratie polonaise entre 1919 et 1926. Après, ce fut la dictature de Pilsudski, relayé, après sa mort en 1935, par des militaires de plus en plus inspirés par l'Allemagne nazie, à l'ombre desquels des bandes fascistes pourchassaient à travers le pays les ouvriers grévistes, et les Juifs.

Et puis, en 1939, comme on sait, la Pologne fut à nouveau partagée par la force militaire entre ses puissants voisins, Hitler et Staline cette fois.

La mainmise stalinienne, ou la classe ouvrière aux travaux forcés

Avec le Traité de Versailles, la Pologne avait été promue au rang de citadelle avancée de l'Occident impérialiste face à la Russie des Soviets. Avec les accords de Potsdam et Yalta, elle est repassée à l'Est... Bien contre son gré, certes, et même si, géographiquement, ce qu'on a appelé le « pays à roulettes » fut alors déplacé de 200 à 300 km d'Est en Ouest.

L'Armée rouge, en imposant la domination de la bureaucratie soviétique, n'y a pas exporté la révolution, même sous quelque aspect déformé qu'on puisse imaginer. Elle s'est même au contraire d'emblée opposée à la classe ouvrière.

La classe ouvrière avait des traditions de combativité et d'organisation, et des traditions socialistes même, déjà anciennes, mais son avant-garde avait été pratiquement détruite : le PC liquidé par les soins de Staline en 1938, ses dirigeants et ses cadres par centaines disparurent dans les grandes purges de 1937-38. Les prolétaires juifs, eux qui avaient fourni au mouvement ouvrier d'Europe centrale tant de militants révolutionnaires, attachés à la Révolution d'Octobre, animés de convictions internationalistes, avaient été plus spécialement victimes du nazisme.

Le pays était dévasté : 6 millions de morts, d'abord, et puis les deux tiers des établissements industriels détruits, une production agricole en chute, des villes en ruines...

Les entreprises passèrent des mains de l'État allemand à celles de l'État polonais, en 1946. Immédiatement après le retrait des troupes allemandes, un certain nombre d'entre elles furent remises en route par leurs ouvriers, dans des conditions de salaires lamentables, et aux prises avec des problèmes de ravitaillement critiques. Une puissante vague de grèves se déclencha dès 1945. Née dans les bassins miniers, elle atteignit en 1946 tous les principaux centres industriels. Le « gouvernement provisoire d'unité nationale », proclamé en juin 1945, sous la présidence du chef du Parti paysan polonais, Mikolajczyk, recourut à la force pour la briser.

La centrale syndicale aux mains des staliniens dénonça ces grèves, car « les grèves sont nuisibles au pays et, partant, aux intérêts de la classe ouvrière » . Gomulka blâma les travailleurs de Lodz de n'avoir rien compris aux grandes transformations sociales accomplies en Pologne au cours des dernières années...

Dès le 6 septembre 1944, cependant, les domaines des grands propriétaires terriens furent confisqués sans indemnité, et les terres distribuées entre une masse de paysans. Cette réforme revêtit un caractère presque davantage national que social : plus de la moitié du total des terres distribuées le furent dans les territoires où les propriétaires allemands étaient en fuite, ou expulsés. 440 000 familles paysannes polonaises, transférées depuis les régions agricoles surpeuplées, s'en allèrent coloniser les terres de l'Ouest.

Toujours est-il que l'aristocratie foncière cessa d'exister en tant que classe sociale. C'est ainsi que fut réglé un des problèmes que la faible bourgeoisie polonaise n'avait pas eu la force interne de régler elle-même.

La vieille aristocratie des magnats terriens, en s'arrogeant la meilleure part du surplus national, avait contribué à étouffer le développement d'une industrie capitaliste en Pologne.

A partir de 1947, avec le début de la guerre froide et la formation du « bloc de l'Est » , la bureaucratie soviétique fit entrer la Pologne dans l'ère des plans, d'abord de reconstruction, puis de « développement économique du pays et d'édification des bases du socialisme » de 1950 à 1955.

Contrairement aux autres Démocraties Populaires, les trois quarts des terres agricoles sont restées cependant propriété privée paysanne, toute petite propriété tournant autour de 5 hectares dans la grande majorité des cas.

Mais, en concentrant entre ses mains les moyens de production industriels, l'État mena une politique d'industrialisation accélérée, cherchant à se passer le plus possible des fournisseurs étrangers, à n'importer que l'indispensable, à réduire la consommation intérieure pour exporter tout ce qui pouvait l'être, tout en accroissant l'intensité du travail.

En mettant les ouvriers et les paysans pauvres aux travaux forcés, la dictature a bâti, au cours des années 50, une industrie relativement puissante.

Elle n'a pas vraiment développé la Pologne, quoi qu'en ait dit la propagande stalinienne. Les campagnes sont restées dans un profond état d'arriération économique, technique, culturelle. Encore aujourd'hui, une bonne partie des fermes n'ont pas l'électricité ou l'eau courante.

L'ouverture à l'Occident : endettement et crise

Mais cette relative puissance industrielle de l'industrie polonaise attira assez tôt les convoitises du capital occidental, et par la suite, elle a servi en quelque sorte de garantie pour les prêts occidentaux qui commencèrent à affluer à partir du début des années 70.

En effet, au début des années 70, les relations Est-Ouest se détendirent et avec l'éclatement de la crise monétaire internationale, rapidement transformée en récession économique, les banquiers occidentaux en quête de placements financiers, suivis des exportateurs en quête de débouchés, se sont mis à prêter de l'argent tous azimuts. Les pays sous-développés, l'Amérique latine, l'Afrique, ont été les bénéficiaires avant d'être les victimes de cet endettement. Les banques se jetèrent aussi sur les pays de l'Est. La Pologne de Gierek recourut à des crédits massifs, afin d'importer à tour de bras biens d'équipement, usines clés en mains, licences, etc..., sans oublier les articles de luxe pour la consommation des privilégiés.

Ce fut un boom spectaculaire pendant ces années 70 qui virent l'ascension sociale de toute une couche de privilégiés, de plus en plus sûrs d'eux. Les idées d'égalité sociale, même si cet égalitarisme n'était que de façade, battirent sérieusement en retraite devant la valorisation sociale des « milliardaires rouges ».

Mais la Pologne a été frappée de plein fouet en 1974-1975, quand les marchés occidentaux se sont fermés devant ses exportations, alors que les créanciers commençaient à réclamer avec insistance le remboursement d'une dette qu'elle pouvait de plus en plus difficilement honorer.

En 1979, fait exceptionnel dans l'histoire du groupe économique des pays de l'Est, la Pologne annonça officiellement que sa production nationale nette avait baissé, de 2 %.

Trois ans avant, une énième tentative de faire passer une hausse des prix des denrées alimentaires avait déclenché des émeutes à Ursus, Radom et Plock. L'année suivante, 1980, on sait ce qui s'est passé ! On comprend du même coup non seulement l'impatience des bailleurs de fonds occidentaux, mais aussi celle de la petite-bourgeoisie et des privilégiés polonais, pendant ces années 1980-81, de voir rétablir l'ordre en Pologne.

Il y a beau temps, en vérité, qu'une grande partie de la plus-value extorquée sur les travailleurs polonais est transférée, au travers du service de la dette, dans les banques occidentales, et que la Pologne est intégrée au circuit de la finance internationale. Et, même si la tutelle de l'URSS et la gestion bureaucratique de son économie, ont des conséquences désastreuses, sa situation de crise a bien davantage à voir avec cette intégration précisément, en position de dépendance bien sûr, qu'avec les prétendus méfaits du communisme.

Quelques 5 ans avant le coup de force de 1981, en 1976, Gierek avait ouvert une porte à l'introduction du capital étranger : s'adressant aux étrangers d'origine polonaise vivant aux USA, au Canada, en Europe, il les autorisait à fonder sur le sol polonais leurs propres entreprises, qu'on a appelées les « polonijnas ».

A partir de 1982, Jaruzelski alla plus loin. Une série de décrets fut promulguée, incitant au développement du secteur privé, en s'appuyant sur un code commercial remontant à 1934. Les « polonijnas », particulièrement, furent encouragées. Il faut noter que cela correspondait à une des revendications posées par les experts de Solidarité.

Dans l'agriculture, sous couvert de modernisation, la loi agraire de 1944 fut révisée pour porter le maximum des superficies autorisées à la culture privée de 15 à 50 hectares.

En décembre 1988, à la veille de la re-légalisation de Solidarité, un ensemble de lois, considérées alors comme une mini-révolution libérale, inaugura une « nouvelle organisation économique » en Pologne, favorable à l'entreprise privée et aux investissements de capitaux étrangers.

La Pologne a l'heure du « capitalisme réel »

On peut s'interroger sur le succès économique de cette évolution.

D'abord, il y a bien sûr toujours la bourgeoisie internationale qui ne fait pas de cadeaux. Et la dette polonaise est passée de 7 milliards de dollars en 1975 à quelques 41 milliards aujourd'hui (à quoi il faut ajouter une poignée de roubles du côté de l'Est).

Des privilégiés impatients de se remplir les poches

Dans le pays, il y a plus que jamais ces petits et moyens bourgeois qui constituaient déjà dans l'ombre de la société un club de riches (comprenant, d'ailleurs, quelques ci-devant aristocrates, loin d'avoir tout perdu), et qui ne demandent qu'à faire la loi officiellement, sans entraves, comme en Occident.

Un de ces « milliardaires » polonais s'appelle Jakubas. Il avait commencé dans la confection sous Gierek, puis il s'est lancé dans l'informatique, avec des accointances en Allemagne. Il achète des immeubles à Varsovie et gère des magasins en devises. Il fait toutes sortes d'affaires. Fier de sa fortune, de sa belle maison et de ses réserves de champagne, il a tout du parvenu, du nouveau riche - qui, quand on lui demande depuis combien d'années il n'a pas pris le tramway, éclate de rire et demande « Le quoi ? » .

Par transfusion, cette classe se grossit des membres de la nomenklatura de l'appareil d'État.

Un exemple en est fourni par Mieczylaw Wilczek. Membre du PC polonais, il faisait partie de ceux qu'on appelait les « milliardaires rouges » lorsqu'il fut appelé au gouvernement à la fin de 1988. Ministre de l'Industrie, c'est lui qui patronna les réformes décisives. Solidarité lui reproche d'avoir organisé ce qu'elle appelle la « privatisation de la nomenklatura ». A quoi il rétorque que « si on veut privatiser, il faudra bien que ce soient les gens qui ont les moyens qui accèdent à la propriété » .

Des membres de l'appareil ont préparé leur reconversion en créant des Sociétés Anonymes, des enclaves de capitalisme sauvage, au sein du secteur public. Au point qu'à l'automne 1988 les dirigeants de ces sociétés et entreprises ont pu constituer un groupe de pression structuré, comprenant le vice-président du Parlement, des députés, etc.

Les chantiers de Gdansk eux-mêmes, mis en liquidation, ont été en partie pillés sous la houlette de leur directeur. Des sociétés indépendantes ont été taillées dedans, avec l'aide financière de l'État, S.A.R.L. dont les dirigeants sont des ex-directeurs et hauts cadres - lesquels, sans évidemment se charger des dettes, sans apporter de capital, s'en sont tout simplement attribué la jouissance et les bénéfices, éventuellement en employant les ouvriers des chantiers sur leurs heures de travail...

Maintenant, les chantiers navals de Gdansk sont à vendre, à des prix de bradage, à qui veut ou peut. On en propose des actions aux ouvriers en guise d'indemnité de licenciement.

On comprend que l'ex-ministre Wilczek retourné à ses affaires préconise « une politique qui se situerait plus à droite que celle de Mme Thatcher » , et qu'il craigne que Solidarité ne puisse pas suffisamment s'attaquer aux « acquis sociaux » pour instaurer un « système vraiment capitaliste » .

Ce Wilczek est considéré, parait-il, comme « l'une des fortunes les mieux assises d'Europe de l'Est » . Il a été, il est vrai, particulièrement bien placé.

Pour tous ces gens, les élections libres c'est bel et bon ; mais les bons dollars, c'est encore mieux...

Et maintenant se superpose à eux une nomenklatura supplémentaire, issue de Solidarité et de sa mouvance. L'Eglise n'oublie pas de s'enrichir. Elle construit de nouvelles églises, les presbytères deviennent luxueux... Et une foule de nouveaux venus cherchent à se faire à leur tour une place au soleil.

Solidarité a sa banque avec son logo, créée avec l'aide de la banque américaine Chase International, qui fournit 49 % du capital. La branche de Solidarité de Varsovie participe à des compagnies d'assurances qui sont en train d'être créées par les AGF. Si l'on en croit un journaliste de Libération, Bujak lui-même, l'ex-dirigeant ouvrier d'Ursus et ex-dirigeant de Solidarité clandestine, dirige aujourd'hui une importante société d'assurances.

Cependant, dans l'ensemble, ce développement en reste au stade que nous qualifierions de PME, voire de toutes petites entreprises, une part marginale de l'économie.

D'ailleurs, nul ne sait ce qu'il adviendra de nombre d'entre elles, les faillites de nouvelles petites entreprises privées sont nombreuses, sans parler des cas de pseudo-banquiers qui disparaissent avec la caisse, après avoir empoché les économies de gens modestes et trop confiants.

Dans les campagnes, le succès de la politique du gouvernement Mazowiecki n'est pas évident non plus, pour d'autres raisons. La masse des paysans pauvres refusent de se laisser brutalement « moderniser ». On sait ce que cela signifie. Le plan gouvernemental vise à favoriser l'émergence d'une minorité d'exploitations, grandes, équipées et rentables, bref à permettre à une bourgeoisie rurale de s'enrichir en concentrant entre ses mains les terres intéressantes et les moyens techniques.

C'est-à-dire que cette politique, et le gouvernement ne s'en cache pas, condamne une masse de peut-être un million de petites exploitations familiales, débarquées dans la course à l'enrichissement, à faire faillite.

Les paysans font de la résistance. Ils ne vendent pas leurs terres au rythme que souhaiteraient les bureaucrates de Varsovie, et répugnent à s'endetter. Ils ont même tendance à brader leur cheptel et à réduire leur production. Leur opposition à Mazowiecki s'est exprimée visiblement par des barrages de routes et des manifestations - comme à Varsovie, en juin dernier, où ils se sont heurtés aux forces de l'ordre envoyées par le gouvernement.

Le capital occidental plus prompt à piller qu'à investir

Pour l'opération de privatisation des industries étatisées qui vient de démarrer, c'est évidemment sur le capital étranger que compte le gouvernement polonais.

Walesa en tête, les autorités ont largement fait miroiter les bénéfices qui attendent en Pologne les capitalistes occidentaux. Comme ils les ont implorés de venir faire de l'argent sur le dos des Polonais ! Ces dirigeants polonais ne manquent pas une occasion de vanter « un potentiel industriel prêt à être exploité » , « des techniciens jeunes et bien formés » , et surtout, surtout, le bas coût de la main d'oeuvre, qui ferait « qu'une même somme investie en Pologne peut rendre plus qu'en France, par exemple » .

Ils proposent même Gdansk, ce symbole, en zone franche !

Après avoir résisté et sous la pression de représentants du patronat allemand, ils viennent de lever l'interdiction qui pesait sur la vente de la terre à des étrangers.

Mais peu de sociétés polonaises semblent réellement convoitées par les capitalistes, les vrais.

Dans ce que la presse économique appelle « un tissu intéressent d'entreprises modestes mais actives » , ce sont des patrons allemands qui ont conclu près de la moitié des accords d'investissement au cours de l'année écoulée. Mais le capital allemand a en réalité d'autres moyens de piller la Pologne : il en est le principal banquier et créancier. D'autre part, outre que c'est d'Allemagne que venait déjà la plus grande partie des importations polonaises en provenance des pays capitalistes, le capitalisme allemand récupère le commerce que la Pologne faisait avec l'ancienne RDA, et désormais c'est en devises lourdes que la Pologne doit payer.

Quant à la France capitaliste là-dedans, elle case, outre les AGF, l'inévitable Alcatel dans les télécommunications, et puis bien sûr Hersant, et Séguéla évidemment pour les campagnes électorales, ou encore une poignée de petits industriels bretons de l'agro-alimentaire...

Mais les capitalistes se montrent prudents, sinon réticents. Pourquoi chercheraient-ils à investir dans des branches comme le charbon, le textile, la sidérurgie ou les chantiers navals, en Pologne, alors que toutes ces branches sont en récession à l'échelle mondiale ? En tout cas, on constate que malgré les bas salaires, la qualification des travailleurs, les réseaux commerciaux déjà établis, les cadeaux fiscaux et autres proposés par les dirigeants polonais, leurs renoncements sur la question du rapatriement des profits, le capital occidental ne se bouscule pas au portillon pour investir. Il n'y a eu jusqu'à présent qu'une poignée de cas de gros investissements industriels.

Le journal économique anglais Financial Times, cherchant récemment à expliquer le pourquoi de ces réticences, évoquait les risques financiers présentés par un pays lourdement endetté, ou encore l'insuffisance, voire le délabrement, des infrastructures, l'incertitude politique des périodes électorales... A travers une brochure officielle du ministère du Commerce extérieur français consacrée aux pays de l'Est, on se rend compte que les patrons français invoquent spécialement des risques sociaux : « Quelle sera la réponse de la main d'oeuvre au changement de mentalité imposé par le système productif occidental ? » .

Au bilan, finalement, loin de s'améliorer, la situation se détériore. Le rythme de l'inflation s'est ralenti, et la monnaie est provisoirement stabilisée, mais l'activité économique est entrée en récession, la production industrielle a reculé de 30 % au cours du premier semestre de 1990. Le nombre des chômeurs a dépassé le million, et on ne sait à combien il montera quand des grandes entreprises et les mines vont fermer en série, comme il est prévu. Le pouvoir d'achat de la population a baissé d'un tiers, selon les évaluations.

Les chiffres que les économistes donnent sous le vocable de « Produit national brut » sont à considérer avec précaution, ils n'ont qu'une valeur approximative. Cependant, ils donnent une indication : ce « Produit national brut » par habitant aurait été de 1 700 dollars en 1989 en Pologne. A titre de comparaison pour la même année, il était établi à environ 12 000 dollars en ce qui concerne la France.

Pour les petits bourgeois polonais, qui s'indignent de voir traiter la Pologne comme un pays d'Afrique par l'impérialisme, le visage du « capitalisme réel » peut être lourdement décevant.

Mais pour les ouvriers, pour les paysans pauvres, pour les vieux, ce visage est d'ores et déjà inhumain.

La victoire de l'ex-ouvrier Walesa n'est pas celle de la classe ouvrière

Lundi 10 décembre, Le Figaro a salué de manière vibrante la victoire de « ce petit ouvrier de Gdansk » devenu « le héros de la lutte anti-communiste » . Le Figaro n'a pas usage de saluer les ouvriers, petits ou pas ; c'est évidemment avec l'anti-communiste que le rédacteur se sent des affinités. Mais, en l'occurrence, le fait qu'il s'agisse d'un ouvrier, de cet ouvrier, ne va pas à ses yeux sans avantages.

L'ex-ouvrier Walesa est victorieux ; la classe ouvrière, c'est autre chose. Certes, Walesa n'est pourtant pas simplement un politicien hier prolétaire comme Bérégovoy a été cheminot dans le temps. Il ne s'est pas trouvé, comme d'autres, propulsé à ce poste à travers une carrière dans l'appareil d'un parti politique se disant socialiste ni d'une bureaucratie syndicale. Son rôle et son poids politiques, il les doit au mouvement gréviste de 1980, et sa victoire apparaît comme une revanche sur le coup de force de Jaruzelski qui l'a défait en 1981.

En même temps, il est le porte-parole d'un ensemble de forces sociales aux intérêts différents ou franchement opposés à ceux de la classe ouvrière. C'est avec des hommes d'affaires enrichis qu'il a banqueté dans ses tournées électorales.

Aux yeux des paysans, Walesa apparaît comme le symbole du monde ouvrier et de ses luttes, marquées par Solidarnosc, et en même temps, avec sa bigoterie, comme le symbole du Polonais-catholique de la tradition réactionnaire, ennemi du communisme athée.

Walesa est en effet tout cela à la fois. Il est le représentant du cardinal Glemp comme l'élu des ouvriers de Solidarnosc. Il incarne dans sa personne, en les conjuguant, des forces qui sont en réalité contradictoires.

A vrai dire, si Walesa c'est Solidarité, Solidarité, elle, n'est plus ce qu'elle était. Un proche de Mazowiecki l'a exprimé de la manière la plus nette : « Il ne faut pas oublier que le syndicat, dans les années 80, est né des grèves, d'un mouvement de protestation sociale ; le syndicat de 1989 est né de négociations politiques autour de la table ronde » .

Au cours des années Jaruzelski, Solidarité s'est en effet vidée de ses adhérents. Leur nombre, de 10 millions en 1980-81, est tombé à deux millions, au maximum, aujourd'hui - beaucoup moins que l'OPZZ, le syndicat héritier de l'appareil syndical intégré dans la dictature stalinienne.

Cela a donné à Walesa des mains plus libres pour mener sa politique. Avec un grand cynisme, il s'en est réjoui froidement lui-même : « Nous sommes moins nombreux et c'est bien ainsi. Si aujourd'hui, dans les conditions dans lesquelles nous sommes obligés de mener notre action, nous subissions les pressions de ces 10 millions comme en 1981, ce serait une véritable catastrophe » .

Autrement dit, vive l'intermède de la dictature Jaruzelski !

Solidarité s'est bureaucratisée et coupée de la jeune génération ouvrière, et maintenant, bien plus qu'elle ne subit la pression de sa base ouvrière, c'est en sens inverse que la pression s'exerce, à partir des milieux dirigeants et de la hiérarchie catholique, contre la classe ouvrière.

A peine Solidarité était-elle officialisée que nombre de ses cadres, des anciens de 80, sont allés peupler le Parlement et les conseils municipaux.

Dans le Walesa de 1990, il demeure cependant son origine politique de lutte ouvrière, son passé. C'est un symbole qui n'est peut-être pas qu'un symbole, dans la mesure où les travailleurs placent des espoirs en lui.

En tout cas, une des raisons que Jacek Kuron, qui a une solide expérience politique, a données de son hostilité à la candidature de Walesa à la Présidence, c'est que « sa victoire risquerait de faire naître des illusions qui mettraient en péril les réformes sociales » en cours.

Par exemple, les travailleurs de l'usine de tracteurs Ursus, bastion de Solidarité depuis 1980, ont fait des grèves tournantes en novembre dernier. Ils réclamaient une augmentation de salaire ; le départ de trois directeurs ayant appartenu au PC ; et un alignement de leur cantine sur celle des membres de la Direction - à quoi celle-ci a fait répondre vertement que « dans les démocraties occidentales, les directeurs mangent mieux que le prolétariat » ... Mais les grévistes refusaient de toute façon de négocier leurs revendications, en disant « Plus la peine de discuter avec des gens que Walesa va mettre en prison avec sa victoire électorale » .

Mais il n'est pas dit que Walesa donne satisfaction aux travailleurs, même sur ce terrain. Il n'est même pas dit qu'il cherche à écarter de la direction des entreprises, sauf à s'en servir occasionnellement comme dérivatif, des hommes mis en place par la dictature. Quant à l'appareil d'État, la hiérarchie militaire et policière, les hauts fonctionnaires, Walesa s'appuiera sur ceux dont il a hérité, quand bien même, parmi les hauts fonctionnaires de l'État, il n'y en a pas un qui n'ait fait carrière sous la dictature précédente. L'armée, la police qui maintiendront l'ordre sous Walesa, ce sont l'armée, la police de l'état de siège de Jaruzelski.

Walesa concentre les traits de personnalité qui conviennent au rôle de sauveur suprême auquel il aspire.

Il a sa mégalomanie, lui qui affirme « L'opinion publique mondiale s'est investie dans mon action » . Mais dans ses meetings, les ouvriers le tutoient, car il incarne l'homme du peuple, capable de comprendre les foules désespérées.

Il a le goût de la réussite individuelle. Quand il dit aux ouvriers « N'ayez pas peur de perdre votre travail, vous deviendrez, avec des petites entreprises, capitalistes et millionnaires. Je créerai de la richesse pour tous » , avec ce genre de promesses il a trouvé dans le milliardaire Tyminski plus démagogue encore, mais lui aussi il a réussi dans la vie, lui l'ouvrier déjà sacré par le prix Nobel, le pape et tous les grands de ce monde.

Walesa n'oublie pas de mettre en avant une autre de ses capacités, mais plutôt dans la presse étrangère. Ainsi, à un journal américain, il a déclaré : « Je suis intervenu avec succès pour obtenir un arrêt pacifique de certaines grèves récentes... De leur côté, les experts du gouvernement... ont fait appel à la milice pour briser les mouvements de protestation des responsables agricoles. Dès lors, qui est vraiment le plus capable de convaincre les masses d'accepter les changements qui s'imposent ? » .

Pendant sa campagne électorale, Walesa a promis sur le plan économique tout et son contraire. Tantôt, il a vanté les charmes de l'afflux des capitaux occidentaux qui ne manquera pas, selon ses dires, de se produire, relançant l'activité économique, réduisant le chômage. Tantôt, au contraire, il a donné dans le nationalisme économique comme, par exemple, lors d'un meeting où un intervenant l'interrogea : « Je suis ouvrier comme toi et je voudrais savoir ce que tu feras pour que l'on ne ferme pas nos usines, comme le veut le Fonds Monétaire ? » , à quoi il répondit : « Il n'est pas question de privatiser à tout prix car le capital étranger achèterait pour rien nos usines, nos maisons et nos terres. Pas question ! La Pologne aux Polonais ! » .

Walesa, président, présentera peut-être demain comme l'expression de son nationalisme économique le fait qu'une bonne partie de l'industrie restera entre les mains de l'État polonais. Mais cela signifiera peut-être seulement que l'État sera obligé de conserver un grand nombre d'entreprises industrielles, parce que le grand capital occidental n'aura pas vu l'intérêt de les acquérir, et que la bourgeoisie locale ne sera pas de taille à les faire fonctionner. Rappelons qu'avant la guerre, déjà, les deux tiers de l'industrie polonaise existante étaient entre les mains de l'État.

Un avenir économique de pays sous-développé

Ce qui attend la Pologne, ce n'est sûrement pas le développement sur la base du capitalisme et surtout pas dans cette longue période de stagnation du capitalisme à l'échelle mondiale. Ce qui l'attend, c'est d'être réduite à l'état de colonie ou de semi-colonie économique, qu'elle n'a jamais cessé d'être avant la guerre.

Et, même si les dirigeants faisaient le choix, non pas d'une ouverture entière et complète devant les capitaux et les marchandises d'Occident, mais du protectionnisme et du repliement de la Pologne sur elle-même, cela représenterait seulement une régression pour un pays de taille moyenne, sans grandes ressources, sans que cela la soustraie pour autant aux griffes du capitalisme.

Sans aucun doute, une minorité de Polonais va trouver des moyens pour continuer à s'enrichir, pour son compte. Mais même la consommation des parvenus a des limites. On peut prévoir que, quand ils ne sauront plus que faire de leur argent, une fois assurées à satiété les Porsche et les Mercédès, les vacances d'été à Acapulco et les réveillons à Dubaï, les études des enfants au lycée américain de Varsovie et dans les écoles huppées d'Angleterre, alors (et certains privilégiés polonais en sont paraît-il déjà là) leurs capitaux chercheront tout naturellement à se placer, en allant au plus immédiatement rentable et au plus sûr. Ils prendront tout naturellement le chemin des banques suisses, par exemple. Comme l'a dit le chef de l'État de la Côte d'Ivoire, Houphouët-Boigny, « quel est l'homme sérieux dans le monde qui ne place pas une partie de ses biens en Suisse ? » ...

C'est l'avenir de la bourgeoisie des pays sous-développés qui attend la bourgeoisie polonaise. Comme c'est aussi, et c'est infiniment plus grave, ce type d'avenir qui menace les classes pauvres.

Déjà, le salaire le plus courant tourne autour de 500-600 F par mois. C'est à peu près le salaire d'un ouvrier à Abidjan. Une paire de chaussures de qualité correcte coûte la moitié de cette somme.

Et la classe ouvrière commence à connaître le chômage.

Des pans entiers de la population sont menacés d'une paupérisation foudroyante. Un vice-ministre chargé de l'aide sociale a estimé il y a peu que sur les 12 millions de familles polonaises, 3 millions et demi ne survivront que grâce aux aides dispensées. Les sans-abri se comptent déjà par centaines de milliers, les bandes d'enfants livrés à eux-mêmes sont déjà un spectacle courant dans les rues de Szczecin, par exemple.

Quant aux paysans, ils sont en train de découvrir que les forces économiques capitalistes peuvent être encore plus contraignantes que les méthodes employées contre eux sans succès au début des années 50. Ce n'est pas la collectivisation forcée qui les chassera des campagnes, mais les lois du marché. Même en France, les paysans pourtant hautement équipés ne survivent, face aux importations de produits agricoles en provenance des États-Unis ou d'ailleurs, que grâce à la protection et aux subventions de l'État. Alors, il ne faut pas être grand clerc pour deviner que, si les lois du marché sont appliquées en Pologne, les paysans pauvres ne survivront pas longtemps et iront grossir le nombre des chômeurs.

L'arrogance des forces réactionnaires et cléricales

Comment les travailleurs vont-ils réagir devant le fait que rien n'a changé pour eux, sinon en pire ? Ils peuvent être poussés à réagir dans les mois qui viennent par les fermetures et les licenciements massifs. Des grèves, il y en a eu plusieurs au fil des mois depuis que le gouvernement de Solidarité est entré en fonction en août 1989, dans les mines de Silésie, chez les cheminots.

C'est dans ces circonstances que le crédit passé de Walesa et ses liens avec l'organisation de Solidarité peuvent être précieux pour les catégories privilégiées. L'avenir dira ce que vaut ce crédit et quel sera le poids dans la classe ouvrière, dans les entreprises, des militants qui resteront fidèles à Walesa, y compris lorsqu'il mènera une politique violemment anti-ouvrière.

Walesa lui-même peut mener une politique autoritaire. Le risque existe que parmi les travailleurs eux-mêmes il s'en trouve pour rechercher des solutions du côté d'idées d'extrême-droite, mélangeant antisémitisme, opposition au capital étranger et toutes sortes de balivernes réactionnaires, dont Walesa a largement fait usage pendant sa campagne.

Et puis il y a l'Eglise, à laquelle Solidarité est liée, Solidarité rurale en particulier, mais aussi l'entourage de Walesa.

Cette Eglise polonaise est non seulement particulièrement riche, mais particulièrement réactionnaire. Les staliniens l'ont ménagée, et leur dictature n'a fait que la renforcer. Aujourd'hui, elle marque des points : contre l'avortement, pour l'introduction du catéchisme dans les écoles. Le divorce est rendu plus difficile, les curés appellent à la censure contre ce qu'ils appellent la pornographie à la télévision et dans les magazines, ils influencent les nominations dans les administrations locales ou les temps d'antenne à la télévision, obtiennent des noms de rues à leur convenance, rue du Christ-Roi par exemple à Varsovie...

L'Eglise polonaise se définit comme héritière de la tradition du Moyen-Age, elle est animée d'un esprit de croisade évangélisatrice et rejette tout modernisme. Sa hiérarchie, au sommet le national-catholique cardinal Glemp en particulier, ont des conceptions politiques d'extrême-droite. L'anti-sémitisme en fait notoirement partie. De même que l'ultra-nationalisme, dont l'Eglise se tient pour le rempart. Pour Glemp, un « vrai Polonais » ne peut qu'être catholique.

Avec sa richesse, son réseau de prêtres et de nonnes militants, ses curés de choc, remplis de haine contre ce qu'ils appellent la « gauche laïque et cosmopolite » de Solidarité, elle a des troupes pour éventuellement faire rentrer les « mauvais Polonais » dans le rang. Et elle a des ambitions, nostalgiques que sont ses chefs de l'époque où l'Eglise faisait partie du pouvoir d'État et ne se bornait pas à hanter ses allées.

L'État polonais, du fait qu'il s'est trouvé débarrassé de l'oppression russe, a été ipso facto proclamé démocratique, comme l'avait été la république polonaise créée en 1918.

Mais, comme dans ce passé, les conditions qui pèsent aujourd'hui sur ce passage à la démocratie augurent mal de ses chances d'avenir.

Quelles perspectives pour le prolétariat ?

Malgré la combativité dont elle a fait preuve, la classe ouvrière polonaise, faute d'une conscience politique de ses intérêts de classe, faute d'organisations pour incarner cette conscience, n'est pas en état de revendiquer la direction de la société.

Pire : non seulement elle ne se bat pas au nom d'intérêts politiques qui sont vraiment les siens, mais elle fournit des fantassins à des généraux réactionnaires, au propre comme au figuré. Même ceux qui ont déjà perdu leurs illusions en Walesa ont, semble-t-il, perdu en même temps leur confiance dans l'action collective de masse elle-même, pour se consoler par des rêves sur la possibilité de s'en sortir individuellement. Le pourcentage relativement élevé de votes ouvriers en faveur de charlatans comme Tyminski, dont le slogan était « La vraie démocratie, c'est celle de l'argent » , n'est sûrement pas un signe de conscience élevée !

Du marxisme vers l'Eglise... la capitulation politique d'une génération de militants.

Le stalinisme, on l'a répété, porte la responsabilité fondamentale de cette évolution.

Mais malgré le poids du passé stalinien, cette évolution vers la mainmise de forces réactionnaires sur la classe ouvrière n'avait cependant rien d'une fatalité.

Car il y a aussi la responsabilité, les choix politiques d'une génération de militants qui a existé, réellement existé.

Nous parlons ici, non pas de ceux qui étaient catholiques fervents et nationalistes bornés dès le début, mais de ceux qui ont commencé leur évolution politique en rompant avec le stalinisme et en cherchant à gauche. Et il y en a eu des centaines, plus peut-être, surgis du bouillonnement qui a précédé ou accompagné les crises politiques et sociales de l'année 1956, qui ont ébranlé la Pologne et plus encore, la Hongrie. Ceux-là, issus souvent des rangs des Partis staliniens au pouvoir, mais déçus justement par ce pouvoir, par la dictature, ne cherchaient pas alors la voie du salut du côté de l'Occident capitaliste, de l'économie de marché. Ils souhaitaient au contraire combattre les régimes pour les rendre véritablement communistes. Ils avaient beaucoup d'illusions dans un dirigeant comme Gomulka, illusions qu'ils ont payées cher, comme la classe ouvrière elle-même. Mais ils se voulaient marxistes et c'est sur le terrain du marxisme qu'ils cherchaient une explication à ce qui se passait dans les Démocraties Populaires et en URSS, et aussi un programme. L'évolution d'hommes comme Jacek Kuron et Karol Modzelewski représente celle de toute une génération.

Cette génération de militants, dans ces vingt années décisives qui ont suivi 1956, a eu certes le courage et la détermination pour résister à la dictature, pour ne pas perdre courage dans le combat contre elle. Ces militants ont souvent payé ce courage d'années de prison, d'années d'illégalité. Mais, en revanche, ils n'ont pas su faire complètement leur, d'abord, le drapeau de la classe ouvrière et de ses intérêts de classe - avant de l'abandonner complètement, ensuite.

Contrairement aux autres démocraties populaires qui, soit n'ont pas vu surgir une telle génération de militants, soit les ont vus décimés, découragés par la répression ou l'exil comme en Hongrie, en Pologne on retrouve la même génération de militants pratiquement sur une vingtaine d'années, rejoints par la suite, à chaque soubresaut de révolte, par de nouvelles générations. Cette génération a accumulé une formidable expérience politique en un quart de siècle marqué par plusieurs périodes de grèves de masse, de révoltes étudiantes, entrecoupées par des périodes de répression puis de semi-légalité.

Et cette génération, avec des idées justes, aurait pu être un levain formidable. Se serait-elle battue sur la base des idées communistes révolutionnaires contre la dictature stalinienne que le sort de la Pologne et que le sort probablement de toute l'Europe centrale en eût été changé !

Ceux-là, ceux qui étaient d'extrême-gauche, auraient pu, avec le même courage, avec la même détermination, se faire les porte-parole des intérêts historiques du prolétariat, et ils n'auraient certainement pas eu moins de chances de se faire écouter qu'en abandonnant progressivement les idées qui étaient les leurs, par opportunisme au début, par conviction par la suite, pour finir par se cacher derrière les soutanes...

Pourtant, cette génération avait compris, en particulier après les grèves de la Baltique en 1970 et après les grèves d'Ursus et de Radom en 1976, que seule la classe ouvrière détient la puissance et l'énergie pour mettre fin à la dictature. C'est précisément de cette conviction qu'est né le KOR (Comité de Défense des Ouvriers) constitué autour d'hommes comme Kuron et Michnik.

Mais c'est précisément au moment où ils sont allés vers la classe ouvrière que ces militants ont cessé de se revendiquer du marxisme révolutionnaire, pour adopter les idées plus ou moins social-démocrates en vogue dans l'intelligentsia contestataire.

C'est avec ces idées-là, teintées de paternalisme envers les ouvriers, de nationalisme, qu'ils ont gagné du crédit parmi les travailleurs. Eux qui avaient le courage militant se sont interdit de donner aux travailleurs un programme de classe. La bouillie vaguement social-démocrate qu'ils ont véhiculée sous prétexte de privilégier la lutte pour la démocratie n'élevait pas la conscience d'une classe ouvrière qui renfermait pourtant - la suite l'a montré - une capacité militante formidable. Mais, en abandonnant les idées de lutte de classe, les leurs au début, ces militants ont oeuvré, sans peut-être s'en rendre compte au départ, pour d'autres qu'eux-mêmes.

Ces militants auraient pu donner au mouvement ouvrier polonais les idées qui lui auraient permis de lier le combat indispensable contre la dictature protégée par la bureaucratie soviétique, au combat pour l'émancipation des travailleurs sur le terrain économique et social, au lieu de mettre ce combat à la remorque d'une prétendue nation polonaise sans classe.

Ils auraient pu dénoncer, non seulement le caractère dictatorial du régime et sa dépendance à l'égard de la bureaucratie soviétique, mais aussi les privilèges de la nomenklatura, ses prélèvements croissants sur l'économie, son enrichissement et l'accroissement des inégalités sociales qui en résultait. Et surtout, ils auraient pu, face aux problèmes économiques et sociaux qui en découlaient, proposer des perspectives dans l'intérêt des travailleurs.

Ils auraient pu dire : « Oui, il faut que la classe ouvrière débarrasse le pays de la dictature du régime et de l'oppression de la bureaucratie soviétique. Oui, il faut que la classe ouvrière se débarrasse d'une nomenklatura incapable de gérer l'économie correctement, occupée qu'elle est à se remplir les poches. Mais c'est à nous, les ouvriers, de diriger le pays, de réaliser une démocratie, oui, mais une démocratie des travailleurs pour les travailleurs. C'est à nous de diriger l'économie. L'industrie est étatisée, centralisée ? Tant mieux, cela peut être un avantage, mais c'est à nous de contrôler le plan et son exécution. C'est à nous de décider ce qu'il est utile de produire et ce qui ne l'est pas. C'est à nous de décider de la répartition, de faire en sorte que le produit de notre travail ne soit ni pillé par Moscou ou les banques occidentales, ni accaparé par des parasites bien de chez nous ».

Mais il n'y avait rien de tout cela dans le programme des militants qui, à partir du milieu des années 70, « allèrent vers la classe ouvrière ». Avant même de se subordonner complètement à des courants politiques franchement réactionnaires, ces militants ont gommé de leur langage tout ce qui concernait les rapports sociaux, l'économie, pour brandir seulement le mot « démocratie », sans contenu de classe. Mais de cette façon-là, avant même de chanter ouvertement les louanges de l'Occident, de l'économie capitaliste comme ils l'ont fait plus tard, ils commencèrent à les réhabiliter - ne serait-ce qu'en refusant de donner aux travailleurs des perspectives sur le terrain économique et social. Quoi d'étonnant alors que les travailleurs, écoeurés par la gestion de l'économie par la nomenklatura, aient fini par penser que l'économie de marché, que l'économie capitaliste, est la seule alternative ?

C'est de cette façon-là que ces militants, au lieu de rendre la classe ouvrière consciente qu'elle est apte à prendre la direction de la société et de l'économie, ont au contraire joué un rôle capital dans le fait de mettre les travailleurs à la remorque de forces réactionnaires.

L'évolution politique du milieu militant en Pologne, du marxisme vers l'Eglise en passant par la social-démocratie, est un fait historique décisif.

Il est impossible de comprendre l'évolution de la société polonaise vers les idées réactionnaires alors même que la classe ouvrière avait tant d'énergie, tant de combativité, en négligeant ce fait fondamental que ceux qui auraient pu lever un drapeau face au milieu réactionnaire ont eux-mêmes abandonné ce drapeau avant même de s'en saisir véritablement.

Si les évêques et cardinaux Wyszynski, Wojtyla ou Glemp ont acquis le poids politique qui est devenu le leur face à la dictature stalinienne, c'est par défaillance de ceux qui auraient pu contester leur prétention à influencer le mouvement ouvrier.

Mais il faut dire tout de même que cette incapacité de cette génération de militants issue de 1956, à rompre avec leurs illusions dans le gomulkisme pour certains, ou dans la possibilité de rénover le régime stalinien de l'intérieur pour d'autres, de comprendre ce qu'aurait dû être une politique authentiquement révolutionnaire, pour tous, cette incapacité n'est pas seulement de la responsabilité de quelques individus ou d'un courant.

C'est aussi le reflet de la faiblesse du mouvement révolutionnaire communiste dans son ensemble à l'échelle du monde, qui a été incapable de gagner ces hommes à des idées justes.

Le fait est cependant qu'après tant d'années de courageux combats, les représentants les plus éminents de cette génération de militants, les Kuron, les Modzelewski, les Michnik et bien d'autres, ont fini en dignitaires aigris du régime mis en place par Solidarité. Kuron, principal fondateur du Comité de Défense des Ouvriers, a accepté, toute honte bue, d'être ministre du travail, c'est-à-dire ministre de la politique anti-ouvrière du gouvernement Mazowiecki. Les travailleurs réduits au chômage, les retraités, auront une raison de ne plus oublier son nom : les soupes populaires, décidées sous son ministère, s'appellent là-bas les soupes Kuron !

Et, pour couronner leur impuissance passée, les voilà qui, effrayés à l'approche des élections, devant le national-populisme et l'anti-sémitisme de Walesa, n'ont pas eu d'autre courage que de soutenir le catholique Mazowiecki. Quand ils n'avouent pas, cyniquement, comme vient de le faire Kuron, que s'ils restent dans l'opposition face à Walesa, c'est qu'il faut bien, si la colère ouvrière monte de nouveau devant le chômage, qu'il reste encore des hommes, non liés au pouvoir, pour tromper les travailleurs, encore et toujours.

Demain, les plus honnêtes de cette génération diront sans doute, et ils disent déjà, choqués non pas par le caractère anti-ouvrier du régime mais par ses côtés autoritaires, par sa démagogie anti-sémite, qu'ils n'ont pas voulu cela. Mais il a suffi qu'ils ne choisissent pas intégralement le camp politique et social du prolétariat pour avoir contribué à cela, qu'ils l'aient voulu ou non.

La classe ouvrière polonaise a besoin d'une direction politique communiste révolutionnaire

Mais, on ne le répétera jamais assez : la classe ouvrière polonaise ne s'est pas illustrée seulement par des explosions spontanées anarchiques. Elle a été capable d'engendrer des générations de militants. Le véritable problème, c'est le choix politique de tels militants. Pour que la classe ouvrière polonaise retrouve de nouveau des perspectives politiques à la mesure de son énergie combative, il faudra que, dans la nouvelle génération de militants tant intellectuels qu'ouvriers, une fraction fasse le choix des idées de la lutte de classe et du marxisme révolutionnaire. Il faudra qu'ils aient la volonté de s'implanter sur cette base dans la classe ouvrière et il faudra qu'ils aient l'intelligence politique et l'imagination pour intégrer dans leur politique, dans leur langage, les expériences qui ont profondément marqué le prolétariat au cours des décennies passées.

Mais la vie elle-même sera une puissante éducatrice car la société polonaise, qui a connu quarante ans de pseudo- « socialisme réel », est déjà en train de découvrir ce qu'est le capitalisme véritablement réel.

Nous ne savons pas par quels cheminements le prolétariat polonais pourra se doter d'une organisation communiste révolutionnaire. Et nous savons encore moins avec quelle politique concrète celle-ci pourra trouver l'oreille des travailleurs polonais.

Dénoncer les mirages du capitalisme

Il lui faudrait, bien sûr, même aujourd'hui et même à contre-courant, dénoncer inlassablement parmi les travailleurs polonais les mirages du capitalisme, les mirages de l'économie de marché.

Mais pas au nom du prétendu passé socialiste, sûrement pas !

Les dirigeants actuels ont évidemment beau jeu de dissimuler leurs crimes futurs contre la classe ouvrière derrière les crimes passés de la dictature stalinienne. Ils ont beau jeu de s'appuyer sur la haine, légitime et justifiée, des masses ouvrières polonaises contre cette dictature stalinienne pour dire que tout ce qui va mal en Pologne est la faute de cette dictature, ce qui dans leur bouche veut aussi dire, la faute du communisme.

Mais l'évocation du passé ne suffira pas longtemps à consoler les centaines de milliers d'ouvriers qui seront, qui sont déjà réduits au chômage. Elle ne suffira pas à faire oublier les salaires de 600 francs, les retraites de 300 francs.

Le danger de la situation est que l'aggravation même des conditions d'existence de la classe ouvrière comme celle, inévitable, de la masse de petits paysans que l'économie de marché ne va pas favoriser mais au contraire démolir définitivement, que cette aggravation pousse une fraction des premiers comme les seconds vers la lumpen-prolétarisation - donnant ainsi aux couches dirigeantes de nouveaux moyens contre la classe ouvrière.

Passer de la défensive au contrôle de la production et de la répartition par la classe ouvrière

Alors, répétons-le, le problème de la classe ouvrière polonaise est, comme depuis plus d'un quart de siècle de combats menés et perdus, par la force de l'adversaire ou par la trahison de faux amis, celui d'une direction politique.

Les travailleurs polonais se battront à coup sûr sur le terrain économique comme ils ont toujours su le faire, contre les hausses de prix, contre l'insuffisance des salaires. Il leur faudra de plus en plus se battre maintenant contre les licenciements massifs.

Mais dans l'état de délabrement de l'économie polonaise, et avec une classe bourgeoise en voie de reconstitution accélérée, aussi vorace, aussi sûre de son affaire ; avec la voracité encore plus grande des grands capitaux internationaux ; la classe ouvrière ne pourra pas se défendre en restant uniquement sur la défensive. Il faudra que les travailleurs se mêlent du contrôle de la production et de la répartition. Il faut qu'ils s'opposent ouvertement à la classe bourgeoise, nouvelle ou issue de la nomenklatura stalinienne, et à son État.

La classe ouvrière polonaise pourrait être alors amenée à lutter contre le dépeçage de l'industrie étatisée et centralisée par la dictature stalinienne. Mais pas au nom des idées national-populistes au nom desquelles, dans l'entourage de Walesa lui-même, on commence à parler de s'opposer aux capitaux étrangers, « au nom de l'intérêt de la Pologne ». Pas non plus évidemment au nom d'un retour au régime du passé. Mais au nom de la nécessaire centralisation de la production industrielle sous le contrôle de la classe ouvrière.

Pour une libre fédération socialiste des peuples de l'Europe centrale et balkanique

Et nous voudrions dire ici que, bien au-delà du cas de la Pologne, une organisation révolutionnaire digne de ce nom devrait s'élever, même à contre-courant, mais de la façon la plus nette, la plus vigoureuse possible, contre le nationalisme, et défendre l'idée de la suppression des frontières par la révolution sociale, en opposant aux nationalismes ambiants l'idée d'une libre fédération socialiste de tous les peuples de l'Europe centrale et balkanique. C'est une vieille idée que la IIIe Internationale défendait en son temps.

Un des aspects les plus réactionnaires de la mainmise de la bureaucratie stalinienne sur l'Europe centrale, c'est qu'en matière de frontières nationales, la bureaucratie a complètement pris le relais des puissances impérialistes qui, au lendemain de la Première guerre mondiale, au traité de Versailles, avaient déchiqueté cette région entre petits États et se sont évertuées par la suite à les dresser les uns contre les autres pour mieux les dominer.

Staline, pour les mêmes raisons, a compartimenté l'Est européen, alors que l'unification de cette région, où les peuples se mêlent les uns aux autres et dont les économies pourraient être largement complémentaires, en une entité de quelque 125 millions d'habitants aurait représenté un progrès considérable. Mais cela eût nécessité un régime démocratique permettant aux peuples de cohabiter, et de toutes façons, Staline ne voulait pas de ça sur ses frontières.

Une organisation révolutionnaire défendrait l'idée que, même sur le plan économique, il n'y a pas d'avenir autre que misérable pour les classes pauvres dans le cadre de ces petits États, coupés les uns des autres par des frontières, des douanes, des monnaies différentes.

On peut imaginer toutes sortes de variantes pour l'évolution de la Pologne comme plus généralement l'évolution des pays d'Europe centrale. Mais il n'y a qu'une seule alternative véritable : si la direction de la société appartient aux bourgeoisies nationales, aussi voraces que rachitiques - peu importe que les représentants politiques de cette bourgeoisie choisissent de se subordonner complètement au grand capital occidental, ou qu'ils essaient, au contraire, de limiter les appétits, ou la défaillance, de ce dernier par un étatisme réactionnaire - de toutes façons, toutes ces variantes se traduiront par l'oppression et l'exploitation accrues de la classe ouvrière. Dans ces pays aux contradictions sociales vives, cette situation économique contient en germe l'évolution vers des régimes plus ou moins autoritaires. Ces régimes autoritaires utiliseront inévitablement le chauvinisme le plus crasseux comme dérivatif et dresseront inévitablement les peuples les uns contre les autres, les rendant ainsi plus vulnérables encore aux manigances des grandes puissances impérialistes. Sous le règne de la bourgeoisie, l'Europe centrale et balkanique ne pourra que redonner un sens renouvelé au mot « balkanisation », mais en plus barbare probablement, en plus féroce.

Face à cela, l'autre terme de l'alternative n'est et ne peut être que la révolution prolétarienne, une révolution prolétarienne menée au nom du communisme, le vrai, au nom de l'internationalisme, au nom de l'unification de tous les peuples d'Europe centrale, se fondant eux--mêmes dans le cadre plus vaste d'une Europe, unifiée de l'Atlantique à l'Oural, non pas sous l'égide de la bourgeoisie et de son économie génératrice de misère, mais sous la direction du prolétariat révolutionnaire.

Utopique, tout cela, aujourd'hui, alors que la classe ouvrière d'Europe centrale elle-même ne peut plus supporter jusqu'au mot de communisme ? Infiniment moins en tous les cas que d'espérer que la bourgeoisie, que le capitalisme parviennent à élever l'Europe centrale au niveau des pays capitalistes développés ! Et ce que nous souhaitons, c'est qu'en Pologne comme ailleurs il se trouve beaucoup de militants pour parvenir à cette conscience-là.

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