De la Russie révolutionnaire à l'URSS des bureaucrates

Au sommaire de cet exposé

Sommaire

L'Union Soviétique d'aujourd'hui est une grande puissance. Elle est même, avec les États-Unis, une de ces deux super-puissances dont les jeux, les rivalités et les ententes planétaires règlent paraît-il le destin du monde.

De fait, depuis plusieurs décennies, l'URSS est ou paraît être impliquée, directement ou indirectement, dans les événements majeurs de la politique mondiale.

Oui, l'URSS est une super-puissance. Et lorsque ses dirigeants interviennent dans les événements politiques de la planète, ils interviennent avec le même mépris des peuples, à commencer du leur, que leur rival et néanmoins complice, les États-Unis. Et lorsque, lors des conférences ou des rencontres au sommet, les dirigeants ou les politiciens de haut rang ou du diplomates de l'une ou l'autre de ces deux superpuissances se rencontrent, bien malin est celui qui peut dire qui est qui, et en quoi ils diffèrent.

Oui, l'URSS est une super-puissance. Et comme sa rivale américaine, elle a sa chasse gardée : des États plus petits où elle maintient, protège, par la force de ses armées, des régimes aussi dictatoriaux, aussi férocement anti-ouvriers que les régimes que protègent et maintiennent les États-Unis. Et cette super-puissance aussi a montré maintes fois dans le passé - à Berlin-Est en 1953, en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968 - qu'elle savait faire donner son armée, ici pour briser une révolte ouvrière, là simplement pour casser un régime qui lui déplaît. Et elle montre aujourd'hui encore, en Afghanistan, qu'elle sait faire donner son armée simplement pour se subordonner un peuple qui ne veut pas de cette subordination.

Et l'URSS est aussi un pays où il ne fait pas bon être ouvrier. Où les libertés les plus élémentaires d'organisation, d'expression ou de syndicalisation sont refusées à la classe ouvrière, comme d'ailleurs à l'ensemble de la société.

Et pourtant l'URSS n'est pas exactement comme les autres superpuissances. D'abord en ceci qu'elle se prétend socialiste, voire communiste. Qu'elle prétend avoir supprimé l'exploitation de l'homme par l'homme et les inégalités.

Elle n'est pas comme les autres en ceci encore que ses dirigeants justifient leurs faits et gestes au nom des intérêts de la classe ouvrière. Et même lorsqu'ils se livrent aux agressions les plus infâmes, ils éprouvent le besoin d'évoquer l'internationalisme prolétarien.

Il est vrai que les grands de ce monde ont l'habitude de couvrir leurs forfaits de mots grandiloquents. Et à tout prendre, les Krouchtchev, les Brejnev ne sont pas plus cyniques lorsqu'ils évoquent le communisme pour soumettre des peuples, que lorsque les Reagan et compagnie, eux, évoquent la liberté ou la démocratie. Seulement, justement (ou injustement), c'est le communisme et c'est le prolétariat que les dirigeants russes évoquent. Ce que ne fait jamais un Reagan.

Mais on sait que l'URSS n'apparaît pas singulière par rapport aux puissances impérialistes grandes et petites qui dominent le monde uniquement par les mensonges de ses dirigeants. Aujourd'hui encore, aux yeux d'une fraction de la classe ouvrière d'un pays comme la France, de la fraction influencée par le Parti Communiste, l'URSS apparaît comme quelque chose de différent des autres puissances

On est loin du temps où les militants et les sympathisants du Parti Communiste voyaient dans la personne de Staline l'émancipateur des ouvriers et le sauveur de l'humanité. Mais l'URSS apparaît malgré tout, comme liée au mouvement ouvrier et à l'idéal communiste. Et puis, en face, ces dirigeants bourgeois qui voient dans les dirigeants de l'URSS des complices tout autant que des rivaux pour maintenir l'ordre mondial, ces mêmes bourgeois font encore mine de voir, derrière toutes les subversions du monde, l'influence directe ou indirecte de Moscou.

On sait pourtant que tous leurs préparatifs guerriers sont orientés contre l'Union Soviétique, comme on sait que si un jour le monde doit marcher vers une nouvelle conflagration mondiale, cette conflagration aura, à une étape ou à une autre, d'un côté les grandes puissances impérialistes, et de l'autre l'Union Soviétique.

Alors, pour comprendre l'URSS, non seulement son rôle dans le monde mais ce qu'elle est, il faut remonter aux origines de l'Union Soviétique. Parce que, au fond, la seule, l'unique originalité de l'URSS, dont découle toutes les autres, est que l'État de ce grand pays, aussi anti-ouvrier, aussi anti-populaire qu'il puisse être aujourd'hui, a été tout de même créé par une révolution prolétarienne, par la première et la seule révolution prolétarienne qui pendant quelques années, a été victorieuse.

Les années révolutionnaires qui ébranlèrent le monde

C'est en 1917, alors qu'elle ne contrôlait encore qu'une petite partie de l'ancien empire des tsars, qu'elle n'avait plus d'armée, que son économie arriérée avait de plus été ruinée par la guerre, que la Russie des Soviets avait ébranlé le monde, fait trembler les gouvernements des grandes puissances impérialistes.

Le premier pouvoir des soviets ouvriers, à Pétrograd, en octobre 1917, ne surgit pas d'une lutte au sein de la seule Russie, mais d'une vague révolutionnaire que commença à soulever à travers toute l'Europe la monstruosité de la guerre mondiale. C'était bien de la possibilité du renversement mondial de l'ordre existant qu'était porteur ce premier bastion conquis par la classe ouvrière.

Lénine, Trotsky, les dirigeants de la révolution d'Octobre ne se considéraient pas comme des dirigeants révolutionnaires russes : l'insurrection, la révolution en Russie n'était pour eux que le premier combat de cette révolution prolétarienne mondiale qui était en train de naître et qui, seule, pouvait sortir l'humanité du règne de la barbarie, lui ouvrir la voie au socialisme.

C'était d'ailleurs le développement de la lutte révolutionnaire en Europe, notamment en Allemagne, qui avait fait dire à Lénine, en septembre 1917, que maintenant la « crise est mûre » ; que c'était le moment ou jamais pour les ouvriers russes, ceux dont la lutte était la plus avancée, de s'emparer du pouvoir.

« Il est hors de doute que l'Allemagne a déjà connu des exemples de rebellions parmi la troupe... Enfin l'heure est arrivée où dans la flotte, le mouvement a atteint un tel degré de maturité qu'on n'a pas réussi à l'étouffer ni à le passer sous silence...

Le doute n'est plus possible. Nous sommes au seuil de la révolution prolétarienne mondiale. Et comme nous sommes, nous, Bolcheviks russes, les seuls internationalistes prolétariens du monde à jouir d'une liberté immense en somme, à avoir un parti légal, une vingtaine de journaux, comme nous avons avec nous les Soviets de députés ouvriers et soldats des deux capitales et la majorité des masses en période révolutionnaire, on peut et on doit en vérité nous appliquer les paroles : « Il vous a été beaucoup donné, il vous sera beaucoup demandé ».

Si les bolcheviks ne prenaient pas le pouvoir, tout de suite, avant même la réunion du congrès des Soviets, expliquait alors Lénine, « Ils seraient traîtres à la cause prolétarienne car par leur conduite, ils trahiraient le prolétariat, les ouvriers révolutionnaires allemands qui ont déjà commencé à se soulever dans la flotte. Dans ces conditions, attendre le congrès des Soviets, c'est trahir l'internationalisme, trahir la cause de la révolution socialiste mondiale ».

Trotsky avait déclaré au lendemain de la révolution, « si les peuples d'Europe ne se soulèvent pas pour écraser l'impérialisme, c'est nous qui seront écrasés. Ou bien la révolution russe va déclencher une cascade de luttes en Occident, ou bien les capitalistes de tous les pays vont étouffer notre lutte ».

Si cette révolution qui finalement ne parviendrait pas à s'étendre au delà de l'ancien empire des tsars, allait cependant modifier profondément la société russe, et transformer tout l'équilibre de la planète, c'est parce que cette révolution, prolétarienne, s'était donné comme perspective la révolution mondiale ; qu'elle ne connaissait par vocation aucune frontière. C'est aussi qu'elle ne respectait aucun tabou social ; qu'elle ne s'appuyait sur aucun appareil d'État, et que sa seule force, mais immense, était de donner libre cours à l'initiative révolutionnaire des opprimés.

Car c'était là et là uniquement, la force extraordinaire de ce nouveau pouvoir qui lorsqu'il s'était instauré à Pétrograd le 25 octobre 1917, ne contrôlait pratiquement que la capitale, puis quelques jours plus tard, après de durs combats, Moscou mais ne disposait d'aucune administration, d'aucune force armée pour faire appliquer ses décrets.

Le conseil des commissaires du peuple allait affronter l'hostilité des rouages de l'administration, le sabotage. Les commissaires du peuple trouvèrent les anciens ministères vides de tout dossier ; des fonctionnaires en grève. Les régiments de Pétrograd avaient été gagnés à la révolution, ou neutralisés, mais l'essentiel de l'armée, en particulier l'armée du front était toujours sous l'autorité de l'état-major général.

Mais la force du nouveau pouvoir résidait dans son appel aux masses opprimées elles-mêmes, à leur initiative pour mettre en application les décrets qu'il préconisait, quand ces décrets n'étaient pas, après coup, la légalisation d'initiatives des masses. L'organe exécutif chargé de faire appliquer les nouvelles lois était les soviets, directement, ces conseils d'ouvriers, de soldats, de paysans qui s'étaient créés depuis février, et dont les dirigeants révolutionnaires allaient susciter le développement.

Les soviets étaient non seulement chargés de mettre en application les décrets du conseil des Commissaires du peuple, mais aussi d'en décider eux-mêmes les modalités d'application en fonction des conditions locales. Car bien plus que des lois ordinaires, les décrets révolutionnaires étaient un cadre général auquel l'initiative et la créativité des masses populaires devait donner un contenu.

La paix

Le premier de ces décrets révolutionnaires concernait la paix. Il proposait à tous les gouvernements une paix immédiate et sans annexion. Mais c'était aussi aux peuples qu'il en appelait pour imposer cette paix :

« Nous ne pouvons ignorer les gouvernements, commentait Lénine, car cela retarderait les possibilités de conclure la paix... Mais nous n'avons pas le droit, en même temps, de nous dispenser d'une adresse aux peuples. Partout où les gouvernements et les peuples sont en désaccord entre eux, nous devons aider les peuples à intervenir dans les questions de la guerre et de la paix ».

Faire la paix posait un problème au nouveau gouvernement. L'état-major général ne le reconnaissait pas. Il complotait même pour préparer une offensive militaire contre Pétrograd. Le 9 novembre 1917, le conseil des commissaires du peuple sommait le général en chef Doukhonine d'engager immédiatement avec les Austro-Allemands des négociations d'armistice. Devant la réponse évasive de celui-ci, le gouvernement décrétait sa destitution, et son remplacement par le sous-lieutenant bolchevik Krylenko. La soif de paix des soldats était la seule arme dont le gouvernement révolutionnaire disposait contre l'état-major. C'est aux soldats qu'il fit donc appel pour destituer l'état-major :

« Soldats, disait le gouvernement révolutionnaire, la cause de la paix est entre vos mains. Vous ne laisserez pas les généraux contre-révolutionnaires saboter la grande oeuvre de paix, vous les placerez sous bonne surveillance afin d'empêcher les lynchages indignes de l'armée révolutionnaire, et de ne pas leur permettre d'échapper au tribunal qui les attend.. Que les régiments du front élisent sur l'heure des mandataires afin d'engager avec l'ennemi des négociations formelles d'armistice. Le conseil des commissaires du peuple vous y autorise. »

Les troupes se retournèrent alors contre l'état- major général et lorsque celui-ci tenta de prendre la fuite, il fut arrêté et le général en chef massacré par ses soldats. Comme on le voit, les consignes gouvernementales n'étaient pas exactement respectées

La terre pour les paysans

Le deuxième décret pris par le nouveau pouvoir révolutionnaire concernait la terre : en l'occurrence, l'expropriation sans aucune indemnité des biens des propriétaires fonciers, des domaines des monastères et des églises.

L'alliance et l'aide de la masse des paysans pauvres était nécessaire à l'extension du pouvoir des soviets à toute la Russie. Nécessaire au sort de la révolution.

« La question nationale et la question agraire sont à l'heure actuelle les questions fondamentales pour les masses petites-bourgeoises de la population de la Russie » expliquait Lénine quelques semaines avant la prise du pouvoir.

« (Le prolétariat) est seul capable de mener dans ces deux questions la politique résolue et vraiment « démocratique révolutionnaire » qui assurerait d'emblée au pouvoir prolétarien non seulement le soutien de la majorité de la population mais encore une véritable explosion d'enthousiasme révolutionnaire dans les masses... »

Qui allait appliquer la mesure d'expropriation et décider des modalités de la réforme agraire ? Les paysans eux-mêmes. Le décret sur la terre décidait que les terres expropriées seraient confiées aux soviets de paysans que l'on incitait à se constituer pour qu'ils en organisent eux-mêmes le partage.

L'essentiel, de toute façon, ne résidait pas dans le détail d'une mesure économique. L'essentiel était d'ouvrir grandes les vannes au flot révolutionnaire ; de donner aux paysans la possibilité de décider et d'exécuter eux-mêmes ce qu'ils avaient décidé. Et la terre, c'est ce que les paysans russes voulaient.

C'est pour le partage des terres que depuis le début de l'été 1917, montait la révolte des campagnes. Le texte du décret proposé par Lénine n'était d'ailleurs pas le sien : c'était un projet de décret rédigé en août 1917 par le journal des soviets paysans dirigés par des Socialistes Révolutionnaires. A ceux qui lui reprochaient de ne pas proposer son propre programme agraire, Lénine expliquait :

« Nous, en tant que gouvernement démocratique, nous ne pouvons pas éluder les décisions prises par les couches populaires, quand bien même nous ne serions pas d'accord avec elles... La vie est le meilleur éducateur, elle montrera qui a raison ; les paysans par un bout, et nous par l'autre bout, nous travaillerons à trancher cette question... Nous devons suivre la vie, nous devons offrir aux masses populaires une entière liberté de création. L'ancien gouvernement, renversé par l'insurrection, voulait résoudre la question agraire avec l'aide de la vieille bureaucratie tsariste toujours en place. Mais au lieu de résoudre la question, la bureaucratie ne faisait que lutter contre les paysans. Les paysans ont appris plus d'une chose aux cours de ces huit mois de notre révolution, ils veulent résoudre eux-mêmes toutes les questions concernant la terre... La Russie est grande et les conditions locales y sont diverses ; nous voulons croire que la paysannerie saura mieux que nous résoudre correctement la question... Qu'ils édifient eux-mêmes leur vie ».

Deux mois après la prise du pouvoir à Pétrograd, l'autorité des soviets portée par la révolution agraire s'étendait à toute la Russie du nord et du centre, au bassin de la Volga et commençait à gagner la Sibérie.

Une révolution qui ne cherchait pas à « gérer » l'acquis, mais à s'étendre

Aux travailleurs qui avaient conquis le pouvoir politique dans une petite partie de l'ancienne Russie tsariste, les bolcheviks ne proposèrent pas en ces années 1917 à 1919, de réorganiser et gérer en bons pères de famille les territoires qu'ils avaient déjà. Non, ils leur proposèrent de concentrer toute leur énergie révolutionnaire à consolider leur pouvoir d'État là où ils l'avaient déjà, et à étendre le pouvoir prolétarien partout, aux confins de l'ancien empire des tsars, comme au-delà ; et à mettre en place, dans le même mouvement qui avait créé l'État ouvrier, une Internationale révolutionnaire destinée à organiser le prolétariat en vue de la conquête du pouvoir politique partout dans le monde.

Les mesures de transformation économique étaient au début peu nombreuses ; et le pouvoir soviétique n'avait même pas éprouvé le besoin de nationaliser les entreprises industrielles ou commerciales. Mais en revanche, il faisait ce qui ne s'est fait dans aucune nationalisation sous l'égide de la bourgeoisie : soumettre les entreprises au contrôle strict des ouvriers en armes, en sorte qu'aucun patron ne puisse transférer le moindre rouble, ni même déplacer le moindre outil sans l'autorisation des ouvriers. Et les nationalisations qui furent finalement décidées, ou le monopole du commerce extérieur qui fut finalement décrété, furent des mesures de guerre, imposées aux bolcheviks par les sabotages ou les actes d'hostilité des bourgeois de l'intérieur, comme de l'extérieur.

Non, les bolcheviks n'ambitionnaient pas pour les travailleurs de mieux gérer que les capitalistes la misère de la seule Russie ; mais d'être le fer de lance de la révolution qui arrache à la bourgeoisie tout pouvoir économique, et partout dans le monde.

Et c'est la guerre civile qui reprit en Russie à la fin du printemps 1918, attisée par l'aide qu'apportaient les alliés occidentaux aux armées contre-révolutionnaires qui contraignit le pouvoir soviétique à sauter une dernière étape dans la liquidation de la propriété privée afin de concentrer entre ses mains toutes les ressources industrielles, toutes les richesses. C'était indispensable pour soutenir l'effort de guerre, tout en ravitaillant, autant que faire se pouvait, la population.

Le 18 juin 1918, était décrétée la nationalisation de toutes les branches importantes de l'industrie par l'expropriation pure et simple de leurs anciens possédants. Puis ce fut au tour des industries moins importantes, dont il fallait aussi mobiliser les ressources, si bien qu'à la fin de 1918, toute l'industrie avait été expropriée.

La guerre civile internationale

La guerre qui débutait et devait durer jusqu'en 1920, jusqu'en 1922 même en Sibérie d'où se retirèrent les dernières armées japonaises, allait être sans pitié. Toutes les puissances impérialistes du monde s'étaient liguées contre les soviets, pour les encercler sur un front de 8 000 kilomètres.

Alors que l'Allemagne occupait toujours l'Ukraine, envahie juste avant la signature du traité de paix de Brest-Litovsk, les troupes japonaises débarquaient à Vladivostock le 5 avril 1918. Elles étaient fortes de 30 000 hommes, puis bientôt de 70 000 hommes, épaulés par de petits contingents anglo-franco-américains. En mai 1918, tout le long de à ligne du Transsibérien, les légions tchécoslovaques, fortes de 20 000 hommes, s'emparaient de plusieurs villes. Pendant l'été 1918, des contingents français et anglais débarquaient à Mourmansk et Arkhangelsk, et plus tard, après la fin de la guerre en Europe occidentale, débarquaient respectivement à Odessa et Bakou. L'armée turque également intervint au Caucase en 1919. Financés par les alliés occidentaux, aidés par des missions militaires alliées, les généraux russes contre-révolutionnaires avaient eux aussi regroupé des armées qui ensanglantèrent la Russie pendant deux ans.

Privée des plaines à blé de l'Ukraine, coupée des principales ressources minières par les armées blanches, obligée à consacrer la faible production industrielle à l'armement et au rétablissement des transports, la Russie des soviets fut réduite à la famine.

La guerre civile, coalition contre-révolutionnaire des puissances impérialistes avec les vieilles classes possédantes de Russie, avait ruiné le pays, paralysé son industrie. Si bien que la classe ouvrière elle-même, privée de travail, avait fondu : Moscou était passée de 2 000 000 d'habitants à 1200 000, et Pétrograd de 2 200 000 à 700 000.

Les réquisitions forcées rendues nécessaires par la famine avaient brisé l'alliance entre le prolétariat et la paysannerie, et engendré un énorme recul de la production agricole.

Mais si la révolution n'était plus si saine, elle était sauve. La mobilisation de toutes les énergies, la réquisition de toutes les richesses, la levée en masse des ouvriers pour constituer une armée révolutionnaire, avaient vaincu les armées blanches et l'intervention étrangère. Des armées paysannes elles-mêmes avaient participé à la guerre civile, aux côtés de l'armée rouge, car le paysan savait que les armées blanches avaient dans leurs fourgons les anciens propriétaires fonciers, les anciens usuriers du village.

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, jusqu'à la séparation

Tout au long de la guerre civile, les puissances impérialistes avaient espéré se rallier les nationalités opprimées par l'ancien empire des tsars. A défaut de vaincre Pétrograd, l'impérialisme espérait conserver les anciennes colonies tsaristes d'Europe et d'Asie. Mais, là encore, parce qu'elle en appelait à la volonté des masses et n'avait pas d'autre intérêt, la révolution fut la plus forte.

Dominant à l'Ouest la Finlande, la Pologne, les Pays Baltes, la Biélorussie et l'Ukraine ; au sud les peuples du Caucase et de Crimée ; à l'est les peuples musulmans d'Asie centrale... l'empire des tsars avait été surnommé la « prison des peuples ». La guerre avait accéléré le processus de décomposition de l'empire, et l'éveil des nationalismes.

La révolution d'Octobre, au contraire, combattant toutes les oppressions, ouvrait grandes les portes de la « prison ». Elle proclamait le droit de tous les peuples de l'ancien empire à disposer d'eux-mêmes, jusqu'à la séparation.

Et, si paradoxal que cela puisse paraître, c'est ce droit proclamé à l'indépendance pour toutes les anciennes colonies du tsar, complété d'une proposition de libre association sur une base d'égalité complète, qui rassembla, en quelques années, après les multiples péripéties de la guerre civile, au sein d'une même fédération, tous les anciens territoires, à l'exception de la Finlande et de la Pologne. En 1922 fut constituée l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, l'URSS.

Dans un premier temps, la liberté accordée à ces peuples profita aux courants nationalistes, représentant les couches privilégiées de ces pays. Ils obtinrent le pouvoir et proclamèrent l'indépendance de leur pays, indépendance qui leur était automatiquement accordée par le gouvernement révolutionnaire de Pétrograd.

Par contre, les bolcheviks ne parèrent pas ces courants nationalistes des moindres vertus ; ils s'en déclarèrent les adversaires et proposèrent aux masses, prolétariat et paysannerie, une autre politique, l'unité de tous ces travailleurs contre leurs exploiteurs, par-delà les frontières et les nations.

Les révolutionnaires n'étaient pas les héritiers des tsars. Ils n'aspiraient qu'à être des fossoyeurs de l'ancien empire. Ils le montraient en se faisant les artisans de son démembrement. Mais ils misaient sur l'attrait qu'exercerait sur les masses pauvres l'exemple de la révolution sociale, et avant tout de la révolution agraire en Russie. Mais pour cela, comme pour résoudre le problème des rapports entre la ville et la campagne, il fallait « l'expérience de la vie ». Car la révolution socialiste, c'est lorsque ceux d'en bas prennent leur sort en main.

A l'extrême-ouest, la Pologne et la Finlande possédaient une bourgeoisie urbaine relativement forte qui bénéficia de l'indépendance chacune pour son propre compte, non sans avoir écrasé, en Finlande une éphémère république socialiste.

Mais le sort de la plupart des gouvernements nationaux bourgeois qui s'étaient établis dans les anciennes dépendances de la Russie fut différent. Ils se déconsidérèrent et facilitèrent l'établissement de pouvoirs soviétiques, et leur rapprochement avec la Russie révolutionnaire. Et la fin de la guerre civile vit, partout, la constitution de républiques socialistes soviétiques qui allaient se fédérer avec la république soviétique de Russie.

Ces républiques soviétiques avaient été constituées dans le feu de la guerre civile ; les fusils de l'Armée rouge avaient eu leur rôle au moins autant que la prise de conscience politique des masses. Et cela explique l'extrême prudence avec laquelle les révolutionnaires russes allèrent dans le sens de l'union de tous ces peuples. Ils tinrent compte des sentiments nationaux nés d'un passé d'oppression, ils les respectèrent.

En décembre 1919, Lénine écrivait aux communistes ukrainiens :

« Nous sommes ennemis des haines nationales. (...) Nous aspirons à l'union étroite et à la fusion complète des ouvriers et des paysans de toutes les nations du monde en une seule république universelle (...) Nous voulons une alliance librement consentie (...) aussi, tout en visant sans désemparer à l'unité des nations, en attaquant sans merci tout ce qui les dissocie, nous devons nous montrer très prudents, très patients, très conciliants à l'égard de ce qui reste de la méfiance entre les nations. Vous devons être intransigeants, inconciliables sur tout ce qui touche les intérêts primordiaux du travail. (...) Quant à savoir comment fixer les frontières entre États aujourd'hui de façon provisoire puisque nous voulons leur suppression totale - la question n'est pas essentielle. (...) On peut temporiser, car la méfiance entre les nations est souvent très tenace parmi les masses des paysans et des petits exploitants ; toute précipitation pourrait l'accentuer, c'est-à-dire nuire à la cause de l'unité totale et définitive ».

Et ce souci de tenir compte de l'évolution de la conscience des masses populaires était d'autant plus indispensable que les pouvoirs soviétiques mis en place à la suite des succès de l'Armée rouge dans la guerre civile, l'étaient souvent par en haut, davantage que par l'initiative venue d'en bas. Cela accroissait les dangers d'autoritarisme, de bureaucratisme, comme allait le montrer le conflit qui opposa Staline et Dzerjinski aux communistes géorgiens dont Lénine allait prendre la défense.

La vague révolutionnaire et l'Internationale

La révolution commencée à Pétrograd en octobre 1917 s'était donc étendue finalement à presque toutes les nations de l'ancien empire russe. Mais le sort de la révolution russe, l'avenir du socialisme, ne dépendait pas de la seule Russie ou de ses anciennes dépendances. L'Union des Républiques Socialistes Soviétiques se voulait une étape, et rien qu'une étape, dans le développement de la révolution.

En novembre 1918 débutait la révolution allemande. A sa tête : Rosa Luxembourg, qui avait salué un an plus tôt la révolution russe du fond de sa prison. Et les ouvriers d'Allemagne construisaient des conseils ouvriers, sur le modèle des soviets de Russie.

En mars 1919, une république des conseils ouvriers était proclamée en Hongrie ; à sa tête Bela Kun, un ancien prisonnier de guerre hongrois gagné par la propagande bolchevique dans les camps de prisonniers. Et en Italie, en 1920, les ouvriers de Turin et de Milan occupaient leurs usines.

La Russie était déjà en pleine guerre civile lorsque se réunit le premier congrès de L'Internationale Communiste à Moscou ; plusieurs délégués n'avaient pas pu arriver jusque là. Mais les grandes lignes du programme furent définies. Et dans l'année qui suivit, la plupart des Partis Communistes des grands pays furent fondés, à l'exception du Parti Communiste Allemand, déjà créé dès le mois de décembre 1918.

L'impact de la révolution russe, de la politique de ses dirigeants, fut sensible dans les pays industrialisés, mais pas seulement. L'attitude, on l'a vu, de la république des soviets vis-à-vis des nations anciennement opprimées par le tsar, l'extension de la révolution dans les pays musulmans des bords de la mer Noire et d'Asie centrale, attira aussi vers la révolution russe les peuples colonisés du Moyen-Orient et d'Asie. Et l'Internationale Communiste le voulait ainsi. Elle organisait en 1920, en pleine guerre civile, un congrès des peuples d'Orient, dans la ville pétrolière de Bakou, capitale de l'Azerbaïdjan socialiste.

La vague révolutionnaire s'éteignit cependant, après les premiers combats vaincus en Europe occidentale.

Le reflux imposa à la révolution ses limites et ses frontières.

Lorsque, le 30 décembre 1922, fut constituée l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, la république des conseils hongrois était morte depuis trois ans, les grandes grèves insurrectionnelles italiennes trahies deux ans auparavant et Mussolini frappait aux portes ; enfin, la révolution allemande, elle, semblait plus que fortement compromise.

Lorsqu'avait été adoptée la première constitution soviétique, en juillet 1918, le texte de cette constitution ne comportait pas de précision de frontières. Les révolutionnaires se contentaient de résumer en termes législatifs le mode de fonctionnement de la démocratie soviétique.

Les liens que cette République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie allait nouer au cours des années suivantes avec les peuples et les États des nations voisines étaient multiples. Ils pouvaient aller de la simple collaboration entre États à la fusion pure et simple en passant par toute forme de fédéralisme. Et on espérait bien les faire évoluer de la simple alliance à la fusion complète au sein d'une seule république socialiste universelle. Le processus avait commencé.

Mais en décembre 1922, cependant, il semblait marquer le pas. La révolution s'était arrêtée là, aux frontières de l'ancien empire des tsars, dans cette terre, certes immense, mais pauvre et meurtrie par six années de guerre et de guerre civile.

Les révolutionnaires de Russie n'avaient aucune vocation à devenir chefs d'État, chefs d'un pouvoir coercitif. On a vu comment ils faisaient leur politique : en appelant les ouvriers, les paysans, les nations opprimées à réaliser, par leur propre force, leurs rêves. Et par une voie révolutionnaire, bien des rêves étaient devenus réalité. Dans un environnement de guerre et de misère, malheureusement.

Les révolutionnaires russes aidaient les masses populaires, les guidaient ou les suivaient parfois, mais ils ne voulaient surtout pas leur donner des ordres. Cela eût été le début de la fin. Un début de la fin qui commençait, cependant, au seuil de l'année 1923.

Car les conditions de la guerre, de la misère, de la débâcle économique, la démoralisation et le recul de la révolution mondiale avaient contraint à en arriver aux contrôles, à la gestion, à l'organisation d'en haut, dans bien des domaines, pour durer.

Pour mener la guerre civile, il avait bien fallu organiser et centraliser l'industrie et la distribution ; embaucher une cohorte de techniciens, d'administrateurs, que l'on n'avait pu recruter que parmi les cadres de l'ancien régime, des gens hostiles, contre lesquels il fallait souvent utiliser la coercition. Et l'inculture de la société tsariste n'avait pas inculqué l'élégance des méthodes, la guerre de classe non plus.

Les révolutionnaires ne voulaient pas d'une armée permanente : ils avaient brisé l'ancienne armée tsariste. Mais l'offensive des généraux blancs alliés aux grandes puissances impérialistes avaient contraint à la guerre, et à la création d'une Armée rouge. Enfin, les révolutionnaires avaient tout fait pour fraterniser sur le front de la guerre mondiale, pour soulever les peuples voisins, construire une Internationale, briser les frontières, et étendre la révolution. Mais la vague révolutionnaire n'avait pas été assez puissante et la révolution avait eu ses frontières.

En URSS même, les organismes transitoires que l'on avait créés, État, armée, police politique, ces armes passagères d'une lutte de classe sans merci, devenaient institutions à partir du moment où la révolution se figeait. Des armes dangereuses pour la révolution elle-même. D'autant plus que la classe ouvrière russe, épuisée et affaiblie par la guerre civile, restée seule avec sa misère, sans l'espoir de renforts extérieurs depuis l'échec de la révolution allemande, commençait à délaisser la vie politique, c'est-à-dire le contrôle de son État.

L'URSS était à peine née, en décembre 1922, qu'on voyait déjà sur le visage du fonctionnaire, les tics du bureaucrate. Le parti au pouvoir attirait des arrivistes. Sur le sort de la Géorgie planait la morgue de l'esprit grand-russien, et dans les couloirs du Kremlin rôdait la moustache du gendarme.

La réaction stalinienne, à la mesure de la révolution

La révolution avait conquis un sixième de la planète mais se retrouvait seule. Et ce fut sa perte. Elle était perdue de ne pas s'être étendue aux autres cinq-sixièmes de la planète, ou du moins de ne pas avoir réussi à vaincre dans les pays capitalistes européens dont les immenses richesses économiques, industrielles, techniques, culturelles auraient compensé largement le sous-développement de la Russie, auraient effacé d'un coup toutes les difficultés qui étaient liées à son arriération et auraient permis de faire un véritable bond du règne de la nécessité à celui de la liberté, selon l'expression de Marx. Car il ne pouvait y avoir ni socialisme, ni communisme, sans l'internationalisation de la révolution qui mettrait entre les mains des pauvres, des exploités du monde entier, l'ensemble des richesses que les capitalistes avaient amassées dans les pays les plus riches, au fil des siècles.

La révolution russe ne périt pas de la façon dont Lénine et les bolcheviks l'avaient craint : par la force des armées coalisées de l'impérialisme. Elle périt de son isolement qui laissait entre les mains des bourgeoisies du monde toutes les richesses dont elle avait besoin, et qui la coupait de ses seuls alliés, les prolétaires des pays occidentaux. Cet isolement suffisait pour que soit brisé, en Russie même, le ressort de la révolution et qu'elle soit étouffée de l'intérieur,

Le jeune État prolétarien dont Lénine disait déjà en 1922 qu'il présentait des « déformations bureaucratiques » allait accentuer ces déformations, allait subir une transformation profonde, insidieuse, progressive, accentuée par la démobilisation de la population russe épuisée. Dans ce reflux, la vague de fond qui se formait au lendemain de la guerre civile ramenait des profondeurs de la société russe tout le vieux fatras de la bureaucratie, de l'ordre, de l'obéissance, de la discipline. Elle s'alimentait de tous les facteurs négatifs : épuisement et faiblesse du prolétariat industriel, inculture et analphabétisme de la grande masse de la population, énormes dégâts matériels, sous-développement et misère générale. L'ampleur de cette réaction, de ce reflux, ne pouvait qu'être à la mesure de ce qu'avait été l'immense marée révolutionnaire. Mais il lui fallut des années pour submerger, d'abord inconsciemment puis délibérément et férocement, tout ce que la révolution avait bouleversé dans la société au lendemain de 1917.

Ce fut un phénomène entièrement nouveau dans l'histoire humaine. Aucun révolutionnaire n'avait jamais envisagé que la révolution triomphante dans un pays, de surcroît arriéré comme l'était la Russie, devrait rester isolée pour toute une période.

Encore en 1921, alors même qu'enfermée dans ses frontières, la Russie ouvrière se trouvait contrainte à une position défensive face à l'environnement impérialiste mondial, la politique internationaliste restait consciemment et fermement celle du parti de Lénine. C'est elle qui guida la mise en place de la Nouvelle Politique Economique, la NEP. Celle-ci se résumait à des concessions aux forces capitalistes afin de tenir sur le plan économique, dans l'attente d'un nouvel élan révolutionnaire en Europe.

De la NEP - qui remplaçait les réquisitions forcées des produits agricoles par un impôt en nature laissant la libre disposition du surplus aux paysans - le parti bolchevik attendait un résultat avant tout politique. A savoir qu'elle scelle une nouvelle fois l'alliance entre la paysannerie et la classe ouvrière. Et pour atteindre cet objectif politique, il était prêt à prendre le risque de laisser libre cours à l'activité des paysans sur leur exploitation individuelle et au développement du marché, avec pour conséquence sociale la croissance d'une petite bourgeoisie et bourgeoisie paysanne et commerçante dans le pays.

La NEP permit d'améliorer rapidement la production agricole et les conditions de vie d'une fraction de la population des campagnes, pas de la plus pauvre, mais aussi de ceux qui se servaient les premiers parce qu'ils avaient à un niveau ou à un autre, une responsabilité dans l'appareil d'État. Dans le même temps, dans l'ensemble de la société russe, la faille s' élargissait entre la population épuisée, démobilisée, et le pouvoir. A l'intérieur même de celui-ci, insensiblement, une évolution se produisait sans même que bien des compagnons de Lénine, nombre de ces militants de la première heure, de ces dirigeants de la révolution, n'aient pleinement conscience de ce qui se passait, de la profondeur du phénomène, de sa gravité. Et la classe ouvrière russe ne pouvait davantage comprendre combien le régime qui la représentait était en train de lui échapper, et ce que cela impliquait pour elle, pour la révolution russe, pour la révolution mondiale.

La montée de la bureaucratie

Insensiblement, au cours de toute cette période, marquée entre autre par la mort de Lénine le 21 janvier 1924 les dirigeants, les gestionnaires, les responsables de l'appareil d'État soviétique, se constituèrent en une véritable couche sociale de plus en plus étrangère aux masses laborieuses, même si nombre de ses éléments en étaient issus, et bientôt hostile. La constitution de cette bureaucratie étouffait, d'abord de fait, puis consciemment, tout retour à la démocratie ouvrière. Le parti lui-même changeait et Victor Serge pouvait écrire que dès 1924 il s'était transformé en un parti d'ouvriers devenus fonctionnaires. Il comptait 50 000 ouvriers et pas moins de 300 000 fonctionnaires.

Ce fut peu à peu que cette bureaucratie prit conscience de ses intérêts propres, y compris de ce qui dans ses intérêts la différenciait et l'opposait à l'ensemble de la classe ouvrière. Ce fut peu à peu aussi qu'elle se reconnut politiquement en la personne de Staline. La bureaucratie ne combattait pas mais au contraire se nourrissait du désintérêt des masses pour la vie politique et de l'abandon des soviets.

Le parti bolchevik s'appuyait sur l'initiative des masses. La bureaucratie, elle, donnait désormais des ordres, comptait sur la lassitude et la soumission, travaillait désormais à maintenir la population russe en état d'obéissance : en supprimant la liberté d'expression, en tuant la critique, en remplaçant toujours davantage l'élection des responsables par leur nomination.

Trotsky notait par la suite, parlant des succès de l'instruction élémentaire : « Des dizaines de millions de personnes ont appris à lire et à écrire. Mais ils ont en même temps perdu le droit d'exprimer à l'aide du mot imprimé leurs opinions et leurs intérêts ». En même temps que le nouveau pouvoir donnait à la population la possibilité d'apprendre, elle lui faisait perdre le droit de s'en servir, d'écrire et de lire ce qu'elle voulait, comme elle le voulait.

A partir du moment où les dirigeants en place n'avaient plus comme perspective consciente d'aider la révolution à vaincre dans d'autres pays, de poursuivre ce que la révolution russe avait commencé, ce n'était plus de l'initiative des masses dont ils avaient besoin en Russie même. Mais de leur obéissance, de leur travail et de leur soumission aux ordres. Du mépris de la classe ouvrière et des masses pauvres de Russie, la bureaucratie passait à une politique anti-ouvrière consciente.

Et la principale expression politique en aura été l'idée, annoncée par Staline pour la première fois à la fin de l'année 1924, de la possibilité de réaliser le socialisme dans un seul pays. La bureaucratie avait désormais coupé son cordon ombilical avec la révolution prolétarienne mondiale. Elle ne voulait plus l'extension de la révolution. Elle voulait la consolidation de ses privilèges en URSS.

Cette nouvelle couche privilégiée chercha dans un premier temps, dans le milieu des années vingt, des alliés du côté des paysans riches et de ce qui restait des couches relativement privilégiées des villes. Mais le renforcement rapide de la position sociale de ces couches et le risque qu'elles cherchent un lien avec le capitalisme mondial afin de liquider tout héritage de la révolution, bureaucratie comprise, avait amené Staline à un brutal et sanglant retournement. La bureaucratie déclara la guerre aux paysans riches, aux koulaks, en 1928-29, et décréta la collectivisation forcée en s'appuyant sur un prolétariat embrigadé.

Le massacre de toute la génération des révolutionnaires

Après les massacres et les déportations massives de paysans qui marquèrent ces années de la collectivisation forcée, une vague d'arrestations et d'exécutions déferla sur le pays. Elle frappa surtout les hommes et les femmes qui avaient préparé la révolution de 1917, y avaient participé, y avaient cru, y croyaient toujours. Ceux-là pensaient, parlaient, agissaient au nom de la révolution mondiale. Ils pouvaient exprimer les intérêts de la classe ouvrière russe et internationale contre cette bureaucratie totalitaire, dictatoriale, qui avait accaparé le pouvoir. Eux étaient l'incarnation vivante de la révolution avec laquelle Staline rompait, devant le monde entier, et de façon sanglante.

Après l'assassinat de Kirov en 1934, Staline entreprit l'extermination systématique de ceux qui pouvaient incarner les traditions révolutionnaires. « De l'ancienne génération, tous sans exception furent balayés de la scène » constatait Trotsky en 1938, après les procès de Moscou. Et il ajoutait : « ce que n'avaient pas pu faire les bagnes du Tsar, la déportation rigoureuse, les souffrances des années d'émigration, la guerre civile et les maladies, était accompli par Staline... Après l'ancienne génération, la meilleure partie de la suivante, c'est-à-dire celle que 1917 avait engendrée et qui s'était formée dans les vingt-quatre armées du front révolutionnaire était elle aussi anéantie. Puis ce fut le tour de la meilleure partie de la jeunesse (la génération du fils de Trotsky, Léon Sédov) qui était piétinée sans qu'il en reste trace ».

Puis la bureaucratie commença à se dévorer elle-même. La dictature sociale de la bureaucratie sur la classe ouvrière prenait la forme de la dictature personnelle de Staline qui faisait périodiquement le vide autour de lui, en massacrant ses serviteurs les plus proches.

La réaction stalinienne en URSS, expression de la réaction impérialiste mondiale

Oui, en cette fin des années trente, dans le pays de la révolution prolétarienne, il était désormais « Minuit dans le siècle » selon l'expression de Victor Serge. Mais la nuit ne s'étendait pas à la seule Russie. Et la guerre civile sourde mais intense et sanglante qui se menait en URSS, cette guerre civile qui avait porté la bureaucratie au pouvoir et conduit à la dictature personnelle de Staline, cette réaction ne s'arrêtait pas aux frontières de la Russie. Jamais d'ailleurs ce qui s'était passé en Russie n'avait été indépendant de ce qui se passait dans le reste du monde.

Partout dans le monde, ces années trente étaient des années de recul, de montée de la réaction, des années terribles. C'étaient celles de la crise, de luttes de classes féroces, de l'exacerbation des rivalités entre puissances impérialistes et de la marche vers la Seconde Guerre mondiale. Si la Russie révolutionnaire avait engendré Staline, la grande démocratie allemande, elle, avait nourri dans son sein Hitler. Sans parler des Horthy, des Pilsudski, des Mussolini, des Salazar, dictateurs déjà au pouvoir, ou de Franco, qui était en train de s'y mettre. C'étaient là les produits d'une même évolution, à l'échelle du monde, marquée par les abandons, les reculs, les défaites du prolétariat international. La bureaucratie stalinienne imposait une féroce dictature à la population d'URSS, oui. Mais en Europe et partout dans le monde, les régimes qui n'écrasaient pas, ou pas encore, les peuples sous la botte d'une dictature tout aussi féroce pouvaient se compter sur les doigts d'une seule main.

Staline et le stalinisme étaient en quelque sorte le produit de la pression extraordinaire que l'impérialisme avait exercée sur le jeune État soviétique, qu'il continuait d'exercer et qu'il exerça bientôt, directement les armes à la main.

Les bourgeoisies occidentales considéraient l'URSS stalinienne avec certes bien de la méfiance et de l'hostilité. Mais, plus instruites, dotées d'un flair de classe particulièrement aiguisé, elles avaient perçu aussi, très vite, que Staline était l'homme de la stabilisation. Et la direction stalinienne se chargeait de le démontrer dans les faits à travers la politique qu'elle faisait mener aux différents partis communistes dans les pays où le mouvement ouvrier monta à l'assaut du pouvoir ou simplement le menaça. Après l'échec tragique de la révolution chinoise de 1927, qui pouvait encore paraître comme le résultat d'erreurs politiques involontaires, ce fut par des trahisons délibérées des intérêts du prolétariat et de la révolution que Staline en asséna la démonstration : avec la politique des Fronts populaires en France et surtout en Espagne où la politique stalinienne joua ouvertement un rôle contre-révolutionnaire et contribua directement à la victoire de Franco.

Mais Staline et la bureaucratie n'en continuaient pas moins à représenter et à asseoir leur pouvoir sur un système qui devait trop au passé révolutionnaire, trop au prolétariat pour inspirer véritablement confiance à la bourgeoisie internationale. Et c'est la guerre et surtout ses lendemains qui firent de la bureaucratie l'alliée, ouvertement proclamée, de la bourgeoisie contre la classe ouvrière, et de Staline, un partenaire des grands du monde impérialiste.

L'URSS stalinienne, en guerre comme une grande puissance nationale

En mai 1943, alors que les soldats soviétiques venaient d'infliger à Hitler la sévère et décisive défaite de Stalingrad, Staline dissolvait spectaculairement le Komintern. L'Internationale Communiste n'était plus, depuis longtemps, une organisation révolutionnaire, mais une agence diplomatique de la bureaucratie. Mais Staline jetait même l'emballage, au moment même où l'Internationale - le chant cette fois - cessait d'être l'hymne de l'Union soviétique.

Dissoudre l'Internationale Communiste, c'était une façon de signifier aux travailleurs du monde entier, et aux partis communistes, que la classe ouvrière n'avait plus d'intérêts généraux de classe à défendre ; que chaque classe ouvrière, que chaque parti communiste, dans son pays, devait se mettre au service de la bourgeoisie, du moins de sa fraction dite « antifasciste ».

A la faveur de la guerre, et pour la première fois de façon spectaculaire, l'URSS stalinienne allait s'imposer comme une grande puissance nationale, avec une politique nationale, une armée nationale formée de soldats dressés à la haine nationale contre les soldats du camp adverse. Et comme ce camp adverse était un des deux camps impérialistes hostiles, l'URSS allait donc servir l'autre camp. De tout son poids militaire. Mais surtout de tout son poids politique, qui était énorme dans le mouvement ouvrier mondial.

Si Thorez allait bientôt dire aux travailleurs français « A chacun son boche », il n'allait pas innover. Il allait obéir à Staline qui avait déjà proposé la formule aux soldats russes. Et volontairement, consciemment, pour tuer toute possibilité révolutionnaire à l'occasion de cette guerre mondiale.

Lénine, avant la révolution de 1917, pendant la révolution et après, se sentait comptable devant les travailleurs allemands. Parce qu'il était internationaliste. Parce que la classe ouvrière était sa classe et parce qu'il se posait le problème d'une politique pour tous les travailleurs du monde, une seule et même politique.

Staline en cela aussi était l'antithèse de Lénine. Les travailleurs allemands ne comptaient pas pour lui, n'existaient pas. Il n'allait mettre à son compte et à sa gloire que les cadavres des soldats allemands.

Certes, on ne pouvait pas attendre de Staline qu'il mène une politique révolutionnaire. On ne pouvait pas attendre de la bureaucratie stalinienne, qui avait exprimé et imposé la réaction en URSS, après le recul de la révolution mondiale ; qui avait déjà joué un rôle contre-révolutionnaire en Allemagne, en Espagne et en France, qu'elle brandisse le drapeau et le programme de l'internationalisme. Evidemment non.

Mais l'histoire n'est pas écrite d'avance. Et on ne pouvait pas savoir jusqu'où irait l'entreprise de démolition de Staline et Cie, ni comment.

L'impérialisme non plus ne le savait pas. C'était bien son problème, car il craignait l'URSS, même celle de Staline.

Il avait des raisons de s'interroger sur la façon dont se situerait la bureaucratie soviétique dans cette guerre qui allait mettre en mouvement des millions de gens. Quelle serait sa politique si une nouvelle vague révolutionnaire arrivait ? Et l'impérialisme ne pouvait pas savoir, au-delà de la personne de Staline et de sa politique, ce qui restait encore dans le coeur et la conscience des masses populaires, de cette révolution qui n'était pas si vieille.

La guerre, ses énormes secousses, donnaient l'occasion d'une redistribution générale des cartes. Les contradictions inter-impérialistes poussées au paroxysme, la déstabilisation du monde jusqu'au combat généralisé, les mobilisations et les massacres comme jamais le monde n'en avait vus, pouvaient offrir des possibilités de révoltes et de révolutions.

L'URSS menacée d'anéantissement par l'impérialisme allemand

En signant le pacte d'alliance germano-soviétique en août 1939, la bureaucratie avait repoussé les échéances. Mais elles étaient inévitables. Si la tactique de Hitler prenait quelques détours, le cheminement de sa pensée était rectiligne, comme dit un historien.

En juillet 1940, Hitler demanda à ses spécialistes militaires de préparer l'attaque contre l'URSS. Elle était fixée au printemps 1941, une gigantesque action baptisée « Barbarossa ». L'essentiel des efforts militaires allemands lui étaient alors consacrés.

Pendant ce temps, les relations diplomatiques entre l'URSS et l'Allemagne allaient leur bonhomme de chemin. Molotov vint à Berlin en novembre 1940, au moment où Hitler préparait son offensive. Mais tout se passa comme si les dirigeants russes n'étaient pas au courant des mouvements et concentrations de troupes à leurs frontières, ou ne voulaient pas l'être.

Trotsky n'avait pas tort de souligner qu'au faîte de sa puissance, le dictateur Staline était l'homme le plus isolé, le moins informé, de son pays. Ainsi le voulait la logique du système, du culte dément de la personnalité. Staline avait toujours raison. Il avait décrété avoir trouvé en Hitler un ami pour la vie. Personne n'osait le contredire ! Une multitude d'informations lui indiquaient que Hitler mobilisait contre l'URSS. Mais il ne voulait pas y croire. Ou plus probablement, le chef du Kremlin, converti à la seule diplomatie en matière de politique internationale, habitué à compter sur la parole des gouvernants impérialistes plutôt que sur l'appui des masses ouvrières, était-il déboussolé par la nouvelle situation.

Alors l'invasion allemande fut la surprise totale. Le 22 juin 1941, elle stupéfia l'URSS entière. Elle paralysa Staline qui se serait enfermé trois jours au Kremlin.

Le pacte germano-soviétique avait surtout servi à supprimer un obstacle - la Pologne - entre l'Allemagne nazie et l'URSS. Les deux puissances profondément antagonistes n'étaient plus séparées que par une frontière. Et après avoir mené la guerre à l'Ouest, avec la bienveillante neutralité de Staline, Hitler passait au gros morceau, cette Union des Républiques Socialistes et Soviétiques qu'il voulait anéantir, rayer de la carte de l'Europe.

Hitler avait explicitement donné pour directive à ses troupes de combattre avec « un manque total de pitié » à l'égard des populations.

Dans les hautes sphères du nazisme, certains auraient proposé de déclarer la guerre au communisme, et non au peuple russe ; d'essayer de susciter des révoltes, de s'appuyer sur les nationalités opprimées. Le nazisme aurait pu diviser, ainsi, pour mieux régner.

Mais si Hitler choisit de s'en prendre aux Russes, parce qu'ils étaient russes, c'était pour les amener à réagir comme tels, pour leur interdire ou leur rendre difficile de riposter en communistes, c'est-à-dire en hommes faisant la différence entre un ouvrier allemand et un nazi ou du moins proposant une politique qui permette de faire la différence ; une politique capable de faire tomber les uniformes.

Hitler voulait surtout empêcher cela. La préservation des intérêts impérialistes, d'intérêts de classe, exigeait qu'il accule les travailleurs au nationalisme, ceux d'URSS comme ceux d'Allemagne.

Le 22 juin 194 1, les armées allemandes enfonçaient donc le front russe, au nord vers Léningrad, au centre vers Moscou, au sud vers Kiev et Odessa. Au total, 4 000 chars, 3 000 avions (les deux tiers des forces aériennes allemandes), lancés sur un front de 2 000 à 3 000 kilomètres. Le rapport des effectifs mobilisés était de 4 ou 5 du côté allemand, contre 1 du côté russe. L'armée allemande était d'une supériorité énorme en matériel et surtout en expérience.

Alors la situation était critique pour Staline, et pour l'URSS.

Hitler était sûr - ou presque - de ses troupes, recrutées pourtant aussi au sein de ce prolétariat allemand qui, vingt ans auparavant, était le plus conscient et le plus combatif. La politique criminelle dictée par l'Internationale Communiste au Parti Communiste Allemand avait permis au fascisme de l'écraser, de l'atomiser.

Face au danger impérialiste, le défaitisme stalinien

La politique stalinienne avait sapé les bases du régime à l'échelle internationale, ou du moins lui avait porté des coups très durs. Elle avait surtout décapité politiquement le mouvement ouvrier communiste. Il existait toujours. Des millions d'ouvriers se disaient communistes dans le monde, des millions dont le coeur battait pour l'URSS. Mais ce mouvement n'avait pas de tête. Il était privé d'une direction révolutionnaire. Sa direction stalinienne l'avait déjà mené à des catastrophes : à la victoire de Hitler en Allemagne, de Franco en Espagne, de Blum puis de Pétain en France.

La politique de la bureaucratie stalinienne avait privé l'URSS du seul soutien extérieur qu'elle pouvait attendre, celui des masses ouvrières.

Mais à l'intérieur du pays lui-même, la politique de Staline avait affaibli l'URSS.

La bureaucratie avait perdu tout crédit auprès de la paysannerie qu'elle avait dévalisée par la collectivisation sauvage. Si ce n'est auprès d'une petite aristocratie ouvrière et kolkhozienne stakhanoviste, largement rétribuée en argent et en privilèges, la bureaucratie n'avait plus grand crédit non plus dans la classe ouvrière, car elle empochait plus que sa part des fruits de l'industrialisation à marche forcée. Et plus le régime perdait de crédit, plus il utilisait l'arme de la répression.

Ainsi, dans ces années de l'immédiat avant-guerre, toute la société, disait Trotsky, vivait sous le régime du bataillon disciplinaire. Alors que l'économie, la culture, l'armée, toute la société avait besoin de créateurs, d'initiateurs, de constructeurs, le Kremlin, lui, ne s'accommodait que d'exécutants fidèles, d'agents serviles, de gens de basse catégorie. Staline avait privé l'URSS des compétences dont elle avait désespérément besoin pour se défendre contre l'impérialisme. Et dans cette période où la guerre contre l'URSS se préparait, c'était particulièrement dramatique dans le domaine militaire.

En septembre 1938, Trotsky écrivait en évoquant les purges dans l'armée et les exécutions d'officiers : « Au cours des quinze derniers mois, l'Armée rouge a été privée de presque tous ses cadres de commandement (...) les forces années d' URSS ont été décapitées. La bureaucratie et le corps des officiers s'affrontent dans un lent duel où seul le Kremlin a le droit de tirer ».

Ainsi, dans les années 1937-1938, tandis que l'impérialisme se préparait non seulement au repartage du monde mais aussi à la reconquête de l'URSS, Staline, lui, préparait en quelque sorte la défaite militaire.

La guerre en URSS

Le 22 juin 1941, l'heure de la reconquête était arrivée. Devant l'avance foudroyante des troupes allemandes, en quelques mois aux portes de Léningrad, la population était désemparée, démunie.

Cela dit, la guerre contre la Russie ne fut pas la « Blitzkrieg » dont rêvait Hitler. L'automne boueux puis l'hiver glacé, la résistance acharnée de l'Armée rouge mais aussi de la population de Moscou et de Léningrad bloquèrent les troupes allemandes aux portes des deux capitales de la Russie. Et dès l'hiver 1941, le front s'étalait sur 3 000 puis sur 4 000 kilomètres, en 1942-1943.

Respectant les consignes hitlériennes, les années allemandes ne faisaient pas de quartier.

Malgré l'impréparation, la désorganisation, la panique et la débandade des premiers mois, la population soviétique - toutes nationalités confondues car Hitler ne faisait pas de différence - consentit des sacrifices incalculables. Elle résista suffisamment pour que le gouvernement ait le temps de réorganiser son armée, son industrie d'armement à l'arrière.

L'effort demandé aux populations civiles pour remettre sur pied une industrie de guerre à partir de l'automne 1941 fut lui aussi considérable. La zone occupée par l'armée allemande produisait à la veille de la guerre 63 % du charbon, 68 % de la fonte, 58 % de l'acier, 38 % du blé, 84 % du sucre... de toute l'URSS.

Dès l'été 1941, on avait en hâte commencé à déménager les usines de Moscou et de Léningrad pour les réinstaller au-delà de l'Oural. De juillet à novembre 1941 on avait déplacé 450 entreprises dans l'Oural, 210 en Sibérie, 250 en Asie centrale, et transporté pour y travailler 10 millions de personnes installées dans des baraquements de fortune. L'année suivante, en février 1942, toute la population urbaine en âge de travailler était mobilisée de 16 à 55 ans : les femmes constituèrent plus de la moitié de la main-d'oeuvre, travaillant dans la métallurgie et dans les mines que l'on venait d'ouvrir dans l'est soviétique. C'est à ce prix que fut recréée une nouvelle industrie, et qu'en 1943 l'URSS était en mesure de sortir une production de guerre supérieure à la production allemand e, en quantité, et en qualité aussi pour certains modèles.

Le siège de Léningrad, ancienne capitale de la Révolution, commença dès l'été 1941. Le commandement allemand ne cachait pas qu'il menait contre la ville une guerre d'extermination. Et toute la population se mobilisa pour sa survie. 625 kilomètres de tranchées et de fossés anti-chars furent creusés par les habitants eux-mêmes. Le blocus quasi-total et la famine dans cette ville qui comptait 2 500 000 habitants fît officiellement 630 000 morts pendant l'hiver 1941-42.

Du côté de Moscou, l'approche des troupes allemandes avait fait fuir vers l'est à la mi-octobre 1941 « les officiels de tous échelons, membres ou non du Parti... munis d'un laissez-passer régulier ou qu'ils s'étaient débrouillés pour obtenir » écrit Alexander Werth dans son histoire de l'URSS en guerre. Mais le gouvernement avait cependant décidé de rester. Ce geste de fermeté avait été le premier de Staline, après la débandade de l'été.

Le nationalisme grand-russe de Staline : une politique contre la classe ouvrière internationale

Les ouvrages d'histoire, la version officielle de la « grande guerre patriotique » éditée en URSS, comme les ouvrages occidentaux, présentent la victoire de Stalingrad non seulement comme la plus décisive de la Seconde Guerre mondiale, celle qui en a marqué le tournant - ce qui est vrai, le succès de l'URSS a marqué l'histoire mondiale - mais aussi comme la victoire du régime de Staline, de son économie, de son armée.

Un grand et superbe sursaut national aurait donc saisi tous les peuples de l'URSS, derrière leur « père » Staline.

Cette épopée, lyrique mais simpliste, ne fait pas grand cas des problèmes posés alors à la bureaucratie stalinienne, ni de l'importance pour les destinées de l'URSS et du monde du tournant plus nationaliste que jamais adopté alors par Staline. Personne ne discute, et encore moins ne conteste - mais qui pourrait le faire sinon des révolutionnaires ? - le patriotisme stalinien. Ce fut pourtant une politique et pas la simple expression d'on ne sait trop quelle « mystique de la patrie en danger ».

Les révolutionnaires prolétariens, communistes, ont toujours cherché à distinguer le patriotisme du petit paysan par exemple, qui défend sa terre et sa maison contre une armée d'occupation, du patriotisme professé par la bourgeoisie quand elle recrute de la chair à canon pour les seuls intérêts de ses industriels et banquiers. Nous savons mal ce qu'était le « patriotisme » de l'ouvrier ou du paysan soviétique, pendant la guerre. Il n'y avait probablement pas « un » patriotisme, d'ailleurs, mais une multitude de sentiments divers, selon la situation sociale, les idées politiques, les sentiments à l'égard des gouvernants et le moment de la guerre aussi.

Il y avait probablement en URSS, à l'époque, un patriotisme de l'ouvrier dont la mémoire était encore marquée par le passé révolutionnaire et qui sentait bien que le nationalisme anti-russe de Hitler ou son pendant, le nationalisme anti-allemand de Staline, étaient tous deux des pièges pour la classe ouvrière.

Le vrai problème n'était cependant pas ce qui était dans les têtes et les coeurs, mais quelle politique pouvait être proposée pour le prolétariat, quelle politique pouvait être la sienne.

Avant Stalingrad, avant le retournement de la situation militaire, la bureaucratie soviétique connut une période difficile. Ou du moins délicate. Le pouvoir bureaucratique fut contesté.

Des bouches s'ouvraient pour discuter les purges et la répression ; pour contester le fonctionnement de l'État.

Les conditions de la guerre étaient exceptionnelles. La concentration de tous les efforts pour la victoire encourageait, autorisait et certainement nécessitait une certaine vérité. Le risque de mourir sous les bombes diminuait celui de mourir dans les camps, pour avoir trop parlé.

Et puis le régime lui-même était obligé de revenir en arrière sur certaines choses, faire sortir par exemple certains détenus des camps.

« Elle nous en apprend des choses, la guerre » ... dit un personnage du romancier soviétique contestataire Vassili Grossman, dans son roman « Vie et Destin » , « le général Rokossovski, les généraux Gorbatov, Poultous, Belov, tous ils ont fait du camp. Ça n'a pas empêché le camarade Staline de juger qu'il pouvait leur confier des postes de commandement. Le camarade chez qui je suis allé aujourd'hui m'a raconté comment Rokossovski est passé directement du camp au poste de général. Il était dans son baraquement, en train de faite sa lessive, et on vient le chercher : en vitesse ! Bon, qu'il se dit, on ne m'aura même pas laissé le temps de finir de laver mes chaussettes... » Un certain nombre de détenus en effet, des militaires souvent, qui avaient la veille eu droit à des interrogatoires poussés, se retrouvaient le lendemain à des postes de commandement.

Mais Staline réussit à reprendre en mains la situation, à usurper en quelque sorte à son profit les sacrifices, l'héroïsme de la population. Et à les usurper de la pire façon qui soit - mais le personnage n'en autorisait pas d'autre - pour une politique nationaliste, un chauvinisme grand-russe digne des tsars, qui bien au-delà des frontières de l'URSS allait avoir des répercussions. La politique ultra-nationaliste, Staline ne la menait pas en URSS et pour l'URSS seulement : c'était une politique contre le prolétariat mondial, une politique destinée à ruiner toute chance de révolution.

Staline s'appuyait certes sur un vieux fatras de préjugés racistes et xénophobes. Les quelques années révolutionnaires n'avaient pas pu les extirper, et dans sa période montante, la bureaucratie stalinienne, déjà, avait remis le nationalisme à l'honneur.

En 1938, à la veille de la guerre, Trotsky qui dénonçait « les fumées des haines nationales et des persécutions raciales qui constituent actuellement l'atmosphère de notre planète », dénonçait aussi combien l'URSS déjà stalinienne en était gangrenée. Il dénonçait la célébration officielle du nationalisme en URSS dans les meetings, la presse, les écoles. Il ne s'agissait pas, disait-il, d'un « patriotisme socialiste », d'une défense des conquêtes d'Octobre contre l'impérialisme. Non. La bureaucratie renouait consciemment avec les traditions patriotiques de la vieille Russie ; elle créait, ou revivifiait, « les valeurs nationales, au-dessus des classes, pour mieux discipliner les travailleurs et les soumettre à l'avide canaille bureaucratique », disait-il.

En 1941, avec l'invasion de l'URSS par Hitler, le nationalisme stalinien s'exacerbe.

« La guerre que vous faites, déclarait Staline à l'automne 1941 à des militaires, est une guerre de libération, une guerre juste. Une guerre où peuvent vous inspirer les figures héroïques de nos grands ancêtres Alexandre Nevski, Dimitri Donskoï, Alexandre Souvorov et Mikhaïl Koutouzov ! Que flottent sur vous les étendards victorieux du grand Lénine ! Mort aux envahisseurs allemands ! ».

Et en écho, car il fut toujours l'écho de son maître, l'écrivain officiel Ehrenbourg écrivait : « Les Allemands ne sont pas des hommes. Maintenant le mot Allemand est devenu le plus affreux du monde. Ne parlons pas, ne nous indignons pas. Tuons.. Rien n'est plus délicieux qu'un cadavre allemand ».

La « Sainte Russie » d'Alexandre Nevski qui avait mis en 1242 en déroute les chevaliers teutoniques ; la Sainte-Russie de Dimitri Donskoï qui avait vaincu les Tartares en 1380... jusqu'à celle des généraux Souvorov et Koutouzov qui avaient vaincu Napoléon était ressuscitée. Et Lénine n'était plus que le dernier de ces héros de l'éternelle Russie qui criait « mort aux Allemands ! ».

Cinéastes, poètes, compositeurs, allaient être désormais mobilisés pour chanter ce thème éternel de la Patrie, ressusciter ce vieux démon du nationalisme que les atrocités commises par l'armée allemande ne cessaient d'autre part d'alimenter.

Toutes les forces réactionnaires, tous les préjugés rétrogrades encore survivants de l'ancienne Russie, Staline allait chercher à les ressusciter. L'Eglise elle-même fut appelée à la rescousse. En août 1942, on publiait à 50 000 exemplaires un ouvrage intitulé La vérité sur la religion en Russie écrit par le patriarche orthodoxe de Moscou. Le processus était en marche pour regrouper derrière le patriarche toutes les églises orthodoxes de Russie. En septembre 1943, un concordat était signé - les prêtres avaient été tirés du lit pour cela, car c'est toujours de nuit que Staline travaillait - un concordat scellant l'alliance du régime avec l'église orthodoxe réunifiée. Les églises furent réouvertes et on établit une norme - bureaucratie oblige - d'églises nécessaires : une pour 50 000 habitants ! Les popes allaient pouvoir prêcher la défense de la Sainte Russie, alors que de son côté le poète Simonov allait chanter « la patrie... routes de campagne tracées par les ancêtres, avec les croix de bois sur les tombes des Russes ».

Dans l'armée, le corps des officiers allait être mis à l'honneur, la hiérarchie, la discipline classique de toute l'armée renforcée.

En 1943, pour faire des officiers une véritable caste de père en fils, fut décidée également la création de neuf écoles destinées aux fils d'officiers, appelées « écoles Souvorov » du nom de l'ancien général russe des guerres contre Napoléon, que le directeur d'une de ses écoles décrivait ainsi dans l'Étoile rouge du 25 août 1943 :

« Les écoles militaires Souvorov sont instituées sur le modèle des anciennes écoles de Cadets... le jeune homme deviendra un officier soviétique de valeur.. A la fin de ses études, le jeune officier soviétique doit être un modèle de patriotisme... Sur plusieurs détails du règlement nous consulterons de vieux officiers qui ont été formés dans les anciennes écoles de Cadets. »

Et les futurs officiers, outre l'art militaire, apprenaient dans ces écoles l'art des bonnes manières, les bals cérémonieux. Un luxe déplacé au milieu de la rigueur de la guerre, mais qui contribuait à faire des officiers une caste de privilégiés coupés de leurs hommes, et à leur offrir la satisfaction de se retrouver sur le même plan enfin que leurs semblables des pays impérialistes.

La débauche d'uniformes et d'épaulettes dorées ne laissait pas non plus insensible Staline lui-même, qui s'était attribué le grade de Maréchal depuis février 1943 et qui arborait avec plaisir le plus bel uniforme de la nouvelle armée.

Le chauvinisme stalinien était l'antidote d'une politique de classe, d'une politique révolutionnaire qui aurait pu renaître, en URSS, à ce moment crucial de l'histoire. Mais Staline savait ce qu'il faisait en liquidant, quelques années auparavant, toute une génération de révolutionnaires. Et la victoire de Stalingrad, qui n'était pourtant pas celle de Staline, allait conférer à l'homme et à sa politique l'auréole et la légitimité de la victoire.

Staline, usurpateur de la victoire, au profit de l'impérialisme mondial

On demande rarement des comptes aux vainqueurs. On ne les juge pas ! Et on ne jugea pas Staline, du moins les voix qui le jugèrent furent étouffées.

Dictateur désormais incontesté, engoncé dans son uniforme flambant neuf de maréchal, Staline avait désormais son nom dans tous les discours officiels, dans tous les journaux. Il était l'organisateur de la victoire et de la grandeur de la Russie, le véritable génie militaire !

Et Staline, « le plus grand génie de tous les temps », « le père des peuples », allait enfin s'asseoir à la table des grands de ce monde.

Staline voulait vaincre, et il avait vaincu. Mais la bureaucratie stalinienne ne voulait pas vaincre n'importe comment.

Ce que la bourgeoisie impérialiste craignait, avant la guerre, c'était que Staline et sa clique dans le mouvement stalinien international, même involontairement, même par inadvertance, hasard ou maladresse, ne réveillent le spectre de la révolution prolétarienne.

Staline fit tout pour qu'il n'en soit pas ainsi, et finalement, sa politique fut le complément des bombardements des alliés sur Dresde ou de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki.

Tandis que l'impérialisme cherchait à disperser les populations ouvrières des villes, à les dissuader de se rebeller, à disloquer les concentrations ouvrières qui leur en auraient donné les moyens, la bureaucratie stalinienne agissait de son côté, dans le même sens, avec ses propres méthodes. Staline fit en sorte que pas un ouvrier allemand ne puisse voir en l'armée soviétique une armée libératrice, que pas un seul ne puisse se dire qu'il valait mieux le régime soviétique que celui de Hitler. Pour cela, il dressa au chauvinisme la population russe ; il lui intima la vengeance aveugle, dans les régions peu à peu libérées. Il dressa les soldats de l'Armée rouge aux mêmes méthodes qu'Hitler avait inculquées à ses soldats, aux mêmes massacres aveugles, aux mêmes pillages, aux mêmes viols.

Les crimes des armées hitlériennes avaient donné soif de vengeance, c'est sûr. Mais Staline misa là-dessus. Et le drame fut qu'entre les crimes atroces du régime fasciste, et les crimes tout aussi atroces d'un régime qui se disait communiste, il n'était pas possible aux ouvriers de s'y retrouver.

Le chauvinisme stalinien, ce chauvinisme anti-ouvrier, explique que les armées rouges - contrairement à ce qui aurait pu se passer à la fin de la guerre - n'aient pas été accueillies en « libératrices » en Allemagne qui avait vécu sous la botte nazie. Et même dans les autres pays d'Europe de l'Est dominés avant par l'Allemagne, les uns en qualité d'alliés forcés, les autres en pays vaincus, ce n'est pas sans appréhension que la population, même ouvrière, considéra l'approche de l'armée soviétique.

Staline et la bureaucratie du Kremlin cherchèrent surtout à libérer les territoires européens de toute effervescence révolutionnaire, de toute velléité de révolte. Il fallait stabiliser, et pour cela terroriser, tuer jusqu'aux espoirs que l'Armée rouge pourrait faire naître, même malgré elle. Et elle en fit naître quelques-uns, vite déçus.

Staline fit donc oeuvre de gendarme, contre la classe ouvrière, contre les peuples.

Les impérialistes alliés auraient peut-être préféré que la puissance militaire et les succès de l'Armée rouge ne mettent pas la bureaucratie soviétique en situation d'occuper et de contrôler une immense partie de l'Europe orientale. Mais ils n'avaient pas eu le choix. Et à tout prendre, ils pouvaient s'accommoder du rôle joué par Staline. La bureaucratie russe, finalement, leur rendait un fier service même si elle s'aidait d'abord elle-même.

Les centaines de milliers de partisans soviétiques que Staline lui-même avait appelés à combattre sur les arrières de l'armée allemande furent d'emblée jugés suspects. La plupart de ces armées de partisans avaient été organisées par le NKVD lui-même. Mais il s'agissait de combattants mal contrôlés, dont les plus vieux s'étaient parfois crus revenus au temps de la guerre civile et de la lutte pour le communisme. Dès qu'une région était libérée, les troupes de partisans devaient s'intégrer obligatoirement et immédiatement à l'année régulière.

Les minorités nationales furent aussi inquiétées. Les nationalités suspectées de tendances autonomistes fuient accusées en bloc de crime collectif, de « connivence avec l'ennemi ». Ce fut le cas non seulement des Allemands de la Volga qui, au nombre de 380 000, furent déportés en Asie Centrale ou en Sibérie, mais aussi de plus de 200 000 Tatars de Crimée, de 400 000 Tchétchènes, de 90 000 Ingouches, 75 000 Karatchaïs, 42 000 Balkars. Tous prirent le chemin de la Sibérie ou de l'Asie, alors que le gouvernement décrétait la suppression des territoires autonomes des Tchétchènes, Ingouches et Tatars.

L'alliance entre les deux blocs pendant et juste après la guerre fut bien autre chose que ces déclarations, sourires ou toasts hypocrites échangés lors de telle ou telle conférence. Téhéran, Yalta, Potsdam furent des phrases auxquelles ni les uns ni les autres ne croyaient. La vraie alliance fut scellée sur le terrain. Par la complicité de ces « grands » - et Staline avait accédé à ce rang - , chacun dans sa zone, dans l'art de réprimer, de contrôler, de mettre au pas et conjurer la crainte commune que leur inspiraient les classes ouvrières et les peuples.

L'URSS après guerre : de la dure reconstruction au « dégel »

L'URSS est sortie de la guerre à la fois meurtrie, exsangue et grandie. Une immense partie de l'Europe était désormais zone d'occupation soviétique. Avec ce glacis qui allait, en 1947-48, former avec l'URSS un monde à part, le « bloc soviétique », séparé de l'autre bloc par une frontière de miradors, barbelés et champs de mines, la zone d'influence soviétique s'étendait sur 23 400 000 kilomètres carrés où vivaient 360 millions de personnes.

Mais, cette position nouvelle, l'URSS l'avait payée très cher. En URSS même, la guerre avait fait vingt millions de morts, civils ou militaires. La partie occidentale de l'URSS, celle où s'étaient déroulés les combats, était dévastée. Selon les sources officielles, près de 2 000 villes et bourgs avaient été totalement ou partiellement détruits ; 70 000 villages, 32 000 entreprises industrielles. Et 35 millions de personnes se retrouvaient privées de toit.

Alors commença la période de la reconstruction, une des périodes les plus dures que l'URSS ait connue, avec celle des années 1930 à 1940, qui avait été celle du massacre de la génération révolutionnaire.

A nouveau, l'URSS allait connaître, de 1945 à 1953 - date de la mort de Staline - , les massacres, le travail servile, les oppressions.

Et, encore une fois, la dureté de la période exprimait le fait que l'URSS, malgré sa place à part dans le monde, ne pouvait échapper aux pressions du monde impérialiste.

L'URSS n'était pas isolée et ne pouvait pas l'être. Elle avait payé à sa façon la crise de l'avant-guerre. Elle avait payé la guerre, et elle allait payer désormais l'après-guerre.

La population allait avoir à fournir un énorme effort pour la reconstruction économique et à souffrir d'un extrême durcissement du régime. Un durcissement pour imposer les sacrifices, un durcissement aussi de l'impérialisme américain à l'égard de l'URSS parce que l'antagonisme profond entre les deux blocs réapparaissait, la « guerre froide » arrivait.

Cette période de la reconstruction fut dure, d'ailleurs, pour toutes les classes ouvrières européennes. Pour la classe ouvrière française, pour les classes ouvrières italienne et allemande, surtout. Et la classe ouvrière russe n'y échappa pas.

La guerre à peine terminée, Staline allait envoyer à nouveau dans ses prisons et ses camps des centaines de milliers de gens. En 1953, dix à vingt millions de personnes environ les peuplaient. Des intellectuels, mais pas seulement - des bureaucrates aussi, petits ou grands ; des ex-prisonniers qui avaient commis le crime de connaître l'Occident (c'est-à-dire les camps nazis !) ; des prisonniers allemands, des Baltes, des Ukrainiens... De telle sorte qu'à la veille de la mort de Staline, le pays semblait étouffer de cette atmosphère de condamnations, de suspicion, de dénonciation. Etouffer à en exploser, et une certaine explosion eut lieu.

En attendant, la bureaucratie transformait les fruits de la dictature en un puissant levier économique : des millions de déportés devinrent main d'oeuvre servile, utilisée à développer l'économie dans les régions ou les secteurs les plus divers : dans les mines d'or de la Kolyma, où l'on travaillait à - 60 degrés, et dont on ne revenait pas ; dans les camps d'abattage de bois, dans les mines, à la construction de chemins de fer et de routes. Ainsi, par le travail des détenus, furent construites les gigantesques centrales électriques sur les ruines de Stalingrad, ou le gratte-ciel de l'université de Moscou qui domine toute la ville.

A vrai dire, à cette époque, la Russie toute entière fut un vaste camp de travail. Mais comme, d'une autre façon, l'Allemagne d'après-guerre le fut aussi. L'URSS ne connut pas à proprement parler de « miracle économique », mais dès 1948, la production industrielle atteignait le niveau d'avant-guerre ; et en 1952, il était doublé.

La période de l'après-guerre fut aussi celle de la dictature sous ses aspects les plus déments dans la vie quotidienne, la morale, l'art, la littérature et les sciences.

C'est l'époque où Lyssenko, biologiste ou prétendu tel, qui niait les lois de la génétique, régenta les sciences naturelles en URSS et en retarda le développement pour plusieurs années.

C'est l'époque où Jdanov, ministre de la police culturelle, régenta les arts et la littérature et où le « réalisme socialiste » donna ses plus belles oeuvres, où les romans avaient pour titre « Ceux des hauts-fourneaux », « Les sentiers du plan quinquennal ».

Les pays de l'Europe de l'Est, passés sous le contrôle de l'URSS au lendemain de la guerre, subirent eux aussi le durcissement. La guerre froide trouva son expression dans l'évolution qu'ils connurent de 1947 à 1953.

Les États reconstruits dans l'immédiat après-guerre devaient être des États à régime parlementaire, du moins autant que le monde impérialiste autorise les pays pauvres à s'en donner. En accord avec l'impérialisme américain, la bureaucratie soviétique contribua à remettre au pouvoir des équipes d'hommes politiques « classiques », toutes tendances confondues, généralement. Au départ, le contrôle de l'URSS sur ces États se manifestait surtout par la présence des troupes d'occupation.

Mais la tension renaissante entre les deux camps conduisit Staline comme parallèlement les dirigeants de l'impérialisme américain dans leur propre zone, à s'immiscer plus directement et plus profondément dans les affaires intérieures de ces pays, à en modifier l'économie, à en changer les hommes politiques, éliminant ceux qui étaient hostiles à l'URSS, et hissant au pouvoir ceux qui lui étaient, pour un temps du moins, plus dévoués. Et peu à peu, le glacis se constitua ; le rideau de fer tomba.

L'histoire des démocraties populaires, puisque ces États furent baptisés ainsi en 1947-1948, est une autre histoire. Mais elle concerne l'URSS, elle allait avoir à y jouer un rôle de gendarme ; elle allait avoir à y réprimer pour la première fois directement, des révoltes ou insurrections de la classe ouvrière, ou des mouvements populaires en faveur des libertés démocratiques.

La prétendue « destalinisation »

La mort de Staline, le 5 mars 1953, devait enfin desserrer l'étau. La mort de celui qui gouvernait l'URSS depuis trente ans ; et qui la gouvernait d'une façon des plus tyranniques, des plus odieuses qu'on ait jamais vues, était évidemment, en soi, un événement. Et qui plus est, il survenait dans un contexte qui le faisait plus spectaculaire encore.

Dans le monde impérialiste, comme en URSS, comme dans les Démocraties Populaires, les populations commençaient à se remettre de la guerre, à vivre un peu mieux ; à ne plus connaître les tickets de rationnement, la faim, les privations vraiment dures. L'aspiration à vivre mieux s'accompagnait, en URSS et en Europe de l'Est, de l'envie de jouir aussi d'une certaine liberté. Ceux qui nourrissaient les plus fortes aspirations en ce sens étaient probablement ceux dont le sort était le plus enviable : ouvriers aux meilleurs salaires, intellectuels, scientifiques, nouvelles classes moyennes qui croissaient numériquement avec la réapparition d'une certaine prospérité. Il y avait en URSS des gens qui gagnaient davantage que d'autres, l'équivalent en quelque sorte de notre petite-bourgeoisie. Et cette couche sociale prenait corps, s'affirmait, y compris avec l'aspiration de vivre à l'occidentale, avec la liberté occidentale, ou du moins ce qu'ils en rêvaient, n'ayant d'yeux que pour les petits îlots de relative démocratie que l'Occident connaît.

La mort de Staline fut en quelque sorte le catalyseur de ces aspirations à un changement. Elles prirent des formes variées. Dans les pays d'Europe de l'Est, ce furent les révoltes ouvrières de Berlin-Est, l'insurrection ouvrière hongroise, le « printemps » polonais. En URSS, ce fut la période dite du « dégel » ou encore de la prétendue « déstalinisation ».

En fait, celui qui allait succéder à Staline, après quelques années de direction politique qui se disait « collégiale » - parce qu'aucun de la demi-douzaine de prétendants au trône ne savait comment s'imposer contre les autres - , Khrouchtchev, donc, le fit en se servant de ces aspirations à davantage de liberté.

En 1956, éclatait la bombe du XXe Congrès du Parti Communiste d'Union Soviétique. Dans un « rapport secret » dont le contenu filtra dans la presse occidentale, Khrouchtchev engageait le combat, posthume, contre Staline.

Il dénonçait la brutalité de Staline, ses abus de pouvoir, son intolérance, ses méthodes de destructions physiques des opposants « non seulement contre des véritables ennemis, mais aussi contre des personnes qui n'avaient commis aucun crime contre le parti et le gouvernement ». Il l'accusait de n'avoir pas tenu de congrès régulier, d'avoir gouverné seul. Il rappelait que sur 139 membres du Comité Central élu par le XVIIe Congrès, 70 % avaient été arrêtés et fusillés. Staline était aussi accusé d'avoir permis les tortures, d'être responsable de l'effondrement de l'URSS face à l'Allemagne au début de la guerre ; d'avoir déporté des peuples entiers...

Ce réquisitoire ne remettait pas en cause le régime. Il ne remettait pas en cause la dictature de la bureaucratie. Il ne remettait pas en cause la politique de Staline jusqu'en 1934, en particulier la liquidation des révolutionnaires. Il mettait seulement en cause les prétendues déviations que cette politique avait subies du fait du « culte de la personnalité ».

Alors, on déboulonna Staline, au propre et au figuré. Mais le stalinisme demeura, tout juste un peu moins dur.

Ce fut l'époque où furent autorisés des ouvrages critiques sur la société, le passé stalinien, en particulier les camps et les purges. Ce fut l'époque d'une certaine liberté étroitement surveillée. Les romans Une journée d'Ivan Denissovitch de Soljenitsyne, L'homme ne vit pas seulement de pain de Doudintsev, eurent un grand succès. Pendant quelques années - mais bien peu en fait - la littérature, les arts furent un peu plus libres. Jusqu'à ce que, dans la seconde moitié des années 1960, la censure se fasse à nouveau dure contre ceux qui avaient probablement mis trop d'espoirs dans une libéralisation tranquille. Trop d'espoirs dans le régime et sa capacité à se réformer.

Une certaine stabilisation de la bureaucratie, comme de l'impérialisme, parce que la révolution mondiale tarde

Cela dit, depuis le règne de Khrouchtchev et surtout celui de Brejnev, l'URSS connaît une relative stabilisation, liée à un petit regain de prospérité, là encore à la mesure et à l'image de ce qu'on a appelé la « détente » sur le plan international. Les deux blocs continuent à se faire face, coexistent, dans la mesure où ni l'un ni l'autre n'est menacé de façon majeure.

Et quand le monde impérialiste tient à montrer un semblant d'anticommunisme, ou de désapprobation à l'égard de l'URSS, il boycotte les jeux olympiques ; il déclare l'embargo sur la vente de ses céréales - momentané, attention, car les industriels de l'agro-business américain protestent - ou il augmente un peu les tarifs du beurre exporté en URSS.

On a vu aussi les marchandages porter sur des hommes : en 1976, l'intellectuel dissident Boukovsky était sorti du goulag pour être échangé contre le secrétaire du Parti Communiste chilien, Corvalan, sorti d'une geôle de Pinochet, opération réalisée par les bons soins de la diplomatie américaine.

Et ce marché sordide était bien significatif de ces deux mondes qui se font face, mais qui vivent au même rythme, et dont on se demande parfois ce qui les sépare vraiment. Chacun mène ses propres crimes chez lui : les USA contre les peuples du Tiers-Monde ; les dirigeants soviétiques contre les peuples des pays de l'Est. Le Vietnam ou la Grenade d'un côté ; la Hongrie, la Tchécoslovaquie ou l'Afghanistan de l'autre.

Sinon, ça va, c'est plutôt l'entente. Dirigeants américains et dirigeants russes cohabitent tant bien que mal et plutôt bien que mal. Chacun tolère du voisin ses bassesses, voire ses crimes, car ils se commettent contre les peuples, qu'ils craignent de la même façon tous deux.

Une classe ouvrière soviétique nombreuse, mais que la bureaucratie n'a pas eu a affronter sérieusement

Les dirigeants de la bureaucratie soviétique n'ont jamais été menacés par leur prolétariat, du moins sérieusement. Comme partout, aussi peu que partout dans ces dernières années, des travailleurs protestent, revendiquent, font grève même, autant qu'on puisse le savoir. Car évidemment, ces événements ne font pas la une de la Pravda. Les informations sont transmises clandestinement, par les Samizdat (ce qui n'est pas publié par l'État) et des revues les publient en Occident.

Le numéro de mars-avril 1980 de L'Alternative relatait quelques soulèvements ouvriers des années 1960, en URSS : une émeute à Alexandrov en 1961 ; un soulèvement ouvrier à Novotcherkask en juin 1962.

Alexandrov, 1961 : « A l'origine des événements d'Alexandrov » peut-on lire, « la mort dans les locaux de la milice d'un ouvrier d'une des usines de la ville. Il fut arrêté soi-disant pour brigandage en état d'ivresse et mourut, selon la déclaration de la milice, d'un infarctus. Mais des bruits coururent en ville que des sévices avaient causé sa mort.

A l'usine où travaillait l'ouvrier décédé à la milice, les gens se mirent à réclamer une enquête à l'administration. Le directeur, un homme relativement jeune, demanda l'exhumation... Et il réussit à l'obtenir. Il fut établi que l'ouvrier était effectivement mort sous les coups. Le directeur de l'usine demanda que les miliciens coupables soient traduits en Justice. La milice s'adressa pour sa défense à Moscou, aux autorités supérieures ; la pression venue d'en haut fit que le parquet local interdit l'enquête.

Les ouvriers de l'usine où travaillait la victime décident une grève de protestation et se rendent au poste de la milice. Des ouvriers dune série d'autres usines de la ville se joignent à eux. Ils sont nombreux à porter des banderoles demandant de traduire en justice les miliciens assassins, de mettre fin à l'arbitraire et à l'illégalité. On apprit plus tard que ces banderoles avaient été confectionnées la veille par l'artiste de l'usine (qui est chargé de la présentation de la propagande dite concrète et du journal mural).

Les manifestants parvinrent au bâtiment de la milice et réclamèrent le responsable... des coups de feu retentirent et la milice fut prise littéralement d'assaut. Les miliciens s'enfuirent. Le bâtiment de la milice fut saccagé et incendié.

Les ouvriers et les habitants se dirigèrent en foule à la prison où les miliciens et les cadres dirigeants du parti de la ville s'étaient réfugiés...

Là, des heurts sérieux eurent lieu entre des soldats et la foule, qui firent des morts.

Pendant quelques jours, la ville fut cernée par les troupes du KGB, des patrouilles sillonnèrent les rues, on procéda à des arrestations. On a dit que les manifestants avaient été photographiés depuis la milice et la prison et qu'ensuite tous ceux qui avaient été identifiés par ce procédé avaient été pris. Le nombre des victimes, dit-on, s'éleva à une centaine. On n'autorisa pas leurs parents à les enterrer. On relâcha quelques personnes arrêtées, quelques autres disparurent. On annonça seulement le procès de trois personnes, plus exactement son verdict. Les accusés étaient le directeur de l'usine, qui était à l'origine de tout, le médecin et l'artiste. Tous trois furent fusillés !... »

Novotcherkask - 1962

Le soulèvement des ouvriers dans cette ville, située dans le Donbass non loin de Rostov-sur-le-Don, fut, manifestement, le plus important de tous et le plus connu. Il eut pour prétexte une hausse des prix de la viande et des produits laitiers, qui furent doublés, et un abaissement simultané de 30 % des normes de rémunération du travail dans l'usine de construction de locomotives électriques de Novotcherkask. Pendant trois jours, comme on l'a rapporté, la ville fut pratiquement aux mains des ouvriers. Pour faire obstacle à l'envoi de troupes dans la ville, les cheminots soudèrent aux rails des wagons lourds. La circulation sur la grande ligne ferroviaire Moscou-Rostov, la plus importante du pays, fut interrompue pendant presque une semaine. D'après de nombreuses versions, le commandant de la garnison mit fin à ses jours lorsque ses soldats refusèrent de tirer sur les ouvriers.

D'après une autre version, il se suicida au moment où il reçut l'ordre de tirer. Les unités du KGB, les « cosaques du Don », « pacifièrent » la ville.

Des événements d'une telle ampleur semblent plutôt rares. Plus fréquents semblent être les petits mouvements de grève, revendicatifs, auxquels les responsables d'entreprise donnent plutôt vite satisfaction.

Un appareil dirigeant sénile et sclérosé

La relative stabilité de la bureaucratie s'exprime aussi sur le plan politique. L'URSS d'aujourd'hui n'est plus celle de Staline, où un dictateur brutal s'était arrogé le droit de vie ou de mort sur tous. Certes, à la mort de Staline, Béria fut liquidé par des procédés peu élégants. Mais de façon collégiale pourtant. Et depuis Khrouchtchev, le Kremlin aurait presque perdu ses mystères.

La kremlinologie en a pris un coup. Le 12 novembre 1982, à la mort de Brejnev, le Wall Street Journal titrait : « la lutte pour la succession va sans doute compliquer encore les problèmes de l'Union Soviétique ». Le soir même, pourtant, la succession était assurée.

Les hommes se succèdent au pouvoir quasi naturellement. Les dirigeants cèdent la place, en gardant la vie. Et quand ils meurent au poste, c'est de mort naturelle, et même très vieux.

Ces chefs d'État soviétiques seraient presque plus proches aussi - on n'ose pas dire plus humains. On connaît leur caractère, leurs petits défauts, leurs petits penchants.

Beaucoup de choses ont été écrites sur Brejnev, évidemment, qui est resté dix-huit ans en place. Le symbole de la stabilité dans la tranquillité ! Il n'était pas très malin, paraît-il. Mais sa bêtise proverbiale donnait lieu à des plaisanteries.

A son arrivée, en 1964, les démons du culte de la personnalité n'étaient pas tout à fait exorcisés. On les craignait encore. Mais avec Brejnev, on se rassurait, et certains disaient : « Sans personnalité, il ne peut y avoir de culte de la personnalité ».

On disait aussi que, venu inaugurer une portion du BAM - la nouvelle ligne du transsibérien - Brejnev aurait commencé son discours en saluant les « valeureux marins du BAM »... quand un de ses adjoints lui fit remarquer qu'il y avait méprise : les rayures des uniformes des pseudo-marins n'étaient pas horizontales, comme il se doit, mais verticales ; il s'agissait de condamnés aux travaux forcés.... de détenus.

Brejnev n'avait pas spécialement brillé au front durant la « grande guerre patriotique ». Mais cela ne l'empêchait pas d'arborer davantage de médailles militaires que le Maréchal Joukov, et on disait qu'il les aimait tant que les chirurgiens lui avaient greffé une côte supplémentaire pour qu'il puisse se les accrocher.

Les Soviétiques ont apparemment moins raconté de plaisanteries sur les successeurs de Brejnev : Andropov, Tchernenko, Gorbatchev... sans doute n'ont-ils pas eu le temps d'en faire !

Mais finalement, les hautes sphères de la bureaucratie se civilisent, à la sauce occidentale. Les changements ne se font pas à la suite d'élections, mais la démocratie, à ce niveau-là du moins, est formelle.

En ce qui concerne le niveau de vie, les préjugés, l'avidité pour les postes et les gains, le mépris pour les travailleurs, ou les équivalents moscovites des scandales de la Villette, les hautes sphères de la bureaucratie ressemblent aux hautes sphères du pouvoir occidental.

L'URSS, seconde puissance économique mondiale, mais encore pays sous-développé

Ceux qui tirent des bilans de l'URSS, ceux qui lui sont favorables comme ceux qui lui sont hostiles, en arrivent cependant à la même conclusion louangeuse : l'URSS s'est hissée au rang de seconde puissance économique du monde. Car les uns comme les autres, finalement, ont pour critère essentiel de progrès les tonnes de charbon, les barils de pétrole ou les têtes de bovins. Ils ont aussi pour critère l'aptitude des dirigeants - industriels du monde impérialiste ou technocrates du prétendu socialisme - à extraire des masses populaires le maximum de plus-value. Qu'elle soit appropriée de façon privée ou de façon étatique, et quelle que soit l'histoire de la classe ou de la caste qui dirige.

Parce que tous ces gens-là ont les mêmes modes de raisonnement, les mêmes perspectives ou manque de perspectives dans le domaine social. Le même manque d'imagination ou de rêve quant à l'avenir de l'humanité.

Evidemment, si l'on tire un bilan de l'économie de la seule Union Soviétique enfermée dans ses frontières depuis soixante-dix ans, on peut toujours le dire positif.

Dans ce cadre limité, on ne pouvait peut-être pas faire mieux.

L'URSS à présent, qui compte plus de 270 millions d'habitants, dont une importante population urbaine, ouvrière, a été le premier pays à envoyer un homme dans l'espace, le premier aussi à y envoyer une femme. C'est le premier producteur mondial d'or, de pétrole, de blé (même si elle a quand même besoin d'en importer des États-Unis), le premier producteur mondial de porcins, de bovins ou d'ovins, même si la grande majorité de la population ne trouve pas de viande dans les magasins, ou seulement un mauvais saucisson.

C'est que toute grande puissance qu'elle soit, tout n° 2 mondial qu'elle soit, l'URSS présente bien des caractéristiques du sous-développement : elle exporte essentiellement des matières premières et elle importe des produits finis ou de haute technologie. Ou bien elle ne les importe pas, parce que ça coûte cher, parce que la population pressurée par la bureaucratie n'a pas les moyens de se les payer, de telle sorte que même certains hauts fonctionnaires soviétiques, même le « gratin » de la bureaucratie, ceux qui ont le privilège de voyager, sont devant les vitrines des métropoles de pays du Tiers Monde comme des gosses devant des vitrines de Noël, impressionnés par la diversité. Et à New York, ils le sont encore davantage ! Pendant que ces messieurs siègent et palabrent à l'ONU, leurs « dames » font des emplettes et achètent de tout, des meubles, des tapis, des vêtements : tout ce qui pourra garnir leurs appartements ou leurs « datchas », ou être revendu en douce, à Moscou, après transport par valise diplomatique.

Un dénommé Chevtchenko, ex-bras droit de Gromyko, ex-secrétaire adjoint à l'ONU jusqu'en 1978, tellement intégré aux milieux politico-diplomatiques bourgeois new-yorkais, qu'il a « choisi la liberté », comme on dit, en 1978 ; Chevtchenko vient d'écrire des souvenirs qui donnent une image vivante de ces parvenus d'Union Soviétique. Chevtchenko raconte sa petite vie, ses relations, entre autres avec l'ambassadeur soviétique de l'époque aux États-Unis, Fédorenko, un « personnage serein, agréable de compagnie, aux manières aristocratiques », dit-il. Fédorenko arborait le noeud papillon, et Gromyko lui faisait les gros yeux car son accoutrement n'était pas assez strict et classique par rapport aux autres fonctionnaires soviétiques. Et, raconte Chevtchenko : « Gromyko en voulait terriblement à Fédorenko de s'être indûment approprié le mobilier et les bibelots de la résidence de Glen Cove, que Gromyko considérait comme sa propriété. Lydia Gromyko avait pourtant réussi à subtiliser deux glaces anciennes de leur villa de Long Island pour décorer sa datcha de Vnoukovo, mais elle avait manqué de justesse une paire de chandeliers de bronze que les Fédorenko avaient dérobés avant qu'elle n'eût le temps de le faire ».

L'anecdote montre que l'URSS reste un pays pauvre et sous-développé, puisque même ses privilégiés en sont à chaparder des chandeliers.

La planification soviétique, elle aussi, est marquée par le sous-développement. Présentée comme le nec plus ultra du socialisme, elle a commencé dans les années trente sous Staline. C'est lui qui a lancé le premier plan quinquennal... à réaliser en quatre ans ! L'organisme qui établit le plan pour tout le pays, le Gosplan, contrôle aujourd'hui - formellement - 44 000 entreprises industrielles, 32 000 sociétés de construction et 47 000 établissements agricoles. Il exerce une tutelle sur la conception, la production et la commercialisation de plus de 20 millions de produits différents, ce qui a fait dire à certains que l'URSS était aujourd'hui le plus gros trust du monde.

Par certains côtés, c'est vrai, à la seule différence que Gorbatchev, qui le dirige désormais, n'a pas eu la même carrière que Ford. Et c'est quand même important de comprendre la différence.

Alors évidemment, parce que la bureaucratie est parasitaire, parce qu'elle a usurpé le pouvoir, sa planification est bureaucratique, ce qui revient à dire qu'elle ne planifie pas grand-chose.

Et quand on y regarde de près, ce prétendu règne de la planification ou de la centralisation ressemble à de l'anarchie généralisée, à de l'aberration au pouvoir, au point que des ouvrages sur l'économie soviétique, que l'on pourrait croire ardus et soporifiques sont aussi des recueils de gags hilarants.

Le journal satirique Krokodil publia un jour le dessin d'un atelier fabriquant des clous, avec, suspendu au plafond, un clou - et un seul - énorme sous lequel une pancarte triomphale annonçait : « le plan mensuel est atteint ».

Les objectifs du plan étant le plus souvent exprimés en tonnes - car le rouble ne mesure pas grand-chose - et ces objectifs étant « impératifs », les entreprises s'efforcent de les remplir même si les résultats sont aberrants.

Du temps de Brejnev, on avait cité le cas d'une usine de petite mécanique qui pulvérisait régulièrement les objectifs du plan : et pour cause, elle fabriquait des cadenas rigoureusement inutilisables mais pesant plusieurs kilos pièce.

En 1974, la Pravda publia un article intitulé « Comment les tonnes vainquirent les mètres ». Elle racontait l'histoire d'un directeur consciencieux qui se battait depuis des années, en vain, pour que l'on n'oblige plus à comptabiliser au poids les tuyaux qu'il fabriquait : ces tuyaux étaient lourds, peu maniables et coûteux, mais qu'importe, le sacro-saint plan était respecté ! Commentant cet exemple, la Pravda écrivait : « Qu'est-ce qui n'est pas planifié en tonnes ! Les tuyaux, les laminoirs et autres équipements, et même dans un cas, les poupées en plastique, tout est planifié en tonnes ! Pourtant tout le monde sait que c'est en contradiction avec l'intérêt de l'économie nationale ».

Les pesanteurs bureaucratiques dans le domaine économique ne se manifestent pas seulement en tonnes. L'exemple des ampoules électriques est aussi éclairant, exprimé cette fois en watts. Du coup, il fallait produire du watt. Aucune entreprise ne fabriquait des ampoules de faible puissance de peur de ne pas réaliser le plan. Cercle vicieux. Si les objectifs du plan avaient été exprimés en milliers d'ampoules, le résultat aurait été inverse mais tout aussi aberrant pour les consommateurs, puisqu'il aurait abouti à la disparition des ampoules de forte puissance.

Et des problèmes pour les chaussures dont les objectifs de production étaient exprimés en millions de paires, ce qui ne favorise pas la diversité !

Les entreprises connaissent des problèmes d'approvisionnement aussi. Elles tournent quand même, les directeurs se débrouillent : ils emploient et rétribuent même pour cela des gens hors effectif, mais réputés débrouillards, et que l'on appelle les « pousseurs d'affaires » ou « entremetteurs ». Des intermédiaires. Leur rôle est simple : tenter d'arranger, d'accommoder le plan, de trouver, souvent par des moyens détournés ou illégaux, tout ce qui est nécessaire et que le plan n'a pas prévu. Cela peut aller depuis l'embauche des gens « au noir » jusqu'au soudoiement d'une autre entreprise pour qu'elle livre, toujours illégalement, du ciment, du pétrole ou de l'acier.

« Echangerais benne à ordure KO-304 contre châssis d'un camion GAZ-53, un nouveau bus LA-3 ou un camion GAZ-51 ». Cette petite annonce parue en 1975 dans l'organe économique du Comité Central n'émanait évidemment pas d'un particulier. Elle était tout simplement signée « Trust de construction et de réparation de la région du Dniepr ». Faute de pouvoir disposer de ce dont ils ont besoin, des trusts en sont donc réduits, comme des milliers d'entreprises dans le pays, à organiser le troc à grande échelle.

Et derrière le contrôle central et prétendument rigoureux, l'économie soviétique est aussi le règne de la corruption, des détournements, de ce que l'on appelle là-bas « l'économie de l'ombre ». Et sous le soleil du « socialisme réel », on se demande si l'ombre n'est pas plus grande que le corps économique lui-même.

Eh oui, tout se vend et s'achète en URSS. Ou presque tout. C'est moins l'abondance que dans les métropoles impérialistes, mais pour qui a de l'argent, bien des choses sont possibles. Et chacun fait des trafics à la mesure de son porte-monnaie et de sa situation sociale.

Les ouvriers, pas plus bêtes que les autres, détournent et vendent. Les bureaucrates aussi, surtout ceux, paraît-il, du ministère des Transports, aux premières loges évidemment pour tous les déplacements de marchandises. Et les médecins se prennent un pourboire, comme presque tous les fonctionnaires.

La République d'Azerbaïdjan passe pour un des hauts lieux de la corruption. En 1969, une charge de procureur de district s'y vendait 30 000 roubles (vingt-cinq années de salaire d'un ouvrier moyen). Celle de chef de district de la milice, 50 000 roubles. Même tarif pour celle de président de kolkhoze. Recteur d'université, c'est encore plus cher : 200 000 roubles (cent cinquante années d'un salaire moyen).

Toutes les Républiques soviétiques semblent avoir leur « mafia ». Les affaires de vol et de détournement auraient atteint une telle ampleur, en 1972, que fut créé pour en venir à bout un département spécial chargé de la police économique auprès du ministère de l'intérieur. Et on se plaît à raconter que ces fins limiers de la police économique devinrent aussitôt les plus grandes « cibles » de la concussion. D'où une épuration menée par Andropov, en 1983, après qu'il eût succédé à Brejnev. Ce qui lui permit surtout de remplacer la clique de Brejnev par la sienne propre.

Alors, si l'URSS est un pays de dictature politique féroce, ce serait presque un pays de liberté économique ou d'illégalité économique libre pour tous ceux qui ont les moyens.

Les autres, la grande majorité de la population, vivent de revenus faibles, d'un salaire moyen de 180 roubles, qui équivaut au prix d'un manteau de qualité courante. Une paire de chaussures de qualité médiocre coûterait le tiers ou le quart de ce salaire, et une chemise, le dixième.

Mais le vrai problème pour les masses populaires reste celui d'une évidente pénurie de produits de première nécessité, une pénurie toujours imprévisible qui fait que les Soviétiques ne partent jamais sans ce sac à provisions appelé avoska, ce qui signifie « sait-on jamais ? »

Alors, oui, l'URSS est un pays sous-développé. Donc un pays de pénurie, de gabegie, d'illégalité. Mais ce n'est pas non plus un pays de misère noire, ni d'inégalités aussi grandes qu'on en trouve dans le monde impérialiste. La kolkhozienne vit aujourd'hui comme vivait la paysanne française il y a trente ans. Et entre la kolkhozienne et le bureaucrate de haut rang, l'inégalité est moins grande qu'entre le paysan sénégalais et le banquier de New York, ou même entre le paysan sénégalais et le parvenu du Sénégal.

Et puis l'URSS a aussi ses classes moyennes, comme notre petite bourgeoisie ici, des millions de gens qui vivent mieux que les autres, sans être pour autant de la caste des hauts privilégiés.

Mais, est-ce que l'URSS a vraiment décollé ? Est-ce qu'elle pourrait rattraper et dépasser les pays impérialistes ? La preuve est faite que non.

Mais là n'est pas le problème. Les fondateurs de l'URSS n'avaient pas la perspective de construire on ne sait quel « communisme national ». Ils ne firent pas la révolution pour que l'URSS se développe, s'industrialise et rattrape l'Occident. Ils ne voulaient surtout pas rattraper l'impérialisme : ils voulaient le détruire.

Faire confiance aux capacités et aux possibilités du prolétariat d'URSS

L'Union Soviétique d'aujourd'hui est très loin de la Russie soviétique du lendemain de 1917. Le régime lui-même, son personnel politique, ses dirigeants, ses méthodes de gouvernement, son mépris profond, viscéral, de la classe ouvrière ressemblent à s'y méprendre à celui de bien des régimes bourgeois de par le monde.

Mais ce qui reste encore de la révolution russe malgré le caractère odieux de son régime, c'est le fait que dans un immense pays industriel, il n'existe toujours pas de bourgeoisie.

La classe ouvrière soviétique est aujourd'hui certainement une des plus importantes du monde. Sous le stalinisme lui-même, l'industrie s'est considérablement développée. Et sur un territoire essentiellement agricole en 1917, de grandes concentrations ouvrières ont vu le jour.

L'URSS est aujourd'hui un des rares pays de la planète où la classe ouvrière est une classe sociale numériquement majoritaire et pas seulement en valeur relative mais en valeur absolue. Et face à cette classe ouvrière socialement puissante, il n'y a pas une classe bourgeoise nombreuse. Oh certes, même dans les pays les plus développés, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l'Allemagne ou la France, la couche bourgeoise qui domine véritablement l'économie ne constitue qu'une toute petite minorité. Mais le pouvoir repose sur une base sociale large, sur des millions d'individus, sur des millions de petits bourgeois que leur attachement à leur propriété rend des défenseurs féroces de l'ordre établi. Et la révolution prolétarienne dans ces pays n'aura pas seulement l'appareil d'État, l'armée, la police à vaincre, elle aura aussi à faire face à des millions, voire des dizaines de millions d'individus prêts dans ces circonstances à mourir pour leur propriété, la propriété privée, même si en réalité, ils meurent pour le grand capital.

Et la révolution dans les pays d'Occident développés, impliquera inévitablement une guerre sociale. Pas en Union Soviétique ou, en tout cas, pas du tout de la même manière.

La bureaucratie russe, elle, n'a pas de base sociale large, aussi large que la bourgeoisie des pays impérialistes.

Des millions d'hommes ont, sans doute, dans l'Union Soviétique d'aujourd'hui, des privilèges divers, liés à leur position dans l'appareil d'État de la bureaucratie, ou dans l'économie. Mais pour la grande majorité d'entre eux, ces privilèges ne sont, somme toute, pas plus grands, au regard du reste de la population, que ceux de bien des catégories de salariés qui, dans les pays capitalistes, sont un peu mieux payés que d'autres. Au temps où la bureaucratie a émergé dans un pays misérable, exsangue, appartenir à la caste des bureaucrates, même à l'échelon le plus bas, c'était pouvoir manger dans un pays où l'on mourait de faim. C'était alors un privilège colossal, et c'est cela qui cimentait une certaine solidarité de caste entre les subalternes de la bureaucratie et sa petite coterie dirigeante.

Eh bien, la masse des exécutants plus ou moins privilégiés n'a plus aujourd'hui les mêmes raisons matérielles de lier son destin aux quelques centaines de milliers de bureaucrates de haut rang de la « Nomenklatura ». Ils n'ont plus l'aiguillon de la faim pour les faire se battre, jusqu'à risquer leur peau, pour la défense de l'ordre bureaucratique établi. Et ils n'ont toujours pas l'aiguillon de la propriété privée, du profit individuel qui fait courir les bourgeois, même les plus petits, en temps de paix sociale.

Malgré la sénilité de son ordre social, la bourgeoisie, en tous les cas celle des pays industriels développés, est une classe autrement dynamique que n'est dynamique la bureaucratie. Et lorsque Trotsky refusait de parler de classe à propos de la bureaucratie ; lorsqu'il considérait que les tâches de la révolution prolétarienne seraient différentes et, à certains égards, bien plus faciles en Union Soviétique que dans les pays impérialistes où la classe ouvrière a le même poids social qu'en URSS, c'est tout cela qu'il voulait exprimer.

C'était cela, le raisonnement de Trotsky, lorsqu'il distinguait l'URSS des autres puissances, et pas une formule juridique. Trotsky était un révolutionnaire, pas un notaire.

Le prolétariat n'a pas à se sentir plus proche des bureaucrates que des bourgeois. Les uns comme les autres sont ses ennemis mortels. Mais si dans une guerre éventuelle, la bourgeoisie impérialiste devait l'emporter sur la bureaucratie et détruire l'Union Soviétique, ce serait une régression considérable.

Une victoire de l'impérialisme sur l'URSS n'apporterait certainement pas à la classe ouvrière soviétique la libération, mais plutôt des chaînes plus lourdes. Elle ne mettrait certainement pas fin à l'exploitation. Elle ne supprimerait même pas le gaspillage bureaucratique, mais elle y ajouterait la folie de l'économie capitaliste. Il n'est d'ailleurs pas dit que l'impérialisme, éventuellement victorieux en Russie, reprivatiserait l'ensemble ou l'essentiel de l'économie. Même dans les pays impérialistes développés, le grand capital a de plus en plus besoin de béquilles étatiques.

Et si l'impérialisme disloquait les branches de l'industrie soviétique en entreprises plus ou moins autonomes, plus ou moins concurrentielles, il préférerait sans doute en passer par le biais étatique pour prélever le fruit de l'exploitation des travailleurs soviétiques.

Et ce serait une erreur profonde de croire que l'Occident pourrait apporter des libertés démocratiques, ne serait-ce qu'au sens où elles existent dans quelques riches pays impérialistes. Car même dans le monde qui se prétend libre la liberté n'est l'apanage que d'une douzaine de pays impérialistes, les plus riches et encore pas définitivement, pas en tout temps, à en juger par ce qu'est devenue la démocratie allemande dans les années trente.

Et vaincue, reconstituée sous l'égide de l'impérialisme, la Russie ne ferait pas partie des seigneurs impérialistes de la planète. Tout au plus ses nouveaux dirigeants pourraient-ils espérer conserver le droit d'opprimer quelques-uns des peuples allogènes comme le fit, en son temps la Russie des tsars, mais au profit de l'ordre impérialiste mondial.

C'est pourquoi les, divers courants de dissidents qui sont apparus au cours de la dernière vingtaine d'années en Union Soviétique et dont la majorité se revendiquent plus ou moins ouvertement des libertés à l'occidentale, ne représentent pas une politique favorable pour les travailleurs.

Parmi ces dissidents, il y en a certes de toutes sortes. Ne parlons pas des hommes qui, comme Soljenitsyne, idéalisent la vieille Russie tsariste, prônent le retour à la religion, se revendiquent du nationalisme grand-russien et proclament que des régimes autocratiques sont nécessaires et souhaitables.

Et sans doute, il y a des hommes sur la gauche d'un Sakharov qui, lui, aspire a un régime libéral à l'occidentale. Mais même ceux qui sont sur la gauche de Sakharov, pour la plupart d'entre eux, se réclament de la social-démocratie et prennent donc encore modèle, à leur façon, sur l'Occident. La majorité de ces hommes exprime tout haut et avec courage des aspirations qui sont certainement partagées bien au-delà des limites étroites de la dissidence, dans la petite-bourgeoisie, parmi les intellectuels. Des aspirations à vivre à l'occidentale, à bénéficier de libertés, étendues ou pas à la classe ouvrière.

Mais ils ne représentent pas une politique favorable aux intérêts de la classe ouvrière et encore moins la politique de la révolution prolétarienne et de l'internationalisme.

Alors, bien sûr, les travailleurs doivent être partisans de la liberté d'expression pour tous ceux qu'on appelle les dissidents. Les travailleurs révolutionnaires ne reconnaissent certainement pas à la bureaucratie le droit de faire taire quiconque, pas même les plus réactionnaires. Car la force sociale dont l'oppression pèse sur la classe ouvrière en Union Soviétique est celle de la bureaucratie, et pas les écrits de Soljenitsyne.

Et puis, le prolétariat a intérêt à la libre confrontation des idées, au libre choix. Seulement, tout en soutenant le droit des dissidents à s'exprimer, il faut qu'une politique véritablement prolétarienne s'exprime aussi. Il ne faut pas que face aux défenseurs attitrés de la bureaucratie, ces gens-là puissent prétendre parler au nom de l'ensemble de la société soviétique, classe ouvrière comprise.

En tout cas, non seulement la politique révolutionnaire pour le prolétariat doit être de revendiquer en URSS des libertés démocratiques d'opinion, d'association, d'expression, mais elle doit viser à ce que le prolétariat prenne la tête du combat pour les libertés démocratiques.

Mais, justement, si la classe ouvrière soviétique ne remplit pas les revendications de liberté et de démocratie d'un contenu qui soit le sien, même au nom de ses revendications, on peut la mettre à la remorque d'autres forces sociales, c'est-à-dire la condamner à l'impuissance. Et sans le prolétariat, sans son action de classe, il n'y aura, de toute façon, pas de liberté pour la société soviétique.

Et disons pour conclure que nous faisons confiance aux capacités et aux possibilités du prolétariat soviétique. Ce prolétariat, nous l'avons dit, est nombreux et autant qu'on puisse le savoir, il lutte même si ces luttes ne sont pas toujours portées à la connaissance ni de l'Occident, ni même du reste de la classe ouvrière d'URSS.

Il n'a certes pas mené de luttes politiques au cours des dernières décennies, mais le prolétariat des autres grands pays industriels n'en a guère menées non plus. Il ne s'est pas donné d'organisation révolutionnaire et il est difficile de prévoir si cette organisation surgira parce qu'il se trouvera, directement en URSS même, des militants qui chercheront à renouer avec la tradition bolchévique, ou si, par une sorte de retour de l'histoire, la classe ouvrière d'Union Soviétique renouera avec les idées bolchéviques, par un détour par l'Occident.

Même du point de vue de la capacité à se donner une direction prolétarienne, le destin du prolétariat soviétique est partie intégrante du destin du prolétariat mondial. Tout comme la prise du pouvoir par le prolétariat en Russie a été, pendant quelques courtes années, un catalyseur politique formidable pour le mouvement ouvrier mondial, la dégénérescence de l'État soviétique et le stalinisme ont représenté davantage qu'une perte de temps : un recul considérable pour l'ensemble du mouvement ouvrier. En dénaturant politiquement la tradition bolchévique, en détruisant physiquement les dirigeants et les militants qui l'incarnaient, le stalinisme a coupé la transmission d'un capital d'expériences. Cela seul suffit à expliquer non seulement le recul du courant révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier à l'échelle du monde, le regain de vitalité des réformismes, mais encore le regain d'influence de toutes sortes de scories du passé, du nationalisme, de la religion, de l'individualisme sur la classe ouvrière elle-même, et parfois sur ses fractions les plus combatives.

Aujourd'hui, le stalinisme n'est sans doute plus l'entrave qu'il fut dans les périodes de bouleversements sociaux que furent l'entre-deux guerres et l'immédiat après-guerre ; entrave à tout nouvel essor du mouvement ouvrier. Mais là encore la stabilisation économique relative du monde a fige les choses. A la question de savoir combien de temps le prolétariat mettra pour surmonter le recul causé par le stalinisme, il ne peut certainement pas y avoir de réponse autre que militante et active. En URSS, comme dans le reste du monde. Et s'il est dérisoire de chercher à prévoir où un nouvel essor révolutionnaire conscient pourrait prendre son envol, si c'est en URSS ou ailleurs, il faut que par-delà tous les rideaux de fer, le prolétariat soviétique renoue consciemment, c'est-à-dire politiquement, avec le prolétariat mondial.

Le salut du prolétariat d'URSS dépend de sa capacité de renouer avec les traditions révolutionnaires et avec les perspectives internationalistes. De son côté, le prolétariat des autres pays, - et en premier lieu, celui des pays du glacis soviétique évidemment - n'a pas intérêt à ce que la bureaucratie russe puisse transformer les prolétaires soviétiques en fantassins du maintien de l'ordre, comme elle l'a fait contre les ouvriers de Berlin-Est ou de Budapest et comme elle pourrait le faire ailleurs.

Les intérêts du prolétariat constituent un tout unique à l'échelle du monde.

Et le prolétariat a besoin de pouvoir compter sur la force importante que représente sa fraction soviétique. Il en aura besoin dans le combat que la classe ouvrière internationale aura à mener pour renverser à jamais le pouvoir, et de la bourgeoisie, et de la bureaucratie.

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