Billancourt : reflet des luttes sociales et de la politique patronale et gouvernementale des cinquante dernières années

Au sommaire de cet exposé

Sommaire

Le vendredi 27 mars 1992, la dernière Super 5 a progressivement pris forme sur la dernière chaîne de montage en fonctionnement dans l'Ile Seguin. Et lorsqu'à 11 heures du matin elle est sortie, terminée, en bout de chaîne, Renault Billancourt avait vécu. Les promoteurs immobiliers pouvaient prendre la place laissée vacante.

A cette occasion, beaucoup de commentateurs ont brodé sur le thème : « la fin d'un mythe ». Pour eux, ce mythe c'était une place particulière de la grande usine qui aurait été le symbole du prolétariat industriel, l'avant-garde de la conscience ouvrière à la pointe des combats, le point d'ancrage par excellence des organisations ouvrières.

En réalité, c'est cela le mythe, au sens propre du terme.

Billancourt n'a jamais été cela, excepté à quelques rares périodes dont nous parlerons, et de telles périodes se retrouvent dans l'histoire de beaucoup d'autres grandes entreprises industrielles, ou des Mines ou de la SNCF.

Billancourt n'a jamais été, sauf répétons-le en de rares périodes, cette avant-garde, cet exemple. On en a fait un mythe, ça oui. Les journalistes, car c'est le propre du style journalistique. Le Parti Communiste français parce que cela le servait. Le gouvernement parce qu'il craignait cette concentration en un seul lieu aux portes de Paris de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs. Puis des gens comme ceux que l'on appelait les Maoïstes, avec Jean-Paul Sartre qui ne savait voir la classe ouvrière qu'au travers de ses lunettes déformantes.

Par contre, Renault Billancourt a été, pendant des dizaines d'années, un reflet, seulement un reflet, mais un reflet exact, de l'histoire de la bourgeoisie industrielle, des choix ou des craintes des gouvernements successifs de la France de 1914 à nos jours et de la politique du Parti Communiste.

Rien de très original ne s'est passé à Renault Billancourt. Par contre, tout ce qui s'est passé dans le pays concernant les rapports entre la grande industrie, les gouvernements, le PCF et le prolétariat, a eu sa traduction à Renault Billancourt.

L'histoire de Renault Billancourt est donc l'histoire de ces rapports et c'est pour cela que nous en parlerons ce soir, car cette histoire ne manque pas d'intérêt pour qui s'intéresse à l'évolution du mouvement ouvrier en France.

Nous aurons l'occasion d'y voir l'histoire des grandes entreprises industrielles, leurs rapports avec l'État et leur développement au travers de la Première Guerre mondiale.

Nous verrons l'apparition du travail à la chaîne, avec des travailleurs fraîchement entrés dans l'industrie, non qualifiés et peu syndicalisés, où le patronat pouvait se permettre d'éliminer toute tentative d'implantation syndicale et politique et ne s'en est pas privé.

Nous verrons ce que donna la tentative d'implantation du Parti Communiste dans les entreprises industrielles, volontariste dans les années 20, au moment où ce fut l'orientation du Komintern.

Nous verrons ce que fut Juin 36 dans les entreprises industrielles du pays, et la réalité du Front Populaire, la démoralisation qui l'a suivie, comme toujours lorsqu'on fait abandonner aux travailleurs la lutte de classe, la lutte gréviste, pour les lampions vite éteints de la victoire électorale.

Nous verrons l'échec de la grève générale de 1938, qu'on pourrait appeler la trahison par le Parti Communiste de cette dernière tentative de révolte des travailleurs. C'est d'ailleurs un des cas où Renault joua un rôle particulier.

Nous verrons par Renault Billancourt ce que devinrent les industries françaises pendant la Deuxième Guerre mondiale et le rôle du « produire d'abord » qui suivit la fin de cette guerre, où le Parti Communiste joua le rôle de contremaître, de garde-chiourme vis-à-vis de la classe ouvrière, en même temps qu'il permit la reconstruction de l'État de la bourgeoisie avec De Gaulle à sa tête et tout l'appareil de l'État qu'il a fallu blanchir et dont Papon n'est qu'un exemple parmi d'autres.

Nous verrons les tentatives de réaction de la classe ouvrière contre cette politique, où en 1947 Renault joua pour la deuxième et dernière fois un rôle particulier et déterminant.

Nous verrons l'incidence de la Guerre Froide, puis la répercussion, ou plutôt, grâce au Parti Communiste, l'absence de répercussion chez Renault, des grandes grèves de province de la première moitié des années 50.

Nous y verrons enfin la répercussion des événements de 68, où Renault ne joua pas un rôle moteur, bien au contraire.

Nous verrons, et c'est presque la petite histoire, les actions d'éclat des maoïstes dans l'après-68 qui voulaient réveiller le prolétariat mais qui restèrent en marge, et enfin nous verrons la traduction chez Renault du déclin politique du PCF, déclin qu'il a bien provoqué en démoralisant sa base sociale, la classe ouvrière après lui avoir fait rater toutes les occasions de jouer un rôle politique propre et de renverser le rapport de force avec la bourgeoisie.

De tout cela, contrairement à ce qu'on dit et à ce qu'on croit souvent, Renault Billancourt n'a pas été le moteur, mais uniquement un reflet, rien qu'un reflet, mais fidèle nous l'avons déjà dit.

1895 à 1934 : la dictature de Louis Renault et les premiers essais d'organisation ouvrière

Billancourt : les débuts

L'histoire de la création des usines Renault rejoint la légende des capitaines d'industrie, qui partis soi-disant de rien, en l'occurrence un hangar au fond d'un jardin de Billancourt, construisirent un empire industriel à force de poigne, d'invention et d'ambition.

Dans le domaine des inventions nouvelles, (à cette époque c'était l'automobile et l'aéronautique), le grand capital, prudent, n'est jamais pressé d'investir, et laisse - tant que la rentabilité des branches nouvelles n'est pas démontrée - le champ libre à ceux qui innovent. Encore faut-il que ces novateurs soient d'un milieu susceptible de financer leurs débuts.

Ce fut le cas pour Louis Renault.

En ce début du siècle, on comptait une trentaine de constructeurs automobiles, dont les plus célèbres étaient Peugeot, Panhard, de Dion-Bouton, Darracq, Delauney-Belleville, Delahaye, Clément Bayard et bien d'autres.

Louis Renault, lui, était l'un des fils d'une famille bourgeoise de Billancourt. C'était le « petit bricoleur » de la famille. Recalé à l'Ecole centrale, mais passionné de mécanique, il conçut et réalisa sa première voiturette en 1895. Les frères aînés, plus sérieux en affaires, créèrent une société, la société Renault frères (dont d'ailleurs Louis n'était pas membre) et financèrent le projet. Et l'affaire se développa. La société Renault commença à racheter des terrains au Point-du-Jour, un quartier de Billancourt en bord de Seine.

Comme tous les constructeurs de l'époque, les Renault se lancèrent, pour la publicité, dans les toutes nouvelles courses et rallyes automobiles. Un des frères y laissa sa vie. Du coup, Louis Renault entra à son tour dans la société, dont il allait devenir très vite le seul maître.

Sa première grande réussite fut le taxi. Il créa un taxi, pas cher, fabriqué avec des pièces interchangeables dont la réputation, et la vente, franchirent les frontières. Plus tard les fameux taxis de la Marne furent les taxis Renault de Paris, réquisitionnés.

A la veille de la Première Guerre mondiale, en 1914, la surface totale des ateliers occupait déjà 14 hectares et l'entreprise employait plus de 4 000 ouvriers.

La guerre de 1914-1918, un tremplin pour l'industrie

La guerre sera, comme pour d'autres, un véritable tremplin pour Louis Renault devenu entre temps président de la Chambre syndicale des constructeurs automobiles.

Pourtant devant l'avance de l'armée allemande on avait déménagé des machines en province. Le marché capitaliste n'étant pas propice aux efforts coordonnés, ce fut l'État, comme pour les autres impérialismes en guerre, qui « organisa » l'économie. Il coordonna les fournisseurs, imposa les priorités au profit des trusts et de la grande industrie. Billancourt rouvrit donc en septembre 1915, pour produire : moteurs d'avions, armes portatives, camions, véhicules militaires, puis, bien sûr en 1918, des tanks.

A la sortie de la guerre les usines Renault s'étaient encore agrandies et diversifiées. Louis Renault avait même acheté un terrain au Mans pour des développements futurs. Il était alors actionnaire à plus de 90 % de sa société. A Billancourt, il acheta des terrains parcelle par parcelle, en utilisant les pressions là où la persuasion ne suffisait pas. Il engloutit ainsi l'île Seguin et toute une partie de Billancourt, il construisit avec ou sans autorisation les ponts qui relièrent l'île à Billancourt. En quelques années cela devait donner une usine monstrueuse occupant une superficie équivalant à celle de la ville de Chartres, traversée par les rues, devenues intérieures à l'usine, du vieux Billancourt.

C'était l'époque où les usines Renault fabriquaient tout. Outre sa propre centrale à Billancourt pour ses besoins électriques, Renault avait ainsi des fonderies, des ateliers de bois, de coton (pour les garnitures intérieures), d'usinage des pièces, de machines-outils. Renault fabriqua même un temps ses pneus et chambres à air après un conflit avec Michelin. Il achetait tout, forêts, scieries. Pour être indépendant de ses fournisseurs sidérurgistes, il créa une aciérie à Grand Couronne. Peu à peu il s'imposa, passa devant Peugeot et Panhard-Levassor. Il devint le deuxième constructeur automobile de France après Citroën, le symbole même de l'industriel tenace, arrogant, devant qui rien ne résiste.

Inutile de dire qu'il ne voulait pas entendre parler de syndicats. C'était non seulement « son » usine et « ses » voitures, mais aussi « ses » ouvriers. Il savait ce qui était bon ou mauvais pour eux.

Taylorisme et travail a la chaîne : le bagne Renault

Comme partout ailleurs on travaillait dur chez Renault. Du lundi au samedi, 10 à 12 heures par jour, et parfois le dimanche. Les accidents étaient nombreux et graves. Louis Renault, baptisé par ses amis, le « seigneur de Billancourt », devint pour les ouvriers et les militants le « saigneur de Billancourt ». Depuis les années 1912, Louis Renault avait découvert et introduit le taylorisme, c'est-à-dire le chronométrage. Cela ne s'était pas fait sans mal, il y avait eu des grèves de protestation, mais le taylorisme était passé ; et puis en 1922, commencèrent les premières chaînes (elles existaient déjà depuis peu chez Citroën et chez Berliet). Elles furent progressivement mises en place, en particulier dans les récentes installations de l'Ile Seguin, dans laquelle la verdure avait cédé complètement la place à un énorme bâtiment de cinq étages, dont les murs tombaient verticalement dans la Seine, et où fonctionnaient dès 1930 des chaînes de montage entièrement mécaniques.

Parallèlement la composition ouvrière de l'usine changeait. Alors que du début du siècle jusqu'à la Première guerre mondiale, la grande majorité des ouvriers étaient des ouvriers qualifiés, peu à peu, la part relative des ouvriers sans qualification s'accrut, devint majoritaire, et on embaucha en masse des jeunes et des femmes.

Pour la presse ouvrière, Billancourt devint le bagne Renault (en concurrence avec le bagne Citroën) et l'Ile Seguin, « l'île du diable ».

Les tentatives d'implantation militante

La tendance révolutionnaire de la CGT, au début des années vingt, puis le PC, dès sa création, essayèrent de s'implanter dans l'usine. Mais la chasse aux militants était ouverte en permanence. Tout ouvrier soupçonné d'appartenir à une organisation syndicale et a fortiori au PC, était sur le champ congédié. Les vestiaires étaient souvent « visités », ouverts et fouillés pour voir s'ils contenaient tracts ou journaux. Il fallait faire attention à ce qu'on disait et à qui on le disait. Car il y avait une police parallèle, qui suivait et écoutait les ouvriers dans les tramways, les cafés, et même parmi les ouvriers, des « mouchards » étaient chargés de repérer les mauvaises têtes. A la porte, pour entrer, il fallait passer par un tourniquet individuel. Là le contremaître veillait, c'est lui qui choisissait ceux qui travailleraient ce jour-là, ou ceux qu'il congédiait tout simplement en disant « toi on ne veut plus te voir ». Il y avait aussi les listes noires où les patrons se communiquaient les noms des militants repérés.

Tout cela, était d'ailleurs la règle dans toutes les grandes entreprises industrielles de l'époque.

Bien que très tôt la Direction du PC ait attribué de l'importance à faire introduire des militants dans les grandes usines, il fallut attendre 1924 et ce qu'on a appelé la « bolchévisation » du parti, c'est-à-dire entre autres la décision de privilégier les cellules d'entreprises au détriment des cellules locales, pour que la première cellule communiste apparaisse à Billancourt. Elle était évidemment clandestine. Puis il y en aura une sur la grande usine, qui publia une feuille d'entreprise intitulée Le bolchévik de chez Renault, une autre à l'usine O (un bâtiment plus excentré qui travaillait le bois) où fut édité Le râleur, et une qui s'adressait spécifiquement aux jeunes et diffusait Le jeune bolchévik de chez Renault.

Il s'agissait de tracts avant tout politiques, avec éditos, articles politiques, caricatures, citations, slogans, mais aussi des échos d'atelier, dénonçant des chefs d'équipe, contremaîtres ou mouchards.

Avec la répression, ces feuilles ne durèrent pas très longtemps, les militants non plus.

Ainsi la grève nationale lancée en octobre 1925 contre la guerre du Rif, connut un petit succès chez Renault : 2 400 travailleurs débrayèrent sur 18 000, mais la grève fut suivie par 1 500 licenciements dont 700 à 800 jeunes.

Dans ces conditions, l'existence de ces cellules fut fluctuante. Chaque campagne politique, chaque 1er mai (non chômé à l'époque), chaque souscription, exigeait de se mettre en avant et de se faire licencier. Le PC en était alors réduit à intervenir de l'extérieur, pendant quelques minutes, avant que les flics arrivent.

La CGTU (U pour unitaire), la confédération syndicale créé après l'exclusion des révolutionnaires de la CGT en 1921, et dans laquelle militaient les ouvriers communistes, essaya aussi de s'implanter (ce furent d'ailleurs les mêmes militants plus quelques autres, mais très peu nombreux).

Mais en 1926, une grève, la première grève de masse, toucha Billancourt. Il s'agissait d'un mouvement sur les salaires. Louis Renault riposta en faisant fermer l'usine. Et il eut recours à la technique de la lettre individuelle (technique qui sera beaucoup utilisée par la suite), envoyée à chaque ouvrier, constatant que « le contrat de travail était rompu » et qu'il faudrait accepter les nouvelles conditions individuelles d'embauche. La majorité des ouvrières et des ouvriers reprirent. Bien entendu les plus combatifs ne furent pas réembauchés. Les militants furent quasiment tous licenciés. En quelques jours, la CGTU avait fait quelques centaines d'adhésions, mais ces nouveaux adhérents se retrouvèrent à la porte.

Malgré tout Renault avait dû faire quelques concessions salariales, et surtout, pour la première fois les ouvriers de Billancourt avaient fait grève massivement. Billancourt était devenu un point fort aux yeux des travailleurs. Mais l'organisation politique et syndicale y demeuraient toujours exsangue.

En 1929, neuf ans après avoir tenté de commencer à s'implanter, la CGTU créa à Billancourt une section d'entreprise structurée clandestinement, en groupes de trois.

En 1931, selon les archives mêmes du syndicat, la section aurait compté au total 60 adhérents, la cellule du PC, 19 ! Comme on voit, il n'est pas besoin d'être nombreux pour avoir de l'influence.

Puis en 1939 une grève sur la paye (car à cause de la « crise » et de la concurrence à l'exportation, Renault avait diminué la paie de 10 %) toucha, dans le désordre, divers ateliers, à divers moments, s'étalant sur plusieurs semaines. Cette grève échouera. Mais elle entraîna une nouvelle épuration des militants.

Voilà pour ce qu'on pourrait appeler les années noires de Renault.

1934 - 1944 : la montée de la contestation ouvrière - la grève de 36 à Billancourt - triomphe de la CGT puis, après l'échec de la grève de 38, la marche à la guerre.

De fevrier 34 au Front Populaire

En 1933, Hitler était au pouvoir en Allemagne. En France, les journées de février 1934 avaient vu la classe ouvrière répondre à une tentative de coup de force des ligues d'extrême-droite.

Lorsque la CGT (réformiste) lança pour le 12 février 1934 un mot d'ordre de grève générale auquel se rallia la CGTU, à Billancourt à peine un quart du personnel participa au mouvement. Mais un geste de la Direction fit basculer les ouvriers.

D'abord Louis Renault avait fait déployer des forces de police considérables autour de l'usine, car dans Boulogne une manifestation unitaire avait été prévue l'après-midi. Pour éviter que les travailleurs ne la rejoignent après le repas (les cantines et les restaurants ouvriers étaient hors de l'usine), Louis Renault fit venir dans les ateliers des chariots pleins de sandwichs.

Certains travailleurs considèrent cela comme une provocation. Des chariots furent renversés, l'un d'eux brûlé. La police intervint et ce fut l'émeute, l'émeute qui dura tout l'après-midi et toute la soirée. La police tira et tua deux ouvriers.

Dans le bilan de cette journée, bien sûr, il y avait ces morts, et des blessés, mais il y avait eu aussi, et ce n'était pas si fréquent, la grève, la résistance des travailleurs, et puis, en face, des policiers aussi avaient été blessés. Inutile de dire que si cela ne suffit pas à changer la vie chez Renault, cela marqua quand même beaucoup, militants, sympathisants, et nombre d'ouvriers qui avaient participé aux bagarres.

A partir de là, une montée de la conscience ouvrière se fit sentir chez Renault comme partout en France.

Dans les mois qui suivirent, la situation devint moins défavorable à l'implantation de militants. D'ailleurs, sur le plan général, on notait une certaine diminution du chômage.

Et puis 1935 marqua un virage dans la politique du PC, lié à la signature du pacte Laval-Staline. La France était devenue l'alliée de l'URSS. Le PC abandonna ce qui lui restait, dans son langage, d'internationaliste pour devenir partisan de la défense nationale. Il abandonna son radicalisme verbal pour un réformisme ouvert, et signa avec le Parti Socialiste (on disait alors la SFIO) de Léon Blum et le Parti Radical de Daladier le pacte de « Front Populaire », alliance électorale qui allait mettre la classe ouvrière à la remorque de représentants patentés de la bourgeoisie.

C'est ce contexte qui permit, en mai 1936, la réunification entre la CGT et la CGTU.

A la veille des grèves de 36, la cellule communiste de Renault ne comptait encore qu'environ 120 membres et la CGT réunifiée environ 700 adhérents, alors que l'usine de Billancourt totalisait 33 000 ouvriers (au même moment Citroën en faisait travailler 20 000).

Et puis, ce fut la victoire électorale du Front populaire.

1936 à Billancourt

Le premier mai 36 fut un succès chez Renault, près de 90 % des travailleurs firent grève. Trois jours après, le 4 mai, au deuxième tour des élections législatives, un communiste, Alfred Costes, ancien ajusteur de chez Renault, fut élu à Boulogne-Billancourt.

Alors, partie de province, la lame de fond du mouvement gréviste commença à frapper aux portes de la capitale. Mais il fallut attendre fin mai pour que le mouvement affectât Billancourt. En réalité, la grève avait très vite démarré dans les établissements industriels autour de Renault. Dans la commune de Billancourt l'initiative revint à un comité de grève de Farman, une grande usine aussi, qui fit imprimer et coller des centaines d'affiches, qui réclamaient le soutien des 33 000 ouvriers de Billancourt. Le même jour, une délégation de chez Hotchkiss se présenta aux portes à l'heure de la sortie pour appeler Renault à la lutte.

Le lendemain matin, 28 mai à 10 heures, un certain nombre d'ateliers - ceux où l'implantation communiste était la plus forte - cessèrent le travail et essayèrent de rallier à eux le reste de l'usine. La CGT et le PCF avaient concentré leurs efforts, des dirigeants et orateurs nationaux étaient là, ils firent le tour des ateliers : Costes, le député communiste, mais aussi Jean-Pierre Timbaud, Frachon, Hénaff. Vers midi, la grève était totale. Les ouvriers avaient répondu présents. A l'heure du repas, l'immense majorité des 33 000 ouvriers resta sur place, c'était l'occupation de fait. Le soir, la combativité était telle que presque tout le monde resta. Les portes furent fermées.

Elles devaient le rester trois jours. Et assez brusquement l'après-midi du 30 mai, alors que jusque-là la Direction Renault refusait toute discussion, voilà qu'un accord fut conclu, localement, accord qui stipulait la reprise du travail et donc l'évacuation dans le week-end (il s'agissait du week-end de Pentecôte) avec réouverture de l'usine le mardi 2 juin.

Que s'était-il passé ? Sur le plan national, des pourparlers avaient été entamés entre les organisations patronales et la CGT sous l'égide du ministère du Travail. Le patronat tremblait et se montrait tout prêt à négocier. Les dirigeants de la CGT et du PC qui avaient souhaité la grève comme un contrepoint social à la victoire du Front Populaire, prouvant l'influence des communistes, avaient été débordés par sa réussite et surtout son caractère.

Ils ne voulaient surtout pas apparaître comme forçant, grâce à la base ouvrière, la victoire électorale du Front Populaire dans un sens révolutionnaire, dans une contestation de l'ordre social établi, comme une atteinte à la sacro-sainte propriété patronale. Mais pour le monde bourgeois tout entier, les occupations d'usines et les comités de grève annonçaient les expropriations, le contrôle ouvrier et les soviets. Il faut dire que le langage hyper-radical du PC et de l'Internationale Communiste de la période précédente ne datait que d'à peine plus de deux ans.

L'usine de Renault Billancourt fut un test pour faire reprendre le travail. Cela nécessitait un accord local, conclu vite et sans grande portée. Il en fut de même à Gnome-et-Rhône, Caudron, Farman, Talbot, Citroën, etc.

L'Humanité titra « Victoire chez Renault ». C'était enterrer trop vite la grève. Le 2 juin au matin, à la reprise, des débrayages se produisirent dans les ateliers. Costes, le héros de la veille, se démena pour faire reprendre le travail afin disait-il de ne pas compromettre la négociation globale, il se fit huer à l'usine.

On connaît la suite, le PCF reprit l'initiative pour ne pas perdre le contrôle de la situation. Il faut dire que dans les autres usines, la grève continuait de s'étendre, de toucher de nouvelles corporations, de nouveaux secteurs. Et finalement, le 4 juin, au soir, ce furent les responsables communistes, Costes lui-même, qui donnèrent chez Renault le mot d'ordre de grève. Un comité de grève fut alors créé, les communistes y étaient majoritaires. Et la nouvelle occupation commença. Un contrôle fut établi, pour entrer ou sortir de l'usine. Le PC dont les effectifs avaient grimpé en flèche pendant l'occupation passant de 120 à 6 000 ! (La CGT de 700 à 20 000 !) dominait tout. Et cela se voyait dans les démonstrations symboliques organisées dans l'usine pour distraire et éduquer les ouvriers : on enterrait symboliquement, en effigie, certains matins un Croix de Feu, un autre jour un trotskyste ou encore un jaune...

Les accords Matignon furent signés le 7 juin. Restait à les faire accepter par les grévistes. Le 11, Thorez, dans une réunion de militants au gymnase Jaurès, mit tout son poids dans la balance : « L'heure de la révolution n'est pas venue. Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue » . Le 12, un accord fut conclu dans la métallurgie. Tout se termina pour les ouvriers de Renault le 13 par un cortège symbolique avec chars, flonflons, Internationale et Marseillaise mêlées, qui marqua la « sortie », c'est-à-dire la fin de l'occupation.

La bourgeoisie avait eu chaud.

Billancourt devient un fief du PC et de la CGT

Au sortir de 36, le PC était dans l'ensemble du pays encore largement minoritaire par rapport aux réformistes, à la social-démocratie. Mais dans la métallurgie il en fut différemment, et chez Renault, entre autres, le PC domina au sein de la CGT réunifiée qui comptait alors 20 000 adhérents.

Bien sûr, le PCF n'était plus tout seul dans l'usine. Les grèves, les discussions, les expériences avaient provoqué la politisation de beaucoup de travailleurs. La SFIO créa une Amicale socialiste regroupant plusieurs centaines d'adhérents, où les jeunes pivertistes (l'aile gauche du PS, qui sera exclue en 1938) furent bien représentés. Les trotskystes du POI et du PCI, les anarchistes, existaient sans doute, mais avec des effectifs plus que réduits et leur présence dans l'usine était quasi silencieuse, d'autant que les attaques anti-trotskystes étaient virulentes, systématiques et physiques.

N'oublions pas que c'était l'époque des procès de Moscou et de la chasse aux sorcières. Les trotskystes étaient traités de provocateurs à la solde de l'impérialisme, et de fascistes. Ils furent accusés de vouloir saboter le Front Populaire, d'être payés par la Direction pour semer le désordre dans l'usine et pousser les ouvriers à la violence, etc.

Au PC et à la CGT, l'épuration était permanente. On excluait systématiquement tous ceux qui n'étaient pas dans la ligne.

Les travailleurs, eux, restaient extérieurs à ces conflits mais il voyaient leur sort se détériorer à nouveau.

En effet, la Direction avait eu besoin d'embaucher et en avait profité pour passer par des agences d'emploi qui lui fournirent des éléments choisis pour leurs opinions de droite. Les nouveaux embauchés travaillaient de jour, on en profita pour mettre les militants la nuit, pour les disperser, les changer d'ateliers.

Le patronat essaie de prendre sa revanche

Mais ce fut surtout la situation économique et politique qui favorisa le patronat. Les 40 heures ne furent pratiquement jamais appliquées. Quand il y avait du travail, le travail légal était bien plus long « pour des raisons de défense nationale », car la guerre menaçait. Quand il y avait des à-coups saisonniers, on passait bien au dessous, et la paie aussi, qui ne résista pas à l'inflation qui reprit en quelques mois ce que la grève avait donné. Les cadences devinrent de plus en plus dures. La répression patronale recommença à s'abattre sur les militants.

Pourtant entre fin 36 et 38, la classe ouvrière dans son ensemble était encore très mobilisée. La guerre civile espagnole ne semblait pas encore devoir se terminer par la victoire de Franco. Le mécontentement ne demandait qu'à s'exprimer. En fait les grèves furent encore nombreuses : grèves d'ateliers, de secteurs, d'usines, de corporations avec presque toujours une tendance à la généralisation. En mars 38, à propos du renouvellement de la convention collective, une grève avec occupation de la métallurgie démarra. Partie de Citroën, elle gagna chaque jour de nouveaux établissements. Les Directions, le gouvernement, les Directions syndicales, tout le monde s'efforça de calmer le jeu. Personne dans la CGT, centriste ou ex-unitaire, ne voulait gêner le gouvernement de Front Populaire. Le PC dénonça les fauteurs de troubles : « Il faut -écrivit-il - faire face à la bête trotskyste » . La CGT se défendit d'avoir jamais donné le mot d'ordre de grève générale : la grève n'était pas opportune, elle pouvait nuire à l'effort de défense nationale. Tous les arguments étaient bons.

Et puis, changement de cap, le PCF décida d'appeler Renault, le 11 avril, à la bataille. Le 15 avril 1938 au soir, 150 000 métallurgistes étaient en grève dans la région parisienne.

Pourquoi ce changement de cap ? Entre--temps, Blum avait été remplacé par Daladier, donnant une composition nettement plus à droite au gouvernement.

Et le PC dut lâcher un peu la bride à ses militants. La classe ouvrière était de plus en plus nerveuse, on entendait dans les meetings les cris de « vendus », « traîtres ». Des travailleurs ne comprenaient pas pourquoi les syndicalistes s'opposaient aux grèves. Des militants avaient du mal à suivre la direction de leur parti. La grève avec occupation fut la riposte spontanée des ouvriers. Pour ne pas être débordés sur sa gauche, le PCF et avec lui la CGT durent suivre.

Finalement, le gouvernement Daladier proposa des procédures d'arbitrage qui ne donnèrent pas satisfaction aux travailleurs. Mais grâce à la pression du PC et de la CGT, le 21 avril 1938, les dernières usines furent évacuées.

La grève générale d'avril 1938 fut, comme celle de juin 36, sacrifiée au soutien à la politique étrangère de la bourgeoisie française. L'URSS tenait à cette alliance.

La combativité des travailleurs, était en avril 38 encore intacte et la grève aurait pu tout changer. Mais le PC n'en avait cure.

1938 : échec de la grève... la répression frappe

Or en quelques mois, la situation politique devait encore évoluer. A Munich, les gouvernements français et anglais, laissant délibérément l'URSS de côté, s'inclinèrent devant les prétentions de l'Allemagne nazie. Du coup, Moscou demanda au PC de faire pression sur le gouvernement. Ainsi débuta la campagne anti-Munich dans laquelle le PC se lança à corps perdu.

Dans le même temps le gouvernement avait pris des décrets-lois qui revenaient autoritairement sur les derniers acquis de 36.

Ces décrets-lois devaient provoquer la colère et la riposte des travailleurs. Des grèves éclatèrent dans le Nord, la Basse Seine, la région parisienne. La CGT qui avait en son congrès avancé l'idée de grève générale se vit bousculée par les événements. Le PC se décida cette fois pour la grève et l'action, mais il était déjà trop tard.

Les travailleurs qui venaient de vivre le lâchage de leurs luttes au mois d'avril, où tout était encore possible, étaient aujourd'hui démoralisés. Cela se reflèta chez Renault.

Le 24 novembre, la Direction fit afficher dans les ateliers les nouvelles mesures tirées des décrets-lois. Quelques heures plus tard, la grève éclata, dans plusieurs ateliers. Les portes furent fermées, les machines arrêtées, même si on dut forcer un peu la main à certains, tous les ouvriers se retrouvèrent en grève. Le soir, 15 000 travailleurs restèrent dans l'usine et se préparèrent aux affrontements. On renforça les portes avec des voitures, on prépara ce qu'il fallait pour construire des barricades, on récupéra des projectiles, boulons, barres de fer, pièces diverses.

La Direction ayant demandé au gouvernement une évacuation par la force, celui-ci envoya d'importantes forces de police, 100 pelotons de gardes mobiles, près de 3 000 hommes, 300 à 400 camions, des voitures de pompiers et des ambulances (car les blessés étaient déjà programmés).

Vers 20 heures, à l'heure présumée du repas, vingt pelotons de gardes mobiles pénétrèrent dans l'usine par une porte non-protégée, l'affrontement fut très dur. Les grévistes avaient mis en batterie des lances à eau, et les différents projectiles amassés volèrent bas. On récupéra les blessés des deux côtés. Vers 21 heures 30, la porte centrale fut enfoncée par les gardes mobiles. Ils matraquèrent, refoulèrent les ouvriers dans les ateliers. Ce n'était pas une reddition qu'ils voulaient, mais un tabassage exemplaire. Les grévistes reculèrent en se battant. Vers 22 heures la police utilisa les gaz lacrymogènes. Et puis comme dans une vraie guerre, une opération de diversion fut montée rue Emile Zola, alors que les gardes mobiles attaquaient par le côté opposé, quai de Billancourt. Les occupants pris à revers furent contraints d'évacuer la forge, les fonderies et les moteurs. Une heure après, il ne restait plus que 2 500 grévistes repoussés dans l'île Seguin. Ceux-là réussirent à partir d'eux-mêmes. Mais ailleurs, les grévistes sortirent entre les deux classiques haies de flics, qui les insultaient, les frappaient ou les humiliaient : pour sortir de l'atelier d'artillerie, les occupants furent obligés de marcher au pas, quatre par quatre en faisant le salut fasciste et en disant « Vive la police ! ». Les brancardiers sortirent les blessés. On en compta officiellement 46 dans les forces de police, moins chez les ouvriers, mais la plupart se cachaient pour se faire soigner afin d'éviter les poursuites. A minuit, le siège fut levé. La police, la Direction, le gouvernement étaient gagnants.

Les commissariats de Boulogne regorgeaient de monde, sur 500 arrestations 283 furent maintenues. Les ouvriers arrêtés passèrent tous en jugement. Le lendemain la Direction fit apposer une affiche « Le personnel ouvrier ayant cru devoir, en violation de la convention collective du 2 mai 38, rompre le contrat de travail qui le liait à la société des usines Renault, celle-ci prend acte de la rupture et décide que les ateliers seront fermés jusqu'à nouvel avis » .

28 000 travailleurs furent ainsi lock--outés, ils durent pour être repris, solliciter une entrevue individuelle. Renault devait licencier, et il se débarrassa du même coup des fortes têtes et de beaucoup de militants ouvriers.

Quand enfin, la CGT se décida à donner le 30 novembre 38 l'ordre de grève générale dans le pays, c'était évidemment trop tard pour Renault. De toute façon la grève fut un échec. La répression s'abattit sur tous les militants et les ouvriers combatifs. Non seulement les patrons avaient repris l'offensive, mais ils avaient rétabli en leur faveur la situation d'avant 36. La classe ouvrière était devenue incapable d'opposer la moindre résistance à la guerre.

Et, le 24 août 1939, la signature du pacte germano-soviétique désorganisa la base militante du PCF et permit l'interdiction, le 26 septembre 1939, du PCF et de toutes ses organisations parallèles.

La CGT exclut à la même époque la tendance communiste. La centrale se retrouva aux mains des réformistes qui soutenaient résolument l'effort de guerre.

1939 : La guerre... les usines Renault sous contrôle allemand

Et la guerre, chez Renault, ce fut d'abord la désorganisation. Les hommes étaient mobilisés, les uns pour le front, les autres furent « affectés spéciaux » sur place. Il ne faut pas oublier que Renault fabriquait des tanks, et que l'entreprise était concernée par la défense nationale. Mais à la fin de la « drôle de guerre », lors de l'offensive allemande, le problème qui se posait était celui du déménagement de la production vers la province.

Et puis les choses allèrent très vite : 14 juin, chute de Paris. Le 16 juin, Paul Raynaud démissionna. Le 22, Pétain signa l'armistice. Le 24 juin, les autorités d'occupation décidèrent la saisie provisoire de nombreuses entreprises travaillant pour la guerre, dont Renault. Trois commissaires allemands s'installèrent à Billancourt.

Entre temps Louis Renault était revenu des USA où il se trouvait au moment de l'entrée en guerre et, en accord avec les autorités d'occupation, l'usine rouvrit ses portes en septembre 40 sous sa direction. A partir de cette date, Renault, comme d'ailleurs la plupart des entreprises industrielles de France, travailla pour l'armée allemande. Billancourt fabriqua des camions militaires.

Cela vaudra à Billancourt, l'usine, mais aussi la ville, d'être bombardé quatre fois, dont deux, très sévèrement. La fin de l'occupation fut incertaine. A la fin 43, l'usine de Billancourt, comme beaucoup d'entreprises, ne tournait qu'à très faible régime, en raison du manque de matières premières.

Avant l'été 44 il ne restait plus à Billancourt que 4 000 ouvriers. Fin août 44, l'usine Renault mollement défendue par les soldats allemands finit par être occupée par des groupes FTP qui s'engagèrent à garder l'usine. Louis Renault fut arrêté, il devait mourir en prison un mois plus tard.

1945 - 1953 : Les usines Renault sont nationalisées. La CGT se jette dans la bataille de la production.

Après la grève d'avril-mai 47 et le renvoi des ministres « communistes », les luttes sociales se généralisent puis reculent ; PCF et CGT se lancent dans des grèves politiques minoritaires.

La nationalisation de Renault - la CGT au service de la production seconde la direction

Le conseil des ministres décida la « réquisition des usines Renault » : il fallait bien que l'entreprise ait un patron et surtout il ne fallait pas que Renault serve d'exemple et d'entraînement à une vague d'expropriations du patronat et de « gestion ouvrière ». Le PCF y veillait, certes. Mais il pouvait être débordé, y compris par sa propre base. Plus tard cette réquisition deviendra une « confiscation », puis une nationalisation.

Cette nationalisation ne fut pas, comme la nationalisation ultérieure des banques, des mines de charbon, du gaz, de l'électricité et des transports, indispensable pour concentrer entre les mains de l'État les forces nécessaires à la reconstruction de l'économie que la bourgeoisie était incapable d'assurer. Non, mais il fallait bien sacrifier quelques têtes par-ci par-là pour sauver l'État et le régime, et puisqu'un patron coupable au même titre que les autres de collaboration, comme Renault, avait eu le tort de s'enfuir puis de mourir, il paya à la place de tous les patrons qui ne furent pas inquiétés.

Lefaucheux, l'homme que le gouvernement nomma comme administrateur provisoire puis comme PDG, répondait à tous les critères de l'époque. C'était un résistant, il rentrait de Mathausen, il n'avait certes aucune expérience de l'automobile mais il était ingénieur, il avait déjà dirigé une entreprise et il était connu des milieux industriels.

Et puis c'était alors la grande trêve sociale, du moins du côté des organisations qui prétendaient représenter les travailleurs. Du côté de la bourgeoisie la lutte de classe s'intensifia car il s'agissait de reconstruire l'économie sur le dos des travailleurs et de toute la population.

Le PCF participait au gouvernement. Le contexte international s'y prêtait. C'était la grande alliance des Démocraties avec l'URSS de Staline.

Alors on dit, on répéta, aux travailleurs qu'il fallait se serrer encore la ceinture, car « Avant de servir la soupe, il faut d'abord remplir la marmite » , et qu'il fallait encore supporter la rareté des produits, le rationnement.

Le grand ordonnateur de cette austérité fut évidemment le PCF. C'était lui le champion de la « bataille de la production », qu'il fallait gagner, disait-il, après avoir gagné la guerre, le bien de la nation devant passer avant les appétits individuels.

Dans les entreprises « privées » les communistes durent donner d'eux-mêmes et être à la tête de la bataille pour la production, car ils ne devaient pas apparaître comme empiétant sur l'autorité patronale. Mais dans les entreprises nationalisées, ils jouèrent carrément le rôle de patrons, du moins sur le terrain de l'intensification du travail. A Billancourt il n'était pas rare de voir le délégué seconder le contremaître et traiter de saboteur l'ouvrier qui ne faisait pas sa production. C'était l'époque de « produire d'abord, revendiquer ensuite » ou plus politiquement, « la grève est l'arme des trusts » . C'était l'époque où Maurice Thorez s'adressant aux mineurs leur reprocha d'aller au bal le dimanche et de n'avoir plus de force le lendemain pour travailler. « Les démagogues flattent le peuple, » disait l'Humanité, les communistes l'appellent à l'effort » . Les affiches du PCF préconisaient « Retroussons les manches et ça ira encore mieux » .

Pendant ce temps l'inflation, elle, galopait, elle atteignit 10 % par mois, plus de 120 % par an. Les salaires étaient bloqués. Et le PCF y poussa. Ainsi à deux reprises, en 1946 et en 1947, au Comité d'entreprise de Renault, la CGT dénonça ou refusa les augmentations de salaire envisagées par le Conseil d'administration.

Sur proposition d'Ambroise Croizat, le ministre « communiste » du Travail, le gouvernement décida que les ouvriers pourraient augmenter leur salaire à condition de dépasser les plafonds de production.

Chez Renault, le plafond qui était déjà à 116 %, passa bientôt à 150 %. C'est la Direction qui, quelques années plus tard, le ramena à 145 : car il y avait trop d'accidents du travail.

La grève d'avril-mai 1947 : chez Renault, la classe ouvrière releve la tête

La grève qui éclata dans ce contexte chez Renault fin avril 1947 fut particulière, tant par son déclenchement que par ses conséquences. Ce fut la deuxième fois après novembre 1938 que Billancourt joua un rôle particulier.

Entre 1945 et 1947, les travailleurs tentèrent bien de se défendre. Des grèves limitées éclatèrent un peu partout, montrant que le mécontentement était général, mais, dispersées et isolées face au matraquage et aux injures du Parti Communiste, elles ne s'étendaient pas.

Pour l'anecdote, une des premières grèves fut celle des « voltigeuses », les employées d'assurance qui à l'époque montaient et descendaient les échelles toute la journée pour prendre ou reclasser les dossiers clients dans les hauts rayonnages des assurances.

Une autre grève, plus spectaculaire, fut celle des ouvriers de l'imprimerie de l'Humanité. Un édito, injurieux envers leur grève, du quotidien du PCF devant paraître, les typographes le censurèrent et l'Humanité parut avec deux colonnes blanches. Mais le lendemain, les typographes furent accusés de faire au « journal du peuple » ce qu'ils n'avaient pas fait aux journaux de l'Occupation.

La grève de Billancourt d'avril-mai 1947 fut préparée, déclenchée et conduite par des militants appartenant à un petit groupe de révolutionnaires (dont notre tendance est issue) qui cherchaient depuis déjà longtemps à démontrer que l'énorme écart entre les aspirations des travailleurs, la situation qui leur était faite dans cet après-guerre et la politique menée par le Parti Communiste de soutien à la bourgeoisie, permettait, même à des militants peu nombreux, de donner aux travailleurs le moyen d'exprimer leur colère. Ils savaient que, malgré le nombre de ses adhérents, le Parti Communiste, devant une grève importante, serait écartelé entre son rôle au gouvernement et la crainte de perdre son crédit au sein de la classe ouvrière.

Ce qui faisait la fragilité de tous les mouvements qui avaient éclaté de-ci de-là, c'est justement leur spontanéité qui les laissait sans défense devant les représentants de la bourgeoisie qu'étaient alors les militants du PC au sein des entreprises.

Ces travailleurs ne se préparaient pas consciemment à la grève, car ils ne croyaient pas trouver des ennemis dans les militants de la CGT et n'étaient pas préparés à résister aux injures, aux coups, aux calomnies.

C'est à tout cela que ce petit groupe était politiquement préparé, de longue date, lorsqu'il fit entrer certains de ses militants à Renault Billancourt.

Disons en passant qu'ils ne considéraient pas Billancourt comme exemplaire. Cette grève aurait pu éclater dans n'importe quelle autre grande usine. D'ailleurs, au départ ce n'était pas Renault qu'ils avaient choisi.

Toujours est-il qu'en avril 1947 le mécontentement était grand chez Renault, comme partout d'ailleurs. Le rôle de nos camarades fut de préparer moralement les travailleurs à la grève, de leur montrer qu'ils étaient nombreux à être prêts à entrer en lutte et qu'ils étaient capables de le faire malgré l'hostilité et les pressions du PC.

Cette préparation alla jusqu'à une assemblée où ils firent voter le principe de la grève, élire un comité de grève chargé d'en décider la date en la gardant secrète.

Le comité décida le début de la grève pour juste après la paie et convoqua des travailleurs de confiance pour monter la garde aux portes et l'annoncer à ceux qui entraient.

Nous ne referons pas l'histoire de cette grève, ce serait trop long. Tous ceux de nos auditeurs que cela intéresse peuvent se procurer la brochure la racontant.

Cette grève eut des répercussions dans la région parisienne et dans tout le pays.

La conséquence politique majeure fut que les ministres communistes, sommés de choisir publiquement entre la solidarité gouvernementale et le soutien, même en parole, aux grévistes, furent, malgré leurs supplications, chassés du gouvernement.

Duclos plaida devant l'Assemblée qu'en faisant ainsi le gouvernement jouait aux apprentis sorciers et prenait le risque de ne plus pouvoir contrôler la classe ouvrière. Rien n'y fit.

La bourgeoisie n'avait plus besoin du PC, son État était en place, son économie était remise en selle et les ministres du PCF dont elle s'était servie à contrecoeur depuis déjà plusieurs années pouvaient être renvoyés comme de vulgaires larbins qu'ils avaient été.

Les grèves de l'automne 1947 : la CGT et le PC jouent a la fois les incendiaires et les pompiers

Après la grève Renault d'avril-mai 47, le mécontentement si longtemps contenu allait s'exprimer mais le PC comme la CGT surent jouer les pompiers lorsque les grèves s'étendaient, et les incendiaires une fois que tout était perdu, comme en novembre 1938.

Le PCF avait été rejeté du gouvernement mais son espoir était toujours d'y revenir. Jacques Duclos n'écrivait-il pas dans l'Humanité du 8 mai 47 : « Nous ne nous considérons pas dégagés d'une politique de responsabilité du fait que nos ministres ne sont pas dans le gouvernement. Ceux qui parlent de grève générale sont des imbéciles. » . La CGT avait même signé en août un accord avec le CNPF pour une augmentation des salaires avec en contre-partie un nouvel effort de production. Bref, ni le PCF, ni la CGT, n'avaient fondamentalement changé de ligne.

Ils en changèrent sous la pression des événements et sous celle de Moscou.

Car entre-temps la situation politique internationale s'était modifiée et un début de rupture s'amorçait entre les États-Unis et l'URSS à laquelle l'impérialisme pensait avoir fait trop de cadeaux dans la crainte de troubles révolutionnaires en Europe au décours de la guerre. Moscou voulait alors faire pression sur les gouvernements européens mais il fallut quelque temps, et une sérieuse reprise en main pour que les PC européens (divisés, de l'intérieur entre les moscoutaires et les partisans de l'intégration - les rénovateurs n'ont rien inventé - ), comprissent et acceptassent la situation. A partir d'octobre 1947, pour le PCF, c'était fait, il fit son autocritique. Désormais, il deviendra le champion de l'anti-américanisme, ce qui lui permit d'ailleurs de ne pas vraiment s'en prendre à la bourgeoisie française.

A l'inverse, SFIO et MRP qui se retrouvaient seuls désormais au gouvernement, puisqu'ils en avaient chassé les communistes, et qui devaient faire face à la montée du RPF, le parti gaulliste qui venait de naître et qui affichait un anticommunisme militant, durent montrer à la bourgeoisie qu'ils étaient capables de tenir en échec le mécontentement ouvrier.

Durant l'été 1947, les manifestations de mécontentement populaire s'étaient multipliées. Une mauvaise récolte due à la sécheresse avait raréfié et renchéri les produits alimentaires. La ration de pain, car il y avait toujours les tickets de rationnement, était tombée à 200 g par jour, c'est-à-dire en dessous de ce qu'elle était sous l'occupation. L'inflation était galopante.

Les grèves se succédèrent sans que personne ne les ait organisées ou ait tenté de les unifier. A Alençon et au Mans, les préfectures furent encerclées par des consommateurs qui protestaient contre la vie chère. A Lyon, le préfet vit son bureau envahi par des ménagères : les policiers chargés de la garde ne s'y étaient pas opposés. Sous la pression, le préfet recula et annonça à la radio que les tickets de pain seraient validés. Le gouvernement le révoqua pour avoir cédé à l'émeute.

Puis, après octobre, le PC se radicalisa sur des actions plus spectaculaires qu'efficaces.

A Marseille, une ville dont la mairie anciennement communiste, venait de passer aux mains du RPF, l'émeute démarra le 10 novembre 47 à partir de l'annonce d'une augmentation du prix des tramways. Les métallos d'une aciérie décidèrent le boycott et renversèrent un tram en pleine Canebière. Quatre jeunes furent arrêtés pour « rébellion ». Quand ils passèrent en jugement, le 12, la foule, élus communistes en tête, envahit le palais de Justice, « libéra » les accusés, et descendit dans les boîtes chics de la ville où se pavanait le milieu des truands et des parvenus enrichis par le marché noir. Un jeune ouvrier fut tué. Cela fit monter encore la colère. Le 14 novembre, il y eut plus de 40 000 grévistes à Marseille, où la grève était presque totale dans les établissements industriels.

Le socialiste Jules Moch, ministre de l'Intérieur, fit dissoudre deux compagnies de CRS pour avoir fraternisé avec les émeutiers.

La CGT et le PCF pensaient quand même qu'ils pouvaient revenir au gouvernement, qu'ils devaient seulement pour cela, faire la démonstration qu'ils étaient indispensables, et que cela leur permettrait d'infléchir la politique extérieure du gouvernement.

Un exemple ? Le 10 novembre 47, chez Renault la CGT réunissait ses militants, ses cadres. Pas pour appeler à la grève, mais pour dire qu'une grève chez Renault compromettrait la production de la 4CV qui venait de sortir et favoriserait les trusts américains de l'automobile !

Mais c'était une position intenable. La grève montait dans le pays. Elle avait tendance, spontanément, à se généraliser. Le PCF ne pouvait pas se couper des grévistes et encore moins de sa propre base qui était engagée dans le mouvement. Il ne pouvait pas non plus accepter d'en arriver à une situation explosive que personne ne contrôlerait.

A partir du 17 novembre 47, la métallurgie fut appelée à entrer en lutte. Chez Renault, un tract CGT apprit aux travailleurs que la « Direction ayant refusé les revendications, le personnel consulté démocratiquement (dans des assemblées que personne n'avait vues) s'était prononcé pour une action immédiate » . Les ouvriers de chez Renault qui avaient pu voir lors du mouvement d'avril-mai les retournements de la CGT, n'étaient ni enthousiastes, ni confiants. Mais ils ressentaient comme tous les travailleurs la nécessité de se battre. La grève à Billancourt dura trois semaines. Rien à voir avec 36. La plupart des travailleurs restèrent chez eux.

Pendant ce temps-là, des événements violents se déroulaient dans le bassin minier du Nord. Bagarres entre jaunes et grévistes, bagarres entre policiers et grévistes, sabotage, violence. La grève atteignit tous les bassins miniers y compris ceux du sud. Puis elle gagna des ouvriers du bâtiment, les cheminots, les Postiers, les dockers, les enseignants, les gaziers. Tout cela sans qu'à aucun moment, la CGT s'en flattera, un ordre de grève générale ait été donné.

Et puis, brusquement, le 28 novembre, les dirigeants de la CGT créèrent un « Comité central national de grève ». La tendance minoritaire de la CGT, Force Ouvrière, groupée autour de Léon Jouhaux, avait rompu huit jours plus tôt pour créer une nouvelle centrale.

En cette fin novembre 47, d'après la CGT, il y aurait eu trois millions de grévistes dans le pays, ce qui est probablement surévalué.

Au gouvernement, Jules Moch, voulait montrer à la bourgeoisie et au patronat, qu'ils pouvaient compter sur un socialiste pour maintenir l'ordre. Il rappela une demi-classe de réservistes et utilisa la troupe.

Les affrontements furent très violents en province. Dans la région parisienne, le gouvernement, profitant de l'absence de réelle mobilisation, fit évacuer sans mal 80 usines et les centres EDF, rétablissant le courant coupé par les grévistes.

Les travailleurs voyaient bien que la situation n'évoluait pas en leur faveur.

Le 9 décembre, le « Comité central national de grève » qui n'avait jamais donné l'ordre de grève, lança celui de la reprise sans consultation préalable des travailleurs.

Billancourt n'avait joué aucun rôle particulier. Il avait suivi. Comme partout, les travailleurs reprirent avec plus ou moins d'amertume selon les endroits.

Le PCF n'avait utilisé leur combativité que pour essayer de démontrer à la bourgeoisie à quel point il lui était nécessaire. Une telle politique ne pouvait mener la classe ouvrière qu'à l'échec. Mais le PCF lui-même n'en sortit pas renforcé.

Pour la classe ouvrière, les années noires n'étaient pas terminées, loin de là. En été 48, si la ration de pain était remontée à 350 g, les salaires réels étaient plus bas qu'ils ne l'avaient jamais été depuis la Libération. Celui d'un OS de la région parisienne ne représentait que la moitié de ce qu'il gagnait avant la guerre. La bourgeoisie était en train de réussir son redressement économique sur le dos de la classe ouvrière, avec la complicité ouverte de ses organisations.

Automne 48 : la grève des mineurs - le socialiste Jules Moch fait donner la troupe

Cette année-là, 48, le gouvernement s'attaqua à un secteur particulièrement sensible et particulièrement tenu en main par le PCF : les charbonnages de France. Fin septembre 48, plusieurs décrets furent publiés qui annonçaient le licenciement de 10 % du personnel et de nouvelles règles de discipline où l'absentéisme était automatiquement sanctionné par le renvoi, etc.

Face à ce qui parut une provocation, la CGT appela à la grève de tout le bassin minier. Cette grève commença le 4 octobre 48 et se termina le 20 novembre. Si nous en parlons, c'est parce qu'elle fut significative de l'état de révolte des travailleurs et de la volonté de répression gouvernementale. Malgré son ampleur, malgré la sympathie qu'elle rencontra, la CGT n'appela pas à l'élargissement du mouvement et la grève n'entraîna pas spontanément les autres grands secteurs ouvriers. Billancourt ne bougea pas. Le gouvernement, la presse, firent tout pour présenter cette grève comme une grève politique, une grève de communistes. Le gouvernement fit revenir d'Allemagne 45 000 hommes pour les expédier dans le Nord-Pas-de-Calais. La conquête se fit maison par maison, puits par puits. Il y eut des morts et des blessés, dans le Nord, dans le bassin d'Alès. Des puits furent noyés, des câbles dynamités, des autocars attaqués.

Mais les forces de l'ordre l'emportèrent et la grève se solda par un échec total. 6 000 mineurs furent licenciés et 2 000 emprisonnés.

Les mineurs étaient restés seuls et avaient dû reprendre le travail sans avoir rien obtenu. L'année 49 sera une année sans mouvement social d'envergure.

Chez Renault : le premier accord de salaire

En 1950, le gouvernement déposa à l'assemblée un projet de loi sur les nouvelles conventions collectives qui ne répondait à aucune des revendications de salaires, notamment à l'échelle mobile. Mais pour la première fois depuis la Libération, il desserrait le carcan du blocage des salaires en autorisant les accords par entreprise.

En effet, en septembre, six mois après une grève dure qui s'était soldée par un échec, la Direction de Renault proposa un accord de salaire. C'était le premier du genre. Le premier à la Régie, le premier aussi dans la métallurgie. Il accordait quelques avantages de salaires, une vague promesse d'échelle mobile, en contrepartie d'une limitation du droit de grève. L'accord fut signé par toute les centrales syndicales sauf par la CGT, tenue à l'écart des négociations. Mais elle signa l'année suivante.

Les grèves « politiques » des années 50

La guerre de Corée avait éclaté. La guerre froide était devenue, dans un point du globe, la guerre brûlante. Le PCF faisant de la lutte contre l'influence américaine son cheval de bataille, se lança dans des actions minoritaires, voire violentes, qui ne rencontrèrent guère d'écho parmi les travailleurs.

Un exemple chez Renault. La grève de février 1952 dont le motif était éminemment politique. Le gouvernement avait interdit une manifestation destinée à commémorer février 34. Le lendemain de la manif interdite, des tracts du PCF et de la CGT appelèrent les ouvriers de Billancourt à la grève.

Tout avait été préparé par le PCF pour tenter d'entraîner les travailleurs même malgré eux. Quand les ouvriers arrivèrent Place Nationale, ils trouvèrent, en face des forces de police demandées par la Direction, une véritable barrière de camions tenue par les militants du PCF. La plupart des ouvriers contournèrent les camions et rentrèrent travailler. Les staliniens seuls restèrent à la porte. A l'heure du repas, la CGT fit fermer les cantines à l'intérieur de l'entreprise, obligeant ainsi les ouvriers à sortir pour se chercher un casse-croûte... et à se retrouver en pleine bagarre. Car entre-temps des barricades avaient été dressées. Des militants du PC, du toit de l'usine, arrosèrent les policiers de tuiles, de boulons, de briques pour provoquer leur intervention. Après quelques charges et contre-charges, tout rentra dans l'ordre. L'après-midi, le travail avait repris.

Le lendemain, la direction annonça 265 licenciements, sur des critères souvent très arbitraires. Certains licenciés n'étaient même pas à l'usine ce jour-là.

Quatre mois plus tard, en juin 1952, le PCF remit ça dans le cadre de manifestations de protestation contre la venue en France de Ridgway nommé à la tête des armées de l'OTAN et pour dénoncer l'arrestation de Duclos accusé d'espionnage parce qu'on avait trouvé deux pigeons dans le coffre de sa voiture. La grève fut un échec, seuls les militants la firent et des licenciements touchèrent deux cents d'entre eux.

Voilà pour les années noires.

Remontée de la contestation ouvrière : grève générale des fonctionnaires en août 53 - grève quasi-insurrectionnelle à Nantes-Saint-Nazaire en août-septembre 55 - PCF et CGT ne font rien pour la généralisation des luttes - Billancourt ne suit pas.

été 1953 : la grève générale des fonctionnaires

Mais durant l'été 53 une explosion se produisit.

Août, c'était le moment des vacances, des quinze jours de congés payés pour le privé. Mais les services publics, postiers, gaziers, électriciens, cheminots, mineurs, etc., travaillaient. A la veille des vacances, comptant sur la démobilisation des salariés en cette période, le gouvernement Laniel prit une série de décrets-lois, qui visaient à augmenter un certain nombre de taxes et s'en prenaient au statut de la fonction publique reculant l'âge de la retraite des « actifs » (cheminots, gaziers, postiers, etc.).

Si la riposte des confédérations syndicales (CGT, CFTC) se limita à une heure de grève, la base militante, elle, devait s'enflammer. Tout partit d'un centre de postiers à Bordeaux où des militants anarcho-syndicalistes firent voter la grève illimitée. Le mouvement fit tache d'huile dans les postes. Il faut dire que les postiers savaient se servir du téléphone, manuel àl'époque ! Et bientôt, tous les postiers furent en grève. Les fédérations débordées ne s'opposèrent pas au mouvement, et essayèrent de le coiffer. Ce fut l'unité pour faire contre-feu à un mouvement spontané, qui ralliait à lui les autres corporations des services publics. Aucune fédération ne reprit, bien sûr, un mot d'ordre de grève générale illimitée. FO, qui parla le premier, appela à 24 heures. Les autres se rallièrent, la CGT proposant même 48 heures. Mais les limites étaient bien fixées : 24 heures ou 48 heures peu importe, après il faudrait reprendre. La grève eut un immense succès, dans les transports, les mines, le gaz, l'électricité. Et après 24 heures, elle ne cessa pas. Les salariés des secteurs publics s'installèrent dans la grève, pendant que le gouvernement cherchait fébrilement des interlocuteurs. Il les trouva chez FO et la CFTC qui voulaient bien en finir avec le mouvement, avant le retour de vacances des salariés du privé. Vite, vite, on bâcla un accord. Scandale cria la CGT qui, guerre froide et anti-communisme obligent, n'avait pas été conviée à ces discussions. De toute façon, la grève continua. Au plus fort du mouvement, elle toucha quatre millions de grévistes. Ce fut la plus grande grève depuis 36 mais elle ne fut générale qu'au niveau des fonctionnaires. Elle eut pour résultat important de faire reculer le gouvernement sur les décrets-lois, sur l'âge de la retraite, sur les bas salaires.

Mais la CGT n'était pas animée de plus d'esprit revendicatif que FO et la CFTC. Alors que le mouvement continuait de plus belle et s'étendait dans le privé, elle ne donna aucune consigne précise. Elle parla de solidarité, de nécessaire unité dans l'action mais ne donna pas de mot d'ordre.

Chez Renault, les ouvriers étaient rentrés de vacances et avaient repris le travail le 18 août, la plupart pensaient que « ça y était », que c'était le moment, « que les syndicats allaient appeler ». D'ailleurs, ça et là, des ateliers débrayèrent. Quand enfin, dans l'après-midi, un meeting central fut organisé, le député communiste et responsable du syndicat CGT Renault, Linet, se contenta de conclure : « Voyez ce que vous pouvez faire atelier par atelier, constituez des comités d'action et décidez vous-mêmes de l'action à mener » . On ne fait pas mieux pour faire retomber la combativité. Renault ne rejoignit pas la grève des fonctionnaires.

1955 : nouvelle explosion sociale - les grèves à Nantes-St-Nazaire - les « accords » à Billancourt pour désamorcer la lutte.

Par la suite, fin 53 et en 54, la situation s'améliora un peu sur le plan économique pour les travailleurs. L'inflation était freinée. Grâce au plein emploi, une pression s'exerçait vers le haut sur les salaires. C'était le début de la période d'expansion.

Or durant l'été 55, un mouvement de grève parti de Saint-Nazaire allait enflammer tout la région nantaise et allumer des incendies dans d'autres régions de province.

Le point de départ était la différence entre les salaires horaires d'un ouvrier de province et celui d'un ouvrier parisien (favorisé encore par le plein emploi). Cette différence codifiée par ce qu'on appelait les abattements de zone, auxquels s'ajoutait la rapacité des patrons locaux, atteignait à Saint-Nazaire près de 30 %. Alors que les prix étaient à peu près semblables à ceux de la Région Parisienne. La grève démarrée par les soudeurs du chantier de Penhoët, et qui trouva le soutien des dirigeants de FO du département, allait rallier à elle tous les ouvriers métallurgistes de Saint-Nazaire. Les CRS envoyés pour occuper les chantiers furent proprement délogés par les grévistes appuyés par toute la population nazairienne. Les appels au calme et à la reprise de la CGT et de la CFTC ne changèrent rien à la situation de grève que seules les vacances vinrent interrompre. La métallurgie nazairienne était en effet en vacances fin juillet. Mais le premier août, jour de la reprise, la grève fut à nouveau totale. Les CRS et les gardes mobiles furent à nouveau envoyés sur les chantiers. Cette fois la bagarre devint générale, violente, obstinée, elle tourna à l'avantage des ouvriers. Du coup, très vite, le patronat nazairien céda, et accorda des augmentations allant jusqu'à 22 %. Ce fut le signal qui embrasa toute la métallurgie nantaise. Là aussi, les syndicats discutèrent avec le patronat soucieux d'arriver vite à un accord, mais les grévistes étaient présents, massés autour de la chambre patronale, dans les couloirs et dans la salle. Ils réclamaient 40 F de l'heure. Le patronat apeuré céda. Mais le soir même, frileusement regroupé autour du préfet, le patronat dénonça cet accord « arraché sous la contrainte », annonça le lock-out de toutes les entreprises, l'interruption de toute négociation, la fermeture de tous les cafés.

Les CRS arrivés par wagons entiers dans la nuit occupèrent les usines. Cela ne fit qu'accroître la colère et la révolte des travailleurs qui marchèrent sur la préfecture. La situation était quasi--insurrectionnelle. Pendant deux jours, les heurts furent très violents, les CRS avaient reçu l'ordre de tirer. Ils le firent, il y eut un mort, plusieurs blessés par balles, au total les blessés se comptèrent par centaines.

Tandis que le patronat en appelait à la médiation du gouvernement, les Directions syndicales réclamaient de nouvelles négociations. Elles eurent lieu, et durèrent des semaines, des semaines pendant lesquelles d'autres mouvements éclatèrent en province. Pendant tout ce temps, ni la CGT, ni la CFTC, ni FO ne firent rien pour populariser, généraliser et unifier les luttes. Et pourtant la métallurgie parisienne était rentrée de vacances.

Mais c'était très précisément le moment où chez Renault fut signé le premier accord d'entreprise contractuel, le 15 septembre 1955. Cet accord avait été signé, à titre de contre-feu et manifestement sur demande du gouvernement, par Dreyfus, (le nouveau PDG nommé en remplacement de Lefaucheux qui s'était tué dans un accident de voiture).

Voici comment Dreyfus s'explique dans son livre « Une nationalisation réussie : Renault ».

« ... Entretemps, une grève très importante des Chantiers navals de Saint-Nazaire avait éclaté en plein mois d'août et aboutit, en début d'octobre, à une augmentation massive (22 %) des salaires. L'exemple ainsi donné était suivi par l'industrie métallurgique nantaise et par le secteur des services publics.

Au début septembre, me trouvant dans un de ces cas où une initiative de la Régie pouvait avoir des retombées nationales, j'allais voir le ministre de l'Intérieur, André Morice, pour l'informer du désir de la Régie Renault d'établir un contrat avec les syndicats. Je lui indiquais d'une façon globale que nous pensions rester à un niveau d'augmentation des salaires très raisonnable, à laquelle s'ajouteraient des avantages divers, notamment l'établissement d'une véritable retraite, le tout ne devant pas représenter plus de 10 % d'augmentation directe et indirecte des salaires, le ministre me fit confiance » .

Les syndicats aussi bien sûr.

Et voilà comment, en pleine grève de la région nantaise, en pleine effervescence politique, liée au départ des premiers rappelés pour l'Algérie, au moment où le gouvernement avait besoin d'avoir les mains libres, la Régie Renault joua à fond un rôle de frein sur les luttes sociales. Organisations syndicales et Direction - et derrière elle, gouvernement - réalisèrent un contre-feu destiné à lutter contre la menace d'un incendie social. La CGT ne signa pas tout de suite. Elle attendit deux mois pour le faire. Sans doute le temps que l'incendie soit définitivement éteint.

1955 - 1970 : années de trève à Billancourt - les « accords » maisons ponctuent la nouvelle période.

Calme social et développement de l'entreprise

Et effectivement, chez Renault, pendant des années on ne verra aucun conflit d'importance. Il y aura bien sûr des débrayages, des arrêts de travail, y compris des grèves politiques, mais le temps des mouvements plus ou moins explosifs, à la Régie comme ailleurs, semblait bien passé.

Il faut dire aussi qu'entre-temps la Régie s'était développée très vite pour faire face à un programme de production intensive, l'usine de Billancourt s'avérant insuffisante. Outre les usines du Mans et d'Orléans et de Choisy que la Régie possédait déjà, un plan de construction fut conçu qui devait suivre la vallée de la Seine : il s'agissait de construire des usines modernes, qui se spécialiseraient selon les besoins dans le montage des nouveaux véhicules ou l'assemblage d'éléments clés comme les moteurs, les boîtes de vitesse, etc. En rase campagne, l'usine de Flins fut ouverte, en 1952. Le Centre Technique et de Recherche Renault s'ouvrit à Rueil et à Lardy. On agrandit les ateliers du Mans. En 59, on ouvrit Cléon, puis en 64 Sandouville, et au début des années 70 Douai, puis Dreux.

Billancourt représentait toujours la maison mère, mais l'importance relative de la production sortie à Billancourt devait s'amoindrir au fil des ans, par rapport à ce qui était produit en province.

A la fin des années cinquante, la Régie, avec un million de Dauphines sorties en quatre ans battait le record de production en France pour un seul véhicule. La 4CV sortait toujours des chaînes de Billancourt, elle avait dix ans d'âge, tandis que sa remplaçante, la R4 était déjà à l'étude.

La situation des travailleurs s'était améliorée, la croissance, le plein emploi, les privilèges Renault contenus dans l'accord d'entreprise, tout militait en faveur de la trêve sociale. Et Billancourt, qui comptait près de 4 000 travailleurs algériens, devait passer la guerre d'Algérie sans remous politiques, même les départs des rappelés (ils furent près de 2 000 à partir, peu à peu), s'ils créèrent un certain malaise passager, ne provoquèrent aucun mouvement général. Pas de vagues non plus lors de l'écrasement par les chars soviétiques de l'insurrection hongroise.

Quand De Gaulle fut porté au pouvoir par l'insurrection des ultras d'Algérie, cela fit beaucoup discuter, mais Renault travaillait. La Direction avait instauré un système de primes qui améliorait la paie des ouvriers. Une fraction d'entre eux put se permettre d'acheter, avec des conditions Renault, la fameuse 4CV qu'ils produisaient depuis des années.

Malgré quelques à-coups de la production qui entraînèrent 3 000 licenciements en 1960, en 1961, les chaînes de l'Ile Seguin furent transformées pour sortir la nouvelle voiture, la Renault 4, qui devait symboliser la relance. La Régie embaucha de nouveau. Elle commença à aller chercher la main-d'oeuvre directement à l'étranger. Des Italiens, des Portugais, des Espagnols.

En 1962, un nouvel accord proposait la quatrième semaine de congés payés. On sait comment calculait Dreyfus : la quatrième semaine, cela correspondait à environ 2 % d'augmentation indirecte. Ce n'était donc pas le bout du monde. Mais pour les travailleurs, cela représentait beaucoup, la possibilité de s'évader quatre semaines de l'exploitation, des cadences, du bruit, des transports en commun. Renault servait au gouvernement de banc d'essai. On fixait ce qui pouvait être accordé ailleurs et pouvait suffire à désamorcer un mouvement revendicatif qui commence à se manifester.

Effectivement, quand en mars 63, éclata la grève des mineurs de charbon, Renault ne bougea pas.

Non, à Billancourt, ce qui occupait les militants syndicalistes, et bien sûr en particulier la CGT, toujours largement majoritaire, c'était la multiplication des grèves tournantes, des débrayages d'ateliers, ce qu'elle appelait la « particularisation » des luttes. Cette tactique était « justifiée » dans la propagande de la CGT par l'existence du pouvoir gaulliste, un pouvoir fort, contre lequel, disait-elle, on ne pouvait lutter directement sans s'exposer à la répression. La grève des 300 000 mineurs de charbon qui dura cinq semaines malgré la réquisition et toutes les intimidations et les pressions, ne devait pas ébranler les dirigeants cégétistes. Au contraire, l'échec de la grève sur le plan revendicatif servit à fortifier leur politique.

Inutile de préciser que Billancourt n'était pas la seule entreprise à bénéficier de cette tactique des grèves tournantes, grèves de harcèlement et autres grèves à l'économie. Les travailleurs finirent par se lasser, les militants s'échinaient à maintenir cette dérisoire pression, dans une indifférence qui gagnait chaque jour du terrain. Alors on entra dans les journées d'action, ou même les semaines d'action, chaque corporation ayant son jour et les grandes messes syndicales ne devaient pas manquer dans les années qui précédèrent 68.

Mai 68... : les « gauchistes » à Billancourt

Mai 68 : Renault, mythe et réalités

Mai 68 allait d'une certaine façon, remettre les pendules à l'heure.

Il avait fallu plus d'une semaine d'affrontements et de violences policières au Quartier Latin pour que le PCF changeât un peu de ton. Les étudiants que l'Humanité traitait à longueur de colonnes la veille encore de « fils à papa méprisants » avaient tenu tête aux forces de police. Alors, quand finalement les dirigeants de la CGT et de la CFDT, se mirent d'accord avec ceux de l'UNEF pour protester contre les « brutalités policières » et pour appeler à une grève générale de 24 heures avec manifestation centrale le 13 mai, ce fut un immense succès.

Et loin de clore le mouvement gréviste, cela devait le lancer. Le pouvoir, soi-disant fort, reculait devant les étudiants qui occupaient les rues du Quartier Latin. Les ouvriers de Sud-Aviation à Nantes ne reprirent pas le travail le lendemain du 13 mai. La grève s'étendit à de nombreuses autres entreprises. Le 15, les jeunes travailleurs de Renault à Cléon à leur tour se mettaient en grève et occupaient l'usine. Le 16, Billancourt devait suivre. Ni à Cléon, ni à Billancourt, ce ne fut la CGT qui donna le mot d'ordre de grève. Au départ, ce furent des jeunes, syndiqués ou non syndiqués, professionnels ou OS, qui, sensibles à l'atmosphère générale d'allégresse et de détermination des étudiants, eurent envie de participer à leur façon, par la grève à un événement qu'ils sentaient possible et considérable. La CGT ne s'opposa pas, elle se laissa pousser, mais elle fut dans le coup. Bien sûr ce furent les jeunes qui occupèrent dès le premier soir. Les délégués CGT étaient là aussi, un peu éberlués, mais la grève était dans l'air, ils l'avaient sentie aussi, et ne voulaient pas se laisser déborder. Au Quartier latin, le PCF s'était fait mettre au ban des étudiants qu'il n'avait cessé de dénoncer. En usine, il était chez lui, il entendait ne pas se laisser déborder et dès le premier jour, la CGT appela à la méfiance vis-à-vis des étudiants, des gens étrangers à l'usine qui pourraient tenter de s'infiltrer. Aussi dès le lendemain, lors du meeting central dans l'Ile Seguin, la CGT avait pris tout en mains, c'est elle qui organisa l'occupation, le filtrage, le contrôle, la garde de « l'outil de travail ». Elle était secondée par des centaines de jeunes ouvriers, ceux-là mêmes qui avaient entraîné Billancourt dans la grève, qui voulaient être dans le coup, qui discutaient, se passionnaient, voulaient agir. Les revendications furent proposées à ce meeting : pas de salaire inférieur à 1 000 F, retour immédiat aux 40 heures sans diminution de salaire, retraite à 60 ans, paiement des heures de grève, libertés syndicales. C'étaient des revendications générales, elles devaient être en gros les mêmes dans la plupart des autres entreprises.

Dans le même temps, dans la région parisienne et dans tout le pays, des milliers d'entreprises, grandes ou petites, fermaient les grilles, accrochaient des drapeaux rouges, affichaient leurs revendications et leur détermination. Même Citroën Javel, un des bastions de la répression patronale entrait en grève.

Inutile de dire que le mouvement étudiant et les organisations gauchistes regardèrent aussitôt vers Billancourt. En cette période où la phrase et l'action se mélaient si allégrement, et si naïvement, c'est là que le mythe Renault prit corps. Un cortège étudiant, parti de la Sorbonne, Sauvageot en tête, brandissant une grande banderole où l'on pouvait lire « Les ouvriers prendront des mains fragiles des étudiants le drapeau de la lutte contre le régime antipopulaire » , se dirigea en fin d'après-midi vers Billancourt. Il devait y avoir 3 000 personnes pour faire cette jonction étudiants-ouvriers. Mais la jonction ne se fit pas. Billancourt était quasiment vide d'ouvriers et Billancourt était bouclé, complètement bouclé. Le cordon sanitaire était en place.

Billancourt se vida peu à peu de la jeunesse qui avait de plus en plus de mal à supporter la pesanteur de la mainmise de la CGT sur le mouvement. La majorité des 34 000 ouvriers de l'usine resta chez elle et une fraction seulement venait faire un tour un moment.

Pourtant, Billancourt étant, à la fois, la plus grosse entreprise aux portes de Paris et celle que le PC et la CGT pensaient le plus tenir en mains, ce fut à Billancourt que Seguy et Frachon vinrent en premier rendre compte des accords de Grenelle pour les y faire approuver et entraîner ainsi tout le pays à la reprise. Mais tous les ouvriers étaient présents cette fois, massivement réunis et très attentifs. Quand Seguy présenta les résultats de la négociation que venaient de mener représentants patronaux et syndicaux, un chahut, des cris s'élevèrent. Séguy dira plus tard que ce n'est pas lui qui avait été sifflé, mais les propositions d'accords. En tout cas, les dirigeants de la CGT les avaient, au début, présentés de façon plutôt favorables, mais Séguy avait su aussitôt rectifier le tir : « nous n'avons pas signé les accords, nous avons seulement signé le protocole d'accord » ... « mais c'est à la base de décider, entreprise par entreprise,... Nous n'avons pas donné l'ordre de grève générale, ce n'est pas à nous de donner celui de la reprise » , etc.

Effectivement Renault resta dans la grève jusqu'au 17 juin.

On sait comment tout se termina ; la grève qui connut son point culminant après Grenelle, devait refluer peu à peu. De Gaulle, le 30 mai, annonça qu'il restait et qu'il dissolvait l'Assemblée nationale : à partir de là, le PCF et la CGT devaient peser de tout leurs poids pour la reprise du travail. Il ne fallait pas gêner la préparation des élections, ceux qui voulaient continuer les grèves étaient des provocateurs.

Et Renault n'obtint guère plus que ce qui avait été négocié à Grenelle, des promesses de calendrier de réductions d'horaires (le fameux retour progressif aux 40 heures) un engagement sur la mensualisation des salariés payés à l'heure ; on était resté loin des revendications de départ.

Finalement, mai 68 devait être, pour Billancourt, la dernière participation à une grande grève nationale.

La CFDT devait grossir assez brusquement chez Renault et se gonfler d'éléments venus de diverses organisations gauchistes. Mais la CGT y resta dominante, en hommes, en voix, en poids. Billancourt était son fief, elle l'avait défendu avec succès contre la contagion étudiante, et ne le laisserait pas.

Les gauchistes viennent a Billancourt

Cela lui demanda d'autant plus de vigilance que mai 68 avait changé, sur le plan politique, un certain nombre de choses. Il était apparu à la gauche du PCF tout un monde de formations, mouvements, partis, groupes révolutionnaires qui étaient passés d'une existence confidentielle à la brutale notoriété, ou tout simplement qui étaient nés et se développèrent au fur et à mesure. Il y avait bien peu de monde avant 68 à la porte des usines en général pour contester l'hégémonie politique du PCF et de la CGT d'autant qu'il fallait alors affronter les intimidations physiques voire les coups. Il y en eut désormais beaucoup.

Billancourt, comme de bien entendu, devait devenir le lieu privilégié où convergèrent tous ces éléments. Car c'était pour eux que Billancourt était le symbole du prolétariat. Différents groupes, maoïstes, anarchistes, trotskystes, spontanéistes, dans toutes leurs variétés et leurs nuances vinrent diffuser des tracts, et pour certains, se faire embaucher et tenter d'avoir une action politique dans la classe ouvrière. Il y avait au moins six ou sept tracts différents par jour et certains matins les travailleurs en recevaient plus de douze ! Cette effervescence allait durer, en se ralentissant peu à peu jusqu'au milieu des années soixante-dix.

A Billancourt dans le courant de l'année 69 et en 70, des dizaines de militants maoïstes se firent embaucher comme OS. La plupart étaient des intellectuels, ils venaient de grandes écoles, d'autres étaient des jeunes sans qualification, recrutés par le mouvement lui-même.

Ils pensaient que la situation était révolutionnaire et qu'il suffisait donc de quelques actions audacieuses, exemplaires, pour enflammer les travailleurs. Ils cherchaient l'exemplarité, le geste symbolique, sans prendre les précautions que tout ouvrier, craignant pour sa place, ne peut manquer de prendre. Regardés par les autres travailleurs du rang avec un mélange de sympathie et de méfiance, ils ont su, sur certaines actions entraîner des ouvriers avec eux, mais pour la majorité des autres, ils étaient des « gars gonflés » mais étrangers, à l'usine, au prolétariat. Des gens qui pouvaient se permettre ces actions car ils n'avaient rien à perdre.

Et les « maos » organisèrent des actions spectaculaires, mais ponctuelles comme par exemple pendant quelques jours le métro gratuit à Billancourt. Et puis très vite l'agitation se focalisa contre les chefs et la CGT, traitée de collabo de la Direction.

Leur première grande campagne se fit à l'occasion d'une hausse de prix pratiquée aux cantines gérées par le CE. Les « maos » appelèrent à ne payer que le « juste prix ». Ils multipliaient les diffusions de tracts aux cantines, les militants CGT veillaient, ce qui entraîna des bagarres où les assiettes et les plats volèrent bas. Le comble, pour la CGT, fut atteint par le dernier tract qui concluait « Nous ne devons pas laisser des bénéfices aux nouveaux patrons syndicaux » .

Cette fois, la CGT prit le mors aux dents, un groupe de 150 à 200 gros bras alla chercher à sa place, à l'atelier, Aboulker, un militant maoïste qu'ils rendaient responsable de la campagne anti-CGT. Ils s'en saisirent et le raccompagnèrent bien encadré aux portes de l'usine.

Le lendemain, lorsqu'Aboulker se présenta à son poste de travail, la maîtrise lui signifia qu'il était mis à pied, pour une durée indéterminée.

Pour se justifier la CGT écrivit dans un tract « Chez Renault, le fasciste Aboulker avait tenté de faire régner la peur. 600 travailleurs l'ont expédié, symboliquement de l'usine » .

Autre « exploit » des maos, la petite guerre contre les chefs. Citons le tract qui célébra l'événement, il est significatif. « Drouin, chef de contrôle de l'Ile Seguin, ça faisait longtemps qu'il distribuait les sanctions, les avertissements et les licenciements. Cette grosse vache, personne ne pouvait la sentir. Mais les petits rois, ça se détrône !... Drouin s'est fait ravaler la façade à la sortie de son bureau, devant tout le monde, avec cinq bons kilos de peinture bleue... » .

Les travailleurs du contrôle et d'ailleurs n'ont bien sûr pas versé une larme sur Drouin (sauf de rire) mais n'ont pas suivi. D'autant qu'un chef se faisant discrètement arranger dans un coin sombre pour une raison ou une autre et ne venant pas s'en vanter, ce n'était pas exceptionnel dans l'histoire de Renault.

Les maos furent peu à peu licenciés, les uns après les autres sans que les travailleurs les défendent. Mais même licenciés, ils revenaient distribuer leurs tracts, essayer de discuter avec les ouvriers de leurs anciens ateliers. C'est ainsi qu'en 1972, un jeune maoïste, Pierre Overney, récemment licencié, qui participait à une distribution de tracts, fut assassiné d'un coup de revolver, par un agent de la volante nommé Tramoni, qui dit-il, s'était senti agressé. Overney, lui, n'était pas armé.

L'assassinat d'Overney fit grand bruit dans le pays. Il eut d'abord une grande manifestation de protestation, puis l'enterrement lui-même se transforma en manifestation qui rassembla une dernière fois des milliers de sympathisants du milieu gauchiste et révolutionnaire.

Mais à Billancourt, il n'y eut rien. La CGT ne broncha pas. La CFDT, minoritaire, appela seule à un débrayage avec rassemblement qui ne regroupa que quelques centaines de personnes (200 à 300). Les ouvriers n'étaient pas indifférents, mais ils ne se reconnaissaient pas dans le combat que menaient les militants maos. Ce n'était pas leur guerre, ce n'était pas leur vie. Rappelons en passant que par la suite Tramoni fut condamné à quatre ans de prison et fut assassiné dès sa sortie.

Puis Nogrette, un des directeurs du personnel de la Régie fut enlevé et séquestré. Il fut relâché sans dommages après avoir été « jugé » par un soi-disant tribunal populaire. Plus tard Besse un PDG de la Régie, n'ayant rien de spécial, fut assassiné par Action Directe. Quant aux maos, ils avaient perdu leur « guérilla ». Elle n'avait pas entraîné les masses.

Les années 1970 - 1992 : des grèves d'OS au déclin relatif de Billancourt - La CGT s'enferme dans son fief - C'est la fin.

Les années 70 : grèves d'OS mais pas d'élargissement politique

Cependant l'après mai 68 chez Renault ne devait pas se réduire au folklore mao de Billancourt ou à ses épisodes sanglants. Il fut marqué par des grèves d'OS dans presque toutes les usines de la Régie.

Après 68, la Régie Renault avait pratiqué une politique d'embauche massive de travailleurs immigrés, venus de tous les pays pauvres et principalement des anciennes colonies françaises, du Maghreb et d'Afrique Noire. Sur les chaînes de l'Ile Seguin, les OS étaient, à plus de 80 %, des travailleurs immigrés. La Régie était allée les chercher dans leur pays (dans des périodes précédentes elle avait fait de même en province, en Bretagne en particulier).

Beaucoup ne savaient pas lire, pour se faire embaucher, certains avaient triché sur leur âge, ils travaillaient beaucoup, touchaient les salaires les plus bas de l'usine et n'avaient aucune tradition syndicale.

La pression exercée sur eux était considérable, discipline, cadence, brimades, ils étaient constamment bousculés par la maîtrise et les régleurs. Ils devaient produire, à tout prix. La Régie faisait alors de la production de masse, on était loin des méthodes dites japonaises sur la qualité et le « flux tendu ». Il y avait au contraire des stocks énormes et d'énormes ateliers de retouche.

Mais finalement, ces OS juste bons à produire, se révélèrent plus rétifs que ne l'avait imaginé la Direction.

Plusieurs grèves d'OS se produisirent autour des années 70, mais aucune n'arriva à entraîner toute l'usine dans la grève, encore moins tout le groupe Renault, encore moins les autres travailleurs du pays. Aucune ne prit un caractère politique.

En 1969 par exemple, ce fut la grève au Mans des OS des trains-avant de R4 et R6, en 1971, ce fut celle, toujours au Mans, de 80 OS des transmissions, en 1973, celle des OS immigrés des presses de Billancourt, en 1975, les OS caristes de Billancourt aussi, ainsi que ceux de Flins.

Mais ce qui caractérisa ces mouvements, ce fut, malgré la détermination des grévistes du départ, leur tout petit nombre, quelques dizaines la plupart du temps, et le fait que leur grève ne s'étendit pas, tout en paralysant la production. La Direction put se permettre de réagir par un lock-out. Les syndicats organisèrent alors des protestations des lock-outés mais ne cherchèrent pas à étendre la grève et s'opposèrent, y compris physiquement, aux militants révolutionnaires qui tentaient cette extension car le PCF en était à la recherche d'un programme de gouvernement avec le PS et voulait se montrer responsable et réaliste. Au bout de quelque temps, c'était donc la reprise où la Direction sanctionnait militants et ouvriers combatifs.

Les OS devaient gagner, au travers de tous ces combats, de s'appeler désormais APR, agent productif Renault. Ils obtiendront aussi le déblocage d'une « carrière » de professionnel de fabrication, avec la création du P1F, aussitôt baptisé PIF par les travailleurs. Ils obtinrent cependant une simplification de la grille et une nette réduction de l'éventail des salaires.

Billancourt : le déclin et les convoitises immobilières

Mais pour l'usine de Billancourt, le compte à rebours était depuis longtemps commencé. Billancourt était peut-être encore la plus grande entreprise industrielle aux portes de Paris, mais certains ateliers étaient déjà sur le point de partir : les forges, les fonderies, la machine outil, les moteurs eux-mêmes.

La presse a salué la fin de Billancourt avec beaucoup d'emphase. Là encore elle a voulu y voir un symbole. Mais là encore, Billancourt n'est pas à la pointe. Il n'est que le reflet de ce qui s'est passé depuis longtemps dans la région parisienne, dont la plupart des usines ont déménagé. Paris est devenu une gigantesque affaire immobilière où les promoteurs guettent le moindre espace. Citroën a vendu aux promoteurs ses usines du 13e arrondissement (ex-Panhard) et celle du quai de Javel pour ouvrir une usine toute neuve à Aulnay en 1973. La Snecma a vendu ses ateliers du boulevard Kellermann pour s'installer à Corbeil.

Si, au début du siècle, il était manifestement avantageux pour des capitalistes de s'installer à Paris intra ou extra-muros, afin de bénéficier d'une main-d'oeuvre abondante et qualifiée, les inconvénients l'ont emporté peu à peu sur les avantages. D'ailleurs, en période de plein emploi, et de taylorisme à outrance, les patrons, tous les patrons (Renault, Talbot, Citroën), sont allés chercher les OS en province d'abord, puis à l'étranger.

Depuis, trop heureux d'encaisser des sommes considérables de la part des promoteurs immobiliers, en ces années où la spéculation financière a pris le pas sur les investissements, l'immense majorité des entreprises a quitté Paris et sa banlieue.

C'est fin décembre 1979, dans une conférence de presse, qu'un cadre supérieur de Billancourt annonça la restructuration et la modernisation de Billancourt... avec 5 000 licenciements prévus à la clé.

En novembre 1980, Billancourt fut scindé en deux, d'un côté le Centre Industriel de Billancourt qui regroupa tous les ateliers et les bureaux qui lui étaient liés (au total 20 000 personnes) et de l'autre le Siège social qui regroupait toutes les divisions administratives, financières et commerciales (6 000 salariés). Désormais, quand on parla de Billancourt, on parla du CIB dont l'UB (l'Ile Seguin) représenta la majeure partie. C'est d'ailleurs l'UB qui vient de fermer ses portes.

L'année 1980 fut marquée par une campagne artificielle de la CGT contre la casse de Billancourt, avec tracts, pétitions, affiches, consultation du personnel et même actions d'éclat pour empêcher le déménagement de machines de l'atelier V5 qui devaient partir.

De la victoire de Mitterrand... à la grève par substitution

Le 10 mai 1981, Mitterrand l'emporta au deuxième tour avec une courte majorité, 51,75 % des votants. La « gauche » avait son président de la République, en juin, elle eut son parlement. Mauroy prit quatre ministres communistes ! Mitterrand pouvait avoir besoin des ministres communistes pour faire accepter à la classe ouvrière les mesures d'austérité que la situation de crise économique et la montée du chômage ne manquèrent pas de mettre à l'ordre du jour. Ce fut sa façon de lier les mains du PCF, de le compromettre et de contribuer à diminuer son influence.

Cela devait apparaître très vite à Billancourt, quand en octobre 81, des OS, une fois de plus, débrayèrent pour protester contre l'augmentation de la charge du travail. Le mouvement gagna d'autres ateliers et finit par paralyser les chaînes de montage. C'était le premier mouvement social à Billancourt du règne de Mitterrand. Au début, les militants locaux de la CGT étaient dans le coup. Illusion sur la victoire de la gauche ? Et sur leur propre rôle à jouer dans une usine où ils pensent à nouveau être les maîtres ? Le ton en tout cas était offensif.

« Nous ne tolérerons pas - écrit la CGT - que les hommes qui ne représentent plus rien continuent d'agir impunément à la Régie comme si rien ne s'était passé le 10 mai ! » , « Il faut mettre les montres à l'heure » .

Mais la grève durait, les revendications des OS se multiplièrent. Ils demandèrent le PIF pour tous, des remplaçants sur chaînes, 500 F de prime de plus, la diminution de la charge de travail.

Un nouveau PDG, Bernard Hanon, fit des propositions d'ouverture. La CGT s'y engouffra, et allait peser de tout son poids pour la reprise. « Il ne faut pas gêner le gouvernement » . Ce ne fut jamais dit, mais c'était en filigrane dans toutes les interventions. Elle eut du mal à le faire accepter aux OS qui s'estimèrent trahis. Même les responsables de la CGT, Certano et Moktari, se firent chahuter. Pendant des semaines après la reprise, ils ne purent plus mettre les pieds dans les ateliers sans que s'élevât un concert de métal frappé par des hommes en colère.

Le ton, mais seulement le ton, changea à nouveau quand le PCF quitta le gouvernement en juillet 84. Les élections européennes ayant révélé un net recul du PCF, le parti de Marchais allait essayer de reconquérir son électorat en se lançant dans une série d'actions revendicatives radicales dans la forme, parfois violentes, mais sur des thèmes qui ne permettaient aucune généralisation, donc inefficaces pour changer le rapport des forces général depuis des années défavorable aux travailleurs.

En septembre 84, à la rentrée, la situation était tendue chez Renault. Pendant l'été, la presse avait révélé qu'il y aurait un plan de suppression de 15 000 emplois à la Régie d'ici la fin de l'année.

Les syndicats s'engagèrent dans une action commune, appelant toutes les usines du groupe à entrer dans le mouvement.

Et pour une fois la Direction recula. Pour un temps, la Régie remit son plan dans la poche.

Le PDG Bernard Hanon fera les frais de cette reculade. Il fut remplacé en janvier 85 par un homme qui ne sortait pas du sérail de la Régie : Georges Besse, nommé par le gouvernement, et qui venait de s'illustrer dans la restructuration de Péchiney, c'est-à-dire dans le dégraissage des effectifs.

Puis, en octobre 1985, un mouvement partit de l'usine du Mans, sur un mécontentement à propos des salaires. A Billancourt, la CGT proposa une consultation : « Pour ou contre la grève illimitée avec occupation » . Les travailleurs furent un peu abasourdis mais Le Mans était en grève, et après tout, c'était peut-être le moment, pensèrent-ils. La consultation donna une large majorité pour la grève avec occupation. 4391 pour, 1631 contre. 6 000 personnes seulement avaient participé au vote, mais il faut dire que seul le personnel du CIB avait été consulté et que les effectifs de l'UB étaient déjà passés de 20 000 en 1980 à 17 000 en 85 par le non-remplacement des départs et les pré-retraites. La CFDT contesta la validité du vote et se retira de la grève. La CGT ne demandait pas mieux que de faire la démonstration qu'elle était le seul syndicat à lutter, à se battre pour les travailleurs. Elle poussa cette attitude jusqu'au bout, c'est-à-dire presqu'à faire la grève et l'occupation à la place des travailleurs. Ceux-ci eurent en effet la surprise en arrivant à l'usine le lendemain de la consultation de trouver les portes bouclées, verrouillées, soudées. A l'intérieur, seuls les militants de la CGT et quelques dizaines de sympathisants occupaient l'usine. Les ouvriers étaient conviés à un meeting quotidien, puis repartaient en laissant la CGT à son occupation. Selon un scénario déjà bien rôdé, la maîtrise et l'encadrement « occupaient », eux, les cafés de Billancourt et du pont de Saint-Cloud. Ils pointaient les non-grévistes, les grévistes « forcés », ceux qui devaient toucher leur paye intégrale. Pour soi-disant déjouer les ruses de la Direction, la CGT appela alors tous les travailleurs à se faire pointer. Ils y allèrent allégrement. Impossible de savoir qui était gréviste et qui était non-gréviste. Les travailleurs pourtant, dans les discussions d'avant et après meeting, devant les portes fermées de Billancourt n'étaient pas hostiles à la grève, mais ils s'accommodèrent assez de cette curieuse situation où la CGT faisait tout, sans eux, à leur place, avec leur sympathie passive, et sans que cela leur coûtât rien.

Finalement la drôle de grève se termina sur un échec total, aussi bien au Mans où des bagarres opposèrent grévistes et non-grévistes rassemblés par la Direction, qu'à Billancourt où, par vote, 54,6 % des travailleurs consultés - ils étaient moins nombreux qu'au départ - se prononcèrent pour « poursuivre la lutte sous d'autres formes » .

La Direction paya les onze journées de grève passive à l'ensemble du personnel ouvrier, sauf à 400 militants et sympathisants CGT.

Ce fut la dernière grève à Billancourt.

Les 10 de Billancourt : la CGT se bat pour ses « martyrs »... mais des centaines de travailleurs partent sans combat

Après, Besse commença à appliquer systématiquement un plan de baisse des effectifs. Les départements 14 et 49 furent fermés. La machine outil aussi. Les excédentaires furent recensés. Ils excédaient de beaucoup les départs dits volonatires. Il fallut donc licencier. Une autorisation de licenciement fut demandée, elle fut accordée pour 430 travailleurs.

La CGT ne commença à s'agiter que lorsque dans la vague de licenciement de juillet 86, elle apprit qu'il y avait 26 représentants du personnel dont 23 CGT. Pour eux, tout fut entrepris, la procédure habituelle auprès du CE, de l'inspection du travail, et une agitation dans l'usine.

Le 1er août 1986, dernier jour de travail avant les vacances à l'initiative du PC, une petite manifestation regroupant des militants et des futurs licenciés, environ 200 personnes, alla vers les bureaux du service du personnel. Les manifestants pénétrèrent de force, renversèrent des meubles, bousculèrent un peu les cadres et raccompagnèrent, manu militari, deux d'entre eux à la porte pour leur montrer quel effet cela fait d'être fichu à la porte.

Une dizaine d'ouvriers, les « dix de Billancourt », presque tous des délégués d'ateliers, furent alors licenciés. Parmi eux, Léry, le gendre de Georges Marchais.

Du coup, la CGT avait ses martyrs, et une lutte, toute symbolique, s'organisa autour des 10, dans le même temps que des centaines de travailleurs étaient mis à la porte.

La fin sans gloire de Billancourt

A Billancourt, ce fut le début de la démoralisation. De nombreux travailleurs partirent avec un chèque de reconversion, ce qui, avec les indemnités légales de licenciements, avoisinait les 100 000 F.

Enfin, quand il y a trois ans, en 1989, Lévy, le PDG successeur de Besse assassiné par Action Directe, annonça pour mars 1992 la fermeture de Billancourt, il ne restait déjà plus que 4 000 travailleurs à l'UB.

La moyenne d'âge était de plus de 48 ans. Les différents plans sociaux comportant le départ en FNE à 56, puis 55 ans, devaient régler le problème pour environ 50 % du personnel. Pour les autres, il restait la fameuse mobilité et les conventions conversion et sans heurt, par vagues successives, l'usine se vida.

Loin d'être un modèle, Renault Billancourt fut plutôt la dernière des grosses entreprises de Paris ou proches de Paris à fermer ses portes.

La fin de Billancourt ce n'est évidemment ni la fin du prolétariat, ni la fin de la lutte de classe en général, ni même à la Régie Renault, comme l'a montré la grève des ouvriers de Cléon à l'automne dernier.

La fin de Billancourt, ce n'est qu'une évolution du tissu industriel prévue et annoncée, et non la fin d'une époque. Le prolétariat n'a besoin pour se battre ni de références mythiques ni de bluff. Il se bat parce qu'il lui faut se défendre, parce que les patrons, eux, mènent la lutte de classe.

Il faut seulement que des militants se consacrent, comme les militants communistes des années 20 à être présents, à préparer ces luttes, à y préparer les travailleurs, pour transformer les occasions, les essais, les démarrages spontanés en offensive générale, organisée et réussie.

Et si ces dernières années n'ont pas vu de grandes luttes susceptibles de changer le rapport de force jusqu'ici défavorable à la classe ouvrière, cela ne veut dire qu'une chose : c'est que ces luttes sont devant nous. Inéluctablement.

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