L'Afrique du Sud : de l'apartheid au pouvoir de l'ANC29/01/20102010Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2010/01/118.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

L'Afrique du Sud : de l'apartheid au pouvoir de l'ANC

Introduction

L'Afrique du Sud est, encore aujourd'hui, associée à son passé de racisme officiel. Ce pays africain dont les principales tribus sont les zoulous et les xhosas, a subi le poids du colonialisme européen, hollandais puis britannique. Le centre économique de cette colonie était alors la région du Cap, tout au Sud du continent africain où les fermiers blancs s'étaient approprié les terres.

Le pays a été bouleversé à nouveau à la fin du 19ème siècle quand de l'or et des diamants ont été découverts dans la région du Transvaal, à plus d'un millier de kilomètres au Nord-est du Cap. Les compagnies minières ont alors imposé le pillage des richesses du sous-sol grâce à la force militaire de l'impérialisme britannique qui s'est abattu lourdement sur les tribus noires et sur les descendants des colons européens qui se désignaient eux-mêmes comme Afrikaners.

Aujourd'hui encore le peuplement de l'Afrique du Sud est marqué par ce développement minier. 9 des 50 millions de sud-africains vivent dans la grande métropole bâtie au centre de la région minière : Johannesburg ; et plus de 2 autres millions tout à côté dans la capitale du pays : Pretoria. Les autres grandes agglomérations sont des ports. Mais en dehors de ces pôles de développement économique, le reste de ce vaste pays, 2 fois grand comme la France, est resté bien en arrière à tous points de vue et la misère sévit pour les six dixièmes de la population vivant sous le seuil officiel de pauvreté.

Les oppositions criantes entre les classes sociales d'Afrique du Sud ne sont certainement pas une originalité dans ce monde capitaliste. Pas plus que le fait que les travailleurs vivent dans des quartiers déshérités, véritables ghettos pour pauvres, à l'écart des tours de verre et d'acier que fréquentent les privilégiés et des belles villas qu'ils habitent. Mais ce pays a connu pendant plus d'une quarantaine d'année un régime politique ouvertement raciste où les barrières sociales, qui recoupaient des différences de couleur de peau, étaient codifiées par un ensemble de lois tout à la fois inhumaines, monstrueuses et grotesques, connues sous le nom d'apartheid.

Le racisme officiel de l'État sud-africain n'était pas tout à fait unique au monde. Les riches États-Unis, souvent présentés comme une grande démocratie, ont aussi connu sur toute une partie de leur territoire une forme de ségrégation légale. Qui a duré jusqu'à ce que les luttes de la population noire américaine y mettent fin dans les années 50 et 60.

En Afrique du Sud également c'est la combativité des opprimés qui a permis d'en finir avec l'apartheid, et tout particulièrement la mobilisation de la classe ouvrière ; la plus ancienne du continent africain et celle qui a le plus grand poids social.

Comment la bourgeoisie a-t-elle organisé la transition politique menant à la fin de l'apartheid, évolution en apparence profonde, mais qui en réalité s'est faite dans une continuité étatique tout à fait remarquable et sans aucun bouleversement social ? Quelle a été la politique du principal parti nationaliste noir, l'ANC ? Et celle des principales organisations ouvrières, et particulièrement du parti communiste, aboutissant à enchaîner la classe ouvrière derrière des forces bourgeoises ? C'est de ces questions que nous allons traiter ce soir.

Le mouvement ouvrier pris au piège du racisme

Les compagnies minières, qui produisaient en 1907 un tiers de l'or mondial, ne pouvaient pas extraire les richesses du sous-sol sans mineurs et donc sans créer de toute pièce une nouvelle classe sociale : le prolétariat. On fit venir des mineurs qualifiés de Grande-Bretagne. Ces travailleurs amenèrent avec eux leurs traditions d'organisations ouvrières. Leurs syndicats jouèrent un rôle important dans le mouvement ouvrier sud-africain en combattant l'exploitation féroce que leur faisait subir les compagnies minières.

La bourgeoisie utilisa contre eux la répression, mais aussi une autre arme : l'embauche de mineurs noirs payés dix fois moins pour briser les grèves. En 1922, 30 000 mineurs blancs luttèrent contre la diminution de leur salaire au prix de 200 morts et de milliers d'arrestations. Mais ils furent défaits car un nombre important de mineurs noirs travaillèrent pendant la durée de la grève, sans que les syndicats blancs ne cherchent à les y entraîner. Les syndicats blancs à défaut de vouloir renverser la société bourgeoise, s'adaptaient à son fonctionnement et s'y intégraient. La coupure entre Blancs et Noirs que le colonialisme avait développé, devenait une coupure au sein de la classe ouvrière.

Inspirés par les capitalistes qui, confrontés à la concurrence, cherchent à établir des monopoles pour s'en protéger, les syndicats blancs sud-africains revendiquaient le monopole des emplois stables et payés régulièrement pour les travailleurs blancs, en les opposants au reste du prolétariat qui en était exclu. Le marxisme voit au contraire dans l'extension numérique de la classe ouvrière, dans l'intégration dans ses rangs de couches issues de la paysannerie pauvre et dans son recrutement international un facteur de progrès. Les militants marxistes s'appuient sur sa force sociale accrue tâchant de l'unifier à travers une politique ayant comme perspective le renversement des États capitalistes et l'expropriation de la bourgeoisie. C'était à cela que travaillaient les militants qui fondèrent en Afrique du Sud le parti communiste en 1921, mêlant ouvriers et intellectuels blancs et noirs.

Le prolétariat noir, numériquement le plus important et combatif lui aussi, comme le montre la grève de 70 000 mineurs en 1920, s'organisait. L'État et la bourgeoisie sud-africaine combattaient férocement toutes les tentatives d'organisation politique ou syndicale du prolétariat noir, sur l'exploitation brutale duquel reposaient de plus en plus les profits. Par contre ils toléraient finalement les syndicats blancs, après avoir essayé de les détruire, surtout parce que leur corporatisme étroit limitait leurs revendications à la minorité blanche parmi les travailleurs.

Le Parti Communiste stalinisé choisit de soutenir les nationalistes noirs

A la fin des années 1920 le parti communiste se soumis au stalinisme qui développa alors l'idée que même si les travailleurs étaient mobilisés et participaient à la lutte contre l'oppression nationale, les pays sous-développés devaient obligatoirement passer par une étape bourgeoise plutôt que de songer au pouvoir du prolétariat.

En Afrique du Sud, cette politique de la révolution par étape voulait que tous les efforts des militants du PC soient tendus vers le but de créer et mettre au pouvoir une bourgeoisie noire. Ensuite, remis à un avenir seulement évoqué dans les discours, on verrait ce que la classe ouvrière pourrait faire pour ses propres intérêts. Cette politique bourgeoise, sous un vernis marxiste, amena le parti communiste à courtiser, avec l'aide de l'URSS stalinienne, le parti nationaliste noir, le Congrès National Africain, connu sous ses initiales : ANC.

Des militants communistes sud-africains contestaient cette orientation. Et c'est pour définir avec eux une politique en continuité avec le léninisme que Léon Trotsky résuma en 1935 l'attitude que les militants révolutionnaires prolétariens devaient avoir vis-à-vis de l'ANC :

"1. Les bolcheviks-léninistes sont pour la défense du congrès (l'ANC), tel qu'il est, dans tous les cas où il reçoit des coups des oppresseurs blancs et de leurs agents chauvins dans les rangs des organisations ouvrières.

2. Les bolcheviks opposent, dans le programme du congrès, les tendances progressistes et les tendances réactionnaires.

3. Les bolcheviks démasquent aux yeux des masses indigènes l'incapacité du congrès à obtenir la réalisation même de ses propres revendications, du fait de sa politique superficielle, conciliatrice, et lancent, en opposition au congrès, un programme de lutte de classe révolutionnaire.

4. S'ils sont imposés par la situation, des accords temporaires avec le congrès ne peuvent être admis que dans le cadre de tâches pratiques strictement définies, en maintenant la complète indépendance de notre organisation et notre totale liberté de critique politique."

La politique proposée par Trotsky n'a pas eu d'influence décisive mais il est important de l'avoir à l'esprit car le parti communiste, qui lui a joué un rôle politique important dans la classe ouvrière, a suivi une toute autre voie. Il s'est entièrement mis au service de l'ANC et a continuellement cherché à en masquer le caractère bourgeois en lui apportant une caution prolétarienne.

La mise en place de l'apartheid

L'économie sud-africaine, qui connut un boom considérable lors de la seconde guerre mondiale, eut besoin des Africains qu'on fit venir en nombre dans les grandes villes. La population noire de Johannesburg doubla entre 1941 et 1946. Or cette masse ouvrière, privée de droits et surexploitée, constituait un danger politique pour la bourgeoisie sud-africaine. La force de la bourgeoisie en Afrique du Sud était de pouvoir mobiliser derrière ses intérêts de classe la plus grande partie de la population blanche, y compris les classes populaires blanches. Le parti national incarnait cette politique grâce à sa démagogie anti-britannique et son opposition à la participation de l'Afrique du Sud à la lointaine seconde guerre mondiale. Ce qui lui valut le soutien des pauvres blancs, essentiellement afrikaners. Il remporta les élections en 1948, élections auxquelles les Noirs n'avaient pas le droit de participer bien entendu. Le pays quittait alors la tutelle de l'impérialisme britannique. Et surtout, sitôt au pouvoir, le parti national s'attela à aggraver la ségrégation déjà en vigueur en mettant en place l'apartheid, ce qui signifie la séparation en afrikaans, langue dérivée du hollandais.

Depuis longtemps déjà un paysan ou un ouvrier noir ne pouvait s'adresser à un Blanc que de façon humble en utilisant le mot « baas », qui signifiait « maître », sauf à risquer des coups ou la prison. Les Blancs donnaient couramment du « boy » aux Noirs, même s'ils étaient adultes ; et souvent les appelaient de façon méprisante et raciste « kaffir », l'équivalent de « nègre ». Mais à présent la vis allait être serrée bien plus fort. L'apartheid visait à institutionnaliser dans tous les domaines les privilèges des Blancs, et derrière les privilèges liés à la couleur de la peau à défendre ceux de la riche bourgeoisie.

L'administration classa chaque individu parmi une des quatre supposées « races ». On était soit Blanc, soit Noir, soit Indien - car il existait surtout dans la région de Durban une population venue de l'Empire britannique des Indes - soit « coloré » autrement dit métis. Cette classification raciste et inhumaine entraîna des drames individuels et familiaux puisque les membres de la même famille s'ils étaient classés différemment n'avaient plus le droit de vivre ensemble.

L'État tente de contrôler la classe ouvrière

Prenant la suite des réserves indigènes, des bouts de territoires déshérités étaient appelés bantoustans ou homelands -il y en avait dix en tout - et la population noire divisée officiellement en ethnie y était rattachée. Le homeland du KwaZulu était éclaté en 70 morceaux séparés par les terres réservées aux Blancs. Dans les homelands, les Noirs étaient supposés se soumettre aux traditions anachroniques et aux rivalités tribales. Le gouvernement blanc y confia le pouvoir aux clans aristocratiques de son choix ; lesquels exerçaient parfois une véritable dictature sur leur propre peuple. De plus les homelands servaient à priver officiellement des millions de Noirs de leur citoyenneté sud-africaine, pourtant réduite à bien peu de droits.

Les résidents des quartiers noirs situés un peu trop près des centre-villes blancs et riches, étaient expulsés, y compris s'ils étaient propriétaires. Ils devaient déguerpir et aller rejoindre les townships, ces taudis noirs éloignés et coupés de la ville. Tous les Noirs étaient soumis au pass, ce document d'identité officiel, que la police exigeait sans cesse et à tous propos pour contrôler les flux de main d'œuvre. Il fallait le présenter pour sortir du township le matin en allant travailler pour un patron blanc et aussi pour revenir le soir. On était contrôlé en zone blanche pour vérifier si on avait une raison de s'y trouver, c'est-à-dire en général pour y travailler. Et pas question d'y rester la nuit tombée, un couvre-feu permanent s'appliquait aux Noirs.

Mais quelque soit le désir des promoteurs du racisme d'État d'éloigner le plus possible le danger que constituait les masses populaires noires des lieux de vie de la bourgeoisie blanche, l'économie capitaliste d'Afrique du Sud avait absolument besoin de cette main d'œuvre. Son développement durant la période de croissance de l'économie mondiale de la fin des années 1950 aux années 1970, a amené aussi celui de la classe ouvrière, essentiellement noire. Le régime avait beau ne pas indiquer ces bidonvilles, pourtant plus peuplés que les municipalités blanches, sur les cartes géographiques, où les mines, les usines, les transports, les chantiers et toutes les entreprises auraient-elles trouvé leurs ouvriers et leurs manœuvres ailleurs que dans les townships ?

A la campagne les grandes fermes qui produisaient pour l'exportation sucre, maïs, laine, vin et fruits, si elles étaient la propriété des Blancs, ne pouvaient pas se passer d'ouvriers agricoles non-Blancs.

La condition de l'existence de villes blanches et riches, tout du moins en comparaison au reste de l'Afrique, était la présence de leurs doubles noirs et pauvres à leurs portes : les townships. Le mode de vie même des privilégiés de l'apartheid, les familles blanches de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie, était dépendant de l'exploitation des Africaines qui leur servaient de domestiques pour un salaire dérisoire. Certaines de ces femmes Noires dormaient d'ailleurs dans les cuisines ou les garages des riches, en pleine zone de résidence blanche au mépris des principes de l'apartheid.

Les résistances à l'apartheid

Tous les Blancs n'adhéraient pas à la politique d'oppression du parti national. Mais pour imposer sa poigne de fer à la population noire, le régime avait besoin du soutien le plus grand de la minorité blanche qui représentait moins de 20 % de la population. Le gouvernement voulait ainsi que des emplois soient réservés aux Blancs, y compris aux travailleurs afrikaners non-éduqués pour les lier encore plus au parti national au pouvoir. C'est pourquoi ce parti mettait une attention particulière à couper le plus possible les Blancs des Noirs. Des mesures de ségrégation étaient spécifiquement destinées à lier au pouvoir la frange la plus raciste de la population blanche et à réduire au maximum le contact des autres Blancs avec la majorité noire de la population.

Tous les lieux publics étaient soumis à une séparation strictement définie par la loi. Les hôpitaux, les tribunaux, les prisons, les bâtiments administratifs, les transports, les stades, les plages étaient soient spécifiquement réservés à l'une ou l'autre des prétendues "races" ; soient disposaient d'entrées spécifiques, de places assises spécifiques, de gradins spécifiques. Même les toilettes et les fontaines à eau étaient séparées. Enfin les relations sexuelles et le mariage entre "races" étaient des crimes, définis par une loi sur l'immoralité.

Ce régime ouvertement inégalitaire était alors soutenu par les États-Unis, qui connaissait d'ailleurs eux aussi, à des degrés variés sur l'étendue de leur territoire, la ségrégation entre Blancs et Noirs.

Tout autant que le racisme américain, les injustices en Afrique du Sud ont provoqué bien des réactions d'hostilité et de révolte. Des Blancs intellectuels de gauche, journalistes, avocats... ont tâché de freiner les aspects les plus oppressifs de l'apartheid en choisissant de le contester dans le cadre de ses propres lois, et donc de façon très limitée. D'autres Blancs, moins nombreux mais qui ont en réalité joué un rôle bien plus important, ont milité dans les rangs du parti communiste, parti multiracial luttant contre l'apartheid tout au long de son histoire.

Au sein des populations non-blanches, il n'y avait pas que l'ANC qui contestait les lois racistes. Les métis de la région du Cap se sont aussi dressés contre le régime qui leur a supprimé leur droit de vote en 1948. De son côté la population d'origine indienne a bâti ses propres organisations, choisissant principalement la voie de la résistance passive et non-violente sur les traces de Gandhi qui avait vécu une vingtaine d'année en son sein. Les Indiens furent d'ailleurs, notamment dans la région de Durban, à la pointe de la résistance à l'apartheid au tout début de sa mise en place à la fin des années 1940. Ils répondirent nombreux à l'appel des militants qui, à leur tête, défiaient ouvertement les lois de ségrégation en avertissant à l'avance la police et la justice de leurs actions. Ces militants, prêts à affronter l'épreuve de la prison, voulaient dénoncer le plus bruyamment possible les lois injustes, tout en limitant au maximum l'affrontement physique avec l'appareil de répression du régime.

Cette politique d'opposition symbolique n'eut que peu d'effet sur les dirigeants de l'État qui, sachant parfaitement les limites de ce type de protestation, n'hésitaient pas à persécuter ces organisations dont les militants étaient constamment l'objet de procès, d'amendes ou de peine de prison.

L'ANC cherche à conquérir l'hégémonie sur l'opposition à l'apartheid

C'est une opposition de ce type que représentait aussi l'ANC, le Congrès National Africain, quand Nelson Mandela, jeune avocat noir issu de l'aristocratie tribale, rejoignit cette organisation en 1944. Mandela avait été un des rares étudiants noirs dans une université huppée où il côtoya des étudiants blancs de gauche, dont certains étaient membres du parti communiste. Mais il se tint à l'écart de ce parti déjà complètement déformé par le stalinisme depuis des années, et choisit d'adhérer à l'ANC dont le programme réclamait le suffrage universel à l'État qui opprimait les Noirs.

Mandela se lia à un courant de jeunes intellectuels radicaux qui critiquaient la mollesse de la direction de l'ANC. L'idéologie de ce courant était l'africanisme qui proclamait que les Africains se libèreraient eux-mêmes de l'oppression et n'attendait rien des Blancs. Se voulant nationalistes sans concession, Mandela et ses camarades rejetaient le communisme car, disaient-ils, c'était une idéologie européenne. Toutefois ils admiraient les régimes parlementaires et se réclamait du nationalisme, concepts venant tout droit d'Europe mais qui surtout, à la différence du communisme, ne signifiait pas le renversement de la bourgeoisie. Dans son autobiographie publiée en 1994 - « un long chemin vers la liberté » - Mandela fait part de ses relations avec le parti communiste au moment de l'instauration de l'apartheid vers 1948, je cite : "avec quelques-uns de mes collègues (de l'ANC), j'ai même interrompu des meetings du parti communiste en me précipitant sur la tribune, en arrachant les banderoles et en prenant le micro".

A la même époque, la communauté indienne était fortement mobilisée et ses dirigeants voulaient entraîner la majorité noire en collaborant avec les organisations influentes, dont l'ANC, pour réclamer le droit de vote pour tous. Mais la première préoccupation de Mandela et d'autres dans l'ANC, n'était pas d'organiser la campagne politique la plus efficace possible, mais plutôt de faire en sorte que l'ANC apparaisse en toutes circonstances comme étant à la tête des protestations. Mandela écrit : « nous pensions que la campagne serait dirigée par l'ANC, mais quand nous avons appris que l'ANC n'en prenait pas la tête, le comité (régional de Johannesburg) décida que l'ANC devait se retirer. Je pensais (...) que l'ANC ne devait participer qu'aux campagnes qu'elle dirigeait ».

En 1950 des organisations indiennes et noires, avec le parti communiste, lancèrent un mouvement pour l'abolition de la loi instaurant le pass et contre l'ensemble des discriminations racistes. L'ANC ne soutenait pas ce mouvement et le 1er mai 1950 Nelson Mandela et Walter Sisulu assistèrent en spectateur, sur le côté, au rassemblement de Soweto sur lequel la police tira faisant 18 morts et bien plus de blessés. Le gouvernement sud-africain cria au complot communiste et prit ce prétexte pour faire passer une loi d'interdiction du communisme qui rendit illégal le PC.

Cela ne découragea pas les militants du PC qui continuèrent leurs activités hors de la vue de la police politique du régime, avec l'idée de s'associer étroitement à l'ANC légale, puisqu'il en soutenait la politique. Le PC fit des offres de service à l'ANC. Le secrétaire général du PC expliquait à Mandela : « Nelson, qu'est-ce tu as contre nous ? Nous combattons le même ennemi. Nous ne parlons pas de dominer l'ANC ; nous travaillons dans le contexte du nationalisme africain ». Et au cours de l'année 1950 Mandela accepta que le PC mette son appareil militant au service de l'ANC, en lui offrant ainsi le contrôle sur une bonne partie du mouvement ouvrier noir et un avantage important permettant à l'ANC de prétendre à l'hégémonie sur l'ensemble du mouvement anti-apartheid. En échange l'ANC servirait de vitrine légale pour l'appareil du PC interdit.

Les campagnes de résistance non-violentes

En position de force grâce au soutien du PC, l'ANC accepta alors de coopérer aussi avec les organisations indiennes à une campagne de défi des lois de l'apartheid en 1952. Cette campagne était basée sur une résistance passive mais déterminée, ce qui valut les désagréments de la prison à bon nombre de militants. La population noire y participa assez largement et l'ANC passa de 20 000 à 100 000 adhérents. Dans deux villes, à Port-Elizabeth et East-London, la population dépassa les consignes non-violentes des dirigeants de la campagne et des émeutes eurent lieu, sauvagement réprimées par la police qui fît 40 morts. Mandela se désolidarisa publiquement des émeutiers victimes de la répression policière. L'ANC ne voulait absolument pas que les masses pauvres prennent des initiatives en dehors de son contrôle. Mandela et ses camarades étaient méfiants de tout ce qui venait des couches populaires, et c'est cela qui les avaient fait hésiter si longtemps avant de s'allier avec le parti communiste.

Une partie des dirigeants de l'ANC fondèrent une organisation concurrente, le Congrès Pan-Africain, le PAC, sans quitter le terrain du nationalisme. Le PAC lança en 1960 sa propre campagne de mobilisation contre le pass, d'autant plus impopulaire qu'il était maintenant appliqué aussi aux femmes. L'ANC de Mandela ne s'y associa pas, voulant éviter d'apparaître à la remorque du PAC. La mobilisation ne toucha que très inégalement le pays. Mais dans plusieurs villes d'importantes manifestations eurent lieu. Et à Sharpeville, près de Johannesburg, la police tira dans la foule, tuant 69 personnes et en blessant 400.

Immédiatement des protestations eurent lieu dans tout le pays, auxquelles cette fois l'ANC participait tout en s'efforçant qu'elles ne tournent pas à l'émeute. Le pouvoir se raidit et les blindés de l'armée prirent position à l'entrée des principaux townships. Tout comme il avait prétexté en 1950 un massacre commis par ses propres forces armées pour interdire le parti communiste, le gouvernement prit en 1960 le prétexte des morts de Sharpeville pour interdire le PAC, l'ANC et la centrale syndicale noire liée au parti communiste clandestin. Des milliers de militants furent arrêtés. Mandela bascula dans la clandestinité.

L'ANC se tourne vers la lutte armée

Interdite, l'ANC voyait se fermer la possibilité de continuer sa politique de résistance passive et non-violente. Ses dirigeants avaient pendant des années défendus énergiquement auprès de leurs militants et des gens qui leur faisaient confiance, l'idée que l'on ne pouvait pas en finir avec cette dictature par la force. Mais à présent l'ANC, aiguillonné par la concurrence du PAC, opéra un tournant vers la lutte armée. Mandela entreprit de convaincre les dirigeants de l'ANC réticents. Il leur dit que "le peuple avait pris les armes tout seul (...) Si nous ne prenons pas maintenant la direction de la lutte armée, nous serons des retardataires et les suiveurs d'un mouvement que nous ne contrôlerons pas."

C'est ainsi que Mandela devint le chef du haut-commandement de la nouvelle organisation militaire de l'ANC. Sous les ordres de Mandela se trouvaient Walter Sisulu et Joe Slovo, le dirigeant blanc du parti communiste qui mettait encore une fois ses forces et ses compétences techniques au service du nationalisme noir.

Les années 1950 jusqu'aux années 1980 ont été marquées par la guerre froide qui opposait dans le monde entier les puissances impérialistes à l'URSS. Dans ce contexte, l'alliance de l'ANC avec le PC servait en permanence à l'État sud-africain d'épouvantail anti-communiste. L'Afrique du Sud pouvait ainsi trouver un soutien puissant du côté des États-Unis pour sa politique d'oppression raciale. L'argent et les armes américaines servaient également à l'armée sud-africaine pour soutenir les régimes coloniaux des pays limitrophes qui essayaient de se maintenir contre les populations africaines en lutte. Le régime d'apartheid entretenait dans la population blanche sud-africaine, quelques millions d'individus sur le continent noir, une mentalité d'assiégés craignant d'être rejetés à la mer. Cela en faisait un réservoir de troupes prêtes à combattre les mouvements de libération alliés de l'URSS.

Par l'intermédiaire du PC, l'ANC pouvait bénéficier d'armes et de soutien logistique en provenance d'Union Soviétique. Mais la lutte armée ne signifiait absolument pas fournir des armes aux militants des townships pour se défendre contre la police et l'armée. Les militants affectés à l'organisation militaire et leurs armes étaient au contraire extraits des masses pauvres et placés à l'écart dans le but de poser des bombes pour saboter les installations militaires et les infrastructures électriques ou routières du pays. Il s'agissait surtout de montrer que l'ANC agissait, même interdite. La méfiance envers la population pauvre est une caractéristique des nationalistes qui, après lui avoir prêché la non-violence, la conviait en spectatrice uniquement du dévouement des militants de l'ANC.

Leur préoccupation était avant tout d'encadrer les masses et de ne les faire agir que sous la direction d'un appareil construit en dehors des luttes, un appareil sur lequel elles n'avaient aucun contrôle. C'est cela que l'ANC et le parti communiste stalinien avaient en commun. Et le PC jouait un rôle important de ce point de vue car en Afrique du Sud ce n'était pas la paysannerie mais bien la classe ouvrière non-blanche qui était la force sociale principale engagée dans la lutte contre l'apartheid. Or l'appareil stalinien exerçait une influence sur le prolétariat afin que ses luttes politiques ne quittent pas le terrain du nationalisme bourgeois. L'ANC et le PC étaient socialement hostiles à tout armement des ouvriers. L'ANC s'armait d'abord pour son propre compte.

Les nationalistes se donnaient ainsi comme but la construction par en-haut d'un embryon d'appareil d'État, comme moyen d'encadrer la population laborieuse et de n'utiliser sa force qu'au service de leurs objectifs politiques. Si les moyens étaient radicaux, le but était toujours le même : faire accepter des Noirs dans les rangs de la classe bourgeoise d'Afrique du Sud et amener le gouvernement sud-africain à reconnaître l'ANC comme leur représentant politique.

Le régime d'apartheid parachève la répression

Le régime de l'apartheid, qui avait installé sa dictature au cours des années 1950 sans rien céder aux campagnes de résistance passive, était à présent bien en place. Tout au long des années 1960 il utilisa son appareil répressif contre la tactique de sabotage, sans rien céder politiquement. Même les rares journaux blancs critiques de l'apartheid n'eurent plus le droit de parler librement du combat des populations non-blanches. L'État pouvait détenir tout individu au secret pendant trois mois, et renouveler cette détention administrative pour trois autres mois, sans même en informer un juge ou qui que ce soit. La police utilisait la torture systématiquement dans les commissariats. Elle suppliciait des noirs à l'électricité, exactement comme l'État français l'avait fait avec les insurgés algériens à l'autre extrémité du continent africain.

La justice sud-africaine quant à elle, infligeait dix coups de fouets pour activité politique à une quarantaine de millier de personne chaque année. Et les peines de prison tombaient fermes. Nelson Mandela fût arrêté en 1962 et condamné à cinq ans de prison. Mais ce n'était pas assez. Le pouvoir organisa un autre procès, connu comme celui de Rivonia, destiné à briser l'ANC. Mandela y était accusé au côté de Walter Sisulu et d'autres militants. Il s'en servit comme tribune politique pour expliquer son opposition au communisme et justifier vis-à-vis de la bourgeoisie l'alliance que l'ANC avait conclu avec le parti communiste par opportunité : "pendant des décennies les communistes ont formé le seul groupe politique d'Afrique du Sud prêt à traiter les Africains comme des êtres humains et comme leurs égaux ; prêt à manger avec nous ; à parler, à vivre, et à travailler avec nous". Mandela en expliqua aussi l'inconvénient à ses yeux, en regrettant qu'"à cause de cela, il y a aujourd'hui beaucoup d'Africains qui ont tendance à confondre la liberté et le communisme". La politique de l'ANC les détrompera des dizaines d'années plus tard quand la fin de l'apartheid et sa venue au pouvoir n'auront absolument rien à voir avec le communisme.

Tous les accusés du procès de Rivonia, furent condamnés à la prison à vie. On les envoya purger leur peine au nouveau bagne de Robben Island, une île au large du Cap. Seule l'absurdité du racisme d'État explique que l'on envoya le seul condamné Blanc dans une autre prison ; pendant qu'à Robben Island on obligeait les prisonniers Noirs à porter des shorts, alors les militants Indiens avaient, eux, le droit de porter des pantalons...

En apparence le contrôle de l'État sud-africain était total sur le prolétariat noir parqué dans les townships. Mais aucune dictature ne dure éternellement sans provoquer de réactions, et le début des années 1970 fût le théâtre du réveil de la classe ouvrière.

Les luttes de la classe ouvrière et de la jeunesse

En 1973, 60 000 travailleurs participèrent à plus de 150 grèves dans la région de Durban, obtenant les augmentations de salaire revendiquées, de 20 à 40 %. Bien que les travailleurs et les militants qui organisaient les grèves soient victimes de la répression, que les piquets de grèves soient mitraillés par la police, les mineurs s'engouffraient à leur tour dans la brèche et leur salaire de misère quadrupla entre 1972 et 1975, les patrons préférant céder devant la force des grévistes.

L'indépendance des colonies portugaises d'Angola et du Mozambique en 1975 après de longues années de luttes, et à la faveur de la révolution des œillets l'année précédente à Lisbonne, encourageait les Noirs d'Afrique du Sud opprimés aussi par une minorité blanche.

Dans ce contexte de combativité des masses, le gouvernement pris une mesure discriminatoire de trop en 1976. Il décida que désormais les élèves noirs suivraient la moitié de leur enseignement en langue afrikaans, langue symbole de leur oppression. Au-delà de cette injustice de plus, c'était tout le système éducatif sud-africain qui était rejeté par la population noire. Le gouvernement d'Afrique du Sud dépensait en moyenne pour chaque élève classé métis ou Indien 42 % de ce qu'il dépensait pour un élève Blanc. Un élève Noir n'avait, lui, droit qu'à 6 % de cette somme.

Les jeunes du township de Soweto refusèrent l'enseignement en afrikaans et une grève d'élèves se développa, bien souvent sans l'approbation des parents. Le 16 juin 1976 une manifestation regroupa des milliers de jeunes, rejoint par certains adultes entraînés par l'énergie des élèves qui commençaient à caillasser la police. Parmi les slogans on entendait le cri "Amandla" (signifiant "le pouvoir") auquel la foule répondait "Ngawethu !" ("nous appartient !"), ce qui était un défi politique direct au régime. La police réprima durement les jeunes, d'abord avec matraques et gaz lacrymogènes, puis avec les fusils. Le premier mort était un élève âgé de 13 ans.

Soweto se souleva alors. Quand les ouvriers revinrent le soir de leur travail à Johannesburg la blanche, sans savoir ce qui s'était passé dans la journée, ils essuyèrent des coups de feu de la police dans les rues de Soweto et se trouvèrent ainsi mêlés d'emblée au soulèvement. 23 personnes perdirent la vie ce jour-là, dont deux Blancs sur lesquels la foule s'était vengée des balles de la police. Le lendemain la police ratissa Soweto avec des blindés en tirant à tout va et l'armée se tint prête aux portes du township.

Grâce à la combativité de sa population, le nom de Soweto, abréviation de "townships du Sud-ouest" de Johannesburg, fût instantanément connu dans le monde entier comme synonyme de révolte contre les injustices. La révolte de Soweto fît tâche d'huile. Dans les mois qui suivirent, 160 townships se soulevèrent, y compris dans les homelands prétendument indépendants et jusqu'en Namibie qui était alors administrée par l'Afrique du Sud. L'année 1976 fut marquée par des grèves et des manifestations au cours desquelles la population eut à affronter la police à chaque fois. Bien des gens furent arrêtés et renvoyés dans leur homeland. D'autres étaient emprisonnés administrativement sans limite de temps. La répression tua des centaines de personnes et fit plus d'un millier furent blessées. Parmi les victimes on compta beaucoup d'enfants que les circonstances avaient transformés en militants.

Les autorités françaises, qui ne manquent jamais une occasion de donner des leçons de morale sur la question des droits de l'homme, vendirent une centrale nucléaire à l'Afrique du Sud, cette même année 1976.

La rébellion de la population des townships

L'agitation à Soweto dura deux ans. Et l'État, qui n'avait cessé depuis 1948 de renforcer les interdictions de toutes sortes rendant la vie de la population noire impossible, fût contraint de reculer pour la première fois et de retirer sa loi sur l'enseignement en afrikaans. De plus tous les habitants des townships eurent le droit d'y résider officiellement et d'acquérir leur propre logement en propriété, ce qui était interdit auparavant.

Les luttes de cette période portaient sur l'éducation, les loyers, le prix des transports, bien entendu en relation avec l'oppression raciale. Des comités de quartier surgissaient. Des militants, jeunes pour la plupart, venaient à l'activité et se politisaient. Ce foisonnement n'était pourtant pas dirigé par l'ANC. Certains des militants les plus en vue appartenaient à des organisations chrétiennes des droits civiques, bâties sur le modèle de celle de Martin Luther King aux États-Unis. D'autres, plus radicaux, s'affilaient au courant nationaliste de la Conscience Noire, créé par des étudiants influencé par le parti des Black Panthers américain et voulant rompre avec l'oppression que représentait à leurs yeux le monde blanc. D'importantes manifestations suivirent l'arrestation puis l'assassinat par la police en 1977 de Steve Biko, militant de la Conscience Noire.

La classe ouvrière était aussi entraînée dans l'action à la fin des années 1970. Les syndicats non-Blancs se reconstituaient ouvertement. Ils regroupaient six fois plus d'adhérents en 1983 que quatre ans plus tôt. Cette montée ouvrière força le gouvernement à assouplir la répression, et le patronat fût contraint de reconnaître ces syndicats qui ne pouvaient plus être simplement ignorés et écrasés. Seules cinq entreprises reconnaissaient officiellement un syndicat noir en 1979, quatre ans plus tard elles étaient plus de 400. Même le puissant patronat des mines se voyait forcer de négocier avec le NUM, le syndicat national des mineurs africains.

L'ANC, dont l'organisation avait été considérablement affaiblie par la très dure répression des années 1960, ne jouait pas un rôle déterminant dans cette montée des masses. Ce n'étaient pas toujours ses cadres qui y donnaient le ton car ils s'étaient investis depuis une quinzaine d'années dans des activités de lutte armée, bien loin des townships où battait le cœur de la révolte des travailleurs noirs.

Les actes de sabotage sur le territoire sud-africain avaient laissés la place à la constitution d'un appareil militaire en dehors des frontières, notamment dans des camps au Mozambique. C'était un État en miniature et en exil qui se construisait ; un instrument discipliné, car toute armée doit l'être si elle veut être efficace, et surtout hors de l'influence des masses. Joe Slovo, dirigeant du PC et de l'ANC, commandait sur place cette force militaire, pendant qu'à Londres, Oliver Tambo essayait en vain d'obtenir l'appui des puissances impérialistes pour faire fléchir le régime de l'apartheid.

Les années de luttes ouvrières qui suivirent l'explosion de Soweto étaient potentiellement porteuses de perspectives bien différentes de celles des nationalistes. Les appareils de l'ANC et du PC n'avaient encore que peu d'influence sur le prolétariat des townships révolté contre l'apartheid qui aurait pu tout à fait agir pour son propre compte. Pas simplement sur le terrain économique des luttes salariales grâce auxquelles il avait entamé sa remobilisation au début des années 1970. Mais en se dotant aussi d'un programme politique de renversement de l'apartheid correspondant à l'évolution de la situation et de la conscience ouvrière. Bien différemment des nationalistes qui construisaient leur appareil d'État à l'écart de l'activité des travailleurs, ceux-ci auraient pu au contraire encourager toutes les initiatives venant d'en bas, de la population en lutte contre les forces de répression. Le foisonnement de comités populaires dans les townships, accompagnant la naissance d'une génération militante intrépide, montrait peut-être la voie. En outre l'alignement complet du PC sur la politique de l'ANC méfiante vis-à-vis de ces formes d'organisation locales, donnait une certaine influence aux courants politiques se situant sur sa gauche. Mais ces organisations, quoique qu'hostiles à l'ANC, n'ont pas quitté le terrain du nationalisme noir ou bien ne se sont pas développées. Et il a manqué une force politique pour développer la possibilité que les travailleurs en lutte apprennent à s'organiser eux-mêmes indépendamment des nationalistes.

L'ANC et le PC tâchent de chapeauter les luttes

Privé de perspective politique de cet ordre, bien des jeunes révoltés des townships en but à la répression, s'enfuirent d'Afrique du Sud pour s'engager dans la petite armée de l'ANC qui ne pouvait pas vaincre l'État, mais qui avait le mérite d'exister. De cette façon l'ANC récupérait des forces militantes issues de luttes dont elle était absente, car elle pouvait proposer un cadre d'action. L'énergie de ces jeunes militants y était étroitement canalisée. Il ne s'agissait pas de les renvoyer une fois formés et équipés d'armes, dans les townships pour y servir de cadres à la mobilisation des masses ; ce qu'une bonne partie d'entre eux rêvaient de faire. Au contraire l'ANC gardait cette force en réserve pour le jour où le régime sud-africain serait prêt à négocier ; et où les nationalistes intégrant l'appareil d'État d'Afrique du Sud devraient imposer à la population pauvre qu'elle le reste, malgré un changement de couleur du gouvernement.

Ceux des soldats de l'ANC mal à l'aise avec cette politique n'avaient pas le droit de la discuter, au nom de la discipline. En 1983, l'ANC qui participait à la guerre civile angolaise, envoya des soldats contestataires y combattre pour s'en débarrasser. Et quand les centaines de survivants qui revinrent se mutinèrent l'année suivante, ils furent réprimés. Pour cela il existait au Mozambique un camp-prison de l'ANC, celui de Quatro, où la torture était utilisée contre les opposants internes récalcitrants. C'était au travers des basses besognes d'un État en miniature que l'ANC formait ses cadres.

Mais l'ANC ne pouvait se contenter d'être surtout présente aux frontières de l'Afrique du Sud quand les travailleurs bâtissaient des syndicats pour passer à l'offensive contre l'exploitation patronale, et quand les habitants des townships s'organisaient dans des comités pour contester le pouvoir. Et cela en se passant très bien des chefs de l'ANC.

L'ANC voulait récupérer les rênes de la lutte et créa pour cela en 1983 le front démocratique unifié qui était destiné à chapeauter toutes les formes d'organisations qui surgissaient de la lutte anti-apartheid. Quant à la centrale syndicale récrée en 1979, qui prit en 1985 le nom de congrès des syndicats sud-africains, COSATU, le PC se battait pour en prendre la direction. Ce qu'il finit par faire, d'en haut, grâce à son appareil.

L'État s'affaiblit

En 1984, le régime de l'apartheid, confronté à la contestation des masses depuis des années, commença à donner des signes de fléchissement. Les mariages interraciaux furent autorisés. On accorda aux Indiens et aux métis le droit d'élire, séparément, leurs propres députés. La majorité noire de la population eu juste le droit d'élire des conseillers municipaux dans les townships, mais elle n'avait toujours pas officiellement son mot à dire sur la politique du pays. C'était trop peu pour satisfaire les très nombreux mécontents.

45 000 mineurs commencèrent une grève qui se prolongea en grève générale de deux jours dans toute la région du Transvaal. Et une semaine plus tard eu lieu une autre grève générale de deux jours à Port-Elizabeth. La contestation avait de multiples revendications : le droit de vote, l'abolition du pass, un réel accès à l'éducation, le gel ou la baisse des loyers, l'augmentation des salaires...

L'État sud-africain s'affaiblissait devant l'inépuisable volonté de changement et de lutte des masses. De plus la guerre incessante que menait l'Afrique du Sud à ses frontières pour le compte de l'impérialisme américain et pour la préservation de son propre régime raciste, devenait impopulaire parmi les jeunes hommes Blancs, seuls astreint à un service militaire de deux ans, assorti de périodes de réserve obligatoires pouvant aller jusqu'à trois mois. Ils étaient de plus en plus nombreux, ces jeunes qui ne voulaient pas servir de soldats du racisme et être obligés de tirer sur une population noire mobilisée mais désarmée, lors de raids militaires destructeurs dans les townships. En 1985, plus de 7 500 conscrits n'avaient pas répondu à l'appel. Le refus de servir dans l'armée qui avait traditionnellement des bases religieuses et pacifistes, devenait un acte politique de défiance vis-à-vis du gouvernement. Une partie de la jeunesse blanche quittait le pays.

Si la population blanche bénéficiait d'un niveau de vie équivalent à celui de la petite bourgeoisie occidentale, ce que l'exploitation du prolétariat noir permettait, cela avait un prix. Et on pouvait vérifier en Afrique du Sud cette vérité qu'un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être libre.

L'année 1985 connut une mobilisation accrue de la population noire. Dans les townships se développaient le boycott des commerces qui étaient la propriété des Blancs et les grèves contre les prix excessifs des transports. Les conseillers municipaux noirs, les policiers noirs, et tous ceux qui collaboraient avec le gouvernement de l'apartheid étaient expulsés des townships par la population, à moins qu'ils ne démissionnent.

L'État perdait le contrôle des townships malgré la proclamation de l'état d'urgence et la carte blanche donnée aux forces de répression qui tiraient pour disperser les enterrements des victimes précédentes. Sitôt que l'état d'urgence venait à bout de la révolte dans une région, elle repartait ailleurs. Et quand la répression étouffait la lutte dans les townships, elle resurgissait sous forme de grèves ouvrières. 20 000 mineurs furent licenciés pour avoir participé à ces grèves politiques.

L'ANC tâche de s'imposer comme interlocuteur unique du gouvernement

Au cours des années suivantes l'agitation ne cessa pas. Le gouvernement du parti national voulait préserver l'apartheid, mais il était obligé de reculer sous la pression des masses. Le pass tant haï fût aboli en 1986, année où 40 000 personnes étaient emprisonnées, les plus jeunes ayant 11 ans.

Pour répondre aux besoins de la situation, l'ANC, pas plus que le parti communiste, n'apprenaient à la population à gouverner elle-même les townships qui échappaient au contrôle de l'État. Pour les nationalistes noirs, il était hors de question que les travailleurs noirs s'organisent en pouvoir, même local, de peur que cela ne leur serve d'école pour gouverner, peut-être demain, le pays. Leurs militants n'aidaient pas les insurgés, qui affrontaient la police et l'armée à mains nues, à s'armer. Ils étaient en première ligne pour subir la répression, et gagnaient ainsi la sympathie des masses à leur organisation, mais leur rôle était d'entretenir juste assez de pression pour forcer le gouvernement à composer avec l'ANC.

L'ANC utilisait l'énergie de ses propres militants dans le but de contrôler la population des townships et y imposer son ordre. Là, sous le contrôle de l'appareil de l'ANC, les armes étaient utilisées, et des règlements de compte entre organisations rivales eurent lieu dans les townships, y compris lors de luttes de faction internes à l'ANC. Le supplice du pneu enflammé n'était pas réservé qu'aux supplétifs noirs du gouvernement.

Mais les principaux affrontements eurent lieu avec les partisans du chef zoulou Buthelezi. Pour affaiblir l'ANC qui réussissait à chapeauter la mobilisation des masses, le gouvernement arma l'Inkatha qui était autant un parti politique, qu'une milice. La base de l'Inkatha, fondé au départ comme un mouvement culturel, était les 7 à 8 millions de zoulous habitants le homeland du Kwazulu, dont une partie des hommes étaient partis travailler au Transvaal et logeait entre eux dans des foyers. Buthelezi attisait les différences ethniques et jouait sur la crainte que l'hégémonie de l'ANC n'affaiblisse les traditions zouloues. En fait il voulait s'assurer une partie du pouvoir qui commençait à échapper des mains du parti national.

La bourgeoisie sud-africaine change de politique

De son côté, la bourgeoisie sud-africaine qui avait tant profité de la dictature que le parti national faisait peser sur le prolétariat noir, commençait à changer de cap politique. Elle craignait que la situation ne passe de la révolte à la révolution. Harry Oppenheimer procura des locaux à COSATU à Johannesburg pour servir de siège aux syndicats. C'était un des dirigeants de l'Anglo-American, grand trust minier présent sur tous les continents et incluant la célèbre compagnie diamantaire De Beers.

Emmenée par Oppenheimer, une délégation du patronat se rendit en 1986 en Zambie pour y rencontrer la direction en exil de l'ANC. Ces rencontres se déroulèrent ensuite des dizaines de fois en quelques années, de façon à ce que les représentants de la bourgeoisie puissent vérifier jusqu'où l'ANC et le parti communiste pouvaient aller contre leur propre base dans les classes populaires noires, s'ils étaient légalisés et intégrés à l'État sud-africain afin de calmer les masses.

Le patronat rendit la première de ces rencontres publique de façon à faire pression sur le gouvernement de Botha, le dirigeant du parti national au pouvoir. Nelson Mandela, du fond de sa prison, saisit l'occasion pour écrire au gouvernement et lui proposer d'entamer des pourparlers. Il dû le faire à plusieurs reprises avant que Botha n'amorce un timide virage politique en envoyant secrètement son ministre de la justice rencontrer Mandela en 1987, et à partir de 1988 régulièrement. Ce tournant du pouvoir transférait sur le terrain des négociations le rapport de force, mais ne le supprimait pas. Le gouvernement continuait sa politique de répression et d'assassinat de militants.

Les bourgeoisies impérialistes s'inquiétaient pour la stabilité de l'économie sud-africaine, la plus juteuse en bénéfice du continent africain. Elles craignaient encore plus que l'énergie militante déployée par le prolétariat sud-africain ne soit contagieuse pour la population pauvre des pays avoisinants. Les militants de l'ANC et du PC en exil dans les pays limitrophes de l'Afrique du Sud, auraient pu chercher à lier les classes populaires qui, quelques soient les frontières issues du colonialisme, se battaient contre la même oppression sociale et économique : celle de l'impérialisme et de son relais local, la bourgeoisie sud-africaine. Le soulèvement des townships faisait l'admiration des opprimés bien au-delà des frontières sud-africaines. Mais pas question pour les nationalistes d'unifier les pauvres d'Afrique dans les luttes. Leur politique était à l'opposé. Ils respectaient les États nationaux et voulaient plus que tout trouver un compromis avec l'État sud-africain qu'ils aspiraient à diriger un jour.

Inquiètes d'une possible contagion, les grandes puissances, USA en tête, entamèrent en 1986 un boycott officiel du pays de l'apartheid pour faire pression en faveur d'un changement de régime. Cela faisait déjà plus de vingt ans que l'ONU passait des résolutions contre l'apartheid sans aucun effet concret. Mais à présent que les profits étaient menacés, il en allait autrement. C'était aussi l'époque de la fin de la guerre froide et l'URSS ne jouait plus de rôle sur la scène africaine. L'impérialisme américain, à présent sans rival mondial, fit pression pour que l'Afrique du Sud cesse d'alimenter les guerres régionales. Il avait bien d'autres moyens d'exploiter les richesses de la région.

Botha n'avait plus les moyens de sa politique d'apartheid. Il avait essayé un peu de concessions et beaucoup de répression tout à la fois, mais il n'était pas parvenu à ce que les travailleurs sud-africains se résignent aux injustices qu'ils subissaient. La révolte des townships ne pouvait pas être matée. Il fallait un changement politique pour désamorcer la poudrière.

L'alliance entre l'ANC et le Parti national

C'est au sein du Parti national, le parti de l'apartheid depuis 1948, que la bourgeoisie trouva le personnel politique pour sortir de cette impasse. En 1989 Botha démissionna de son poste de président de la république pour introniser immédiatement un autre dirigeant du parti national : Frederik De Klerk. De Klerk incarnait le virage politique de la bourgeoisie sud-africaine. Si elle ne pouvait plus dominer le pays au travers de la dictature raciste et du parti national, elle le dominerait grâce au suffrage universel et à l'ANC.

De Klerk commença par libérer de prison des dirigeants de l'ANC et démanteler certaines dispositions légales de l'apartheid. En février 1990 il fit un discours où il annonça la fin de l'interdiction de l'ANC et du parti communiste. Et une semaine après, Nelson Mandela, qui venait de passer 27 ans en prison, était libéré.

Mandela et De Klerk entamèrent alors une collaboration qui avait pour but d'organiser la transition vers un régime multiracial au mieux des intérêts de la bourgeoisie. Il fallait qu'en apparence tout change, pour que l'exploitation capitaliste subsiste. Leur rôle consistait à organiser au mieux la continuité de l'État bourgeois, dont le personnel allait être en partie renouvelé par l'apport de l'ANC. La transition dura quatre ans.

La politique de Mandela pouvait enfin aboutir. En l'absence d'un parti représentant leurs intérêts de classe, les travailleurs en lutte avaient imposé l'ANC comme force politique incontournable en Afrique du Sud. Les masses avaient fait leur travail et devaient maintenant quitter la scène politique.

Au seuil du pouvoir, l'ANC freine les mobilisations

De ce point de vue, les illusions dans l'ANC des travailleurs mobilisés - illusions semées et renforcées par le parti communiste - posaient même problème. La légalisation de l'ANC, qui avait dissous le front démocratique derrière lequel elle avait opéré auparavant pour apparaître elle-même au grand jour, avait fait affluer vers elle un demi-million d'adhérents qui n'avaient pas tous envie de patienter encore des années sous un gouvernement blanc. D'ailleurs au congrès de l'ANC de 1991, Mandela s'inquiéta publiquement que les adhérents soient principalement des pauvres et réclama un effort de recrutement dans les classes moyennes.

À présent l'ANC allait tenter de freiner la mobilisation, mais ce n'était pas si facile. D'autant moins que les rivalités politiques, aiguisées par la perspective d'un compromis gouvernemental, avaient leur traduction violente au sein de la population. Les négociations entre l'ANC et le gouvernement avaient lieu bien à l'écart des townships, dans le quartier d'affaire de Johannesburg. Elles étaient hors du contrôle de la population, mais pas sans conséquences sur elle.

L'Inkatha voulait à tout prix sa place à la table des discussions. Et De Klerk utilisait la force de frappe de l'Inkatha pour affaiblir l'ANC au cours des négociations. Buthelezi déchaîna ses militants de la région de Johannesburg en se servant des foyers de migrants comme base pour lancer des raids meurtriers dans les townships. Il y eu 700 morts en juillet et août 1990. Cette guerre civile à l'intérieur de la population noire, qui se développait aussi dans la région de Durban, fit 13 000 morts en quatre ans. En plus de la menace que les troupes de l'Inkatha faisaient peser sur la population, la police de De Klerk elle aussi perpétra plusieurs tueries pendant les quatre années de la transition. Mandela réagissait à ces massacres en menaçant de rompre les négociations avec le gouvernement ou en les repoussant.

Les militants de l'ANC se défendaient physiquement, mais leurs dirigeants craignaient que les travailleurs ne s'arment eux-mêmes hors de leur contrôle. Lors des meetings de protestation contre les violences de la police ou de l'Inkatha, la population réclamait des armes à Mandela.

L'ANC, méfiante des masses, préférait que la police et l'armée, les forces de répression de l'apartheid, viennent rétablir l'ordre dans les townships. Sa politique était de faire accepter à la population noire, l'appareil d'État qui l'avait opprimé si longtemps. L'ANC fit également patrouiller dans les townships son service d'ordre, composé d'anciens guérilleros, pendant qu'était dissoute sa branche armée, dont des cadres étaient envoyés se former dans des académies militaires à l'étranger en vue d'intégrer l'armée sud-africaine en tant qu'officiers.

En 1993 un militant d'extrême-droite blanc assassina Chris Hani, dirigeant influent de l'ANC, secrétaire général du parti communiste et très populaire dans les townships dont il représentait la génération militante issue du soulèvement de Soweto. Ce meurtre relança l'agitation parmi les travailleurs. L'ANC organisa des meetings et des manifestations. L'affluence y était bien au-delà de ce qu'elle souhaitait. Ce fût l'occasion pour les masses de montrer leur mécontentement car si l'ANC se rapprochait chaque jour du pouvoir, peu de choses avaient changé pour la population. On vit des pancartes rédigées ainsi : "Mandela libéré il y a 3 ans, l'Afrique du Sud ne l'est toujours pas !".

Le parti communiste n'essaya absolument pas de profiter du décalage entre la politique des dirigeants de l'ANC et les sentiments de leur base, pour la bonne raison qu'il faisait partie de la direction de l'ANC. Le PC était en pleine croissance, tout comme ceux des syndicats qu'il dirigeait. Il comptait 80 000 adhérents et jouissait d'une réelle influence sur la classe ouvrière. Mais avant tout, le PC était très responsable vis-à-vis des intérêts de la bourgeoisie sud-africaine, de la solution politique et du rythme qu'elle avait choisi pour sortir de l'apartheid. Ses militants étaient disciplinés et ne tentèrent pas d'organiser les travailleurs impatients sur d'autres bases. Pour donner le change, le PC utilisait, et continue à le faire aujourd'hui, tous les symboles du communisme, drapeaux rouges, faucilles et marteaux, pour conduire une politique bourgeoise.

Les tueries qui eurent lieu pendant la période de transition finirent par détourner une bonne part du prolétariat, qui en était la principale victime, de l'activité politique. De sorte que plus on s'approchait de la fin de l'apartheid, moins la classe ouvrière avait envie de pousser ses conquêtes.

L'ANC parvient au pouvoir en assurant la continuité de l'État

En avril 1994, après que les principales forces bourgeoises du pays, le parti national pour les Blancs et l'ANC pour les Noirs, aient tout réglé en fonction des intérêts des capitalistes durant huit années de négociations secrètes puis officielles, la population fût appelé à entériner cet accord. Les premières élections au suffrage universel étaient organisées. Elles étaient la conséquence de la lutte déterminée du prolétariat sud-africain depuis 20 ans ; et en même temps les négociations débouchaient sur la continuité de l'État : la classe ouvrière était frustrée de sa victoire.

Le pays avait été redécoupé en provinces qui permettaient à ce que le pouvoir local soit détenu par tel ou tel partenaire de l'accord général quelque soit le résultat national des élections. Buthelezi, après avoir mené pendant des années une politique d'hostilité violente à l'égard de l'ANC, venait de signer un accord avec Mandela. L'Inkatha serait au pouvoir dans la région du Kwazulu-Natal, en échange de quoi elle s'engageait à accepter un gouvernement dirigé par l'ANC.

Les homelands disparaissaient pour réintégrer officiellement l'Afrique du Sud. Par contre l'ANC respectait soigneusement les frontières dessinées par les colonisateurs : le Lesotho et le Swaziland, complètement sous influence sud-africaine, restaient en dehors de la nouvelle Afrique du Sud. Pour leurs trois millions d'habitants il n'était pas question de droit de vote, il fallait rester soumis à des monarchies dictatoriales.

Aux élections de 1994, l'ANC obtint 12,2 millions de suffrages, soit 62 % et Mandela devint président de l'Afrique du Sud. Peu importait le résultat des autres formations politiques, du moment qu'elles dépassaient 5 %, puisque la composition du gouvernement résultait d'une entente générale. Le parti national, après 46 ans de pouvoir sur la base de l'apartheid, avait neuf portefeuilles dont une des deux vice-présidences pour De Klerk et le ministère des finances qui ne changeait même pas de titulaire, de façon à rassurer la bourgeoisie. Le gouverneur de la banque centrale restait lui aussi à son poste. L'Inkatha obtenait quatre ministères : dont celui de l'Intérieur occupé par Buthelezi et celui de vice-ministre de la Sécurité.

Le PC et COSATU ne s'étaient pas présentés aux élections sous leur propre drapeau mais sur les listes de l'ANC, qui dirigeait l'État et se taillait la part du lion avec 26 postes sur 39. Sur ce quota, le parti communiste obtenait notamment le ministère du Logement pour Joe Slovo où il se trouvait en première ligne face aux demandes de la population.

Le nouveau ministre de la Défense, un dirigeant du PC, maintint pour les cinq ans à venir le chef d'état-major de l'armée sud-africaine à son poste. En échange de quoi les 14 000 anciens soldats de l'ANC intégrèrent les rangs de l'armée. Ce type d'accord au sommet ne changeait pourtant pas la réalité des comportements racistes fortement ancrés parmi les cadres blancs de l'État. Beaucoup de soldats noirs désertèrent et d'autres manifestèrent contre leur hiérarchie blanche, mais sans le soutien de l'ANC. La situation était similaire dans la police où 2 000 policiers noirs firent grève en occupant une caserne, et où le gouvernement de Mandela envoya des forces loyales, composées essentiellement de Blancs, leur tirer dessus faisant un mort.

Une transition politique qui conforte la domination de la bourgeoisie

L'accord politique de 1994 valu à De Klerk et à Mandela la reconnaissance de la bourgeoisie mondiale sous la forme du prix Nobel de la Paix. D'ailleurs un des premiers gestes du président Mandela avait été de reconnaître officiellement la dette extérieure de l'État sud-africain, qui avait servie pourtant en partie à acheter les armes qui permirent de maintenir si longtemps l'apartheid.

La période de transition a été une période dangereuse pour la bourgeoisie. Son État était menacé par les luttes politiques des millions de travailleurs contre le régime d'apartheid. C'est là que l'ANC, épaulée par le PC et COSATU dont l'influence sur la classe ouvrière était importante, a joué un rôle déterminant. Non seulement ce changement de régime n'a absolument rien changé aux rapports de propriété et à la domination de l'économie par la bourgeoisie blanche, mais l'État lui-même a été peu affecté. Mandela et les principaux dirigeants de l'ANC n'étaient pas des révolutionnaires. Toute leur politique n'avait qu'un but : diriger l'État sud-africain tel qu'il était, et non le renverser.

Il était juste question de former des serviteurs noirs de l'État aux côtés des hauts fonctionnaires blancs. L'accord de 1994 stipulait d'ailleurs que le nouveau gouvernement ne pouvait pas se débarrasser des fonctionnaires de la période de l'apartheid avant 5 ans. Ainsi les patrons gardaient tous leurs interlocuteurs habituels dans l'appareil d'État. Les ministres changeaient, et encore pas tous, mais tous les hauts fonctionnaires et responsables, qui composent les rouages de l'État et sont habitués à faciliter les affaires de la bourgeoisie à laquelle ils sont souvent intimement liés, restaient en place. La continuité de l'État était assurée.

Pour mener une politique favorisant les bénéfices de la bourgeoisie, Mandela s'appuya notamment sur Trevor Manuel, d'abord ministre de l'Industrie, puis ministre des Finances sans discontinuer jusqu'à l'année dernière. En 1995, le premier budget de l'ANC au pouvoir comportait une baisse de 6 % des salaires réels des fonctionnaires et de 10 % des crédits pour la santé, au nom de la compétitivité du pays qui devait se relever de décennies d'apartheid. Et cela semblait aux travailleurs d'autant plus crédible que les 80 députés du PC et les 76 de COSATU appuyaient ces mesures.

C'est un ancien secrétaire général de COSATU qui organisa la privatisation de la Poste et des Télécoms en 1997, rompant ouvertement avec des décennies de revendications de nationalisations. Joe Slovo, ministre du Logement et dirigeant du PC, oublia les promesses faites aux 13 millions de personnes sans-logis ou mal-logées du pays. Par contre il exigea des résidents des townships, la plupart locataires de taudis mis à leur disposition à l'époque de l'apartheid, qu'ils payent leurs charges locatives. Trop pauvres, ils en étaient incapables et de plus ils avaient l'habitude que ce soient les militants de l'ANC qui organisent des campagnes de boycott des charges, et non qu'ils y mettent fin. Des expulsions eurent lieu.

Le logement, le tout-à-l'égout, l'eau courante, l'électricité, les emplois, la santé : tout cela allait rester largement hors de la portée des masses pauvres. Presque aucune des terres dont l'ANC avait promis la redistribution aux paysans noirs, car elles avaient été volées sous l'apartheid, ne furent redistribuées. Bien que les deux tiers des terres agricoles soient la propriété de gros fermiers blancs, il n'était pas question de leur nuire car ils travaillaient pour l'exportation.

Pour donner le change aux pauvres le gouvernement lança un programme de reconstruction et de développement dont il confia la tête à un ancien secrétaire général de COSATU. Mais comme l'État ne lui accorda presque aucun financement, les syndicats demandèrent aux travailleurs de faire les sacrifices nécessaires. Le syndicat des chemins de fer expliqua « nous avons eu souvent des journées de grèves où nous n'étions pas payés. C'est à nous, en tant que travailleurs, de donner l'exemple des sacrifices ».

Mais tous les travailleurs ne l'entendaient pas de cette oreille. Des grèves éclatèrent en 1995 malgré le frein des appareils syndicaux de COSATU. On envoya aux grévistes des supermarchés les chiens policiers, les balles en caoutchouc et les grenades lacrymogènes. On en arrêta un millier. Dans les transports, le syndicat se désolidarisa de routiers grévistes.

Et pendant que le gouvernement demandait aux travailleurs d'être patients et de se sacrifier, il baissait l'impôt sur les bénéfices des sociétés de 48 à 35 % et supprimait le contrôle des capitaux entrants ou sortants du pays. Non seulement des compagnies d'assurance, mais aussi les deux plus grandes compagnies minières, dont l'emblématique Anglo-American qui symbolisait le capitalisme sud-africain, choisirent de baser leur siège à Londres. Ce qui ne les empêchait pas de continuer à exploiter les richesses du pays en or, platine, chrome, manganèse, diamant et charbon. Et puis l'implantation des plus grandes entreprises sud-africaines en Afrique noire, dont les marchés s'ouvraient enfin à elle, était facilitée car un Mandela à la présidence était bien plus efficace pour cela que les politiciens racistes du temps de l'apartheid.

Une couche de privilégiés noirs fabriquée à l'ombre du pouvoir

L'ANC au pouvoir ne se contenta pas de favoriser la grande bourgeoisie blanche qui dominait le pays depuis un siècle. Le projet nationaliste voulait que se crée aussi à ses côtés une bourgeoisie noire. Comme elle ne pouvait pas tirer sa position sociale, sa puissance financière et ses capitaux de la propriété des moyens de production qui étaient aux mains des riches Blancs, cette couche supplémentaire de parasites, noirs cette fois-ci, ne put exister que grâce au contrôle des nationalistes sur l'État.

La plupart de ces nouveaux capitalistes, qu'on appelait les "diamants noirs", n'ont pu amasser leurs premiers millions que grâce aux lignes de crédit ouvertes par l'État et les fonds que gérait l'ANC. Ils étaient issus directement des hautes sphères de l'ANC et de la bureaucratie syndicale de COSATU. Cyril Ramaphosa, dirigeant de l'ANC et du NUM, le syndicat des mineurs, pu racheter les mines les moins rentables que lui céda l'Anglo-American. Il en tira du profit, joua le rôle de courtier pour son propre compte, devint millionnaire et se lança dans d'autres affaires. Quant au successeur de Ramaphosa à la tête du NUM, il intégra aussi le monde de la bourgeoisie en devenant membre du comité de direction de l'Anglo-American.

COSATU créa une compagnie holding pour monter un casino en partenariat avec un propriétaire de salles de jeu. De son côté le syndicat du textile utilisa la presque totalité des fonds destiné aux enfants de ses membres pour acheter des actions en bourse et permettre aux bureaucrates qui le dirigeaient de s'initier au rôle de parasites bourgeois.

Ces hommes ont fait carrière dans l'appareil politique ou syndical lié à l'État, d'autres directement dans le monde des affaires en passant facilement de l'un à l'autre. L'argent passait aussi très facilement du public au privé, et pas seulement officiellement. Mandela avait amené, dans le sillage de son arrivée à la présidence, de nombreux hommes impatients de goûter aux délices du pouvoir dont ils estimaient qu'ils avaient été trop longtemps privés du fait de la couleur de leur peau. Ils voulaient s'enrichir et vite. La corruption prit alors une ampleur importante et des scandales incessants rythment depuis la vie politique du pays.

Toute cette politique a été et continue à être menée au nom de la redistribution des richesses aux populations défavorisées sous l'apartheid. Mais ce n'est pas le prolétariat noir qui en bénéficie, c'est la petite et moyenne bourgeoisie noire qui doit son épanouissement, et pour une toute petite partie sa transformation en bourgeoisie véritable, à l'arrivée de l'ANC au pouvoir. Cette nouvelle couche bourgeoise ne s'est même pas créée en s'appropriant les capitaux de la bourgeoisie blanche qui détient toujours les rênes de l'économie sud-africaine. Elle a été cooptée par la grande bourgeoise et ne vient que se surajouter à elle. Aujourd'hui les richesses créées par le travail de la classe ouvrière sud-africaine sont volées non seulement par la bourgeoisie impérialiste occidentale et la bourgeoisie blanche sud-africaine ; mais elles le sont aussi par des bourgeois noirs. Et cela à une époque où le capitalisme n'apporte plus aucun développement économique au pays, seulement un parasitisme accru.

Mandela passe le relais de la politique anti-ouvrière

Le dernier service important rendu par Mandela à la bourgeoisie sud-africaine et à son État, fût d'absoudre les crimes politiques de l'apartheid grâce à la commission vérité-réconciliation qu'il lança en 1996 en la confiant à Desmond Tutu, l'archevêque anglican noir de Johannesburg également prix Nobel de la paix. Mandela s'était senti obligé, devant les demandes des proches des victimes de l'apartheid, d'autoriser des auditions publiques. Elles étaient parfois très suivies.

Mais sans surprise cette commission ne déboucha sur presque rien, si ce n'est le recyclage de hauts-fonctionnaires de l'apartheid qui pouvaient, après passage devant la commission, retrouver une place au service de l'État. Le général Malan, qui avait ordonné en 1987 le massacre de 13 personnes, dont 7 enfants, au domicile d'un militant communiste, fût absous pour ce crime-là et même pas interrogé sur les milliers d'autres victimes de la répression dont il était également responsable en tant que chef des services de sécurité sous l'apartheid. Pour faire bonne figure on dénonça aussi les tortures et les assassinats commis au sinistre camp de l'ANC à Quatro au Mozambique, tout en laissant tranquille le ministre de la Défense qui en était un des responsables.

En 1999, à la fin de son mandat présidentiel, Mandela céda sa place à la tête de l'ANC à Thabo Mbeki, qui remporta les élections haut la main avec 66 % des voix. Mais la participation avait été bien plus faible et l'ANC perdait 1,5 million de voix. Mbeki reconduisit l'alliance entre l'ANC, le PC et COSATU. Elle était nécessaire pour comprimer les revendications ouvrières qui s'exprimaient de plus en plus. Mbeki annonça tout de suite après son élection, un train de mesures d'austérité et une grève de 500 000 travailleurs lui répondit. Mais le PC s'opposait toujours à ce que les travailleurs luttent pour leurs intérêts politiques propres. Une partie de l'appareil de COSATU avait bien agité un moment, avant l'élection de 1999, l'idée de présenter une liste indépendante de l'ANC. Mais elle y avait renoncé, et avait présenté des candidats sous l'étiquette ANC dont elle a financé la campagne avec l'argent des cotisations des syndiqués.

Mbeki accentua la politique de privatisation entamée sous Mandela depuis 1996, dont Trevor Manuel était l'organisateur. On privatisa partiellement des services parmi les plus utiles à la population : eau, gaz, transports urbains. On n'est pas surpris que la Lyonnaise des Eaux - aujourd'hui Veolia - entre autres trusts, en ait profité, amenant son lot de corruption.

Sous la direction de Mbeki, l'ANC absorba en son sein la majorité de ce qu'il restait du parti national, qui avait instauré l'apartheid. Le dévouement commun au service de la bourgeoisie avait créé une solidarité bien plus importante que l'oppression raciale et politique. C'est en élargissant ainsi le spectre des courants politiques qu'elle regroupe que l'ANC a pu affronter encore une fois victorieusement les élections de 2004. Mbeki fût reconduit au pouvoir avec 69 % des suffrages, mais le nombre de voix de l'ANC restait stable car l'abstention avait plus que doublé, touchant presque un quart de l'électorat.

Le sort des classes populaires sous les gouvernements de l'alliance ANC-PC-COSATU

Il y a de multiples raisons au désenchantement des travailleurs sud-africains. Les compagnies minières ont beaucoup licencié, conduisant des chômeurs à s'échiner dans des mines abandonnées pour extraire de la poussière d'or au péril de leur vie. La sécurité des mines officielles a été négligée au point qu'elles sont plus dangereuses encore que les mines chinoises. Le chômage touche plus d'un quart de la population active et bien plus chez les Noirs pauvres, peut-être la moitié si tant est que l'on puisse le savoir quand la survie de la population pauvre passe par l'économie informelle.

Bien que Trevor Manuel se vante que le pays ait connu 36 trimestres consécutifs de croissance, cela s'apparente à la fameuse "croissance sans emploi" que décrivent les économistes. Et cela n'empêche pas que 12 millions de personnes ne survivent qu'avec l'aide publique, et 2 millions d'avoir été expulsées de leur logement de 1994 à 2004.

Le township d'Alexandra avait été prévu pour loger 30 000 personnes lors de sa construction sous l'apartheid. Il en abrite 700 000 à présent. Comme beaucoup d'autres townships, à Alexandra la plupart des routes sont en terre battue, un tiers des foyers n'a pas l'eau potable, un tiers n'est pas desservi par la collecte des ordures et 80 % n'ont pas de sanitaires. Et à quelques kilomètres de là, se situe le riche centre de Johannesburg, avec le quartier de Sandton, le plus cher de tout le continent africain.

Le PIB par habitant classe l'Afrique du Sud en 105ème position mondiale pour 2008, entre le Monténégro et la République Dominicaine, ce qui fait peu d'envieux. Plus de la moitié des 50 millions d'habitants vit sous le seuil de pauvreté. Un million d'enfants travaillent. La mortalité infantile est treize fois supérieure à celle de la France et classe l'Afrique du Sud entre l'Irak et la Bolivie. Un indice qui quantifie particulièrement les inégalités, l'indice de Gini, a empiré depuis la fin de l'apartheid, positionnant le pays à l'avant-dernière place mondiale, en 2005, derrière Haïti.

De plus le fléau du virus HIV touche particulièrement l'Afrique du Sud avec près de 6 millions de personnes infectées. Et cela se traduit dramatiquement par des morts du SIDA : 350 000 en 2007. Cette catastrophe n'a ses racines ni dans l'apartheid, ni dans la politique de l'ANC, même si ses dirigeants ont pendant des années nié de façon absurde des réalités scientifiques. L'épidémie touche durement bon nombre de pays pauvres qui n'ont que peu de moyens de prévention et pour lesquels le coût des médicaments produits par les multinationales de la pharmacie est exorbitant. En Afrique du Sud, le SIDA pèse de tout son poids dans la faible espérance de vie, 49 ans, qui classe le pays derrière la Somalie.

Par contre ce qui est de la responsabilité des gouvernements sud-africains c'est d'avoir de n'avoir pas investi dans le système de santé contrairement à ce qu'ils avaient promis, et d'avoir privatisé la plupart des services publics. On estime que durant les dix années qui ont suivi 1994, 10 millions de personnes ont eu l'eau ou l'électricité coupé pour cause de non paiement de facture. Eskom, entreprise encore publique d'électricité, n'hésite pas à utiliser des gardes armés pour effectuer ce genre de travail. Même les abonnés réguliers ont une à deux heures de coupure d'électricité par jour. Les compagnies d'eau installent des compteurs d'eau prépayée, et si les gens n'ont pas de quoi payer, ils n'ont qu'à prendre l'eau dans les rivières et les étangs. En août 2000, juste après l'installation de tels compteurs une épidémie de choléra a touché 100 000 personnes dans la province du Kwazulu-Natal, en en tuant 200.

Mbeki discrédité par la politique de l'ANC

Cette situation a entraîné des luttes importantes. Dans beaucoup de townships des militants organisent des protestations locales contre la dégradation des services publics, et se retrouvent parfois à affronter la police. En 2007, un demi-million d'employés de l'État, essentiellement infirmières et enseignants ont fait trois semaines de grève, pourtant interdite, et ont amené le gouvernement à un compromis salarial.

Mais ce qui domine la situation c'est la déception face à la politique de l'ANC qui a renforcé considérablement l'individualisme. Les townships sont souvent gérés par de petites mafias issues de l'ANC qui considèrent les finances locales et les habitants comme leur propriété. Ils imposent un racket par la force. Parallèlement se développe le gangstérisme, une pourriture qui pousse sur la misère et qui pèse sur les plus opprimés, notamment les femmes victimes de viols.

On comprend facilement que Thabo Mbeki et son équipe gouvernementale au pouvoir depuis 1999 aient engendré beaucoup de frustration. En s'appuyant sur le rejet de Mbeki, une partie des dirigeants de l'ANC, derrière le vice-président Jacob Zuma, un ancien dirigeant du PC, ont commencé à prendre leurs distances avec le président dès 2005. Une intense lutte de faction s'en est suivie à l'intérieur de la coalition au pouvoir. Dans un premier temps Zuma a été évincé, perdant son poste de vice-président à l'occasion d'un des nombreux scandales de corruption. Mais Mbeki paraissait trop discrédité par ses deux mandats présidentiels et, en 2007, Zuma a réussi à prendre la direction de l'ANC.

Un atout important de Zuma, dans sa compétition avec Mbeki, a été la décision du PC et de COSATU de le soutenir à l'intérieur de l'ANC. Et du coup cela a renforcé l'image proche du peuple que Zuma aime à cultiver. Zuma a fini par l'emporter si complètement au sein de l'ANC que Mbeki, empêtré dans un scandale d'écoutes téléphoniques, a été obligé de démissionner de la présidence de la république avant la fin de son mandat. Au passage Zuma a évité une condamnation fâcheuse dans une affaire de viol, ce qui témoigne de son emprise sur l'appareil d'État avant même son arrivée au pouvoir.

Une partie des dirigeants de l'ANC appartenant au clan Mbeki en disgrâce, dont onze de ses ministres, ont alors scissionné pour former un nouveau parti en 2008 ainsi qu'une nouvelle centrale syndicale rivale de COSATU. Mais sur la base de la même politique que l'ANC.

Les émeutes xénophobes

Pendant que le petit monde des politiciens se déchire dans d'incessantes luttes de clans, la population pauvre affronte une misère grandissante. L'ANC n'a pas eu beaucoup à lui offrir en quinze ans de pouvoir, si ce n'est un nationalisme exalté et une démagogie xénophobe lourde de conséquence. Si l'économie sud-africaine est largement dominée par les multinationales et les banques occidentales, elle est tout de même relativement développée en comparaison du reste de l'Afrique noire. Et elle attire des immigrés qui pour survivre acceptent des salaires de misère. Ces travailleurs ont été confrontés à l'hostilité des gouvernements de l'ANC qui ont, depuis 1996, expulsé autour d'un million d'immigrés.

Cette xénophobie d'État a pesé sur la population délaissée et sans perspective des townships. En mai 2008 des émeutes anti-immigré ont éclaté à Alexandra. Des travailleurs, souvent des mineurs licenciés, se plaignaient que les gens du Zimbabwe ou du Lesotho leur volaient leur travail. Des petits commerçants voulaient éliminer la concurrence des vendeurs de rue somaliens. Des pauvres sans-logis lorgnaient sur les baraques, pourtant sordides, habitées par des familles du Malawi ou du Mozambique. Une vague de meurtres, de pillage et d'incendie a déferlé dans le pays.

Officiellement les émeutes ont fait 62 morts, au moins 740 blessés et 80 000 sans abri. Un tiers des morts étaient de nationalité sud-africaine, soit qu'ils étaient originaires de région éloignées et parlaient une langue différente des émeutiers, soit qu'ils s'opposaient à eux. Il s'est d'ailleurs trouvé des organisations pour rassembler plusieurs milliers de personnes dans le centre de Johannesburg, au plus fort des émeutes, pour crier leur solidarité avec les immigrés ainsi que "Mbeki, leur sang est sur tes mains."

Zuma à la présidence : toujours la même politique

C'est dans cette atmosphère de profonde démoralisation des travailleurs que Jacob Zuma a remporté les élections d'avril 2009. Zuma s'est hissé à la présidence de la république en renouvelant la politique d'alliance de l'ANC avec le PC et COSATU. Le PC a mis ses forces à son service en développant une campagne qui expliquait que les problèmes des travailleurs venaient de la politique qu'il appelle "néo-libérale" menée par Trevor Manuel depuis 1996 ; passant sous silence le fait qu'il avait été ministre des finances sous Mandela et sous Mbeki à une époque ou Zuma était vice-président. Et que le PC avait participé à tous ces gouvernements... La revue politique du PC titrait avant l'élection de 2009 : "nous avons besoin d'une victoire massive de l'ANC pour que le peuple, et pas la bourgeoisie, puisse diriger l'économie".

Et sitôt élu, Jacob Zuma a confirmé la place de Trevor Manuel au gouvernement. Comme Mandela et Mbeki avant lui, Zuma a rassemblé dans son gouvernement un large éventail politique. Le vice-ministre de l'agriculture et de la pêche est un dirigeant de l'extrême droite blanche, et celui du tourisme vient d'une scission de l'ancien parti national. Ils siègent aux côtés du secrétaire général du PC, ministre de l'éducation supérieure et d'autres dignitaires de COSATU.

Les seuls changements que Zuma apporte à la politique de l'État sont cosmétiques. On ne dit plus ministre du logement, mais ministre des habitations humaines. Ce qui n'empêche pas le titulaire, un ancien dirigeant syndical, d'être un milliardaire. On donne aux bidonvilles le nom de dirigeants de l'ANC. Ce qui permet aux squatters de vivre dans le "campement informel Cyril Ramaphosa" ou dans le "campement informel Joe Slovo". Sans être protégés le moins du monde des expulsions au bulldozer, surtout à l'approche de la coupe du monde de football.

Les travailleurs subissent la crise mondiale

Ce n'est donc pas la politique de l'État qui met la population à l'abri des conséquences de la crise économique actuelle. Déjà, avant la crise financière de 2008, pendant la période d'intense spéculation mondiale sur les denrées alimentaires, l'alimentation avait augmenté de 16 % en une année. Le pain, la farine de blé, la farine de maïs, les pâtes avaient augmenté entre 20 et 30 % et l'huile de cuisson avait pris 66 % de hausse.

A présent l'économie sud-africaine est touchée de plein fouet par la crise mondiale. Au cours de l'année 2008, la production minière a diminué de 33 % et la production manufacturière de 20 %. Plus de 750 000 emplois ont été perdus en un an. Les salaires de 1000 rands par mois, équivalents à une centaine d'euros, sont fréquents. 68 % des enfants vivent dans un ménage qui gagne moins que cette somme.

Par contre la bourse de Johannesburg a augmenté de 30 % depuis avril 2009, à l'image du regain de l'activité spéculative de la bourgeoisie mondiale. Et l'Afrique du Sud a été conviée à devenir membre du G20, ce qui permet à Zuma de parader devant les caméras aux côtés de Sarkozy et compagnie.

La force de la classe ouvrière mise au service du nationalisme et de la bourgeoisie

Au temps de l'apartheid, l'ANC camouflait sa politique de défense des intérêts de la bourgeoisie derrière les mots de liberté et de suffrage universel, mais son but était de gérer les affaires de celle-ci au gouvernement, et rien d'autre. Au bout du compte les luttes de la classe ouvrière noire dans les années 1970 et 1980 n'ont abouti qu'à changer la couleur de peau du personnel politique au service de l'exploitation capitaliste, et encore pas de tous. Et les hommes qui composent les rouages de l'appareil d'État sont resté en partie les mêmes, au service d'une bourgeoisie, toujours blanche dans sa grande majorité. Ce que les nationalistes noirs ont changé, c'est très peu de choses. En tout cas, la classe exploiteuse s'y est très bien adaptée.

Pourtant en Afrique du Sud des militants se sont lancé à chaque génération dans la lutte pour bouleverser cette société injuste. Des intellectuels blancs et noirs ont été capables de rompre avec le conformisme raciste et social et ont réussi à trouver le lien avec les travailleurs noirs opprimés. Et surtout la classe ouvrière sud-africaine a fait surgir des militants noirs en quantité. Ensemble ils ont affronté courageusement la répression quasi permanente tout au long du 20ème siècle. Mais ils se sont rangés pour la plupart derrière la politique des dirigeants staliniens. Le parti communiste a fait le choix de mettre ses militants et leur influence sur la classe ouvrière au service des nationalistes noirs.

Sous l'apartheid, le PC a cantonné la combativité des travailleurs, dès qu'elle débouchait sur des revendications politiques, sur un terrain exclusivement nationaliste. Il a freiné les luttes à partir du moment où l'ANC est arrivée au pouvoir. Il a fourni des ministres aux gouvernements anti-ouvriers depuis 1994, et a même contribué, par l'intermédiaire de ses cadres qui jouaient un grand rôle dans la bureaucratie syndicale, à la création d'une couche de parasites bourgeois, noirs de peau.

Le parti communiste a une grande responsabilité dans la situation politique actuelle en Afrique du Sud. D'autant plus grande qu'il aurait pu choisir de mener une politique bien différente s'il n'avait pas substitué le stalinisme au marxisme, troqué l'internationalisme pour le nationalisme, et préféré la construction du parti bourgeois qu'est l'ANC à la perspective de la révolution prolétarienne.

Sans le dévouement des militants communistes, il n'est pas sûr que l'ANC aurait survécu en tant qu'organisation à la répression sous l'apartheid. Et lors de la mobilisation des masses, et particulièrement de la classe ouvrière, pendant plus d'une décennie à partir des années 1970, il n'était pas écrit d'avance que cette énergie militante soit canalisée derrière l'ANC, en bonne partie grâce aux efforts du PC. Le PC a délibérément entravé toute possibilité de développement de la conscience de classe qui aurait pu permettre aux travailleurs de comprendre que l'ANC défendait le pouvoir de la bourgeoisie blanche tout autant que les tenants de l'apartheid. Et alors que les travailleurs se heurtaient au cours de chacune des vagues de mobilisation à l'appareil d'État, le PC a mis tout son poids pour que les masses ne se donnent pas comme but le renversement de cet État.

Pourtant dans les townships en rébellion, les travailleurs s'étaient débarrassés de la présence quotidienne de la police blanche et de ses supplétifs noirs. Ils n'étaient à la merci des raids meurtriers des forces de répression que parce qu'ils n'avaient pas les armes qu'ils réclamaient en vain au PC et à l'ANC. Ayant repoussé l'État hors de leurs townships, les travailleurs contestaient beaucoup d'aspects de la société bourgeoise au travers des comités qui fleurissaient. Il n'était pas hors de leur portée de se gouverner eux-mêmes.

Il est évidemment impossible de savoir si sous la direction d'un parti révolutionnaire prolétarien réellement communiste, les luttes de la classe ouvrière auraient pu déboucher sur une révolution. Mais il est certain que tous les appareils politiques ayant eu de l'influence sur le prolétariat ont pesé pour que le mouvement n'aille pas jusqu'au bout de ses possibilités.

L'enjeu était d'autant plus important que la lutte du prolétariat sud-africain bénéficiait d'une large sympathie parmi les opprimés du monde entier. Pendant une dizaine d'année il symbolisa pour beaucoup la lutte déterminée et courageuse contre l'oppression. Et dans toute une partie du continent africain, cette lutte était palpable aussi bien au travers des militants sud-africains en exil que par le biais des travailleurs africains immigrés en Afrique du Sud. Dans les pays limitrophes les pauvres étaient opposés dans leur lutte pour l'indépendance nationale à l'État sud-africain également, ennemi qu'ils partageaient avec leurs frères des townships de Soweto et d'ailleurs.

Aujourd'hui la classe ouvrière sud-africaine est bien moins politisée. Et elle est absorbée par les problèmes quotidiens que pose sa survie matérielle. Mais elle reste toujours la classe ouvrière la plus nombreuse d'Afrique et la plus organisée. L'année 2009 a été marquée par un regain des luttes grévistes contre les licenciements, mais aussi pour l'augmentation des salaires dans les mines, les transports et la construction. Alors ce que nous espérons, c'est que le rôle moteur dans la lutte de classe contre la bourgeoisie qu'elle n'a pas pu jouer dans le passé, la classe ouvrière puisse le tenir à l'avenir, et s'en servir pour le renversement de l'ordre capitaliste.

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