Démocratie, démocratie parlementaire, démocratie communale26/01/20012001Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2001/01/89.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Démocratie, démocratie parlementaire, démocratie communale

Au sommaire de cet exposé

Sommaire

Pour certains, l'éclatement de l'URSS en 1991 signifierait l'échec définitif du marxisme et du communisme incarnés par la révolution d'octobre 1917 et les soviets. Ce serait, pour les mêmes, la démonstration que toute tentative d'échapper à la dictature économique et politique de la bourgeoisie qui se cache sous le parlementarisme, conduirait inéluctablement à l'échec et à la dictature - au totalitarisme, comme on dit aujourd'hui.

Et le régime politique des " démocraties occidentales " fait aujourd'hui l'objet d'un très large consensus de tous les partis politiques. Reposant, à travers la désignation de ses gouvernants au suffrage universel, sur la volonté du peuple, il serait le meilleur des régimes politiques possibles.

Eh bien, nous croyons que ce système économique et ce régime politique dominés par la bourgeoisie ne représentent pas la société idéale et que le suffrage universel, tel qu'il est encadré et limité, ne peut se targuer de représenter la volonté populaire. Et nous pensons aussi que l'époque ouverte par les ouvriers et les paysans pauvres de Russie en 1917 n'est pas close.

 

1789 : la bourgeoisie prend le pouvoir au nom du peuple, mais veut gouverner sans lui

 

La démocratie parlementaire, forme de représentation politique idéale de la bourgeoisie, trouve son origine dans les révolutions qui, au 17e et 18e siècles, conduisirent la bourgeoisie au pouvoir en Angleterre, en Amérique du nord et en France.

L'arrivée au pouvoir de la bourgeoisie ne se traduisit pourtant pas d'emblée, dans les trois cas, par l'adoption de constitutions démocratiques au sens où on l'entend aujourd'hui, c'est-à-dire reposant sur le suffrage universel et les libertés démocratiques.

Quand la bourgeoisie prit le pouvoir, en France, en 1789, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen affirmait bien l'égalité de tous devant la loi. Mais elle ne donnait pas à tous les citoyens (sans parler des citoyennes) le droit de vote. C'est-à-dire le droit de participer à l'élaboration des lois.

 

Constitution de 1791 : beaucoup d'élections, peu d'électeurs

 

La première constitution que se donnèrent les bourgeois français, en 1791, laissait au roi le pouvoir exécutif : c'est lui qui nommait les ministres et commandait l'armée.

Le pouvoir législatif, le pouvoir de faire les lois, était confié à une Assemblée législative de 745 représentants, élus pour deux ans.

Notons que cette durée de deux ans était plus démocratique que nos députés élus pour cinq ans, et nos sénateurs élus pour neuf.

Le principe de l'élection fut alors étendu non seulement aux maires et aux conseillers municipaux, mais aussi aux juges, aux fonctionnaires, et même aux curés et aux évêques. C'était évidemment une mesure révolutionnaire : elle permettait, à l'échelle du pays, de placer tout l'appareil administratif, à tous les échelons, sous contrôle des électeurs c'est-à-dire des bourgeois.

En effet, dans le même temps, la Constitution restreignait le droit de vote, et le droit d'être élu, aux citoyens les plus riches.

Pour pouvoir voter, il fallait payer un impôt direct équivalent à trois journées de travail. Ces citoyens dits actifs étaient environ quatre millions. Mais les autres, les trois millions de citoyens dits passifs, étaient exclus du vote.

Pour pouvoir se présenter à la députation, il fallait en plus, être propriétaire foncier, et payer un impôt équivalent à 40 journées de travail. Cela réduisit à 50 000 le nombre de gens susceptibles d'être élus.

La démocratie qui se mettait en place n'était que pour les propriétaires. S'ils acceptaient de partager le pouvoir avec le roi, il n'était pas question pour les bourgeois de 1791 de le partager avec le petit peuple.

Les institutions mises en place par la bourgeoisie anglaise au 17e siècle et par la bourgeoisie américaine au 18e, bien qu'issues de processus historiques très différents, aboutirent au même résultat : des assemblées élues par une élite de la richesse qui s'attribuait le monopole du pouvoir.

Mais en France, ce choix fut contesté : par le développement du cours révolutionnaire et par l'intrusion sur la scène politique de la population.

Jusqu'au 17 juin 1789, date à laquelle les députés du Tiers-État, rassemblés dans la Salle du Jeu de Paume, s'étaient proclamés Assemblée nationale, la révolution avait été le fait des seuls " représentants du peuple " comme ils s'intitulaient. Mais dans les jours qui suivirent, elle devint la révolution du peuple lui même, dans les villes et les campagnes.

 

La révolution populaire commence dans les communes

 

Pendant l'été 1789 les anciennes autorités municipales furent balayées par la révolution et remplacées par des municipalités révolutionnaires.

Les décrets de décembre 1789 qui établirent la " Constitution des municipalités " ne firent qu'entériner cette révolution municipale. Toutes les communes - il y en avait alors 44 000 - quelle que fût leur taille, des plus petites aux plus grandes, furent dotées d'une administration, en l'occurrence d'une assemblée élue, dirigée par un maire, élu lui aussi. Chacune disposait d'une force armée, la garde nationale, dont les chefs étaient élus eux aussi. Cette garde nationale ne devait être composée, au départ, que de citoyens actifs.

Mais toutes les barrières légales érigées par les bourgeois révolutionnaires contre la participation de la population à la vie politique durent céder.

Les municipalités devinrent l'une des structures naturelles de la mobilisation des masses. Elles jouèrent, de ce fait, à toutes les étapes, un rôle moteur dans la révolution. Elles en furent même, selon Engels, " le plus puissant levier ".

Alors, dépassant la constitution de 1791, le 10 août 1792, c'est à la suite de l'insurrection populaire, et sous la pression très directe des insurgés en arme qui avaient envahi l'Assemblée, que furent proclamés la déchéance du roi, la dissolution de l'Assemblée législative et son remplacement par une nouvelle assemblée, la Convention.

 

Les sans-culottes imposent la 1ère République.

 

L'insurrection avait été préparée et conduite par une Commune insurrectionnelle.

Depuis 1790, la capitale avait été divisée en 48 quartiers ou sections, l'assemblée de chaque section désignant des délégués au Conseil général de la commune. A l'origine, ces assemblées étaient réservées aux citoyens actifs et elles étaient censées ne se réunir qu'au moment des élections, et ne s'occuper que d'élections. Dans les faits, à mesure que la révolution s'approfondit, tous les citoyens les investirent de plus en plus pour délibérer à tout moment de tous les problèmes de la révolution. A la veille du 10, août les 48 sections élirent leurs délégués à un Conseil général qui se substitua à la municipalité parisienne légale, et prit le pouvoir à Paris.

Face à l'assemblée parlementaire bourgeoise, la Commune de Paris se dressait, de fait, comme l'expression directe, et agissante, de la volonté populaire.

Le 3 septembre, elle adressait un appel à toutes les communes de France, appelant à la constitution d'une fédération des communes révolutionnaires à l'échelle du pays.

La Commune n'alla pourtant pas jusqu'à se substituer à l'assemblée dont elle avait provoqué l'élection. Mais elle entendait bien la surveiller.

 

Élections à la Convention : un suffrage pas si universel que ça

 

Les élections furent organisées rapidement.

Tous les citoyens français âgés de 21 ans, domiciliés depuis un an, étaient électeurs. Toutes les conditions de fortune étaient supprimées. Ce suffrage, dit universel, donnait le droit de vote à 7 millions d'électeurs, mais pas aux femmes, ni aux domestiques. Et le scrutin restait à deux degrés : les électeurs désignaient des grands électeurs qui, dans un deuxième temps, élisaient les députés.

Il y eut beaucoup d'abstentions : environ 10 % seulement d'électeurs votèrent. Les plus ardents des militants du mouvement populaire étaient partis combattre dans les armées révolutionnaires. Et les modalités électorales dissuadaient une partie des nouveaux électeurs de participer.

Après les élections, Robespierre, dans un discours à la Convention, se fit l'écho de ces difficultés : "partout on dégoûte le peuple des assemblées ; on en éloigne les sans-culottes par des formalités infinies".

Effectivement, la nouvelle Assemblée élue en août 1792 au suffrage universel ne différait pas, socialement, de la précédente. Sur les 749 élus, presque tous appartenaient à la bourgeoisie ou à la petite bourgeoisie. Il y avait, en tout et pour tout, deux ouvriers parmi les élus.

La nouvelle Assemblée, convoquée sous la pression de l'insurrection populaire, ne la représentait pas vraiment.

 

L'Assemblée bourgeoise sous la surveillance de la population parisienne

 

Cependant la Commune de Paris, qui s'était maintenue, continuait à exercer, de l'extérieur, cette pression.

Le 2 juin 1793, elle entourait la Convention, et la contraignait, sous la menace des armes, à décréter l'arrestation du groupe de députés qui représentaient alors la droite de l'Assemblée, les Girondins.

Face aux insurrections royalistes qui venaient d'éclater en Vendée et en Bretagne, menacée à l'extérieur par l'invasion des armées des monarchies européennes coalisées, la majorité bourgeoise de la Convention continuait, derrière Robespierre, à s'appuyer sur le mouvement populaire.

C'est dans ce contexte qu'une nouvelle Constitution fut élaborée par la Convention, en juin 1793. C'est sans doute la constitution bourgeoise la plus démocratique qui ait jamais été conçue et adoptée : elle étendait considérablement les possibilités de contrôle des électeurs sur les élus.

Tous les pouvoirs, législatif, exécutif, judiciaire, étaient confiés à une assemblée unique, élue pour un an seulement au suffrage direct. Au bout d'un an, les députés, quasiment révocables, devaient se représenter devant les assemblées électorales. Pouvaient prendre part au vote tous les hommes à partir de 21 ans. Y compris les étrangers, à condition qu'ils soient domiciliés en France depuis un an. Le texte prévoyait que tous les projets de loi seraient envoyés dans toutes les communes, et ne pourraient être adoptés que si, dans les quarante jours, 10 % au moins de la moitié des départements ne s'y étaient pas opposés.

Mais ces concessions au mouvement populaire restèrent sur le papier. Pour mener la lutte contre la contre-révolution, à l'intérieur et à l'extérieur, la Convention mit en place un régime d'exception, celui du " gouvernement révolutionnaire " , et renvoya à plus tard l'application de cette constitution de 1793.

En 1794, le danger contre-révolutionnaire passé, la Convention élimina en son sein ceux qui, avec Robespierre, avaient personnifié la politique du gouvernement révolutionnaire.

 

Le mouvement populaire réprimé, retour au suffrage restreint

 

La Convention se retourna contre le mouvement populaire. En avril et mai 1795 des émeutes de la faim éclatèrent à Paris. La population pauvre parisienne crut pouvoir, comme en 1793, peser sur l'Assemblée. Elle envahit la Convention, réclamant " du pain, et la constitution de 1793 " . Mais les rapports de force avaient changé. Pour la première fois depuis 1789, c'est l'armée qui intervint contre les insurgés. La répression fut féroce. Le mouvement populaire, désarmé, décimé, démoralisé allait disparaître, et cesser, pour longtemps, d'être une force politique.

Le 22 août 1795, la Convention traduisait ce nouveau rapport de force dans une nouvelle constitution, qui sera celle du Directoire.

Pour l'élection de l'Assemblée, elle réintroduisait une sélection par l'argent : on revenait, au niveau des électeurs, à la distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs.

Mais sans appui populaire, la bourgeoisie n'eut plus d'autre ressource, pour s'opposer à la contre-révolution, que de s'en remettre à l'armée et à ses généraux. Jusqu'à ce que l'un d'entre eux, Bonaparte, prenne directement tout le pouvoir, le 18 brumaire, c'est-à-dire le 9 novembre 1799.

 

Du 1er au 2nd empire : les fractions bourgeoises se disputent le monopole du pouvoir et ses avantages

 

L'arrivée au pouvoir de Bonaparte ne remit pas en cause les acquis sociaux de la révolution. Tout au contraire. Pendant son règne, ils furent défendus, les armes à la main, et consolidés.

 

Naissance de l'appareil d'État bourgeois moderne

 

Napoléon concentra entre ses mains tous les pouvoirs, législatif, exécutif, judiciaire.

Pour gouverner, il s'appuya sur l'armée et sur la bureaucratie d'État, qui se substitua aux assemblées élues.

Ce n'est pas Napoléon qui créa cet appareil de fonctionnaires. Il en hérita de la Révolution. Celle-ci en avait elle-même hérité de la monarchie absolue. Mais en soumettant les fonctionnaires au principe de l'élection, la révolution en avait renouvelé le contenu social : elle en avait fait un appareil administratif bourgeois.

Napoléon le rationalisa. C'est lui qui lui donna son visage et sa structure modernes. Cela, il le fit en s'appuyant sur la bourgeoisie. C'est à elle que furent réservés, dans la pratique, les hauts postes de l'administration et les grades supérieurs de l'armée.

C'est à cette époque que furent créées les institutions qui, aujourd'hui encore, constituent la base de la haute fonction publique : le Conseil d'État, l'Inspection des finances, les préfectures et les sous-préfectures. Existaient déjà : la Cour des comptes, chargée de contrôler les comptes des administrations, le Corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées, le Corps des ingénieurs des Mines et Polytechnique, qui supervisaient à l'échelle nationale tous les travaux publics et toutes les interventions techniques de l'État.

Pour toutes les administrations locales, au niveau du département, du district et de la commune, les élections furent supprimées.

Le rôle, les fonctions de ces administrations furent en outre considérablement réduits et limités.

Par exemple la répartition et la collecte des impôts, qui étaient jusque là effectuées par les municipalités, leur furent retirées. Elles furent confiées à un corps spécialisé et centralisé de fonctionnaires : les contrôleurs des impôts et les percepteurs. C'était la naissance de l'administration fiscale.

Une grande partie des tâches d'administration exercées jusque-là par les communes leur furent ainsi retirées et transférées à des fonctionnaires éloignés sur lesquels les habitants n'avaient plus aucune prise. Les fonctionnaires n'étaient en effet responsables que devant leur hiérarchie : ils n'avaient pas de comptes à rendre à la population. Et les litiges avec l'administration n'étaient pas du ressort des tribunaux ordinaires, mais de tribunaux particuliers, les tribunaux administratifs. L'État était ainsi placé en dehors, au dessus de la société.

A partir de cette époque, comme l'exprima Karl Marx, toutes les révolutions n'eurent plus pour but que de perfectionner cette machine d'État au lieu de la briser. Et, pour les partis qui se disputèrent le pouvoir à tour de rôle, les postes de la bureaucratie d'État devinrent le principal butin du vainqueur.

 

La continuité du pouvoir bourgeois

 

A la chute de Napoléon, en 1815, Louis XVIII ne remit en cause ni les acquis de la révolution, ni l'appareil d'État mis en place sous l'Empire. Il y eut des révocations dans la haute administration, particulièrement dans le corps des préfets. Mais l'essentiel de la bureaucratie et de l'armée se rallièrent et restèrent en place. En fait de restauration, c'était une restauration de façade.

S'inspirant de l'exemple de la monarchie constitutionnelle anglaise, le roi s'appuyait sur deux chambres, aux pouvoirs limités : la chambre des pairs, désignés par le roi, et la chambre des députés, élue par une minorité de possédants : les conditions de fortune réduisaient le corps électoral à moins de 100 000 personnes.

Avec Louis XVIII, puis son successeur, Charles X, c'étaient les grands propriétaires fonciers qui étaient au pouvoir. C'étaient eux qui se partageaient les postes dans l'État, " le butin " comme le disait Marx.

La révolution de 1830 transféra le gouvernement à une autre fraction de la grande bourgeoisie, les capitalistes de la finance. Le premier chef de gouvernement du nouveau roi, Louis-Philippe, était un banquier, Lafitte.

Les conditions de fortune pour participer aux élections furent un peu abaissées : le corps électoral passa de 100 000 à 240 000 personnes.

Mais la majeure partie de la petite bourgeoisie restait exclue du pouvoir et de ses avantages.

 

Février 1848 : les ouvriers parisiens imposent la république aux républicains bourgeois

 

A la fin de l'année 1847, elle menait campagne pour la réforme électorale, c'est-à-dire pour une extension limitée du droit de vote.

Mais en février 1848, les quartiers ouvriers de Paris s'insurgeaient. Les ouvriers, qui avaient envahi l'Assemblée, imposaient la proclamation de la république. Il ne s'agissait plus de réforme, comme le réclamaient les opposants bourgeois, mais de révolution. Et c'est encore sous la pression des insurgés que furent désignés, à l'Hôtel de Ville, les onze membres du gouvernement provisoire. Il comprenait deux socialistes, dont un ouvrier.

Toutes les contraintes qui limitaient la liberté de la presse, la liberté de réunion, avaient sauté, dans l'enthousiasme et la ferveur révolutionnaires.

Les journaux, les clubs, principaux lieux de réunion et de discussion, se multiplièrent. A Paris, les premiers mois de la révolution furent un meeting permanent. Les journaux étaient chers, mais ils étaient lus collectivement, à haute voix, dans les groupements populaires.

Le gouvernement provisoire annonça l'élection le 23 avril d'une assemblée constituante, au suffrage universel direct. Tous les hommes, à partir de 21 ans seraient électeurs, et éligibles à partir de 25 ans. Avec une clause restrictive : il fallait justifier d'une durée de résidence de six mois, ce qui éliminait tous les travailleurs contraints par la crise et le chômage à se déplacer continuellement.

Cependant le nombre d'électeurs passait de 240 000 à plus de 9 millions, pour une population évaluée à plus de 30 millions.

Dans les campagnes, les élections se déroulèrent au chef-lieu du canton. Les électeurs arrivaient de leur village en cohortes, notables et curés en tête, avec, parfois, musique et drapeaux. Pour la première fois, le scrutin uninominal, c'est-à-dire le vote pour élire un seul député, était remplacé par un scrutin de liste, ce qui permettait une certaine proportionnalité. Les électeurs étaient appelés par communes et par ordre alphabétique, un par un. Chacun devait rédiger sa liste de huit à quinze noms, ou la faire rédiger, et la remettre au président du bureau électoral. Une façon de procéder qui favorisait évidemment les pressions des notables sur les électeurs, de ceux qui savaient écrire sur ceux qui ne savaient pas.

Les républicains modérés obtinrent une large majorité.

 

La république bourgeoise, dictature sur la classe ouvrière

 

A peine élue, la nouvelle assemblée déclarait la guerre aux travailleurs. Elle excluait leurs représentants de la commission exécutive qui remplaçait le gouvernement provisoire. Et elle accueillit par un tonnerre d'applaudissements la déclaration du nouveau ministre des travaux publics, selon laquelle " il ne s'agissait plus que de ramener le travail à son ancienne condition " .

Le 21 juin, un décret annonçait la dissolution des ateliers nationaux. C'étaient des chantiers ouverts au lendemain de la révolution de février pour occuper les chômeurs.

En cette période de crise et de chômage massif, les ouvriers n'avaient pas le choix : il leur fallait ou mourir de faim ou engager la lutte. Ils répondirent, le 22 juin, par une formidable insurrection. Ce fut, écrivit Marx, " la première grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne " .

Paris fut mis en état de siège. Face à l'armée, les ouvriers dressèrent des barricades, et résistèrent cinq jours. Il y eut plus de 3 000 tués et 15 000 insurgés arrêtés qui, pour la plupart, furent déportés en Algérie.

Comme l'écrivait Marx, " le prolétariat força la république bourgeoise à apparaître immédiatement sous sa forme pure, comme l'État dont le but avoué est de perpétuer la domination du capital, l'esclavage du travail " .

La machine bureaucratique et militaire de l'État qui s'était forgée pendant la Révolution et l'Empire comme une arme de la bourgeoisie dirigée contre l'ancien régime était devenue une arme de la bourgeoisie contre le prolétariat.

 

Coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte : par peur du prolétariat, la bourgeoisie choisit le retour à l'Empire

 

Une nouvelle constitution fut adoptée le 4 novembre 1848. Elle prévoyait la coexistence d'une chambre des députés, élus au suffrage universel, et d'un président de la république, lui aussi élu au suffrage universel.

Le 10 décembre, c'est Louis-Napoléon Bonaparte qui fut élu à la présidence.

Les élections à la chambre des députés eurent lieu le 13 mai 1849, plus d'un an après la révolution de février. Elle donnèrent une forte majorité à la droite monarchiste.

Le prolétariat parisien avait été vaincu. Mais la bourgeoisie victorieuse ne pouvait pas oublier la menace qu'il avait fait peser sur sa domination. Le 31 mai 1850, une loi imposa, pour s'inscrire sur les listes électorales, non plus six mois, mais trois ans de domicile. Cela revenait à exclure plus de trois millions d'ouvriers, de pauvres, du droit de vote. Le corps électoral régressa de 9 à 6 millions d'électeurs.

Mais toutes ces barrières légales érigées contre la menace qui venait d'en bas, contre la peur du rouge - l'expression date de cette époque - ne suffirent pas pour rassurer vraiment la bourgeoisie. Le parlementarisme, même dominé par ses représentants les plus réactionnaires, c'était encore trop. A la tribune du parlement, tous les désaccords, toutes les rivalités, étaient soumis à la discussion, au débat public.

Or, comme l'écrivait Karl Marx, " quand au sommet de l'État on joue du violon, comment ne pas s'attendre que ceux qui sont en bas se mettent à danser ? " .

La bourgeoisie préféra s'en remettre encore une fois, directement, à la dictature du pouvoir exécutif.

 

Second Empire : parlement et suffrage universel sous contrôle

 

Le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte, s'appuyant sur l'armée, prenait le pouvoir et dissolvait l'assemblée. Des centaines de militants républicains furent arrêtés. Un an plus tard, l'Empire était proclamé.

Sur le plan politique, tous les pouvoirs furent concentrés entre les mains de l'exécutif. Napoléon III s'appuya pour gouverner sur l'armée, la bureaucratie, la magistrature.

La majeure partie de cet appareil d'État lui était acquise : une fois encore, le changement de régime ne nécessita qu'un changement d'hommes limité à la tête de l'État. Il ne s'agissait que d'un changement d'étiquette. L'étiquette républicaine était remplacée par l'étiquette impériale.

Le parlementarisme était supprimé, pas le parlement. Mais son rôle, et ses pouvoirs, étaient considérablement réduits.

En outre, l'Assemblée était encadrée par deux autres institutions, le Conseil d'État et le Sénat, dont les membres étaient nommés par l'Empereur, et auxquels l'essentiel du travail législatif était transféré.

Pour l'élection de ces députés sans pouvoirs réels, Louis-Napoléon Bonaparte avait à nouveau rétabli le suffrage universel pour tous les citoyens âgés de plus de 21 ans, justifiant de plus de six mois de domicile.

Mais le vote allait être aménagé de façon à limiter les risques de mauvaises surprises.

D'abord, le scrutin de liste, mis en place sous la Deuxième république, fut remplacé par le scrutin majoritaire uninominal à deux tours. La formule est assez compliquée, mais le contenu est bien connu : cela élimine les minorités et c'est celui qui règle actuellement en France l'élection des députés. A l'époque de Napoléon III, c'était une nouveauté.

Deuxième nouveauté, en matière d'encadrement du suffrage universel, elle aussi promise à un grand avenir, le découpage des circonscriptions. Pour ce nouveau mode de scrutin, les départements étaient en effet découpés en autant de circonscriptions qu'il y avait de députés. Les ministres de l'Intérieur successifs de Napoléon III passèrent maîtres dans l'art de morceler les agglomérations hostiles et de noyer les foyers d'opposition dans des cantons politiquement sûrs.

Les ressemblances de ce régime impérial et de ses hommes avec des hommes et des régimes politiques récents et actuels ne sont pas fortuites.

Le Second Empire, ce régime policier qui n'était ni démocratique, ni républicain, servit en effet de modèle à tous les régimes républicains qui lui succédeèrent. Et la 5e République, régime sous lequel nous vivons depuis 1958, est sans doute celui qui s'en est le plus inspiré.

Pendant le Second Empire, sur le plan économique aussi la France prit son visage moderne.

 

L'État au service du développement... et des profits capitalistes

 

Le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, béni par l'Église, avait été aussi salué par une forte hausse de la Bourse.

C'est durant cette période en effet que la révolution industrielle a pris vraiment son essor en France.

L'État intervint activement pour soutenir cet essor.

C'est à cette époque que fut lancée une politique de travaux publics à grande échelle, pour rénover les villes, comme Paris, et pour construire toute une infrastructure de transports, routes, canaux, chemins de fer, dont l'État assumait la charge et laissait tous les profits aux grandes compagnies privées.

C'est à cette époque aussi que naquirent les banques d'affaires et les banques de dépôt qui seront, de fusions en fusions, de nationalisations en privatisations, à l'origine du système bancaire actuel : le Crédit Foncier, le Crédit Lyonnais, la Société Générale, Paribas, Crédit Industriel et Commercial, Crédit du Nord, Société Marseillaise de Crédit, etc.

La Bourse de Paris devint une grande place internationale. Tous les journaux avaient désormais leur rubrique boursière, et la spéculation sur les actions, les emprunts d'État ou les emprunts des grandes compagnies de chemin de fer, devint le sport favori de la petite bourgeoisie.

La modernisation du marché des capitaux favorisa les premières concentrations et la constitution d'empires industriels et financiers géants, d'ailleurs étroitement imbriqués.

L'époque vit donc naître ou se renforcer les grandes dynasties capitalistes dont les descendants, souvent, continuent aujourd'hui encore de jouer les premiers rôles. Par exemple à la tête du MEDEF. Seillière appartient en effet à la famille de Wendel.

 

Pillage de l'État, surexploitation des travailleurs

 

Cette grande bourgeoisie de la finance et de l'industrie, qui se développait, tissa, d'emblée, mille liens avec l'appareil de l'État.

Mille liens avec les ministres, les sénateurs, les hauts fonctionnaires, les préfets, eux-mêmes la plupart du temps issus de la grande bourgeoisie, et dont dépendait l'attribution des concessions, des marchés, des subventions.

Et mille liens aussi avec les chefs militaires dont dépendait la conquête de nouveaux marchés et de nouvelles sources de matières premières.

Souvent, ces grands bourgeois investissaient directement les instances dirigeantes de l'État et de sa périphérie : plusieurs ministres de Napoléon III appartenaient au monde des affaires. Et presque le quart des députés étaient des industriels, des commerçants et des financiers. Parmi eux, Charles de Wendel et Eugène Schneider, qui présida la Chambre des députés. Et quand ce n'étaient pas eux, directement, qui occupaient les postes d'influence, c'étaient leurs cousins, leurs beaux-frères, ou simplement leurs amis ou leurs obligés. Tout cela n'a pas changé.

Cette puissance, cette richesse, ne résultaient pas seulement de la croissance, rapide jusqu'en 1860, de l'économie. Elle résultait aussi du pillage du budget de l'État et de la surexploitation de la classe ouvrière.

La classe ouvrière, elle aussi se développait, et se concentrait.

Elle était placée sous surveillance : une loi de 1854 étendait à tous les ouvriers l'obligation du " livret " , sorte de passeport devant être visé par les patrons et par la police, indispensable pour circuler. Dans ces années de dictature, le mouvement ouvrier survivait pourtant, sous la forme de sociétés de secours mutuel. A partir de 1862, le régime, pour se gagner le soutien des couches les plus pauvres de la population, desserra un peu la pression. Il n'y gagna qu'une multiplication des grèves et une accélération du mouvement d'organisation syndicale.

Le 2 septembre, Napoléon III était fait prisonnier à Sedan et capitulait. Après dix-huit ans, l'Empire s'effondrait.

 

La démocratie parlementaire construite sur le massacre des Communards

 

A la nouvelle de la défaite des armées de Napoléon III, la population parisienne, armée du fait de la guerre, descendait dans la rue et envahissait l'Assemblée. Elle imposait la déchéance de l'Empereur et la proclamation de la République.

L'armistice, négocié entre le gouvernement provisoire et Bismarck, chef du gouvernement allemand, était signé le 28 janvier 1871. Une des clauses imposait l'élection d'une assemblée. Cette élection eut lieu le 8 février, au suffrage universel. Elle donna une très forte majorité aux monarchistes, qui avaient près de 400 députés, contre 150 aux républicains. L'assemblée désigna comme chef du pouvoir exécutif, Adolphe Thiers, vieux politicien monarchiste, en attendant l'adoption d'une nouvelle constitution. Et elle s'installait à Versailles, se soustrayant ainsi à la pression de la population de la capitale.

 

La Commune de Paris : contre le pouvoir bourgeois, le pouvoir ouvrier

 

Le premier geste de Thiers fut de tenter de désarmer les ouvriers parisiens. Mais la tentative se heurta à la résistance de la population. Le gouvernement de Thiers se réfugia à Versailles, avec ses troupes, sa police, ses fonctionnaires et la plus grosse partie de la population bourgeoise de la capitale. Les ouvriers parisiens devenaient, de fait, maîtres du pouvoir. Le 26 mars, des élections étaient organisées dans chaque arrondissement pour désigner un nouveau conseil municipal, une nouvelle Commune : pour organiser son pouvoir, la population parisienne utilisait tout naturellement les structures municipales. Mais elle allait leur donner un contenu révolutionnaire.

Les membres de la Commune, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville, étaient pour la plupart des ouvriers, ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. Ils étaient responsables devant leurs électeurs et révocables.

La Commune ignorait la séparation des pouvoirs législatif et exécutif sur laquelle est fondé le parlementarisme des républiques bourgeoises.

Au parlementarisme bourgeois où, comme l'écrivait Lénine, " on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le bon peuple, la Commune substituait des organismes où la liberté d'opinion et de discussion ne dégénérait pas en duperie, car les parlementaires devaient travailler eux-mêmes, appliquer eux-mêmes leurs lois, en vérifier eux-mêmes les effets, en répondre eux-mêmes directement devant leurs électeurs. Les organismes représentatifs demeuraient, mais le parlementarisme, comme situation privilégiée pour les députés, n'était plus " .

 

La commune, structure de base d'un régime vraiment démocratique

 

En même temps, toutes les fonctions sociales qui avaient été progressivement confisquées par l'État, rendues indépendantes de la société, et utilisées par les gouvernements centraux successifs contre la société, étaient rendues à la Commune et soumises au contrôle de la population : l'armée permanente était dissoute, et tous les fonctionnaires, y compris la police et les juges, étaient élus, responsables, révocables et rémunérés, du haut en bas de l'échelle, par un salaire d'ouvrier.

Dans un programme qu'ils n'eurent pas le temps de développer, les Communards proposaient que toutes les communes, des plus grandes villes aux plus petits hameaux de campagne, s'organisent selon le modèle de la Commune de Paris, et qu'elles constituent la structure de base d'une nouvelle forme d'État, vraiment démocratique. Ce programme faisait écho à celui que la Commune de Paris de 1793 n'avait fait qu'esquisser.

Les communes rurales de chaque département feraient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département. Ces assemblées de département devraient à leur tour envoyer des délégués à une assemblée siégeant à Paris pour décider à l'échelle nationale.

Les fonctions, peu nombreuses mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central seraient assurées par des fonctionnaires de la Commune, révocables.

Ainsi, commentait Karl Marx, " Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait " représenter " et fouler aux pieds le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple, constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête d'ouvriers, de contrôleurs et de comptables pour son affaire. Et c'est un fait bien connu que les sociétés, comme les individus, en matière d'affaires véritables, savent généralement mettre chacun à sa place, et, si elles font une fois une erreur, elles savent la redresser promptement " .

 

La république parlementaire, le régime idéal pour la bourgeoisie

 

La Commune était l'exacte antithèse du parlementarisme et de la république bourgeoise. Cette dernière ne s'y trompa pas. A Versailles, Thiers reconstitua une armée avec l'aide de Bismarck qui accéléra la libération des soldats français prisonniers. Le 21 mai les troupes versaillaises entraient dans Paris, et se livraient durant trois semaines à un terrible massacre. Il y eut 30 000 tués, 13 000 condamnations par les conseils de guerre, 7500 déportés en Nouvelle Calédonie. La répression toucha le quart de la population parisienne.

C'est de ce massacre des ouvriers parisiens que naquit, vraiment, la IIIe République.

L'Assemblée de Versailles était, on l'a vu, en grande majorité composée de députés monarchistes hostiles à la République.

Face à la Commune, monarchistes de toutes tendances, républicains bourgeois et bonapartistes s'étaient fondus au sein du " parti de l'ordre " . Finalement, tous se rallièrent à la République.

Comme l'exprima Thiers, au nom de la majorité réactionnaire de l'Assemblée, " la République était le régime qui les divisait le moins " .

Comme l'écrivait Marx, " la classe dominante sent instinctivement que le régime anonyme de la république parlementaire peut se transformer en une société par actions à laquelle participent ses factions rivales " .

La république parlementaire était le régime qui permettait aux différentes fractions des classes possédantes de régler pacifiquement leurs différends, et de gouverner en commun, c'est-à-dire de piller en commun le budget de l'État. Marx comparait la république parlementaire bourgeoise à une société par actions. Ce n'était pas qu'une image. Il s'agissait bien - et il s'agit toujours - de la mise en exploitation, grâce à l'État, de toute la société.

 

La bourgeoisie se rallie au suffrage universel, mais l'encadre

 

En 1874, à la suite du ralliement progressif de députés monarchistes, les républicains devinrent majoritaires.

La nouvelle loi électorale adoptée en novembre 1875 prévoyait l'élection pour quatre ans d'une chambre des députés.

Après de longs débats, l'idée de restreindre le droit de vote avait été abandonnée. Toutes les solutions avaient été envisagées : soumettre à nouveau le droit de vote à des conditions de fortune, réinstaurer l'élection à deux degrés. Des députés avaient même imaginé ce qu'ils appelaient le vote familial. Il consistait à donner une voix au célibataire, deux à l'homme marié et trois au père de famille ayant plus de deux enfants. Le député qui faisait cette proposition expliquait : " on a vu très souvent le célibataire poussé à l'insurrection par sa concubine, tandis que l'homme marié retenu au logis par sa femme légitime se soumettait avec résignation aux privations les plus dures " . La proposition fut rejetée par 376 voix contre 271 !

Finalement, les députés ne crurent pas possible de renoncer ouvertement au suffrage universel tel qu'il existait.

La bourgeoisie, dans son ensemble, plus de 85 ans après 1789, se ralliait donc au suffrage universel, comme elle s'était ralliée à la République. Mais c'est parce qu'elle savait pouvoir l'entourer d'un certain nombre de garde-fous.

Il suffisait pour cela de puiser dans l'arsenal des mesures que le Second Empire, expert en la matière, avait expérimentées.

La constitution reprenait ainsi le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, assorti d'un découpage savant des circonscriptions destiné à diluer les votes des populations urbaines, considérées comme dangereuses, parmi ceux des zones rurales, réputées plus conservatrices. Le nombre de députés représentant le département de la Seine, par exemple, qui comprenait Paris et la ceinture rouge, les communes de banlieue entourant Paris, tomba du coup de 43 à 25.

Surtout, à côté de la chambre des députés, et destiné à lui faire contrepoids, la constitution ressuscitait le Sénat. La désignation des sénateurs par 75 000 grands électeurs - députés, conseillers généraux, conseillers d'arrondissement, délégués des conseils municipaux - lui assurait une majorité réactionnaire écrasante.

Le nouveau régime ne touchait pas à l'administration héritée du Second Empire. Nombreux étaient les hauts fonctionnaires du Second Empire qui, avec la proclamation de la république, s'étaient affirmés républicains. C'est pour eux, à cette époque, que fut forgée l'expression " républicains du lendemain " .

Napoléon Ier en avait jeté les bases, l'appareil d'État, avec ses hauts fonctionnaires, ses préfets, ses généraux, ses juges, ses policiers, ses prisons, avait ainsi traversé tous les régimes et toutes les révolutions - restauration, révolutions de 1830 et de 1848, Second Empire.

Ce qui faisait dire à Engels, en 1891, à propos de la 3e République, qu'elle n'était pas autre chose que l'Empire sans empereur.

Cet appareil d'État avait, à certains moments, occupé le devant de la scène. A d'autres, il dirigeait dans l'ombre du parlement. Mais il n'avait cessé de se développer, à mesure que la société elle-même se développait.

Et il s'est transmis, sans solution de continuité, jusqu'à nous.

Le développement des partis ouvriers, et l'arrivée au Parlement de députés, socialistes d'abord, à partir de 1889, communistes à partir de 1924, portèrent, en leur temps, les espoirs de ceux qui contestaient le parlementarisme et l'ordre bourgeois. Mais la contestation fut au bout du compte digérée, et les forces contestataires du parlementarisme bourgeois intégrées par lui. Et les lois régissant les élections pouvaient toujours diminuer la représentation parlementaire des partis trop influençables par l'opinion populaire.

 

3e République, État Français, 4e et 5e Républiques : la continuité de l'appareil d'État bourgeois

 

La 3e République prit fin après soixante dix ans d'existence, en juillet 1940, quand la chambre des députés, élue en 1936, la chambre du Front Populaire, et le Sénat votèrent les pleins pouvoirs à Pétain.

Celui-ci renvoya les deux chambres, révoqua les conseillers généraux et les maires des villes de plus de 2000 habitants et les remplaça par des fonctionnaires nommés par le gouvernement.

Pétain gouverna en s'appuyant directement sur l'appareil d'État dont il avait hérité de la 3e République, après en avoir chassé les fonctionnaires juifs et francs-maçons. Les autres - c'est-à-dire l'immense majorité des fonctionnaires - s'accommodèrent du nouveau régime. Pendant cette période l'appareil d'État continua de s'étoffer : l'effectif des fonctionnaires civils s'accrut de 25 %.

Après la chute du gouvernement de Vichy, l'épuration ne toucha qu'une minorité de fonctionnaires. De Gaulle, dès juillet 1944, avait annoncé la couleur en expliquant qu'il n'était " pas question de faire table rase de la grande majorité des serviteurs de l'État " . Sur un total de 11 000 dossiers traités, il y eut 4 000 révocations dans les fonctions les plus politiques et les plus publiques : préfets, sous-préfets, policiers, magistrats, etc. Dans les années qui suivirent, ils furent pratiquement tous réintégrés. Et bien des hauts fonctionnaires, qui avaient accepté les pires tâches sous Pétain, comme Papon, échappèrent même complètement à cette prétendue " épuration " .

En 1945, les Français, consultés par référendum sur la constitution à adopter, se prononcèrent pour la fondation d'une 4e République.

La 4e République fut à son tour remplacée, en 1958, par la 5e, dans laquelle nous vivons toujours aujourd'hui.

scaps République : derrière la démocratie parlementaire, la dictature de la bourgeoisie sur l'économie et la société

La 5e République, avec son suffrage universel très encadré, son parlement sans pouvoir, ses affaires et sa bureaucratie d'État pléthorique, est bien l'héritière des régimes qui l'ont précédée.

Le suffrage universel exclut encore des millions de travailleurs et de pauvres.

Près de cent cinquante ans après sa proclamation en France, en 1848, le suffrage universel n'est toujours pas universel.

Les femmes ont finalement obtenu le droit de vote, avec presque un siècle de retard, en 1945. Les jeunes ont dû attendre trente ans encore, 1974, date à laquelle l'âge pour voter est passé de 21 à 18 ans. Quant aux étrangers, une seule catégorie s'est vue reconnaître le droit de vote : les ressortissants de l'Union Européenne. Et seulement aux élections municipales et européennes.

Les trois millions de travailleurs immigrés, même ceux qui vivent et travaillent ici depuis des dizaines d'années, en sont exclus, ce qui est une façon d'exclure une partie, la plus exploitée, de la classe ouvrière.

Et à ceux qui en sont exclus de droit, il faut ajouter ceux qui en sont exclus de fait, parmi ceux qui s'abstiennent ou ne s'inscrivent pas sur les listes électorales.

L'abstention, en France, atteint des niveaux très variables selon les époques et le type d'élections. Depuis le début du suffrage universel, il y a un noyau d'abstentionnistes réguliers constitué, essentiellement, des plus pauvres. Ce sont aussi en majorité les plus pauvres qui ne s'inscrivent pas sur les listes. Aux élections législatives de 1997, ils représentaient environ 3 millions de personnes. Dans une étude sur l'abstention, l'INSEE estimait à 15 % du corps électoral potentiel le total des non-inscrits et de ceux qui constituent ce qu'elle appelle l'abstention irréductible.

Ceux-là aussi, font partie des exclus de cette " démocratie capitaliste " dont le système politique, comme l'écrivait Lénine, " refoule sournoisement les pauvres " par mille " restrictions, éliminations, exclusions, obstacles " ...

 

La fabrication des majorités électorales

 

Sur le plan de l'organisation des élections, les ministres de l'Intérieur des gouvernements successifs de la 5e République se sont largement inspirés des méthodes de leurs prédécesseurs, faisant varier modes de scrutin et découpages électoraux au gré des besoins des majorités du moment.

Sous la 3e et la 4e République, ces méthodes furent souvent utilisées pour réduire la représentation parlementaire du Parti Communiste Français.

Mais dans ce domaine, c'est de Gaulle qui alla le plus loin. Pour les premières élections de la 5e République, en 1958, l'adoption, à nouveau, du scrutin majoritaire uninominal à deux tours, et le savant découpage électoral qui l'accompagnait, réduisirent à presque rien la représentation parlementaire du PCF. Ce dernier passait de 150 députés en 1956 à 10 en 1958. Il avait, c'est vrai, perdu 7 % de ses électeurs. Mais il perdait 90 % de ses sièges de députés.

Un député gaulliste était élu en moyenne avec 19 000 voix, un socialiste avec 72 000 et un communiste avec 390 000.

En 1981, les circonscriptions n'avaient pas bougé mais leur population respective ayant changé, près de 5 millions d'habitants de circonscriptions ouvrières pesaient le même poids électoral qu'un million d'autres dans des circonscriptions réactionnaires.

En 1986, une réforme procéda à un certain rééquilibrage, sans supprimer les inégalités.

 

Un parlement ligoté...

 

Mais si les modes de scrutin étaient plus démocratiques, cela ne donnerait pas aux électeurs plus de pouvoirs.

Sous la 5e République, la chambre des députés, les élus du suffrage universel, n'ont pratiquement plus de pouvoirs. Le parlement est devenu une chambre d'enregistrement des décisions gouvernementales.

La constitution de la 5e République, en effet, a à la fois considérablement réduit le rôle du parlement, accru celui du gouvernement, et rendu ce dernier indépendant du parlement.

Même dans le domaine restreint qui reste aux députés, le gouvernement peut empêcher le vote d'une mesure qui lui déplaît, par la procédure dite du vote bloqué. Il peut aussi la supprimer après coup, s'il s'est laissé surprendre, en utilisant ce qu'on appelle la procédure de la seconde délibération.

Sous la 3e et sous la 4e République, les gouvernements s'étaient déjà donné les moyens de gouverner sans le Parlement, au moyen des décrets-lois.

La constitution de la 5e République n'a donc fait qu'entériner et accélérer une évolution qui était entamée depuis bien longtemps.

 

... et toujours sous haute surveillance

 

Pour le cas où toutes les limitations prévues ne seraient pas suffisantes, la nouvelle constitution a conservé de vieilles institutions conçues et utilisées depuis longtemps pour jouer les garde-fous.

Le Sénat, d'abord, élu pour neuf ans au suffrage indirect selon des modalités qui n'ont pas changé depuis 1875.

Et le Conseil d'État, toujours là aussi, dans sa version rénovée sous Pétain. C'est lui qui obligea, par exemple, le gouvernement Mauroy à réviser à la hausse l'indemnisation des actionnaires des sociétés nationalisées.

La constitution de la 5e République y a ajouté le Conseil Constitutionnel, dont les neuf membres, désignés par l'exécutif, ont le pouvoir de s'opposer aux lois votées par le Parlement, y compris celles proposées par le gouvernement : il suffit qu'il les estime contraires à l'esprit de la Constitution. Comme la baisse de la CSG pour les smicards, par exemple, décidée par Fabius. On voit que l'esprit de la Constitution ne concerne pas les plus pauvres.

Enfin, en dernier ressort, il y a les hauts fonctionnaires : ce sont eux qui, après le vote d'une loi, sont chargés d'en mettre au point, sous forme de décrets, les modalités d'application. Cela donne à ces hauts fonctionnaires le pouvoir de corriger ou de moduler la loi. Voire de l'enterrer, purement et simplement : sans décrets d'application, une loi ne peut pas en effet être appliquée.

 

La bureaucratie d'État aux commandes

 

Avec la 5e République, ce n'est donc pas le Parlement, c'est, ouvertement, l'exécutif et donc ses chefs, le Président et son premier ministre, qui concentrent l'essentiel du pouvoir.

Mais si Chirac et Jospin décident, ils ne décident pas seuls. Leurs politiques et leurs décisions sont préparées, discutées et décidées, avec ou sans eux, au sein de l'appareil d'État.

Marx, en 1852, dénonçait, après le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, " ce pouvoir exécutif avec son énorme organisation bureaucratique et militaire, avec sa vaste et ingénieuse machinerie d'État comptant une armée d'un demi million de fonctionnaires " qui, " tel un filet, enserre le corps de la société française, en obstrue tous les pores " .

Aujourd'hui, 150 ans après, l'administration française compte, en dehors des postiers, du personnel des hôpitaux et des enseignants, plus d'un million et demi d'agents de l'État et 315 000 militaires de carrière. L'effectif des seules administrations des ministères à Paris atteint 40 000 personnes.

Évidemment, ceux qui ont le pouvoir, ce sont ceux qui sont à la tête de cette bureaucratie d'État : les directeurs des administrations centrales et territoriales, les chefs militaires, les préfets, les hauts magistrats. Leur nombre est estimé à environ 5 à 6 000 personnes. En fait, comme l'a souligné un récent rapport de la Cour des comptes, personne ne sait exactement combien ils sont... Ni d'ailleurs combien ils sont payés.

Au plus haut niveau, les cabinets ministériels sont eux-mêmes devenus d'énormes machines bureaucratiques, des appendices de cet appareil d'État.

Le seul cabinet de Jospin est composé de près de 600 conseillers. Ils sont plus nombreux que les députés !

Le conseil des ministres est devenu une chambre d'enregistrement où sont annoncées des décisions qui ont été préparées ailleurs, en marge des ministères, dans de multiples commissions où ce sont les hauts fonctionnaires qui font, au sens propre du terme, la loi.

 

Les gouvernements passent, les hauts fonctionnaires restent

 

Si les gouvernements passent, ces hauts fonctionnaires, eux, restent. Les changements de majorité se traduisent par quelques changements de tête dans les postes de direction. Mais finalement beaucoup moins qu'on ne le croit.

Ces hauts fonctionnaires sont d'ailleurs, de par leur statut, inamovibles. Ils peuvent être déplacés, mais pas révoqués. Cette inamovibilité date de Napoléon. Elle explique la continuité de l'appareil d'État jusqu'à aujourd'hui.

Le secrétariat général du gouvernement, dont le siège est à Matignon, a vu depuis 1946 défiler 142 chefs de gouvernement. Dans le même temps il n'a eu en tout et pour tout à sa tête que huit secrétaires généraux différents, et cela en 55 ans. C'est un service qui a sous sa responsabilité de multiples activités : il fait travailler au total 5000 personnes.

Thierry Pfister, ancien journaliste devenu conseiller au cabinet de Mauroy, premier ministre de 1981 à 1984, a vécu, de l'intérieur, l'emprise de ces hauts fonctionnaires sur la politique du pays. Il explique, dans un livre :

" Une caste a colonisé l'État. L'administration a pris progressivement le contrôle de la représentation parlementaire, des cabinets ministériels et même des gouvernements " .

De cette emprise de la bureaucratie d'État, Thierry Pfister cite un exemple :

" Depuis des décennies, de hauts fonctionnaires, toujours aussi sûrs d'eux-mêmes et de leur savoir-faire, toujours aussi méprisants à l'égard des élus du suffrage universel, n'ont cessé, avec une parfaite bonne conscience, de se lancer dans une véritable fuite en avant, au détriment des salariés de la sidérurgie et des régions qui vivent - ou plutôt vivaient - de cette industrie. Alors que la plupart des marchés ne cessaient de diminuer, la technostructure étatique prétendait les rattraper par des investissements de plus en plus lourds qui ont ruiné la sidérurgie. Qu'importe, les contribuables sont là pour assurer les financements " .

Et, apparemment, mais cela ce n'est pas Thierry Pfister qui l'écrit, les ministres socialistes étaient là pour entériner la politique de cette bureaucratie, et prendre la responsabilité du " sale boulot " , comme Mauroy lui-même l'exprima à propos des milliers de licenciements de la sidérurgie.

Jean Arthuis, ministre de l'Economie du gouvernement Juppé jusqu'en 1997, dans un ouvrage écrit après coup, témoigne dans le même sens : quand il prit ses fonctions, son ministère tournait sans lui. Son travail consistait en fait à aller aux rendez-vous qui avaient été pris pour lui, et à signer les documents qu'on lui présentait ! Mais le nouveau ministre a voulu, dit-il, prendre les choses en mains. Disons qu'il a essayé.

A travers cet appareil d'État, ce n'est pas la " technocratie " mais c'est bien la bourgeoisie, la grande bourgeoisie, celle des trusts, qui est aux commandes.

 

Démocratie bourgeoise : la corruption permanente

 

Un petit aspect de l'emprise de la bourgeoisie sur l'appareil d'État occupe aujourd'hui le devant de l'actualité, sous la forme des " affaires " .

Les liens d'argent entre patrons, fonctionnaires et politiciens, ne datent pas d'hier. Ils se sont tissés dès l'origine de la société capitaliste. Et ils n'ont fait que se renforcer depuis, avec, à partir de la fin du 19e siècle, l'entrée dans l'ère de l'impérialisme, c'est-à-dire de la domination des trusts et du capital financier.

En 1917, Lénine écrivait : " Aujourd'hui, dans les républiques démocratiques quelles qu'elles soient, l'impérialisme et la domination des banques ont développé jusqu'à en faire un art peu commun ces deux moyens de mettre en oeuvre la toute-puissance de la richesse : la corruption directe des fonctionnaires et l'alliance du gouvernement et de la Bourse " .

Les " affaires " ont en effet ponctué la vie politique depuis plus de 150 ans. Certaines sont même entrées dans l'histoire, en raison de leurs répercussions politiques.

Comme l'affaire des décorations, qui conduisit sous la 3e République, en 1884, l'un de ses premiers présidents, Jules Grévy, à démissionner : son gendre utilisait son influence pour faire attribuer des décorations. Et il se faisait rétribuer pour cela. C'était moins dangereux que de favoriser le commerce des armes.

Sous la 3e République, il y eut encore le scandale de Panama, avant la guerre de 14-18, et l'affaire Stavisky après, qui servit de déclencheur aux manifestations d'extrême droite de l'année 1934. Après la guerre, il y eut encore, à l'époque du rationnement, le scandale du trafic des vins ; à l'époque de la guerre d'Indochine, celui du trafic des piastres, et même celui dit des généraux... Personne n'y échappait.

En janvier 1953, sous la 4e République, un certain André Boutemy, chargé de distribuer, dans les milieux politiques, les subsides du CNPF, qui venait de se créer (fin 1945), devint ministre de la Santé publique.

Dans une interview publiée à l'époque, il décrivait ainsi son rôle : " un industriel peut être sollicité d'appuyer de ses deniers un mouvement, un candidat, une propagande. Je suis tenu de le conseiller sur l'opportunité du geste, c'est tout. Je n'ai pas d'autre règle que l'anticommunisme " .

Et l'historienne Georgette Elgey précise : " En 1951, un candidat anticommuniste pouvait recevoir 500 000 francs ; s'il était ancien ministre, il avait droit à un million " .

Ajoutons que c'était alors tout à fait légal.

Sur le plan de la corruption, la 5e République, on le voit, n'a rien inventé. La corruption fait partie d'un système où, depuis l'origine, les capitalistes, grands et petits, n'ont cessé de devenir, pour leurs affaires, de plus en plus dépendants du soutien de l'État, des commandes et des marchés publics.

 

La bourgeoisie domine toute la société

 

Les affaires de corruption témoignent bien sûr de la mainmise de la bourgeoisie sur la vie politique. Mais elles ne sont que la face émergée de l'iceberg. Et pas seulement parce qu'il y a beaucoup plus de pots-de-vin distribués que ce que les quelques affaires qui deviennent publiques n'en révèlent.

La corruption est un moyen pour les capitalistes de se soumettre, au détail en quelque sorte, un par un, les politiciens ou les fonctionnaires dont elle a besoin pour obtenir une aide, un marché ou un passe-droit.

Mais ce n'est là qu'un aspect mineur de la domination que la bourgeoisie exerce sur l'appareil d'État dans son ensemble, et sur toute la société.

Les jeunes intellectuels qui, aujourd'hui, sortent des grandes écoles, plutôt que de consacrer leurs connaissances, leur intelligence, leur énergie, leur dévouement, à des tâches utiles, choisissent dans leur très grande majorité les fonctions lucratives mais moins nécessaires à la société que leur offrent les marchés financiers, la haute fonction publique, ou la direction du personnel de grandes entreprises. Ceux-là sont-ils moins corrompus parce qu'ils sont rémunérés par un salaire, et les avantages qui vont avec, plutôt que par un pot-de-vin ? La différence n'est peut-être que dans la régularité des versements.

 

L'État, un instrument aux mains des trusts

 

Si l'État, si tout son appareil de hauts fonctionnaires, de militaires, de diplomates est au service de la grande bourgeoisie, c'est parce qu'il a été et qu'il est conçu, fabriqué, sélectionné pour cela par la bourgeoisie elle-même.

Les dirigeants de l'appareil d'État, ceux des partis politiques, RPR, UDF, PS, et ceux des grandes entreprises, sont issus des mêmes milieux. Ils ont fréquenté les mêmes écoles et se retrouvent dans les mêmes cercles, les mêmes clubs... Ils sont interchangeables.

Quel que soit le poste qu'ils occupent, et quelle que soit l'étiquette politique qu'ils aient choisie, par conviction ou par calcul carriériste, ils servent toujours les mêmes intérêts.

Jérôme Monod, redevenu récemment conseiller de Chirac à l'Elysée, après avoir dirigé à partir de 1979 la Lyonnaise des eaux, avait été auparavant directeur du cabinet de Chirac, secrétaire général du RPR, mais aussi, pendant treize ans Délégué général à l'aménagement du territoire où il avait eu, notamment, l'occasion de faire la connaissance des élus et d'administrateurs locaux qui sont les clients potentiels de la Lyonnaise des eaux.

On pourrait multiplier les exemples. A gauche comme à droite.

Roger Fauroux, qui fut ministre de l'Industrie de Michel Rocard en 1988, avait été PDG de Saint-Gobain. Il est aujourd'hui directeur de l'ENA, tout en occupant des fauteuils dans divers conseils d'administration, dont celui d'Usinor Sacilor.

Martine Aubry, juste avant de devenir ministre du Travail, en 1991, était directrice général adjointe du groupe Péchiney, dont le président était Jean Gandois, qui sera, en tant que président du CNPF, l'interlocuteur de Martine Aubry, devenue ministre.

En fait, aujourd'hui, presque tous les dirigeants des plus grandes entreprises sont passés à un moment ou à un autre par un cabinet ministériel, dans des gouvernements de droite ou de gauche : de Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi, à Louis Schweizer, PDG de Renault, en passant par Jacques Calvet, ancien PDG de Peugeot, Jean Peyrelevade, PDG du Crédit Lyonnais, ou Michel Pébereau, PDG de BNP-Paribas, et bien d'autres.

Grâce à son contrôle des forces productives, de toute l'économie, la bourgeoisie exerce sa domination sur l'ensemble de la société.

 

L'information et la culture sous contrôle... ou sous influence

 

Aujourd'hui, bien peu de choses, parmi tout ce qui se lit, s'écrit, s'écoute ou se regarde, échappe au contrôle ou à l'influence de la grande bourgeoisie.

Elle contrôle la presse, la télévision, la radio, l'édition. En fait l'ensemble des moyens d'information, de communication, de culture. Le plus souvent elle les contrôle directement, parce qu'elle en est propriétaire.

En France, par exemple, Dassault s'est offert Valeurs Actuelles. Arnaud, le PDG du groupe LVMH, numéro un mondial du luxe, possède la Tribune, le Monde de la musique, Radio classique. Pinault, du groupe du même nom, ne possède encore que Le Point. Bouygues s'est contenté, jusqu'à présent, de TF1 et de LCI. Suez Lyonnaise des Eaux contrôle M6. Enfin Seydoux, PDG de Pathé, détenait, jusqu'à il y a peu, 60 % du capital de Libération. Il n'en a plus que 10 %.

Mais tous ceux là restent des petits joueurs.

Par comparaison avec le groupe Vivendi par exemple, qui détient par filiales interposées, dont Havas, L'Express - l'Express qui nous aime tant depuis que l'on a fait, en 1995, une campagne pour dénoncer le prix de l'eau. Mais il y a aussi L'Expansion, Courrier international, Le quotidien du médecin, 01Informatique, La France agricole, L'usine nouvelle. Dans l'édition, il contrôle Larousse, Nathan, Masson, Plon, Bordas, Laffont, Dalloz. Dans l'audiovisuel et la communication, Havas, Canal plus, Canal satellite, etc. Et le réseau de distribution de films UGC.

Le groupe Lagardère détient à travers sa filiale Hachette un véritable empire de presse, avec Le Journal du Dimanche, Elle, Nice-Matin, La Provence, Var-Matin, Télé 7 jours, Parents, Paris-Match, l'Echo des Savanes, etc., et des centaines de titres à l'étranger. Il possède aussi, dans l'édition, Grasset, Fayard, Stock, Calmann-Lévy, Le livre de Poche, etc.

Mais les grands patrons n'ont même pas besoin de posséder directement les journaux ou les chaînes de radio ou de télévision pour en influencer le contenu. Ils disposent pour cela, avec la publicité, d'un moyen de pression très efficace.

C'est en effet de la publicité que journaux et chaînes tirent la plus grosse partie de leurs recettes.

Le budget de publicité de Vivendi, en 1998, représentait deux milliards de francs. Presque toute la presse, hebdomadaire et quotidienne, y a émargé. Faut-il y voir la raison de l'extraordinaire retenue avec laquelle la presse évoque - ou n'évoque pas - le rôle de Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi, de ses prédécesseurs ou de son entourage, dans des affaires récentes de corruption ?

Ce qu'on sait, c'est que ces grands patrons, qui veulent en avoir pour leur argent, n'hésitent pas à intervenir quand un article de presse ne leur plaît pas. En septembre dernier, pour avoir publié un commentaire ironique sur les mauvaises affaires de Bernard Arnaud dans l'Internet, le Nouvel Observateur s'est ainsi trouvé privé de la publicité du groupe LVMH dans le numéro suivant. Soit une perte sèche de plus d'un million et demi de francs. C'était un avertissement qui n'était pas sans frais.

Que valent, dans ces conditions, la liberté, l'indépendance des journaux et des journalistes, et que vaut la liberté de la presse ?

Mais la bourgeoisie n'a même pas besoin de ces moyens directs de contrôle ou de pression.

Les journaux qui n'appartiennent pas directement à des groupes industriels ou financiers, comme Le Monde, et ceux qui ne dépendent pas de la publicité, comme Le Canard Enchaîné, n'en sont pas pour autant plus neutres, socialement, sans parler d'être révolutionnaires ! Cela ne les empêche pas, eux aussi, comme tous les autres, d'ignorer les sentiments, les opinions, les espoirs, et simplement la vie, de ceux qui, comme l'écrivait Jacques Prévert, " fabriquent dans les caves les stylos avec lesquels d'autres écriront en plein air que tout va pour le mieux " .

 

La dictature des propriétaires des moyens de production

 

Ce pouvoir fondamental sur la société, qui lui vient de son contrôle de l'économie, qui lui vient de la propriété privée des gigantesques moyens de production modernes, la bourgeoisie ne le partage pas. Dans la plus démocratique des démocraties bourgeoises, la démocratie s'arrête à la porte de l'atelier, du bureau, de l'usine.

La démocratie bourgeoise d'aujourd'hui reste, comme celle que les bourgeois de 1789 voulaient instaurer, une démocratie pour les propriétaires, dominée par les propriétaires. C'est-à-dire que la démocratie s'arrête là où commence la propriété. A l'époque, il s'agissait, essentiellement, de propriété foncière. Aujourd'hui, il s'agit de la propriété d'immenses forces productives, dont dépend la vie de toute la société.

Les dirigeants des trusts peuvent, comme ceux de Total, ou d'autres, salir des centaines de kilomètres de côtes sous prétexte d'économies de transports, et imposer à la collectivité d'en faire tous les frais.

Ils peuvent déplacer leurs usines, les fermer, jeter à la rue des milliers de travailleurs, condamner des régions entières à l'asphyxie économique et au désastre social.

Ils peuvent aussi déplacer des millions de travailleurs, les faire venir des quatre coins du monde, quand ils ont besoin d'eux. Et les renvoyer, ou leur fermer la porte au nez, quand ils n'en ont plus besoin.

Et ils peuvent soumettre, dans le monde, des populations entières à la famine et les réduire à la mort lente, sous le poids de dettes qui les ont, eux, enrichis.

La démocratie parlementaire, de ce point de vue, n'est qu'une façade et un leurre. Elle n'est que l'une des formes politiques possibles de la dictature de la bourgeoisie. Mais c'est bien de dictature qu'il s'agit. Même si la liberté d'expression de tous est totale, elle n'a pas le même poids si elle s'exprime au café du coin ou en pleine page des journaux à grand tirage et à longueur de journaux télévisés.

 

De la dictature économique à la dictature politique

 

La démocratie parlementaire est la forme de gouvernement que la bourgeoisie préfère car elle lui permet de régler démocratiquement les conflits en son sein et d'amortir les revendications sociales.

Mais en période de crise, quand son pouvoir est menacé, ou simplement quand ses intérêts sont en jeu, cette dictature peut s'exercer directement, sous les formes les plus brutales.

Il a suffi parfois d'élections favorable à la gauche. Ce fut le cas en 1936, en Espagne, et plus récemment en 1973 au Chili dont le régime démocratique était alors donné en exemple en Amérique Latine. En Grèce, en 1967, il a même suffi que la gauche paraisse en mesure de gagner les élections, pour que les colonels s'emparent du pouvoir.

Cela pourrait aussi arriver en France un jour, même si nous vivons aujourd'hui dans un régime démocratique, avec toutes les limitations que nous avons décrites : nous pouvons nous réunir, diffuser notre presse, nous présenter aux élections.

Alors, comme l'écrivait Lénine, " nous sommes pour la république démocratique en tant que meilleure forme d'État pour le prolétariat en régime capitaliste ; mais nous n'avons pas le droit d'oublier que l'esclavage salarié est le lot du peuple, même dans la république bourgeoise la plus démocratique " .

Il y eut juin 1848 et il y eut la Commune. C'est sur le massacre des Communards que s'est bâti le compromis politique qui donna naissance à la république dans laquelle nous vivons toujours. Et à deux reprises au 20e siècle, de 1914 à 1919, et de 1940 à 1944, la démocratie fut mise entre parenthèses, et le pouvoir transmis, de fait, à l'armée et à la police.

Mais il y eut aussi, tout au long, la répression des grèves ouvrières, parfois sanglante.

Et il y eut les guerres coloniales. La guerre d'Indochine et la guerre d'Algérie, avec ses tortures et le massacre d'ouvriers algériens à Paris, ce n'est pas si vieux. Des responsables de cette barbarie sont encore là. Certains s'en vantent !

La 5e République est d'ailleurs née à cette époque, sous les auspices d'un général, de Gaulle, et sous la menace d'une intervention des généraux de cette armée de la guerre d'Algérie.

Et la visite que de Gaulle fit en Allemagne, au moment des événements de mai 1968, pour vérifier si les blindés stationnés là-bas étaient prêts à foncer sur Paris, montre que si finalement il choisit les élections pour régler la crise, l'intervention de l'armée faisait partie des possibilités envisagées.

 

La forme normale de la dictature du prolétariat : la démocratie la plus large

 

La république démocratique bourgeoise, reposant sur le suffrage universel et le mécanisme des partis, n'est en fait que la forme normale de la dictature de la bourgeoisie. Et l'État moderne reste le garant du maintien de l'exploitation. Nous pouvons reprendre à notre compte ces conclusions que Marx tira, en son temps, de la défaite des révolutions de 1848 en France et en Allemagne.

 

Contre la dictature de la bourgeoisie, la dictature du prolétariat

 

Comme nous reprenons à notre compte la conclusion révolutionnaire qu'il en tira : que la révolution prolétarienne ne pourra l'emporter qu'à condition de " concentrer contre l'État toutes ses forces de destruction " , qu'à condition " de briser la machine d'État que toutes les révolutions politiques n'avaient fait jusqu'à présent que perfectionner " .

Pour nous, cette analyse et ce programme sont, cent cinquante ans après, toujours d'actualité.

Pour s'émanciper, la classe ouvrière devra opposer à la dictature de la bourgeoisie, comme l'expliquait encore Marx, " la dictature de classe du prolétariat comme point de transition nécessaire vers l'abolition des différences de classes tout court, vers l'abolition de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, vers l'abolition de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, enfin, vers le bouleversement de toutes les idées qui naissent de ces relations sociales " .

La classe ouvrière devra, résumait Marx, " déclarer la révolution en permanence " .

 

Contre la démocratie bourgeoise, la démocratie ouvrière

 

En parlant de dictature du prolétariat, Marx ne parlait pas de la forme politique que prendrait la domination de la classe ouvrière, mais de son contenu social. La dictature du prolétariat ne s'oppose pas pour lui à la démocratie ni aux libertés politiques, mais à la dictature sociale et économique de la bourgeoisie, quelles que soient ses formes politiques.

Marx et Engels n'excluaient d'ailleurs pas la possibilité d'une transition sinon pacifique, du moins plus facile, dans les États bourgeois où le militarisme et la bureaucratie ne s'étaient pas encore développés. Avec l'impérialisme, qui renforça de façon extraordinaire l'appareil bureaucratique et militaire dans tous les États bourgeois, cette possibilité est moins vraisemblable. Cependant il n'y a pas de situation révolutionnaire, pas de situation où les masses ne peuvent plus supporter leur vie, sans que l'appareil d'État de la bourgeoisie se décompose et soit moins en en état de fonctionner et de réagir.

La nécessité de la dictature du prolétariat est liée à la nécessité de briser l'État bourgeois mais aussi à sa résistance ou son absence de résistance. C'est la violence bourgeoise qui appelle la violence révolutionnaire, laquelle est proportionnée à la première.

Mais à la démocratie bourgeoise, le prolétariat oppose sa démocratie, la démocratie prolétarienne. Un régime qui, comme l'expliquait Lénine, " est un million de fois plus démocratique que n'importe quelle démocratie bourgeoise " .

Bien sûr, il en va de la dictature du prolétariat comme de la dictature de la bourgeoisie. Elle pourra revêtir, selon le contexte ou les circonstances, des formes politiques différentes, plus ou moins dures, plus ou moins démocratiques.

Mais la forme normale de la dictature du prolétariat, c'est la forme la plus démocratique.

Tout dépend, et tout dépendra, du degré de résistance des bourgeois et de ceux qu'ils entraînent ou influencent.

C'est là-dessus qu'achoppa, au bout du compte, l'État ouvrier qui naquit de la révolution d'octobre 1917 en Russie.

 

L'exemple de la révolution russe et des soviets : la démocratie pour les plus larges masses

 

La révolution russe appela à l'exercice du pouvoir politique, à travers les soviets, l'immense majorité de la population, ouvrière et paysanne, y compris la plus pauvre, de Russie.

Mais elle eut immédiatement à faire face à la guerre civile, et aux armées coalisées de toutes les grandes puissances impérialistes, y compris les ennemis de la veille, Allemands, Anglais et Français.

La république soviétique, après quatre années de guerre mondiale, puis quatre années de guerre civile, après les défaites successives des révolutions qui éclatèrent en Europe, resta isolée, détruite, ravagée par la famine. La population cessa d'exercer, à tous les niveaux, son contrôle. Le pouvoir lui fut confisqué par une minorité de profiteurs, et la démocratie soviétique fut remplacée par la dictature politique d'une caste de bureaucrates.

Mais le régime qui s'était mis en place, et qui avait fonctionné au cours des premières années, est le plus démocratique que nos sociétés aient connu, parce que, comme l'écrivait Lénine, il a " développé et étendu la démocratie comme nulle part au monde, au profit de l'immense majorité de la population, au profit des exploités et des travailleurs " . Et nous n'avons rien à en renier.

Si les bolcheviks durent prendre des mesures de répression politique contre leurs adversaires - privation de droits politiques, suspension de leurs journaux, interdiction de certains partis - , il s'agissait, comme l'écrivait Lénine, de mesures " essentiellement russes " : des mesures d'exception, de légitime défense, liées à la guerre civile. Elles ne faisaient pas partie du programme des bolcheviks.

Et elles ne font pas partie du programme des communistes révolutionnaires.

 

Les municipalités, institutions potentiellement les plus démocratiques

 

Parmi toutes les institutions bourgeoises, les municipalités restent encore aujourd'hui, potentiellement, les plus démocratiques, parce qu'elles sont les plus proches de la population, les plus soumises à son contrôle.

Elles le doivent à la révolution qui, en 1789, créa, dans chaque commune, quelle que soit sa taille, une municipalité élue.

 

Les communes placées sous le contrôle de l'État

 

Après la révolution, l'existence même de ces 44 000 administrations communales, qui étaient comme autant de gouvernements locaux, fut remise en cause. Pour mieux les contrôler, on tenta d'en réduire le nombre, en les regroupant. En vain. Depuis, les projets de regroupement n'ont d'ailleurs pas cessé, jusqu'à maintenant. Ils ont, jusqu'à présent relativement échoué : la commune, structure administrative de base, résiste. Il y a toujours plus de 36 000 communes.

Ne pouvant revenir sur leur existence, leur rôle fut restreint et elles furent, jusqu'à aujourd'hui, placées sous contrôle étatique.

L'Empire avait transformé les maires et les conseillers municipaux, nommés par l'État, en simples fonctionnaires. L'élection des conseillers municipaux fut rétablie en 1831. Il fallut attendre la troisième République, pour que les maires, tous les maires, y compris ceux des grandes villes, soient, à nouveau, élus. Sauf celui de Paris, qui ne sera élu qu'à partir de 1977. Bien qu'élus, les maires restaient placés sous le contrôle des préfets. Ils avaient donc, de fait, une double fonction, représentants de leurs électeurs, et représentants de l'État auprès de ceux-ci.

 

Le nouveau régime des lois de décentralisation de 1982

 

Le statut des communes, défini par la loi municipale de 1884, s'est appliqué jusqu'aux lois de décentralisations de 1982, si l'on excepte la période de Vichy.

Les lois de 1982, dites de décentralisation, furent présentées comme une démocratisation. Elles devaient en effet étendre les pouvoirs des municipalités, les rendre plus proches, plus représentatives des citoyens, enfin accroître leur indépendance par rapport à l'État.

Depuis 1982, un certain nombre de responsabilités qui étaient, jusque là, exercées par l'État ont en effet été transférées aux communes.

Les plus importantes concernent l'urbanisme et les possibilités d'intervention de la municipalité dans l'économie.

C'est désormais le maire qui gère le plan d'occupation des sols et qui délivre les permis de construire. Et les villes sont devenues l'un des principaux investisseurs publics. En 1998, leurs investissements ont représenté plus de 144 milliards de francs. Mais en plus les communes sont aussi, comme toutes les collectivités locales, pourvoyeuses d'aides directes aux entreprises : elles y consacrent, chaque année plus de 7 milliards de francs (et c'est sans compter les exonérations fiscales).

 

Un marché très profitable pour les trusts

 

Et les municipalités sont devenues un marché particulièrement profitable pour les plus grands trusts.

Si Vivendi ou la Lyonnaise des Eaux ont pu acheter à tour de bras en France ou dans le monde au cours des dernières années toutes les sociétés qu'elles pouvaient dans le domaine du traitement de l'eau ou des déchets, et aujourd'hui de la communication et des télécommunications, elles le doivent en grande partie aux profits considérables réalisés sur le dos des municipalités... et de leurs habitants.

A Paris, c'est en 1985 que Chirac, en tant que maire, a décidé de sous-traiter la distribution d'eau à des sociétés privées. La Générale des Eaux, du groupe Vivendi, s'est vue confier la rive droite de la Seine. Et Suez-Lyonnaise des Eaux la rive gauche. Entre 1985 et 1997, le prix de l'eau à Paris a augmenté de 181 %.

Mais ces trusts ne sévissent pas qu'à Paris. Vivendi travaille en France avec plus de 8500 collectivités locales, et dessert en eau (plus ou moins) potable 25 millions de personnes, soit 39 % de la population. La Lyonnaise des eaux arrive en deuxième position, avec 18 % de la population. 23 % de la population seulement sont aujourd'hui alimentés en eau potable par des régies municipales.

En moyenne, les tarifs de l'eau sur l'ensemble des communes françaises ont augmenté de 47 % entre 1992 et 1998.

Cela donne une idée des sommes pompées par ces marchands d'eau dans les communes.

 

Un mode de scrutin qui défavorise les minorités

 

Deuxième aspect de la réforme : le mode de scrutin retenu pour l'élection des conseillers municipaux.

Il s'agit d'un scrutin majoritaire à deux tours avec une dose de proportionnelle. La liste qui obtient la majorité (absolue au premier tour ou relative au second) obtient la moitié des sièges au conseil municipal. Les autres sièges sont répartis à la proportionnelle entre toutes les listes, y compris la liste majoritaire. Par exemple si la liste en tête obtient 33 % des voix au second tour, elle aura 50 % des sièges plus 33 % de l'autre moitié, c'est-à-dire qu'elle aura en tout 66 % des conseillers municipaux, avec seulement 33 % des voix.

Les minorités peuvent être représentées, à condition de passer deux barrages : s'il n'y a qu'un seul tour, il faut au moins 5 % pour avoir droit à la répartition des élus. Et s'il y a un deuxième tour, pour pouvoir s'y présenter il faut avoir obtenu 10 % des voix au moins au premier tour.

En fait ce mode de scrutin assure une sur-représentation de la liste qui arrive en tête, et une sous-représentation de toutes les autres.

Il assure donc au maire élu une majorité renforcée, qui, de fait, lui laissera les mains libres.

Il faut remarquer que la loi a prévu des modalités d'élections différentes selon la taille des communes : plus démocratiques dans les petites que dans les grandes.

 

Le contrôle des préfets, modifié, a été maintenu

 

Enfin, troisième aspect de la réforme, la loi a modifié les relations entre les représentants de l'État et ceux des communes.

Depuis 1982, les décisions des conseils municipaux n'ont plus à être, comme auparavant, soumises au préalable au préfet. Elles doivent quand même lui être transmises. Transmises et non soumises donc. C'est là qu'est la nuance. Et si le préfet conteste une décision, il ne pourra plus l'annuler : il devra passer par le tribunal administratif, seul habilité à le faire.

Cela dit, la loi prévoit quand même un garde-fou, sous la forme d'une procédure accélérée, dans le cas où certains actes d'une municipalité " porteraient atteinte à une liberté publique ou individuelle " .

Et un maire - comme un conseiller municipal - peut toujours être suspendu ou révoqué, et un conseil municipal dissout par l'État.

Les électeurs, eux, n'ont pas cette possibilité. Il leur faut attendre la fin du mandat, au terme des six ans.

Au total, la loi de 1982 a surtout accru les pouvoirs des maires, et elle leur a donné, par rapport aux représentants de l'État, une plus grande marge de manoeuvre. Ce n'est pas un hasard : la loi de décentralisation a été préparée sous les auspices de Gaston Deferre, ministre de l'Intérieur, mais aussi maire de Marseille (depuis 1953) et de Pierre Mauroy, premier ministre, mais aussi maire de Lille (depuis 1973).

Des bourgeois ou petits bourgeois locaux qui n'avaient pas, comme les grands patrons, leurs entrées aux sommets de l'État, y ont sans doute gagné des possibilités d'influence nouvelles.

La population, elle, n'y a rien gagné en démocratie.

 

Décentralisation, mais pas démocratisation

 

L'État, par l'intermédiaire du préfet, garde son droit de contrôle et d'intervention. Et le maire, au sein du conseil municipal, continue à concentrer tous les pouvoirs.

La plupart du temps, le conseil municipal se borne à être une chambre d'enregistrement. Les élus minoritaires ne disposent pas de moyens de s'opposer.

Une fois élu par le conseil municipal, quoi qu'il arrive, le maire ne peut plus être démis ni remplacé par ce même conseil municipal, jusqu'à la fin de son mandat. Enfin c'est le maire aussi, et lui seul, qui est le patron de l'administration municipale.

Enfin, la liberté d'action des communes est limitée par leur situation financière et l'encadrement de leur budget.

Les ressources des communes dépendent à 40 % de l'État. Même la gestion des taxes locales, qui sont leur principale source de recettes, leur échappe en grande partie.

Par ailleurs, une grande partie des dépenses des communes sont obligatoires : construction et entretien des routes, des écoles maternelles et des écoles primaires, financement des cantines scolaires, aide sociale, etc. Elles ont aussi, par exemple, l'obligation de subventionner les classes élémentaires des écoles privées sous contrat d'association avec l'État.

La loi de décentralisation n'a vraiment pas amélioré la situation financière des communes. Au contraire même, dans la mesure où l'État leur a transféré moins de ressources que de charges nouvelles.

 

Des possibilités d'intervention de la population

 

Malgré ces limites, les municipalités sont, de toutes nos institutions, celles qui offrent le plus de possibilités d'interventions à des élus au service des intérêts de la classe ouvrière. Cela parce qu'elles offrent le plus de possibilités d'intervention à la population elle-même.

Au-delà des lois qui encadrent les municipalités, les élus exercent leurs mandats parmi leurs électeurs, au milieu desquels, souvent, ils vivent. Les conséquences de leurs décisions sont souvent immédiates, parfois très visibles, et elles concernent tous les aspects de la vie quotidienne des habitants.

Aujourd'hui, on parle beaucoup du désintérêt de la population pour la politique et de son rejet des politiciens, qui se manifesterait, notamment, par l'augmentation des abstentions aux élections, qui toucherait surtout les milieux populaires. Dans les communes, pratiquement personne n'assiste aux réunions des conseils municipaux, pourtant toutes ouvertes au public, mais la population n'y est vraiment pas incitée. Réunions irrégulières, annoncées peu de temps à l'avance, se tenant souvent à des heures où la population qui travaille n'est pas libre.

Le problème n'est pas nouveau. Il est aussi vieux que la démocratie bourgeoise qui entretient systématiquement ce désintérêt du plus grand nombre. Son idéal, c'est le citoyen passif. Il a fallu près d'un siècle en France pour que la bourgeoisie française se résolve à gouverner avec le suffrage universel. Et elle ne le fit qu'en s'entourant de toutes sortes de garde-fous, de limitations, d'obstacles.

" Si l'on considère de plus près le mécanisme de la démocratie capitaliste " , écrivait Lénine, " on verra partout dans les menus détails de la législation électorale, dans le fonctionnement des institutions représentatives, dans les obstacles effectifs au droit de réunion, dans l'organisation purement capitaliste de la presse quotidienne, on verra restriction sur restriction au démocratisme. Ces restrictions, éliminations, exclusions, obstacles pour les pauvres paraissent minces. Mais totalisés, ils excluent, éliminent les pauvres de la participation active à la démocratie... " . Ainsi, " dans le cours ordinaire des événements, la majorité de la population se désintéresse de la politique et se trouve écartée de la vie politique et sociale " .

L'objectif d'élus révolutionnaires susceptibles d'intervenir dans une municipalité sera, précisément, de changer cela, c'est-à-dire de rompre avec les règles du parlementarisme bourgeois, et de rechercher sans cesse plus de participation des travailleurs, plus d'initiatives. De gagner à la gestion des affaires de la commune le maximum de participants volontaires et bénévoles, pour faire en sorte que cela devienne l'affaire de tous.

 

Quand le PS et le PC se servaient des municipalités comme tribunes

 

Lorsque le Parti Socialiste ou le Parti Communiste Français défendaient encore les intérêts politiques de la classe ouvrière, leurs élus municipaux se servirent des municipalités comme tribunes et parfois comme exemples de réalisations collectives au service des classes populaires.

Dans les années 1880-1890, les socialistes prirent la tête de plus d'une centaine de municipalités. Leur but, comme le formulait Edouard Vaillant : " faire pénétrer dans les conseils municipaux des citoyens qui ne soient pas de simples conseillers, mais de véritables délégués du peuple, tenus de faire de leurs fonctions un moyen constant de ralliement, d'agitation pour l'opinion, de propagande pour la cause de la révolution " .

Les premières mesures des nouvelles municipalités socialistes étaient souvent marquées par l'antimilitarisme et par la lutte contre l'influence de l'Eglise. La municipalité de Saint-Ouen, en 1887, interdisait au curé de sonner les cloches, car elles n'étaient pas solides, représentaient un danger'85 et aussi un appel à la messe !

La municipalité de Saint-Denis, en 1893, vota l'expulsion du commissariat de police, qui était installé dans des bâtiments municipaux, à un moment où la police intervenait violemment contre des travailleurs d'une usine de la localité en grève. Le refus de voter le budget de la police fut une source de conflits fréquents entre les municipalités socialistes et les préfets.

Les municipalités socialistes étaient évidemment de tous les combats des travailleurs. Elles ne se contentaient pas de mettre leurs moyens au service des luttes ouvrières : les élus payaient de leur personne aux côtés des grévistes.

Ces municipalités consacrèrent beaucoup d'efforts à renforcer l'instruction scolaire de base dans les milieux les plus pauvres, et à diffuser la culture parmi la population. A cette époque, les mairies socialistes avaient à coeur de faire flotter le drapeau rouge sur leur fronton.

Le Parti Communiste, dans les années 20, développa lui aussi un programme radical s'inspirant des mêmes principes.

 

Mesurer la pénétration de nos idées dans la classe ouvrière

 

Aujourd'hui, nous sommes loin de cette situation et, étant donné la façon dont les élections sont encadrées et le peu de chance pour Lutte Ouvrière de conquérir une mairie, on peut se demander, en cette période préélectorale, pourquoi les militants de Lutte Ouvrière se présentent à de telles élections.

La réponse est tout d'abord qu'il s'agit toujours d'un test politique, mesurant la pénétration de nos idées dans l'électorat populaire.

Engels écrivait que le suffrage universel était le baromètre de la maturité de la classe ouvrière, qu'il ne pouvait être rien de plus en l'état actuel. Mais, concluait-il, cela suffit !

En effet, cela suffit pour qu'un parti du prolétariat se présente systématiquement à toutes les élections où il le peut.

C'est d'ailleurs pourquoi nous tenons à ne nous présenter que sur la base de notre propre politique, sans passer d'accord sous prétexte de gagner des voix, voire des sièges, sur la base d'un programme qui ne serait pas le nôtre.

Nous ne dénoncerons pas le gouvernement socialiste et ses alliés au premier tour pour nous retrouver aux côtés de leurs représentants au deuxième tour.

 

Notre objectif : que la population résolve elle-même ses problèmes

 

Mais il est d'autres raisons de nous présenter aux élections municipales, qui tiennent à la place particulière, dont nous avons parlé plus haut, de la vie communale dans la société.

Bien sûr, Lutte Ouvrière est bien loin d'avoir la force électorale de conquérir des mairies, nous l'avons dit et ce n'est pas une révélation. Nous ne pouvons donc pas réellement parler d'un programme municipal.

C'est ce qui faire dire à certains que nous n'avons pas de programme. Eh bien, ceux-là se trompent.

Bien sûr, ce n'est pas avec un conseiller municipal par-ci par-là comme c'est notre cas actuellement, qu'on peut faire grand chose.

Mais avec 4 ou 5 conseillers dans une commune - ce qui représente, vu la loi, un déjà fort pourcentage de suffrages - même si nous ne pouvions pas choisir le maire car le choix n'est pas libre, nous pourrions, dans certains cas, peser sur le choix, voire le modifier, et obtenir de la part du maire des engagements formels si nos élus sont nécessaires à une majorité de gauche.

Par ailleurs, une telle présence sur une commune moyenne signifierait une réelle audience politique dans la commune et permettrait de développer notre politique parmi la population elle-même et pas seulement au sein du Conseil municipal.

Notre objectif ne serait pas seulement de donner la parole à la population, mais de lui donner l'envie et les moyens de faire ce que la municipalité pourrait faire et ne fait pas.

Notre objectif serait d'amener la population laborieuse la plus pauvre, celle qui est le plus dans le besoin, à prendre en main elle-même certaines réalisations.

Bien sûr, il existe des associations, culturelles par exemple, qui souvent font un bon travail.

Mais, au-delà de la culture et du sport, il y a des urgences dans la société actuelle, et pour ces urgences il ne suffit pas de revendiquer, il faut agir, et cela indépendamment des autorités, et contre elles s'il le faut.

 

Un exemple : l'éducation scolaire de base des enfants des quartiers populaires

 

Par exemple dans le domaine scolaire.

Une statistique récente a montré que 15 %, voire plus, des jeunes qui entrent en 6e au collège ne savent pas lire correctement et sont incapables de comprendre un texte simple et qu'une moitié le sait tout juste, ce qui fait 65 % au total qui le savent tout juste ou pas du tout.

Bien plus ne savent évidemment pas s'exprimer par écrit.

Et on pourrait dire que pas mal d'autres ne savent pas s'exprimer correctement par la parole.

Ces jeunes qui entrent en 6e au collège sortent de l'école primaire, qui n'a pas pu apprendre à tous à lire couramment, à écrire et à s'exprimer correctement. Pourquoi ? Parce que dans les familles les jeunes ne trouvent pas un milieu qui leur apprendra tout cela, les écoles maternelles ne les y préparent pas toujours et surtout à l'école primaire les classes sont trop surchargées pour donner à chaque enfant l'enseignement personnalisé et adapté qu'il lui faudrait. Et ces jeunes, une fois au collège, sont en échec scolaire permanent.

Aujourd'hui, tout le monde dit qu'on n'y peut rien.

Mais un nombre suffisant d'élus dans une municipalité peut trouver des volontaires, retraités ou pas, qui puissent aider les enseignants à créer des petits groupes de 3, 4, 5 ou 6 enfants, selon les niveaux, et leur apprendre à lire, à écrire et à compter. Ce qui, en deux ans de scolarité primaire, peut parfaitement se faire si l'on se donne les moyens de donner le goût d'apprendre et d'adapter l'enseignement à chacun d'eux.

Pour les locaux, il suffit de répartir les groupes à l'intérieur d'une même classe. Il ne s'agit pas de cours du soir, comme on le fait parfois dans les collèges, ce qui est suffisant pour certains enfants mais qui est bien trop tard pour un grand nombre d'élèves. C'est à l'école primaire qu'on doit le faire pour ceux-là. C'est possible si l'on a l'encadrement voulu.

Dans un tout autre domaine : une route est à bitumer dans la commune et la mairie ne le fait pas ? On peut mobiliser les habitants pour le faire, sans distribuer des pactoles aux entreprises de travaux publics. Le volontariat et la coopération, cela existe pour bien des causes, comme les restaurants du coeur où l'initiative de volontaires supplée la carence des pouvoirs publics, et cela peut exister aussi au sein d'une même commune.

Et on pourrait prendre bien d'autres exemples tirés de ce que nous vivons tous les jours dans les communes populaires.

 

Pour que ce soit la population qui commande, décide et exécute ses décisions

 

Bien sûr, de telles initiatives ne suffiront pas pour construire des habitations à loyers modérés qui manquent. Mais elles peuvent imposer un changement. Un changement qui amène la population non seulement à élire un maire tous les 6 ans, mais à s'occuper elle-même de son sort et à imposer aux autorités le fait que c'est la population qui commande, qui décide et qui exécute ses décisions, que c'est la population qui est le pouvoir exécutif local.

Voilà un aspect de notre programme. Programme qui est aussi de dénoncer tout ce qui, dans cette société de fric pour le fric, paralyse la vie communale, la vie de tous.

A Rouen, les traminots ont eu affaire à un patron de combat car la mairie a confié la régie des transports en commun au trust Vivendi. Bien sûr la municipalité qui lui a donné cette concession s'est bien gardée d'intervenir dans ce conflit. Voilà ce qu'est une municipalité au service des trusts.

Bien sûr, Lutte Ouvrière n'y peut rien et ce n'est pas un conseiller municipal qui y changerait grand-chose. Mais il peut chercher tous les autres contrats dont le trust Vivendi, l'ex-Générale des Eaux, directement ou par l'intermédiaire de filiales, bénéficie dans la ville. Il peut chercher toutes les subventions à ces filiales, pour s'installer par exemple, dont ce trust parmi d'autres a bénéficié. Et aider les contribuables à faire les comptes en rendant tout cela public.

La révolution dans les idées, dans les esprits, peut commencer par la vie communale.

Voilà pourquoi nous nous présentons et voilà, si nous avons assez d'élus, quel programme local sera le nôtre : dans un premier temps, entraîner la population à agir et, dans un deuxième temps, soutenir ses initiatives.

Et il y a une chose dont nous sommes certains, c'est que si la bourgeoisie, qui est née et s'est développée à partir des communes au sein du régime féodal, a mis sept cent ans pour arriver au pouvoir, le prolétariat, lui, n'attendra pas si longtemps.

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