De « l'affaire de Panama » aux « affaires » en cours : les scandales politico-financiers, une longue tradition...

Une série inachevée...

En 1981, la victoire de Mitterrand aux élections présidentielles et l'accession sans partage des socialistes au pouvoir après vingt-trois ans de règne de la droite n'a rien changé aux moeurs politiques. Les socialistes s'adaptèrent très vite. Il est vrai que certains d'entre eux, dont le président de la République, avaient déjà été ministres sous la Quatrième République et connaissaient les usages !

Par exemple, l'ami de toujours de Mitterrand, Roger-Patrice Pelat, n'a pas été laissé dans le besoin.

Son entreprise, Vibrachoc, spécialisée dans les amortisseurs d'avions, avait compté pendant plusieurs années Robert Mitterrand (le frère) parmi ses dirigeants ; elle avait aussi versé des honoraires à Mitterrand - François - au titre de « conseiller juridique » et pris en charge certaines dépenses de secrétariat et de voitures pour le premier secrétaire du Parti Socialiste.

Aussi lorsque, au début du septennat, les affaires de Vibrachoc ne furent plus aussi florissantes, Pelat, qui conseillait pourtant aux patrons d'investir et d'embaucher, allait, lui, chercher à se débarrasser de sa société.

En juillet 1982, il trouvait preneur pour 110 millions de francs. Un bon prix pour une société qui connaissait des difficultés.

Par hasard, sans doute, le repreneur était Alsthom, filiale de la CGE, nouvellement nationalisée.

Bonne affaire donc pour Pelat, qui allait entre autres pouvoir acquérir un château en Sologne.

Moins bonne affaire pour Alsthom par contre, car six mois après son rachat, Vibrachoc affichait des pertes cumulées telles qu'elle ne fut plus évaluée qu'à deux millions de francs, moins du cinquantième du prix auquel elle avait été achetée.

Devenu industriel retraité, Pelat disposa alors de tout son temps pour rendre visite à ses amis anciens ou nouveaux et aussi pour... faire fructifier son capital. Deux passe-temps d'ailleurs complémentaires, comme on va le voir.

L'affaire Péchiney

En 1988, Pelat fut en effet accusé d'avoir profité de ses relations lors du rachat, par Péchiney, d'American National Can, une filiale de Triangle Industrie.

Il avait en effet, dans les jours précédant l'annonce publique du rachat d'American National Can par Péchiney, acheté 10 000 actions Triangle. Max Théret, un autre ami de Mitterrand, en avait, lui, récupéré trois fois plus. Comme les deux compères avaient payé ces actions Triangle 9 à 10 dollars, et que Péchiney les racheta 56 dollars, ils avaient réalisé en quelques jours des centaines de millions de centimes de profit.

C'était, semble-t-il, Alain Boublil, le directeur de cabinet de Bérégovoy au ministère de l'Economie, qui avait encouragé l'opération auprès de Péchiney. Quant au conseiller financier de Triangle pour ces négociations, c'était Traboulsi, un financier, ami de Bérégovoy. La phase ultime des négociations entre Péchiney et Triangle se termina positivement le 11 novembre 1988.

Le 13 novembre, Bérégovoy organisait une petite fête familiale à l'occasion de ses quarante ans de mariage. Parmi les invités, il y avait Boublil, Traboulsi et... Pelat. Par pur hasard, évidemment, les ordres d'achat d'actions Triangle commencèrent le lundi 14 et se multiplièrent les jours suivants, alors que le rachat d'American National Can ne fut rendu public, à grand son de trompe par Rocard, que le week-end suivant.

Lors de l'enquête, Théret sembla vouloir tout prendre sur lui. Il affirma avoir repassé le tuyau à Pelat, mais démentit, par contre, avoir été « initié », c'est-à-dire prévenu par qui que ce soit. Une simple question de flair, disait-il !

D'autres gros paquets d'actions Triangle avaient été achetés, au même moment, à partir de la Suisse. La justice suisse finit par révéler fin 1991 que Roger-Patrice Pelat était le donneur d'ordre pour l'achat de 20 000 actions Triangle par une société zurichoise.

Dans cette affaire, furent inculpés, entre autres, Boublil, qui a démissionné en janvier 1989 du cabinet de Bérégovoy - mais il a été depuis recasé à la direction générale du groupe Framatome - Théret, Traboulsi et Pelat, décédé depuis.

Le raid sur la Société Générale

Les chefs de cabinet de Bérégovoy n'ont d'ailleurs pas de chance avec la justice. Après le raid lancé en 1988 sur la Société Générale par Georges Pébereau et Marceau Investissements, un rapport de la COB (la commission des opérations de bourse) révéla que Jean-Charles Naouri, inspecteur des finances, ancien directeur de cabinet de Bérégovoy, avait acheté, à titre personnel, à l'été 1988, près de 6 000 actions de la Société Générale. La société d'investissements Euris, qu'il présidait, en avait acquis, elle, six fois plus. En revendant ces actions quelques mois plus tard, Naouri et sa société empochèrent une belle plus-value.

Dans le rapport de la COB, figuraient parmi les gens ayant pu être initiés, Geneviève Dalle, l'épouse de l'ancien président de l'Oréal, François Dalle, un proche de Mitterrand, qui était allié de Pébereau pour ce raid. L'ex- directeur de la banque Rivaud, lui, avait acheté 550 000 titres, ce qui s'était traduit par un gain de 30 millions de francs. Traboulsi, encore lui, avait été acheteur de 500 000 titres à travers la société Pamlico Entreprises.

Trois ans après, Naouri, Traboulsi et Geneviève Dalle restent inculpés, mais la procédure judiciaire en est toujours au stade de l'instruction. Les juges semblent avoir quelques difficultés à s'initier aux secrets boursiers !

Le Carrefour du Développement

La période de cohabitation de 1986 à 1988, qui vit le retour de la droite au gouvernement, puis le retour de la gauche qui s'en suivit, fut particulièrement propice à la révélation d'affaires qui étaient monnaie courante mais restaient cachées au public.

L'affaire dite du Carrefour du Développement, affaire d'autant plus sensible qu'elle met en cause le financement du PS, est typique de ces scandales révélés par la cohabitation.

L'affaire débuta en 1986 lorsque Aurillac, le ministre de la Coopération du gouvernement Chirac, révéla l'existence d'un trou de plus de 10 millions de francs dans les comptes de l'Association Carrefour du Développement.

Cette association avait été créée en 1983 par Christian Nucci, le précédent ministre de la Coopération, en vue de la préparation du sommet africain de décembre 1984. Le trésorier en était le chef de cabinet de Nucci, Yves Chalier.

Au départ, les premières inculpations frappèrent Chalier et plusieurs dames de son entourage, car Chalier ne s'était servi ni le dernier, ni chichement. Un château en Sologne fut acheté par l'association « la Promotion française » dont la secrétaire générale était une amie de Chalier, Marie-Danielle Bahisson, ex-chef de cabinet d'Yvette Roudy. Ce château était destiné à devenir un centre de formation de cadres africains. La facture fut payée par le ministère de la Coopération. Grâce à une subvention de l'État et à de l'argent versé par le Carrefour du Développement, huit millions de francs de travaux furent réalisés pour accueillir dignement les cadres africains. Jusque-là, rien de vraiment anormal. Mais moins de six mois après ces travaux, le château était revendu pour un million, exactement le même prix qu'à l'achat !

Le nouvel et très heureux propriétaire était une société civile immobilière... constituée par Chalier et Mlle Bahisson.

Cela aurait pu valoir à Chalier des démêlés immédiats avec la justice. Mais en 1986, ce qui intéressait Pasqua, alors ministre de l'Intérieur, ce n'était pas Chalier, qui n'était qu'un second ou troisième couteau, mais Nucci, le député et l'ex-ministre.

Chalier put donc gagner le Brésil grâce au désormais célèbre « vrai-faux passeport » fourni par la DST et réalisé sur ordre de Pasqua, ce que ce dernier commença par nier jusqu'à ce que les socialistes, de retour au gouvernement, aient levé le fameux « secret-défense » derrière lequel Pasqua s'abritait. Le directeur de la DST confirma que le faux passeport de Chalier avait bien été fait sur ordre de Pasqua.

Quant à Chalier, six mois après sa fuite, il était de retour en France et aussitôt inculpé d'abus de confiance, de vol de documents et écroué.

Et comme il n'avait plus rien à perdre, il parla... un peu.

Ainsi, il s'avérait que Nucci avait financé sa campagne électorale dans l'Isère par l'intermédiaire de Carrefour du Développement. Ce que Nucci, finalement, dut admettre. On apprit qu'il payait même ses cotisations au Parti Socialiste sur le compte bancaire de Carrefour du Développement.

En octobre 1987, le Parlement se prononça en majorité pour la mise en accusation de Nucci devant la Haute Cour de justice.

Mais avant même que la commission d'instruction se fût prononcée, la nouvelle loi d'amnistie du 15 janvier 1990 avait mis Nucci à l'abri des poursuites !

Nucci amnistié, les poursuites contre Pasqua pour le « vrai-faux passeport » furent du même coup arrêtées.

Yves Chalier, lui, a été condamné à cinq ans de prison, et la Cour des Comptes vient de reconnaître les responsables de cette affaire, dont Nucci, redevables à l'État de 52 millions de francs.

A droite et à gauche, les mêmes moeurs

Parmi les victimes, si l'on peut dire, de la cohabitation, il y eut du côté de la droite Albin Chalandon, qui fut Garde des Sceaux dans le gouvernement Chirac. Le Canard enchaîné révéla que la célèbre joaillerie des frères Chaumet, place Vendôme, était menacée d'une faillite due à des spéculations aventureuses, et que Chalandon était l'un de ses clients.

Cette joaillerie agissait comme une banque de placements, ce qui est parfaitement illégal. Les frères Chaumet avaient ouvert à des tiers plusieurs dizaines de comptes courants rapportant des intérêts tournant parfois autour de 11 à 14 %.

Chalandon reconnut les faits après coup, une fois pris la main dans le sac. Mais ce fut pour ajouter que les intérêts avaient été minimes et qu'il les avait toujours déclarés.

Ces règlements de compte au niveau gouvernemental, qui font entrevoir la façon dont ces princes qui nous gouvernent s'en mettent plein les poches, existent évidemment aussi au niveau local. Et chaque préfet, chaque maire qui a quelque pouvoir de décision peut évidemment profiter de sa situation pour arrondir ses fins de mois. Les changements de majorité exposent alors parfois certains notables locaux à une publicité dont ils se seraient bien passés.

Au niveau municipal aussi

C'est ainsi, par exemple, que Jean-Michel Boucheron, gendre d'un vieil ami de Mitterrand, un moment secrétaire d'État aux collectivités locales dans le gouvernement Rocard, maire d'Angoulême de 1977 à 1989, a d'autant plus regretté son échec électoral aux élections municipales de 1989, que son successeur ne lui a pas fait grâce du trou de 164 millions de francs (le quart du budget de la ville) qu'il avait laissé derrière lui. Un réseau de fausses factures était destiné à alimenter en partie les caisses du PS, mais aussi des caisses très personnelles, dont celle de Boucheron, connu pour être un joueur invétéré et pour son goût immodéré pour les croisières et les automobiles anciennes.

Pour faire face à toutes ces dépenses de première nécessité, Boucheron ne rechignait pas à arrondir son budget personnel grâce aux contrats passés par la ville d'Angoulême. Par exemple, une société, qui renégociait le marché de l'eau, lui versa pendant trois ans des honoraires au titre d'ingénieur-conseil, fonction qu'il n'avait, est-il besoin de le préciser, jamais occupée. Il semblait d'ailleurs plus compétent en fuites de grosses coupures qu'en fuites d'eau !

Des mois après sa première inculpation, et bien qu'il se soit mis en lieu sûr en Argentine, il était toujours député et continuait donc à toucher son indemnité parlementaire. Il n'y a qu'un mois que ce privilège lui a été retiré !

Quant à Jacques Médecin, le maire RPR de Nice, inculpé de délit d'ingérence, c'est en Uruguay qu'il s'est installé, après sa fuite en septembre 1990.

Lorsqu'il était maire de Nice - et il le fut longtemps - Médecin faisait dans l'associatif. Une multitude d'associations para-municipales, telles Nice-Opéra, Nice-communication, Nice-animation, généralement présidées par Médecin et échappant à tout contrôle (hormis... le sien) étaient subventionnées par la Mairie.

Pompant allègrement dans les caisses de la ville, Médecin ne manquait pas de canaux pour alimenter ses caisses propres (si l'on peut dire) puisqu'entre 1982 et 1988, les sept principales associations présidées par Médecin ont reçu de la ville un milliard de francs.

Mais aujourd'hui, Médecin, cet ex-secrétaire d'État au Tourisme du gouvernement Barre, peut continuer à voyager et à couler des jours heureux à l'étranger. Il disposerait aux États-Unis de huit comptes bancaires, de maisons et terrains à Beverly Hills, et de multiples participations dans des sociétés américaines et argentines.

On pourrait citer beaucoup d'autres affaires concernant les municipalités, dont l'une des dernières en date est celle de Léotard.

Quand celui-ci acheta à Fréjus, la ville dont il est maire, une modeste propriété de 600 mètres carrés habitables, sur un terrain de 2,4 hectares, le promoteur - par pure sympathie personnelle, sans doute - lui céda le mètre carré à 9 francs alors que, le même jour, il avait vendu cinq autres lots à des prix variant entre 1 173 et 1 837 francs le mètre carré.

Deux ans après, le même promoteur vendait 800 mètres carrés voisins de la propriété de Léotard, au prix de... 2 538 francs le mètre carré. Quelle flambée des prix en deux ans, approximativement du 28 000 % ! Mais il faut dire que cette fois, c'était la ville de Fréjus qui payait.

Fin décembre 1992, le Parquet a reconnu le délit d'ingérence... mais il était prescrit !

Ces quelques exemples montrent, s'il en était besoin, que les mêmes moeurs sont pratiquées parmi les politiciens de droite comme parmi ceux de gauche, et à tous les niveaux de la vie politique. Une anecdote, racontée par l'Express, est bien significative de cette identité de moeurs : dans les années 1984-1985, la société qui avait obtenu la réfection des installations de chauffage des lycées d'Ile-de-France se fendit en liquide de dix millions de francs pour le RPR. Un intermédiaire, un certain Jean Méry, récupéra le cadeau. Au siège du PS, où la chose fut connue, on fulmina. On envoya Gérard Monate en mission auprès de Méry. Ils se connaissaient bien : l'un était au RPR ce que l'autre était au PS. Méry aurait finalement accepté de couper la poire (ou le fromage) en deux et Monate serait reparti avec son paquet sous le bras : cinq millions en coupures de 500 F.

L'affaire Urba

L'un des plus gros scandales révélés depuis que les socialistes sont au pouvoir, l'affaire Urba, ressemble d'ailleurs tout à fait à ces vastes réseaux de fausses factures découverts sous la droite.

Urba-Conseil avait été fondée en 1972 pour, officiellement, aider les municipalités socialistes. A l'époque, le fait qu'il s'agissait d'un bureau d'études pour financer le PS était déjà un secret de polichinelle.

Dirigées par Gérard Monate, ex-syndicaliste policier et membre du PS, disposant de dix-huit délégués régionaux tous socialistes, les différentes sociétés Urba reversaient 60 % de ce qu'elles touchaient au PS qui en tirait 40 à 45 millions de francs par an.

En octobre 1990, Antoine Gaudino, l'un des flics qui commencèrent l'enquête, et qui fut révoqué, révéla qu'en 1988 25 % de la campagne de Mitterrand avait été financée par Urba-Gracco, société impliquée dans un trafic de fausses factures. Cela n'apparaissait pas dans les comptes communiqués au Conseil constitutionnel par le trésorier de la campagne de Mitterrand, Henri Nallet, devenu ministre de la Justice, ce qui fit dire qu'il était à la fois juge et partie.

Les élus mis en cause, socialistes mais aussi UDF et RPR, furent soit non inculpés, soit amnistiés.

Lors de son procès pour cette seule affaire de fausses factures dans le Sud-Est, Monate écopa de quinze mois de prison avec sursis et 30 000 F d'amende.

Et pourtant, comme il le dit lui-même : « Nous ne nous cachions pas ; aux congrès du parti, le stand d'Urba trônait au centre, il était le plus imposant » .

Comme quoi, en effet, la bénédiction... Urba et Orba du PS, même au pouvoir, n'est pas toujours une garantie.

D'autant qu'il paraît qu'il y a rivalité entre les officines de fausses factures et que les différents courants du PS ont chacun leur réseau de pompes à finances.

Fausses factures pour tout le monde

Certaines officines, au contraire, servent différents partis en même temps. Du moment que ça rapporte ! C'est ainsi qu'un scandale à tiroirs fut découvert à la suite du suicide pour le moins étrange de René Lucet, le « patron » de la Sécurité sociale de Marseille. On le retrouva en mars 1982 mystérieusement « suicidé » de deux balles, chacune mortelle, dans la tête ! Experts et enquêteurs en sont encore à s'interroger sur le spasme du doigt qui a fait partir la seconde balle dans la bonne direction.

En fouillant, on découvrit alors des factures de travaux pour la Sécurité sociale de Marseille gonflées de 30 %, 50 % voire 100 %. Et en remontant la filière, l'enquête montra que, telles les poupées russes, les scandales et les trafics s'emboîtaient les uns dans les autres.

En tête arrivait une coopérative du bâtiment dirigée par un certain Nick Venturi, « parrain » marseillais et grand copain de Gaston Defferre. Venturi était l'interlocuteur privilégié de la mairie de Marseille en matière de travaux du bâtiment. Venturi savait à son tour être reconnaissant et arroser chaque année avec des étrennes de 10 000 à près de 200 000 francs les adjoints chargés des questions scolaires et autres responsables techniques de la municipalité. Le PS, dont Venturi est membre, semble en avoir également profité.

Grâce à Nick Venturi, les inspecteurs tombèrent sur un réseau complexe et nullement sectaire puisqu'il touchait aussi bien les milieux socialistes que RPR et communistes. Il s'agissait d'une véritable fabrique de fausses factures organisée à travers de multiples sociétés bidons - souvent une simple boîte aux lettres sans locaux, ni activités derrière - intervenant dans des domaines aussi variés que l'immobilier, l'hôtellerie, les fournitures hospitalières, les bureaux d'études et la métallurgie. Les comptes bancaires de ces sociétés-écrans voyaient défiler des chèques pour des montants variant entre 200 000 et 600 000 francs que les entreprises récupéraient en liquide par le biais d'hommes de paille, en cédant au passage 10 à 20 % de commission.

C'est un inspecteur du fisc, responsable pour toute la région niçoise, un dénommé Julien Zemour, qui avait monté le réseau.

La réputation de l'entreprise dépassa rapidement les frontières régionales. D'un peu partout, les entreprises et les partis politiques, de droite comme de gauche, s'adressèrent à ce réseau pour obtenir de l'argent noir. Les uns pour pouvoir distribuer de multiples pots de vin et corrompre bon nombre d'élus et de fonctionnaires ; les autres pour financer leurs activités et leurs campagnes électorales.

Comme le reconnut un des participants, la combine ne datait pas des années 1980. Depuis 1973, c'était devenu une institution qui a su résister à tous les changements de majorité politique.

Au bout du compte, les juges inculpèrent, outre une dizaine de chefs d'entreprise et quelques escrocs, plusieurs élus de tout bord, avec notamment un Conseiller général socialiste des Bouches-du-Rhône, un adjoint à la mairie de Marseille, un RPR, adjoint de Médecin à la mairie de Nice, quatre élus communistes de la région parisienne qui, via des satellites de la société GIFCO - aujourd'hui encore sur la sellette avec une nouvelle affaire de fausses factures - auraient alimenté les caisses du Parti Communiste Français.

La liste des affaires n'est pas close et les mois qui viennent fourniront sans doute l'occasion de nouvelles révélations, ne serait-ce qu'à cause de la campagne électorale et, surtout, de la probabilité d'une nouvelle alternance au niveau gouvernemental, voire d'une nouvelle cohabitation si Mitterrand va au bout de son septennat.

Et gageons que si Pasqua-la-Vertu, qui déclare sans rire : « La République suppose la vertu, elle impose l'honnêteté et la morale » , revenait aux affaires, tout comme Chalandon, s'il est encore là, ou Léotard, ils n'auront pas fini de défrayer la chronique !

Il y a un siècle déjà...

Un scandale opportunément dévoilé dans le courant de l'année 92, à l'approche des élections législatives de 93, bien que portant sur des faits vieux de plusieurs années ; une affaire qui met en pleine lumière la vénalité de la presse, mais aussi la corruption d'un certain nombre de parlementaires et la soumission de ministres aux intérêts des affairistes ; on aura sans hésitation reconnu... le scandale de la construction du canal de Panama, qui vint à la Une de l'actualité à l'automne de 1892.

Eh oui, depuis que la république bourgeoise existe, elle est accompagnée de scandales.

Et si les scandales politico-financiers sont d'actualité, ceux d'aujourd'hui ne sont ni plus nombreux, ni différents de ceux de l'époque de de Gaulle, Pompidou ou Giscard.

Depuis l'écrasement de la Commune, depuis 122 ans bientôt, la république bourgeoise, c'est d'abord le règne de l'argent qui peut tout acheter, y compris les votes, les décisions, les actes des politiciens. Les « affaires » ne sont ni des accidents, ni des bavures ; elles révèlent au contraire les rapports qu'entretient la bourgeoisie avec son État et ses gouvernements. D'ailleurs, le nom même « d'affaires » montre bien qu'il ne s'agit là que du monde habituel des affaires, seulement augmenté d'un peu de scandale.

Selon le Petit Larousse, le scandale, c'est « l'éclat fâcheux que produit un acte honteux » . Les actes honteux sont beaucoup plus répandus encore que les éclats fâcheux... qui ne se produisent que lorsque les actes honteux sont mis en lumière.

De Suez à Panama

A l'origine de l'affaire de Panama, il y eut le projet de percer l'isthme centre-américain par un canal maritime permettant le passage d'un océan à l'autre. Les États-Unis étaient évidemment intéressés par l'entreprise.

Mais c'est en Europe que des affairistes s'intéressèrent à ce canal, du fait surtout qu'un Français, le vicomte Ferdinand de Lesseps, ex-diplomate reconverti dans les opérations de grands travaux, bénéficiait du prestige d'avoir dirigé la construction du canal de Suez.

En mai 1879, de Lesseps faisait adopter pour Panama un projet fort ambitieux, qui ne fut d'ailleurs jamais réalisé : un canal de 74 kilomètres de long, 22 mètres de large et 9 mètres de profondeur, sans écluses, malgré le passage du massif de la Culebra, des collines argileuses d'une centaine de mètres de hauteur.

Selon des experts, il fallait compter 1 200 millions de francs (environ 40 milliards de nos francs actuels) et onze ans de travaux. Mais, pour ne pas effrayer les bailleurs de fonds, de Lesseps se faisait fort de ne dépenser que la moitié de cette somme. Premier mensonge. En réalité on dépensa beaucoup plus que les 1 200 millions estimés...

Il faut dire que ce n'était pas la première fois que cela lui était arrivé, car le canal de Suez lui-même n'avait pu être mené à bien que grâce à l'appui des souverains d'Egypte qui avaient fourni à de Lesseps une main-d'oeuvre quasi gratuite et, sur le plan financier, l'affaire avait été à deux doigts de la faillite. Les dépenses avaient atteint près de quatre fois le montant prévu, pour un canal deux fois moins large et un tiers moins profond qu'annoncé. Mais comme le canal avait quand même été mené à bien, il rapporta beaucoup et, en une dizaine d'années, le cours des actions de la Compagnie de Suez fut multiplié par dix. Cela fit oublier le reste ! Et de Lesseps passa pour une valeur sûre.

Il fonda donc, pour Panama, la Compagnie Universelle du Canal Interocéanique. Parmi ses administrateurs, on compta quatre de Lesseps, des administrateurs de la société du canal de Suez, deux députés, dont un journaliste connu, Emile de Girardin, et quelques banquiers.

La première émission d'actions ne rapporta que 30 millions. De Lesseps en prépara une deuxième par une intense campagne de publicité : articles de presse, brochures, conférences, tournée des grandes villes de France et, en couronnement, voyage de la famille de Lesseps à Panama.

Cette fois, l'émission d'actions fut un succès et rapporta suffisamment pour que les travaux puissent commencer.

Mais il fallut d'abord racheter aux banquiers américains, à un prix énorme (trois fois sa valeur !) la voie ferrée de la Panama Railroad Company qui traversait l'isthme et qui était indispensable à l'acheminement des machines et des matériaux.

Et surtout, sur place, les travaux avancèrent infiniment plus lentement que promis par de Lesseps.

Paludisme et fièvre jaune firent des ravages effrayants parmi les ouvriers et même les ingénieurs. Sur vingt-sept ingénieurs sortis de l'Ecole Centrale et entrés à la Compagnie du Canal en 1885 et 1886, onze étaient morts en 87 ! Quant au directeur général des travaux, qui écrivit dans le journal du canal, « Il y a beaucoup d'exagération... et l'état de santé général n'est pas mauvais » , il perdit en un an sa fille, son fils et sa femme !

Quant au nombre d'ouvriers qui moururent, il y en eut probablement des milliers, mais personne ne se donna le mal d'en faire le décompte, tant la peau des prolétaires des Antilles, du Venezuela ou de La Nouvelle-Orléans ne valait pas cher !

Une bonne affaire pour les entrepreneurs...

Tout cela n'empêcha pas les entrepreneurs de s'en mettre plein les poches : l'entreprise qui avait, au début, emporté le marché en se faisant fort d'effectuer les travaux pour 500 millions de francs seulement, se retira fin 1882 après avoir sous-traité à un bon prix ; une petite entreprise toucha bien l'argent mais ne réalisa qu'un cinquième de son contrat ; et tout était à l'avenant.

Et en 1886, le massif de la Culebra, qui devait être creusé sur cent mètres de profondeur pour arriver au niveau des mers, n'avait été entamé que de quatre mètres !

Comme on courait à la catastrophe, puisque le canal était loin d'être terminé et qu'il y avait déjà un gouffre financier, de Lesseps se rallia, en 1887, à la proposition de Gustave Eiffel de faire un canal à écluses, plus économique qu'un canal à niveau. Eiffel, déjà célèbre, dont la tour commençait tout juste à pousser, vendait fort cher ses services. Et il fut même l'un des entrepreneurs qui touchèrent le plus gros.

Mais de Lesseps ne cessait de marteler que tout allait pour le mieux dans le meilleur des chantiers possibles.

... pour les journalistes...

Le gouvernement, pourtant informé, n'alerta pas l'opinion publique et la presse n'en fit rien non plus, bien au contraire ! Celle-ci, après l'échec de la première émission, fut en effet désormais copieusement arrosée.

En huit ans, les journaux - et les journalistes - reçurent une vingtaine de millions de francs pour vanter les mérites de l'entreprise. La manne leur tombait si généreusement qu'en 1889, le liquidateur déclara qu'il avait la conviction qu'à un certain moment « il suffisait de se présenter à la Compagnie avec une carte de rédacteur de journal, ou en faisant croire qu'on avait une influence dans un journal, pour recevoir de l'argent » .

Presse financière ou pas, journaux radicaux, modérés ou royalistes, tout le monde fut « arrosé »... jusqu'au Journal de l'Aviculture et au Pêcheur à la ligne !

... et pour les banques

Quant aux banques qui étaient informées, elles investirent peu de capitaux dans l'entreprise. Mais elles mirent à la disposition de la Compagnie leurs guichets pour les multiples souscriptions et se firent payer très cher leurs services.

Ainsi, l'ensemble des banques, dont le Crédit lyonnais, la Société Générale, la Banque de Paris et des Pays-bas ou le CIC, pour ne citer que celles-là, firent de très bonnes affaires... avec une affaire qui ruina les petits souscripteurs.

Il y eut aussi un certain nombre d'entremetteurs, entre financiers et politiques, comme le baron et banquier Jacques de Reinach qui était introduit dans toutes les grandes administrations par l'entremise de son neveu, ancien chef de cabinet de Gambetta, député influent et directeur du journal La République Française.

Pour prix de ses services, Reinach reçut en trois ans plus de 7,5 millions de francs. Ces sommes, Reinach les répartissait à sa guise, se chargeant des personnalités politiques importantes, tandis que le courtier Arton (un autre personnage douteux) se chargeait de faire les couloirs de la Chambre et du Sénat pour « travailler » le menu fretin des députés et sénateurs.

Parmi les figures que le scandale mit en lumière, il y eut aussi le « docteur » Cornélius Herz, un escroc international - et, sans doute comme tel, décoré de la légion d'honneur. Intime de bien des politiciens, des banquiers ou des journalistes, et très lié à Clémenceau, il était aussi l'ami du président de la République, Jules Grévy.

A partir de 1885, pour stimuler l'intérêt des souscripteurs, de Lesseps voulut lancer une émission d'obligations à lots, plus attractive qu'une souscription ordinaire. Mais il fallait pour cela une loi votée par le parlement.

L'achat des parlementaires

En 1886, Baïhaut, ministre des Travaux publics, prépara donc un projet de loi autorisant cet emprunt à lots. Vice-président de la Société d'Encouragement au Bien, Baïhaut ne savait sans doute rien refuser... pas même les 375 000 francs qui lui furent promis par la Compagnie dès que le projet de loi serait déposé.

Baïhaut déclara par la suite, lors de son procès en mars 1893, qu'il avait cédé à la tentation « dans un moment de folie » . « Je suis arrivé à oublier que j'étais ministre, je me suis dédoublé » ... ajouta-t-il. Le dédoublement avait toutefois duré assez longtemps pour que Baïhaut pense à demander une somme de 250 000 francs juste avant l'émission...

Mais, en 1886, le projet capota avant même d'être soumis au vote. Or la Compagnie avait absolument besoin d'un nouvel apport d'au moins 600 millions de francs. Et comme une émission obligataire ordinaire - la sixième - lancée en mars 1888 fut un échec, il fallait tenter à nouveau d'obtenir l'autorisation de l'émission d'obligations à lots.

Cette fois, les éminences grises de la Compagnie firent du « bon » travail. A en croire l'une des dépositions qui furent faites en 1892 lorsqu'éclata le scandale, 104, voire 117 parlementaires auraient accepté un « petit quelque chose » pour se laisser convaincre. Interpellé à la Chambre en décembre 1892, Rouvier, le Président du Conseil de 1887, après s'être exclamé : « Depuis quand un nom inscrit sur un talon de chèque constitue-t-il une preuve ? » , eut ces mots extraordinaires : « Je pourrais m'en tenir là, sortir d'ici la tête haute, les mains nettes, ayant la conscience d'avoir traversé les plus grandes affaires de ce pays sans que le chiffre de ma fortune s'en soit accru anormalement... » . Cet « anormalement » était tout un aveu.

En tout cas, le projet fut voté.

Cela ne fut pas suffisant pour assurer le succès de la souscription qui ne rapporta que le tiers de ce qu'on en attendait. Ce ne fut pas assez pour éviter le désastre et pour sauver la Compagnie de la mise en liquidation, qui fut prononcée le 4 février 1889.

Le canal de Panama, à la française, c'était terminé !

Ce furent les États-Unis qui poursuivirent les travaux. Et pour que le canal reste sous leur influence, ils favorisèrent une sécession de la province du Panama, qui faisait partie jusqu'alors de la Colombie, et ils intervinrent militairement pour appuyer cette sécession. Ce n'était pas encore le droit d'ingérence humanitaire, mais le droit d'ingérence utilitaire.

La dernière intervention française fut celle du Crédit lyonnais qui prêta de l'argent pour organiser cette opération.

La faillite et... le scandale

Le bilan de l'opération Panama était le suivant : on peut estimer qu'un tiers des 1 300 millions de francs souscrits au fil des années par la Compagnie s'était volatilisé en frais de publicité et de corruption. Sur les quelque 300 000 souscripteurs, 85 000, petits épargnants pour la plupart, étaient ruinés. Les banques et les entrepreneurs, par contre, avaient fait mieux que sauver leur mise.

Ce n'est qu'en juin 1891 qu'une instruction fut ouverte contre les administrateurs de Panama, sous la pression de diverses plaintes d'obligataires et l'aiguillon d'interpellations de députés de l'extrême-droite boulangiste à la Chambre.

La justice se hâta si lentement que les faits remontant à plus de trois ans furent rapidement amnistiés. La police, elle, laissa filer ceux dont on pouvait craindre qu'ils parlent. Le baron de Reinach se suicida avant son arrestation en novembre 1892 ; Cornélius Herz se réfugia en Angleterre, Arton de même.

Un certain nombre de députés, de sénateurs, d'ex-ministres furent entendus mais, pour la plupart d'entre eux, l'affaire se solda par un non-lieu. Cinq députés et cinq sénateurs seulement furent inculpés pour l'exemple. Parmi tous les parlementaires « chéquards », seul Baïhaut, à qui on ne pardonna pas d'avoir avoué, fut condamné à cinq ans d'emprisonnement. Il porta, en quelque sorte, le chapeau pour Panama.

Parmi les administrateurs et entrepreneurs, Ferdinand de Lesseps et son fils Charles furent condamnés à cinq ans de prison, Eiffel à deux ans, condamnations annulées en Cassation pour cause de prescription des faits incriminés !

Le scandale de Panama révéla que la République ne valait pas mieux que le Second Empire, pourtant réputé pour avoir été le régime des affaires et de la corruption, tout comme la Monarchie de Juillet. D'ailleurs, le personnel politique de la Troisième République était en partie celui du Second Empire. Les républicains modérés, dont les chefs de file étaient Gambetta et Jules Ferry, se mirent au diapason dès qu'ils furent parvenus au pouvoir. Quant aux républicains radicaux de Clémenceau, ils n'attendirent même pas d'avoir le pouvoir pour adopter les mêmes moeurs. La carrière politique était en fait ouvertement un moyen de s'enrichir. Une place de député pouvait s'acheter auprès du parti choisi et certains hommes d'affaires ne s'en privèrent pas, favorisant par là-même leurs propres entreprises.

C'est la bataille politicienne qui faisait rage entre la droite monarchiste et bonapartiste, et les républicains, voire entre les modérés et les radicaux, qui provoqua les scandales et mit en lumière les moeurs et les pratiques du monde des affaires et de la politique.

Car entre les opérations capitalistes juteuses, mais admises et même glorifiées, et celles qui entrent dans le domaine infamant de la prévarication, du détournement de fonds et font scandale, il n'y a pas toujours de différence majeure, tout au plus une différence de degré et de circonstances.

Panama, c'est Suez sans les profits. Ainsi Suez, hasardeux mais réussi, fit la gloire de de Lesseps, et Panama, qui échoua, sa déconfiture. Et c'est parce qu'il y eut faillite qu'il y eut enquête. Mais il y eut sans doute autant de morts à Suez qu'à Panama sans que cela fît scandale. Et, par exemple, Gustave Eiffel ne fut pas poursuivi pour le prix qu'il fit payer sa fameuse tour à l'État, et pourtant, là aussi, il y aurait eu matière à scandale.

Quant aux parlementaires, cela leur paraissait tout naturel - les interrogatoires au procès le montrèrent bien - de prélever leur commission sur les bonnes affaires qu'ils procuraient aux autres.

Ce n'est qu'étalée sur la place publique que l'affaire de Panama devenait scandale.

La troisième république pendant la première guerre mondiale : les affaires sans les scandales !

Les circonstances exceptionnelles de la guerre servirent de justification à un pillage incontrôlé des richesses publiques par les industriels et les affairistes qui prirent position sur les marchés d'État créés par la mise en place de l'économie de guerre.

En période de paix, les crédits, les dépenses d'État, les commandes, le budget étaient - au moins formellement - soumis au contrôle du Parlement ; pendant la guerre, ce contrôle devint totalement fictif, l'urgence des situations et le secret de la défense justifiaient que les clauses des marchés restent secrètes. Et puis, pour qu'il y ait scandale, il faut une rivalité politique qui brise le consensus. Or la période de la guerre fut celle de l'Union Sacrée entre tous les partis, y compris le grand parti ouvrier de l'époque, le parti socialiste.

Mais les affaires, elles, avaient commencé bien avant que la guerre éclate, dans cette formidable course aux armements où l'on avait pu voir les marchands d'engins de mort français, anglais et allemands armer tous les pays, leurs futurs alliés comme leurs futurs ennemis.

Avec le déclenchement de la guerre, les liens entre l'État et les capitalistes devinrent encore plus étroits et plus incontrôlés.

Les classes dirigeantes avaient prévu une guerre courte et rapidement victorieuse. Mais ce fut tout le contraire. Le gouvernement fit donc appel à tous les industriels capables de reconvertir leur production en matériel militaire.

De fabuleux profits pour les industriels

Renault, Citroën et Michelin, et bien d'autres, s'arrachèrent les commandes, quitte à sous-traiter. L'État avait besoin de tout ! Les industriels exigeaient des avances sur les commandes (pratique interdite jusque-là pour les marchés d'État) ; ils négociaient des subventions, la mise à leur disposition de terrains et d'installations grâce auxquels ils espéraient, non seulement accumuler des profits en temps de guerre, mais préparer l'après-guerre.

L'exemple de Renault est éloquent : son domaine foncier a plus que triplé entre 1914 et 1919 ; quant à son chiffre d'affaires, il quadruple. Louis Renault arriva même à se faire payer, en mars 1917, une centrale électrique et une aciérie qui ne servit quasiment pas pour produire du matériel de guerre.

Le ministère du Commerce fut d'ailleurs très clair quand il affirma qu'au cours de la guerre : « Notre industrie automobile a quadruplé ses bâtiments industriels, son outillage et son personnel » .

Et Michelin, pour sa part, reconnut que la guerre avait multiplié par 27 ses installations.

Les dirigeants des Usines du Rhône, eux, surent se tailler une très belle part grâce aux besoins accrus en phénol : ils montèrent quelques installations nouvelles, sous-traitèrent, importèrent pour revendre à l'État et obtinrent une majoration du prix du phénol.

Bien sûr, les rois de l'acier, du charbon, des explosifs et des gaz asphyxiants ne furent pas les seuls à profiter. Des margoulins de toute espèce s'improvisèrent fournisseurs d'armes, de vêtements, de riz ou autres et firent parfois en quelques mois des fortunes colossales.

Les industriels les plus puissants eurent à leur botte des politiciens à qui ils n'hésitaient pas à proposer quelque rétribution immédiate et à promettre une reconversion dans l'industrie quand la guerre serait finie ou quand leur carrière politique connaîtrait son terme. Ils achetèrent aussi la presse, au point qu'Aristide Briand dira plus tard que : « Les articles contre la paix sont écrits avec une plume taillée dans le même acier que les canons et les obus » . Un certain sénateur, Charles Humbert, dont le leitmotiv, avant et au début de la guerre, était de dire que la France n'était pas assez armée, fut ultérieurement l'objet d'un procès pour avoir reçu une ristourne de 1 % sur les fournitures de certaines sociétés d'armement.

D'interminables concertations eurent lieu entre hommes politiques, magnats de l'acier et du charbon et militaires pour éviter que ces derniers détruisent certaines installations proches du front ou pour obtenir qu'on ne bombarde pas les installations sidérurgiques de la Lorraine encore annexée, afin de protéger les intérêts des de Wendel.

L'État fit tout de même mine de vouloir taxer les bénéfices de guerre. La loi de 1916 prévoyait que le prélèvement pouvait atteindre jusqu'à 80 % de ceux-ci. Mais cette mesure ne fut jamais véritablement appliquée.

Alors oui, cette période de la guerre, même si aucun « scandale » n'a été dévoilé, a été scandaleuse. Certains ont fait de fabuleux bénéfices pendant que d'autres servirent de chair à canon. Tout cela avait pour seul but le repartage des colonies entre les différentes puissances impérialistes.

Cela, c'est le plus gros scandale, dû au système capitaliste, un système qui a même fini par être défendu par les grands partis ouvriers, corrompus eux aussi par la classe dominante.

La troisième république après la guerre : affaires, scandales et antisémitisme

Si, pendant la guerre, l'Union sacrée prévalait, il n'en allait pas de même dans les années 1930, au moment où les radicaux étaient au pouvoir, où la droite cherchait à les discréditer et surtout où l'extrême-droite cherchait à renverser le régime parlementaire.

Le fameux scandale Stavisky éclata en 1933. Il eût pu passer pour mineur en d'autres temps, mais ses conséquences politiques furent telles qu'il marqua l'époque.

L'affaire éclata, à la veille de Noël 1933, par la découverte d'une vaste escroquerie réalisée à partir du Crédit municipal de Bayonne - une sorte de Mont-de-Piété - qui portait, a-t-on estimé, sur des centaines de millions de francs de l'époque, ce qui n'était pas rien. Le député-maire radical de la ville fut impliqué. Puis on apprit que le maître d'oeuvre de cette opération était un certain Monsieur Alexandre, un homme célèbre dans la haute société, qui menait grand train de vie et tenait table ouverte dans un des plus grands palaces de la capitale, le Claridge, où il avait ses appartements. Ses réceptions fastueuses étaient très courues et bon nombre de célébrités du Tout-Paris, du monde des affaires au monde du barreau en passant par celui des lettres, tenaient à y être vues. Rien que de très banal, somme toute. Sauf qu'il était un escroc notoire, dont la fiche de police était chargée.

Quatre ans auparavant, Alexandre, de son vrai nom Sacha Stavisky, avait fait de la prison préventive pour escroquerie. Il fut libéré au bout de dix-sept mois grâce à ses protections. Et même si tous ses convives n'étaient pas forcément au courant des exploits de leur hôte, certains, liés à la police, à la justice, à la politique ne pouvaient les ignorer... Mais qu'importe, tout le monde mangeait de ce pain-là, buvait, festoyait, s'exhibait dans les réceptions de Monsieur Alexandre.

L'affaire proprement dite, une fois qu'elle eut éclaté, fut vite réglée, plus exactement enterrée.

Stavisky, en fuite, fut retrouvé dans un chalet en Savoie, deux semaines plus tard, suicidé d'une balle dans la tête. Mais la thèse du suicide fut reçue avec beaucoup de scepticisme par la presse et l'opinion car, dans la police, dans l'appareil judiciaire et dans le monde politique, ils étaient un certain nombre à avoir intérêt à ce que Stavisky se taise.

Outre le député-maire de Bayonne, déjà cité, Stavisky s'était payé en effet les services d'un autre député, radical lui aussi. On apprit qu'il avait de très bonnes relations avec Dalimier, qui était, au moment où éclata l'affaire, ministre des Colonies dans le gouvernement Chautemps. On apprit aussi que le Parquet, qui avait décidé la remise en liberté de Stavisky, était dirigé par le beau-frère de Chautemps, etc.

L'exploitation politique de l'affaire

Tout cela faisait bien sûr scandale. Mais, quand on y regarde de plus près, on constate que si l'escroquerie était importante par son volume, elle ne mettait en cause qu'une fraction marginale du monde politique : un ministre - qui n'était pas une personnalité politique de premier plan - deux députés, un sénateur, quatre directeurs de journaux, quelques avocats, quelques juges, quelques flics... Rien que de très banal dans cet inventaire. Il n'y aurait eu, en d'autres circonstances, pas de quoi fouetter un raton laveur, ni même de quoi faire tomber un gouvernement, encore moins ébranler le régime.

Mais il y avait le contexte politique de l'époque.

En 1933, le monde n'était pas sorti de la crise qui avait débuté en octobre 1929 aux États-Unis. En Allemagne, les nazis venaient de s'emparer du pouvoir. En France, durant cette période, le ton était surtout donné par l'extrême-droite. Durant tout le mois de janvier 1934, jouant notamment sur l'antisémitisme - et Stavisky venait à point - elle mobilisa ses troupes, les puissantes associations d'anciens combattants comme les Croix de feu, les royalistes de l'Action française, et ses groupes para-militaires, « les Camelots du roi « et les « Ligues ».

Fin janvier 1934, le gouvernement du radical Chautemps fut contraint de démissionner. Mais c'est Daladier, radical lui aussi, qui le remplaça. Du coup, toute l'extrême-droite appela à manifester le 6 février 1934, place de la Concorde, « contre les voleurs », et à se diriger vers l'Assemblée nationale qui se trouve juste de l'autre côté de la Seine. L'affrontement fut violent et se prolongea toute la nuit. Il y eut au moins 15 morts, selon l'enquête officielle, dont un membre des forces de l'ordre.

La rue fut occupée, le 6 février, par l'extrême-droite. Mais cela provoqua une secousse populaire et, moins d'une semaine plus tard, elle le fut par une énorme manifestation ouvrière et ce fut le début d'une mobilisation qui mena à la grève générale de 1936.

L'affaire Stavisky, qui avait déclenché les événements, passa à l'arrière-plan. Elle était presque oubliée lorsque le procès des complices du brillant escroc se déroula fin 1935. L'enquête avait été confiée à l'inspecteur Bonny, le « premier policier de France » d'alors, mais aussi un homme de Stavisky. Ce même Bonny s'était distingué pendant l'affaire Quémeneur-Seznec comme un zélé pourvoyeur de preuves, qui, plus tard, se révélèrent fabriquées, et il devint l'un des membres en vue de la Gestapo française.

L'intermède de l'État français durant la seconde guerre mondiale

La Deuxième Guerre mondiale fut une période où des fortunes colossales s'amassèrent dans l'ombre de Pétain sans que de Gaulle, par la suite, y trouve à redire. Cette fois, ce ne fut pas dans les fournitures de guerre pour le gouvernement français mais dans la collaboration avec les autorités allemandes et dans les divers trafics du marché, que l'on appela noir pour mieux en cacher les ressorts.

L'histoire de Joanovici, en partie dévoilée lors d'un scandale qui éclata dans les débuts de la Quatrième République, jette une petite lumière sur ce qu'a pu être cette période, où tout le monde n'a pas eu, pour survivre, que des tickets de rationnement. Petite lumière, car Joanovici fut, à sa façon, un bouc émissaire et, à part Louis Renault, les industriels et les responsables ne furent pas inquiétés.

L'irrésistible ascension de Joanovici

Joanovici était arrivé de Bessarabie en France en 1925. De 1930 à 1939, il s'enrichit dans des activités de ferrailleur. Parmi ses clients de cette époque, il y avait déjà l'Allemagne nazie qu'il fournissait en laiton, plomb, cuivre, nécessaires aux fabrications de guerre. En même temps, il prit le soin de se constituer quelques relations avec un officier supérieur de l'armée française et à la Préfecture de Police. A la veille de la guerre, ses camions parcouraient tout le pays. Les vieux métaux affluaient dans ses entrepôts de Clichy où travaillaient des dizaines d'employés. Il s'était acheté un appartement dans le quartier de l'Etoile et cultiva des relations de bon voisinage avec quelques familles de haute volée.

Champion du double jeu, il fut tout à la fois capable d'alimenter en devises des agents nazis opérant sur le territoire français en pleine « drôle de guerre », comme d'envoyer à Daladier un gros chèque pour soutenir l'effort de guerre français.

Après juin 1940, les Allemands étaient à Paris. Hitler ruminait d'autres plans de conquête. Les usines d'armement du Reich tournaient à plein. Il leur fallait toutes sortes de métaux. Ce que leur livrait Vichy, dans le cadre de la collaboration officielle, était insuffisant. Les autorités allemandes traitèrent directement avec des particuliers. Elles mirent sur pied l'« organisation Otto » qui servit en même temps de couverture pour les services secrets de la Wehrmacht.

Les relations entretenues dans le passé entre Joanovici et le Reich firent rapidement de lui un habitué des bureaux d'Otto. Trop contents de disposer d'un intermédiaire efficace, les nazis firent l'impasse sur le fait qu'il était juif. Otto lui suggéra d'adopter la religion orthodoxe. Jusqu'à la rupture du pacte germano-soviétique, il se dit citoyen soviétique, puis il se dit roumain. Il finit même par obtenir des autorités françaises un certificat d'aryanisme !

En attendant, les camions de Joanovici, munis de laissez-passer allemands, intensifiaient leurs rotations sur les routes de France. Otto lui aménagea des entrepôts géants à Saint-Ouen et à Saint-Denis. Les métaux en partaient par trains entiers pour les fonderies allemandes. Chaque semaine, Joanovici recevait du trésorier de l'organisation Otto des liasses de billets qu'il emmenait dans un sac de pommes de terre.

Entre janvier 1941 et avril 1943, il fut le meilleur fournisseur de l'Allemagne. Mais il n'y avait pas de petits profits : il faisait parfois passer plusieurs fois les mêmes camions à la pesée. Ce qu'il mettra par la suite au compte de sa « résistance ».

Joanovici n'hésita pas à se lier à la « gestapo française », ces groupes de policiers-truands qui collaborèrent avec les nazis, faisant aussi bien la chasse aux richesses qu'aux « résistants », notamment avec le groupe de la rue Lauriston que dirigeait Lafont, un ancien repris de justice, et Bonny - le Bonny de l'Affaire Stavisky, qui avait été « cassé » à cette occasion. Mais, en même temps, Joanovici parvint à s'assurer le contrôle d'un réseau de policiers résistants, « Honneur de la police », qu'il alimentait en armes et argent... En 1944, il avait un pied de chaque côté.

Son talent consistait à procurer aux Allemands des armes américaines et aux résistants des armes allemandes... Il y eut bien quelques bavures, mais Joanovici se sentait intouchable.

A la Libération, il sut lâcher à temps Bonny et Lafont, rapidement exécutés, eux, en septembre 1944.

Sous la protection de la Préfecture de police

Pour Joanovici, le double jeu était fini. Il n'était plus que « bon résistant » et « bienfaiteur » de la nouvelle police française, qu'il continua d'équiper généreusement. Il resta puissant et intouchable jusqu'en 1947, possédant même son propre bureau à la Préfecture de Police, à quelques pas de celui du Préfet. Mais cette année-là, il devint l'enjeu d'une espèce de guerre des polices contre la Préfecture qui l'hébergeait et le protégeait.

La DST et la Sûreté nationale vinrent perquisitionner à la Préfecture pour l'arrêter. Prévenu, Joanovici put s'enfuir et se réfugier à Munich. Il négocia ensuite les conditions de sa reddition en ridiculisant pendant des mois la DST, la Sûreté nationale et la justice. Par exemple, il vint se faire photographier à Paris et repartit sans être inquiété grâce à un coup de fil passé au juge chargé de l'enquête par le Secrétariat général de la Présidence de la République. Sa chute entraîna toute une série de limogeages au plus haut niveau à la Préfecture de Police, jusqu'au Préfet lui-même. Mais, malgré cela, il garda encore de puissants appuis.

De 1947 à 1949, il dirigea ses affaires d'une cellule spécialement aménagée à Fresnes et, s'il fut traduit en Cour de Justice en 1949, ce fut vraiment parce que le ministre de la Justice y fut contraint par une interpellation à la Chambre, d'autant plus virulente à son égard qu'il connaissait fort bien Joanovici. Le gouvernement tout entier n'aurait pas résisté à de nouveaux atermoiements.

Joanovici bénéficia néanmoins d'un procès sur mesure où il ne fut question que de collaboration économique. Sa responsabilité dans l'assassinat d'un certain nombre de résistants ne fut même pas évoquée. Ayant écopé de cinq ans de prison, il fut finalement libéré en 1951. A son enterrement, en 1965, arriva une immense gerbe avec cette mention : « A notre camarade, Honneur de la police, ses amis reconnaissants » .

La quatrième république à la direction des affaires

A peine née, la Quatrième République n'était pas bien nette. Elle avait d'ailleurs été, dès 1946, éclaboussée par un scandale lié au marché noir : l'affaire des vins.

Car trafics et marché noir ne cessèrent pas après la guerre. Bien au contraire, ils devinrent encore plus florissants à la « Libération ».

Parmi les hommes au pouvoir se réclamant bien fort de la résistance et vilipendiant les collaborateurs corrompus, il y en eut beaucoup pour profiter des bonnes occasions.

Et elles étaient nombreuses, en ce qui concerne le ravitaillement en particulier.

Quand le vin s'évaporait

C'est ainsi qu'en juillet 1946, le directeur du service des Boissons au ministère du Ravitaillement était un dénommé Malafosse. Il passait pour un résistant de la première heure, était maire socialiste de Béziers et ami de Gaston Deferre, lui-même ami de l'ex-président du Conseil, Félix Gouin, et il appartenait à une vieille famille de négociants en vin. Ce Malafosse fut destitué par son ministre, Yves Farges, parce qu'une bonne partie du vin importé d'Algérie s'évaporait avant d'arriver à destination. Malafosse ne buvait pas tout, non ! Mais de toute évidence, des centaines de milliers d'hectolitres s'étaient déversés dans les rigoles du marché noir.

Son prédécesseur avait été remercié, lui aussi, lorsqu'on s'était aperçu qu'un seul négociant bénéficiait de toutes les licences d'importation du vin algérien et que ce négociant était son futur gendre.

En fait, une pagaille bien commode régnait dans le service des vins. Les bons falsifiés de déblocage des vins permettaient d'alimenter le marché. Aucun contrôle, aucune enquête ne pouvaient aboutir car il n'y avait aucune statistique sur la production, ni sur les transactions. Le nombre même des rationnaires n'était pas vraiment connu. C'était l'époque où l'on affirmait que les morts buvaient sec. Et aujourd'hui encore, on ne sait toujours pas quelles quantités de vin ont réellement été détournées.

En tout cas, si tant est que Malafosse ait participé à ces trafics, il ne fut pas le seul. On cite par exemple le cas d'une société exportant du vin d'Algérie vers la Suisse pour l'échanger contre des tissus à destination de l'Algérie : le quart seulement du vin parvint à destination et le tissu, lui, ne parvint jamais en Algérie. Des proches de Félix Gouin était impliqués.

L'affaire des vins fut la première tache de la Quatrième République. Mais rien qu'en 1946, il y eut la fraude sur les textiles, la fraude sur les farines, la fraude sur le sucre, et sûrement bien d'autres.

Et surtout, l'affaire des vins fut la première d'une longue série qui accompagna la Quatrième République et la vie politique du Parti Socialiste, qui participa à la plupart des gouvernements de 1944 à 1958.

Un certain Boutémy

Mais il n'y eut pas que les socialistes à être mis sur la sellette sous la Quatrième République. L'affaire Boutémy, par exemple, concernait surtout les radicaux et les partis de droite.

Ancien préfet sous Vichy, un moment responsable des services de renseignements, Boutémy, accusé de collaboration, fut emprisonné à la Libération, mais son affaire se termina rapidement par un non-lieu. Boutémy était un ami du président du Conseil National du Patronat Français qui, lui, avait été résistant et déporté. Le président du CNPF fournit à Boutémy un bureau pour une pseudo-société d'édition qui était une officine de propagande et de distribution de fonds aux politiciens. Boutémy pensait qu'il ne fallait plus que chaque patron distribue des fonds aux hommes politiques au petit bonheur la chance, mais que cela soit centralisé. Il devint le spécialiste de la manipulation des hommes politiques, disposant pour ce faire d'une partie des fonds des patrons du CNPF. Boutémy payait les candidats, leur imposait ses exigences. Son tarif était, en 1951, de 500 000 francs pour un candidat député, de un million pour un ancien ministre. Sa seule exigence idéologique était l'anticommunisme. De 1946 à 1951, il dépensa plusieurs milliards de francs pour soutenir une nouvelle loi électorale dirigée contre le PCF.

Il soutint René Mayer comme président du Conseil, c'est-à-dire Premier ministre, après avoir obtenu de celui-ci qu'il adapte son programme aux voeux du CNPF. Mais, à force de faire et défaire députés et ministres, il se dit : pourquoi pas moi ? Et René Mayer dut le nommer ministre.

Le PCF l'attaqua aussitôt sur son passé de collaborateur. Et aucun député, aucun ministre, aucun de ceux qui lui étaient pourtant redevables n'osa le défendre. Il menaça de déballer les noms de tous ceux à qui il avait versé de l'argent : « Il est exact que j'ai distribué beaucoup d'argent. Je ne me souviens plus de qui je le tenais, mais je sais fort bien à qui je l'ai donné ! » . Il dut pourtant donner sa démission.

Ce scandale ne l'empêcha d'ailleurs pas de continuer sa carrière d'intermédiaire entre le CNPF et les hommes politiques à arroser...

En tout cas, cette affaire mit en lumière que ces distributions d'argent du patronat aux partis politiques étaient intimement liées à la corruption directe des personnes. Sous la Quatrième République, exactement comme sous la Troisième, le patronat avait besoin de s'assurer le concours d'un certain nombre de parlementaires et n'hésitait pas à les acheter purement et simplement.

Le trafic des piastres

L'un des grands scandales de la Quatrième République est lié à la soif de profit, d'enrichissement rapide, particulièrement favorisés par les affaires coloniales. En tout cas, la guerre d'Indochine fut le prétexte à tolérer une bonne affaire, connue de tous, à laquelle aucun gouvernement n'osait mettre fin. On l'appela le « trafic des piastres ».

Après le retour de l'impérialisme français en Indochine à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement français décida, en décembre 1945, de fixer le taux de la piastre, la monnaie vietnamienne, à 17 francs. Or au Vietnam, au marché noir, la piastre oscillait entre 8 et 10 francs. Acheter des piastres sur place à 8 francs et les revendre au cours officiel de 17 francs, c'était donc multiplier par deux son capital.

La guerre d'Indochine, menée par l'impérialisme français pour maintenir sa domination contre les nationalistes qui réclamaient l'indépendance, était un combat d'arrière-garde qui fut perdu. Mais jusqu'à la défaite définitive des troupes coloniales et à leur départ, des trésors d'ingéniosité furent déployés pour s'enrichir le plus vite possible.

Pour les hommes d'affaires, les colons, les officiers et, à une échelle bien plus modeste, les militaires et les marins, la possibilité de se livrer au trafic pratiquement légal sur les piastres était une véritable aubaine. Mais les grands bénéficiaires en étaient bien sûr ceux qui disposaient des plus gros moyens financiers.

Toutes les transactions entre la France et l'Indochine permettaient ainsi des bénéfices supplémentaires, en jouant sur les différences entre cours officiel et cours du marché noir.

Ce trafic, provenant du cours artificiellement élevé de la piastre, avait été dénoncé dès le début. Mais les gouvernements successifs maintinrent ce cours jusqu'en 1953, date à laquelle le cours de la piastre fut ramené de 17 à 10 francs. Le trafic avait duré près de huit ans.

Le cours de la piastre à 17 francs avait été une prime à tous les colons, les industriels, ces groupes rattachés à la Banque d'Indochine.

C'était aussi une prime pour les militaires qui touchaient leur solde en piastres et l'envoyaient dans leur famille en France en bénéficiant de ce taux de change avantageux. Les cadres de l'armée étaient violemment opposés à toute tentative du gouvernement de rétablir le cours réel. Ils affirmaient que le cours à 17 francs était indispensable au moral des troupes. Il l'était surtout pour le leur, et les gouvernements ne prirent pas le risque de se fâcher avec ces militaires qui, vu leurs défaites devant le Vietminh, renflouaient sinon leur prestige, du moins leurs finances.

La Banque d'Indochine fut accusée de participer à ce trafic. Le procès lui reconnut une comptabilité sans faille. Mais il n'en reste pas moins que la piastre à 17 francs lui avait assuré, tout à fait légalement, un volume d'affaires exceptionnellement abondant.

A l'approche de la dévaluation enfin décidée en 1953, cette Banque d'Indochine s'empressa d'ailleurs de transférer des sommes colossales en France. Mais on ne retint pas le délit d'initié pour cette spéculation monétaire de grande envergure. Ce sont là les « affaires » courantes.

La cinquième république version gaulliste

Scandales gelés : 10 % en surface et 90 % sous la mer

En 1958, l'arrivée de de Gaulle aux affaires constitua un virage dans la vie politique française. Non seulement la nouvelle constitution diminuait considérablement le rôle légal du Parlement, mais, durant les années de la guerre d'Algérie et de l'OAS, le régime eut un caractère bonapartiste qui fit du Palais-Bourbon une assemblée de figurants.

Même si l'immense majorité des hommes politiques, y compris les dirigeants d'alors du parti socialiste, la SFIO (et leur chef de file, Guy Mollet), s'était prononcée pour le retour de de Gaulle, celui-ci marquait un incontestable succès pour la droite. Et celle-ci en profita. Les seuls scandales marquants qui défrayèrent alors la vie politique française ne furent pas des affaires financières, mais des scandales révélés pour disqualifier les hommes politiques se réclamant de la gauche.

C'est ainsi que l'intérêt porté aux petites filles par un certain nombre d'hommes politiques, à commencer par l'ancien président socialiste de l'Assemblée, Le Troquer, donna naissance à l'affaire dite des « ballets roses » qui fit les délices de la grande presse dans les mois qui suivirent l'arrivée de de Gaulle au pouvoir.

C'est ainsi également que Mitterrand, l'un des rares hommes politiques bourgeois à avoir voté contre le retour de de Gaulle, faillit voir sa carrière sombrer dans le ridicule, lors de l'affaire dite « de l'Observatoire », pour s'être laissé piéger et avoir porté plainte en tant que victime d'un attentat dont on apprit - après coup - que ce n'était qu'un simulacre... dont il était parfaitement au courant.

Mais, pendant dix ans, les scandales financiers publics se firent rares.

Ce n'était pas dû à un changement de moeurs. Bien au contraire, dans l'ombre de de Gaulle, une bande de politiciens plus ou moins nouveaux, qui pensaient n'avoir à craindre aucun contrôle du fait de la position hégémonique de leur parti à la tête de l'État, et de l'éclipse du Parlement, s'employaient à profiter de cette situation, comme l'avenir allait le montrer.

D'ailleurs, plus encore que sous la Quatrième République, le Parlement, depuis 1958, ne servait plus que de décorum à l'usage du bon peuple, et ce n'était bien souvent pas là que se décidaient les choses les plus importantes pour la bourgeoisie. On n'était plus à l'époque de Panama, et les hommes d'affaires à la recherche de facilités, de commandes ou de subventions n'avaient plus à convaincre ou à acheter une kyrielle de parlementaires. C'était avec l'administration, les hauts fonctionnaires et les ministres que les grandes entreprises traitaient directement, gagnant ainsi du temps et de l'argent et dictant encore plus directement leur loi.

D'ailleurs, alors qu'avant 1958 il était quasiment de règle qu'un nouveau ministre ait derrière lui une carrière parlementaire, l'habitude s'est prise de nommer au contraire des hommes qui viennent directement de la direction des grandes entreprises. C'est bien plus commode. Et, en sens contraire, le reclassement des anciens ministres, voire des anciens premiers ministres - comme Edith Cresson - dans les états-majors des grandes sociétés n'est guère discret.

La principale source d'enrichissement plus ou moins licite des hommes politiques des débuts de la Cinquième République, ce fut l'immobilier. Ce fut la grande époque des promoteurs, des villes nouvelles, des grands ensembles, des rénovations. Bref, d'innombrables chantiers furent mis en route, représentant des sommes considérables.

Un des rares scandales financiers, qui furent révélés sous de Gaulle, en 1960, fut celui du Comptoir national du Logement. Les responsables de la société et l'architecte Fernand Pouillon furent accusés de détournement de fonds. Des fonds qui ne furent pas perdus pour tout le monde, puisqu'une partie avait servi à financer des journaux électoraux, dont l'un était animé par Joël Le Tac, député gaulliste de Paris.

Quant à l'affaire des abattoirs de la Villette, on ne commença à en parler qu'en 1968.

Sur l'emplacement occupé par l'actuel musée, des installations grandioses étaient en cours de réalisation pour remplacer les bâtiments vétustes qui existaient jusque-là, sous l'autorité d'une société d'économie mixte, présidée par Michel de Grailly, député gaulliste de Paris. Mais ces installations ne furent jamais utilisées... car l'abattage des bestiaux avait été transféré en province. C'était sans doute prévisible depuis longtemps, mais trop d'intérêts étaient en jeu, alors on bétonna à tour de bras et chacun des intervenants préleva sa part du gâteau. Comme l'a écrit l'un des dirigeants d'une des sociétés impliquées dans ces travaux : « Hommes politiques, maîtres d'ouvrage, architectes, ingénieurs-conseils, entrepreneurs, tous nous connaissions depuis longtemps l'inadaptation de ces constructions. Mais la loi du silence était de rigueur. Chacun avait un intérêt financier à mener les travaux à leur fin » . Et il fallut attendre 1973 pour que le gouvernement de Pompidou prenne enfin la décision d'arrêter les frais... et de détruire des bâtiments qui n'avaient jamais été achevés. Des centaines de millions de francs y avaient été engloutis.

Les rivalités au sein de la droite

De toute façon, les années qui suivirent le départ de de Gaulle, en 1969, furent celles d'un grand dégel en matière de scandales : les icebergs se retournèrent par dizaines, montrant une partie de ce qui avait été caché.

Les affaires mises sur la place publique furent d'autant plus nombreuses que les rivalités au sein de la droite, entre gaullistes et non-gaullistes s'accentuaient. Cette bagarre pour les postes entre les deux grands courants de la droite et entre leurs champions, Chaban et Messmer d'un côté, Giscard de l'autre, atteignit son apogée quand l'état de santé de Pompidou malade laissa penser que celui-ci ne finirait pas son mandat. C'est dire que les rivalités entre gaullistes et giscardiens, qui divisent la droite, ne datent pas d'aujourd'hui.

Dès 1970, ce sont les affaires de « dérogations » dans lesquelles étaient impliqués des députés gaullistes qui commencèrent à transpirer. L'un des moyens très utilisés pour s'enrichir consistait à acheter des terrains classés inconstructibles... et à obtenir ensuite, à l'aide des fameuses dérogations, des permis de construire.

Bouygues, par exemple, réussit très bien dans ce type de spéculation, en achetant des espaces boisés à bas prix parce qu'inconstructibles... avant qu'une vaste campagne de presse ne vienne expliquer la nécessité de transporter les villes à la campagne, pardon, dans les bois, et n'amène du même coup une modification de la législation permettant effectivement de construire sur une partie de ces terrains.

Certaines de ces affaires de dérogations visaient manifestement à éclabousser Albin Chalandon, l'un des caciques du gaullisme, ministre de l'Equipement depuis 1968. L'affaire du Parc du Béarn à Saint-Cloud le concernait directement puisqu'il avait présidé en 1966 la société qui assurait la promotion de 350 logements construits à partir de cette date à Saint-Cloud, dans un parc boisé, justement. Des riverains ayant attaqué en justice, le procès dura six ans, et lorsque le permis de construire fut annulé en 1972... les logements étaient construits et vendus.

Un nouveau permis fut alors délivré par le ministre de l'Equipement, mais les services de celui-ci durent également intervenir pour retarder l'adoption du nouveau coefficient d'occupation des sols qui limitait la construction à une densité deux fois inférieure à celle du Parc du Béarn. Mais, entre gens de bonne volonté, tout peut s'arranger et ce fut le cas.

Autre affaire de dérogations accordées par Albin Chalandon et mise en lumière par Giscard d'Estaing au début des années 1970 : la hauteur des tours de La Défense. Devant le gouffre financier représenté par le chantier, Chalandon avait accepté que les tours soient rehaussées. Les principaux bénéficiaires de l'opération furent des entreprises nationalisées : l'UAP, le GAN... placées sous la tutelle de Giscard, bien placé donc pour être depuis longtemps au courant du problème ! Pompidou arbitra en tant qu'esthète : « C'est un fait - déclara-t-il - que l'architecture moderne de la grande ville se ramène à la tour. La prévention française, et particulièrement parisienne, contre la hauteur est, à mes yeux, tout à fait rétrograde... Croire qu'il faut limiter la hauteur d'une tour pour que tout soit mieux est absurde. C'est un problème de proportion et non de principe... »

C'est au nom du même raisonnement que la Tour Montparnasse poussa de 50 mètres par rapport à ce qui avait été prévu... pour le plus grand bénéfice des promoteurs.

La garantie foncière

Mais le scandale qui fit le plus de bruit en ces années-là fut celui de la Garantie Foncière et du Patrimoine Foncier, là aussi sur plainte de Giscard. Il éclata en 1971, et prit un tour plus politique puisque de hautes personnalités du parti gaulliste ont été directement impliquées et que certaines, inculpées d'escroquerie, passèrent même quelque temps en prison.

Ces deux sociétés, spécialisées dans l'investissement immobilier de bureaux, drainaient des capitaux en faisant un appel public aux épargnants.

Le fonctionnement de la Garantie Foncière constituait une véritable escroquerie. Un marchand de biens utilisait les fonds collectés par la société pour acheter des immeubles. Ces immeubles étaient ensuite revendus, parfois le jour même, avec un coquet bénéfice à la société de placement. Une partie des plus-values dégagées, ainsi qu'une partie des fonds nouvellement collectés, servaient à distribuer des revenus aux souscripteurs pour entretenir le mirage et attirer de nouveaux pigeons. Mais le gros des fonds disparaissait dans des circuits obscurs. Une rumeur tenace dira qu'ils avaient en partie servi à financer la campagne présidentielle de Pompidou : un placement, en quelque sorte.

Pour donner plus de crédibilité à leur opération, ces sociétés mettaient en avant des personnalités, dont les relations et les titres parlementaires servaient de références. L'une était présidée par Rives Henrys, l'autre par Antoine Roullant.

Rives Henrys, responsable gaulliste de second plan mais de longue date, fut longtemps chargé de collecter des fonds pour son parti avant d'être écarté de ces fonctions pour « indélicatesse » en 1967. Ce qui ne l'empêcha pas de devenir membre d'un cabinet ministériel en 1968. Il était député de Paris au moment des faits et le resta encore plusieurs mois avant de démissionner. Roulland était également un « vieux » gaulliste, longtemps député. Il avait été chargé de multiples missions par les Premiers ministres successifs et était un proche collaborateur de Pompidou.

Dans l'affaire se trouvait également compromis l'avocat Victor Rochenoir, conseiller dans le cabinet de Nungesser, le secrétaire d'État au Logement des années 1965 à 1968. Rochenoir, qui occupait des responsabilités dans ces deux sociétés financières, était également très en vue dans la haute société et les milieux parlementaires de la majorité. De nombreux hommes politiques, notamment le ministre Leo Hamon, ainsi, bien sûr, que Nungesser, participaient aux fastueuses réceptions qu'il donnait dans ses bureaux de la rue de la... Faisanderie. Une adresse qui, pour un escroc, était de la franchise.

L'escroquerie fut révélée en juillet 1971. Mais tout ce que la commission d'enquête parlementaire trouva, c'est que : « Des hommes politiques ont consciemment ou non servi de caution morale à des hommes d'affaires indélicats » .

Certains hommes politiques ont cependant plus d'ambition que de servir simplement de couverture à des escrocs. L'affaire du Comité d'aménagement et de développement de l'Ile de Ré révéla, par exemple, que le secrétaire d'État au Logement auprès de Chalandon, Philippe Dechartre, s'était livré à un véritable chantage, réclamant plusieurs millions au promoteur afin d'intervenir auprès du ministre de l'Equipement pour obtenir l'autorisation de construire 600 logements dans l'île. Bien que Chaban, premier ministre, eût pris la défense de son secrétaire d'État, celui-ci dut démissionner au printemps 1972, précédant de peu l'ensemble du gouvernement.

Les feuilles d'impôt de Chaban

Quand Chaban fut démissionné par Pompidou de son poste de Premier ministre, il était depuis des mois l'objet d'une campagne qui avait commencé avec la publication de ses feuilles d'impôt dans le Canard enchaîné.

Comment cette feuille d'impôt était-elle passée des services de Giscard d'Estaing (c'était lui le ministre des Finances de l'époque) aux colonnes du Canard enchaîné ? C'était un mystère... très relatif qu'explique sans aucun doute le « combat des chefs » qui commençait dans l'ombre pour la succession de Pompidou malade.

Cette affaire illustre bien comment ce qu'on appelle « scandale » peut être une pratique ordinaire, tout à fait légale, et que le « scandale » ne commence en fait que lorsque les choses sont mises sur la place publique.

Les feuilles d'impôts de Chaban publiées par le Canard enchaîné montraient que pour l'année 1970, le Premier ministre n'avait eu que 16 806 francs d'impôts pour 250 000 francs de revenus déclarés, soit un taux d'imposition plus que modeste de 6,5 %, et que, pour les quatre années précédentes, il n'avait rien payé du tout. C'est même le fisc qui lui devait de l'argent et Chaban avait même eu le culot de lui réclamer, en décembre 1970, un crédit de 19 332 francs.

Mais c'est en toute légalité qu'il ne payait pas d'impôts, d'abord parce que l'essentiel de ses revenus était exonéré et, d'autre part, parce que, grâce aux dividendes que lui versait la société dont il détenait des actions, il avait droit à l'avoir fiscal, un cadeau aux capitalistes mis en place par le ministre des Finances Giscard d'Estaing - bien placé, donc, pour être au courant ! - en 1965. Chaban, comme tout actionnaire, pouvait donc très légalement déduire de ses impôts l'équivalent de 50 % des dividendes touchés.

Le vrai scandale, ce n'était donc pas la seule feuille d'impôt de Chaban ; c'était - et c'est toujours - l'avoir fiscal, le fait que l'État est au service exclusif des détenteurs de capitaux. Mais il n'empêche qu'aussi irréprochable légalement qu'ait été Chaban, cela la fichait mal, et ce ne fut sans doute pas sans conséquences sur la suite de sa carrière.

Dans cette bagarre pour l'Elysée qui commençait, Giscard, qui n'avait pratiquement pas quitté le ministère des Finances depuis quinze ans, disposait d'atouts d'autant que - bon camarade ! - sous prétexte de découvrir les fuites qui avaient permis la publication des fameuses feuilles d'impôt, il fit mener une enquête qui entraîna des perquisitions chez l'inspecteur des finances du quartier de Chaban, dans le XVI_ arrondissement, et chez son frère, conseiller fiscal de Chaban.

Une masse de dossiers fiscaux concernant tous les notables du quartier fut ainsi saisie et transportée rue de Rivoli, au ministère des Finances. Et comme il y a du beau linge dans ce quartier, il se trouve que parmi ces dossiers, il y avait ceux de Jacques Chirac, Robert Galley, Michel Debré, Albin Chalandon, Giscard lui-même, d'ailleurs, et de dizaines d'autres députés gaullistes, ex-ministres, notables... De quoi se faire à la fois des amis et des ennemis, les seconds étant sans doute plus sincères que les premiers.

Au moment du départ du gouvernement Chaban, un des sous-fifres de Chalandon, un nommé Aranda, photocopia des documents du ministère de l'Equipement et les distilla à la presse les mois suivants. On en apprit ainsi encore de belles sur les gaullistes, députés et ministres, sur les combines destinées à s'enrichir et à alimenter les caisses des partis.

Cette période du début des années 1970 a connu un tel déballage de turpitudes qu'une loi a été adoptée en janvier 1972, interdisant aux parlementaires d'exercer des responsabilités dans des sociétés immobilières, des sociétés financières faisant appel à l'épargne publique, des sociétés exécutant des travaux pour l'État ou les collectivités locales, loi qui - comme chacun a pu le constater depuis - a « drôlement » contribué à moraliser la vie publique.

La cinquième république version udf

Sous Giscard, le scandale le plus célèbre fut celui de quelques plaquettes de diamants, cadeau impérial offert par Bokassa, dictateur de Centrafrique, président à vie puis empereur, à Giscard qui l'appelait son « cher parent et ami » . Un « ami de la France » que l'impérialisme français écarta du pouvoir, manu militari, en 1979. Auparavant, les petits cadeaux avaient entretenu l'amitié. Ces diamants ont rempli les colonnes du Canard enchaîné et défrayé la chronique. Mais ils n'étaient après tout qu'un gage des liens de subordination existant entre l'impérialisme français et les dictateurs qu'il a mis en place dans ses ex-colonies. Mais ce scandale-là, personne ne le dénonça.

L' « emprunt Giscard » fit aussi quelques vagues. Giscard, créateur de l'avoir fiscal en 1965, récidiva en 1973, quand il était encore ministre des Finances de Pompidou, en lançant un emprunt, le « 7 % 1973 ». Cet emprunt était indexé en partie sur l'or. En ces temps d'inflation, les rentiers et investisseurs touchèrent ainsi plusieurs fois ce qu'ils avaient prêté à l'État en 1973.

Une série de morts suspectes

Mais tout cela n'était rien à côté de l'habitude que prirent les ministres de mourir de façons bizarres. Un beau matin, on retrouva un ministre, Boulin, dans un étang : noyé dans 20 centimètres d'eau ! On apprit qu'il était compromis par des achats immobiliers de complaisance et il laissait une lettre mettant en cause le gaulliste Alain Peyrefitte, alors ministre de la Justice : « un Garde des Sceaux, disait-il, plus préoccupé de sa carrière que du bon déroulement de la justice » .

Un ancien ministre, Fontanet, lui, ne trouva rien de mieux que d'être abattu par... une « balle perdue » reçue dans une rue. Mais on ne sut rien de plus sur cette étrange chasse au ministre en plein Paris. Par contre, les balles qui abattirent Jean de Broglie lui étaient bien destinées. Ce député de l'Eure, ancien ministre de de Gaulle et de Pompidou et ex-collaborateur de Giscard et de Poniatowski, fut exécuté le 24 décembre 1976 par un tueur à gages dans une rue du XVII_ arrondissement. Sans pouvoir connaître le fin mot de l'affaire, on en apprit de belles...

De Broglie, ce descendant d'une des grandes familles princières du pays, laissait un assez joli patrimoine, château et terres, évalué à quatre milliards de francs, mais aussi une belle ardoise fiscale, connue depuis plusieurs années de Giscard comme de tout le Landerneau politicien, au point qu'il avait été impossible, pour ne pas déclencher un scandale, de le nommer à la tête de la commission des Finances de l'Assemblée.

De Broglie faisait des affaires à la tête d'une nébuleuse d'entreprises. Il avait pour associés des aigrefins qu'il protégeait. Une de ces entreprises fut un temps en cheville avec l'Opus Dei, une mafia catholique fascisante qui jouait, et joue encore, un certain rôle dans les hautes sphères de l'État espagnol. Les entreprises de de Broglie servaient-elles de relais pour le financement du parti de Giscard, ou n'était-il simplement pas trop regardant sur les affaires qu'il traitait, du moment qu'elles étaient bonnes ? Officiellement, de Broglie fut abattu pour avoir oublié de verser une commission à des seconds couteaux, impulsifs bien sûr.

Cette affaire montrait en tout cas qu'on pouvait être prince, héritier d'une grande famille aristocratique, homme d'affaires et haut dignitaire de la Cinquième République et fréquenter des malfrats de bas étage. Cela manquait, au moins, de classe, si ce n'était pas la partie apparente d'un iceberg bien plus scandaleux. On comprend la hâte mise par Poniatowski, le ministre de l'Intérieur de l'époque, à refermer ce dossier.

Les avions renifleurs

Mais la palme du ridicule revient à l'affaire des avions reni-fleurs. A partir de 1976, la société Elf-Erap finança un procédé de détection, depuis le sol et surtout depuis les airs, de gisements pétroliers.

Les dirigeants d'Elf s'entichèrent d'un comte belge et de son associé, un chercheur italien. Il est vrai qu'Antoine Pinay les avait recommandés. Et puis le président de l'Union des banques suisses accordait sa caution. Tout était donc réuni pour mettre au point, en secret et avant tout le monde, des « avions renifleurs » de pétrole.

Pendant trois ans, Elf multiplia les investissements, acheta plusieurs avions, équipa un bateau, le tout équipé d'électronique et informatique dernier cri. Tout cela, sous le couvert des plus hautes autorités de l'État : Giscard, ami de Pinay, assista en personne à une expérimentation.

Ces cachottiers d'inventeurs ne montraient que des écrans de contrôle ; les mesures n'étaient précises que pour des gisements connus ; et les images défilaient dans le sens Sud-Nord quand l'avion volait Nord-Sud.

Leur compte en banque était domicilié à Panama et il aurait fallu être malveillant pour y trouver à redire. Ne répétait-on pas à longueur de journées que lorsqu'on n'a pas de pétrole, il faut avoir des idées...

Quand le pot aux roses fut découvert, Barre exigea le secret absolu sur le rapport de la Cour des Comptes qui évaluait les pertes d'Elf entre 750 et 800 millions de francs.

A l'arrivée de la gauche en 1981, les rares exemplaires de ce rapport furent détruits ou emmenés par Barre et Giscard, prudents. Mais en 1983, l'affaire éclatait. Chalandon, nouveau PDG d'Elf, n'y fut certainement pas étranger. Pourquoi ce notable RPR aurait-il dédaigné une occasion de discréditer deux alliés mais néanmoins adversaires de son parti. Après tout, Giscard n'avait-il pas su, en son temps, jeter quelques peaux de banane au gaulliste Chaban-Delmas...

Maintenant, ce que l'on ne sait pas, c'est si ce discrédit, qui avait touché quelques hommes politiques, ne s'était pas traduit auparavant par quelques lignes de crédit dans une banque suisse ou autre. Le pétrole peut à la rigueur être reniflé, mais pas l'argent.

Et, on l'a vu, depuis douze ans qu'avec Mitterrand, les socialistes sont revenus aux « affaires », le nombre de scandales n'a pas diminué !

La règle, et non l'exception

Cette longue tradition d'affaires et de scandales politico-financiers tout au long de la Troisième, de la Quatrième puis de la Cinquième République n'est que le reflet d'une société où c'est l'argent qui domine, où le profit est la loi suprême. Ministres et hauts fonctionnaires, serviteurs de l'État comme on dit, sont là justement pour défendre cet ordre social et assurer les bonnes affaires de la classe des possédants. Certes, ils en profitent au passage mais, après tout, il faut bien rémunérer leurs services. Et si certains se servent un peu trop et outrepassent parfois les lois, eh bien, ce ne sont là que les faux frais du système.

Les grands bourgeois qui se servent des politiciens et des hauts fonctionnaires, de tout l'appareil d'État comme d'un instrument qui les aide à pressurer la population, à drainer les richesses produites vers leurs propres coffres-forts, quitte à plonger la majorité de la population dans la misère, quitte même à escroquer les bourgeois plus petits qu'eux, ces grands bourgeois ont les moyens de consacrer une petite fraction des richesses qu'ils accumulent, au détriment de toute la société, pour se payer de si bons serviteurs et ils ont les moyens d'encaisser leurs bavures.

Quelques escrocs jetés en pâture à l'opinion publique et présentés comme des brebis galeuses permettent même de faire illusion sur la vertu des autres, de faire croire à l'accident regrettable, de faire oublier que le vol est le fondement même de la société bourgeoise, vol du travail humain, accaparement du bien d'autrui, et que c'est le système social lui-même qui secrète l'individualisme le plus forcené et la corruption.

Déjà, à la fin du siècle dernier, avant même l'affaire de Panama, Engels parlait en 1885 de l'illusion « qui consiste à croire qu'il est possible de nos jours de gouverner une république bourgeoise en France sans voler et laisser voler » . Et c'est encore plus vrai si possible aujourd'hui car, comme l'expliquait toujours Engels : « Dans la mesure même où la bourgeoisie perd jour après jour son caractère de classe temporairement indispensable dans l'organisme social, délaisse les fonctions sociales qui lui sont propres, se transforme en une pure bande de fraudeurs, son État, lui, se transforme en un institut de protection, non pas de la production, mais du vol pur et simple des produits » .

La bourgeoisie a, à chaque époque, les dirigeants politiques qu'elle mérite. Et si la corruption prend une telle place à l'époque moderne, c'est que la société capitaliste est de plus en plus dépassée, nuisible à l'humanité et qu'elle a besoin de plus en plus de laquais qui fassent ses basses besognes. Plus son système est nuisible, plus il pèse sur les masses, plus la bourgeoisie doit payer cher l'appareil qui l'aide à effectuer ses prélèvements de plus en plus insupportables et à dissimuler le fonctionnement réel de son système. Plus la grande bourgeoisie a besoin d'un État qui apparaisse au-dessus de la société, plus il faut le payer cher, plus il faut accepter d'en tolérer les bavures et les caprices. Mais, après tout, pour une aussi sale besogne, il n'est point de prix trop élevé.

Mais, par delà la corruption de cet appareil d'État, le vrai scandale est le fonctionnement de la société capitaliste elle-même, basé sur la recherche du profit, coûte que coûte. Une société qui a instauré la loi du plus fort, du plus puissant, du plus riche qui écrase les autres.

Le vrai scandale, c'est le règne de la bourgeoisie, le règne de la barbarie impérialiste, de la violence, de la terreur au service des riches et des puissants. Le scandale, ce sont les trois quarts de la planète réduits à la famine pour que les plus gros possesseurs de capitaux engrangent encore et toujours plus de profits. Le scandale, ce sont ces grosses entreprises qui font un argent fou et qui licencient à tour de bras pour faire encore plus d'argent, cet argent qui leur sert à réaliser de gros coups dans la spéculation, immobilière, boursière, monétaire et autre.

La bourgeoisie a besoin de larbins complices, dénués de tout scrupule, l'aidant à réaliser ses honteux détournements au détriment de toute la société, mentant effrontément à la population, jetant le voile le plus épais possible sur le scandale permanent du fonctionnement de la société. La bourgeoisie a besoin d'un État aussi peu transparent que possible, même si cette opacité sert aussi à dissimuler les turpitudes de cet État.

Il serait possible, bien sûr, de lutter contre la corruption en rendant l'appareil d'État effectivement transparent.

Il faudrait que les fonctionnaires et les ministres soient élus, révocables, payés pas plus que les autres travailleurs et réellement contrôlés par eux, et non plus par les riches qui les soudoient.

La population laborieuse pourrait avoir un droit de regard sur les comptes de l'État, des collectivités locales, des entreprises, sur les comptes en banque privés des hommes politiques, du patronat et de leurs proches et familiers. Il serait possible de savoir où passe vraiment l'argent des contribuables, où vont les richesses créées, à qui elles profitent. Et il n'y aurait plus de place pour la corruption comme système de gouvernement.

Mais la bourgeoisie ne veut pas d'un tel État parce que ce ne serait plus le sien, parce que si cela permettrait effectivement d'empêcher la corruption des fonctionnaires et des politiciens, cela empêcherait du même coup les détournements de fonds des caisses de l'État au profit exclusif du grand patronat, le pillage des richesses sociales par la grande bourgeoisie, ce transfert permanent des richesses produites au seul profit d'une petite minorité.

Et l'on peut constater que le suffrage universel n'a aucunement permis un véritable contrôle de la population sur ses élus et à plus forte raison sur ces hauts fonctionnaires qui ne sont pas élus.

Aussi la bourgeoisie préfère encore payer les pourris et les ripoux, les journalistes menteurs et insatiables, les politiciens avides et sans scrupule, les fonctionnaires corrompus, et même les escrocs et autres affairistes qui lui enlèvent régulièrement quelques plumes, plutôt que de renoncer à cet instrument si efficace qu'est son appareil d'État.

Seul le prolétariat aura besoin d'un appareil d'État transparent pour qu'il ne soit plus possible aux parasites de s'enrichir en exploitant le travail humain.

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