La longue lutte des Noirs américains

Le 17 juin 2015, neuf personnes étaient assassinées dans une église noire de Charleston, en Caroline du Sud. Le meurtrier : un jeune Blanc raciste de 21 ans, partisan de la suprématie blanche, nostalgique du régime de l'apartheid et de la ségrégation raciale. Ce carnage vient après une série de meurtres de Noirs par des policiers. Ils rappellent que l'oppression des Noirs n'a pas pris fin aux États-Unis. Michael Brown, 18 ans, tué à Ferguson par un policier : non-lieu rendu par la justice. Eric Garner, 44 ans, étranglé à New York par un policier : non-lieu. John Crawford, 22 ans, tué par un policier dans un supermarché de l'Ohio alors qu'il manipulait un jouet: non-lieu. Tamir Rice, 12 ans, tué par un policier à Cleveland alors qu'il jouait avec une arme factice. Walter Scott, 50 ans, tué de huit balles dans le dos par un policier en Caroline du Sud. Freddie Gray, 25 ans, malmené à mort par six policiers de Baltimore qui lui ont brisé la colonne vertébrale. La liste est longue : au cœur de la première puissance mondiale, dans un pays qui se targue d'être celui de la liberté, les policiers ou des représentants des autorités tuent chaque année des centaines de gens - on ne sait combien au juste, un journal britannique en a compté 500 depuis le 1er janvier - des Noirs en proportion importante, sans être inquiétés par la justice le plus souvent.

C'est précisément à la suite de meurtres d'un jeune Noir par un policier, qu'en 1964, le ghetto de Harlem explosait. Une série d'autres émeutes allaient suivre, alors que la révolte des Noirs éclatait. Ces soulèvements venaient après dix ans de lutte ininterrompue pour les droits civiques, et ils allaient être suivis par des années d'émeutes et de mobilisations diverses. Dans cette période, toutes les lois de la ségrégation étaient abolies ; les droits civiques étaient adoptés. Les discriminations étaient remises en cause. Dans les années 1970, au terme de vingt années de luttes, des Afro-Américains intégraient la police des grandes villes, d'autres devenaient maires, shérifs, représentants au Congrès ou officiers dans l'armée. Et en 2008, Barack Obama, un Noir, était même élu président. Quelle meilleure preuve, nous expliquait-on, que les États-Unis en avaient fini avec l'oppression des Noirs ? Ce que nous voyons aujourd'hui, c'est que les discriminations continuent, de même que la ségrégation et le racisme eux-mêmes.

C'est de cette histoire et de cette situation que nous allons parler ce soir. D'abord en remontant aux racines historiques de l'oppression des Noirs. Puis en revenant sur les luttes qu'ils ont menées dans les années 1950 et 1960 et les avancées qu'elles ont permises. Enfin, en évoquant la façon dont leur condition s'est de nouveau dégradée depuis une quarantaine d'années.

 

Aux racines de l'oppression des Noirs

 

De l'esclavage à la ségrégation

 

« L'esclavage direct, écrivait Marx, est le pivot de l'industrie bourgeoise, aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage, vous n'avez pas de coton ; sans le coton, vous n'avez pas d'industrie moderne. » La déportation d'Africains vers les Amériques avait un objectif économique : constituer une force de travail, alors que la main-d'œuvre de travailleurs blancs engagés, très utilisée aux tout débuts de la colonisation, était plus coûteuse et moins abondante. Aux Caraïbes, le capitalisme a en quelque sorte redécouvert l'esclavage, à partir du XVIe siècle, dans ces plantations sucrières qui sont devenues les vaches à lait de la bourgeoisie européenne. En Amérique du Nord, la même exploitation s'est poursuivie avec le tabac puis le coton. Sa finalité, c'était l'enrichissement de la bourgeoisie, britannique notamment. Et ce qui a commencé dans le cadre colonial au XVIIe siècle s'est poursuivi à partir des années 1780 dans des États-Unis politiquement indépendants, mais où les intérêts britanniques étaient toujours très présents au Sud. C'est cette accumulation primitive de capital, réalisée dans le commerce transatlantique d'esclaves, de sucre ou de coton, qui a permis à la bourgeoisie un enrichissement prodigieux. L'esclavage du Sud, c'était donc un système économique d'exploitation capitaliste, car les planteurs produisaient pour le marché mondial en formation. « Dans le même temps que l'industrie cotonnière introduisait en Angleterre l'esclavage des enfants, accusait Marx dans Le Capital, aux États-Unis elle transformait le traitement plus ou moins patriarcal des Noirs en un système d'exploitation mercantile... le capital [est venu au monde] suant le sang et la boue par tous les pores » .

Les Noirs américains ont donc été à la base du développement économique des États-Unis. Ils vivaient pour l'essentiel dans le Sud et étaient même en majorité dans quelques États. Quelques milliers de familles blanches seulement constituaient la bourgeoisie des planteurs. La majorité des Blancs n'avaient donc pas d'intérêt direct à l'exploitation des Noirs ; mais les planteurs opposaient les Blancs pauvres aux Noirs pour mieux les dominer. Comme le soulignait l'abolitionniste Frederic Douglass : « Souvent, en dénonçant l'émancipation comme tendant à placer le travailleur blanc sur un pied d'égalité avec le Nègre, les esclavagistes en appellent à leur fierté ; ce faisant, ils réussissent à faire oublier aux Blancs pauvres le fait qu'ils sont déjà, aux yeux du riche maître d'esclave, à un pas de devenir les égaux de l'esclave. » Même dans le Nord, les travailleurs blancs étaient souvent opposés à l'abolition, car ils redoutaient que l'arrivée de Noirs émancipés ne tire les salaires vers le bas.

Depuis la guerre d'indépendance, en 1776, la bourgeoisie s'était tout à fait accommodée de l'esclavage au Sud, complémentaire en quelque sorte de l'économie capitaliste fondée sur le salariat, qui prédominait au Nord. Un sordide compromis avait même été trouvé pour que la représentation politique du Sud dans les institutions fédérales tienne compte des esclaves, à raison de trois cinquièmes de leurs effectifs ! Mais au milieu du XIXe siècle, les conflits entre le Nord et le Sud se multipliaient. D'une part, l'abolitionnisme progressait dans les cercles libéraux du Nord. Le pouvoir politique des États du Sud était bien établi au sein de la fédération, mais les planteurs avaient besoin de nouveaux espaces cultivables, et ils s'inquiétaient du statut des nouveaux territoires colonisés à l'Ouest : seraient-ils « libres » ou esclavagistes ? Le conflit était également économique : le coton était produit par le Sud, mais la part la plus importante des profits revenait aux capitalistes du Nord, à travers les activités de transport, de stockage et d'industrie. La bourgeoisie du Nord était en concurrence avec la bourgeoisie britannique, à laquelle les planteurs du Sud étaient liés. C'est ce conflit, bien plus que la volonté d'émanciper les esclaves, qui a débouché sur la guerre civile ; autrement dit, c'était aussi la poursuite de la guerre entre d'une part les États-Unis, la bourgeoisie du Nord et d'autre part la Grande-Bretagne, associée aux planteurs du Sud.

Cette guerre a ravagé le pays de 1861 à 1865. Dans un pays de 30 millions d'habitants, elle a fait 600 000 morts. Abraham Lincoln n'a pas été élu en 1860 en promettant l'abolition ; mais il était opposé à l'expansion de l'esclavage vers l'Ouest et son élection menaçait donc l'équilibre dans la fédération. C'est pourquoi 11 États sudistes ont alors fait Sécession. La guerre visait donc à la préservation de l'Union, pas à l'abolition de l'esclavage. Mais pour la gagner, Lincoln est allé jusqu'au bout. En 1863, alors que l'issue était indécise, il a aboli l'esclavage dans les États sécessionnistes, sapant ainsi l'économie du Sud. 200 000 esclaves ont rejoint l'armée de l'Union, 300 000 autres ont gagné le Nord. L'abolition est devenue une arme entre les mains du Nord, et c'est ainsi que la guerre, débutée contre la Sécession, s'est transformée en un combat pour l'émancipation. Lincoln n'a pas reculé pas devant une telle décision.

Quand la guerre a pris fin en 1865, l'esclavage était aboli pour les 4 millions de Noirs. Mais une nouvelle guerre commençait, pour savoir quelle serait désormais leur condition. En théorie, ils étaient libres. Nombre d'entre eux quittèrent les plantations de coton et cherchèrent à bénéficier de droits nouveaux : celui de voter et d'occuper différentes fonctions électives (juges, shérifs, représentants dans les assemblées des États et même au Congrès fédéral), une justice équitable et l'éducation publique gratuite. Ils en bénéficièrent dans un premier temps, pendant la « Reconstruction radicale », cette période évoquée par le roman d'Howard Fast, La Route de la liberté (1944). Très politisés au travers de ces circonstances, les Noirs s'organisèrent souvent aux côtés de Blancs pauvres du Sud, par exemple dans des unions de métayers et de travailleurs agricoles. C'était la preuve, s'il en était besoin, qu'aucun atavisme n'opposait les uns aux autres ; cette opposition était voulue, fabriquée par les possédants.

La réaction des planteurs et des politiciens blancs racistes ne s'est pas fait attendre. Surtout qu'au milieu des années 1870, après que le grand capital eut pris pied dans le Sud en rachetant de vastes étendues de terres, le gouvernement fédéral passa un compromis avec les États du Sud. Les politiciens bourgeois du Nord ne voyaient pas d'un bon œil cette alliance des pauvres. Ils retirèrent l'armée du Sud et laissèrent les Noirs livrés à eux-mêmes. Le Ku Klux Klan, formé en 1866, organisa des campagnes de terreur contre eux et contre les Blancs pauvres qui refusaient de se détourner de leurs frères de classe. La ségrégation se mit en place : des « codes noirs » formalisaient l'infériorité légale des Noirs. Si leur oppression a donc survécu à l'esclavage, c'est d'abord parce qu'elle était à la base de l'économie du Sud, toujours centrée sur le coton. Les planteurs exploitaient la main-d'œuvre noire, et cette situation procurait à des Blancs des emplois de contremaîtres, dans les forces de l'ordre, de minuscules privilèges. Pour la plupart des petits paysans blancs, cela ne changeait pas grand-chose, sinon qu'il y avait toujours plus pauvre qu'eux. Les emplois qui étaient réservés aux Blancs étaient un moyen pour les patrons de s'attacher leur loyauté, tout en maintenant les salaires les plus bas. S'ils revendiquaient des augmentations, leurs patrons les menaçaient de les remplacer par de la main-d'œuvre noire. Quant à la bourgeoisie du Nord, désormais hégémonique, elle s'accommodait fort bien de cette inégalité. Les présidents américains successifs, mais aussi les cours fédérales, le Congrès, les différentes institutions ont accepté, défendu la ségrégation pendant des décennies. En s'appuyant sur les cadres sociaux hérités de l'esclavage, la bourgeoisie blanche a tout fait pour mettre en place cette nouvelle forme de domination. À l'origine de l'oppression des Noirs, il y avait donc la politique des classes privilégiées : les planteurs du Sud, mais la bourgeoisie de façon plus générale.

La ségrégation était consacrée par une série de lois adoptées au Sud, surnommées « Jim Crow ». Au niveau fédéral, il n'y avait pas de distinction légale sur la base de la couleur ou de la race. Mais en réalité, une série de mesures discriminatoires pesaient sur les Noirs. La forme la plus violente de ce racisme institutionnel, c'était sans doute le lynchage, c'est-à-dire les exécutions sommaires. Entre 1877 et 1950, quelque 4 000 Noirs furent lynchés, soit près d'un par semaine. C'était une forme de terreur : les Noirs devaient rester à leur place, sous peine de mort. Ainsi un Noir fut lynché parce qu'il n'avait pas dit « Mister » à un policier, un autre parce qu'il avait refusé d'enlever son uniforme militaire à son retour de la guerre. Il n'était pas possible, jusqu'aux années 1950, de contester la domination blanche sans risquer d'être arrêté, battu, assassiné, brûlé vif, etc. Les lyncheurs n'étaient en général pas inquiétés par la justice, quand ce n'étaient pas eux-mêmes des policiers ou des juges. D'une certaine façon, les tribunaux prolongeaient le lynchage ; en 1945, un Noir fut ainsi exécuté pour le prétendu viol d'une blanche, après une délibération de deux minutes et demie. Cette pratique était sanctifiée par les plus hautes autorités. En 1894, l'évêque du Mississipi justifiait le lynchage en disant : « Les lois sont trop lentes et les prisons trop pleines. » La chanteuse de blues Billie Holiday fut harcelée par le FBI et la justice américaine jusqu'à la fin de ses jours, parce qu'elle avait dénoncé le lynchage avec la chanson « Strange fruit » (1939), écrite par le communiste Abel Meeropol : « Les arbres du Sud portent un étrange fruit / Du sang sur les feuilles et du sang aux racines / Un corps noir qui se balance dans la brise du Sud / Étrange fruit suspendu aux peupliers ».

La ségrégation prenait bien d'autres formes, telle que la séparation dans les logements, les écoles, les lieux de travail, les transports, les bars, les cinémas, les parcs et les hôpitaux, tous les lieux publics de façon générale. Par exemple, dans l'Alabama, une loi précisait : « Tout restaurant ou tout autre endroit où est servi de la nourriture sera illégal s'il ne prévoit pas des salles distinctes pour les personnes blanches et de couleur, à moins que celles-ci ne soient efficacement séparées par une cloison pleine s'étendant du plancher vers le haut à une distance minimale de sept pieds et à moins qu'une entrée séparée soit prévue. » Les Noirs étaient privés de nombreux droits, y compris du droit de vote, qu'ils pouvaient exercer en théorie, mais rarement dans la pratique.

 

Premières résistances : la NAACP et Marcus Garvey

 

Avant la révolte des années 1950 et 1960, de nombreuses résistances ont pris forme. Dans les années 1890, dans plusieurs États du sud, des « partis du peuple » rassemblaient des petits paysans pauvres, noirs et blancs souvent unis, contre la dégradation de leurs conditions de vie et la menace de finir ruinés. Nombre d'entre eux soulignaient que le racisme avait divisé les pauvres et renforcé les riches. Leur mouvement fut défait et les droits des Noirs reculèrent encore dans plusieurs États.

Par ailleurs, dès la fin du XIXe siècle, des Noirs ont fait campagne contre le lynchage. Des organisations politiques se sont constituées. La plus ancienne était l'Association nationale pour l'avancement des gens de couleur (NAACP). Cette importante organisation réformiste, fondée en 1909 à la suite d'un lynchage collectif, entreprenait des procès, des campagnes contre les aspects les plus révoltants de la ségrégation. En 1940, elle comptait 50 000 membres et en 1946, 500 000. C'était une organisation bourgeoise dans sa direction, opposée au mouvement ouvrier, et qui même sur le terrain des droits civiques, se refusait à user de la force. Mais il fallait bien du courage à ceux qui la rejoignaient, même pour mener des combats judiciaires contre les discriminations, face à la dictature féroce qui s'exerçait contre eux.

Avec une tout autre politique, le Jamaïcain Marcus Garvey fonda avec succès l'Association universelle pour l'avancement des Nègres (UNIA), dans la foulée de la Première Guerre mondiale, alors que 400 000 soldats noirs avaient fait la dure expérience de la ségrégation dans l'armée. Quand ils rentraient, le Ku Klux Klan était en plein renouveau et l'été de 1919 fut marqué par une série d'émeutes raciales, souvent des attaques violentes de Blancs racistes contre les Noirs. Socialement, Garvey était un conservateur, qui défendait le capitalisme, combattait les syndicats et le communisme. Mais son discours parlait aux Noirs, en particulier dans les États du Nord. Il leur disait qu'ils devaient être fiers de leur couleur, que Dieu était noir et les Blancs des démons. Il militait pour l'union des 400 millions de Noirs d'Afrique, des Caraïbes et d'Amérique, pour qu'ils aillent vivre dans une Afrique libérée du colonialisme européen. La plupart de ceux qui le suivaient n'avaient pas connu l'Afrique et n'aspiraient pas à y vivre. Comme le notait alors Trotsky, le succès de Garvey exprimait l'aspiration à la fin de la domination des Blancs, et le retour vers l'Afrique concrétisait l'idée que les Noirs pourraient y échapper. Quand une femme noire bousculée par une blanche dans un bus lui lançait : « Attendez que Marcus soit au pouvoir et vous serez traités vous autres comme vous le méritez », elle ne pensait pas à l'Afrique mais aux États-Unis, où les Noirs vivaient depuis des générations . L'organisation de Garvey avait des dizaines de milliers de membres et des millions de partisans. Ce qui faisait peur aux partisans de la suprématie blanche, ce n'étaient pas ses idées - Garvey lui-même était pour la ségrégation et contre les droits civiques - mais l'espoir qu'il représentait pour des millions de Noirs. En 1925, il fut arrêté, jeté en prison pendant deux ans pour fraude, puis expulsé vers la Jamaïque. Son parti déclina et laissa un vide. Cependant, dans les années 1930, des organisations comme la Nation de l'islam, dont on reparlera, se sont enracinées dans des villes comme Detroit et Chicago, avant de connaître un développement rapide. Elles étaient animées par des idées semblables à celles de Garvey, et parfois par les mêmes militants.

 

Le mouvement ouvrier et la question noire

 

Quant au mouvement ouvrier, il avait été confronté à l'oppression des Noirs dès sa formation, dans le dernier tiers du XIXe siècle. Il s'était construit sur des bases largement corporatistes, avec une confédération syndicale, l'American Federation of Labor (AFL), hégémonique des années 1880 aux années 1930. Elle était composée de syndicats de métier, qui se préoccupaient essentiellement de défendre les intérêts de leurs membres, des ouvriers qualifiés, dans le cadre du capitalisme américain. Ils refusaient d'organiser les ouvriers non qualifiés, a fortiori les Noirs. Nombre de ses dirigeants inscrivaient dans leurs statuts des clauses empêchant les Noirs de se syndiquer. Ils acceptaient et répercutaient ainsi la pression raciste de la société, de l'État, des institutions qui protègent les privilèges de la grande bourgeoisie.

Des exceptions contredisaient heureusement cette règle. Ainsi, dans le Sud, le syndicat des mineurs (United Mine Workers), fondé en 1890, comptait 20 000 Noirs dans ses rangs, et luttait parfois contre les différences de salaires et de postes entre Noirs et Blancs. Ce combat fut cependant écrasé au début du XXe siècle. Un syndicat de dockers fondé en 1902 comptait également un tiers de Noirs. Après la Première Guerre mondiale, un syndicat de scieurs de bois en Louisiane leur était également ouvert, ce qui lui valait d'être brutalement réprimé. Enfin, une organisation avait été fondée en 1905 en opposition au syndicalisme conservateur de l'AFL : les IWW, les « travailleurs industriels du monde ». Ils comptaient de nombreux socialistes dans leurs rangs et militaient pour un syndicalisme « industriel », c'est-à-dire qui organise tous les travailleurs, indépendamment de leur qualification, de leur sexe, de leur origine nationale, et de la couleur de leur peau. Jamais les IWW ne tolérèrent de sections syndicales séparées. Ils lancèrent des campagnes de recrutement en direction des travailleurs noirs, dont peut-être 100 000 les rejoignirent, sur le million d'adhérents qu'ils comptèrent dans leur histoire. Après s'être opposés vaillamment à la participation américaine à la Première Guerre mondiale, les IWW déclinèrent sous les coups de la répression.

La plupart des Noirs vivaient alors dans le Sud. Mais le pays connut à partir des années 1910 un changement majeur. De nombreuses opportunités d'emploi s'ouvraient au Nord, qui s'industrialisait rapidement. Environ un million de Noirs quittèrent le Sud. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cette « grande migration » s'est accélérée, et en 1944, un tiers des Noirs vivaient au Nord, comme à Chicago, et à l'Ouest, comme à Los Angeles. Dans ces régions, la ségrégation n'était pas de droit, mais de fait. Les Noirs vivaient à part des Blancs, et l'État lui-même favorisait cette séparation. Dans les années 1930, l'État fédéral avait pour politique de financer la ségrégation des logements ; alors que les immigrants de diverses origines étaient mêlés, des immeubles spécifiques étaient construits pour les Noirs à l'écart de ceux des Blancs. L'administration Roosevelt empêchait ainsi le mélange des Noirs et des Blancs dans les mêmes quartiers et du coup, dans les mêmes écoles. En outre, le Sud n'avait pas le monopole du racisme. Le romancier Richard Wright, qui avait grandi dans le Mississipi racontait ainsi ce qui attendait sa famille, qui était venue vivre à Chicago en 1927 : « Des briques sont lancées contre les fenêtres de nos maisons, des ordures jetées sur nos enfants quand ils se rendent à l'école, et pour finir des bombes explosent devant nos portes. »

La centrale syndicale CIO, formée en 1935 dans le contexte d'une grande vague de grèves, et en opposition au corporatisme de l'AFL, organisait les Noirs. Mais les grandes entreprises du Nord les mettaient en concurrence avec les ouvriers blancs, parfois avec succès. Les Noirs occupaient toujours les emplois les plus durs et certaines entreprises leur ferment complètement leurs portes. Ou au contraire elles s'en servaient comme d'une armée de réserve, en les embauchant en cas de pénurie, de grève, ou encore pour peser sur les salaires des Blancs. On en arriva à des aberrations comme cette grève des conducteurs de tramway de Philadelphie en 1944 contre la promotion de Noirs formés à la conduite. À Detroit, l'industrie automobile était frappée par de telles grèves en 1943 et la ville elle-même fut le théâtre d'une terrible émeute raciale quand des Blancs, arrivés récemment du Sud, s'attaquèrent à des Noirs, arrivés eux aussi récemment, faisant des dizaines de morts.

 

Socialistes et communistes

 

Quant au mouvement socialiste, il avait une tradition d'opposition à l'oppression des Noirs. En 1853, déjà, lorsque le camarade de Marx Joseph Wedemeyer participa à Chicago à la Ligue des travailleurs américains, une de ses règles, alors très audacieuse, était que « tous les travailleurs vivant aux États-Unis, sans distinction de métier, de langue, de couleur ou de sexe, peuvent devenir membres ». Les partisans de la Première Internationale, souvent liés à Marx, dans les années 1860 et 1870, luttaient également contre l'oppression des Noirs. C'était aussi le cas de militants des générations suivantes, qui voyaient bien la façon dont le capitalisme américain utilisait la ségrégation et le racisme pour mieux exploiter tous les travailleurs. Au début du XXe siècle, le Parti socialiste comptait certes une aile droite raciste. Mais d'autres dirigeants combattaient le racisme au sein du mouvement ouvrier, comme Eugene Debs, qui refusait de s'adresser à des audiences ségréguées et organisait des luttes contre des tentatives du Parti démocrate de limiter l'accès des Noirs au droit de vote.

Le Parti communiste avait également constitué, dès sa fondation en 1919, des organisations de lutte contre l'oppression des Noirs. L'Internationale communiste insistait pour que sa section américaine prête attention aux problèmes particuliers des travailleurs noirs, milite en leur direction et les défende auprès des travailleurs blancs. En 1922, le 4e congrès de l'Internationale adopta des « thèses sur la question nègre ». Elle anticipait sur le rôle pionnier des prolétaires noirs américains par rapport aux Blancs. « La large participation des Nègres à l'industrie après la guerre, écrivait-elle, l'esprit de rébellion qu'ont éveillé en eux les brutalités dont ils sont les victimes, met les Nègres d'Amérique, et surtout ceux de l'Amérique du Nord, à l'avant-garde de la lutte de l'Afrique contre l'oppression. » L'Internationale faisait de ce combat une tâche prioritaire ; ses membres devaient combattre pour l'égalité politique et sociale, ils devaient lutter pour que les syndicats admettent les Noirs et, s'ils s'y refusaient, ils devaient aider ces derniers à former leurs propres organisations. Le PC se lança dans des campagnes, comme par exemple l'affaire des garçons de Scottsboro en 1931, huit jeunes Noirs de l'Alabama poursuivis pour le viol de deux Blanches qu'ils n'avaient pas commis, condamnés à mort après un procès d'une seule journée ; le PC, rejoint par la NAACP, mena une campagne internationale et obtint l'acquittement d'une partie d'entre eux, ce qui lui valut du crédit parmi les masses noires.

Au début des années 1930, le PC revendiquait l'autodétermination et la constitution d'une nation noire, dans la « ceinture noire » (Black belt), un ensemble de comtés au Sud où ils étaient majoritaires. En 1933, lors d'une discussion avec des militants américains de son courant, Trotski insistait pour qu'ils défendent vigoureusement le droit des Noirs à disposer d'eux-mêmes : [Les Noirs], disait-il, « ont plein droit à l'autodétermination, s'ils le désirent, et nous les soutiendrons et les défendrons avec tous les moyens dont nous disposons dans la conquête de ce droit, comme nous défendons tous les peuples opprimés. » Il soulignait la responsabilité des travailleurs blancs, « les gredins qui persécutent les Noirs et les Jaunes, les méprisent et les lynchent ». Trotski pensait que des militants noirs de son courant ne devaient pas revendiquer la séparation de la « nation noire », comme le faisait le PC ; ils devraient s'y opposer, au nom d'une autre politique. Il mesurait le potentiel explosif des masses noires. « Les Russes, disait-il en référence à la Révolution de 1917, étaient les Noirs de l'Europe. Il est fort possible que les Noirs, à travers leur autodétermination, viennent eux aussi à la dictature du prolétariat en quelques gigantesques enjambées, avant le grand bloc des ouvriers blancs » Il insistait sur la nécessité que les militants américains de son courant s'implantent parmi les Noirs et luttent partout pour la fraternisation de classe.

Quant au PC, sa politique épousa les zigzags de l'Internationale communiste dirigée par Staline. À partir de 1935, il adopta ainsi la politique de « Front populaire », dictée par Moscou, et qui consistait à soutenir des gouvernements bourgeois contre Hitler. C'est ainsi que pendant la Seconde Guerre mondiale, le PC soutint l'effort militaire américain et s'opposa à une marche des Noirs vers Washington pour leurs droits. Il subordonnait tout à l'effort de guerre, y compris le droit de grève et la lutte pour les droits civiques. Alors que Roosevelt refusait toute législation anti-lynchage, le PC le soutenait. Il perdit ainsi des centaines de militants noirs qui l'avaient rejoint et en déconcerta bien plus encore. Cette politique poussa les plus révoltés et les plus militants d'entre eux à s'organiser à part, sur des bases communautaires. Elle contribua ainsi à maintenir le fossé entre les travailleurs blancs et noirs.

 

La Seconde Guerre mondiale

 

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, trois millions de Noirs furent mobilisés et 500 000 d'entre eux furent envoyés outre-mer. Comme l'écrivait le militant d'extrême gauche C.L.R. James : « Chaque fois que le sang doit être versé, les dirigeants de ce pays estiment que c'est aux Nègres de verser le leur. [...] Ils ont privé [le Nègre] du droit de vote, ils lui ont refilé les pires boulots, ils l'ont parqué dans les pires taudis, ils l'ont lynché. Mais quand ils veulent que les gens meurent pour la "démocratie", alors soyez sûrs qu'ils viendront chercher les Nègres. » Nombre de ces soldats sont revenus révoltés par les discriminations subies dans l'armée - même le réseau de transfusion sanguine y était ségrégué ! Après avoir combattu pour la prétendue « liberté », y compris dans des pays où les Noirs pouvaient se mêler à des Blancs, ils rentraient chez eux et risquaient le lynchage. En outre, la guerre avait amené des centaines de milliers de Noirs sur la côte Pacifique, ou dans le Nord où ils devinrent ouvriers. Même dans le Sud, les Noirs travaillaient de moins en moins dans les champs de coton, de plus en plus dans les villes. De nombreuses formes inédites de résistance se manifestaient. Par exemple, en février 1946, à Columbia, dans le Tennessee, une bagarre opposa un Blanc et un Noir ; le Noir eut le dessus et quand quatre policiers blancs pénétrèrent dans son quartier, des habitants leur tirèrent dessus. Et de nombreux autres incidents montraient que les Noirs n'étaient plus disposés à subir.

Face aux protestations, les institutions fédérales prirent quelques mesures, qui restèrent souvent lettre morte. En 1944, la Cour suprême interdisait les élections primaires réservées aux Blancs. En 1954, elle interdisait la ségrégation scolaire, en demandant que la déségrégation s'applique avec « toute la rapidité requise ». Dix ans plus tard, seuls 2,3 % des enfants noirs fréquentaient des écoles intégrées.

Le mouvement des droits civiques n'éclata donc pas dans un ciel serein. Les résistances à l'oppression raciale qui s'étaient exprimées dans les années 1930 et 1940 se transformèrent en 1955 en une lame de fond qui devait durer, selon des formes et des rythmes divers, près d'une vingtaine d'années.

 

La révolte des années 1950 et 1960

 

1955 : le mouvement des droits civiques

 

À l'été 1955, Emmett Till, un adolescent de 14 ans, fut lynché dans le Mississipi parce qu'il avait sifflé une femme blanche. Sa mère se battit pour récupérer le corps de son fils et le faire ramener à Chicago, où elle vivait. Elle ouvrit le cercueil, et montra au public ce corps atrocement mutilé, dont les photos furent publiées dans la presse. En septembre, les deux meurtriers étaient acquittés. La délibération avait duré 67 minutes, et encore parce que le jury, entièrement blanc, avait fait une pause pour un soda... 50 000 personnes assistèrent aux obsèques d'Emmett Till à Chicago et des millions d'autres étaient révoltés par cette affaire, qui symbolisait ce que nombre d'entre elles avaient vécu.

C'est dans ce contexte que, le 1er décembre 1955, à Montgomery, dans l'Alabama, Rosa Parks fut arrêtée pour avoir refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus. Il y avait déjà eu bien des épisodes identiques, auxquels la NAACP n'avait pas choisi de donner suite parce que la personnalité des personnes concernées n'était pas jugée satisfaisante. Comme l'expliqua le secrétaire de la section de Mongtomery, Rosa Parks, qui militait pour les droits civiques depuis 12 ans, « était mariée... moralement nette... et avait une bonne éducation » . « J'avais travaillé dur toute la journée, expliqua cette couturière de 43 ans. Mon travail, c'est de fabriquer les vêtements que portent les Blancs. » Elle fut le symbole que se donnèrent les Noirs de Montgomery, puis de tout le pays. Pendant le boycott des bus de la ville, 50 000 Noirs marchèrent tous les jours ou s'emmenèrent en voiture les uns les autres pour aller au travail, souvent à des kilomètres de chez eux. Non pas pendant une semaine ou pendant un mois, mais pendant 381 jours. Une centaine d'organisateurs du boycott furent emprisonnés, en vain ; quatre bombes explosèrent dans des églises noires, en vain. Les Blancs de Montgomery n'en revenaient pas, les militants noirs non plus. La Cour suprême finit par interdire la ségrégation dans les transports municipaux.

Le boycott de Montgomery ne marquait pas le début d'une lutte, qui était déjà engagée. C'était la preuve que les Noirs pouvaient gagner. Et du coup il donna une impulsion à tout le combat pour les droits civiques au cours de la décennie qui suivit. C'est Martin Luther King qui en devint le principal dirigeant. C'était un pasteur de 26 ans, issu de la petite bourgeoisie noire - son père était le pasteur de la plus grande église baptiste d'Atlanta - et titulaire d'un doctorat. Il s'appuyait sur les sentiments religieux de nombreux Noirs du Sud. Depuis l'esclavage, c'étaient les églises noires qui avaient constitué les seules institutions vraiment reconnues chez les Noirs et elles étaient les principaux centres de résistance à l'oppression. King dirigeait une organisation chrétienne pour les droits civiques, la SCLC (Southern Christian Leadership Conference), basée sur ces églises. Il répondait à la violence par la non-violence et l'action de masse, dans la tradition de Gandhi. Il était physiquement courageux, y compris quand le Ku Klux Klan plaçait des bombes chez lui. Mais c'était un réformiste, qui croyait au dialogue avec le pouvoir pour faire avancer les choses, qui pensait que l'État, bien que raciste, pouvait être poussé à défendre les intérêts des Noirs. Sur le fond, King n'était pas très différent des avocats de la cause noire depuis un demi-siècle. Ce qui avait changé, c'est que les Noirs n'avaient plus peur, ils s'engageaient dans une vaste révolte.

Dans un premier temps, jusqu'au milieu des années 1960, ces mobilisations prirent des formes similaires de non-violence pacifique : boycotts de bus ou de magasins. En 1960 des étudiants de Greensboro, en Caroline du Nord, se sont assis à un comptoir où on ne servait que les Blancs ; en quelques jours, leur protestation se diffusa et quelque 70 000 étudiants noirs participèrent à ces actions. 3600 d'entre eux furent arrêtés, sans que cela entame leur détermination. Puis, à partir de 1961, dans les « Voyages de la liberté » (Freedom Rides), des Blancs et des Noirs se mélangeaient, prenaient les mêmes bus ensemble vers le Sud et utilisaient les salles d'attente, les cafétérias ou les toilettes sans tenir compte des restrictions raciales, pour défier la ségrégation. Ils étaient alors attaqués par des groupes liés au Klan, à coups de poing et de barres de fer. La police, loin de les protéger, laissait faire, voire les arrêtait, ce qui ne les empêchait pas de continuer. À Albany, en Géorgie, la ville comptait 23 000 Noirs ; 700 d'entre eux furent incarcérés pour leur participation au boycott des bus et de la bibliothèque, elle aussi ségréguée : des domestiques, des ouvriers, des mères de famille et même des écoliers. Quand le chef de la police, relevant après une arrestation massive les noms des manifestants, se trouva devant un enfant de neuf ans à qui il demanda son nom, celui-ci lui répondit : « Liberté Liberté ».

Il a cependant fallu encore des années de lutte avant que, entre 1963 et 1965, la ségrégation institutionnelle finisse par craquer. C'était un système extrêmement archaïque, et la bourgeoisie pouvait tout à fait s'arranger de sa remise en cause. Mais la ségrégation légale aurait continué sans ce mouvement de masse. Par exemple, quand Kennedy devint président en 1961, il était tout prêt à financer les Églises noires et Martin Luther King. Mais il réaffirmait que sa priorité, c'était la guerre froide et la lutte contre le communisme, pas la justice raciale. Le Parti démocrate qu'il dirigeait avait longtemps été le pilier politique de la ségrégation dans le Sud. Par exemple, dans le Mississipi, les Noirs n'étaient encore que 6 % à être inscrits sur les listes électorales en 1963, quand Kennedy fut assassiné. Kennedy flattait les dirigeants du mouvement noir, discutait avec les uns et les autres. Mais c'était pour mieux les contrôler, pas pour accéder à leurs demandes.

A Birmingham, dans l'Alabama, 3300 personnes furent jetées en prison au cours du seul mois d'avril 1963. C'était la ville symbole du racisme du Sud, et la mobilisation déclencha une vague de protestations à une tout autre échelle. Partout dans le sud, les Noirs descendaient dans la rue, risquant les coups, les lances d'incendie, les morsures des chiens policiers, le licenciement, les arrestations, la mort. Des gens de tous les âges, dans toutes les villes, se battaient. En 1963, 20 000 personnes furent arrêtées, quatre fois plus qu'en 1960. Le 28 août 1963, 250 000 personnes se rassemblaient à Washington pour protester contre la ségrégation. C'est alors que Martin Luther King fit son célèbre discours « J'ai fait un rêve » (« I have a dream »). Il faisait l'impasse sur toute la colère que de nombreux Noirs ressentaient ; toutes les critiques dures à l'égard du gouvernement étaient tues. Le Congrès adopta en urgence des lois pour les droits civiques. Mais de l'adoption de lois à leur mise en œuvre, il y a loin, et pendant tout le reste des années 1960, les Noirs ont dû continuer à lutter.

Par exemple, à Selma, dans l'Alabama, un des symboles de l'exclusion des Noirs du droit de vote. Sur 15 000 adultes noirs de la ville, seuls 335 avaient réussi à s'inscrire, et les Blancs, qui étaient moins nombreux qu'eux, constituaient 99 % de l'électorat. Le gouverneur de l'Alabama, Wallace, était un Démocrate raciste qui ne s'en cachait pas : « La ségrégation aujourd'hui. La ségrégation demain. La ségrégation toujours », proclamait-il. Quant au shérif de Selma, il opposait aux Noirs les matraques et les fusils. Lors d'une manifestation en février 1965, un jeune Noir fut tué par la police. La protestation qui suivit fut dispersée avec violence par la garde nationale : les manifestants étaient pourchassés, matraqués, fouettés comme au temps de l'esclavage, piétinés par les chevaux des soldats. Les événements de Selma déclenchèrent une vague de révolte dans tout le pays. Une nouvelle loi interdisait les différentes dispositions qui empêchaient les Noirs de s'inscrire sur les listes électorales, comme les tests d'alphabétisation, de « connaissance de la constitution », ou de « bonnes mœurs ».

Pendant l'essentiel des années 1960, c'était le Parti démocrate qui était au pouvoir, avec Kennedy, puis avec Johnson. Johnson fit tout pour étouffer les mobilisations des Noirs. Il laissait les mains libres aux gouverneurs démocrates, qui dirigeaient les États du Sud et y réprimaient brutalement les mobilisations. Le ségrégationniste Wallace se présenta même à la primaire du Parti démocrate et y obtint un tiers des voix. Si plusieurs lois pour les droits civiques, comme celle qui en 1965, garantissait le droit de vote des Noirs, furent adoptées sous Johnson, ce n'était pas parce que lui-même ou le Congrès y étaient favorables. Au contraire, Johnson s'appuyait sur le FBI, que le flic raciste, anticommuniste forcené et sans scrupules J. Edgar Hoover dirigeait depuis 1924. Ils menaçaient Martin Luther King et tant d'autres militants de la cause noire pour les déstabiliser. Si le gouvernement et le Congrès américains firent adopter des lois pour les droits civiques, c'est parce qu'elles leur furent imposées par la révolte massive des Noirs.

Les événements de Selma venaient après dix ans de lutte pacifique. D'un côté, c'était une mobilisation supplémentaire ; de l'autre, c'était aussi la preuve que le mouvement des droits civiques était dans une impasse. La non-violence prônée par Martin Luther King, la NAACP, les Églises noires avait échoué. Ce mouvement prenait fin, et c'est une immense révolte, moins pacifique qui commençait.

 

Des droits civiques à la révolte

 

Cela faisait déjà quelques années que des militants s'opposaient à la non-violence. Par exemple Robert F. Williams, un militant noir de Monroe, en Caroline du Nord. Dans cette ville, la piscine municipale était interdite aux Noirs, et leurs enfants se baignaient dans une rivière dangereuse. Après que deux enfants se furent noyés dans la rivière, en 1961, Robert Williams entama un piquet à la porte de la piscine ; les Blancs se rassemblèrent bientôt aux cris de « Tuez les nègres ! Tuez les nègres ! » (« Kill the Niggers ! Kill the Niggers ! »). Williams, un ancien militaire, expliquait que les Noirs doivent se défendre armés. C'est le meilleur moyen de se protéger, d'éviter de subir la violence. Ils ne doivent pas tendre l'autre joue. Si un Blanc, expliquait-il, redoute de perdre sa vie (qu'il juge supérieure) en tentant de tuer un Noir (qu'il juge inférieur), il ne le tuera pas. Williams organisa les Noirs de sa ville pour qu'ils se défendent avec des armes. Il fut désavoué par la NAACP ; en fut suspendu, et dut quitter la région puis le pays, pour se réfugier à Cuba où il anima une émission très écoutée dans le Sud, « Radio Free Dixie », la Radio du Sud libéré de la ségrégation.

À Cuba, en 1959, la guérilla menée par Castro avait renversé la dictature de Batista, l'homme de paille des États-Unis. Le pays accordait aux Noirs une place égale à celle des Blancs, comme le constataient les militants noirs américains qui s'y rendaient. En outre, situé à 150 km des côtes américaines, Castro refusait de se plier aux volontés de l'administration Kennedy, qui organisa une expédition militaire mise en déroute en 1961. Quand Castro s'était rendu à New York en 1960, il avait été accueilli en héros à Harlem. La révolution cubaine devait jouer un rôle dans le mouvement noir américain, tout comme d'autres mouvements de libération, en particulier dans les pays d'Afrique qui se révoltaient contre la tutelle coloniale. C'est ainsi que l'Égyptien Nasser avait aussi été salué à Harlem en 1960, quelques années après avoir nationalisé le canal de Suez et tenu tête aux puissances occidentales. Autre exemple : l'assassinat de Patrice Lumumba en 1961. Ce dirigeant nationaliste congolais ne mâchait pas ses mots contre l'ancienne puissance coloniale belge, et son assassinat avec le soutien de la Belgique et des États-Unis révoltait les Noirs qui faisaient le lien entre les luttes anti-coloniales en Afrique et leur propre combat.

Cette idée que les Noirs devaient cesser de compter sur la non-violence s'exprima de bien des façons dans la seconde moitié des années 1960, alors même que le mouvement des droits civiques continuait. Par exemple, en Louisiane, un autre exemple d'autodéfense était donné par les « diacres pour la défense et la justice », les (Deacons for Defense and Justice). Dans une région tenue par le Klan, ce groupe de Noirs avait fondé en 1964 un groupe armé pour protéger les militants des droits civiques et leurs familles. La plupart de ces militants étaient des anciens combattants, qui se servaient de leurs aptitudes militaires pour mettre en échec le Klan.

 

La Nation de l'islam et Malcolm X

 

Et puis, la Nation de l'islam était de loin la plus grande organisation noire au Nord, parmi celles qui refusaient de tendre l'autre joue. Elle avait commencé comme une secte fondée à Detroit en 1930, avant de gagner du terrain. Dirigée par Elijah Muhammad, la Nation reprenait certaines idées de Garvey, comme la fierté des Noirs et la haine des Blancs. Alors qu'elle ne comptait initialement que quelques centaines de membres, elle vendait son hebdomadaire à 500 000 exemplaires au début des années 1960. C'était vraiment une organisation de masse, très militante, plus un parti qu'une Église d'une certaine manière, qui regroupait les Noirs les plus pauvres, en particulier au Nord du pays, leur transmettait une certaine assurance et les engageait à se défendre. Quand le boxeur Cassius Clay, jeune champion du monde des poids lourds, rejoignit la nation de l'Islam en 1962, il changea de nom pour Mohammed Ali et expliqua : « Ce changement m'a affranchi de l'identité qui avait été donnée à ma famille par les maîtres des esclaves. ». La Nation de l'islam constitua sa propre milice, les « Fruits de l'islam ». Elle recrutait dans la jeunesse pauvre voire délinquante des ghettos, ce que la NAACP s'était toujours refusée à faire. Dans son autobiographie Toute ma vie, j'ai lutté, le militant trotskyste américain Sam Johnson résume ainsi comment il rencontra à plusieurs reprises les Musulmans noirs, qui lui reprochaient de se faire défriser les cheveux : « Ces frères de la Nation de l'Islam ont été les premiers à me montrer qu'ils étaient prêts à défendre leurs droits. Quand on est tout seul dans son coin, c'est une chose. Mais là, c'était une organisation qui parlait de lutter contre les problèmes qu'on pouvait avoir. » Cela résume l'expérience de centaines de milliers de Noirs, surtout dans les ghettos du Nord.

Une des principales figures des musulmans noirs était Malcolm X. Fils d'un prédicateur disciple de Garvey assassiné par le Klan, Malcolm né Little, ancien délinquant, s'était politisé en prison, où il s'était converti et rebaptisé Malcolm X - X pour le nom africain qu'il n'avait jamais connu. Devenu un des dirigeants de la Nation de l'islam, il dénonçait la non-violence comme lâche et inefficace, expliquant que les Noirs devaient se défendre : « Œil pour œil. Dent pour dent. Et une vie pour une vie. Si c'est le prix de la liberté, nous n'hésiterons pas à payer le prix. » Le 26 avril 1957, la police de New York arrêta et tabassa sévèrement un musulman noir. Dans les heures qui suivirent, Malcolm X, qui dirigeait une mosquée de Harlem, mobilisa jusqu'à 4 000 personnes devant le commissariat, au milieu de la nuit. Ils obtinrent que le prisonnier reçoive des soins à l'hôpital. C'était une victoire, c'était la preuve qu'en s'organisant, de façon déterminée, les Noirs pouvaient s'imposer sans prendre des coups. Malcolm X fut invité dans les grands médias et commença aussi à faire l'objet d'une surveillance policière infiltrée.

Charismatique, il fut bientôt très populaire, faisant de l'ombre à Elijah Muhammad, auquel il restait loyal, mais avec lequel les désaccords étaient fréquents. En novembre 1963, quand Kennedy fut assassiné, Malcolm X déclara que « les poulets reviennent au poulailler » (« chickens come home to roost »), autrement dit qu'il l'avait bien cherché, et que « en tant que garçon élevé à la campagne, les poulets qui reviennent au poulailler ne m'ont jamais rendu triste, ils m'ont toujours réjoui ». C'était une déclaration de guerre au gouvernement américain, et aussi à Elijah Muhammad, qui redoutait la répression. Malcolm X fut exclu et fonda sa propre organisation. Sur le plan politique, à la différence de Martin Luther King, Malcolm X ne recherchait ni un compromis avec l'État, ni une intégration des Noirs. Il revendiquait avant tout la séparation d'avec les Blancs. C'était aussi une façon de dire que la bourgeoisie blanche et son État pouvaient opprimer les travailleurs blancs, à condition de laisser la petite bourgeoisie noire construire son propre pouvoir et en faire autant avec les travailleurs noirs. Le nationalisme des musulmans noirs les amenait à revendiquer que, dans les quartiers noirs, il n'y ait que des commerces et des entreprises appartenant à des Noirs, et que l'argent de la communauté noire revienne avant tout aux patrons noirs.

Malcolm X fut assassiné en 1965, 15 mois après son exclusion, sinon par la Nation de l'islam, du moins avec l'accord de Muhammad. Malcolm X était alors en pleine évolution. Après un pèlerinage à la Mecque, il expliquait que tous les Blancs n'étaient pas des « diables ». Il commençait à se réclamer du socialisme. Il voyait que le nationalisme noir était dans une certaine impasse, cherchait dans différentes directions et personne ne peut savoir comment il aurait évolué. Il était prêt à aller jusqu'au bout, ce qui explique qu'il ait marqué toute une génération. Si sa mort soulagea les défenseurs de l'ordre social, en revanche il garda un prestige considérable auprès des masses noires. Son Autobiographie fut lue par des centaines de milliers de personnes, ses enregistrements étaient écoutés, bien au-delà des rangs des musulmans. Parce que son discours résonnait avec les pratiques de bien des Noirs qui, dans le Sud notamment, avaient dû s'organiser militairement pour se défendre, comme Robert F. Williams l'avait fait.

 

La révolte des ghettos et le Black Power

 

Quand Malcolm X fut assassiné, la révolte des ghettos des grandes villes éclatait. La moitié des Noirs vivaient désormais dans le Nord. Ils formaient un sixième de la population de New York, un quart de celle de Chicago, un tiers de celle de Detroit. Ils y étaient victimes du racisme, du chômage, des discriminations au travail, favorisées par le patronat, parfois avec la complicité de certains syndicats. On l'a vu, de véritables ghettos s'étaient construits, avec des quartiers entièrement noirs, souvent pauvres, et des quartiers résidentiels entièrement blancs. Les écoles elles-mêmes étaient ségréguées. Même là où ils pouvaient exercer le droit de vote, les Noirs étaient en butte à l'exploitation et à la misère. Les violences policières à leur encontre n'étaient quasiment jamais sanctionnées ; par exemple, la police de Los Angeles avait tué 65 personnes en deux ans et demi.

En juillet 1964, quand un policier tua un jeune Noir de 15 ans, le quartier de Harlem à New York s'embrasa. Cette émeute eut lieu deux semaines seulement après l'adoption de la loi sur droits civiques (Civil Rights Act), qui interdisait les discriminations ; de la part des émeutiers, c'était une manière de dire qu'ils n'en attendaient rien, qu'ils n'y croyaient pas. Dans le ghetto de Watts, à Los Angeles, l'émeute éclata le 11 août 1965 ; une brutalité policière sur un jeune Noir déboucha sur six jours d'émeute, où la police et les Blancs étaient attaqués ; 4000 personnes furent arrêtés, 34 furent tuées, toutes noires. Pour les émeutiers, c'était, quelques jours après la loi sur le droit de vote, encore une façon de dire qu'ils n'y croyaient pas. C'étaient des émeutes massives, auxquelles peut-être 80 000 personnes participèrent. À Chicago, trois Noirs perdirent la vie dans les émeutes de 1966 ; à Cleveland, la même année, quatre autres furent abattus. À Detroit, en 1967, une émeute fut réprimée par l'armée: il y eut 43 morts, 1200 blessés, 7200 arrestations et plus de 2000 bâtiments détruits. Et cela continua jusqu'à la fin des années 1960.

Le slogan « Black Power » était directement issu de cette révolte des ghettos, celle de Watts pour commencer. Il fut ensuite repris par plusieurs organisations, mais c'était la révolte qui lui donnait vie. Le Comité de coordination non-violent des étudiants (le SNCC), qui organisait depuis 1960 des sit-in dans les restaurants et les magasins, s'en empara ainsi. Il était dirigé par Rap Brown, qui faisait campagne contre la guerre du Vietnam, disait que la violence était « aussi américaine que la tourte aux cerises » et demandait aux Noirs de retourner leurs armes contre le gouvernement. Et par Stokeley Carmichael, un jeune militant des droits civiques qui avait été arrêté des dizaines de fois lors de sit-in, de « voyages de la liberté », et de manifestations pacifiques. Le SNCC fut bientôt dénoncé non seulement par la presse, y compris la presse des libéraux blancs, mais aussi par la NAACP. Leur slogan, le « Black Power », allait à l'encontre de la politique d'intégration défendue par les uns et les autres. Il eut un succès immédiat. Le « Black Power » était en quelque sorte un prolongement, une radicalisation du mouvement des droits civiques. Ayant obtenu l'égalité légale, les Noirs en venaient à s'unir pour accroître leur pouvoir économique et politique. Dans la diversité de ses composantes, il se plaçait sur le terrain du nationalisme noir, pas de la lutte des classes. Le « Black Power » n'eut jamais pour ambition de renverser le pouvoir de la bourgeoisie blanche - il n'en avait pas les moyens. D'une certaine façon, il représentait aussi les intérêts de la petite bourgeoisie noire, qui voulait maintenant sa part. Mais de toutes les façons, aucune force significative ne défendait aux États-Unis une perspective révolutionnaire prolétarienne ; personne ne proposait au mouvement noir cette politique. Le nationalisme des Noirs était en quelque sorte inévitable, car l'oppression qu'ils subissaient avait toujours eu le visage des Blancs. Du coup, la révolte sociale des Noirs, contre l'exploitation et la misère, se confondait avec leur révolte contre la discrimination raciale.

Mais le succès du Black Power exprimait autre chose que le nationalisme. Il traduisait la radicalisation de millions d'hommes et de femmes, qui s'étaient politisés et engagés dans une lutte où ils étaient prêts à prendre des coups, à risquer leur emploi voire leur vie. Notre courant écrivait ainsi en 1967 : « Les États-Unis [...] voient la guerre sociale ravager leur territoire sous la forme la plus radicale qui soit, celle qui semblait avoir disparu d'Europe depuis longtemps pour ne plus jamais devoir reparaître dans un pays à « niveau de vie élevé », l'insurrection urbaine, qui soulève les rues et enflamme les villes ; il ne manque que les barricades pour que Watts et le Marais ou la Croix Rousse soient synonymes à un siècle de distance. » Poser la question du pouvoir - ce que le mouvement ouvrier américain n'avait jamais vraiment fait - avait un aspect révolutionnaire. Dans les quartiers noirs, des militants contestaient le pouvoir aux autorités, à la police. Ils disaient ne pas reconnaître le gouvernement, refuser son État, son armée et sa justice. Et ces militants n'étaient pas dix ou cent ; ils étaient des milliers, dans de nombreuses villes.

Le Black Power combattait la guerre du Vietnam. C'était une guerre terrible menée par la première puissance mondiale qui, au nom de la lutte contre le communisme, déversait un tapis de bombes sur le peuple vietnamien, coupable de refuser de se soumettre. En 1968, il y avait un demi-million d'Américains au Vietnam, dont de nombreux Noirs, car c'étaient pour l'essentiel les jeunes gens des classes pauvres qui faisaient cette guerre. Mais les Afro-Américains y étaient de plus en plus opposés. Quand, en 1967, Mohammed Ali refusa l'incorporation dans l'armée, en disant qu'il « n'[avait] rien contre le Vietcong » et qu'« aucun Vietnamien ne [l'avait] jamais traité de Négro », il exprimait un sentiment largement partagé parmi les Noirs. « Pourquoi me demanderaient-ils à moi, un parmi ceux qu'ils appellent les Nègres, d'endosser un uniforme pour aller, à 16 000 km de chez moi, jeter des bombes et des obus sur des hommes de couleur alors que les Noirs, ici, sont traités comme des chiens et qu'on leur refuse les droits élémentaires de la personne humaine ? ». Il fut déchu de son titre de champion et privé de sa licence de boxe pour des années. Mais des millions de Noirs étaient fiers de son attitude. Même un modéré comme Martin Luther King finit par condamner la guerre. Son assassinat, en 1968, déclencha des émeutes non pas dans une ville après l'autre, mais dans des dizaines de villes simultanément. Le président Johnson mobilisa l'armée et la garde nationale. Des dizaines d'émeutiers furent tués, des milliers d'autres furent blessés. C'était un échec du réformisme et de la non-violence : « aimer l'ennemi » et « tendre l'autre joue » s'avéraient sans issue.

Partout dans le monde, la politique américaine au Vietnam jetait dans la rue des millions de gens. Toute une partie du monde était gagnée par une vague de mobilisations, la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale. L'Espagne, l'Italie, la Belgique, le Japon, l'Égypte, l'Allemagne, la Pologne, connaissaient des mouvements de contestations, notamment chez les étudiants, mais pas seulement. En mai 1968, c'était la grève générale en France. En Tchécoslovaquie, le printemps de Prague amenait l'armée russe à intervenir. Au Mexique, l'armée tuait des centaines de manifestants.

 

Les Black Panthers

 

On l'a dit, le « Black Power » était un mouvement profond. Une de ses organisations, sans doute la plus importante, fut le parti des Black Panthers. Fondé dans la ville californienne d'Oakland, en 1966, par Huey Newton et Bobby Seale, le « Parti des panthères noires pour l'autodéfense » s'inscrivait dans la tradition de Malcolm X, même s'il ne se revendiquait pas de l'islam. Ils vendaient le Petit livre rouge de Mao et essayaient de marier le marxisme avec le nationalisme noir, avec toutes les contradictions que cela impliquait. Ils dénonçaient la guerre du Vietnam, et expliquaient que la prétendue croisade américaine pour la liberté dans le monde n'était qu'un masque hypocrite pour écraser les mouvements de libération des peuples. Ils recrutaient dans les couches les plus pauvres, parmi les jeunes Noirs des ghettos, auxquels ils donnaient une fierté, une dignité, avec le style qui les caractérisait : uniforme en cuir noir, béret et gants noirs, lunettes noires. Armés, ils prétendaient « policer » la police d'Oakland, qu'ils accusaient à juste titre de brutalité et de racisme ; quand la police arrêtait un Noir, ils se disposaient de façon visible, lisaient des extraits du code pénal, obligeant de fait des policiers embarrassés à renoncer à leurs interpellations. Ils eurent un succès fulgurant, avec en quatre ans, des sections dans 68 villes et des milliers de membres. Ils furent bientôt impliqués dans de nombreuses fusillades avec la police. Ils constituèrent une petite milice, engagée dans des extorsions de fonds, les passages à tabac voire les meurtres d'informateurs et d'opposants. Ils défiaient l'appareil d'État en quelque sorte - comme quand, en mai 1967, ils envahirent, en armes, l'assemblée de l'État de Californie. Cela leur valut une riposte brutale. Plusieurs centaines de militants furent arrêtés en 1969. Le FBI en liquida plusieurs, à l'instar du dirigeant des Panthères à Chicago, Fred Hampton, assassiné dans son lit par un raid policier. Des preuves furent fabriquées et des procès truqués pour en neutraliser bien d'autres. Le programme de renseignements Cointelpro, qui avait été mis en place dans les années 1950 contre les communistes, organisa des centaines d'opérations.

Dans les mois qui suivirent, les prisons, où tant de jeunes Noirs croupissaient, furent également le lieu de la contestation du Black Power. En 1970, dans la prison de Soledad, en Californie, un gardien de prison fut tué. Parmi les trois hommes accusés du meurtre, les « Frères de Soledad », figurait George Jackson. À 28 ans, il était en prison depuis dix ans, après avoir été condamné parce qu'il conduisait une voiture dans laquelle il devait s'enfuir avec un camarade après que celui-ci eut dérobé 70 dollars dans une station-service - un parcours semblable à celui de tant d'autres jeunes Afro-Américains. George Jackson fut finalement tué en prison un an plus tard, avant qu'un procès n'innocente les deux autres frères de Soledad. En 1971, une rébellion dans la prison d'Attica, dans l'État de New York, fit 39 morts. Angela Davis fut poursuivie dans le cadre de l'affaire des frères de Soledad. C'était une jeune professeure de philosophie, recrutée par l'université de Californie. Elle était membre du Parti communiste et des Black Panthers, et en 1969 la direction de l'université avait tenté de la licencier dans la foulée de son recrutement, sur l'injonction du gouverneur de l'État - un certain Ronald Reagan, futur président des États-Unis. En vain, un jugement ayant ordonné sa réintégration. Accusée en 1970 d'avoir fourni les armes à une prise d'otages menée dans un tribunal par le jeune frère de George Jackson, elle fut bientôt traquée par le FBI et arrêtée. Une vaste campagne pour sa libération et celle de « tous les prisonniers politiques » fut menée, et elle fut acquittée en 1972.

Cependant, le mouvement noir était maintenant sur le déclin. Les Black Panthers étaient minés par des divisions internes et décimés par les coups portés par le FBI. D'autres organisations résistèrent mieux, mais aussi en se recentrant, comme la Nation de l'islam, qui perdit le côté subversif qu'elle avait du temps de Malcolm X. Elle veilla à préserver ses positions, à éviter tout affrontement avec le pouvoir, et à promouvoir son programme de capitalisme noir, un capitalisme tout aussi inégalitaire, à cette différence que les Noirs auraient les mêmes opportunités que les Blancs. Elle fut de plus en plus modérée et finit par perdre l'audience de la fraction la plus révoltée des Noirs, de la jeunesse en particulier.

 

La révolte noire, une occasion manquée ?

 

C'était donc la fin d'une période. Plusieurs millions d'hommes et de femmes s'étaient battus pendant des années, parce qu'ils ne voulaient plus subir : au Sud, au Nord, les ouvriers et les habitants des ghettos, mais aussi bien des catégories d'ordinaire bien plus difficiles à organiser, comme les métayers ou les domestiques ; les femmes et les hommes, les adolescents et jusqu'aux enfants. C'est d'une telle colère que se nourrissent les révolutions. Même les athlètes portaient la révolte jusque dans les enceintes sportives, censées être des bastions de la neutralité, comme les Jeux olympiques de Mexico en 1968 où, sur le podium, alors que résonnait l'hymne américain, le poing levé et la tête baissée des sprinteurs Tommie Smith et John Carlos exprimaient la rage de tout un peuple. C'est aussi la profondeur de cette révolte qui permet de comprendre la répression violente dont elle a été l'objet, à la mesure de la crainte qu'elle a inspirée à la bourgeoisie.

Du fait du rôle des États-Unis, la révolte des Noirs était regardée par les opprimés du monde entier. Depuis ses débuts, elle était particulièrement scrutée en Afrique noire, où plusieurs peuples luttaient contre la domination coloniale, et pouvaient aisément assimiler le combat des Noirs américains au leur. Mais pas seulement. Quand Mohammed Ali fut privé de sa ceinture de champion par le gouvernement américain, des dizaines de milliers d'Égyptiens descendirent dans les rues du Caire pour protester. Comme l'écrivait la revue Lutte de classe en 1967, la révolte noire était « un espoir pour toute l'humanité » . Si les Noirs parvenaient à entraîner la classe ouvrière blanche, c'est tout le capitalisme américain, le gardien de l'ordre impérialiste, qui pouvait vaciller. Sans révolution américaine, il ne pouvait y avoir de socialisme à l'échelle mondiale, ni d'émancipation nationale pour les pays opprimés par l'impérialisme. Si au contraire la révolte des Noirs s'étendait au prolétariat blanc, tout devenait possible. Voilà pourquoi elle représentait un tel enjeu.

Mais les Noirs ne constituaient qu'un huitième de la population américaine, et peut-être un cinquième de la classe ouvrière. Dans la grande ville de l'automobile, Detroit, ils étaient devenus la majorité, en particulier aux postes les moins qualifiés. Un cinquième de la classe ouvrière, révoltés et mobilisés, pendant une quinzaine d'années, c'est considérable. Le caractère massif de luttes qui prenaient parfois un tour insurrectionnel avait des conséquences pour toute la société. L'enjeu, c'était donc de savoir si cette révolte pouvait se propager aux travailleurs blancs, qui étaient exploités par les mêmes capitalistes. Dans un tel cas de figure, l'État lui-même aurait été menacé.

Cela n'a pas été le cas. Les prolétaires noirs étaient, dans l'ensemble, non seulement bien plus déterminés, plus révoltés que les Blancs, ils étaient également plus conscients politiquement. On l'a vu, la bourgeoisie américaine a toujours veillé à ce que l'union entre les Noirs et les Blancs pauvres ne puisse se réaliser. Et ce fut encore le cas pendant le mouvement des droits civiques et la révolte des années 1960. Elle s'appuya sur le racisme qui existait dans la classe ouvrière, à partir du fait que de nombreux travailleurs blancs considéraient qu'ils avaient quelque chose à protéger, parce que leur condition était un peu moins mauvaise. Malgré cela, il y avait aussi de nombreuses luttes où des travailleurs blancs s'étaient retrouvés aux côtés des Noirs. Par exemple, pendant la révolte de Detroit en 1967, où les Blancs pauvres originaires du Sud ou de Pologne s'étaient joints aux émeutiers noirs, et représentèrent un quart des victimes. Et la même alliance se noua dans bien d'autres grèves locales, ainsi que contre la guerre du Vietnam, en particulier parmi les soldats. C'était la preuve qu'une politique orientée dans ce sens aurait pu avoir de l'écho.

La faillite de cette union entre les Noirs et les Blancs pauvres tenait d'abord à l'absence de parti ouvrier luttant dans cette perspective. Il n'existait pas aux États-Unis non seulement de parti révolutionnaire, mais même de parti ouvrier combatif. Si un tel parti peut se renforcer dans une situation comme celle de la révolte noire, il ne peut naître spontanément. On a vu comment le Parti communiste s'était coupé des Noirs par sa politique pendant la Seconde Guerre mondiale. Il avait ensuite été affaibli par la répression maccarthyste des années 1950. Quant aux dirigeants des principales organisations ouvrières, les syndicats de l'AFL-CIO, résultant de la fusion des deux grandes confédérations, ils combattaient bien sûr une telle perspective.

Localement, il existait certes de petites organisations qui se donnaient pour perspective la lutte commune de la classe ouvrière. C'était par exemple le cas du SWP, alors la principale organisation trotskyste, même s'il pêchait par suivisme vis-à-vis des nationalistes, et était de toutes les façons trop faible pour jouer un rôle national. C'était aussi le cas d'une autre manière, de la Ligue des travailleurs révolutionnaires noirs, un groupe créé en 1969 à Detroit, la capitale de l'industrie automobile. À la différence des Black Panthers, ils cherchaient à s'implanter dans les usines, plutôt que parmi les jeunes déclassés, et voulaient construire un parti révolutionnaire ouvrier. Ils étaient influencés par le maoïsme et par le nationalisme noir. Mais ils voulaient donner un contenu de classe à leur révolte. Ils étaient convaincus qu'il fallait s'appuyer sur la classe ouvrière pour menacer la bourgeoisie.

Mais à l'échelle du pays, il n'existait aucun parti à même de proposer cette politique. C'est pourquoi à l'époque, notre courant écrivait : « La première étape indispensable est de créer une organisation révolutionnaire noire, rigoureusement indépendante à tous les niveaux sur le plan national des organisations américaines auxquelles participent les Blancs [...] Il s'agit de créer, puisque la population noire a le niveau de conscience le plus élevé, un parti révolutionnaire trotskyste, véritable organisation de combat des Noirs américains. » Un tel parti aurait pu, à partir de la révolte et de la conscience des Noirs, s'adresser à la classe ouvrière blanche pour l'entrainer, pour la faire progresser politiquement. Si elle avait été proposée, cette politique se serait heurtée à bien des obstacles ; mais elle n'a pas existé. Et la révolte des Noirs s'est ainsi trouvée isolée, face à toute la puissance de la bourgeoisie et de l'État américains.

 

Du recul des années 1970 à aujourd'hui

 

Cela nous amène à la période des quarante dernières années. La bourgeoisie et l'État américains ont joué sur deux tableaux : l'intégration et la répression.

Du côté de l'intégration, à la suite des luttes des années 1950 à 1970, des progrès importants ont eu lieu. En 1960, 20% des Noirs étaient inscrits sur listes électorales ; 1972 : 62%. Le niveau de vie des Noirs n'était que de 41% de celui des Blancs en 1940, il était de 60% en 1970. En 1930, 27 000 Noirs étaient inscrits dans les facultés ; en 1970, ils étaient un demi-million. Une minorité a pu accéder pleinement aux études supérieures qui leur étaient auparavant fermées et par la suite aux professions libérales, juridiques, intellectuelles ou encore aux carrières politiques et dans l'appareil d'État. Une petite bourgeoisie noire s'est constituée. Des maires noirs, des représentants, des sénateurs noirs ont été élus, et Obama est l'exemple le plus connu d'un certain nombre de réussites personnelles, présentées comme la preuve que le racisme ne compterait plus dans la politique américaine. Mais Obama fut élu en 2008 malgré un racisme persistant, surtout parce que Bush et les Républicains s'étaient complètement discrédités, en particulier avec la guerre en Irak. Et si les médias sont prompts à mettre en évidence quelques réussites individuelles, les Noirs sont largement sous-représentés dans les différentes couches de la bourgeoisie, la plus grande en particulier. Et même dans la petite bourgeoisie ils sont moins nombreux et moins riches que les Blancs.

L'intégration a cependant des limites, qui sont celles du capitalisme : le prolétariat ne peut être intégré. Et l'immense majorité des 40 millions de Noirs appartiennent aux classes populaires, quand ils ne sont pas plongés dans le chômage chronique et la pauvreté qui va avec. En 1992 une révolte eut lieu à Los Angeles à la suite de l'acquittement, par un jury blanc, de policiers blancs qui avaient tabassé l'automobiliste noir Rodney King. Elle dura six jours et fit plus de 50 morts, montrant déjà que, vingt ans après le mouvement des droits civiques, le racisme et son potentiel explosif étaient toujours là. En 2005, quand l'ouragan Katrina dévasta des zones entières du Sud, des dizaines de milliers de Noirs pauvres de La Nouvelle-Orléans furent sinistrés, et il y eut quelque 2 000 morts. Et le gouvernement Bush expliquait que les gens auraient dû quitter la ville - alors qu'ils n'avaient pas les moyens de le faire et nulle part où aller... L'État américain déployait des centaines de milliers d'hommes et des équipements ultrasophistiqués en Afghanistan et en Irak, mais n'avait rien prévu pour aider les pauvres au cœur de ses propres villes !

Et puis, les choses se sont encore dégradées depuis 2008 et la crise économique.

 

Crise économique et crise sociale

 

Toute la classe ouvrière a été frappée. La crise des prêts hypothécaires, les subprimes, s'est traduite par quelque 6 millions de saisies. Autant de familles ont été condamnées à vivre dans leur voiture, dans une caravane, dans un logement de fortune ou dans la rue. Les sociétés immobilières qui avaient placé ces prêts avaient ciblé les plus pauvres, les Noirs en particulier. Ensuite, la crise s'est traduite par la destruction de millions d'emplois et une augmentation importante du chômage. Là aussi, toutes les catégories du monde du travail ont été touchées. Et si le chômage a maintenant officiellement diminué, c'est aussi parce que des millions de travailleurs ont quitté la population active, pour des raisons diverses. Dans cette situation, les choses ont été plus graves pour les Noirs. Officiellement, le chômage des Noirs est le double de celui de l'ensemble de la population. En réalité, chez les jeunes Noirs, il est sans doute autour de 50 %, voire de 70 % pour ceux qui sont sans diplôme secondaire.

Une famille blanche gagne en moyenne deux fois plus qu'une famille noire. Le taux de pauvreté est trois fois plus élevé chez les Noirs que chez les Blancs, comme dans les années 1960. Des millions de personnes ont vu leurs biens se déprécier, bien plus chez les Noirs que chez les Blancs. En moyenne, les familles blanches possèdent un patrimoine six fois plus élevé que les familles noires. Aux États-Unis, avoir un peu de patrimoine n'est pas synonyme d'opulence ; avoir des économies peut s'avérer indispensable, par exemple, pour payer les études supérieures de ses enfants, ou encore acquitter les frais d'un traitement médical ou d'une opération. Bref, les Noirs ont vécu une dégradation de leur niveau de vie sans précédent depuis la crise des années 1930.

La crise économique s'est aussi traduite par des pertes pour les finances publiques de nombreuses villes et par des attaques massives contre l'éducation publique : la privatisation, les coupes dans les budgets, les fermetures d'écoles, les licenciements d'enseignants et de personnel scolaire ou encore la dégradation des conditions matérielles . À la différence de la bourgeoisie, qui peut tout à fait profiter de la privatisation rampante du système d'éducation, les classes populaires n'ont pour seul choix que d'envoyer leurs enfants à l'école publique. Les écoles étant principalement organisées et financées à l'échelon local, les districts scolaires des quartiers aisés ont donc bien plus d'argent à consacrer à leurs élèves que ceux des quartiers plus pauvres, même quand les taux d'imposition de ces derniers sont plus élevés, comme c'est en général le cas. Et les Noirs habitent majoritairement les quartiers pauvres. Le pays dépense pour les enfants noirs pauvres des grandes agglomérations moins d'un tiers de ce qu'il dépense pour les enfants blancs des quartiers riches. Des ressources moindres, cela signifie des effectifs plus élevés. Les écoles ne disposent pas des équipements dont disposent celles des quartiers riches. Les écoles des quartiers populaires paient moins bien leurs enseignants, qui sont souvent moins qualifiés, moins nombreux, et se succèdent, avec d'importantes périodes où il n'y a pas d'enseignant du tout. Sans compter les cas, nombreux, où des communes en difficulté, ferment tout simplement les écoles, licencient les enseignants, parfois pour en réembaucher de nouveaux, sans formation ni ancienneté, et donc moins coûteux.

Le résultat de ces inégalités, c'est que seulement 54% des jeunes Noirs achèvent leur scolarité secondaire, contre 75 % des Blancs. Et si 14 % des adultes blancs sont illettrés en pratique, ils sont 38 % chez les Noirs . Comment pourrait-il en être autrement ? Un jeune Noir sur dix meurt avant d'atteindre ses 18 ans : certains à la suite de maladies, faute d'un traitement satisfaisant, en raison de leur pauvreté ; d'autres sont tués par des racistes, d'autres par des policiers, et d'autres - les plus nombreux - par d'autres jeunes Noirs.

 

La prison comme horizon

 

Et puis, si on a évoqué l'intégration dont une partie des Noirs a pu bénéficier, tant d'autres ont été victimes de toute une répression. Elle prend des formes diverses, dont les meurtres par des policiers. Un autre aspect de cette condition dramatique, des jeunes en particulier, c'est leur incarcération. Cela a été un choix politique, depuis Nixon et les années 1970 jusqu'à Bush, en passant par Reagan et Clinton. Il ne fallait plus que les jeunes Noirs soient dans la rue. Faute de leur trouver du travail, les gouvernements successifs ont choisi de les mettre en prison.

Nombre d'entre eux sont emprisonnés pour des délits mineurs. Un quart des prisonniers le sont pour des infractions non violentes liées à la drogue ; dans quatre cas sur cinq, il s'agit de consommation ou de possession, pas même de petit trafic. En 1980, il y avait 41 000 détenus pour des infractions liées aux stupéfiants, il y en a aujourd'hui un demi-million. Et ils sont noirs aux deux tiers. Dès les années 1970, Nixon fit de la drogue « l'ennemi public numéro un ». Alors que les infractions étaient en baisse, Reagan déclara la « guerre à la drogue », expliquant que c'était une menace pour la sécurité nationale. En même temps, dans les années 1980, la CIA inondait les ghettos noirs de crack, en utilisant l'argent récolté pour financer une guérilla anti-communiste au Nicaragua. En 1986, le Congrès adopta la loi contre la toxicomanie (Anti Drug Abuse Act), qui mettait en place des peines de prison plus dures pour le crack : alors qu'auparavant vendre 500 g de crack coûtait cinq années de prison sans possibilité de libération conditionnelle, il suffisait désormais d'en vendre 5 grammes pour encourir une peine pareille. La loi mettait même en place des peines planchers pour la marijuana. On prônait les politiques de « tolérance zéro ». Au cours des années 1990, plusieurs États, à commencer par la Californie, adoptèrent des lois dites « des trois coups » (Three strikes and you're out), en référence à une règle du base-ball. Ces dispositifs varient mais reposent sur le principe qu'une deuxième récidive est passible de la prison à vie, sans libération conditionnelle pendant 25 ans. Cela conduisit souvent à des condamnations aussi absurdes que cruelles, comme celle de Curtis Wilkerson qui, après avoir volé une paire de chaussettes d'une valeur de 2,5 dollars en 1995, fut condamné à la prison à vie (dont 25 ans incompressibles), au motif qu'il avait été condamné deux fois pour vol en 1981, quand il avait 19 ans. Ou de Jerry Dewayne Williams, condamné à 25 ans de prison après avoir volé une tranche de pizza.

Un jeune homme noir se retrouve aujourd'hui plus souvent en prison qu'à la faculté. Les États-Unis emprisonnent une part plus grande de leur population que tout autre pays au monde. Avec 2,3 millions de prisonniers, le « pays de la liberté » bat des records. Avec 4,5 % de l'humanité, les États-Unis comptent 23 % de la population carcérale mondiale, pour ce que valent ces statistiques. En France, les prisons sont pleines ; eh bien les États-Unis emprisonnent, en proportion, sept fois plus. Et 45 % des prisonniers sont noirs. En moyenne, un homme noir sur trois (un homme blanc sur 17) fait, au moins une fois dans sa vie, un séjour en prison.

L'incarcération est marquée par des abominations. Les peines de prison y sont très longues, bien plus que dans n'importe quel pays civilisé, y compris pour les très jeunes. Plus de 2 500 jeunes, âgés de 16 ans en moyenne, sont en prison à vie, sans possibilité de grâce : ils ont été jetés, retirés de la société. Chaque jour, 50 000 prisonniers sont à l'isolement, nombre d'entre eux pour des années, c'est-à-dire torturés : ils n'ont pas de contact avec les autres détenus, ni de visiteurs, pas de télé ni de radio ; ils ne peuvent lire, sinon la Bible, et encore ; ils n'ont pas ou peu la possibilité d'écrire. Leur seul répit se résume à une heure quotidienne d'exercice, en dehors de la cellule. Et puis il y a la peine de mort : 1389 prisonniers ont été exécutés depuis qu'elle a été réintroduite en 1977 ; 3070 condamnés sont toujours dans le couloir de la mort, des Noirs en majorité, parfois des innocents, victimes d'enquêtes ou de procès truqués.

Pourquoi et comment tant de gens se trouvent en prison ? Il y a les raisons politiques évoquées, et des raisons sociales. Cette sinistre inflation a commencé dans les années 1970 - il y avait cinq fois moins de prisonniers il y a 40 ans. Les classes populaires américaines ont été frappées de plein fouet par une série de récessions, avec à chaque fois une baisse de la production, des fermetures d'usines, des licenciements, une montée du chômage. Les Noirs ont toujours été les premières victimes de cette dégradation. Des centaines de milliers, des millions de Noirs se sont retrouvés sans perspectives. L'évolution d'une ville comme Detroit (Michigan), majoritairement noire, littéralement saignée de ses emplois industriels, est emblématique : elle comptait 1,5 million d'habitants en 1970, 713 000 en 2010. Et pour ceux qui restent, combien n'ont pour seule perspective qu'une vie de petits boulots, de chômage et de petite délinquance ? Pour nombre de ces jeunes, auxquelles la société n'offre aucune perspective, la prison est un passage fréquent, tant les motifs d'incarcération sont nombreux voire dérisoires.

Ces dernières années, certains États sont un peu revenus sur ces lois répressives. L'emprisonnement massif est non seulement révoltant mais aussi un peu absurde, y compris du point de vue de la société bourgeoise. D'abord parce qu'il coûte cher, très cher. Il a fallu construire des centaines de prisons. De grandes entreprises qui emploient des prisonniers pour des salaires dérisoires y trouvent leur compte. Mais même cela atteint ses limites, et ne réduit en rien la criminalité. Ceux qui n'étaient que de tout petits délinquants quand ils sont entrés en prison sont souvent devenus des criminels endurcis quand ils en sortent. En 2010, le Congrès a réduit les peines de prison obligatoire pour le crack, et, depuis, plusieurs États ont revu les barèmes de peines, conduisant à une baisse du nombre de détenus. Mais des centaines de milliers de tout petits délinquants restent en prison, et la crise conduit à une augmentation de la criminalité, et donc des condamnations.

Bien au-delà des prisons, l'incarcération massive des petits délinquants a des conséquences sur toute la société. Deux tiers des enfants noirs grandissent dans une famille monoparentale. Par ailleurs, les prisonniers ne peuvent voter et ceux qui ont été condamnés pour crime sont privés à vie de leurs droits civiques par de nombreux États. En tout, près de 6 millions d'Américains sont ainsi déchus du droit de vote, et les Noirs sept fois plus que le reste de la population. Un Noir sur treize n'a plus le droit de vote. En 1998, sous Clinton, le Congrès a voté l'interdiction pour ceux qui ont été condamnés pour une infraction liée à la drogue de bénéficier d'une bourse pour aller à l'université. Cela concerne des dizaines de milliers de jeunes, parfois pour la simple possession de marijuana (mais pas les violeurs, ni les meurtriers). Toujours sous Clinton, le Congrès a voté leur expulsion des logements publics financés par l'État fédéral. Cela signifie que l'épouse et les enfants d'un ancien détenu risquent l'expulsion s'il vient habiter avec eux quand il est libéré. Plusieurs États ont également interdit aux condamnés de bénéficier de l'aide sociale, des bons alimentaires. Plusieurs États demandent aux anciens détenus de payer le coût de leur incarcération. Sur le marché du travail, il est fréquent que les formulaires de candidature à un emploi comportent une case « convicted for felony » (condamné pour crime) qui, quand elle est cochée, est rédhibitoire. Bref, pour avoir possédé, une fois dans sa vie, quelques grammes de crack, quelqu'un peut non seulement être condamné mais, à sa sortie de prison, être privé de toute possibilité de réinsertion. Et n'avoir d'autre perspective, faute de pouvoir gagner sa vie, que... de sombrer dans la délinquance puis de retourner en prison.

 

Et maintenant ?

 

Alors, en conclusion, quelles sont aujourd'hui les perspectives des Noirs américains ? Aujourd'hui, 60 ans après le boycott des bus de Montgomery, un grand nombre de Noirs vivent dans des quartiers principalement noirs. Si les formes les plus sinistres, les plus brutales de la ségrégation et des discriminations ont reculé au cours des années 1960 et 1970, c'est à la suite de l'immense révolte qui traversa alors la première puissance mondiale. Le mouvement noir s'est heurté à une dure répression, non seulement dans le Sud mais dans tout le pays, où de nombreux militants ont été arrêtés, incarcérés, voire exécutés par l'État et ses sbires. Aujourd'hui encore, 40 ans après, des militants payent de leur liberté d'avoir défié le pouvoir, comme le Black Panther Albert Woodfox, en prison à l'isolement depuis 43 ans, et dont la Louisiane vient de rejeter la libération. Ou Mumia Abu Jamal, en prison depuis 1981 pour un meurtre dont il est innocent. Beaucoup l'ont payé de leur vie. Aujourd'hui, une partie des cadres du mouvement noir ont été liquidés, d'autres se sont démoralisés, d'autres encore se sont intégrés à la machine du parti démocrate. Il existe certes toujours des associations pour les droits civiques, comme l'ancienne NAACP ou le National Action Network. Il existe aussi de nombreuses Églises noires ainsi que la Nation de l'islam. Enfin, il existe une certaine conscience noire, au sens d'expériences partagées du racisme, des discriminations, de l'histoire aussi. C'est aussi ce qu'ont montré les mobilisations des derniers mois.

Mais on ne peut plus parler d'un mouvement noir comparable aux années 1950 et 1960. Il avait représenté un exemple pour toute la classe ouvrière américaine et pour les opprimés du monde entier. C'était un vaste soulèvement contre l'oppression raciale. Mais pas seulement : la toute-puissance américaine était ébranlée par cette révolte, pourtant largement spontanée, d'une fraction de sa population. Les Noirs étaient en quelque sorte le talon d'Achille du capitalisme américain. Leur soulèvement leur a permis de conquérir non seulement leur dignité, mais aussi les quelques droits démocratiques élémentaires que la bourgeoisie des pays riches est disposée à accorder, plutôt que de risquer une révolution. À la violence du pouvoir d'État, les Noirs répondaient par leur propre violence. Et si la révolte des années 1960 ne s'est pas transformée en révolution, c'est parce que les Noirs révoltés ne pouvaient, avec leurs seules forces, détruire le pouvoir blanc, celui de la bourgeoisie. Ils représentaient en revanche la fraction la plus combative, la plus consciente de la classe ouvrière. Et les travailleurs blancs restèrent largement en retrait par rapport à la révolte noire. Ils ne la rejoignirent pas dans un combat commun contre le capitalisme. À défaut de parti communiste révolutionnaire, aucune force significative ne proposa cette politique, qui ne pouvait être improvisée.

Aujourd'hui, les 40 millions d'Afro-Américains représentent toujours une fraction significative de la classe ouvrière américaine. Comme le montrent les mobilisations qui ont suivi les meurtres racistes de Ferguson et de Baltimore, ils ont encore une conscience plus aiguë de l'oppression et de l'exploitation que le reste des travailleurs. Cela n'empêche ni les illusions - et elles furent nombreuses à propos d'Obama - ni la démoralisation, en particulier parmi ceux qui sont marginalisés par la société. Mais la conscience d'appartenir à la classe ouvrière, d'avoir des intérêts opposés à ceux de la bourgeoisie, est plus élevée parmi les Noirs que parmi les Blancs. Cependant, le contexte politique a bien changé. La classe ouvrière américaine doit faire face à des décennies de compromissions syndicales et de reculs sur le plan de ses conditions de travail, de son organisation, de ses traditions de lutte aussi. Si une explosion de colère se produisait, les travailleurs noirs pourraient assurément y jouer un rôle moteur. Mais pour eux comme pour les travailleurs blancs, regagner le terrain perdu, mettre un coup d'arrêt à la dégradation des conditions de vie, cela voudra dire trouver le chemin d'une lutte commune contre l'exploitation capitaliste et l'État qui l'incarne. Car s'attaquer au système capitaliste, cela reste la seule voie pour en finir définitivement avec l'oppression des Noirs américains, comme de celle des travailleurs du monde entier, en mettant fin à l'exploitation.

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