Cuba : Castro et le castrisme

Cuba, la plus grande île de l'archipel des Caraïbes, située à 180 km des côtes des États-Unis, grande comme un cinquième de la France, et peuplée aujourd'hui de dix millions d'habitants, suscita, il y a maintenant juste vingt-cinq ans, une immense surprise parmi tous les peuples exploités d'Amérique latine, et même dans le monde entier, parce que l'homme qui avait pris le pouvoir un an auparavant à la tête d'une armée de guérilleros barbus, osait, cette année-là, provoquer ouvertement le géant américain, son voisin, en nationalisant la plupart des investissements des États-Unis.

Aujourd'hui, vingt-cinq ans après ce geste, vingt-six ans après son accession au pouvoir, Fidel Castro y est toujours, et le régime cubain, en plus de l'impérialisme américain, a défié le temps.

Mais que reste-t-il des espoirs qu'il avait suscités chez les peuples d'Amérique latine ? Plus grand-chose. Fidel Castro n'a donné à Cuba ni l'aisance, ni la liberté. Fidel Castro, sur le plan de la politique extérieure est devenu un allié de l'Union soviétique qui lui achète son sucre et lui vend en échange le minimum de produits manufacturés nécessaires à la survie de l'économie cubaine. Mais Fidel Castro n'est plus le symbole de l'émancipation des peuples d'Amérique latine.

En 1959, Cuba est au second rang des pays d'Amérique latine après le Venezuela pour l'importance des intérêts américains sur son territoire. Les capitaux américains détiennent 50 à 90 % des actions des compagnies de chemin de fer, d'électricité et de téléphone. Toutes les ressources minières sont aux mains des compagnies américaines qui, d'ailleurs, ne les exploitent pas ou presque pas. La principale production de l'île est la canne à sucre. 25 % des meilleures terres sont entre les mains des compagnies américaines. Sur cent quinze raffineries de sucre, quarante-et-une sont nord-américaines. Les capitaux américains contrôlent 40 % de la production du sucre qui constitue 80 % de la valeur des exportations cubaines.

C'est dire que l'accord concernant le sucre, qui liait Cuba et les États-unis depuis 1934, et par lequel les États-Unis s'engageaient à acheter à Cuba un quota annuel de sucre à un prix supérieur aux cours mondiaux, profitait - pour presque la moitié - directement aux capitaux nord-américains Mais de plus, en contrepartie, Cuba était largement ouverte aux importations américaines qui bénéficiaient d'exemptions douanières privilégiées.

En 1959, lorsque Castro vint au pouvoir, Cuba avait déjà une histoire bien agitée. Du 27 octobre 1492, date à laquelle Christophe Colomb avait mis le pied sur son sol, au 25 octobre 1898, date de son indépendance, Cuba fut pendant quatre cent six ans une colonie espagnole. Elle connut pendant ces quatre siècles tout ce que connurent les autres pays d'Amérique latine de la part des conquistadors : pillages, génocide de la population indienne. Puis, au fil des ans, plantations de canne à sucre pour lesquelles on fit venir d'Afrique des centaines de milliers d'esclaves noirs. Cuba connut aussi pendant toute cette période des tentatives de révoltes de la part des descendants des colons espagnols eux-mêmes, contre l'oppression espagnole, révoltes qui furent pour la plupart noyées dans le sang.

Mais en 1898, au terme de deux guerres d'indépendance, ce fut grâce à l'intervention militaire des États-Unis qu'elle cessa d'être une colonie espagnole, pour devenir, jusqu'en 1960, une semi-colonie de l'impérialisme américain qui, d'ailleurs jusqu'en 1920, intervint militairement à plusieurs reprises dans la vie politique de l'île et conserve encore aujourd'hui une base militaire, sur le territoire de l'île, à Guantanamo.

Depuis l'année 1900, Cuba connut des élections qui ne furent pas toutes très démocratiques, et quelques coups d'État.

Elle connut aussi des luttes ouvrières,[[Voir le texte en annexe]], de grandes grèves, et, fait assez rare en Amérique latine, la participation de ministres communistes au gouvernement - de 1942 à 1944. Les États-Unis n'y virent à l'époque aucune objection

L'homme qui dirigeait alors le pays s'appelait Batista, un militaire. Celui-là même contre lequel Fidel Castro prit le pouvoir en 1959. Ce Batista n'était pas un nouveau venu sur la scène politique cubaine. En 1933, simple sergent, il devint, à la suite d'un coup d'État d'étudiants et de sous-officiers, le chef de l'armée. Position qui l'amènera à réprimer des grèves ouvrières et qu'il occupera, en assumant dans l'ombre la réalité du pouvoir, jusqu'en 1940, où il fut élu président. C'est lui qui prit des ministres communistes au gouvernement et il faut dire qu'il avait doté en 1940 le pays d'une constitution qui sera la plus démocratique que le pays ait connue (les femmes ont alors le droit de vote, qu'elles attendront en France jusqu'en 1945)... Mais une constitution qui ne fut que très partiellement appliquée.

Il quitta la présidence en 1944, à la suite d'autres élections, mais il garda des contacts avec les chefs de l'armée. Il revint au pouvoir en 1952 par un coup d'État.

C'est son régime que Fidel Castro renversera. Batista était alors un dictateur. Comme d'autres dictateurs, il fit tout pour s'enrichir personnellement et y réussit. L'État, les finances publiques, la corruption et même la prostitution et les jeux furent pour lui des moyens d'agrandir sa fortune personnelle. Mais il faut dire que les autres hommes politiques qui s'étaient succédé avant lui n'avaient pas grand-chose à lui envier de ce point de vue. Et s'il avait beaucoup d'ennemis politiques, y compris parmi les classes dirigeantes, c'était plus par esprit de concurrence que par souci démocratique.

Les débuts de l'opposition à la dictature

Le 10 mars 1952, le coup d'État de Batista coupait court à tous les espoirs du parti d'opposition, le Parti Orthodoxe, qui s'était créé cinq ans plus tôt et qui s'était acquis une popularité considérable en dénonçant la corruption qui régnait à tous les niveaux de l'État et de Administration.

Son fondateur, Eduardo Chibas, avait su enflammer la jeunesse par ses réquisitoires passionnés, par son suicide, en direct, à l'antenne, ultime et spectaculaire geste de protestation. Devenu le premier parti du pays, il était assuré de remporter les élections qui devaient avoir lieu en juin 1952, si Batista n'avait pris les devants à la tête de l'armée.

Les jeunes Orthodoxes les plus audacieux, insatisfaits de l'immobilisme de leurs dirigeants, se lancèrent alors dans l'action. Parmi eux, se trouvait Fidel Castro. C'était un des candidats que le Parti Orthodoxe aurait présentés aux élections, si celles-ci s'étaient déroulées comme prévu.

Fin 1952, Castro avait 26 ans, il était avocat, vivant mal de son métier et bien représentatif des jeunes intellectuels contestataires de sa génération. Il était issu d'une famille cossue. Son père avait fini par faire fortune grâce à des opérations frauduleuses et possédait un grand domaine, essentiellement sucrier, dans la province d'Oriente.

Fidel Castro avait fait ses études dans des collèges religieux, puis à la faculté de Droit de La Havane. Il avait participé activement à la vie politique de l'Université, particulièrement agitée et qui confinait parfois au gangstérisme.

Puis lorsque le Parti Orthodoxe, animé par la fougue vengeresse de Chibas commença à se développer Fidel Castro y adhéra et milita dans les Jeunesses de ce parti.

En janvier 1953, à la tête de groupes étudiants, les jeunes Orthodoxes engagèrent les premiers affrontements avec le régime.

Puis, à Pâques de la même année, eut lieu une première tentative de putsch. Un professeur de l'Ecole de guerre, le Dr Rafael Garcia Barcena, fondateur d'un Mouvement National Révolutionnaire, composé d'étudiants et d'officiers libéraux qui se proposaient de renverser Batista, marcha à la tête d'un groupe d'étudiants sur le camp militaire proche de La Havane, le camp Colombia. Son projet était de soulever l'armée. Cette tentative échoua. Tous ses participants furent arrêtés et le Mouvement National Révolutionnaire se disloqua.

Toute une série d'organisations surgirent pour suppléer à l'inaction des partis traditionnels.

Castro, pour sa part, regroupa autour de lui, à La Havane, plusieurs centaines de jeunes dans des petits groupes d'action. Et c'est avec cent soixante de ces hommes que, le 26 juillet 1953 il'attaqua à l'autre bout de l'île, dans la province d'Oriente, à la grande caserne de Santiago, la caserne Moncada, qui comprenait un millier de soldats.

Il s'agissait de prendre cette caserne par surprise, de récupérer les armes, de lancer un appel sur les ondes et de soulever ainsi la province d'Oriente.

L'attaque de la caserne échoua. L'alerte fut donnée avant que les troupes de Castro n'aient pu pénétrer dans la citadelle. Il engagea cependant la bataille, tuant trois officiers et seize soldats.

La répression fut féroce. La ville de Santiago fut ratissée et beaucoup de ceux qui tentèrent de regagner La Havane furent arrêtés, torturés, exécutés. Soixante-huit prisonniers furent massacrés.

Quant à Batista qui encouragea le massacre, il se vengeait de l'affront subi. Car le simple fait que Castro ait pu, de La Havane, organiser une expédition de cent soixante hommes, se procurer autant d'uniformes de l'armée, transporter des armes et attaquer l'une des plus importantes casernes de l'île sans que la police secrète en ait été informée était déjà un exploit.

La sauvagerie de la répression souleva l'indignation des notables de Santiago qui, archevêque et juge d'instruction en tête, protestèrent auprès des autorités et sauvèrent ainsi la vie d'un certain nombre de prisonniers.

Castro qui s'était réfugié dans la Sierra avec une vingtaine de compagnons, fut dénoncé et arrêté quelques jours plus tard.

Le procès des attaquants de la Moncada eut lieu en octobre. Fidel Castro se défendit lui-même et sa plaidoirie était un véritable réquisitoire contre le régime : « Je ne vais pas, déclara-t-il, comme le font les avocats, demander la liberté pour l'accusé. (...) Il est normal que les hommes d'honneur soient morts ou en prison dans une république dont le président est un criminel et un voleur. CONDAMNEZ-MOI, CELA N'A PAS D'IMPORTANCE, L'HISTOIRE M'ACQUITTERA ».

Il fut condamné à quinze ans de prison.

En prison, Fidel Castro remit en forme le texte de sa plaidoirie et la développa quelque peu. Il y dénonçait le régime et y exposait un programme en cinq points principaux :

1. Le rétablissement de la constitution de 1940. Etablissement d'un gouvernement provisoire. Epuration de l'appareil judiciaire.

2. Tous les fermiers, métayers, tenanciers précaires, recevraient des titres de propriété pour les terres de soixante-dix hectares ou moins qu'ils travaillaient. Les propriétaires seraient indemnisés par l'État.

3. Les employés et les ouvriers des entreprises commerciales, industrielles et minières recevraient 30 % des bénéfices.

4. Les fermiers pourraient participer pour 55 % au produit de la récolte sucrière.

5. Tous les biens acquis frauduleusement seraient saisis au bénéfice des caisses de retraite des travailleurs, des hôpitaux, asiles et maisons de bienfaisance.

Castro précisait que « ces lois seraient proclamées aussitôt la lutte finie, et (...) elles seraient suivies par une série de lois et mesures fondamentales, telles la réforme agraire, la réforme intégrale de l'enseignement, la nationalisation du trust de la Compagnie d'électricité et du trust de la Compagnie des téléphones, le remboursement au peuple de l'excès illégal des tarifs exigés par ces compagnies et le paiement au fisc de toutes les sommes soustraites au Trésor » .

En fait, ce programme se résumait à l'application intégrale de la constitution de 1940, rien de moins, mais rien de plus.

C'était d'ailleurs la revendication de toute l'opposition à Batista.

Le texte de cette constitution de 1940 laissait d'ailleurs une marge d'interprétation telle (en particulier pour ce qui concernait les mesures concrètes en matière sociale) que chacun pouvait lui faire dire ce qu'il voulait).

Castro préférait cela à un programme trop précis qui aurait pu limiter ses possibilités d'alliance.

En fin de compte, le texte de cette plaidoirie resta le programme le plus complet qu'il ait défini.

Pendant les deux années 1954 et 1955, le régime de Batista, soutenu par une situation économique favorable, sembla se consolider. Dès octobre 1953, le dictateur levait la censure et l'état d'urgence. Il annonçait des élections pour le 1er novembre 1954, élections qu'il remporta. Et en mai 1955, il sentit son pouvoir suffisamment assuré pour amnistier tous les prisonniers politiques.

Libéré, Garcia Barcena, l'auteur de la tentative du putsch d'avril 1953, abandonna la lutte armée, d'autres groupes armés se dissolurent d'eux-mêmes. L'opposition semblait démobilisée.

Fidel Castro lui aussi redevint libre. A sa sortie de prison en mai 1955, il trouva bien quelques nouveaux soutiens parmi les anciens disciples de Barcena, comme Frank Pais. Mais l'ambiance était aux illusions sur les possibilités d'actions légales. Et Castro, isolé, risquant l'assassinat par les sbires de Batista, prit le chemin de l'exil en juillet 1955, non sans avoir désigné Frank Pais comme dirigeant des groupes d'action du Mouvement à Cuba ; mouvement qui s'appelait désormais le Mouvement du 26 juillet, en référence à la date où Castro avait tenté de s'emparer de la caserne Moncada.

A Cuba même, l'ensemble de l'opposition, à l'exclusion du Parti Communiste et du Mouvement du 26 juillet, se mit d'accord pour réclamer de nouvelles élections et tenter d'instaurer un dialogue avec Batista.

Le retour de Castro

A partir de décembre 1955, l'impossibilité d'obtenir ces concessions de Batista relança l'agitation chez les étudiants, parmi les travailleurs de la canne et dans l'armée.

Les universités de Santiago et de La Havane furent le théâtre de manifestations et le leader de l'organisation étudiante, Echevarria, créa une nouvelle organisation de lutte armée contre Batista : le Directoire Révolutionnaire.

Dans la même période, cinq cent mille ouvriers de la canne se mirent en grève pour réclamer une prime qui leur était due et pour obtenir la destitution des dirigeants syndicaux liés au régime. La grève fut finalement réprimée.

Les complots reprirent dans l'armée. En avril 1956, des officiers libéraux qui avaient été liés à Barcena, tentèrent, avec à leur tête le colonel Ramon Barquin, de soulever le camp Colombia ; mais ils furent dénoncés et arrêtés.

En mai 1956, une centaine d'hommes attaquèrent la caserne de Matanzas. Ce fut l'échec et les libertés constitutionnelles furent à nouveau suspendues.

Pendant ce temps, Fidel Castro, réfugié alors au Mexique, consacrait toute son énergie à réunir une petite troupe de quelques dizaines d'hommes.

Il s'efforçait de récupérer de l'argent et des armes et restait en relation avec tous les groupes d'opposition à Batista.

En septembre 1956, il rencontra Echevarria, le leader du Directoire Révolutionnaire, avec lequel il signa à Mexico un pacte de collaboration. Il eut une entrevue avec l'ancien président Prio [[Prio Socarras fut élu président de la République en octobre 1948.]] qui accepta de verser quelques dizaines de milliers de dollars à Castro.

En liaison avec les groupes d'action du Mouvement du 26 juillet qui, à Cuba même, sous la direction de Frank Pais, regroupait maintenant plusieurs centaines d'hommes, surtout concentrés à Santiago, Castro mit sur pied un débarquement dans l'île.

Ce débarquement était prévu pour le 30 novembre 1956. Ce jour-là, Frank Pais et les groupes d'action de l'intérieur devaient s'emparer de Santiago, tenter de soulever toute la province d'Oriente. Castro et ses hommes devaient arriver en renfort pour achever la conquête de la province.

Le 30 novembre donc, à Santiago, Frank Pais et trois cents hommes vêtus d'uniformes de l'armée attaquèrent le quartier général de la police, la prison dont ils libérèrent les prisonniers politiques. Le lendemain, ils attaquèrent à nouveau, s'emparant de divers bâtiments publics. Le jour même, une grève de 24 heures paralysa Santiago. Batista proclama l'état de siège, envoya des renforts qui reprirent la ville. Les quatre-vingt-deux hommes, dont Che Guevara, qui s'étaient embarqués à bord du Granma avec Castro, n'arrivèrent qu'après la bataille.

L'armée massacra une bonne partie des participants et seuls une quinzaine d'hommes réussirent à gagner la Sierra Maestra avec Castro.

Les débuts de la guérilla

Située tout à fait au sud de l'île, la Sierra Maestra est le massif 1e plus sauvage et le plus élevé de Cuba, culminant à 2000 mètres. C'était une région pauvre appartenant à quelques grandes familles qui n'exploitaient guère leurs domaines sur lesquels s'installèrent illégalement des paysans, périodiquement expulsés. C'était aussi le refuge traditionnel des hors-la-loi, certains d'entre eux aidèrent Castro.

A la fin de 1956 et au début de 1957, le régime de Batista se fit de plus en plus féroce. Les atrocités auxquelles se livrèrent la police et l'armée suscitèrent l'indignation, le dégoût et la haine envers la dictature, en particulier parmi les classes moyennes des villes.

Ainsi par exemple, à Noël, vingt-deux jeunes, membres de divers groupes d'opposition, furent assassinés par la police dans la province d'Oriente.

Le Mouvement du 26 juillet, mettant à profit l'indignation que provoquaient les exactions du régime, chercha à regrouper des membres de la bourgeoisie libérale dans un mouvement de résistance civique qui se donnait pour but de soutenir, en dehors de toute appartenance politique, la lutte contre Batista. C'est par l'intermédiaire de cette association que le Mouvement du 26 juillet collecta des fonds et des armes.

Dans la Sierra, ce fut également la férocité des représailles exercées contre les paysans qui amena ceux-ci à se tourner peu à peu vers les guérilleros. Des guérilleros qui avaient eu, au départ, bien des difficultés. La peur des dénonciations, l'isolement, la faim, la soif, leur rendaient la vie extrêmement difficile dans un milieu qu'ils ne connaissaient pas. Certains membres de la troupe voulurent retourner en ville. Contre eux, Castro décida d'instaurer la peine de mort pour insubordination, désertion et défaitisme. La petite troupe ne grossissait guère. A mesure que quelques nouveaux étaient recrutés, d'autres abandonnaient. Et deux mois après le débarquement, ils étaient toujours moins d'une vingtaine.

Durant ses premiers mois d'existence la petite troupe de Castro était pratiquement ignorée du reste du pays. Batista prétendait d'ailleurs l'avoir anéantie et avoir tué son chef.

Fidel Castro eut alors l'idée, pour rompre le silence, de faire venir dans la Sierra un journaliste américain, Herbert Matthews, qu'il rencontra le 17 février 1957 avec toute une mise en scène, destinée à le tromper sur les forces réelles des rebelles.

Le reportage de Matthews, photo à l'appui dans le New York Times fit sensation et contribua à faire connaître Fidel Castro à l'opinion internationale et lui assura une publicité à Cuba même. Cela favorisa le recrutement du Mouvement du 26 juillet parmi la jeunesse des villes, qui lui fournit les premiers renforts.

Castro sut par la suite cultiver ses liens avec les journalistes. La Sierra Maestra devint un lieu de visite très fréquenté par qui voulait parler de Cuba.

Cette publicité était d'autant plus utile à Castro que son groupe n'était que l'un des nombreux groupes armés - et au départ sûrement l'un des plus petits - qui luttait contre Batista.

Fidel Castro se livra à quelques attaques surprises victorieuses contre des casernes de la région de la Sierra Maestra, mais ce furent d'autres que lui qui réalisèrent les attaques les plus marquantes de cette année 1957.

C'est par exemple le Directoire Révolutionnaire d'Echevarria et un groupe lié à l'ancien président Prio qui, le 13 février 1957, attaquèrent le palais présidentiel.

Un commando d'une cinquantaine d'hommes pénétra par surprise dans le palais mais ne réussit pas à tuer le dictateur. Au même moment, un autre groupe commandé par Echevarria s'emparait d'une station de radio et annonçait la mort de Batista. L'opération se solda par une cinquantaine de morts, dont Echevarria. Cela ne mit pas fin aux activités du Directoire qui resta fortement organisé à La Havane.

Quelques mois plus tard, en septembre 1957, c'est un groupe d'officiers de la base navale de Cienfuegos qui se souleva. Il s'agissait au départ d'une conspiration plus vaste visant à s'emparer des principales bases militaires et de La Havane. Au dernier moment, ceux de La Havane n'étaient pas prêts, le soulèvement fut ajourné mais les officiers de la base de Cienfuegos non prévenus se mutinèrent. Il y eut trois cents morts.

Tout cela illustre les difficultés qu'avait Castro pour s'imposer comme symbole unique et unique leader de la lutte contre Batista. Et ceci d'autant plus que les seules actions un tant soit peu spectaculaires effectuées par le Mouvement du 26 juillet étaient organisées par les dirigeants de « la plaine » et pas par ceux de « la Sierra ».

Cette tendance fut encore renforcée à la suite de l'assassinat, le 30 juillet 1957, de Frank Pais, en pleine rue, à Santiago. Cet assassinat déclencha la colère de cette ville. Son enterrement donna lieu à une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes, et une grève à laquelle participèrent patrons, ouvriers, commerçants, éclata à Santiago.

Elle se répandit dans tout le pays et dura près d'une semaine. Elle témoignait de la profondeur du mécontentement contre le régime.

Cela conforta, semble-t-il, certains dirigeants du Mouvement du 26 juillet dans l'idée que leur activité en ville était au moins aussi importante que celle de Castro dans la Sierra.

Le Mouvement du 26 juillet et le Directoire Révolutionnaire étaient les deux organisations les plus actives.

Début février 1958, une quinzaine de membres du Directoire Révolutionnaire exilés à Miami réussirent un débarquement à Cuba et installèrent un nouveau maquis d'une trentaine d'hommes au centre de l'île.

Le Parti Communiste se proclama en février 1958 en faveur de la lutte armée et prit la résolution de soutenir Castro. La répression, de plus en plus féroce, qui le frappa, amena des petits groupes de militants à prendre eux aussi le maquis.

Le 12 mars, Batista rétablit l'état de siège et la censure. 75 000 élèves des écoles secondaires étaient en grève. Les étudiants avaient déjà annoncé qu'ils feraient la grève des cours jusqu'à ce que la paix soit rétablie dans le pays.

Les élections prévues pour le 1er juin durent être reportées en novembre.

En mars 1958, la situation était telle que le sommet de la hiérarchie catholique, c'est-à-dire les évêques et les nonces, réclamèrent l'arrêt des violences et la constitution d'un gouvernement d'Union nationale.

Les États-Unis, de plus en plus inquiets, décidèrent l'embargo sur les armes livrées à Batista.

C'est alors que Fidel Castro estima le moment venu de porter un coup décisif à Batista.

Depuis la Sierra, il publia, le 12 mars, un manifeste appelant toute la population à se préparer à la grève générale, à ne plus payer les impôts à Batista. Il demanda à tous les fonctionnaires et les agents des services publics de démissionner de leur poste avant le 5 avril. Ceux qui resteraient en poste seraient considérés comme traîtres. Cet appel eut peu d'effet, mais il y eut tout de même vingt-six pilotes d'avion et sept juges de la Cour suprême pour démissionner.

Une grève générale fut décidée pour le 9 avril : ce fut un échec.

En fait, la grève générale avait été conçue comme un appui à une série d'attaques militaires dont les dirigeants du Mouvement 26 juillet voulaient assurer le succès en tenant leur date secrète. Si bien que l'appel à la grève fut fait à la radio le matin même du 9 avril à 11 heures, alors que la population était déjà au travail. D'autre part, les castristes s'étaient refusés à y associer le Parti Communiste, la plupart des dirigeants du Mouvement du 26 juillet étant farouchement anticommunistes, en particulier les dirigeants de La Havane.

Manifestement le Mouvement du 26 juillet comptait plus sur les classes moyennes pour paralyser le pays que sur la classe ouvrière. C'est ainsi que le Comité de grève mis en place à La Havane comprenait, outre deux dirigeants du Mouvement du 26 juillet, un ingénieur, chef de la résistance civique, le chef de l'église évangélique, un journaliste orthodoxe et un médecin à la mode.

Le 9 avril, quelques attentats eurent effectivement lieu, mais la grève fut peu suivie. La journée se solda par des dizaines de morts. Et le prestige du Mouvement du 26 juillet en sortit diminué. Mais cet échec de la grève raffermit par contre l'autorité de Castro qui convoqua dans la Sierra les principaux responsables du Mouvement du 26 juillet agissant dans les villes. Il les critiqua vertement mais surtout il en profita pour réorganiser le mouvement, et se faire désigner comme secrétaire général et commandant en chef de toutes les forces armées, y compris des groupes des villes.

Vers la chute de Batista

Batista profita de l'échec patent de la grève d'avril pour tenter d'anéantir la guérilla en lançant une opération militaire de grande envergure contre la Sierra Maestra.

A la fin mai, la moitié de son armée, 20 000 hommes appuyés par l'aviation et les blindés, encerclèrent la Sierra. Castro replia ses troupes (à peine 200 hommes) sur un territoire qui se rétrécissait de jour en jour, n'atteignant plus, fin juin, que quelques kilomètres carrés. Mais le 29 juin, les guérilleros réussirent à encercler un bataillon d'un millier d'hommes et à l'anéantir. L'avance de l'armée était enrayée. Une série de contre-attaques acheva de la démoraliser.

Castro s'adressa par radio aux troupes qu'on envoyait combattre et en particulier aux officiers. Il dénonça la corruption et la lâcheté du haut état-major. Et tout en se prononçant contre un coup d'État fomenté par les officiers corrompus, il précisait textuellement que « si le coup d'État est l'oeuvre d'hommes honnêtes dans un but sincèrement révolutionnaire, alors une solution pacifique serait possible sur des bases justes et profitables. Entre les forces armées et la révolution dont les intérêts ne doivent jamais être contradictoires, le problème de Cuba peut être résolu. Nous sommes en guerre contre la tyrannie, pas contre les forces armées. »

L'armée se révéla bel et bien incapable de vaincre. Démoralisée, elle évacua la Sierra dans le courant du mois d'août.

L'échec était cuisant pour Batista. Non seulement il n'avait pu vaincre dans la Sierra Maestra, mais la guérilla se développait dans la Sierra Cristal à l'extrême-est de la province d'Oriente, où Fidel Castro avait envoyé, dès le mois de mars, son frère Raul, à la tête de cinquante hommes. Celui-ci y affirma son autorité sur les groupes rebelles qui y étaient avant lui ; c'est-à-dire cinq cents hommes divisés en groupes qui allaient des communistes aux soldats de Batista mutinés. Et Raul Castro se retrouva ainsi à la tête d'un important maquis qui se livra à une série d'attaques contre les casernes de la région.

C'est également pendant l'offensive de Batista que Fidel Castro remporta un succès politique avec la signature en juin, à Caracas, d'un pacte reconnaissant comme « président de Cuba en armes » le juge Urrutia qui avait, l'année précédente, demandé l'acquittement des rescapés du débarquement du Granma et consacrant Fidel Castro comme commandant en chef des forces de la révolution - ce qui l'aida ensuite à obtenir des divers groupes armés qu'ils se placent sous ses ordres.

Pendant l'été 1958, Fidel Castro fit diffuser la plaidoirie qu'il avait faite lors du procès de la Moncada et qui, en 1954, était passée inaperçue : cette fois son impact fut réel et contribua à faire de Castro le dirigeant le plus connu de la révolution.

Et dès le mois d'août, Castro, maintenant à la tête de huit cents hommes, passa à la contre-offensive dans tout le pays.

Le 3 novembre, les élections eurent lieu. Le candidat Batista fut élu avec seulement 30 % de votants.

L'armée, sachant que Batista envisageait un départ prochain, était plus démoralisée que jamais. Des officiers se rendirent spontanément à Castro.

En novembre 1958, les territoires où s'exerçaient encore l'autorité de Batista n'étaient plus reliés entre eux. Dans l'Escambray, au centre de l'île, Guevara commença à procéder à la réforme agraire selon une loi que Castro venait d'édicter dans la Sierra. Les terres du gouverneur de la province furent partagées entre les paysans, chacun recevant une trentaine d'hectares.

La province de l'Oriente, à l'exception de Santiago, était presque totalement aux mains des rebelles. C'étaient eux qui levaient les impôts, réglaient la circulation des marchandises et des personnes, et Carlos Franqui, l'un des dirigeants du Mouvement du 26 juillet, explique à ce propos comment les détenteurs « des principales richesses et propriétés du pays, biens nationaux et étrangers, entraient en rapport avec le nouveau pouvoir révolutionnaire et recevaient garanties et protections pour leur développement, le maintien de l'ordre et de la propriété ».

Pendant cette période de tensions sociales et politiques, dans l'ensemble du pays, l'activité économique était sérieusement perturbée. Les ventes s'effondraient et les hommes d'affaires de La Havane étaient pressés d'en finir. L'un d'eux résuma ainsi leurs sentiments : « Celui qui renverserait Batista nous importait peu, pourvu que quelqu'un le renverse ».

Les États-Unis paraissaient souhaiter que Batista laisse rapidement la place. Quant à la CIA, elle complotait pour trouver une junte militaire pour remplacer le gouvernement. Son choix se fixa sur le colonel Barquin, (l'officier libéral qui avait tenté de soulever le camp Colombia en 1956 et qui était extrêmement populaire dans l'armée).

Une série de complots s'entrecroisèrent parmi les officiers supérieurs, impliquant parfois les mêmes généraux dans des projets différents.

Certains étaient, depuis septembre, en contact avec Castro.

Castro, jusqu'au bout, fit tout ce qui était en son pouvoir pour préserver l'armée de la désintégration. Le 28 décembre, il eut une entrevue avec le général Cantillo qui lui promit un soulèvement de l'armée pour le 31 décembre et s'engagea à empêcher la fuite de Batista. Castro posa comme condition qu'aucune junte militaire, pas même le colonel Barquin, ne prendrait le pouvoir.

Pendant ce temps, l'offensive des guérilleros se poursuivait et les villes tombaient les unes après les autres. Batista qui n'avait plus les moyens de les tenir les faisait bombarder par l'aviation.

Le 31 décembre 1958, Batista convia ses officiers et les personnalités qui lui étaient proches à une soirée de réveillon au camp Colombia. C'est là qu'il prit l'avion pour Saint-Domingue, avec une quarantaine de fidèles et... trois à quatre cents millions de dollars, après avoir fait désigner le président de la Cour suprême comme président provisoire et le général Cantillo comme chef d'état-major. Cantillo abandonna tout projet de soulèvement.

Cette nuit-là, et toute la matinée du lendemain, les principaux soutiens du régime prirent secrètement la fuite.

Castro prend le pouvoir

Le lendemain, ce fut une explosion de joie et l'émeute dans les rues de La Havane. Les casinos, le siège de la Shell furent mis à sac ; les parcmètres et les cabines téléphoniques, symbole de racket, furent détruits. Les groupes armés s'emparèrent des postes de police, des points stratégiques, des stations de radio, du siège des syndicats. Et sur un autre plan, ce fut la course entre le Mouvement du 26 juillet, le Directoire Révolutionnaire et le Parti Communiste.

Pour sa part, Fidel Castro, refusant de reconnaître l'autorité de Cantillo, ordonna à ses colonnes de continuer l'offensive, de s'emparer de La Havane, et appela le peuple à commencer, dès le lendemain 2 janvier, une grève générale pour appuyer l'armée rebelle et lui assurer la victoire. Mais il voulait garder le contrôle de la grève, et éviter les débordements. Il demanda aux dirigeants du Mouvement du 26 juillet d'assurer dans chaque localité l'autorité municipale et le maintien de l'ordre le plus strict.

A Santiago, au soir du 1er janvier, le commandant de la place se rallia à Castro avec toutes ses troupes.

Et Fidel Castro entra donc, le 1er janvier 1960 à Santiago sans combat. Il s'adressa, dans la nuit du 1er au 2 janvier, à la population et lui annonça que « le gouvernement, le commandement de l'armée et celui de la marine auront leur siège à Santiago et leurs ordres auront force obligatoire sur tout le territoire de la République ». « Tous les droits syndicaux et tous ceux auxquels nos paysans et notre peuple en général peuvent prétendre, seront rétablis. (... ) Nous n'oublierons aucun secteur de notre peuple. La récolte de sucre se fera dans tout le pays et il y aura de bons salaires. »

Santiago devint donc provisoirement la capitale de Cuba. Le 2 janvier, le juge Urrutia fut proclamé président de la République.

Dans la nuit du 1er au 2 janvier, le colonel Barquin, enfin libéré de prison, arriva au camp de Colombia ; Cantillo lui remit le commandement. Barquin renonça à jouer sa carte contre le Mouvement du 26 juillet : il arrêta Cantillo et se plaça à la disposition de Castro puis il remit, le 2 janvier, le commandement du camp au commandant castriste Cienfuegos qui venait d'arriver.

Toujours dans la nuit du 1er au 2 janvier, les troupes de Guevara et celles du Directoire Révolutionnaire arrivèrent à La Havane, s'emparant chacune pour son compte du maximum de points stratégiques. Le Directoire s'installa à l'Université et surtout dans le palais présidentiel.

Le 2 janvier, la grève générale était pratiquement totale : les responsables syndicaux les plus compromis s'enfuirent. La rivalité s'engagea entre le Parti Communiste et le Mouvement du 26 juillet pour s'emparer de la direction des syndicats, et partout ce furent les partisans de Castro qui l'emportèrent !

A partir du 2 janvier, Castro fit lentement route vers La Havane s'arrêtant dans les principales villes, recevant les ovations de foules immenses. Le voyage dura une semaine, au cours de laquelle, il se fit plébisciter avant d'entrer dans la capitale. Il organisa partout sur son passage les nouveaux pouvoirs civils et militaires, procédant aux nominations nécessaires.

A La Havane, les hommes du Directoire Révolutionnaire mirent quelques jours avant d'évacuer le palais pour laisser la place à Urrutia. Ils réclamèrent alors des places dans le nouveau gouvernement mais comme rien ne leur fut promis, ils commencèrent à stocker des armes.

Castro arriva le 8 janvier à La Havane. Sa première visite fut pour Urrutia. Puis, du camp de Colombia, il s'adressa ensuite au pays, à la télévision, lui demandant de tout faire rentrer dans l'ordre..

« Tandis que le peuple était en fête aujourd'hui, expliquera-t-il, tandis qu'il se réjouissait, nous, nous étions préoccupés. Et plus la foule qui accourait pour nous recevoir était grande, plus la joie du peuple était grande, plus nos préoccupations augmentaient car nous nous rendions compte de notre terrible responsabilité devant l'histoire et devant le peuple de Cuba...

« ... Quels peuvent être aujourd'hui comme demain, face à ce peuple victorieux, les ennemis de la Révolution ? Les pires ennemis que peut avoir à partir d'aujourd'hui la révolution cubaine sont les révolutionnaires eux-mêmes... » (Castro fait en particulier allusion au Directoire Révolutionnaire, qu'il invite à déposer les armes).

« .. Il faut que les armes rentrent dans les casernes, d'où elles sortiront le jour venu si des ennemis du peuple se présentent mais, pour le moment, personne n'a le droit de posséder une arme privée »...

Le discours se terminait par un appel à cesser la grève : « A partir d'aujourd'hui, les festivités de la révolution sont terminées ; demain sera un jour de travail comme n'importe quel jour ».

La mise en place du nouveau régime

Maintenant que la dictature était tombée, maintenant que le gouvernement provisoire était installé dans à capitale, La Havane, Castro demandait à la population de reprendre le travail.

Le premier gouvernement était chargé d'assurer la transition vers des élections fixées dans un délai d'environ quinze mois et de travailler à la remise en place d'un système parlementaire conforme à la constitution cubaine de 1940. Sa composition n'avait pas de quoi effrayer ni la bourgeoisie cubaine, ni la bourgeoisie américaine.

Les politiciens liés aux partis traditionnels y étaient les plus nombreux et détenaient des postes clés. Ainsi le président provisoire - le juge Urrutia - était un libéral modéré. Le Premier ministre, Miro Cardona, était un homme de loi célèbre. Il était considéré comme le représentant des grands avocats d'affaires capitalistes et comme l'un des politiciens les plus pro-américains de Cuba.

Le ministre des Affaires Étrangères Agramonte avait été le candidat du Parti Orthodoxe aux élections présidentielles de 1952.

Le ministre des Finances Rufo Lopez Fresquet avait été chargé du développement des banques dans les gouvernements qui avaient précédé celui de Batista. Le ministre de la justice était lié aux milieux d'affaires et au Parti Orthodoxe.

Les postes de ministre de la justice, de ministre de l'Intérieur, de ministre du Travail, de ministre des Affaires Sociales et bien d'autres responsabilités étaient confiés à des politiciens traditionnels avec lesquels Agramonte (le candidat orthodoxe aux élections de 1952) aurait très bien pu composer son gouvernement si Batista n'avait pas empêché les élections.

Un certain nombre de postes importants furent aussi confiés à des hommes politiques plus jeunes qui n'avaient pas encore eu le temps ou l'occasion de participer à des gouvernements. Mais là encore, le choix fait montrait une volonté de ne pas effrayer les couches les plus conservatrices de la bourgeoisie.

La plupart des hommes qui se virent attribuer un portefeuille ministériel avaient bien souvent été liés au MNR - ce mouvement impulsé par des militaires opposants à Batista qui avait rallié Castro en 1955. Certains n'avaient soutenu réellement la guérilla que dans ses derniers mois. Ils étaient pour la plupart des anticommunistes déclarés.

Quant aux hommes qui avaient dirigé la lutte armée, Fidel Castro, Raul Castro, Che Guevara, ils n'avaient pas de portefeuille ministériel. Et néanmoins leur rôle était décisif. Fidel Castro, le commandant en chef de l'armée rebelle était d'ores et déjà l'homme qui dirigeait le pays. Il était aux yeux de la population, l'artisan de la victoire et il était le seul arbitre possible entre les forces politiques hétérogènes qui avaient rallié le nouveau régime et qui cohabitaient dans le gouvernement.

La première tâche des nouveaux dirigeants cubains était de remettre en place toutes les institutions étatiques ébranlées ou désorganisées par l'écroulement de la dictature : on visa la continuité.

Dans l'administration, on changea le moins de choses possibles. Aux Finances, par exemple, on garda les deux tiers des anciens fonctionnaires.

Les postes de président de la Banque nationale et de la Banque de développement revinrent à ceux qui les avaient tenus sous le président Prio. Et quand des responsables impliqués dans des affaires de corruption s'enfuyaient, on mettait à leur place des libéraux, si possible, ou des hommes du Mouvement du 26 juillet.

La justice resta telle quelle et les mêmes magistrats qui avaient jugé sous Batista continuèrent de juger sous Castro.

Elle fut néanmoins doublée de tribunaux révolutionnaires composés de membres de l'armée chargés de juger les politiciens et les militaires responsables des assassinats, des tortures et de tous les crimes du régime de Batista.

La plupart des diplomates en place le restèrent même si des mutations eurent lieu.

Les deux problèmes politiques les plus délicats étaient sans doute ceux posés par la reconstitution de la police et de l'armée.

Le cas de la police était relativement simple. Elle ne s'était pas disloquée avec la fin de la dictature même si une partie importante des dirigeants responsables des arrestations, des tortures sous Batista, craignant les représailles étaient partis ou se cachaient ou encore avaient été arrêtés par la nouvelle armée. Ils furent remplacés pour l'essentiel par des hommes du Mouvement du 26 juillet. Le commandement passa aux mains de l'ancien chauffeur de Castro. Mais de nombreux cadres et de nombreux fonctionnaires étaient encore là. On les maintint en place. Certains furent tout au plus changés d'affectation.

Dans l'armée, la situation était plus difficile. L'ancienne armée de Batista avait été l'instrument essentiel des répressions menées contre les militants, les paysans, les guérilleros. Elle était le symbole de la dictature. Elle s'était divisée, effondrée, mais tous les militaires - loin s'en faut - n'avaient pas suivi Batista dans sa fuite.

Par ailleurs, Castro, lui, avait constitué autour de lui une force armée d'un peu plus d'un millier d'hommes. Il forma l'armée du nouveau régime en fusionnant la partie de l'ancienne armée prête à se rallier au nouveau pouvoir et sa propre armée. Les postes clés, aussi bien au niveau national qu'au niveau des provinces furent donnés à des hommes proches de Castro. Mais il s'efforça d'associer et d'assimiler nombre de cadres et de militaires en place sous Batista.

La Marine resta inchangée car elle s'était, au dernier moment, ralliée à l'insurrection. Une partie des cadres militaires qui s'étaient à divers moments opposés à Batista furent réintégrés. Le colonel Barquin prit la tête des Académies militaires, tandis que son fidèle second devint commandant des tanks.

Cette nouvelle armée fut organisée et dirigée comme toutes les armées bourgeoises du monde, c'est-à-dire hiérarchisée, obéissant à un commandement sur lequel ni les troupes ni la population n'avaient le moindre contrôle.

L'installation de toutes ces institutions étatiques fut rapide. Elle alla de pair avec la remise en route de l'économie.

Batista et ses mercenaires étaient partis en pillant les caisses de l'État et du pays. La dette dépassait 1200 millions de dollars, le déficit budgétaire atteignait 800 millions, les caisses du Trésor étaient vides, de même que les caisses des assurances sociales et les caisses de retraite. Dans les derniers mois de 1958, l'évasion des capitaux avait été considérable, le gouvernement de Batista avait même vendu à l'avance une partie de la récolte sucrière. Néanmoins la guerre civile n'avait été ni très étendue, ni très longue et elle n'avait pas fait d'énormes dégâts. Et pour le moment, les classes possédantes cubaines, les grands propriétaires terriens, les industriels ainsi que les nombreux financiers américains semblaient jouer le jeu et accepter Castro.

Castro, pour sa part, donnait des garanties. Il appelait la classe ouvrière et la paysannerie au travail invitant les impatients à attendre les mesures du gouvernement.

Les premières crises et la réforme agraire de mai 1959

Mais les choses n'étaient pas si simples. Car si d'un côté les classes possédantes cubaines ne se satisfaisaient pas des discours de Castro et exigeaient des garanties, d'un autre côté il fallait répondre aux aspirations de la population. La dictature avait été féroce et une partie de la population voulait que justice soit faite. Pour éviter que la population ne se mette à faire justice soi-même l'armée prit les choses en mains et Castro décida de mettre systématiquement en place des tribunaux exceptionnels. De grands procès eurent lieu. Alors les politiciens cubains les plus conservateurs et certains milieux politiques américains s'insurgèrent. Le nouveau régime connut sa première crise.

C'est ainsi que le 13 février 1959, le Premier ministre Miro Cardona démissionna. Il fut remplacé par Castro qui annonça bientôt quelques mesures sociales. Les pressions continuèrent. Le 3 mars, un procès impliquant des pilotes de l'armée de l'Air de Batista eut lieu. Pour défier Castro, le tribunal acquitta les accusés. Et ce dernier répondit en cassant le jugement.

Cette tension n'existait pas qu'à Cuba. Les dirigeants des États-Unis refusaient de considérer Castro comme un chef d'État. Invité, par exemple, par des journalistes nord-américains, Castro se rendit aux États-Unis flanqué de ses ministres les plus responsables. Il multiplia les déclarations anticommunistes, rencontra des personnalités politiques et le chef de la CIA d'alors. Le 23 avril, il déclara lors d'une conférence de presse : « Nous voulons établir à Cuba une véritable démocratie, sans aucune trace de fascisme, péronisme et communisme ». Mais on continuait à le regarder de haut.

Des États-Unis, Castro alla au Canada, en Argentine, au Brésil. Le fruit de tous ces voyages fut maigre, sur le plan économique comme sur le plan politique. La situation était d'autant plus délicate pour Castro que le prix du sucre était descendu à son taux le plus bas depuis 1944.

Mais ces critiques et ces pressions n'arrêtèrent pas Castro. Il estimait indispensable la réalisation de la réforme agraire pour stabiliser la situation sociale à la campagne, s'attacher au moins la partie la plus pauvre de la paysannerie et développer l'agriculture. Il la promulgua le 17 mai 1959.

Cette première réforme agraire était en réalité une réforme très modérée, mais elle allait soulever un tollé et être considérée comme une provocation par les possédants et par les dirigeants nord-américains. Elle établissait que, conformément à la constitution de 1940, les propriétés ne devaient pas dépasser 402 hectares pour la plupart des cultures, et ne pas dépasser 1342 hectares pour les plantations de riz et de sucre. Dans l'esprit de ses auteurs, elle devait être compatible avec la reprise économique et le respect des intérêts des capitalistes de l'agriculture. En réalité, les terres visées étaient des terres laissées en friche. C'est ainsi que la loi prévoyait que le gouvernement pouvait décider de maintenir des propriétés bien plus étendues si elles étaient exploitées de façon rentable. Par ailleurs, il était prévu de toute façon que les propriétaires des terres expropriées seraient indemnisés par des bons à vingt ans, avec un intérêt annuel de 45 %.

Ces terres pouvaient être mises à la disposition des paysans de plusieurs façons. Ou bien elles pouvaient être distribuées aux paysans sans terre sous forme de lopins de vingt hectares. On estimait à 150 000 le nombre de fermiers ou de squatters concernés. Ou bien elles étaient mises à la disposition de paysans invités à s'organiser collectivement dans des coopératives. Certaines pouvaient aussi passer aux mains de l'État. Enfin, pour éviter la spéculation, il était établi que les terres distribuées ne pouvaient être vendues sans l'accord de l'État.

Une telle réforme, répétons-le, s'apparentait à des réformes libérales classiques comme en avait encouragé l'impérialisme américain. Elle laissait en place de grandes propriétés foncières. Les experts internationaux remarquèrent que les taux d'intérêt proposés sur les bons de compensation étaient plutôt favorables pour les propriétaires terriens. Ils étaient plus élevés que ceux pratiqués lors de la réforme agraire du général Mac Arthur au Japon.

D'autre part, les dirigeants cubains prenaient des précautions pour que la réforme se fasse sans débordements. C'étaient les autorités gouvernementales et pas les paysans eux-mêmes qui devaient la réaliser. L'armée était chargée de confisquer les terres tandis que l'Institut National de Réforme Agraire, l'INRA, devait les distribuer ou veiller à l'organisation des coopératives et à leur mise en valeur.

Mais la modération de cette réforme n'empêcha ni les États-Unis ni les classes réactionnaires de Cuba d'en prendre prétexte pour crier « haro sur Castro ». Aussitôt que la réforme fut annoncée, une chute des quotations des compagnies sucrières s'ensuivit au New-York Stock Exchange. Une vaste campagne anti-réforme agraire se développa dans le pays. Les grands propriétaires achetèrent des temps de parole sur les radios privées pour attaquer la loi et inciter les mécontents à se rallier à eux. Le coup de grâce fut donné par les États-Unis. Ceux-ci, sans contester le droit des dirigeants cubains de procéder à la réforme de leur choix, ni celui d'exproprier les propriétés étrangères, prétendaient exiger par contre que la compensation financière soit plus importante et payable immédiatement (au moins pour une partie substantielle, sinon en totalité).

C'était là de la part des États-Unis une tentative d'intimidation. Mais Castro ne recula pas. Bien au contraire.

Dans la zone du Camagüey, l'armée se saisit de cent trente-et-un vastes ranches. Puis elle s'empara des terres au-delà de 1 042 hectares de certaines compagnies américaines. Castro voulait montrer aux classes dirigeantes cubaines comme au gouvernement américain qu'il ne reculerait pas sous la menace.

Mais les pressions des États-Unis n'étaient pas sans conséquence. Elles contribuaient entre autre à désolidariser du régime des couches sociales et des forces politiques qui l'avaient soutenu jusque-là. On assista à une série de crises politiques. A la fin du mois de juin et au début du mois de juillet, plusieurs libéraux démissionnèrent de leurs postes, parmi eux, le chef de l'armée de l'Air. Ils furent remplacés par des proches de Castro.

Le 17 juillet 1959 s'ouvrit une grave crise gouvernementale. Castro estimant que le président Urrutia faisait de l'obstruction, remit sa démission de son poste de Premier ministre, poste qu'il ne reprendra qu'après le remplacement d'Urrutia par un homme décidé à jouer le jeu. Castro profita de ces circonstances pour organiser, le 26 juillet, une grande manifestation : une foule imposante venue de tous les coins du pays se rassembla à La Havane. Castro s'était fait plébisciter. Mais les crises continuaient.

Le 19 octobre Hubert Matos, l'homme chargé du commandement militaire de la région de Camagüey, démissionna. Quelques jours plus tard, ce fut le tour du directeur de la Banque nationale. Un troisième remaniement ministériel eut lieu au cours duquel Guevara passa au contrôle de l'INRA et de la Banque. C'est à cette époque que l'on se mit à parler sérieusement d'une possible intervention américaine et Castro annonça la constitution de milices populaires organisées sous le contrôle de l'armée

Mais tous ces départs, et en particulier celui de l'ancien homme de la finance lié aux classes possédantes, entraînèrent de nouvelles désertions parmi les industriels, les propriétaires terriens, les techniciens, les intellectuels.

Et pendant que de nombreux bourgeois - petits, moyens et grands - allaient jouer leur carte ailleurs, et le plus souvent aux États-Unis, les dirigeants américains continuaient, eux, leur chantage.

Ils savaient que Cuba dépendait d'eux pour la vente du sucre et que sans la vente du sucre Cuba était étranglée. Ils savaient que les voyages successifs de Castro et de Che Guevara en Amérique, en Asie, en Afrique, n'avaient donné que des résultats restreints. Alors, ils espéraient mettre à genoux Castro ou, en tout cas, le mettre au pas.

Ils restèrent intransigeants sur les conditions d'indemnisation et menacèrent de réduire le quota sucrier, en fonction duquel les États-Unis devaient acheter chaque année à Cuba un quota de sucre à un tarif préférentiel.

Les États-Unis multiplient pressions et menaces : Castro tient tête

Alors, au début de l'année 1960, Castro, pour répondre aux pressions américaines, aux menaces d'étranglement économique, se tourna vers l'URSS. Un accord économique fut signé d'après lequel la Russie devrait acheter 425 000 tonnes de sucre à Cuba en 1960, puis un million de tonnes par an dans les années à venir. Il était aussi précisé que la Russie devait prêter à Cuba cent millions de livres pour douze ans à 2,5 % d'intérêt, et qu'elle devait lui livrer du pétrole et des produits de base. Pour sa part Cuba s'engageait à exporter entre autres des fruits, des jus, des fibres. Pour contribuer à l'industrialisation rapide du pays, la mise en place d'usines avec du matériel soviétique et la venue de techniciens soviétiques étaient envisagées.

Il ne s'agissait pas là d'un contrat doublé d'un engagement politique réciproque. Ni l'un ni l'autre des partenaires ne le souhaitait.

Mais ce rapprochement économique avec l'URSS fut pour les États-Unis le prétexte d'un nouveau scandale. Les dirigeants des compagnies américaines et les milieux politiques cubains anticommunistes reprirent l'offensive.

En mars 1960, ce fut au tour du ministre des Finances de démissionner et son départ donna le signal à une série de départs dans les ministères et les administrations.

Le même jour, le président Eisenhower acceptait une recommandation de la CIA pour armer et entraîner les exilés cubains.

La presse américaine parlait de plus en plus fréquemment et ouvertement des préparatifs d'invasion contre Cuba par des anti-castristes et évoquait la possibilité que, en cas de succès, et si un gouvernement provisoire était proclamé sur le territoire, les exilés cubains pourraient compter sur l'aide des troupes américaines.

Le 20 avril 1960 arrivait à Cuba le premier tanker de pétrole soviétique : le lendemain, les USA réagirent en suspendant toute aide américaine au pays. Plusieurs compagnies américaines de l'île annoncèrent qu'elles refusaient de raffiner le pétrole soviétique. Castro réagit en saisissant les raffineries.

Les États-Unis espéraient que les Cubains n'arriveraient pas à les faire fonctionner. Mais les raffineries fonctionnèrent. Alors le gouvernement américain franchit un pas de plus dans l'escalade. Le Sénat américain sur proposition du président Eisenhower décida de suspendre le « quota » sur le sucre et de ne pas respecter l'accord contractuel qui régissait les rapports entre les deux pays. Il annonça qu'il réduisait ses commandes de 700 000 tonnes.

En guise de réponse, le 6 juillet, Castro nationalisa une partie des biens américains de l'île (téléphone, compagnies électriques, compagnies sucrières). En même temps, Castro décida de donner un coup d'accélération à la réforme agraire. Celle-ci avait commencé avec lenteur dans les dix premiers mois qui avaient suivi la promulgation de la loi. Le rythme s'était accéléré un temps au début de janvier 1960, mais ensuite les autorités gouvernementales avaient choisi un rythme plus modéré pour ne pas perturber la récolte de canne.

Et en réalité l'application de cette loi ne se généralisa qu'en juin.

Les confiscations de terres entraînèrent de violentes réactions de la part des grands propriétaires et des compagnies américaines.

Comme Castro ne pliait pas, les dirigeants américains montèrent d'un nouveau cran dans l'escalade.

Le 13 octobre, 1960 les USA déclarèrent l'embargo sur toutes les exportations américaines à Cuba, sauf les produits médicaux et certains produits alimentaires.

Alors le gouvernement cubain saisit de nouvelles usines pour riposter.

Pendant ces mois, se réalisait ainsi au jour le jour, au fil des départs, des désertions d'industriels, de cadres, la nationalisation de l'ensemble des plus gros secteurs industriels, commerciaux et financiers. On découvrit que les industriels, les capitalistes qui avaient semblé collaborer un temps avec le régime avaient bien souvent contribué depuis janvier 1959 à dilapider un peu plus les richesses du pays, se gardant bien de réinvestir, faisant passer leurs capitaux à l'étranger.

A la baie des Cochons : la tentative d'invasion échoue

De plus en plus on parlait d'une invasion prochaine. A l'arrivée de Kennedy au pouvoir, Castro fit un geste de bonne volonté et démobilisa la milice, mais les États-Unis maintinrent leurs pressions. Le blocus entraîna la raréfaction de nombreuses denrées de première nécessité.

La CIA espérait que le régime de Castro s'était usé. Et le projet de débarquement de forces exilées cubaines dans la baie des Cochons fut mis sur pied. Le but de l'opération était de constituer un « territoire libre » et à partir de là, de rallier tour la population.

Le débarquement eut lieu de 16 avril 1961. Mais la riposte fut immédiate. Castro après avoir lancé un appel à tout le pays pour une « lutte à mort » contre l'ennemi, fit appel à l'armée et à la police pour faire la chasse aux opposants politiques et il y eut environ 100 000 arrestations en deux jours. Mais en même temps, les milices envoyées en masse de toutes les régions du pays vers la baie des Cochons repoussèrent les assaillants et la tentative fit long feu.

Ce débarquement provoqua l'effet contraire de celui souhaité par les dirigeants américains qui avaient laissé faire la CIA et attendaient que le terrain soit déblayé pour intervenir éventuellement eux-mêmes.

Cet échec prouvait à la face du monde qu'il n'était pas possible de renverser Castro par un simple coup de force mais qu'il faudrait le déloger par une guerre coûteuse et difficile contre tout un peuple.

Aujourd'hui, plus de vingt-cinq ans après, le régime castriste a comme particularité d'avoir été le plus stable et le plus durable qu'ait connu Cuba depuis son indépendance.

Castro avait engagé la lutte pour le pouvoir au nom de la démocratie et d'une certaine égalité sociale. D'autres avant lui, à Cuba et ailleurs en Amérique latine, l'avaient fait et, devant les « nécessités » du pouvoir, s'étaient transformés en dictateurs au service des classes possédantes, de l'impérialisme américain ou, le plus souvent, des deux à la fois.

Le mérite de Castro est d'avoir été fidèle, à sa façon, aux classes populaires de son pays. Il avait promis la réforme agraire, il a tenu parole, malgré les pressions américaines auxquelles il a refusé de céder en 1960. Il souhaitait pourtant composer avec les États-Unis, et n'avait pas entrepris au départ de toucher aux biens américains. Mais il s'est trouvé peu à peu obligé de le faire. Ce faisant, il a perdu le soutien de la plupart des hommes politiques, y compris ses amis, qu'il avait placés à côté de lui au gouvernement en 1959. L'isolement économique, dans lequel Cuba a été contraint de vivre par le véritable blocus qu'exerçait contre elle les États-Unis, a fait de son pays un pays où l'on vit mal. Mais pas un de ces pays où une grande partie de la population vit, ou plutôt meurt, dans une misère effroyable, comme c'est le cas dans beaucoup de pays d'Amérique latine, tandis que dans les villes, une petite bourgeoisie étale un niveau de vie à l'occidentale, et que la bourgeoisie proprement dite est peut-être réduite, mais n'en constitue que plus cyniquement des fortunes gigantesques dans un océan de misère.

Non, les masses populaires, les paysans, les manoeuvres vivent certainement mieux à Cuba ou, en tout cas, supportent certainement mieux leur pauvreté que les masses populaires d'Amérique centrale, d'Argentine, du Brésil ou du Pérou - et nous pourrions citer toute l'Amérique latine - ne subissent leur misère et l'injustice.

Même si, à Cuba, il y a des inégalités, la cristallisation d'une couche de parvenus, les inégalités y sont moins choquantes, moins criantes et finalement moins grandes, objectivement, que dans le reste de l'Amérique latine.

Mais c'est aussi parce que toute la société cubaine est pauvre, que tous les intellectuels, médecins, avocats, architectes, dentistes, tous les cadres, ingénieurs, techniciens, ou même ouvriers qualifiés, ont préféré s'expatrier au paradis du capitalisme, voisin de 180 kilomètres, que de continuer à vivre dans ce qui était pour eux le purgatoire sur terre. Cela n'a pas fait céder Castro et c'est son mérite, même si cela a encore contribué à appauvrir la société cubaine.

De ce point de vue, il n'y a rien à reprocher à Fidel Castro et à son régime. Castro a essayé de faire en sorte que son peuple vive mieux. Il n'a pas prétendu exporter sa révolution. Il n'a pas cherché à provoquer la révolution dans toute l'Amérique latine, il n'a pas cherché non plus à la provoquer aux États-Unis.

Il fit bien, en 1967, l'apologie de la lutte guérillériste en Amérique latine, mais ce fut surtout pour lui l'occasion de critiquer les partis communistes latino-américains pro-soviétiques, car à cette époque Cuba était en froid avec l'URSS. Cela ne se traduisit par aucune aide matérielle de Cuba pour ces guérilleros, et cela ne dura pas longtemps, car peu de temps après, il se rapprochait de nouveau de l'URSS et des pays de l'Est, et n'hésita pas à rester en 1968 en très bons termes avec les gouvernements des pays d'Amérique latine qui voulaient bien reconnaître son pays : non seulement le Mexique, qui massacra sa jeunesse sur la place des Trois Cultures, mais le Pérou, où un coup d'État militaire avait porté au pouvoir des militaires radicaux anti-américains.

Castro ne se disait pas internationaliste. Il ne parlait pas au nom de la classe ouvrière, ni cubaine ni internationale. Si depuis il s'est dit communiste, c'est parce que l'idéologie stalinienne du socialisme dans un seul pays lui convenait parfaitement pour justifier son régime. Il n'y a pas à lui reprocher d'être lui-même. Mais nous pouvons cependant dire qu'il n'est pas, de ce fait, dans le camp du prolétariat international, dans le camp du communisme.

Les révolutionnaires de 1917 ont eux aussi, en quelque sorte, échoué, puisque la société qui est issue de leur révolution est infiniment loin du socialisme. Mais il y a une différence entre les hommes qui prirent le pouvoir à Pétrograd et à Moscou, dans l'hiver de 1917, et ceux qui entouraient Castro en 1959.

Ceux qui entouraient Castro se disaient cubains, patriotes, anticommunistes, souhaitant faire fonctionner le capitalisme et l'exploitation de façon plus humaine, mais sans vouloir changer fondamentalement ni la société cubaine, ni a fortiori le reste du monde. S'ils se sont trouvés avec une économie entièrement nationalisée, c'est contraints et forcés par les circonstances.

Les révolutionnaires russes n'étaient pas des nationalistes russes. Leur lutte ne concernait pas que la Russie. Au contraire la Russie, ils la trouvaient inculte, arriérée ; ils savaient tellement que cette arriération les tirerait en arrière, qu'ils n'imaginaient absolument pas garder le pouvoir plus de quelques mois, si la révolution n'éclatait pas en Europe, et principalement en Allemagne, la nation la plus industrielle en Europe et la plus prolétarienne. Ils envisageaient si peu de limiter leur révolution à la Russie qu'ils se considéraient au contraire comme de simples bataillons avancés du prolétariat mondial, aux avant-postes de la révolution. Leurs premières paroles ont été pour en appeler au prolétariat du monde entier et en particulier aux prolétaires du pays avec lequel ils étaient en guerre, l'Allemagne. Pour eux, il n'y avait qu'une vérité : « Les prolétaires n'ont pas de patrie » et qu'un mot d'ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » . Et ces simples mots, leur simple exemple, a provoqué en Europe et dans le monde entier la plus grande vague révolutionnaire que le siècle a connue.

C'est là toute la différence entre les mouvements nationalistes, même radicaux, même populaires, et une révolution prolétarienne ; entre la politique de libéraux ou de nationalistes ne dépassant pas le cadre idéologique de la bourgeoisie et l'idéologie de révolutionnaires prolétariens.

Une révolution prolétarienne éclatant à Cuba en 1959 n'aurait pas suscité plus de réactions, plus de haine que Castro n'en a finalement provoqué parmi les classes possédantes du monde entier. Si les USA ne sont pas intervenus, ce n'est pas parce que Castro n'était pas un communiste (ils sont intervenus contre bien d'autres régimes non communistes), c'est simplement parce que l'épisode de la baie des Cochons leur a démontré que, s'ils intervenaient, Castro ne lâcherait pas son peuple comme d'autres l'ont fait et que ce peuple se battrait jusqu'au dernier s'il le fallait.

Mais une révolution prolétarienne à Cuba, en appelant à tous les prolétaires d'Amérique latine, à tout le peuple noir du continent américain du nord au sud, quelques années justement avant que le mouvement noir ébranle de l'intérieur les USA, aurait pu changer bien des choses aux Amériques, et bien des choses dans le monde. Un petit peuple peut être à l'origine de grandes révolutions : car la révolution commence toujours quelque part.

Malheureusement, les masses offrent souvent leur confiance à des hommes politiques qui font en sorte que la révolution finit vite, tout juste là où elle a commencé.

Annexe

Le mouvement ouvrier jusqu'en 1952 : un demi-siècle de luttes de la classe ouvrière cubaine

La victoire de Castro a fait que le rôle, les traditions, l'histoire et les combats de la classe ouvrière cubaine sont passés au second plan, voire même ont été escamotés. A tel point que pour beaucoup, l'histoire des luttes du peuple cubain se résume aux tentatives des dirigeants nationalistes de dégager Cuba de l'emprise nord-américaine.

Pourtant, la classe ouvrière cubaine a occupé, dès la fin du XIXe siècle, le terrain des luttes sociales et politiques. Elle a eu à sa tête des organisations influentes regroupant des milliers de travailleurs, des milliers de militants.

Mais la politique de ses dirigeants et en particulier ceux du Parti Communiste, ne lui ont pas donné les moyens de jouer le rôle qu'elle aurait pu jouer.

Jusqu'en 1880, date à laquelle l'esclavage fut officiellement aboli, il n'y avait à Cuba que très peu de travailleurs salariés. Ils étaient quelque treize mille dans les années 1860, employés dans environ cinq cents manufactures de tabac. Sous l'impulsion de migrants venus d'Europe, ces ouvriers du tabac, les tabaqueros, s'organisèrent en société de secours mutuel, en associations diverses. Des grèves eurent lieu. L'abolition de l'esclavage transforma en prolétaires des centaines de milliers d'esclaves travaillant dans les grandes plantations de canne, en même temps que le développement de l'industrie sucrière et de quelques autres industries moins importantes entraînait le développement d'une classe ouvrière relativement nombreuse que des militants ouvriers se mirent à organiser.

Les idées marxistes furent introduites par Enrique Roig vers 1886 par l'intermédiaire du journal Le Producteur à La Havane et par L'Ouvrier à Cienfuegos.

Le premier congrès ouvrier se réunit en 1887, et au second, en janvier 1892, participaient plus de mille délégués dans tout le pays.

Parmi les mouvements de grève qui marquèrent cette époque, l'un des plus importants fut « la grève des apprentis » en 1901. Elle fut déclenchée contre les brimades dont les apprentis étaient victimes et contre la discrimination faite par les patrons en faveur des ouvriers espagnols. La grève s'étendit, il y eut des barricades, six morts et cent blessés.

Malgré la répression contre le mouvement ouvrier il se constitua un Parti Ouvrier de Cuba en 1904. Il devint Parti Ouvrier Socialiste en 1905, adhéra à la Deuxième Internationale en 1906.

Mais ce ne sont pas tant les idées de la Deuxième Internationale qui marqueront le mouvement, ouvrier cubain à ses débute, que celles de l'anarcho-syndicalisme venu d'Espagne.

Durant la première guerre mondiale et les années qui suivirent l'économie cubaine connut un essor. En effet, durant cette période les États-Unis avaient multiplié les investissements, en particulier dans l'industrie sucrière et dans les mines, provoquant du même coup l'enrichissement de la bourgeoisie et le développement de la petite bourgeoisie cubaine. Parallèlement, la classe ouvrière, elle aussi se renforçait, et en nombre, et en organisation. En 1915, sous l'impulsion de militants syndicalistes révolutionnaires, s'était tenu le premier congrès ouvrier national. En 1920 se constituait la Fédération ouvrière de la Havane, présidée par un militant anarcho-syndicaliste, Arturo Lopez. Ce fut lui qui, en février 1925, fut à l'origine de la Confédération nationale ouvrière de Cuba. A la même époque, en mai 1925, les capitalistes cubains et nord-américains qui voulaient mettre fin à l'agitation ouvrière et estudiantine, firent appel à un « homme fort » en la personne du général Machado, lui-même homme d'affaire ayant des intérêts dans de grandes sociétés de Cuba.

« Si je suis élu », avait-il déclaré, « sous mon gouvernement, aucune grève ne durera plus d'un quart d'heure ». C'était une déclaration de guerre au mouvement ouvrier. Un défi vain car il y eut de nombreuses grèves sous sa dictature, qui durèrent plus d'un quart d'heure. Mais à chaque fois la répression fut féroce.

Ce fut aussi à ce moment-là, quelques semaines après l'accession au pouvoir de Machado, que naquit les 16 et 17 juillet 1925 le Parti Communiste cubain, qui allait devenir le parti ouvrier le plus important de Cuba et l'un des partis communistes parmi les plus puissants en Amérique Latine.

L'un de ses dirigeants les plus connus, Mella, était issu de la contestation universitaire. Ruben Martinez Villena, poète de son état, qui lui aussi avait participé à l'opposition estudiantine était également une des personnalités marquantes de ce parti.

Ces deux dirigeants étaient à l'image de ce que fut, à l'origine, la composition sociale du Parti Communiste qui avait ses racines dans l'intelligentsia bourgeoise et petite-bourgeoise.

Sous les pressions du Komintern, le nouveau parti se lança à la conquête de la classe ouvrière.

Durant les années 1926 et 1927, des grèves eurent lieu dans les ports, les chemins de fer, le sucre, mais toutes furent durement réprimées. Des centaines de travailleurs furent déportés et des dirigeants ouvriers assassinés, dont Arturo Lopez, le dirigeant anarchiste. Néanmoins, le Parti Communiste ne disparut pas.

Il orienta aussi ses efforts vers les travailleurs du sucre. Pour les militants à qui fut confiée cette tâche la partie n'était pas facile car les centrales sucrières et les plantations étaient de véritables camps de concentration pour ouvriers.

Par ailleurs, il maintenait son effort d'implantation dans les milieux intellectuels et essaya aussi de prendre pied dans la petite paysannerie, celle dont les maigres terres en bordure des grands domaines étaient contestées par les grosses compagnies.

La classe ouvrière cubaine apparaissait en 1929 comme numériquement importante même si elle était très minoritaire (16,4 % de la population). On comptait en effet six cent mille ouvriers dont plus de la moitié étaient des ouvriers agricoles. Elle fut touchée par les conséquences de la crise économique mondiale qui se traduisit à Cuba par la chute de moitié des prix moyens du sucre ente 1929 et 1933. La quantité produite avait baissé dans le même temps de 57 %. Le niveau de vie de toute la population s'en était terriblement ressenti.

Dans cette période où les classes ouvrières de tous les pays subissaient les mêmes maux, la Confédération syndicale latino-américaine décida de faire du 20 mars 1930 la journée « continentale du chômeur ». A Cuba, le principal syndicat, la Confédération Nationale Ouvrière Cubaine, dirigée alors par des militants communistes, prépara cette journée de lutte. Machado réagit en mettant le syndicat hors-la-loi. En réponse, ce fut la grève générale. Le 20 mars 1930, deux cent mille travailleurs y participèrent. Cette grève fut une grève politique qui ébranla la dictature de Machado.

La grève avait donné le signal. La classe ouvrière entraîna à sa suite les autres classes sociales dans la lutte contre Machado. Le 19 avril 1930, cinquante mille personnes manifestèrent contre la dictature dans le parc central de La Havane. Le 30 septembre, les étudiants descendirent eux aussi dans la rue. Machado fit fermer l'université.

Malgré la répression qui frappait le mouvement ouvrier et ses organisations, les grèves continuèrent durant les années noires de 1931-1932 : dans les tramways, dans les manufactures de tabac, dans les industries du sucre. La classe ouvrière résistait, comme résistait aussi le Parti Communiste qui réussit à organiser de grandes marches de la faim, et constituer un syndicat national de l'industrie sucrière durant l'année 1932.

L'année 1933 commença par une nouvelle vague de grèves qui culminèrent en août, dans un mouvement général.

Le 2 août 1933, un dépôt d'autobus se mit en grève à La Havane, deux jours plus tard, tous les transports de la capitale étaient paralysés. Le 6, la grève se généralisait à tout le pays. Le 7, la population ayant cru que Machado avait démissionné descendit dans la rue pour exprimer sa joie et se dirigea vers le siège du gouvernement. Elle fut accueillie par la police qui tira : il y eut des dizaines de tués, des centaines de blessés.

Les communistes avaient constitué un Comité central de grève. Au lendemain de la fusillade, Machado offrit de négocier. Le Comité central de grève accepta, réclamant seulement que satisfaction soit donnée aux revendications des travailleurs des transports. Le dirigeant du Parti Communiste signa au nom du Comité central de grève et du syndicat l'ordre de reprise du travail pour le 11 août, à midi. Peine perdue, la grève continuait partout. Machado s'adressa à l'armée, mais les officiers refusèrent leur appui. Le dictateur choisit alors l'exil. La population descendit cette fois encore dans la rue. Elle fit la chasse aux hommes de la dictature pendant plusieurs jours. Il y eut des lynchages de policiers et de politiciens compromis.

En acceptant la négociation avec Machado, en refusant d'aller au bout des possibilités de la grève, le Parti Communiste avait désarmé politiquement et moralement la classe ouvrière dans les événements d'août 1933, et il avait permis à des politiciens bourgeois opposés à Machado de s'emparer du pouvoir.

La classe ouvrière trahie laissa le devant de la scène aux cadres subalternes de l'armée et aux étudiants. Dans la nuit du 3 septembre, les sous-officiers s'emparaient sans coup férir des casernes. Ils étaient commandés par un sergent nommé Batista... Cela aboutit à la mise en place d'un nouveau gouvernement ayant à sa tête Grau San Martin, un professeur d'université qui passait pour radical et partisan d'une attitude ferme vis-à-vis de l'impérialisme américain.

Pour ramener l'ordre social, le gouvernement de Grau San Martin fit un certain nombre de concessions. Il prit des mesures comme la journée de huit heures, un salaire minimum journalier pour les coupeurs de canne, la reconnaissance des droits syndicaux, l'obligation de donner un emploi au moins à 50 % des natifs du pays dans les industries et le commerce, ainsi que l'abolition de l'amendement Platt [[L'amendement Platt est l'un des amendements contenus dans la constitution de 1901 qui stipulait : « Le gouvernement de Cuba accorde aux États-Unis le droit d'intervenir pour garantir l'indépendance et pour aider le gouvernement à protéger les vies, la propriété et les libertés individuelles ». ]]. Grau Sari Martin aval également promis une réforme agraire.

Mais dans le même temps, le gouvernement montra son vrai visage. Le 29 septembre, lors du retour des cendres de Mella, assassiné à Mexico, la foule fut mitraillée dans la rue.

Ce fut toujours durant le premier mois du gouvernement Grau San Martin, alors que la vague révolutionnaire retombait que le Parti Communiste se lança dans une politique aventuriste, désignant bien des grèves qu'il dirigeait par le terme de « soviets ». Mais il était trop tard, le mouvement était dans sa phase descendante, même si la combativité ouvrière restait encore grande.

Le plus célèbre de ces prétendus soviets, et il y en eut, paraît-il, trente-six, fut celui de Mabay. C'est là que les travailleurs organisés en milices repoussèrent un peloton d'artillerie envoyé par le gouvernement, et mirent en fuite les contremaîtres qui avec l'aide de civils armés, tentèrent, de reprendre le bétail confisqué.

Mais dès le printemps 1934, le Parti Communiste allait, une fois encore, prendre un nouveau virage, sous, les injonctions de l'Internationale. Ce fut désormais au nom du Front unique que furent préparées les futures compromissions avec les nationalistes bourgeois plus ou moins radicaux.

Après l'échec de la grève de mars 1935 déclenchée par toute l'opposition contre Batista, celui-ci, bien qu'étant encore chef de l'armée (il n'accédera officiellement à la présidence qu'en 1940), assumait déjà la réalité du pouvoir derrière un nouveau président qu'il avait lui-même mis en place. Le Parti Communiste le dénonçait en ces termes : « Batista, ce traître national au service de l'impérialisme (... ) a noyé dans le feu et dans le sang la grève générale de mars, a transformé l'université en caserne, a détruit les syndicats ouvriers et fait incendier leurs permanences, a ravagé la fédération médicale de Cuba, a rempli les prisons de plus de trois mille hommes, femmes et adolescents qui luttaient pour la liberté et à démocratie »

Mais le Parti Communiste ne tarda pas à changer d'avis sur Batista. Il suffit pour cela qu'en 1938 Batista, à l'exemple de Roosevelt, amorce un rapprochement avec les organisations ouvrières et propose une nouvelle constitution ainsi que le rétablissement des libertés démocratiques, pour que Batista le traître et le massacreur soit présenté comme un démocrate. Le Parti Communiste fut pour la première fois reconnu officiellement dans la province de La Havane. A l'initiative de Batista, une nouvelle confédération des syndicats, la Confédération des Travailleurs Cubains (la CTC), fut constituée et le Parti Communiste en occupa les postes de direction, du moins au début. On vit alors le secrétaire du Parti Communiste déclarer à propos de Batista : « Nous devons tenir compte de l'origine sociale de Batista (... ). Il fréquente toujours les anciens sergents, caporaux et soldats qui avaient entendu les serments de fidélité aux intérêts de Cuba. Je crois donc que la force du mouvement révolutionnaire qui, en septembre 1933, a poussé cet homme à se révolter contre le pouvoir d'alors, n'a cessé d'exercer une pression sur lui et sur tous les autres participants de ces, événements ».

Lorsque Batista, en novembre 1938, revint de Washington après avoir fêté le 20e anniversaire de l'armistice de 1918, le Parti Communiste lui fit un accueil triomphal, et son secrétaire général apparut à cette occasion au balcon du palais présidentiel aux côtés de Batista. Il y déclara : « (... ) Nous disons, sans ambage, que la tâche principale du mouvement révolutionnaire, à l'heure actuelle, consiste dans la lutte pour l'unité nationale autour d'un programme démocratique. Face à l'avance du nazisme et du fascisme, face à l'éventualité d'un triomphe germano-italien en Espagne, face à la menace de l'axe Rome-Berlin-Tokyo sur l'Amérique, Cuba, en tant qu'État, doit collaborer étroitement avec les gouvernements démocratiques du monde et plus particulièrement avec celui des États-Unis. »

Ce fut désormais donc au nom de l'anti-fascisme que le Parti Communiste Cubain fit alliance avec Batista.

Pour participer aux élections de la Constituante de 1939, le Parti Communiste s'unit avec le Parti d'Union Révolutionnaire, présidé par Juan Marinello. Ce parti était essentiellement composé d'intellectuels et de représentants radicaux des classes moyennes. Les deux partis fusionnèrent complètement en 1940 dans une nouvelle organisation dont l'intitulé, l'Union Révolutionnaire Cubaine, ne contenait plus la référence au communisme. La nouvelle Union Révolutionnaire cubaine sera d'ailleurs présidée par Juan Marinello qui deviendra ainsi le chef de file du nouveau parti stalinien.

Lorsqu'en juillet 1940 Batista se présenta à la présidence, sa candidature fut soutenue par la « Coalition Démocratique Socialiste » à laquelle participait le Parti Communiste.

De 1940 à 1944, calquant sa politique sur celle du parti stalinien américain qui, sous la direction d'Earl Browder, se lançait dans un soutien éhonté au gouvernement Roosevelt, le Parti Communiste cubain collabora avec le pouvoir de Batista. En remerciement des services rendus, Batista offrit d'ailleurs, en 1942, deux postes de ministres au Parti Communiste.

Après l'élection de Grau San Martin en 1944, le Parti Communiste ne modifia pas sa politique. En février 1945, par exemple, eut lieu, à La Havane, un déjeuner au cours duquel l'association des patrons reçut les principaux dirigeants du syndicat CTC, parmi lesquels se trouvait Lazaro Pena, membre du Parti Communiste qui porta un toast à la gloire de la collaboration de classe. D'ailleurs, fier de ces propos, le Parti Communiste édita tous les discours prononcés au cours de cette rencontre dans une brochure intitulée : « La collaboration entre les patrons et les ouvriers » .

Cependant, avec le début de la guerre froide, la situation du Parti Communiste cubain allait rapidement se modifier Dès le printemps 1947, le gouvernement Grau San Martin lança une offensive contre les positions occupées par les communistes dans les syndical. Le gouvernement s'empara par la force des sièges syndicaux, destitua les directions élues, imposa de nouvelles directions. Et quand les travailleurs refusèrent de payer leurs cotisations à des directions imposées, le gouvernement institua la cotisation syndicale obligatoire. Les assassinats de militants ouvriers allèrent de pair.

A la fin de 1947, le Parti Communiste Cubain devint minoritaire dans la CTC. Ses effectifs affirmés passèrent de 87 000 en 1942 à 20 000 à la veille du nouveau coup d'État de Batista dix ans plus tard en 1952, ce qui aurait été encore bien plus que suffisant pour jouer le rôle que les barbudos de Castro jouèrent plus tard, mais il aurait fallu pour cela qu'il en soit politiquement capable. Ce furent des nationalistes petits-bourgeois qui furent assez radicaux pour utiliser les voies insurrectionnelles, ce que le Parti Communiste n'osa pas. Mais de toute façon, ses dirigeants n'auraient guère pu avoir une politique plus prolétarienne que Castro, car malgré la composition prolétarienne du Parti Communiste, eux n'étaient plus, s'ils y avaient jamais été, dans le camp du prolétariat international.

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