Liban : une création du colonialisme français dans un Moyen-Orient divisé par l'impérialisme

On parle beaucoup du Liban depuis quelques mois dans la presse française. Ce pays serait selon certains l'exemple du « vent démocratique » qui soufflerait sur le monde arabe. Un autre exemple serait la Palestine, depuis la mort de Yasser Arafat et l'élection du nouveau président Mahmoud Abbas. Évidemment il est plus difficile de nous en dire autant de l'Irak où chaque jour se produisent des attentats sanglants et où règne le chaos, mais même dans ce cas on vient parfois nous dire qu'on est sur la voie de l'établissement de la démocratie.

En protestant contre l'attentat commis le 14 février dernier contre l'ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, la presse et une partie des politiciens français, dont ceux qui sont au gouvernement, ont retrouvé un de leurs thèmes favoris. Il consiste à dénoncer la présence et l'action de la Syrie au Liban et à en faire la responsable de tous les maux du pays.

Sans nourrir de sympathie pour le régime de Damas, on peut remarquer que sur ce plan la politique française rejoint la politique américaine. Après avoir dénoncé le régime irakien et l'avoir renversé, les dirigeants des États-Unis dénoncent le régime syrien à peu près dans les mêmes termes. Et cette fois ils ont le renfort des dirigeants français, les mêmes qui avaient critiqué les méthodes de George Bush lorsqu'il préparait la guerre contre l'Irak.

Mais cette sensibilité des dirigeants français à l'égard de ce qui se passe en Syrie, et surtout au Liban, n'est pas plus désintéressée que celle des dirigeants américains lorsqu'ils prétendaient s'intéresser au sort des Irakiens victimes de la dictature de Saddam Hussein et leur apporter la démocratie. Le Liban et la Syrie sont pour la France de vieilles terres coloniales. Ses capitalistes y ont gardé de vieilles accointances, et c'est pourquoi les noms de ces deux pays suscitent toujours parmi les politiciens français des réactions particulières. Ils réveillent leur désir de se mêler de ce qui se passe là-bas, comme lorsqu'on parle de la Côte-d'Ivoire, du Tchad ou de l'Algérie.

Les interventions des pays impérialistes au Proche et au Moyen-Orient ont une large responsabilité dans la situation dramatique de cette région du monde. Cela est maintenant évident en ce qui concerne les États-Unis et leurs interventions en Irak et dans la région du Golfe. C'est aussi assez connu en ce qui concerne la politique coloniale passée de la Grande-Bretagne qui, en divisant pour régner, a laissé derrière elle une situation empoisonnée par le conflit entre Juifs et Arabes.

Mais on sait beaucoup moins que, dans la région du Moyen-Orient qui a été sous son administration coloniale, la France aussi a laissé derrière elle un tel héritage empoisonné.

La Syrie et le Liban à l'époque ottomane

Jusqu'à la Première Guerre mondiale, le Liban et la Syrie n'étaient pas des pays séparés, ni l'Irak ou la Jordanie, la Palestine ou la Turquie. Ils étaient des régions d'un même empire, l'Empire ottoman. Basé à Istanbul, l'ancienne Constantinople, cet Empire dans sa période de plus grande expansion engloba aussi bien la Turquie, la Grèce et une partie de l'Europe centrale jusqu'aux portes de Vienne, que l'ensemble des pays arabes du Proche-Orient au Maghreb, à la seule exception du Maroc. On pouvait si l'on en avait les moyens aller d'Athènes à Istanbul, d'Istanbul à Bagdad et Damas ou Beyrouth ou Jérusalem, au Caire ou à Alger, sans jamais passer une frontière d'État.

Pendant des siècles, l'Empire ottoman réussit à maintenir ensemble des peuples et des pays très divers. Sa force militaire, le caractère absolutiste du pouvoir des sultans régnant à Istanbul l'expliquent en grande partie. Mais le pouvoir de la Sublime Porte, ainsi qu'on appelait le gouvernement impérial, reposait aussi sur un certain consensus des diverses classes dirigeantes. Pour les classes féodales et aussi bourgeoises qui dominaient la société, sa puissance militaire était une assurance contre les révoltes possibles des peuples et contre les autres puissances, les puissances occidentales en particulier. Par ailleurs, la Sublime Porte laissait une marge d'auto-administration suffisante pour que ses provinces lointaines ne trouvent pas sa tutelle trop insupportable. L'important pour elle était que les impôts rentrent régulièrement.

Le sultan d'Istanbul, dirigeant un empire en majorité musulman, se proclamait le commandeur des croyants. Mais les traditions de l'Islam prescrivaient le respect à l'égard des autres religions, auxquelles l'Empire ottoman reconnaissait une large autonomie dans la gestion des affaires de leurs communautés. Les chrétiens, juifs ou autres avaient ainsi leur propre état civil, leurs propres tribunaux et s'auto-administraient suivant le système dit des millet, un mot turc d'origine arabe qu'on peut traduire par « nation ».

Il en était ainsi à Istanbul, mais c'était le cas aussi dans les régions arabes de l'Empire, notamment celles qui constituent aujourd'hui l'Irak, la Syrie, la Palestine, Israël et le Liban, qui n'étaient que la grande région arabe de l'Empire ottoman. Le Liban n'était pas un pays, c'était un nom géographique qui s'appliquait seulement à la région montagneuse située au nord-est de Beyrouth, le Mont-Liban. Le nom est ancien puisqu'on le trouve dans la Bible. Il signifie la montagne blanche, ou la montagne de lait, ses sommets qui atteignent 3000 mètres étant les seuls qui soient couverts de neige dans cette région méditerranéenne.

Le Mont-Liban comptait une grande variété de minorités confessionnelles. Il y avait les chrétiens maronites, qui tirent leur nom de l'évêque Maron, un moine syrien du 4e siècle, mais aussi des fidèles de l'Église grecque orthodoxe, des grecs catholiques et bien d'autres.

De même, parmi les musulmans, on trouvait des musulmans sunnites, appartenant à la tradition majoritaire de l'Islam. Mais on trouvait aussi des musulmans chiites, se référant à la tradition qui voit dans l'imam Ali, assassiné au 7e siècle, le seul successeur légitime de Mahomet. On comptait aussi une importante minorité druze. Ceux-ci constituent encore un autre courant de l'islam, séparé au 11e siècle des chiites sous l'influence du calife fatimide El Hakim Ben Amr-Allah. La doctrine religieuse des druzes est secrète, elle se transmet par l'initiation. On sait cependant qu'ils croient en la métempsycose et ils n'ont ni liturgie, ni lieux de culte.

Ainsi, alors que l'Occident chrétien connaissait les guerres de religion et les grands inquisiteurs, l'Empire ottoman au cours des siècles put être un lieu de relative coexistence pour des minorités religieuses variées.

La décadence de l'Empire ottoman

Les choses changèrent à partir de la fin du 18e siècle. Le régime de l'Empire était aussi un régime de stagnation. Le développement économique et commercial emprunta des chemins ne passant pas par Istanbul. Celle-ci était bien le centre militaire d'un empire, mais pas celui d'une bourgeoisie, dont la puissance économique aurait pu assurer la cohésion de cet ensemble immense. Au contraire, dans les régions de l'Empire où une bourgeoisie prenait son essor, elle cherchait à s'émanciper de la tutelle de la Sublime Porte.

Le pouvoir d'Istanbul ne manquait pas d'hommes politiques libéraux comprenant la nécessité de moderniser l'Empire et de supprimer les survivances de l'époque féodale, comme cela se faisait dans le reste de l'Europe. Une grande partie du 19e siècle fut dominée par les tentatives de réforme de l'ancien régime de l'Empire ottoman, les réformes de la période dite du Tanzimat, la « réorganisation ». Cependant elles étaient toujours timides et tardives, et ne faisaient qu'encourager les peuples à secouer un peu plus la tutelle de la Sublime Porte. Celle-ci réagit alors par une répression de plus en plus violente contre ceux qui tendaient à s'émanciper.

De leur côté, tout au long de ce même 19e siècle, les différentes puissances occidentales, France, Angleterre, Autriche-Hongrie et Russie, cherchèrent à tirer parti de la décadence de l'Empire ottoman. Usant de leur puissance économique et militaire, invoquant la nécessité d'aider les chrétiens de Grèce ou des Balkans opprimés par le sultan musulman, elles contribuèrent à désagréger l'Empire avant d'y prendre pied. L'Égypte ne réussit à s'émanciper de la tutelle de Constantinople que pour tomber assez vite sous une tutelle anglo-française. La Grèce ne conquit son indépendance que pour devenir une semi-colonie de l'Angleterre. La France put se jeter dans la conquête coloniale de l'Algérie sans que les forces ottomanes fassent quoi que ce soit pour empêcher cette province de l'Empire de passer sous sa domination.

Au Liban, les réformes du Tanzimat encouragèrent la révolte. En 1839, les ministres du sultan avaient édicté une loi, restée dans l'Histoire comme le noble rescrit de Gülhane - un des palais et parcs gouvernementaux d'Istanbul. Ce nom de Gülhane signifie la Maison des roses, et en effet le rescrit de Gülhane semblait promettre un avenir rose aux sujets de l'Empire ottoman. Il proclamait de grands principes, comme la sécurité de la vie et de la propriété, l'abolition d'un certain nombre de privilèges féodaux, le jugement équitable des personnes accusées de crimes, et l'égalité des personnes de toutes les religions devant les lois. Tout cela devait se concrétiser par la mise en place d'une administration moderne se substituant aux clans et aux féodaux locaux et à leurs privilèges.

En 1856, cette réforme fut confirmée par un nouveau décret garantissant la liberté et l'égalité des droits des citoyens des différentes confessions. Les paysans de la montagne libanaise exigèrent de voir cette égalité, promise par la loi, passer dans la pratique. Cela déboucha en 1858 sur la révolte des paysans de la région du Kesrouan. Dirigés par un maréchal-ferrant nommé Tanios Chahine, ces paysans essentiellement chrétiens maronites s'insurgèrent contre leurs propres féodaux, eux aussi chrétiens maronites. Ils proclamèrent la « République populaire libanaise » et commencèrent à brûler châteaux et domaines, tandis que la révolte s'étendait au-delà de la région du Kesrouan, y compris vers le sud autour de Tyr et de Saïda. Les riches propriétaires maronites, incapables de réagir, s'enfuirent vers Beyrouth.

Le pouvoir ottoman réagit et trouva un appui parmi les féodaux de la région druze voisine. Un des grands féodaux druzes de l'époque, le très riche Saïd Bey Joumblatt, arma des milices recrutées parmi ses paysans dans son fief, Moukhtara. En leur disant que les chrétiens s'attaquaient aux druzes et aux musulmans, il les envoya mater les paysans maronites insurgés. Le conflit social prit l'aspect d'un affrontement entre druzes et chrétiens maronites. Les puissances occidentales s'en mêlèrent, l'Angleterre cherchant des soutiens du coté des druzes et la France du côté des chrétiens. Après que 6000 chrétiens eurent été massacrés par les milices armées des barons druzes, la France intervint au nom de la défense des chrétiens du Liban. Sur décision de Napoléon III, un premier corps expéditionnaire français débarqua en 1860 et, sous la pression de la France, le pouvoir ottoman dut reconnaître l'autonomie de la région chrétienne du Mont-Liban.

Ainsi, déjà à l'époque, un conflit social avait été transformé en un conflit entre communautés. Ce ne serait pas la dernière fois.

L'intervention française n'était évidemment pas seulement dictée par le souci de la défense d'une communauté chrétienne dont, déjà, les rois de France s'étaient proclamés les protecteurs. Des écoles françaises et des missionnaires s'installèrent, mais aussi des commerçants. Les paysans de la montagne libanaise se spécialisèrent dans la culture du ver à soie et devinrent les premiers fournisseurs des soyeux lyonnais. Les banques françaises s'installèrent dans la place de Beyrouth et, bien avant la fin de l'Empire ottoman, elles commencèrent à contrôler les flux financiers entre la région et les pays occidentaux.

Lors de la Première Guerre mondiale en 1914, le démembrement final de l'Empire ottoman avait déjà commencé. Les pressions françaises et anglaises allaient dans ce sens, tout comme les effets des mouvements nationalistes, encouragés d'ailleurs par les mêmes impérialismes occidentaux ou par la Russie. Dans la guerre, le régime du sultan se rangea du côté de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie. L'Angleterre encouragea les nationalistes arabes en promettant d'aider après la guerre à constituer un grand royaume arabe qui serait confié au chérif Hussein El-Hachem. En même temps, le ministre anglais Balfour promettait au mouvement sioniste européen d'encourager son implantation en Palestine. Les ministres anglais promettaient la même terre aux uns et aux autres, pour les encourager à se dresser contre le régime du sultan et à hâter la fin de l'Empire ottoman.

Comme toujours, les dirigeants des grandes puissances ne se proclamaient pour la libération des peuples que pour cacher leurs propres appétits. Avant même que l'Empire ottoman ne se soit vraiment écroulé, les impérialistes anglais et français s'étaient partagés secrètement ses dépouilles. Ce furent les tristement célèbres accords Sykes-Picot de 1916, du nom des deux ministres anglais et français qui les signèrent.

Assis autour d'une table dans un bureau d'un ministère de Londres, aidés d'une règle, les deux ministres tracèrent sur une carte du Proche-Orient des traits au crayon bleu et rouge. C'étaient les frontières à venir des pays de la région, ainsi déterminées sans tenir aucun compte des volontés des peuples. L'impérialisme français se réservait au nord une zone correspondant à ce qui est actuellement la Syrie et le Liban, ainsi qu'une partie de l'Irak. L'impérialisme anglais se réservait ce qui correspond aujourd'hui à la Palestine et à Israël, à la Jordanie et au reste de l'Irak.

De la tutelle ottomane au colonialisme anglo-français

Ainsi en 1918, lorsque l'Empire s'écroula, le Proche-Orient libéré de la tutelle ottomane passa directement sous tutelle anglaise et française. Les dirigeants arabes qui avaient cru aux promesses en furent pour leurs frais. La SDN, la Société des Nations, ancêtre de l'ONU, que Lénine qualifiait déjà à l'époque de « caverne de brigands », confia à la France et à l'Angleterre un « mandat » sur la région.

Ce terme de « mandat » n'était qu'une feuille de vigne sur une entreprise coloniale. La France et l'Angleterre se jetaient sur le Proche-Orient et allaient le découper en fonction de leurs seuls intérêts.

C'est toujours armés d'un crayon et d'une règle que les représentants de l'Angleterre découpèrent dans leur zone trois États : ce furent, d'ouest en est, la Palestine, la Transjordanie et l'Irak. À la place du « grand royaume arabe » qu'on lui avait promis, le chérif Hussein El-Hachem fut autorisé à placer un de ses fils à la tête de la Transjordanie. Ce fils, Abdallah, devint ainsi le premier représentant de la dynastie hachémite, roi de ce territoire en grande partie désertique. Un de ses frères, Fayçal, fut placé à la tête de l'Irak.

Cependant, lorsque les troupes franco-anglaises se répandirent dans les territoires arabes pour prendre la succession de la tutelle ottomane, ce ne fut pas sans mal. Dès 1920, en Irak, l'armée anglaise fut face à une révolte généralisée. En Syrie, après avoir marché sur Damas pour en déloger le nouveau gouvernement indépendant, les troupes françaises eurent à affronter de nombreuses révoltes. Pour administrer un pays qui promettait d'être ingouvernable pour les autorités coloniales, celles-ci décidèrent de le diviser.

Ainsi naquit donc le Liban, en août 1920, résultat d'un découpage totalement artificiel et typiquement colonialiste. Au Mont-Liban, territoire à majorité chrétienne maronite, l'administration adjoignit les régions de Beyrouth, celles de Tripoli au nord, de Saïda et de Tyr au sud et la plaine de la Bekaa à l'est. Le territoire ainsi constitué était un peu plus grand qu'un département français. En 1922, date d'un premier recensement, sa population comptait un peu plus de 600 000 habitants, dont 55 % de chrétiens et 45 % de musulmans. La France venait ainsi de créer au Proche-Orient le plus grand pays possible à majorité chrétienne.

Cette composition confessionnelle aurait pu n'avoir qu'une importance très relative. Cependant la puissance coloniale n'avait pas créé le Liban ainsi par hasard, mais pour pouvoir entretenir, renforcer et même institutionnaliser ces différences confessionnelles. Elle le fit à tel point qu'elles devinrent un facteur de premier plan dans la vie politique.

Bien sûr, le Liban tel qu'il sortait de l'Empire ottoman comportait un grand nombre de communautés religieuses différentes, qui y étaient reconnues officiellement suivant le système des millets, dont nous avons parlé. Mais comme on l'a vu, l'Empire ottoman lui-même avait commencé à dépasser cette législation moyenâgeuse. S'inspirant de l'exemple occidental, il avait déjà édicté des lois faisant des citoyens des égaux devant la loi, indépendamment de leur religion. Après la fin de l'Empire ottoman et l'abolition du sultanat, la République turque instaurée par Mustafa Kemal allait d'ailleurs poursuivre dans cette voie, instaurant un État laïque. Comme bien d'autres, il s'inspirait de l'exemple de la Révolution française pour moderniser la Turquie... mais le colonisateur français au Liban, lui, faisait le contraire. Il préférait s'appuyer sur les survivances les plus rétrogrades de l'Empire ottoman et les renforcer, quitte à bloquer pour des décennies l'évolution de la société.

Aujourd'hui, pas moins de dix-sept confessions religieuses sont reconnues au Liban. On compte ainsi onze confessions chrétiennes : les maronites, les grecs orthodoxes, les grecs catholiques melkites, les arméniens grégoriens, autrement dit orthodoxes, les arméniens catholiques, les syriaques orthodoxes, autrement dit jacobites, les syriaques catholiques, les assyriens orthodoxes orientaux, les chaldéens, l'Église latine et l'Église copte orthodoxe.

Les musulmans sont moins divisés puisqu'on ne compte que cinq rites différents : les sunnites, les chiites jaafarites, les alaouites, les ismaéliens et les druzes. Ajoutons à cela les israélites, et l'on arrive au chiffre de dix-sept.

En reconnaissant officiellement ces différentes communautés, l'administration coloniale prétendait respecter les traditions du pays et ne faire que prolonger le système. Cela n'est vrai qu'en partie, par le fait de reconnaître aux différentes communautés le droit d'avoir leurs propres écoles et même leurs propres tribunaux pour trancher des questions concernant le statut personnel de chacun, le mariage, la filiation, les successions, etc... C'est déjà beaucoup trop, car cela suppose qu'un citoyen est nécessairement rattaché à une confession religieuse. Jusqu'à il y a quelques années seulement, cette confession était même inscrite sur les cartes d'identité libanaises. Aujourd'hui, elle ne l'est plus, mais elle fait toujours partie de l'état civil.

Le respect de la liberté de croyance ne sert que de prétexte à un système qui appuie le pouvoir social et politique sur des communautés religieuses institutionnalisées. Une anecdote le résumera bien. Il s'agit d'un Français, athée convaincu, qui vivant au Liban et amené à préciser son état-civil se vit demander à quelle confession il appartenait. « Mais je suis athée », répondit-il au fonctionnaire de police libanais, ajoutant comme celui-ci ne comprenait pas : « Cela signifie que je n'ai pas de religion ». « Comment cela, pas de religion ? » répondit le fonctionnaire, « tout le monde en a une, vous êtes forcément chrétien, musulman, juif, quelque chose ? ». « Non, mettez : athée, je n'ai pas de religion, je ne crois en aucun dieu ». Alors le fonctionnaire se mit à rire aux éclats : « Qui vous parle de croire en dieu, croyez-y ou n'y croyez pas, je m'en fiche, dites-moi de quelle religion vous êtes ! »

Cependant, à ce maintien de survivances médiévales concernant le statut des personnes, l'autorité coloniale française ajouta encore sa propre touche : elle créa le confessionnalisme politique.

En effet, il était prévu que les différentes confessions seraient équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition du ministère. De même, la loi électorale allait fixer différentes circonscriptions et, dans chacune des circonscriptions, le nombre de députés à élire en fonction de leur confession et de la confession supposée des électeurs de cette circonscription.

Même si cette loi a été revue plusieurs fois du point de vue de la composition, ce principe n'a jamais été modifié jusqu'à aujourd'hui dans le Liban indépendant. Par exemple, pour l'élection des députés de Beyrouth le 29 mai 2005, la capitale était divisée en trois circonscriptions. À Beyrouth-I, six sièges étaient à pourvoir : deux musulmans sunnites, un chrétien maronite, un grec orthodoxe, un grec catholique et un protestant. À Beyrouth-III, c'étaient deux musulmans sunnites, un musulman chiite, un druze, deux Arméniens orthodoxes et un Arménien catholique. Les listes présentées devaient respecter cette composition. Cela revenait pratiquement à désigner d'avance les élus par accord entre les clans les plus influents de chaque confession.

Les électeurs de la circonscription, eux, sont évidemment de différentes confessions. Ils peuvent voter en fonction de critères politiques ou de critères confessionnels ou autres, c'est leur choix. Mais la composition confessionnelle des élus de la circonscription est, de toute façon, fixée d'avance.

Le résultat de cette manipulation a été d'institutionnaliser les relations de clan existant à l'intérieur de la société libanaise. Les luttes politiques ont été ramenées aux luttes de clan à l'intérieur de chaque communauté, puis aux luttes et aux compromis de sommet entre les chefs des différentes communautés, le tout laissant en outre une grande place à la corruption, à l'achat des votes et des places de députés et au clientélisme, par exemple pour l'attribution des postes au sein de l'administration. Le résultat en tout cas est que l'on retrouve pratiquement depuis 80 ans les mêmes noms, les mêmes représentants des grandes familles les plus riches siégeant de père en fils au Parlement et au gouvernement libanais.

La naissance du mouvement ouvrier et les révoltes contre le colonialisme

Au début du 20e siècle une classe ouvrière avait commencé à se développer, et avec elle il y eut le début d'un mouvement ouvrier, qui s'affirma dans la période du Mandat. Le Parti Communiste, qui se proclamait syro-libanais, refusant donc le partage du pays, allait voir le jour sous l'impulsion de Youssef Yazbek et de Fouad Chémali, un ouvrier gagné aux idées des bolchéviks quelques années auparavant en Égypte.

La première manifestation publique du parti eut lieu le 1er mai 1925, sous le nom de « Parti du Peuple », lorsqu'à son appel plusieurs centaines d'ouvriers se réunirent au Théâtre Cristal de Beyrouth, pour « les huit heures de travail, les huit heures de loisirs et d'étude et les huit heures de sommeil ». Un discours de Fouad Chémali y rappela la signification du 1er mai et y appela à l'indépendance politique des ouvriers, leur conseillant la méfiance à l'égard de ceux qui n'étaient pas issus de leur classe. « Nous les ouvriers » déclara Chémali, « souffrons et peinons pour que les riches en tirent profit et ils se délectent de notre sang. Nous mourons (...) pour remplir les coffres des monopoleurs. Et lorsque nous nous unissons contre ceux qui nous asservissent, quelques-uns d'entre eux viennent et nous disent : bravo vous les miséreux, nous voici pour marcher à votre avant-garde ». Fouad Chémali conclut : « prenez garde, camarades, à ces loups, expulsez-les de vos rangs avec haine et mépris ».

Quinze jours plus tard sortait le premier numéro du journal Al-Insâniyah, L'Humanité, avec les mentions suivantes : « Journal hebdomadaire fondé spécialement pour servir les intérêts des ouvriers et des paysans, défendre leurs droits et organiser leurs rangs », « pour le pauvre contre le riche, pour l'ouvrier contre le capitaliste », « unissez-vous, ouvriers », « Al-Insâniyah est ton journal, ouvrier, lis-le et fais-le lire ».

Enfin, un groupe important d'ouvriers et étudiants communistes arméniens, la Jeunesse Spartak, fondé deux ans plus tôt par un étudiant de 19 ans, Artine Madoyan, qui avait participé activement au meeting du Théâtre Cristal, rejoignit rapidement le parti.

Les années 1926-1929 permirent aux travailleurs de s'organiser. Il y eut des grèves à Beyrouth, parmi les charretiers, dans les tramways et l'éclairage de la ville, puis dans des imprimeries, chez les cordonniers, l'industrie du bois et du tabac, les ouvriers du port. Ça et là, des comités de grève virent le jour, des manifestations se heurtèrent à la police et à l'armée. En Syrie, 2000 tisserands se mirent en grève à Damas, suivis de leurs camarades de Homs et d'Alep. Des dirigeants ouvriers furent arrêtés.

Les mouvements sociaux, la montée de l'opposition à la politique du colonialisme français dans la région, attiraient des vagues de jeunes ouvriers à l'organisation : à Tripoli, à Beyrouth, à Damas, à Alep, de nouvelles cellules communistes se formaient. Cependant, le mouvement communiste international devenait de plus en plus le jouet de la bureaucratie stalinienne qui avait usurpé la Révolution russe. Khaled Begdash, un étudiant en droit d'origine kurde qui avait rejoint le Parti Communiste syro-libanais en 1929, s'en fit l'instrument. Arriviste, prenant de plus en plus de poids dans la direction, il remplaça Fouad Chémali à la tête du parti en 1933 tout en resserrant ses liens à la fois avec Moscou et avec le Parti Communiste français. Selon les usages des partis staliniens, Chémali fut quelque temps plus tard exclu, accusé de collaboration avec la police et de trotskysme. Il allait finir dans l'isolement et pratiquement mourir de faim.

Cependant, en quelques années, le PC syro-libanais réussit à devenir un parti ouvrier implanté, avec quelques milliers de membres et pratiquement sans concurrent au sein de la classe ouvrière des deux pays. Malheureusement, sous la direction de Khaled Begdash et sous l'influence de Staline et du PCF, il allait opter pour une politique de plus en plus suiviste à l'égard de la bourgeoisie nationaliste, et même une politique de compromis avec la puissance coloniale, au nom de la lutte contre le fascisme.

Par ailleurs, au cours de cette période du Mandat, c'est en Syrie que le colonialisme français eut à faire face à la plus forte opposition. Là aussi, l'administration française chercha à diviser pour régner en découpant le territoire syrien en quatre « États » autonomes : l'État de Damas, l'État d'Alep, l'État du djebel druze, et l'État des alaouites, dont il détacha encore par la suite le territoire du sandjak d'Alexandrette, limitrophe de la Turquie (sandjak étant le nom d'une subdivision administrative de l'Empire ottoman). En fait, elle n'arriva jamais à faire accepter cette division et les gouvernements français durent finir par l'abandonner définitivement en 1935. Le pays resta sous autorité militaire, c'est-à-dire sous l'autorité d'adjudants de la « coloniale » bêtes, arrogants et méprisants. Ils amenaient dans leurs fourgons un ramassis d'affairistes coloniaux à la recherche de la bonne affaire et de la fortune rapide.

Cette occupation coloniale, venant après les espoirs de libération nationale qu'avait suscités la fin de l'Empire ottoman, amena rapidement des révoltes. Au printemps 1925, ce fut l'insurrection du « djebel druze ». Partie de cette région, la révolte toucha Damas, en devenant un véritable mouvement national pour l'indépendance et pour l'unité du pays. La répression de l'armée française fut violente. À Damas, l'aviation bombarda les quartiers populaires. Cette répression dura jusqu'au printemps 1927, sous la direction du gouvernement dit du Cartel des Gauches alors au pouvoir en France. Elle eut l'approbation de la Société des Nations, qui autorisa la puissance mandataire à employer tous les moyens qui lui semblaient bons pour « rétablir l'ordre », l'ordre colonial s'entend.

L'armée et l'administration françaises ne réussirent jamais vraiment à dominer la Syrie. Le mouvement nationaliste y était pourtant dirigé par des bourgeois et des notables qui auraient été tout prêts à des négociations et des compromis. Mais les colonialistes français n'en voulaient pas. Il fallut, au début 1936, une grève générale qui dura cinquante jours et qui entraîna la paralysie complète de la Syrie, pour que la France se décidât à des négociations. Le traité qui en sortit reconnut bien l'indépendance, mais avec la condition du maintien pendant cinq ans de troupes françaises dans le pays. Après quoi le gouvernement français, c'est-à-dire alors le gouvernement de Front Populaire, refusa finalement de ratifier le traité. Lorsque arriva la guerre mondiale en 1939, la Syrie n'était toujours pas indépendante.

Au Liban aussi, la période de l'entre-deux-guerres fut très mouvementée. Bien qu'une constitution ait été accordée sur le papier, les services français préféraient la suspendre quand elle leur posait problème. Les sentiments nationalistes se renforçaient, en écho à ceux qui s'exprimaient en Syrie. Là aussi, des négociations aboutirent à un traité d'alliance franco-libanais consacrant l'indépendance du pays et son entrée à la Société des Nations. Mais la ratification ne vint jamais : le traité ne fut même pas présenté devant le Parlement français !

Ajoutons que pendant que l'administration française prolongeait ainsi sans vergogne sa présence, elle n'eut aucun scrupule à disposer de ces territoires qui n'étaient en principe sous son mandat qu'à titre provisoire. Ainsi, en 1939, dans le cadre d'un marchandage avec la Turquie, la France fit tout simplement cadeau à ce pays du fameux sandjak d'Alexandrette, qui fut aussitôt intégré de façon autoritaire à la Turquie, sous le nom de Hatay.

Pendant tout ce temps, l'impérialisme français ne perdait pas de temps pour accroître sa pénétration économique. Les échanges, de type colonial, étaient très profitables à un certain nombre de groupes financiers et industriels. En même temps, la place de Beyrouth achevait de devenir la principale place financière et commerciale de la région. Le port était agrandi. Les grandes banques françaises s'installaient dans la place et fournissaient un cadre d'association entre les groupes capitalistes français et la fraction la plus riche de la bourgeoisie libanaise, alors essentiellement chrétienne maronite.

Telle était donc la situation à la veille de la Seconde Guerre mondiale, que le Moyen-Orient aborda donc toujours occupé et partagé entre les deux impérialismes anglais et français, à la fois rivaux et complices.

La Deuxième Guerre mondiale et l'indépendance

En juin 1940, en France, ce fut la défaite, l'armistice avec l'Allemagne nazie, la fin de la IIIe République et son remplacement par le régime de Pétain. L'administration française de Syrie et du Liban s'y rallia. Puis, au printemps 1941, les combats de la guerre mondiale se rapprochant du Moyen-Orient, l'Angleterre décida de s'assurer le contrôle de la Syrie et du Liban. Les troupes britanniques entrèrent donc dans les deux colonies et les troupes françaises restées fidèles à Pétain ne leur offrirent guère de résistance.

La Syrie et le Liban passèrent donc sous contrôle militaire britannique. De son côté, de Gaulle qui depuis Londres s'était proclamé le chef de la « France libre », mais auquel les dirigeants britanniques n'accordaient qu'une considération limitée, protestait et prétendait qu'ils restent des colonies françaises.

De toute façon, face à l'agitation nationaliste qui se développait en Syrie et au Liban, les représentants pétainistes d'abord, les Britanniques ensuite et même les représentants gaullistes, durent promettre de nouveau l'indépendance, mais pour la fin de la guerre. Ils cherchaient les uns et les autres à gagner du temps et, en même temps, ils tentaient de réprimer les aspirations nationalistes.

Mais à la fin de la guerre mondiale, la situation fut telle qu'il fallut bien évacuer les deux pays et reconnaître leur indépendance. Les dernières troupes françaises quittèrent la Syrie et le Liban en 1946. La France coloniale avait d'autres possessions, en Indochine, en Afrique et au Maghreb, auxquelles elle allait encore s'accrocher pendant des années et au prix de millions de morts. Quant au Moyen-Orient, dans les années qui suivirent, les deux vieilles puissances coloniales allaient y être rapidement remplacées. L'impérialisme américain prit position avec ses grandes compagnies et ses capitaux, face auxquels les capitaux anglais et français ne faisaient pas vraiment le poids.

Ce ne fut facile ni pour les deux anciens colonisateurs, qui cherchaient à défendre leur influence, ni pour les nouveaux, même s'ils se présentaient comme les messagers de la liberté et de la démocratie. Dans l'après-guerre, comme une grande partie des pays colonisés ou ex-colonisés, tous les pays du Moyen-Orient furent secoués par des mouvements où se mêlaient les revendications sociales et les aspirations nationales contre la mainmise impérialiste. Les ouvriers, les paysans, les couches populaires en général, espéraient que la fin de la guerre, le départ des colonisateurs, allaient amener la fin de leur misère, la reconnaissance de leur dignité, voire la fin de leur exploitation par les compagnies occidentales ou par les riches bourgeois de leur propre pays.

L'Égypte, la Syrie, l'Irak, l'Iran, et aussi le Liban furent secoués par de tels mouvements. Les régimes mis en place dans ces différents États, encore fragiles, naviguèrent entre les revendications de leurs propres populations et les contradictions de leurs classes dirigeantes. Une partie de celles-ci préféraient se contenter d'être les agents directs des grandes compagnies occidentales, en prenant en quelque sorte leur commission au passage. D'autres cherchaient à desserrer cette emprise de l'impérialisme pour se développer d'une façon un peu indépendante. Des groupes de militaires se firent les arbitres de la situation en prenant le pouvoir par des coups d'État.

En 1952, en Égypte, le colonel Neguib prit le pouvoir et en chassa le vieux roi Farouk, complètement discrédité par ses compromissions avec la Grande-Bretagne. Neguib fut remplacé deux ans plus tard par son second, le colonel Gamal Abd-El-Nasser. Celui-ci se tailla une popularité dans tout le monde arabe lorsqu'en juillet 1956 il décréta la nationalisation du canal de Suez alors contrôlé par une compagnie anglo-française. Quand le pouvoir égyptien eut à subir en retour l'intervention militaire anglo-franco-israélienne à Suez, il apparut comme le héros de la résistance du monde arabe face aux attaques impérialistes. Nasser se tourna même vers l'Union soviétique dont il obtint l'aide que les États-Unis lui avaient refusée pour construire le barrage d'Assouan, sur le Nil.

La politique de Nasser éveilla des échos parmi tous les peuples des pays arabes. Ceux-ci avaient le sentiment de partager une situation commune d'oppression par l'impérialisme, et de pouvoir trouver la solution dans leur unité. En 1958, c'est en Irak que la monarchie mise en place par l'Angleterre fut abattue par le coup d'État du général Kassem. En Syrie, on assista à toute une série de coups d'État avant d'arriver en 1958 à la proclamation de la République arabe unie constituée entre l'Égypte, la Syrie et aussi le Yemen du Nord, une unité qui en fait ne devait même pas durer trois ans.

Les communistes du monde arabe, et les communistes égyptiens en particulier, se faisaient les défenseurs de Nasser, qui se proclamait lui-même un défenseur du « socialisme arabe » et même l'allié de l'URSS. Mais cela n'empêchait pas Nasser d'avoir une politique violemment antiouvrière, et anticommuniste en particulier. Lors de l'unité entre l'Égypte et la Syrie, l'arrivée des services secrets égyptiens à Damas se traduisit par une répression féroce contre les militants communistes. Le dirigeant du PC syrien, Khaled Begdash, s'enfuit à Moscou et appela le dirigeant du PC libanais, Farajallah Hélou, à venir le remplacer à Damas. Farajallah Hélou obéit et, arrivé à Damas, il tomba aussitôt dans les mains des services égyptiens. Torturé, il y laissa la vie, avant que ceux-ci, suivant une de leurs pratiques sinistres, fassent disparaître le corps en le dissolvant dans l'acide.

Les partis communistes staliniens du monde arabe, ayant abandonné toute politique réellement communiste et de classe, n'avaient rien d'autre à proposer que d'appuyer des leaders nationalistes du type de Nasser. Mais ceux-ci ne leur étaient pas reconnaissants pour autant et ne connaissaient qu'une place pour les militants communistes : la prison, les camps de concentration ou même la mort.

Au Liban aussi, des courants nassériens se développèrent. En 1958, il y eut même un débarquement américain pour soutenir le gouvernement menacé. Puis un gouvernement aux prétentions plus ou moins neutralistes s'installa sous la direction du général Chehab.

Le Moyen-Orient balkanisé

C'est au cours de toutes ces crises que se révéla l'utilité des divisions arbitraires opérées par les colonisateurs européens au Moyen-Orient. Il leur aurait été bien plus difficile de faire face à un mouvement de contestation uni à l'échelle de toute la région. En revanche, celle-ci étant véritablement balkanisée entre différents États, les dirigeants impérialistes et leurs compagnies pouvaient jouer sur leurs rivalités, mener une politique avec l'un et une politique différente avec l'autre, voire même les jeter dans des guerres entre eux.

Dans cette division du Moyen-Orient, il faut faire une mention particulière de l'État d'Israël, proclamé en 1948 par les dirigeants de la communauté juive installée en Palestine avec la bienveillance des autorités anglaises, ce qui entraîna la première guerre israélo-arabe. On ne peut que reconnaître aux Juifs de Palestine, comme à tous les peuples, le droit d'avoir leur propre existence nationale. Cependant, la politique des dirigeants sionistes qui étaient à leur tête aboutit à imposer ce droit au prix d'une autre injustice, en faisant du peuple palestinien un peuple de déracinés, parqués dans des camps de réfugiés où ils sont encore près de soixante ans plus tard. Le conflit israélo-palestinien et israélo-arabe allait polariser pendant des décennies tous les conflits de la région, d'autant plus que les dirigeants impérialistes, comprenant tout le parti qu'ils pouvaient tirer de la situation, allaient faire d'Israël leur allié privilégié. Ils se servirent de la population israélienne et de son armée comme d'une force de frappe pour menacer les États qui prenaient trop d'indépendance.

Mais cette division israélo-arabe, si elle a été la plus visible et la plus porteuse de conflits, n'était pas la seule. De la part des dirigeants impérialistes, c'était vraiment une méthode.

Il faut citer par exemple les États du Golfe, le Koweït, Bahrein, le Qatar et les Émirats arabes unis. Ce sont autant d'États minuscules, dont la seule justification était de confier à une famille princière la disposition exclusive des puits de pétrole. Ne disposant d'aucune base sociale, les émirs du Golfe et leurs États ne survivent que grâce à une alliance privilégiée avec l'Occident et ses compagnies pétrolières. En retour, celles-ci leur laissent suffisamment de royalties pour que les familles princières vivent dans l'opulence. Mais ainsi les richesses pétrolières enrichissent infiniment plus encore les groupes capitalistes occidentaux, et sur place elles ne profitent qu'à une toute petite minorité, et ont très peu de retombées économiques pour les peuples de la région.

Quant au Liban, tel que l'avait conçu le colonisateur français, c'était une sorte de Koweït, construit non pas autour des puits de pétrole, mais comme un sanctuaire financier. L'impérialisme français voulait se constituer un point d'appui avec les chrétiens libanais, plus exactement avec la bourgeoisie chrétienne. C'est bien pourquoi les autorités coloniales avaient tenu à institutionnaliser les différences religieuses, en même temps qu'elles créaient un État dans lequel cette communauté chrétienne allait être majoritaire. Elles espéraient que, placés dans cette situation, les chrétiens du Liban n'auraient d'autre choix que de se faire les alliés privilégiés des pays occidentaux. Les grands bourgeois chrétiens libanais ainsi qu'une large petite bourgeoisie y trouvèrent d'ailleurs leur intérêt. Les riches de la région, les émirs du pétrole et les autres, placèrent leurs capitaux dans les banques de Beyrouth plutôt que dans des pays politiquement plus instables comme l'Irak, la Syrie ou l'Égypte.

Ce rôle d'intermédiaire financier entre l'économie de la région et les grandes compagnies des pays impérialistes, ainsi que ce rôle de refuge des capitaux, valurent au Liban le surnom de « Suisse du Moyen-Orient ». En somme, on allait placer ses capitaux à Beyrouth comme en Europe on les place dans les banques suisses. La bourgeoisie et la petite bourgeoisie libanaises que cela enrichissait au passage étaient une couche sociale pas bien nombreuse dans l'absolu. Mais dans un petit pays de trois millions d'habitants son poids relatif était considérable et elle était d'autant plus attachée à son existence en tant qu'État séparé.

Cependant, cette « Suisse du Moyen-Orient » qu'était le Liban était certes un petit pays, mais il était tout de même encore trop grand pour pouvoir être complètement isolé des tensions qui traversaient le Moyen-Orient, elles réapparaissaient au sein même du pays. La richesse de sa bourgeoisie et de sa petite bourgeoisie, même relativement nombreuses, ne profitait que peu à la majorité de la population libanaise. D'autre part, le système politique confessionnel cristallisait des conflits entre communautés qui eux-mêmes reflétaient à leur façon les contradictions sociales, parfois de façon explosive. Enfin, le conflit israélo-arabe eut pour conséquence l'afflux au Liban de centaines de milliers de réfugiés palestiniens, parqués dans des camps aux abords des grandes villes dans des conditions misérables.

Le Liban offrait ainsi sur son petit territoire un concentré des contradictions et des crises du Moyen-Orient, formant une sorte de bombe à retardement qui ne pouvait qu'éclater. Et elle éclata, sous forme d'une terrible guerre civile qui devait durer quinze ans, de 1975 à 1990.

Années soixante-dix : la montée des tensions sociales et politiques

Au cours des années soixante et du début des années soixante-dix on assista à une montée des tensions sociales et politiques. Les travailleurs s'impatientaient du contraste entre l'enrichissement ostentatoire d'une partie de la population et la persistance de leurs conditions de vie misérables. Face à une bourgeoisie qui étalait son luxe et son arrogance, des luttes ouvrières éclatèrent. Ce fut la grève des usines Ghandour - un trust de l'agro-alimentaire - à la fin de l'année 1972, puis la grève des planteurs de tabac du Sud-Liban début 1974. Dans les deux cas les réactions de l'appareil d'État furent violentes. L'armée riposta comme elle le faisait souvent : en tirant sur les ouvriers. Elle fit deux morts parmi les ouvriers de Ghandour et aussi parmi les planteurs de tabac.

À cette situation s'ajoutait la mobilisation des Palestiniens réfugiés au Liban. Au cours de la guerre des Six-Jours de juin 1967, l'armée israélienne conquit la Cisjordanie, Gaza et le Sinaï. Cela entraîna un nouvel exode de réfugiés palestiniens, venant après celui de 1948. Mais, paradoxalement, cela entraîna aussi une prise de conscience et une mobilisation accrue de la population palestinienne. Cette nouvelle défaite des États arabes face à Israël et le discrédit de leurs principaux leaders, à commencer par Nasser, avaient convaincu le peuple palestinien que désormais, il ne pouvait plus compter que sur lui-même.

Les organisations palestiniennes connurent donc un afflux comme elles n'en avaient jamais connu. Dans les camps de Jordanie, du Liban, on voyait désormais apparaître au grand jour les milices palestiniennes. L'enthousiasme des Palestiniens et leur mobilisation devenaient contagieux, entraînaient la solidarité des populations des pays arabes où ils étaient présents et devenaient un facteur de déstabilisation pour les régimes arabes eux-mêmes.

Le roi Hussein de Jordanie, rejeton de la dynastie hachémite installée par la Grande-Bretagne, fut le premier à réagir. Déclarant qu'il ne pouvait tolérer l'anarchie, il déclencha la violente répression dite du « Septembre noir » de 1970, au cours de laquelle son armée bombarda les camps de réfugiés, faisant des milliers de morts et obligeant les dirigeants palestiniens à accepter ses conditions.

Mais les années suivantes, c'est au Liban que le problème se déplaça. Là aussi, les organisations palestiniennes étaient implantées dans les camps de réfugiés et armées. Les Palestiniens n'étaient plus ces réfugiés prostrés dans leur exil et leur misère, mais un peuple au combat et fier de l'être. Leur présence était un encouragement à la mobilisation de la population libanaise pauvre elle-même.

Ainsi, durant les premières années soixante-dix, parallèlement aux luttes sociales, on vit se développer les manifestations contre la politique du gouvernement libanais, et les manifestations de solidarité avec les Palestiniens. En particulier, au lendemain du 10 avril 1973, après qu'un commando de l'armée israélienne fut venu en toute tranquillité assassiner en plein Beyrouth quatre dirigeants palestiniens, on vit des centaines de milliers de personnes, Libanais et Palestiniens confondus, se joindre aux obsèques dans une énorme manifestation de solidarité.

La bourgeoisie, en particulier la bourgeoisie et la petite bourgeoisie chrétiennes, se sentirent menacées. Il existait en leur sein un parti, le Parti phalangiste, fondé dans les années trente par Pierre Gemayel en s'inspirant ouvertement du fascisme italien et allemand, et théorisant un Liban chrétien qui aurait été un îlot occidental à côté du monde arabe. L'idéologie de ce parti cultivait le sens de supériorité des petits-bourgeois chrétiens se considérant comme des spécimens de haute civilisation occidentale isolés au milieu de la barbarie, développant le mépris des masses pauvres et des musulmans en général, ou même des arabes, en oubliant qu'ils étaient eux-mêmes des arabes chrétiens. Ce mépris se développait d'autant plus que désormais il se conjuguait avec la peur.

Le Parti phalangiste se prépara à l'affrontement. Il organisa ses militants en milices, les « Phalanges » - on disait les « Kataeb » en arabe - s'entraînant militairement au grand jour. De son côté, la police et l'armée libanaises, contrôlées en grande partie par la droite et l'extrême droite chrétiennes, commencèrent à multiplier les provocations.

L'une de celles-ci eut lieu le 26 février 1975 dans la ville de Saïda, la Sidon de l'Antiquité, située à une cinquantaine de kilomètres au sud de Beyrouth. Ce jour-là, les pêcheurs de Saïda manifestaient contre leurs conditions de travail et leurs salaires trop bas, imposés notamment par une grosse société de mareyage, la société Protéine présidée par Camille Chamoun, un des principaux dirigeants de la droite chrétienne. Une partie de la population de la ville et des camps palestiniens se joignit à la manifestation. Encore une fois, l'armée libanaise tira. Cette même armée, qui n'avait jamais servi à défendre le territoire, qui n'avait jamais mené la moindre riposte lors des attaques de l'armée israélienne contre le Liban, n'hésitait jamais à tirer sur des manifestants ou des grévistes. Elle fit plusieurs morts dont le maire de la ville de Saïda, l'ancien député nassérien Maarouf Saad, qui s'était joint à la manifestation.

Le lendemain, la gauche appelait à une grève générale de solidarité. L'armée était obligée d'évacuer Saïda secouée par la révolte. Cependant, dans les quartiers chrétiens de Beyrouth, les Kataeb appelaient à manifester, elles, en solidarité avec l'armée.

Avril 1975 : le déclenchement de la guerre civile

C'est le 13 avril 1975 que la guerre civile est finalement déclenchée, avec l'attaque par les Phalanges d'un autobus de Palestiniens revenant d'un meeting. Alors que celui-ci, pour gagner le camp palestinien de Tell el-Zaatar, doit traverser le quartier chrétien d'Aïn el-Remmaneh, les Kataeb l'arrêtent avant de massacrer froidement vingt-sept de ses occupants.

Si les phalangistes ont alors choisi de frapper les Palestiniens, dont ils réclament le départ du Liban, c'est qu'ils pensent que c'est sur ce thème qu'ils pourront rassembler autour d'eux la petite bourgeoisie et tous ceux qui ont peur. Mais en même temps qu'aux Palestiniens, c'est aux masses populaires libanaises qu'ils déclarent la guerre ce 13 avril 1975. Et c'est bien ce camp des travailleurs et de l'ensemble des couches populaires qui comprend qu'il est attaqué.

Très vite, dans tout Beyrouth et bientôt dans tout le Liban, les combats se multiplient. Alors que les milices phalangistes tiennent les quartiers bourgeois, les milices des organisations de gauche et des Palestiniens tiennent les quartiers populaires.

Dans les quartiers pauvres, on assiste à une véritable mobilisation de la population, celle-ci aidant les combattants des milices de la gauche et des organisations palestiniennes à organiser la défense du quartier. Des milliers de jeunes prennent les armes et tout le Liban populaire se dresse pour répondre à l'attaque de l'extrême droite. Ce sont deux camps sociaux et politiques qui s'affrontent : il y a d'un côté celui des riches, des possédants et de ceux qui se sentent de leur côté et du côté de leurs alliés impérialistes. De l'autre, il y a celui des ouvriers, des masses des quartiers pauvres, des réfugiés des camps.

Cette lutte pouvait, aurait pu devenir celle de toutes les masses déshéritées du Moyen-Orient. Cependant, il n'existait alors aucune force politique un peu influente prête à se mettre à sa tête en lui donnant son véritable sens.

Les dirigeants palestiniens jouissent à ce moment-là, en 1975, d'un grand prestige, bien au-delà des Palestiniens eux-mêmes. Les Palestiniens et les masses populaires libanaises se sentent spontanément du même côté de la barricade, et se battent ensemble. Mais les dirigeants palestiniens se hâtent de déclarer que ce n'est pas le même combat. Eux, affirme Arafat, « se battent pour la Palestine, pour toute la Palestine et rien que la Palestine ». C'est une façon de dire que le combat des masses populaires libanaises ne les concerne pas.

Le principal parti de la gauche libanaise est alors le Parti Socialiste Progressiste, le PSP, dirigé par Kamal Joumblatt. Les Joumblatt, c'est avec les Yazbek un des deux grands clans qui sont à la tête de la communauté druze. C'est la même grande famille que celle de ce Bey Joumblatt qui en 1858 a organisé la répression contre les paysans insurgés sous la direction de Tanios Chahine. Son lointain rejeton Kamal Joumblatt est lui aussi encore le seigneur féodal de Moukhtara, dans la montagne druze, où il reçoit ses sujets. Mais lui se réclame d'un vague progressisme, d'un socialisme humaniste basé sur la spiritualité. Il est même membre de la IIe Internationale socialiste.

Ajoutons que, selon le « pacte national » conclu en 1943 entre les chefs des principales confessions libanaises, la présidence de la République est réservée à un maronite, le poste de Premier ministre à un sunnite et celui de président de l'Assemblée nationale à un chiite. Les druzes, eux, font figure de laissés-pour-compte et cela explique en partie les vélléités réformatrices de leurs leaders.

Sous le nom de Mouvement National, ou Front des Forces progressistes, une coalition se crée entre le PSP de Joumblatt, le Parti Communiste et une autre organisation communiste, l'OACL (Organisation de l'Action communiste au Liban). Cette sorte d'Union de la gauche libanaise ne formule que des objectifs politiques limités de réforme du système politique confessionnel mettant fin à la prééminence politique des chefs chrétiens maronites. Avec l'éclatement de la guerre civile, le Mouvement National de Joumblatt va recevoir le soutien des partis de la bourgeoisie musulmane sunnite. Le Parti Communiste et l'OACL, qui se rallient sans critique à Joumblatt, se rendent ainsi incapables de mener une politique indépendante représentant les intérêts des classes populaires. Ils sont pourtant les seuls partis existant indépendamment des confessions, disposant de plusieurs milliers de militants dévoués et présents au sein des masses populaires. Ils participeront aux combats de la guerre civile, ils auront de nombreux militants tués, morts de façon héroïque. Mais ils en seront réduits, politiquement, à soutenir tel ou tel parti, à se faire les auxiliaires de telle ou telle milice, sans recevoir d'ailleurs en échange la moindre considération.

Dès lors, du point de vue de sa direction politique, le mouvement qui s'est produit en riposte à l'attaque de l'extrême droite va changer peu à peu de caractère. L'affrontement se transforme, il perd son aspect social, pour prendre le caractère d'une guerre entre communautés. On parlera désormais du camp « palestino-progressiste », puis du camp « islamo-progressiste », puis souvent simplement du camp « musulman » contre le camp « chrétien ».

Plusieurs éléments favorisent cette évolution. L'affrontement armé met au premier plan les objectifs militaires plutôt que les objectifs politiques et sociaux, d'autant plus qu'aucune organisation, sinon de toutes petites minorités, ne se soucie de cet aspect. Les milices se multiplient. Souvent incontrôlables, elles obéissent parfois aux objectifs individuels de leurs membres plus qu'aux objectifs d'ensemble de la lutte.

On assiste des deux côtés à des enlèvements, à des représailles absurdes et odieuses, à des pillages prenant pour cibles les membres de telle communauté. Les milices d'extrême droite contrôlent les points de passage et souvent elles tuent, simplement parce que la personne contrôlée porte sur sa carte d'identité la mention « musulman ». En représailles, des miliciens de gauche tuent alors des chrétiens, alors que de nombreux chrétiens combattent dans leur camp.

Une journée est restée dans l'histoire comme le « samedi noir » de décembre 1975. Le 6 décembre 1975, un cycle de représailles s'enclenche. Pour venger la mort de quatre des leurs, les miliciens des Kataeb tuent 150 musulmans pris au hasard. Un partage définitif s'instaure entre Beyrouth-Ouest, le camp musulman, et Beyrouth-Est, le camp chrétien. D'un coté de l'avenue, les musulmans sont en danger, de l'autre ce sont les chrétiens qui le sont. Un peu plus tard, en janvier 1976, l'extrême droite massacre une partie des habitants du quartier de la Quarantaine, une « poche » musulmane en secteur chrétien. Quelques jours après, des milices de la gauche et des Palestiniens mènent une opération punitive contre le village chrétien de Damour, au pied du Mont-Liban, et massacrent une partie de ses habitants. La guerre n'est plus la guerre entre le Liban des pauvres et celui des riches, mais bien la guerre entre musulmans et chrétiens.

Assad sauve la droite libanaise

Cependant, début 1976, au bout d'un an de guerre civile, l'extrême droite chrétienne et ses protecteurs impérialistes sont inquiets. Leur camp recule sur tous les fronts face à un camp « islamo-progressiste » en passe de l'emporter militairement. C'est alors qu'il reçoit un renfort inattendu : celui de la Syrie.

Le régime syrien, dirigé par le général d'aviation et dictateur Hafez al-Assad, n'a jamais été avare de discours anti-impérialistes, et il était considéré par la gauche et par les Palestiniens comme un allié, même si c'était avec quelque méfiance vu la nature du régime et ses procédés. C'est donc avec surprise et indignation qu'ils voient, au printemps 1976, l'armée syrienne entrer au Liban pour sauver la mise à l'extrême droite. Ce sont alors les armements lourds, les canons et les chars de l'armée de Damas qui repoussent les milices « islamo-progressistes ». Le camp palestinien de Tell al-Zaatar, déjà isolé depuis des semaines au milieu du camp chrétien et que les milices de la gauche et des Palestiniens tentent de délivrer, est ainsi livré aux Kataeb qui procèdent à un véritable massacre.

Cependant, l'armée syrienne ne chercha pas à écraser totalement les milices « islamo-progressistes », mais seulement à les repousser sur un territoire bien délimité et contrôlé. Sous la surveillance générale de l'armée de Damas, il y avait désormais un secteur chrétien et un secteur musulman qui allait d'ailleurs plus tard se diviser en lui-même en différents secteurs tenus par les milices sunnites, chiites ou druzes.

Cette intervention de la Syrie répondait à un calcul particulièrement cynique de Hafez al-Assad. Dans la situation difficile où se trouvait l'extrême droite libanaise, et alors que les protecteurs occidentaux de celle-ci n'avaient aucune envie de se lancer dans une intervention armée à son secours, le régime syrien saisissait l'occasion de montrer qu'il était capable de garantir l'équilibre des forces au Liban. Il montrait qu'il respectait le pouvoir traditionnel de la bourgeoisie chrétienne et le partage effectué par l'impérialisme, et même qu'il était à l'occasion prêt à les défendre. Il se comportait en gardien de l'ordre régional, avec évidemment l'espoir d'obtenir quelque chose en contrepartie.

Cette intervention se faisait en connivence avec les dirigeants chrétiens libanais et leurs protecteurs occidentaux et avec Israël, même si cette connivence ne s'étalait pas sur la place publique. Et Assad avait aussi l'accord des dirigeants arabes, qui eux non plus n'avaient aucune envie de voir le paysage politique de la région bouleversé par l'émergence à Beyrouth d'un pouvoir un tant soit peu « progressiste ».

Après 1976, après que l'armée syrienne se fut ainsi imposée comme arbitre sur le territoire libanais, la guerre civile n'en dura pas moins encore de longues années, jusqu'en 1990, et fut ponctuée de nombreux épisodes. En 1978, ce fut Israël qui envahit le sud du Liban pour y installer durablement une zone-tampon contrôlée par une milice libanaise armée et financée par lui. Puis en 1982, sous les ordres de Sharon, l'armée israélienne poussa cette fois jusqu'à Beyrouth pour tenter d'en déloger les milices palestiniennes et d'y installer un pouvoir allié d'Israël sous la présidence du chef des Kataeb, Bechir Gemayel. Sa mort quelque temps plus tard dans un attentat, commandité sans doute par la Syrie, amena au pouvoir son frère Amine Gemayel, plus prêt au compromis avec Damas. Cependant, les milices d'extrême droite se vengeaient sur les Palestiniens par le massacre des camps palestiniens de Sabra et Chatila en septembre 1982. Puis ce fut l'épisode de l'intervention d'une « force multinationale » américano-franco-italo-britannique, qui finit par quitter Beyrouth en 1984, après deux attentats particulièrement meurtriers contre une caserne américaine et une caserne française.

En même temps que ces différentes interventions étrangères, d'autres affrontements avaient lieu entre les diverses milices libanaises et palestiniennes. En 1982, une bataille éclata à Tripoli, dans le nord, entre la Syrie et les milices sunnites ; en 1983, ce fut la bataille du Chouf par laquelle les milices druzes de Walid Joumblatt - le fils de Kamal Joumblatt, mort en 1977 dans un attentat attribué à la Syrie - prirent le contrôle de cette région. Ils menèrent une politique criminelle en massacrant ou chassant les chrétiens maronites de la région, en les rendant responsables de la politique des Kataeb.

De 1985 à 1988, ce fut la guerre des camps déclenchée par la milice chiite Amal - soutenue par la Syrie - contre les camps palestiniens. En 1988-1989, ce fut la prétendue « guerre de libération » menée par le général chrétien Michel Aoun contre la Syrie, avec le soutien de la France.

Cependant, dans le sud, bénéficiant du soutien de l'Iran, se constituaient les milices du Hezbollah (« parti de dieu »), contrôlant de plus en plus cette région à majorité chiite. Ce parti allait conquérir une popularité en menant des actions militaires contre Israël mais aussi, comme beaucoup de partis islamistes, en constituant autour des mosquées des réseaux d'assistance lui assurant une clientèle au sein de la population pauvre. Mais ce parti intégriste était aussi un parti profondément réactionnaire, et notamment anticommuniste. Soucieux de se débarrasser de ses éventuels concurrents dans les classes populaires, son chef, le Cheikh Nasrallah - encore aujourd'hui le principal dirigeant du Hezbollah - organisa en 1987 une vague d'assassinats contre des militants du PC, notamment l'intellectuel communiste Mehdi Amel.

Les accords de Taëf et l'après-guerre civile

Ce n'est qu'à la fin 1989, à la suite des accords conclus dans la ville de Taëf, en Arabie saoudite, que la guerre civile prit fin. Cette suite d'affrontements, de massacres et d'interventions extérieures, cette multiplication de milices servant telle ou telle puissance, cette somme énorme de souffrances humaines et de destructions matérielles, débouchaient sur un vague compromis politique ne changeant rien d'essentiel.

Face aux tentatives de faire du Liban une tête de pont des puissances occidentales semblable à Israël, il était précisé que le Liban était « arabe, d'appartenance et d'identité ». Les différentes communautés religieuses devaient être représentées de façon plus équilibrée au sommet de l'État, première étape en principe avant « l'abolition du communautarisme politique ». L'accord de Taëf prévoyait le désarmement des milices et le regroupement des forces syriennes dans la plaine de la Bekaa, limitrophe de la Syrie, avant leur retrait total parallèlement à celui des forces israéliennes.

En fait, les tentatives des diverses puissances et, à l'intérieur, celles des différentes communautés pour modifier le rapport de forces en leur faveur, ne débouchaient que sur l'épuisement réciproque des protagonistes. Au terme de ces quinze ans, la Syrie était reconnue comme l'arbitre de la situation libanaise, avec la caution des autres pays arabes et des puissances impérialistes et l'acceptation tacite d'Israël.

Après cela, on s'est engagé dans ce qu'on a appelé la « reconstruction » du Liban, une « reconstruction » dont Rafic Hariri, Premier ministre de 1992 à 1998, puis de 2000 à 2004, et assassiné le 14 février 2005, fut le grand ordonnateur.

Rafic Hariri était musulman sunnite. Issu d'une famille pauvre de Saïda, il fut même pendant quelque temps membre d'une organisation marxiste, l'Organisation des Socialistes libanais proche du FPLP palestinien. Mais il avait surtout le génie des affaires et, parti en exil en Arabie saoudite durant la guerre civile, il fit fortune dans la construction immobilière et se constitua de solides relations dans les milieux dirigeants de ce pays. C'est donc en disposant des appuis nécessaires qu'il arriva au poste de Premier ministre en 1992 et qu'il s'employa à « reconstruire » le Liban, ou plutôt un certain Liban, celui des privilégiés.

La reconstruction de la ville de Beyrouth, détruite par la guerre civile, fut ainsi livrée à la société Solidere, n'ayant d'ailleurs rien à voir, malgré son nom, avec le concept de solidarité. Solidere, la société immobilière fondée par Rafic Hariri, signifie « Société Libanaise pour le Développement et la Reconstruction ». Aujourd'hui elle est propriétaire de presque tout le centre-ville de Beyrouth, après avoir expulsé tous les anciens propriétaires et les couches populaires que quinze ans de guerre civile n'avaient pas réussi à faire fuir. Grâce à ce requin de l'immobilier, Beyrouth a été dotée de quelques quartiers ultramodernes avec immeubles de luxe et buildings d'affaires de verre et d'acier. La spéculation immobilière a encore enrichi la famille Hariri, au point qu'on dit de ce clan milliardaire qu'il possède la moitié du pays. Cela a été payé en grande partie par l'État libanais, dont l'endettement a atteint des sommets. La dette publique a gonflé démesurément et approche les 40 milliards de dollars. Dans un pays de moins de quatre millions d'habitants, cela représente 10 000 dollars par habitant, trois ans de salaire d'un ouvrier qui, quand cela va bien, peut arriver à gagner 250 à 300 dollars par mois.

Hariri avait de la fortune, mais aussi des qualités politiques. Sachant cultiver ses alliances, il a durant la guerre civile distribué ses financements entre toutes les milices. Il a su ménager ses appuis du côté de la famille régnante d'Arabie saoudite, mais aussi dans les autres pays arabes ainsi qu'aux États-Unis et même en France puisqu'on dit qu'il fut un des financiers de Chirac. Au Liban même, il a su partager en affaires et permettre aux autres clans de la bourgeoisie de s'enrichir. Il a su s'entourer de tout un personnel politique, et aussi d'affaires, souvent venu de la gauche, voire comme lui-même de l'extrême gauche, disposant d'un peu plus de vernis intellectuel que le vieux personnel politique libanais. Et puis Hariri a même su pendant longtemps ménager les relations de collaboration avec la Syrie, tout en préservant les possibilités de la bourgeoisie libanaise de mener son propre jeu.

Grâce à Hariri, Beyrouth et les banques libanaises ont retrouvé leur rôle de plaque tournante financière de la région moyen-orientale. Pendant qu'une partie de la population s'enfonçait dans la misère, la bourgeoisie et une partie de la petite bourgeoisie libanaises ont retrouvé leur place d'intermédiaires financiers privilégiés de l'impérialisme, avec la richesse et parfois le luxe éhonté qui vont avec.

La seule vraie différence avec la situation d'avant la guerre civile est que désormais, à côté des clans de la bourgeoisie chrétienne maronite, on voit des clans de la bourgeoisie musulmane sunnite - dont Hariri était le symbole - et même musulmane chiite, étaler une richesse équivalente. Dans ce sens là - du point de vue de la répartition de l'enrichissement entre les divers clans - il s'est peut-être établi un « meilleur » équilibre entre les communautés, ou plus exactement entre les familles richissimes qui les dominent.

Car pour le Liban des couches pauvres, rien n'a changé. Et Hariri a beau avoir été présenté comme un héros de la « reconstruction » du Liban ayant su aider les pauvres et les faibles, son gouvernement n'a pas non plus hésité devant la répression contre ceux qui le contestaient. Ainsi, le 27 mai 2004, c'est le gouvernement de Rafic Hariri qui a fait tirer par l'armée libanaise sur des manifestants qui protestaient contre la cherté de la vie, au cours d'une journée de grève générale appelée par la CGTL, la CGT libanaise.

L'assassinat de Rafic Hariri et le « Front du Bristol »

Qui a organisé l'attentat qui a tué Rafic Hariri, le 14 février dernier ? Nous ne le savons évidemment pas plus que d'autres. Dans un pays où les armes foisonnent, où les services secrets de tous les pays sont présents et se livrent à toutes sortes de complots, il n'y a que l'embarras du choix. Quant à l'assassinat politique, il fait partie des moyens par lesquels les différents clans sont habitués à régler leurs comptes.

Le régime syrien a été montré du doigt, ou tout du moins les services secrets syriens, fortement présents au Liban, ainsi que les services secrets libanais qui leur sont très liés. Il est bien possible en effet qu'ils soient les auteurs de l'attentat, et dans ce cas ses responsables politiques seraient l'actuel président de la République libanaise, Émile Lahoud, qui appartient à un clan pro-syrien, voire même le président syrien Bachar al-Assad, ou au moins l'un des clans proches du pouvoir à Damas. Mais l'attentat peut aussi être le fait de bien d'autres services présents au Liban.

Toujours est-il que cet assassinat a fourni l'occasion d'une opération politique. Un front d'opposition s'est créé autour d'un objectif unique : la fin de la présence syrienne au Liban. Ce front dit « de l'Hôtel Bristol », du nom de l'hôtel cinq étoiles où il se réunit, a rassemblé le parti phalangiste, aujourd'hui nommé les Forces libanaises, Walid Joumblatt et son parti dit « socialiste », et le parti constitué autour du clan Hariri, le « Courant du futur ». À tous ceux-là s'est jointe la « gauche démocratique », une scission droitière du Parti Communiste. Ce sont donc des clans de toutes les communautés qui se sont retrouvés sur le thème de l'indépendance du Liban par rapport à la Syrie, brandissant dans les manifestations le portrait de Rafic Hariri et le portant aux nues, comme le héros de la reconstruction du pays.

Le mécontentement contre la présence syrienne était réel et compréhensible, le pouvoir syrien utilisant au Liban les mêmes méthodes policières qu'à Damas, et il était facile de rassembler, contre ces méthodes, des manifestants indignés par l'assassinat. Mais le fait que Rafic Hariri soit devenu le drapeau du front anti-syrien est en lui-même tout un programme, celui de l'affairisme, de la spéculation immobilière, de la corruption qui font la fortune de quelques milliardaires.

Ce rassemblement a un caractère de classe, arrogant et méprisant, qui s'est marqué dans l'attitude de certains de ses partisans à l'égard des ouvriers syriens. En effet, plusieurs centaines de milliers d'ouvriers syriens émigrés au Liban fournissent ou fournissaient une main-d'oeuvre à bas prix sur les chantiers de construction ou dans l'agriculture. La vague antisyrienne déclenchée par l'attentat contre Rafic Hariri les a pris comme boucs émissaires, les rendant responsables de la politique du régime syrien. Des baraques de chantier ou des campements où ils vivaient ont été attaqués, brûlés, des ouvriers syriens battus, parfois à mort, victimes de la xénophobie imbécile de voyous voulant se faire la main sur ces émigrés du pays voisin. Une soixantaine d'ouvriers auraient ainsi été tués en l'espace de quelques semaines, cette vague d'agressions déclenchant leur exode massif vers la Syrie. Aucune enquête sérieuse n'a été faite sur les auteurs de ces agressions, du reste minimisées par la presse.

L'offensive politique de ce rassemblement du Bristol est à relier au contexte international, marqué par les pressions des puissances occidentales, à commencer par celles des États-Unis et de la France, contre la Syrie. En septembre 2004 le Conseil de sécurité de l'ONU a voté sa résolution 1559 réclamant l'évacuation des forces syriennes encore présentes au Liban. Faire évacuer les troupes syriennes du Liban faisait partie des objectifs des États-Unis, dans le cadre de leur projet de remodeler le Moyen-Orient. Et le prochain objectif est le régime syrien lui-même.

Le programme du front d'opposition correspond donc tout à fait à ces objectifs. Cet « indépendantisme » libanais vis-à-vis de la Syrie épouse les intérêts de la grande bourgeoisie libanaise, consciente qu'elle doit sa richesse et son opulence à l'existence du Liban comme entité séparée, ce qui permet d'en faire la tête de pont des capitaux occidentaux.

En réalité, la Syrie n'a jamais menacé ce rôle de la bourgeoisie libanaise, puisque c'est même le régime de Hafez al-Assad qui est intervenu en 1976 pour la protéger et qui a continué à le faire depuis. Mais cette bourgeoisie ne veut rien devoir au régime syrien, et même pas lui laisser quelques pourboires. Elle espère d'ailleurs que pour cette attitude antisyrienne elle recevra encore un peu plus de facilités, de crédits, de subventions de la part des puissances impérialistes, comme cela est apparemment à l'étude.

Les élections de juin 2005

Le programme du front antisyrien avait aussi tout simplement un caractère électoral en vue des élections de juin 2005. Il fournissait un terrain sur lequel pouvaient se dérouler les tractations en vue de la constitution des listes. Et en effet l'art de la combinaison politicienne a pu se donner libre cours pour présenter des listes comportant, comme à l'habitude, des représentants des principaux clans de chaque communauté. Cela a si bien marché que dans certaines circonscriptions les listes ainsi constituées étaient élues d'avance, n'ayant aucun concurrent. Ainsi, le fils de Rafic Hariri, Saad Hariri, a pu se faire élire triomphalement à Beyrouth, prenant la suite de son père comme c'est de tradition dans ces clans qui dominent à la fois la politique et les affaires.

Si l'on en croit la presse, le climat était au désenchantement, une partie de ceux qui ont participé aux manifestations antisyriennes de ces derniers mois étant écoeurés et déçus de voir resurgir les combines politiciennes habituelles entre les grandes familles qui s'arrogent le pouvoir, des hommes qui se déchirent en public étant tout à fait capables de constituer des listes communes pour se faire élire. On a ainsi vu Walid Joumblatt faire une place sur sa liste à un représentant du Hezbollah.

Le Front du Bristol a encore eu à faire face à plusieurs problèmes. Parmi les chrétiens, il a eu pour concurrent le général Michel Aoun qui, après quinze ans d'exil en France, est revenu pour ces élections. Aoun s'était fait en 1989 le champion des intérêts de la communauté chrétienne menacée selon lui par le pouvoir syrien. Eh bien, de retour au Liban, il s'est avéré que la coalition du Bristol constituée autour de Saad Hariri ne voulait pas lui faire la place qu'il souhaitait. Le général antisyrien n'a alors pas hésité à constituer des listes avec des hommes notoirement liés à la Syrie, tout en faisant campagne contre la coalition haririste en dénonçant... ses combines politiciennes ! Grâce à quoi il a pu se tailler un succès électoral dans la montagne chrétienne.

On a vérifié aussi, alors que toutes les troupes syriennes ont quitté le Liban, que l'influence du pays voisin n'a pas disparu pour autant et n'était pas due qu'à la présence de ses soldats. Un certain nombre de clans de la bourgeoisie libanaise sont eux-mêmes très liés à la bourgeoisie syrienne, et ce n'est guère étonnant puisque cela a été longtemps le même pays.

Enfin, dans le sud, c'est au contraire le Hezbollah qui a pu remporter tous les sièges de cette région à majorité musulmane chiite, lui et l'autre parti chiite, le parti Amal.

Le nouveau Parlement se divisera donc entre les représentants du front haririste, le Hezbollah, les clans pro-syriens et les démagogues chrétiens à la Michel Aoun. Les hariristes se sont présentés comme les héros de « l'indépendance » du Liban vis-à-vis de la Syrie, mais ils apparaissent comme les hommes des États-Unis. Les aounistes, eux, apparaissent comme plus liés à la France. Quel gouvernement peut bien sortir de cela ? Après tout, cela peut être comme d'habitude une sorte de coalition des différents clans dominant la bourgeoisie libanaise, trouvant une médiation entre leurs intérêts divergents. Le pouvoir de l'argent, le pouvoir de quelques clans milliardaires n'est pas menacé, il est garanti par cette sorte de démocratie coloniale mise en place autrefois par la France, même s'il y a toujours le risque que la médiation ne tourne, à un moment ou à un autre, à une guerre de clans rééditant certains épisodes de la guerre civile de 1975-1990.

L'intervention impérialiste ramène la société en arrière

Mais au-delà du Liban, il y a la Syrie. Les États-Unis et la France cherchent à se servir de la question libanaise pour affaiblir et peut-être abattre le régime syrien.

Ce régime a une histoire presque parallèle à celle du régime de Saddam Hussein en Irak. Constitué autour de la branche syrienne du parti nationaliste Baath, dont l'autre branche était au pouvoir en Irak, le régime de Hafez, puis de Bachar al-Assad est une dictature militaire, féroce avec ses opposants, même si officiellement c'est un Front National progressiste qui est au pouvoir.

Ce front comprend bien sûr le Baath, mais aussi le Parti Communiste syrien. Celui-ci est la branche syrienne de l'ancien Parti Communiste syro-libanais, dont les deux branches se sont séparées officiellement en 1943. Dirigé par Khaled Begdash jusqu'à sa mort il y a quelques années, il est resté un parti stalinien. Disposant d'une présence importante dans la classe ouvrière, il est resté figé dans sa politique de soutien indéfectible à la dictature des Assad. Il est vrai qu'en Syrie il n'y a guère le choix : c'est le gouvernement... ou le cachot. Les fractions du PC qui l'ont quitté en critiquant cette politique ont été traquées par le régime et leurs principaux dirigeants se sont retrouvés pour des années en prison.

Un peu comme celui de Saddam Hussein, mais avec moins de moyens, le régime syrien a cherché à mener une politique permettant à sa bourgeoisie de tirer son épingle du jeu entre les pressions de l'impérialisme et celles de ses rivaux arabes. Ce nationalisme ne doit pas faire illusion : Assad n'a jamais dédaigné les occasions d'accomplir les basses oeuvres de l'impérialisme, tout comme l'a fait à plusieurs reprises Saddam Hussein et même si, tout comme Saddam Hussein, il n'a pas été payé de retour. Il n'a même pas obtenu que les États-Unis fassent suffisamment pression sur Israël pour qu'il restitue à la Syrie la région du Golan qu'il occupe depuis 1967. Par ailleurs, à l'ombre du régime prospèrent une série de clans et des affairistes en tout genre qui n'ont rien à envier à ceux de Beyrouth et sont simplement un peu moins riches. La population, elle, végète dans la pauvreté alors que le budget militaire absorbe plus de 40 % des dépenses de l'État.

Mais si les dirigeants impérialistes espèrent faire tomber ce régime, ce n'est certes pas pour y instaurer la démocratie comme ils ne manquent pas de le dire, c'est simplement parce qu'à leur goût il n'est pas encore assez docile et assez soumis à leurs intérêts, et que, entre la Méditerranée et le Golfe où ils contrôlent désormais l'Irak, la Syrie est un obstacle. D'autre part, l'aide accordée par la Syrie à la guérilla sunnite en Irak, ses alliances circonstancielles avec l'Iran, les gênent. Mais s'ils réussissent à faire tomber le régime syrien, l'exemple de l'Irak laisse deviner ce qui s'instaurera à la place : un régime dominé par les conflits entre les différentes communautés sunnite, alaouite, druze, chrétienne. Le terrain existe pour cela, lui aussi préparé en son temps par le colonialisme français qui s'appuyait, contre les autres communautés, sur la secte alaouite, à laquelle appartient aujourd'hui la famille Assad. La fin du régime pourrait donc ouvrir la voie à une série de règlements de comptes entre les différents clans.

Malheureusement, l'invraisemblable système confessionnel inventé par le colonialisme français au Liban préfigure donc peut-être ce qui peut se produire dans d'autres pays du Moyen-Orient. À ce Liban éclaté entre chrétiens et musulmans chiites, sunnites et druzes, s'ajoute maintenant l'Irak, qui lui aussi a déjà pratiquement éclaté entre régions sunnite, chiite et kurde. Demain il pourrait en être de même de la Syrie. C'est dans ce sens qu'on parlera peut-être demain d'une véritable « libanisation » de toute la région.

Les dirigeants occidentaux, américains, français ou autres, se présentent comme les messagers de la modernité, qui voudraient apporter à des peuples englués dans leur passé les bienfaits des sociétés avancées du 21e siècle. Mais apporter vraiment la modernité, ce ne serait pas seulement amener les téléphones portables ou les voitures de luxe, qu'ils n'apportent d'ailleurs qu'à ceux qui peuvent les payer. Ce serait aussi ouvrir la possibilité d'autres rapports sociaux.

Or l'intrusion de l'impérialisme français au Liban non seulement n'a pas fait disparaître les relations de clan, les traditions féodales, l'emprise archaïque de structures religieuses, elle les a pérennisées et consolidées. L'intrusion des États-Unis en Irak a fait de même. Ce n'est pas un hasard. Les dirigeants occidentaux et leurs capitalistes, lorsqu'ils cherchent des appuis dans ces pays, les cherchent du côté de leurs semblables, c'est-à-dire du côté des riches, des notables, et ils trouvent tout naturellement cet appui dans ce que la société a de plus réactionnaire. Même si par la suite il y a des retours de bâton, sous forme de tendances islamistes intégristes qui déclarent la guerre à la présence occidentale, c'est bien l'impérialisme qui s'est comporté comme un frein à l'évolution de la société, y compris dans des domaines qui devraient être aujourd'hui élémentaires.

De ce point de vue, le Liban fait bien le pendant à Israël, où le fait d'avoir donné à l'État un fondement religieux permet aux rabbins d'imposer de plus en plus leurs préjugés à toute la société. Au Liban par exemple, le mariage civil n'existe pas. Pour se marier, chacun doit s'adresser à la confession religieuse à laquelle il est censé appartenir. Si un musulman veut se marier avec une chrétienne ou vice-versa, cela implique la conversion de l'un ou de l'autre, qui n'est pas facilement reconnue. Il reste alors la possibilité d'aller se marier civilement à Chypre, où ils retrouvent d'ailleurs les Israéliens, qui eux aussi vont se marier civilement là-bas, lorsqu'un des éléments du couple n'est pas Juif.

Et l'importance prise par les structures religieuses dans la vie sociale libanaise a encore bien d'autres conséquences. Citons par exemple l'enseignement, où la plupart des écoles et des universités sont aux mains des religieux des diverses obédiences et où naturellement elles sont payantes.

Le Liban est ainsi un bel exemple de la façon dont l'intrusion de l'impérialisme, au lieu d'accélérer l'évolution de la société, l'a freinée, l'a arrêtée avant même qu'y éclate une révolution bourgeoise qui au moins aurait balayé les survivances les plus moyenâgeuses.

Pour une véritable révolution sociale

Au fond, le seul effet vraiment positif de l'intrusion impérialiste au Moyen-Orient est d'avoir introduit dans la région des éléments d'industrie moderne, et avec celle-ci une classe ouvrière. Même minoritaire, même faible, elle est la seule classe qui peut vraiment prendre la tête d'une révolution sociale, qui devra inclure dans ses tâches aussi bien le renversement du capitalisme que des tâches démocratiques bien plus élémentaires, mais indispensables, telles que la fin du confessionnalisme ou bien l'école publique pour tous, et bien d'autres.

De ce point de vue, et heureusement, tout n'est pas joué, ni au Liban, ni en Syrie, ni en Irak, ni dans les autres pays du Moyen-Orient. Contrairement à l'image que nous en donnent souvent les grands moyens d'information, il n'y a pas là-bas seulement le choix entre des intégristes barbus faiseurs d'attentats et preneurs d'otages, ou bien des agents patentés des multinationales impérialistes. Il y a des femmes et des hommes qui luttent pour leurs droits, des travailleurs qui tentent de s'organiser contre leurs patrons, des militants de toutes tendances, y compris des militants issus d'une tradition communiste et qui essayent de lui redonner vie, même si c'est avec toutes les difficultés que l'on peut imaginer quand il faut faire le bilan des années difficiles, des défaites et des erreurs politiques du stalinisme ou du nassérisme et du nationalisme palestinien, sans oublier le sionisme.

Au Moyen-Orient, ce qui a fait le plus de mal aux militants se réclamant des idées communistes n'a même pas été la répression, même si elle a souvent été très féroce. Ce sont les capitulations politiques des dirigeants des PC face aux divers dirigeants nationalistes, de Nasser à Arafat ou Hafez al-Assad. Découlant de la politique stalinienne, c'est cette incapacité à proposer aux masses une politique indépendante des dirigeants nationalistes bourgeois, voire même du Hezbollah intégriste, qui porte la principale responsabilité dans l'affaiblissement et l'impasse où se sont trouvés les militants, malgré tout le dévouement dont ils ont fait preuve et malgré tous leurs sacrifices.

C'est pourquoi il serait indispensable d'ouvrir une autre perspective, communiste et de classe. Au Liban, dans un contexte de crise sociale et économique, le fossé s'est encore approfondi entre le pays des riches et celui des masses déshéritées. Aux couches libanaises pauvres s'ajoutent les Palestiniens parqués dans les camps de réfugiés et en butte au mépris général. D'autre part, la classe ouvrière inclut maintenant ces travailleurs syriens immigrés qui, en plus de leurs lamentables conditions de travail, ont dû subir des agressions ignobles.

Défendre les intérêts des travailleurs et des masses pauvres impose de dépasser le cadre confessionnel imposé par les partis chrétiens, druzes, musulmans sunnites ou chiites, et même le cadre strictement libanais, pour mettre en avant leurs objectifs de classe indépendamment de leur appartenance confessionnelle ou nationale.

Défendre une politique prolétarienne, communiste révolutionnaire et internationaliste, est la seule voie qui puisse unir les travailleurs libanais, syriens, palestiniens et les masses pauvres, dans les deux pays et au-delà, autour de leurs revendications sociales et politiques. Et c'est aussi la seule qui puisse un jour aboutir à faire éclater le carcan des divisions artificielles héritées du colonialisme.

L'avenir, nous en sommes convaincus, est au dépassement de toutes ces divisions d'un autre âge. Au Moyen-Orient, l'avenir est à la coopération des peuples, au sein d'une fédération, qui ne pourra être que socialiste, des peuples du Moyen-Orient.

Seuls des révolutionnaires prolétariens, communistes, pourront ouvrir là-bas une telle voie. Mais il dépend aussi beaucoup de nous, ici, par notre propre lutte, là où nous sommes, de contribuer à ouvrir cette perspective communiste.

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