« Mondialisation», OMC, Seattle, qu'y a-t-il de changé dans le capitalisme ? Les révolutionnaires et le réformisme de crise25/02/20002000Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2000/02/86.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

« Mondialisation», OMC, Seattle, qu'y a-t-il de changé dans le capitalisme ? Les révolutionnaires et le réformisme de crise

Les manifestations autour de la réunion de l'OMC, l'Organisation Mondiale du Commerce, à Seattle, aux États-Unis, du 30 novembre au 3 décembre 1999, ont attiré l'attention tout à la fois sur cette institution internationale de l'impérialisme mais aussi sur les courants politiques différents qui se sont donné pour objectif de la combattre.

Ces mêmes courants politiques, qui s'étaient vantés, avec beaucoup d'exagération, d'avoir fait capoter la réunion de Seattle, se sont manifestés à plusieurs reprises depuis.

On les a vus, par exemple, à Davos (en Suisse), en janvier dernier, à l'occasion du Forum de l'Économie Mondiale, ce forum organisé chaque année par un club très sélect d'un millier de milliardaires, financiers et spéculateurs, et où se retrouvent des politiciens, agrémentés d'économistes distingués, de journalistes, voire de bureaucrates syndicaux, attirés par le beau linge et prêts à payer un droit d'entrée de 37 000 francs rien que pour sentir l'odeur du vrai fric.

Il est vrai qu'à Davos, les manifestations des anti-OMC ont été, cette fois, plus médiatisées qu'importantes. Mais enfin, elles ont obligé la police à transformer la douillette station de ski en camp retranché, pour permettre à ces messieurs de deviser tranquillement de la marche du monde et, surtout, de la marche de leurs affaires.

Les anti-OMC se sont encore manifestés plus récemment, lors de la conférence d'un des organismes spécialisés de l'ONU, le CNUCED, qui est censé s'occuper du Tiers-Monde et de son développement, avec le résultat catastrophique que l'on sait. Cette fois-ci, le côté spectaculaire s'est résumé à la tarte à la crème reçue en pleine figure par le nommé Camdessus, président sortant du Fonds Monétaire International.

L'idée fédératrice de toutes ces manifestations, d'ampleurs diverses, avec la participation de groupes aux préoccupations plus diverses encore, est de combattre l'Organisation Mondiale du Commerce ou le Fonds Monétaire International, en attribuant à ces institutions internationales tel ou tel aspect des ravages du capitalisme.

Que sont donc ces institutions internationales ? Quel rôle jouent-elles dans l'économie mondiale ? Dans quelle mesure sont-elles responsables de ce « libéralisme sauvage », de cette mondialisation, de cette « déréglementation » que les manifestants de Seattle affirmaient vouloir combattre ?

Et puis qui sont donc ces courants dont l'écrasante majorité se propose de combattre l'« ultra-libéralisme » ou les excès de l'impérialisme, comme ils disent, mais pas le capitalisme lui-même ?

A Seattle, il y avait vraiment de tout : des dirigeants de la confédération syndicale américaine AFL-CIO, venus réclamer un peu plus de protectionnisme pour les États-Unis ; Ralph Nader, la figure de proue historique des organisations de consommateurs américains ; des représentants de l'Eglise méthodiste unifiée ; des écologistes venus protéger les tortues marines ; des organisations politiques revendiquant que l'OMC soit soumise à un « contrôle citoyen » ; José Bové et ses compagnons venus protester cotnre la « mal-bouffe » et défendre la cause du roquefort. Mais il y avait aussi nombre de manifestants venus manifester leur écoeurement devant tel ou tel aspect des dégâts innombrables qu'entraîne la société capitaliste.

Au-delà de leur diversité, ces courants se retrouvent tous autour de l'idée qu'il faut freiner les « débordements » de l'économie capitaliste en proposant diverses mesures pour la remettre sur les rails comme, par exemple, une réforme de l'OMC dans le sens d'une réglementation plus « sociale » du commerce international, voire son abolition, accompagnée d'un renforcement du protectionnisme dans les pays riches, ou encore, l'instauration d'une taxe, dite « taxe Tobin » sur les transactions financières.

Ces courants ont en commun de considérer, explicitement ou implicitement, que l'économie mondiale a changé, disons depuis les années 1970, et que ce sont ces changements et leurs conséquences qu'il s'agit de combattre.

Quelle est la portée et la limite de ces changements ? Quel rôle y jouent les organisations internationales et, en particulier, l'Organisation Mondiale du Commerce ? Et, dans cette situation, quel est le combat à venir ?

Voilà les questions auxquelles nous tenterons de répondre ici.

Du « libre échange » au protectionnisme, et vice-versa

Le commerce international est une activité humaine qui existe depuis bien plus longtemps qu'il n'y a d'organismes internationaux pour prétendre l'organiser. A vrai dire, il est bien plus ancien que l'existence même des nations.

Le développement du commerce international a été l'un des aspects essentiels du développement du capitalisme.

Depuis plus d'un siècle, depuis la transformation du capitalisme en impérialisme, c'est-à-dire l'émergence d'un capitalisme dominé par de grands groupes industriels et financiers, ces grands groupes ainsi que les puissances étatiques qui les protègent se livrent une concurrence féroce pour accroître leurs parts des marchés.

L'histoire du commerce mondial à l'ère impérialiste est, plus encore que dans un passé plus lointain, une histoire faite d'affrontements autant économiques que politiques, diplomatiques et militaires. C'est une histoire où les canons ont précédé bien souvent les marchandises, et les marchandises imposées de force faisaient parfois autant de victimes que les canons. C'est en tout cas une histoire où les rapports de force ont tenu la première place, où les plus forts ruinaient et pillaient impitoyablement les plus faibles, et qui a produit l'écart croissant qu'on connaît aujourd'hui entre un nombre restreint de puissances impérialistes et une majorité de pays condamnés irrémédiablement au sous-développement.

Au cours de cette histoire, les pouvoirs d'État représentant les intérêts des différentes bourgeoisies ont toujours joué un rôle majeur. Tantôt ils intervenaient en faveur d'un commerce sans entrave - ce qu'on appelle le « libre échange », mais qui n'a jamais été ni libre, ni un véritable échange. Tantôt ils avaient une politique protectionniste, c'est-à-dire tentaient de protéger leurs bourgeoisies et leurs marchés nationaux respectifs de la pénétration de marchandises venues d'ailleurs.

En règle générale, les plus puissantes des nations commerçantes étaient portées vers le libre échange, les plus faibles vers le protectionnisme. C'est ainsi que dès le milieu du XIXe siècle, l'Angleterre, la nation capitaliste dominante de l'époque, apparut comme le champion du libre échange. Mais, en réalité, les deux attitudes se suivaient souvent ou se mélangeaient, car chaque bourgeoisie aurait préféré que les autres soient pour le libre échange, tout en gardant le protectionnisme pour elle-même.

Quant aux pays pauvres, cela fait longtemps que, libre ou non, l'échange signifie pour eux surtout échange inégal, c'est-à-dire leur appauvrissement pour enrichir les pays impérialistes.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la béquille étatique...

La grande crise de 1929 avait entraîné la généralisation du protectionnisme avant de déboucher finalement sur la Deuxième Guerre mondiale. A l'exception des États-Unis, toutes les puissances impérialistes sortirent de la Deuxième Guerre mondiale affaiblies, avec des usines détruites et des capacités de production amoindries et vieillies. Cependant, elles n'en restèrent pas moins des puissances impérialistes, parce qu'elles eurent la possibilité de rétablir relativement rapidement leur économie non seulement en imposant une exploitation aggravée à leur classe ouvrière, mais aussi en pillant leurs sphères d'influence respectives, coloniales ou pas, dans les pays sous-développés.

Mais, même dans ces conditions, les économies, en particulier celles des pays d'Europe, ne se seraient pas rétablies sans la béquille étatique. Même aux États-Unis, qui n'avaient pourtant subi aucune destruction, l'État a fait cadeau aux grandes entreprises des usines dont il avait financé la construction durant la guerre.

D'ailleurs si les États n'avaient pas assumé ce rôle, le redémarrage de la production ne se serait tout simplement pas fait. Car le taux de profit, c'était-à-dire la rentabilité du capital investi, était tombé trop bas dans la production d'énergie, le charbonnage, l'électricité, les transports ferroviaires - pourtant indispensables pour le redémarrage de l'économie - pour que la bourgeoisie consente à y investir. Les États se sont donc substitués aux capitalistes défaillants, non par choix idéologique mais par nécessité, du point de vue de leurs intérêts généraux. Et c'est ainsi qu'en France on a pu voir un général réactionnaire comme De Gaulle présider aux grandes nationalisations de l'après-guerre.

Les nationalisations dans le secteur énergétique et dans l'industrie ont donc donné aux États les moyens de faire redémarrer la production. Celle d'une partie importante du secteur bancaire leur ont donné les moyens de favoriser le crédit aux grandes entreprises, les pertes étant épongées par les fonds publics. Il a fallu l'intervention des États pour faire prévaloir les intérêts généraux de la bourgeoisie, contre les classes populaires bien sûr mais aussi, bien que dans une mesure bien plus limitée, évidemment, contre les égoïsmes individuels des bourgeois.

Pour ce qui est du commerce international, il a fallu redémarrer d'abord sur la base du troc bi ou trilatéral. Puis on a pu commercer contre de l'argent, mais uniquement en dollars, la seule monnaie dotée d'une quelconque crédibilité internationale grâce à l'écrasante supériorité de l'économie américaine. Le principal problème restait le manque de marchandises car seule l'industrie américaine en produisait. Et pour réamorcer ce commerce international, l'État américain a entrepris de jouer vis-à-vis des autres économies le rôle de béquille que chaque État jouait vis-à-vis de son économie nationale.

D'un côté l'État américain a entrepris de financer le redémarrage du commerce mondial, par toute une série de prêts, souvent à fonds perdus, dont les plus importants furent ceux effectués dans le cadre du plan Marshall à partir de 1947. De l'autre, il a fait donner ses usines à plein pour vendre des produits américains aux bénéficiaires de ses largesses. Les profits qu'en tirèrent les trusts américains furent énormes, d'autant qu'ils profitèrent de l'occasion pour s'approprier des marchés délaissés par leurs rivaux européens. Mais l'un dans l'autre cette politique a permis néanmoins à l'économie et au commerce mondial de redémarrer en moins d'une décennie.

L'ère des réglementations et des institutions internationales

Pour mener cette politique, sur le plan national comme sur le plan international, les États impérialistes ont eu recours tout naturellement aux mêmes méthodes dirigistes qu'ils avaient utilisées pendant la crise des années 1930 et surtout pendant la guerre elle-même.

Sur le plan national, cela a été une période de stricte réglementation. Les sorties de capitaux étaient soumises à autorisation préalable, de même que les crédits aux entreprises qui devaient obligatoirement en passer par les guichets de banques. Du coup la Bourse se trouvait reléguée de fait à un rôle de seconde zone. Les banques étaient elles-mêmes étroitement contrôlées, conformément à des lois adoptées au lendemain de la crise bancaire de 1932. En particulier les banques traitant les grosses affaires de la finance internationale n'avait pas accès directement à l'épargne de la petite bourgeoisie dont les banques de dépôts avaient le monopole. Les matières premières et l'usage de l'énergie étaient contingentés et soumis au contrôle des ministères. Les prix et les salaires étaient l'objet d'un blocage permanent que seuls les gouvernements pouvaient suspendre au cas par cas. Et bien sûr le commerce extérieur était strictement réglementé, aussi bien à l'importation qu'à l'exportation, avec tout un système de mesures protectionnistes destinées à protéger les marchés nationaux de la concurrence étrangère. En France d'ailleurs, toutes ces réglementations ne faisaient que reprendre en grande partie celles qui avaient été introduites par une loi de 1938.

Sur le plan international, les dirigeants américains ont pris l'initiative de mettre en place des institutions destinées à faciliter dans l'immédiat le redémarrage de l'économie mondiale. A plus long terme, il s'agissait d'éviter le retour à l'instabilité monétaire et au protectionnisme exacerbé qui avaient entravé le développement du commerce mondial dans la période de l'entre-deux guerre. Ces institutions ont consacré le rapport des forces existant entre les impérialistes rivaux - c'est-à-dire la domination internationale de l'impérialisme américain.

Quels ont été les principaux éléments de ce nouvel ordre mondial ?

Tout d'abord il s'appuyait sur un système monétaire international, le système dit de Bretton Woods, du nom de la localité américaine où il avait vu le jour.

Celui-ci faisait du dollar la seule monnaie convertible en or, à un taux fixe de 35 dollars l'once. Toutes les autres monnaies pouvaient être échangées contre des dollars, à un taux fixe, même si le rythme différent de l'inflation suivant les pays obligeait, plus ou moins fréquemment, à réviser tel taux de change ou tel autre. Un Fonds Monétaire International, le FMI, était créé, son rôle étant d'aider les banques centrales en difficulté et surveiller l'utilisation des fonds qui leur était avancés. Une autre institution, la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement, plus connue aujourd'hui sous le nom de Banque Mondiale, devait aider au financement de la reconstruction en Europe et, pour reprendre les termes de sa charte, « promouvoir une croissance équilibrée à long terme du commerce mondial en encourageant les investissement internationaux ». Les pays participants étaient représentés à la direction de ces institutions en fonction de la quote-part apportée au financement commun. De sorte que, par exemple, les USA avaient 36 % des droits de vote au FMI ce qui leur assurait une majorité quasi-automatique face aux 43 autres pays membres. Bref l'impérialisme américain était le chef d'orchestre du nouveau système monétaire grâce au rôle unique du dollar et à la place dominante qu'il occupait dans les nouvelles institutions monétaires internationales.

Le GATT, ancêtre de l'OMC et miroir de la guerre commerciale

L'existence d'un système monétaire international à peu près stable était une condition nécessaire pour le développement du commerce mondial. Mais il y avait tous les autres obstacles.

Le commerce international était une jungle féroce semée d'obstacles protectionnistes, ce qui ne facilitait pas sa croissance et surtout ne faisait pas l'affaire des États Unis qui, ayant beau consommer plus de 80 % de leur production sur le marché intérieur, n'en étaient pas moins le numéro un sur le marché mondial. Les conflits commerciaux se réglaient en général dans le cadre de négociations entre deux pays où les protagonistes se menaçaient de sanctions réciproques pour parvenir à un accord. Aussi, forts de l'accord de Bretton Woods, les dirigeants américains ont-ils tenté de mettre un peu d'ordre dans cette jungle et d'imposer l'abaissement des barrières protectionnistes susceptibles de s'opposer à la pénétration de leurs marchandises et de leurs capitaux.

Les négociations, dont ils prirent l'initiative et qui allaient aboutir à la signature d'une charte, la charte de Genève, en octobre 1947, visaient une réduction progressive des droits de douane.

Les États-Unis, pour être la principale puissance impérialiste, n'en était pas moins une puissance dépourvue de colonies. Une des principales raisons de leur parti pris pour le libre échange, s'appliquant aux autres sinon à eux-mêmes, était d'ouvrir au grant vent du commerce international ces zones protégées qu'étaient les pays coloniaux.

Mais qu'il soit dit ici que la disparition des chasses gardées des vieilles puissances coloniales ne doit rien aux efforts des institutions internationales ou à quelque négociation commerciale que ce soit. Elle a été la conséquence de la lutte des peuples pour leur émancipation. Mais les peuples du Tiers-Monde anciennement colonisés n'allaient par tarder à constater, à leurs dépens, que, chasse gardée d'une puissance impérialiste particulière ou chasse ouverte à l'ensemble de l'impérialisme, ils restaient victimes d'une économie mondiale dominée par l'impérialisme.

Pour en revenir à la charte de Genève de 1947, elle fut signée par 23 pays seulement, c'est-à-dire moitié moins que de participants au système de Bretton Woods. C'était cette charte qui devait servir de base à des cycles de discussions à venir. Et c'est ainsi que naquit l'ancêtre de l'OMC, le GATT, ou « accord général sur les droits de douanes et le commerce ».

Cette charte révélait bien les conflits qui n'avaient cessé d'opposer les participants. Les États-Unis tenaient à ce que, pour chaque marchandise, les pays membres du GATT consentent à tous les autres membres les conditions commerciales les plus favorables qu'ils consentaient à un pays tiers. Cela fut, en effet, stipulé dans l'article 1 de la charte. Mais son article 24, adopté sous la pression des pays européens, ajoutait qu'à titre « exceptionnel », des regroupements géographiques de pays pouvaient avoir un régime préférentiel entre eux sans l'étendre à l'ensemble des pays du GATT. Et très vite, ce sont ces situations exceptionnelles qui devinrent la règle plutôt que l'exception - avec pour commencer, en 1951, la constitution de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, qui n'était rien d'autre qu'une alliance protectionniste d'une partie des pays européens.

Les États-Unis, de leur côté, firent capoter un autre objectif affirmé des négociations : compléter le GATT par une structure permanente, dotée d'un certain droit à arbitrer. Ils voulaient bien de règles qui fassent loi pour les autres mais n'avaient nulle envie d'une organisation internationale qui prétende leur imposer des règles avec lesquelles ils n'étaient pas d'accord.

En ce sens, le GATT a été le fruit d'un échec. De toute façon, GATT ou pas, la concurrence commerciale conserva ses droits et les plus forts continuèrent à imposer leur loi aux plus faibles.

Les années 1970 et le retour de la crise

Une fois les destructions de la guerre effacées, l'économie capitaliste mondiale est entrée dans une période d'expansion. Cette expansion a impliqué un développement du commerce international. Les économies nationales étant largement interdépendantes, le volume du commerce mondial a augmenté trois à quatre fois plus vite que la production. Ce n'était, cependant, nullement le résultat d'une généralisation pacifique du libre échange. Des accords commerciaux bilatéraux, multilatéraux, portant chacun sur l'un ou l'autre des centaines de produits et de marchandises en circulation se sont succédé, superposés, en fonction des rapports de force mouvants, se traduisant par des milliers de pages de règlements.

Derrière une tendance générale à l'abaissement des barrières douanières, cette guérilla commerciale incessante s'est traduite par l'élaboration d'une multitude de formes de protectionnisme autres que douaniers, allant de quotas, c'est-à-dire de limitation sur les quantités de marchandises importées, à la façon de fabriquer la bière ou le fromage, en passant par la hauteur des phares d'automobile ou à la couleur de leur lumière.

Le commerce international s'est développé malgré tout, grâce à une longue période d'accroissement de la demande, mais grâce aussi à l'existence de cette monnaie internationale qu'était le dollar. Seulement, pour être accepté par tous, le dollar n'en était pas moins aussi une monnaie nationale, celle des États-Unis. Or l'État américain agissait comme tous les autres, et il faisait marcher la planche à billets pour aider ses industries et pour payer ses dettes.

L'inflation causée aux États Unis par cette surproduction de dollars avait beau être masquée par le système de Bretton Woods, elle n'en existait pas moins. En fait c'était les autres pays occidentaux qui supportaient l'inflation du dollar par le biais de celle de leur propre monnaie. Et cela a fini par mettre l'équilibre du système en danger. Dès le début des années 1960 la valeur des dollars en circulation hors des États-Unis dépassait déjà celle des réserves d'or américaine. Cette situation s'aggrava encore plus lorsque, à partir du milieu de cette décennie, l'État américain entreprit de financer sa politique de grande puissance, et en particulier la guerre du Vietnam, par une augmentation astronomique de son endettement.

D'autant qu'en même temps un nouveau phénomène s'est amorcé. Le développement de la consommation, c'est-à-dire la tendance des marchés à l'élargissement, a commencé à marquer le pas. Or c'était cet élargissement continu des marchés qui, jusqu'alors, avait assuré l'accroissement des profits dans l'industrie. La lutte pour les marchés s'est intensifiée, entraînant au contraire une baisse du taux de profit. Les investissements productifs ont diminué et la masse des capitaux à la recherche de placements rentables dans la sphère financière plutôt que dans la production s'est mise à augmenter, et avec elle la spéculation sur l'or et les monnaies dites «fortes» - qui variaient d'ailleurs suivant le moment. Cette spéculation n'a pas tardé à miner l'ensemble du système monétaire international.

Finalement, les autorités américaines ont dû s'avouer battues. Le 15 août 1971, le dollar cessa d'être convertible en or et, en décembre de la même année, il fut dévalué. Tout était dit. Le système de Bretton Woods avait vécu. Au cours des deux années suivantes, les gouvernements allaient, les uns après les autres, renoncer à maintenir la fiction des taux de change fixes pour faire flotter leur monnaie, c'est-à-dire qu'ils laissèrent ces taux varier au gré de l'offre et de la demande et donc, par la même occasion, de la spéculation.

En fait, comme on le constata par la suite, la crise monétaire n'était pas un accident. Elle était la première expression d'une nouvelle crise de l'économie capitaliste, succédant à ces années dites, après coup, «glorieuses». De conséquence, la crise du système monétaire n'a pas tardé à devenir cause aggravante. Car les recettes des exportateurs devenaient vulnérables aux fluctuations incessantes des monnaies les unes par rapport aux autres. Le commerce international devint une opération bien plus risquée et cela contribua à le ralentir encore plus, au point qu'en 1975, pour la première fois depuis la guerre, il chuta de 5 %.

Du coup le retour de la crise a marqué également l'avènement d'une ère de turbulence pour le commerce international, avec une intensification brutale de la concurrence et un renforcement du protectionnisme.

C'est en particulier à cette époque, en 1974, que les USA ont adopté une loi sur le commerce international dont l'article 301 chargeait le gouvernement américain de prendre des mesures de rétorsion commerciales contre toute concurrence qu'il jugerait déloyale - ce qui revenait à s'asseoir allègrement sur le principe de recours à l'arbitrage inscrit dans la charte du GATT.

Pour le coup, les cycles de négociation du GATT donnèrent tout son sens à leur appellation anglaise de «round» - à défaut de boxe, le «Tokyo round», qui dura de 1973 à 1979, fut marqué par de belles empoignades.

D'autant qu'avec le retour aux taux de change flottants, faire varier le cours de sa monnaie était devenu pour les États nationaux un moyen protectionniste parmi les plus efficaces.

Les capitaux refluent vers la sphère financière

Le fait que la mort sans gloire du système de Bretton Woods a marqué le retour de la crise du système capitaliste peut être illustré par quelques chiffres.

Pour aider leurs bourgeoisies respectives à compenser la baisse de leurs profits, les États faisaient marcher la planche à billets ou bien s'endettaient, ou faisaient les deux à la fois. Et c'était à la population laborieuse qu'on présentait la note par le biais de la hausse des prix qui avait pour effet de diminuer la part des salaires dans le revenu national. Le volume des monnaies en circulation dans le monde, qui avait augmenté en moyenne de 7 % entre 1963 et 1970, se mit à grimper de 14 % en 1971, 18 % en 1972 et 20 % en 1973. Et comme la production, loin d'augmenter dans les mêmes proportions, stagnait dans le meilleur des cas, cette augmentation de la masse monétaire s'est traduite par une accélération de l'inflation.

Non seulement la production stagnait, mais à l'été 1974 elle s'est même mise à décroître, pour la première fois depuis la guerre. Dans les pays de l'OCDE, qui regroupait tous les pays industrialisés à l'exception de l'URSS, les investissements privés ont diminué de 13 % entre 1973 et 1975. De sorte qu'à la fin de 1975, toute activité avait cessé dans 11 % des installations industrielles de ces pays tandis que le chômage avait doublé.

Pendant ce temps la course aux profits financiers a pris son essor, alimentée par l'énorme masse des dollars déposés dans des institutions financières hors des USA. D'autant qu'à partir de décembre 1973, après la décision des grands trusts pétroliers d'imposer une hausse brutale des prix pétroliers, les recettes de ce secteur vinrent grossir cette masse de dollars.

Ces dollars avaient des origines diverses. Mais leurs détenteurs avaient tous en commun de vouloir échapper aux divers types d'impôts et de contrôles financiers imposés de par le monde. Les grands groupes américains conservaient ainsi à l'étranger une partie des recettes en dollars qu'ils y réalisaient. Les grands groupes européens faisaient de même, et pour les mêmes raisons, pour échapper aux contrôles sur les mouvements de capitaux. Et c'est ainsi que Londres, qui était déjà le marché financier le moins réglementé d'Europe et où les non-résidents n'étaient pas soumis aux impôts boursiers, devint à cette époque la capitale mondiale du trafic de ces « eurodollars », comme on les appela à l'époque.

Ainsi s'est trouvé constitué un marché financier, qui « pesait » déjà 63 milliards de dollars en 1971 et augmenta en moyenne de 25 % par an tout au long des années 1970, pour atteindre plus de 450 milliards de dollars à la fin de la décennie. Or c'était un marché qui échappait totalement au contrôle des États - un marché financier déréglementé de fait bien avant que les États eux-mêmes prennent l'initiative d'une déréglementation générale dans les années 1980. Sur ce marché des eurodollars se créait chaque jour un flot de monnaie fictive. Les établissements financiers qui y opéraient prêtaient des fonds bien au-delà de ceux dont ils disposaient - ce qui est une pratique en fait normale de la finance - mais sans même avoir à respecter les contraintes de réserves minimums qu'imposent tous les États, puisque leurs agissements n'étaient contrôlés par personne.

Néanmoins cela ne veut pas dire que les États n'ont pas eu leur part de responsabilité dans le développement de ce marché incontrôlé. En fait, ils ont tous été complices. Ne serait-ce que parce que leurs propres banques centrales avaient eu tôt fait de recourir au marché des eurodollars pour leurs propres besoins.

Au bilan, qu'est-il donc resté au début des années 1970 du complexe édifice de réglementations internationales de l'après-guerre ?

A vrai dire, pour ainsi dire rien, si ce n'est des institutions qui, bien que formellement toujours en place, n'avaient plus de rôle à jouer dans l'immédiat.

En revanche, mais le paradoxe n'était qu'apparent, ce système ultra réglementé a laissé en héritage une instabilité monétaire chronique dont on ne concevait pas comment y mettre fin, la montée rapide de l'endettement des États industrialisés, et enfin ce marché « sauvage » des eurodollars qui avait si bien servi au capitalisme international à tourner les réglementations qui le gênaient. Ce marché allait d'ailleurs se développer dans les décennies suivantes pour atteindre des dimensions astronomiques, et par la même occasion englober bien d'autres monnaies que le dollar - au point qu'on a fini par l'appeler le marché des euromonnaies.

Quant à l'autre héritage laissé par la mort du système de Bretton Woods, c'était ce retour de la crise dans la sphère de production qui allait se traduire dans les années ultérieures par un transfert croissant de capitaux vers les circuits financiers au détriment de la production de biens matériels.

La montée de la dette du Tiers-Monde

Les taux d'intérêt dans les pays riches étaient devenus très bas, voire négatifs du fait du taux élevé de l'inflation. Les détenteurs de capitaux se sont donc mis à la recherche d'emprunteurs à qui ils pourraient soutirer des taux plus élevés. Et ils les ont trouvés parmi les États et les classes dirigeantes des pays pauvres qui se sont laissé tenter par cette manne d'argent frais malgré des taux d'intérêt exorbitants qui leur étaient réclamés sous prétexte de « risque financier ». Ces bourgeoisies aussi minuscules que rapaces, fondues dans les appareils d'État de leurs pays, se sont empressées d'étendre leur parasitisme aux prêts des banques impérialistes. Et ce sont les populations qui n'avaient jamais vu la couleur du moindre dollar de ces prêts qui ont dû finalement supporter le coût des intérêts et du remboursement de la dette au prix d'un appauvrissement dramatique.

Une fois pris dans l'engrenage de la dette, les pays pauvres n'avaient plus qu'à contracter de nouveaux emprunts pour payer les intérêts léonins qui leur était imposés. Si bien qu'entre 1970 et 1982 la dette du Tiers-Monde a éte multipliée par dix.

L'année 1982 a néanmoins marqué un tournant. En effet, en août 1982, au bord de la faillite, le gouvernement mexicain ne put payer les intérêts de sa dette. Face à la menace d'une panique bancaire, on sortit le Fonds Monétaire International de son placard et on le dota d'un crédit de trois milliards de dollars, financé par les pays industrialisés, pour venir en aide aux banques impérialistes. Ce crédit servit à payer les sommes dues aux plus petites banques qui se retirèrent du jeu. Quant aux plus grosses banques, le FMI négocia avec elles le rééchelonnement de la dette des pays en difficultés. En échange, ceux-ci durent consentir à une augmentation des taux d'intérêt. De sorte que les populations pauvres eurent encore une fois à payer la note. Les grandes banques, elles, s'en tirèrent fort bien : rien que dans le « sauvetage » du Mexique, on a estimé qu'elles avaient fait plus de 450 millions de dollars de bénéfices supplémentaires.

C'est donc ainsi que le FMI, ce rescapé de l'époque de Bretton Woods, a trouvé un nouveau rôle à jouer dans l'ordre impérialiste. Dorénavant il allait être le pompier de la grande finance impérialiste en même temps que son huissier auprès des pays pauvres. C'est à son armée de jeunes économistes, frais émoulus des universités d'occident qu'allait incomber la tâche de faire la morale aux populations pauvres du Tiers-Monde pour qu'elles fassent passer le service de la dette avant leur propre survie.

Quant à la Banque Mondiale, elle avait déjà repris du service sous la férule de Robert McNamara, un ancien secrétaire à la Défense américain durant la guerre du Vietnam.

Son programme, McNamara l'avait résumé ainsi : « Trop peu et trop tard - telle est l'épitaphe qui convient le mieux à tant de régimes politiques tombés sous les cris de populations poussées au désespoir par le manque de terres et d'emplois, par la marginalisation et l'oppression. Il faut avoir une politique visant spécifiquement à réduire la pauvreté des 40 % les plus pauvres dans les pays en voie de développement. Ce n'est pas simplement une question de morale, c'est aussi une question de prudence. La justice sociale n'est pas qu'une obligation morale, c'est également un impératif politique ».

Cette politique, présentée comme altruiste, a consisté, en particulier, à utiliser les fonds de la Banque Mondiale pour promouvoir l'industrialisation de l'agriculture des pays pauvres, sous prétexte d'augmenter leurs exportations et donc leurs ressources en devises. En Inde, pour ne prendre qu'un exemple parmi tant d'autres, cette politique se traduisit par la ruine de millions de métayers chassés de leur champ par des propriétaires avides de s'assurer une part des subsides de la Banque Mondiale. Dans certaines régions la famine réapparut du fait de la disparition des cultures vivrières. En revanche les multinationales de la chimie n'eurent pas à se plaindre : la Banque Mondiale leur avaient ouvert l'un des plus grands marchés d'engrais et de pesticides du monde.

De la montée de la spéculation financière...

C'est cette crise de la dette des pays pauvres qui a marqué le début du gonflement démesuré de la finance que l'on peut voir aujourd'hui. Car après avoir été échaudés par cette crise, les détenteurs de capitaux se sont tournés de nouveau vers les pays industrialisés, ou plus exactement vers leurs marchés financiers.

C'est l'irruption de cette masse croissante de capitaux dans les circuits financiers qui a fini par produire une spéculation effrénée et dangereuse pour la stabilité du système tout entier.

Pourtant, au départ, la fonction financière joue un rôle indispensable sans lequel le système capitaliste serait paralysé. En centralisant l'argent inutilisé et en le mettant à la disposition des entreprises quand elles en ont besoin, la finance permet par exemple à un constructeur automobile de ne pas interrompre sa production pour attendre que soient vendues toutes les voitures qu'il a produites précédemment. Il lui suffit d'aller trouver une banque pour emprunter de quoi continuer la production. Mais cela lui impose des contraintes, en particulier celle d'obtenir l'accord de la banque et de se plier à ses exigences concernant les intérêts à payer.

La Bourse offre un mécanisme bien plus souple pour trouver des financements à long terme. Ainsi une entreprise qui souhaite augmenter son capital de départ, par exemple pour construire une nouvelle usine, peut y mettre en vente des actions, c'est-à-dire des titres de propriété sur une fraction de ladite entreprise et donnant droit de ce fait à un dividende correspondant à une fraction de ses bénéfices. L'avantage supplémentaire des actions c'est qu'elles n'imposent aucune contrainte à celui qui les achète. Il peut les revendre en Bourse à tout moment à un prix variable déterminé par le rapport entre l'offre et la demande de ces actions sur le marché boursier. C'est cette possibilité qui fait qu'il est relativement facile pour une entreprise d'utiliser la Bourse pour trouver des fonds. Il y a d'ailleurs d'autres marchés financiers, distincts de la Bourse proprement dite, qui permettent également de le faire, avec une flexibilité comparable, comme par exemple le marché monétaire où l'on peut acheter, vendre ou emprunter les différentes monnaies.

Le système bancaire comme le marché boursier jouent donc un rôle indispensable dans le fonctionnement de l'économie capitaliste. Mais, pourquoi, alors, la spéculation tantôt sur les monnaies, tantôt sur les actions, ou toute autre forme de valeurs boursières ?

Les mécanismes de la spéculation sont divers et multiples, et d'ailleurs le système a engendré depuis vingt ans une foule d'instruments de spéculation. Car, en la matière, l'imagination des financiers est sans limite.

Les raisons fondamentales du rôle croissant des activités financières et de la spéculation depuis une vingtaine d'années tiennent au volume croissant de capitaux inemployés affluant vers les circuits financiers.

Par le biais du blocage des salaires, par l'augmentation du rythme de travail, par la réduction des effectifs augmentant la quantité de travail extorquée à ceux qui restent, par la généralisation de la précarité, la masse salariale globale a, partout, diminué. Incapable d'accroître ses profits par l'extension du marché, la bourgeoisie le fait en abaissant le coût du travail. Le chômage résultant de la crise est devenu un des facteurs de sa propre aggravation. En effet, l'ampleur du chômage pèse sur les rapports de force entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. Et, plus le rapport de force est défavorable aux travailleurs, plus la bourgeoisie en profite pour supprimer des emplois et pour augmenter l'exploitation de ceux qui restent.

Du coup, les profits sont en augmentation depuis plus de dix ans, comme au plus beau temps de la période d'expansion économique. A ceci près, cependant, qu'à cette époque d'expansion économique, le surplus du profit pouvait être absorbé par les investissements productifs. Ça n'a plus été le cas après le début de la crise. Les investissements productifs sont devenus poussifs. Ils n'ont jamais retrouvé leur niveau d'avant la crise.

Alors, que faire du profit accumulé ? C'est tout naturellement que ces profits, qui ne trouvaient pas de place dans la production, ont trouvé le chemin de la finance.

En effet, nulle barrière ne sépare le capital spéculatif du capital productif. Il s'agit de deux formes d'utilisation du capital pour rapporter du profit.

Pour ne prendre que l'exemple de la spéculation monétaire, n'importe quelle entreprise multinationale passe tout naturellement d'un fonctionnement normal vers un fonctionnement spéculatif. Une multinationale vend et achète des produits dans plusieurs dizaines de pays et par conséquent détient en permanence une certaine quantité de monnaie de chacun de ces pays. Quoi de plus naturel pour elle que de surveiller le cours de ces monnaies et de se débarrasser de celles qui ont tendance à baisser au profit d'autres qui ont tendance à monter, ne serait-ce que pour éviter d'y perdre ? Là se trouve le point de départ d'apparence bien innocente de la spéculation.

Mais à certaines époques, une entreprise multinationale comme Renault a gagné plus d'argent en changeant ainsi ses liquidités d'une monnaie à l'autre, que par son activité productive. Il est même arrivé, dans des périodes de basses eaux pour la vente des voitures, que ses activités financières aient permis à Renault de compenser le manque à gagner dans la vente de véhicules.

C'est tout naturellement donc que l'organe sain - si on ose utiliser ce mot pour parler du fonctionnement de l'économie capitaliste - se transforme en organe cancéreux.

... A la déréglementation financière

Toutes les grandes entreprises ont été amenées à spéculer. Mais la fonction a fini par développer des organes créés dans ce but. Et on a vu se généraliser tous ces fonds d'investissement, dont le nom joue même avec les mots car leur raison d'être n'est pas de procéder à des investissements productifs, mais d'acheter les actions d'entreprises existantes à un certain prix et de les revendre à un prix plus élevé.

Plus ces sommes, tournées vers la spéculation, sont importantes, et plus il devient rentable de spéculer sur des petites variations du cours d'une action ou d'une monnaie par exemple. Et c'est alors que l'on assiste à des déplacements de sommes colossales d'une monnaie vers une autre ou d'une action vers une autre.

Néanmoins, pour rendre ce jeu aussi profitable que possible, il faut d'une part que ces déplacements puissent se faire le plus vite possible et vers n'importe quel point de la planète, et d'autre part qu'ils puissent mettre en jeu le plus d'argent possible. Or c'est là où les réglementations financières existantes constituaient encore, au début des années 1980, un obstacle relatif à la transformation des marchés financiers en casinos de grande envergure.

La politique qu'ont adoptée les États a donc été de démanteler ces réglementations et de créer du même coup les conditions nécessaires à la libre circulation des capitaux à l'échelle du globe. C'est ainsi qu'ont commencé la déréglementation financière et son corollaire, la « mondialisation » de la finance. Les États se sont engagés dans cette voie non seulement pour offrir un débouché, c'est-à-dire garantir des profits, à la masse des capitaux inemployés par la bourgeoisie, mais aussi, en même temps, parce qu'ils y étaient eux-mêmes directement intéressés. C'était en effet ces mêmes circuits financiers qui pourvoyaient aux besoins de leur dette.

C'est sur cette base que s'est formé un consensus entre les États et les capitalistes à l'échelle internationale, consensus sans lequel cette politique n'aurait pu aboutir. Et peu à peu, en moins d'une décennie les barrières et les règlements sont tombés les uns après les autres. Que ce soit les contrôles sur le mouvement des capitaux, les cautions financières exigées des opérateurs, les interdictions faites à certaines catégories d'entreprises de spéculer, les limites imposées aux investissement à haut-risque pour les entreprises comme les compagnies d'assurances, les contrôles sur les gros crédits, etc. - tout devait disparaître et tout a disparu ou presque en moins d'une décennie.

Et très vite on a vu se développer une spéculation forcenée tandis que les cours boursiers se mettaient à grimper de façon continue. Pour donner une idée de l'échelle du phénomène, le marché des euromonnaies qui fournissait une grande part des prêts à court-terme à la spéculation vit son chiffre d'affaire augmenter de 75 % pour la seule année 1985 ! Mais puisque les cours boursiers grimpaient, tous les commentateurs affichaient un optimisme béat.

Cela ne dura pas longtemps pourtant. Le 19 octobre 1987, d'un bout à l'autre de la planète les cours boursiers se mirent à chuter. En quelques jours la baisse dépassa les 25 % en moyenne. On n'avait jamais vu pareille dégringolade en si peu de temps au XXe siècle, ni sur une telle échelle, pas même lors du krach boursier de 1929 !

Mais contrairement à ce qui s'était passé en 1929, les États intervinrent immédiatement de tout leur poids financier. Dès le lendemain du krach, la Banque Fédérale américaine distribua des milliards aux opérateurs boursiers pour qu'ils puissent payer leurs dettes. Et elle ouvrit des crédits à 800 des plus grandes entreprises du pays pour qu'elles rachètent des paquets de leurs actions afin de faire remonter les cours. Cela permit à la Bourse de se stabiliser. En revanche, une bulle spéculative s'était développée un peu partout dans l'immobilier en parallèle à la spéculation boursière. Aux États-Unis elle creva peu de temps après le krach, en 1988, entraînant la mise en liquidation de 220 banques américaines, aux frais du contribuables bien sûr.

Le Tiers-Monde étranglé

A côté de cet emballement financier dans les pays riches, le pillage du Tiers-Monde restait une affaire extrêmement profitable, grâce à l'aide vigilante du FMI et de la Banque Mondiale. C'est ce qu'expliquait par exemple le représentant de la Belgique auprès de ces institutions, en 1986, à un parterre de patrons belges : pour chaque dollar versé à la Banque Mondiale par les pays industrialisés, disait-il, ils en gagnaient sept, en 1980, sous forme de ventes d'équipement et de services et 10,5 en 1984. C'était tout dire.

Mais cela ne suffisait quand même pas à l'avidité de l'impérialisme. Juste au moment où, avec le krach boursier de 1987, celui-ci faisait la démonstration de son incapacité à contrôler son propre système financier, ses dirigeants entreprirent officiellement de dicter aux pays du Tiers-Monde comment ils devaient organiser leurs économie. Désormais tout nouveau prêt, tout rééchelonnement de dette, est devenu subordonné à l'acceptation d'un « plan d'ajustement structurel ».

L'objectif avoué de ces plans était d'augmenter la part du revenu national consacré au service de la dette. Ce qui était d'autant plus scandaleux que, pour l'essentiel, celui-ci avait déjà remboursé le montant total de la dette de ces pays, et souvent même plusieurs fois.

Comme il ne fallait pas toucher aux commandes des États, militaires ou civiles, dont bénéficiaient les multinationales, ces plans imposèrent forcément une réduction des maigres budgets sociaux.

En même temps, on exigea des pays pauvres qu'ils mettent un terme à toute subvention aux produits alimentaires de base et les dirigeants de ces pays se sont empressés d'obtempérer en rejetant la responsabilité sur le FMI. Il y eut des réactions de désespoir de la part des populations dans bien des pays pauvres. C'est ainsi qu'à Caracas, par exemple, des émeutes contre une augmentation de 200 % du prix du pain furent noyées dans le sang - on compta un millier de victimes. Ailleurs ou dans les mêmes pays, on exigea que la monnaie locale soit dévaluée, sous prétexte d'augmenter leurs exportations, alors que la principale conséquence était de rendre inabordables les produits d'importation, y compris des produits vitaux comme les médicaments. Et partout la santé et l'éducation souffrirent de ces mesures. En 1992, le Rapport des Nations Unis sur le Développement, estimait par exemple que le taux de scolarisation primaire en Afrique sub-saharienne - indicateur toujours marqué pourtant d'un optimisme certain - avait baissé de 12 % entre 1980 et 1988. Au lieu de sortir de l'endettement, les pays les plus pauvres se sont ainsi vus repoussés des années voire des décennies en arrière et enfoncés encore plus dans la pauvreté.

A partir du début des années 1990, les « plans d'ajustement » se sont résumés à des exigences de déréglementation tous azimuts. Les rares industries d'État et les services publics devaient être privatisées, le marché du travail déréglementé, les barrières protectionnistes démantelées. Bref, l'impérialisme a exigé des pays pauvres qu'ils s'ouvrent totalement à la dictature du capital, comme au temps du colonialisme, mais sans même avoir besoin de canonnières pour le leur imposer - les mécanismes de la dette font très bien l'affaire.

Du GATT à l'OMC

Mais si l'endettement des pays pauvres permettait à l'impérialisme de leur imposer l'ouverture de leurs frontières, il n'en allait pas de même des pays industrialisés.

Ce qui ne voulait pas dire que les multinationales ne poussaient pas à l'ouverture des frontières des pays riches. Et elles avaient de bonnes raisons pour cela. Car il ne faut pas oublier que 30 à 50 % du commerce mondial est constitué de transactions entre filiales d'une même multinationale, même si une partie de ces transactions sont sans doute fictives et uniquement destinées à tromper le fisc.

Au début des années 1980, la récession avait touché à des degrés divers tous les pays industrialisés et le protectionnisme se renforça de nouveau. De nouveau on vit apparaître des accords dits de « quotas volontaires », où des puissances impérialistes, et en particulier le Japon, se virent imposer de limiter, « volontairement » évidemment, leurs exportations de produits de consommation grand public, notamment les téléviseurs couleur et les voitures. Comme quoi, les règles du GATT n'étaient qu'une affaire de rapport de forces. De leur côté les pays européens, et à leur tête plus particulièrement la France et la Grande-Bretagne, imposèrent de tels quotas à une longue liste de pays dont, en plus du Japon, Taiwan, la Corée du Sud, l'Inde, le Pakistan, Hong Kong, Singapour, etc.. portant sur des produits aussi divers que les roulements à bille, les chaussures, les postes de télévision, les voitures et même les articles de poterie.

Cette aggravation de la concurrence, cette montée des protectionnismes, avaient, en revanche, pour effet d'accélérer les regroupements régionaux. Le remplacement de l'ancien Marché commun en Europe par le Marché unique, puis l'évolution vers la mise en place d'une monnaie unique semblaient aller à contresens par rapport à la montée généralisée des protectionnismes. En réalité, les deux évolutions n'étaient pas contradictoires mais complémentaires. Aucune des puissances impérialistes européennes n'était de taille à faire face aux États-Unis, ni même au Japon. Il leur a bien fallu surmonter leurs rivalités internes pour pouvoir faire face à leurs deux concurrents plus puissants. Surmonter est d'ailleurs une façon de parler car de la vache folle britannique au porc français, en passant par le poulet belge, bien des affrontements sont venus illustrer le fait que les rivalités n'ont pas cessé entre puissances de l'Union européenne.

Un nouveau cycle de négociations du GATT s'est quand même ouvert en 1986, sous le nom de « cycle de l'Uruguay ». Normalement il était prévu qu'il se termine en 1990. En fait, il n'a été conclu qu'en avril 1994 lors de la conférence du GATT de Marrakech. La principale cause de ce retard fut la véritable guérilla diplomatique opposant les États-Unis à l'Union Européenne, qui y était représentée comme une entité unique.

Le seul fait vraiment nouveau qui sortit de ce « cycle de l'Uruguay » fut la décision de former l'OMC, en tant qu'organisme permanent (bien mince d'ailleurs) chargé de surveiller l'application des règles du GATT.

Mais les USA n'avaient guère envie de se soumettre à une quelconque discipline, même symbolique. Aussi, en même temps qu'il finissait par entériner, non sans mal, l'adhésion des USA à l'OMC, le Congrès américain décida qu'en cas de conflit entre les règles de l'OMC et la législation américaine, c'était cette dernière qui devait prévaloir. Autrement dit, l'impérialisme américain acceptait de présider aux destinées de l'OMC mais ne se soumettrait à sa discipline que si ça l'arrangeait...

Mais la guerre commerciale continue

Il est arrivé néanmois que les USA n'aient pas gain de cause auprès de l'OMC, comme ce fut le cas pour la plainte déposée par la firme Kodak contre son rival japonais Fuji. L'argumentation américaine était que l'existence d'une loi japonaise protègeant le petit commerce contre la concurrence des grandes surfaces constituait un avantage compétitif pour Fuji. Car, selon Kodak, des produits d'importation comme les siens avaient plus de chances d'être vendus par une grande surface que par un petit commerce. C'était plutôt tiré par les cheveux et c'est sans doute pourquoi l'OMC n'osa pas donner raison aux USA. Mais deux ans plus tard, au terme de négociations directes nippo-américaines, la loi japonaise fut amendée et les petits commerçants japonais y perdirent une partie de la protection dont ils bénéficiaient. Preuve que même face à un rival aussi puissant que le Japon, les USA savent très bien imposer leurs exigences sans avoir à se soucier de l'OMC.

C'est pourquoi les pays européens ont trouvé avantage à négocier en tant qu'Europe au sein de l'OMC, plutôt qu'en tant que 15 entités distinctes, sans poids face aux USA et au Japon.

Du coup les conflits non résolus entre les USA et l'Europe se multiplient au sein de l'OMC. Il y a par exemple celui de la banane, dans lequel les USA exigent que soit mis fin au traitement privilégié réservé aux bananes produites par les anciennes colonies européennes, au profit des bananes produites en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Pourtant ces dernières dominent déjà le marché européen.

Le plus aberrant dans cette histoire, c'est que ni les USA ni l'Europe ne produisent la moindre banane sur leurs territoires métropolitains respectifs. Seulement les États-Unis protègent les trusts américains de la banane, United Fruit et Standard Fruit, qui font la pluie et le beau temps en Amérique centrale ou en Equateur. Quant à l'Europe, elle protège, pour la France, les intérêts des békés des Antilles et des planteurs des ex-colonies françaises d'Afrique ou encore, pour la Grande-Bretagne, ceux du groupe Geest, une multinationale contrôlée par une famille de milliardaires irlandais, qui détient le monopole de la banane dans les anciennes colonies britanniques des Iles-du-Vent.

Au bout du compte, on peut voir à quel point l'OMC a peu de poids pour arbitrer les rivalités qui opposent les puissances impérialistes, et encore moins pour vraiment réguler le marché mondial, comme on l'a vu d'ailleurs au sommet de Seattle. Tout au plus est-elle en train de devenir le champ clos d'un affrontement permanent entre les USA, le Japon et l'Europe. Quant aux petits États, ils en sont réduits à compter les points, tout en subissant les contrecoups de ces affrontements.

La fuite en avant de crise en crise

Alors que les laborieuses négociations du « cycle de l'Uruguay » se poursuivaient à la fin des années 1980, le marché boursier était déjà redevenu la source favorite de financement des grandes entreprises américaines. Mais en Europe c'était encore loin d'être le cas. Et c'est en partie pour gonfler artificiellement l'activité boursière que les États européens ont eu recours aux grandes privatisations. Ce ne fut pas la seule raison bien sûr. Il s'agissait aussi de faire profiter la bourgeoisie des bénéfices d'entreprises d'autant plus rentables qu'elles avaient été préparées à la privatisation par des plans d'investissements et de suppressions d'emplois. Mais le fait d'inonder la Bourse de dizaines de milliards de francs d'actions nouvelles contribua à redonner du tonus au transactions financières, et à la spéculation.

En même temps, on a cherché à attirer une plus grande masse de capitaux vers les marchés financiers. Et pas seulement l'argent de la petite bourgeoisie aisée, mais aussi l'épargne des classes populaires. C'est à cette époque qu'a commencé, là où ils n'existaient pas encore, le développement des fonds de retraite par capitalisation dont on parle tant aujourd'hui en France.

C'est aussi à cette époque que la spéculation financière a pris une forme plus centralisée. Jusque-là les banques avaient été de très loin les poids lourds de la spéculation. Mais elles préfèraient prêter des fonds aux spéculateurs plutôt qu'intervenir directement sur les marchés. Et puis, malgré la déréglementation, elles restaient quand même soumises dans la plupart des pays à certaines contraintes. C'est pourquoi on a vu le développement de ces fonds d'investissements géants, qui centralisent les capitaux spéculatifs de toute origine sur une échelle sans précédent. Pour donner un ordre de grandeur, les plus gros de ces fonds disposent aujourd'hui de capitaux dont la valeur est supérieure à celle de la production annuelle de pays comme le Canada ou la Suisse. Autant dire qu'avec des acteurs d'un tel poids, la spéculation financière a atteint de nouveaux sommets.

Mais, pendant que ces développements étaient encore en train de prendre forme, une nouvelle crise financière est survenue, sous la forme de l'éclatement d'une bulle spéculative boursière et immobilière au Japon. Le 2 avril 1990, la Bourse de Tokyo s'effondra, à peine deux ans après s'être remise du krach de 1987. Dans l'année qui suivit, les cours boursiers baissèrent de 65 %. En même temps, la dégringolade des prix immobiliers mettait en faillite des milliers de promoteurs et laissait le système bancaire avec une masse de prêts à la construction qui ne valaient même plus le papier sur lesquels ils étaient consignés. Il s'en est suivi une crise bancaire qui, malgré l'intervention massive et répétée du gouvernement japonais au fil des ans, n'est toujours pas réglée aujourd'hui.

Echaudés par cette débâcle, les fonds d'investissements se sont alors portés vers un nouveau champ d'opération - ce que l'on commençait alors à appeler les « marchés émergents », essentiellement en Amérique du Sud et au sud-est asiatique. Il s'agissait en fait de pays pauvres qui avaient connu un certain degré d'industrialisation, pour des raisons historiques diverses. Tous manquaient de capitaux, aussi bien pour construire des usines de sous-traitance capables de répondre aux besoins des grands trusts occidentaux que pour développer les infrastructures urbaines que réclamaient leurs classes aisées.

C'est dans cette période qu'on a vu apparaître partout, jusque dans les pays les plus pauvres du Tiers-Monde, des centres financiers dotés de toutes les facilités pour que les spéculateurs occidentaux puissent y opérer à l'aise. Et ceux-ci ne se le sont pas fait dire deux fois. D'autant moins d'ailleurs qu'ils avaient assez de poids pour faire monter rapidement le cours des actions dans ces marchés boursiers minuscules et pour imposer des taux d'intérêts exorbitants en échange de leurs prêts à court terme.

Cet afflux de capitaux spéculatifs dans des économies qui ne pouvaient guère se permettre d'entretenir un parasitisme aussi coûteux a eu vite fait de se traduire par de nouvelles crise financières : au Mexique en décembre 1994 puis en Thaïlande en juillet 1997, et enfin dans l'ensemble du sud-est asiatique dans les mois qui suivirent. Le Japon dont l'économie était très liée à celle des pays en crise, a été frappé de plein fouet. Brutalement, la montagne des dettes irrecouvrables détenues par les grandes banques japonaises depuis l'éclatement de la bulle spéculative de 1990 est revenue à la surface, provoquant la faillite de plusieurs d'entre elles.

En 1994 comme en 1997, on vit les dirigeants occidentaux se précipiter pour éponger les pertes des grands fonds d'investissements à coups de dizaines de milliards de dollars. Mais bien sûr cela n'a pas empêché l'Asie du Sud-est et ses prétendus « marchés émergents » d'être submergés par une récession dont ils ne sont pas encore sortis aujourd'hui.

Mais cette crise financière de 1997 n'a pas affecté que le Sud-est asiatique. D'abord parce que le mouvement de désengagement des fonds d'investissement a affecté également un grand nombre de ces « marchés émergents » tant vantés auparavant. Les spéculateurs ont eu vite fait alors d'oublier leur enthousiasme hypocrite pour ces pays pauvres qui, pour eux, n'étaient qu'autant de citrons à presser.

De plus, il y a eu le 23 octobre 1997. Ce jour-là, tous les marchés boursiers du monde furent soudain pris les uns après les autres de violents soubresauts. Cela ne dura pas longtemps puisqu'au bout d'une dizaine de jours les cours se stabilisèrent sur une baisse voisine de 7 %, avant de se mettre à remonter lentement. La seule exception fut le Japon, où les spasmes boursiers continuèrent du fait de la crise bancaire.

Mais ce n'était pas encore fini. A peine un an plus tard, au mois d'août 1998, c'était le tour du rouble de s'effrondrer. Et même si l'état délabré de l'économie russe avait bien d'autres causes, la chute du rouble n'en a pas moins été précipitée, cette fois encore, par le jeu spéculatif des fonds d'investissements attirés par des taux d'intérêts de 50 voire 90 % que leur offraient les autorités russes.

Il est vrai qu'en fin de compte ni la crise de 1997 ni celle de 1998 n'auront vraiment affecté le système financier mondial, ni surtout interrompu son emballement. Mais derrière ces apparences, le commerce, lui, s'en est trouvé affaibli, en particulier du fait de la chute des importations du sud-est asiatique. Si bien qu'en 1998, la valeur des exportations mondiales a diminué de 2,3 % au lieu des 7 % de croissance moyenne annuelle depuis 1990.

La « nouvelle économie » et le boom des profits

Aujourd'hui, cela fait donc un an et demi que le système n'a pas été pris d'un nouveau soubresaut. Néanmoins sous ce calme relatif les crises précédentes sont toujours là pour des centaines de millions d'individus - ceux qui en ont été les victimes directes. En Indonésie, en Thaïlande ou aux Philippines, par exemple, la majorité des usines qui ont fermé à la fin de 1997 n'ont toujours pas rouvert leurs portes. C'est une catastrophe sociale sans précédent qui s'est abattue sur ces pays, au point que dans les parties les plus pauvres d'Indonésie, une famine rampante s'est installée, suite à la hausse brutale du riz au lendemain de la dévaluation de la monnaie nationale.

En revanche au début du mois de février 2000, Casino, qui est déjà le premier groupe de supermarchés en Indonésie, à Taiwan, en Argentine et au Brésil, a annoncé qu'il avait pris le contrôle de Uniwide, la principale chaîne de supermarchés des Philippines, qui était en cessation de paiement depuis juin 1999. Inutile de dire que le coût de la transaction a été des plus modestes pour Casino. Et Casino n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Ciments Lafarge, qui a racheté le premier producteur de matériaux pour la construction d'Indonésie, en est un autre. En fait, toutes les multinationales se sont précipitées comme des vautours sur les pays victimes de la crise financière.

Cela dit, à la lumière de ce qui s'est passé au cours de la dernière décennie on pourrait se dire que la prochaine crise n'est sans doute pas loin. Mais la plupart des économistes bourgeois prétendent, au contraire, que les neuf dernières années de croissance continue (selon eux en tout cas) de l'économie américaine serait l'annonce d'une nouvelle ère d'abondance pour le capitalisme, qu'ils baptisent du nom pas très original de « nouvelle économie ». Et à les entendre, la montée vertigineuse des cours boursiers au cours des dernières années ne serait que l'expression de cette opulence en préparation.

Il est un fait que d'après les indicateurs économiques, si tant est qu'on puisse leur faire confiance, la croissance de l'économie américaine a été plus rapide au cours des trois dernières années que dans la période précédente - de l'ordre de 4 % par an. Mais nombre de commentateurs ont relevé que l'essentiel de cette croissance provient du seul secteur informatique. Selon eux, c'est également le seul secteur où la productivité augmente plus vite que dans le passé.

En revanche, ce que les chiffres montrent, c'est l'appauvrissement des couches les plus modestes de la population laborieuse américaine. On a beaucoup parlé de la baisse du chômage aux États Unis. Or cette baisse du chômage s'explique avant tout par la précarisation du travail. Et les chiffres le montrent. Au cours des quinze dernières années, les salariés les plus mal payés ont vu leur revenu diminuer de 20 % en valeur réelle.

Il y a des économistes qui s'étonnent aujourd'hui de cette situation : « Comment se fait-il qu'on puisse avoir un taux de chômage aussi bas sans une explosion des salaires », s'exclame l'un d'entre eux. Il faut dire qu'il se trouve des économistes pour avoir inventé ce qu'ils appellent cyniquement le « taux naturel de chômage ». Conformément à la pseudo-théorie hypocrite suivant laquelle c'est la hausse des salaires qui provoque l'inflation, ils définissent ce taux comme le niveau minimum de chômage en-dessous duquel l'inflation se développerait inéluctablement. Selon eux, ce taux était situé entre 5,5 et 6 % dans les années 1980 et au début des années 1990. Mais depuis il aurait diminué de façon significative. L'explication qu'en donne une enquête du quotidien économique britannique Financial Times, par ailleurs grand promoteur de la « nouvelle économie », vaut d'être citée. Selon ce journal, ce phénomène serait dû à « une forte expansion du travail temporaire, une augmentation du nombre de jeunes travailleurs, qui tendent eux aussi à n'avoir que peu de poids dans les négociations salariales, et une importante montée de la population carcérale qui a tout simplement éliminé du marché du travail beaucoup de gens, comptant parmi ceux qui auraient eu le plus de risques de se retrouver au chômage ». La prison comme remède au chômage ! Voilà au moins des gens qui ont le mérite d'appeler un chat un chat ! Mais cela dit aussi bien des choses sur l'augmentation de l'exploitation qui se cache derrière leur « nouvelle économie ».

Car en effet, c'est bien de cela qu'il s'agit - d'une augmentation de l'exploitation du travail qui a permis au patronat, aux États-Unis comme dans tous les pays industrialisés d'ailleurs, de financer à bas prix la croissance très relative de l'économie.

C'est la hausse des profits qui explique la montée continue des cours boursiers et le mouvement de méga-concentrations auquel on assiste depuis deux ans.

Ainsi, entre le 22 octobre 1997, veille de la chute brutale causée par la crise financière en Asie du sud-est, et ce mois-ci, le cours des actions a augmenté de 111 % à Paris, de 85 % à Francfort et de 80 % à New York. En d'autres termes, sans avoir besoin de rien faire, les actionnaires ont pratiquement doublé leur fortune en deux ans.

L'engouement pour les « nouvelles technologies »

Mais derrière ces hausses, se cachent des disparités significatives et des phénomènes aberrants. En fait l'essentiel de la hausse de la Bourse provient là aussi des actions d'entreprises de « nouvelles technologies ». Ainsi les actions du géant du logiciel Microsoft ont vu leur valeur multipliée par 77 au cours des dix dernières années. A elles seules ces actions ont une valeur totale supérieure au produit intérieur brut du Canada, ce qui est déjà considérable, mais aussi à la valeur des actions de toutes les compagnies minières côtées aux États-Unis - qui pourtant ont, prises ensemble, des bénéfices très supérieurs à ceux de Microsoft.

Les entreprises opérant sur le réseau internet sont encore plus significatives de cette tendance. Dans une série d'articles consacrés à la « nouvelle économie » parus en janvier, le journal Le Monde donnait l'exemple d'une nouvelle société proposant des services boursiers sur internet. Lors de son introduction en Bourse à la fin de 1999, la valeur de ses actions fut multipliée par six dans le courant de la première journée de cotation. Et pourtant tout le monde savait que non seulement cette société n'avait jamais fait le moindre bénéfice, mais qu'en plus elle avait réussi à perdre 800 millions de francs au cours des neufs premiers mois de l'année !

En fait la majorité des sociétés de « nouvelles technologies » n'ont jamais fait de profits et fonctionnent entièrement à crédit. Et celles qui, comme Microsoft, Sun, Dell, etc., sont bénéficiaires, n'ont jamais versé le moindre dividende à leurs actionnaires. Et pourtant les actions de toutes ces entreprises continuent à monter bien plus vite que les autres. Au point qu'aujourd'hui, alors que leur contribution à la production n'est que de 8 %, leur valeur représente un tiers de la valeur totale des actions cotées aux États Unis !

C'est qu'en fait la hausse du prix de ces actions est telle que celui qui en achète pour les revendre plus tard, empoche un revenu bien plus important que ce que procurerait le meilleur des dividendes. Cela montre surtout qu'il y a tant de capitaux inemployés que les opérateurs boursiers ne savent plus quoi en faire. Et dès qu'apparaît une action dont on pense en général qu'elle a des chances de monter rapidement, la masse des ordres d'achat est telle que c'est effectivement ce qui se passe.

D'ailleurs il y a quand même une certaine logique dans ces phénomènes aberrants. D'abord parce que dans un contexte de montée des profits, il est de bonne politique de parier sur les secteurs nouveaux où il existe encore des possibilités d'expansion pour les entreprises qui y opèrent. Mais bien sûr, nul ne sait lesquelles se développeront aux point de balayer ou d'absorber tous leurs concurrents comme l'ont fait IBM ou Microsoft en leur temps. Du coup, toutes les entreprises du secteur bénéficieront des paris, au moins jusqu'au jour où les vainqueurs apparaîtront. Et puis, si on parie sur beaucoup d'entreprises qui se créent, ces fameuses « start-up », même si neuf font faillite, la dixième, si elle réussit, compensera les pertes.

Dans le domaine des méga-fusions, la spéculation est tout aussi aventuriste. La prise de contrôle récente du groupe allemand Mannesmann par la firme britannique Vodafone, la plus importante des fusions jamais réalisées, en offre un exemple frappant.

Vodafone, en effet, ne produit rien, pas même les téléphones portables qui servent à ses clients. Elle vit de la vente du droit de communiquer en utilisant ces appareils. Toutes les installations qu'elle utilise appartiennent à d'autres compagnies à qui elle les loue, et qui en assure la maintenance. Sa seule activité réelle, si l'on peut dire, est de contrôler un réseau de boutiques de vente d'abonnements, réseau qui ne lui coûte d'ailleurs pas cher puisqu'en cas de problème, ce sont les gérants de ces boutiques qui paient l'addition.

Mannesmann, au contraire, possède des infrastructures téléphoniques terrestres, en assure la maintenance et mène par ailleurs d'autres activités, dans la mécanique de précision par exemple. Mannesmann a près de dix fois plus de salariés que Vodafone et un chiffre d'affaire quatre fois supérieur.

Malgré cela, grâce au boom spéculatif actuel, la capitalisation boursière de Vodafone est 40 % supérieure à celle de Mannesmann et en hausse constante. Et c'est cela qui a permis au nain Vodafone d'absorber le géant Mannesmann, contre la volonté de ses dirigeants. Pour cela, Vodafone a dû augmenter son enchère de 60 % par rapport au montant initial, ce qui a porté la valeur boursière de l'entreprise fusionnée à plus de 1200 milliards de francs. Cette somme représente les deux tiers du budget d'un État comme la France !

C'est dire que, contrairement à ce que peuvent dire les apôtres de la « nouvelle économie », on a là tous les ingrédients d'un réveil catastrophique.

Un capitalisme « nouveau » ?

Voilà donc où en est arrivée l'économie capitaliste après ces 25 ans d'évolution. Mais reste à savoir si ces aspects abjects sont, comme l'affirment plus ou moins explicitement certains des courants qui se donnent pour but de les combattre, le reflet d'un changement de nature du capitalisme par rapport aux périodes antérieures.

Incontestablement, la recherche du profit divorcé de toute activité productive va bien plus loin aujourd'hui que dans la période antérieure.

Le fait que le parasitisme financier en arrive, par le seul jeu de la spéculation, à compromettre les conditions de vie de centaines de millions d'individus pour au moins toute une génération en Asie du Sud-est, en est l'illustration. Néanmoins c'est la même recherche du profit maximum qui produit aujourd'hui ce parasitisme alors que dans la période antérieure elle incitait les capitalistes à investir dans la production. La différence tient à la crise, c'est-à-dire à la stagnation du marché mondial et à la chute du taux de profit des années 1970, qui ont causé une hémorragie permanente et massive de capitaux vers les circuits financiers.

Incontestablement, poussés par le capital, les États non seulement privatisent ce qui était auparavant nationalisé dans le secteur industriel ou bancaire, mais démantèlent de surcroît le service public pour consacrer le maximum de leurs ressources à augmenter les profits du capital.

Mais il ne faut pas oublier que c'était avant tout pour servir les intérêts du capital, dans le contexte de l'après-guerre, que les États ont pris directement en main certains secteurs de l'économie. Il s'agissait de fournir aux entreprises de l'énergie à bas prix, des transports à bon marché et d'amener les salariés là où elles avaient besoin d'eux, et tout cela à une époque où il n'y avait plus guère d'infrastructures utilisables et où il fallait des investissements colossaux pour les créer. Mais aujourd'hui, ces infrastructures existent puisque les États les ont financées et entretenues. Et les capitalistes ne voient plus l'utilité ni de laisser leur échapper les profits qu'ils pourraient tirer de la privatisation des secteurs rentables des services publics, ni de laisser l'État continuer à consacrer de l'argent à des services publics qui ne sont pas indispensables au patronat.

Quant à la protection sociale, c'est quand même avec les salaires des travailleurs que les États l'ont toujours financée. La centralisation forcée d'une partie des salaires par le biais des cotisations sociales, pour financer des prestations sociales dont bénéficiaient les travailleurs, était une façon d'acheter la paix sociale sans que cela coûte rien au patronat. Celui-ci, d'ailleurs, n'y voyait rien à redire puisque ses représentants siégeaient au côtés de ceux des appareils syndicaux dans tous les organismes de gestion de ces fonds sociaux.

Seulement, aujourd'hui, après avoir aggravé l'exploitation de la classe ouvrière depuis des années, sans rencontrer de résistance majeure, les capitalistes se croient, à tort ou à raison, en situation de revenir en arrière même sur les protections sociales, afin que l'État puisse consacrer de plus en plus d'argent aux exigences du capital. En outre, comme en témoignent les discours aussi hypocrites que révoltants sur les fonds de pension, le grand capital est attiré par la perspective de faire du profit même avec l'argent nécessaire pour assurer les vieux jours des travailleurs.

Incontestablement, les mouvements de capitaux ont atteint une ampleur qu'on n'avait jamais vue dans la période antérieure. Et l'abandon par les États de tout contrôle sur les mouvements de capitaux comme sur bien d'autres activités financières a joué un rôle décisif dans l'apparition de ce flux de capitaux prédateurs qui circule constamment d'un bout à l'autre de la planète à la recherche d'une proie.

Mais ce n'est pas l'abandon des contrôles étatiques qui a créé cette masse de capitaux flottants. Au contraire, c'est parce que la crise a produit cette masse de capitaux inemployés que les bourgeoisies ne voulaient plus investir dans la production, que les États, pour les aider à faire des profits quand même. se sont engagés dans la déréglementation financière,

D'ailleurs, les contrôles sur les flux des capitaux qui existaient auparavant n'ont jamais eu pour but de protéger la population laborieuse contre les capitalistes prédateurs, mais de protéger les bourgeoisies nationales contre la concurrence de capitaux étrangers. Ces contrôles n'ont pas empêché les mouvements spéculatifs qui ont conduit à l'écroulement du système de Bretton Woods, pas plus qu'ils n'ont empêché le phénomène spéculatif des eurodollars que les États ont laissé se développer avec complaisance.

Incontestablement, la diminution du protectionnisme fait plus que jamais du marché mondial une arène où les trusts se livrent une guerre sanglante sans se préoccuper des conséquences. Un seule chose compte pour eux - réaliser les 15 % de profits qui, nous dit-on, sont aujourd'hui la norme de référence pour les capitalistes.

Or ces conséquences sont dramatiques pour bien des pays pauvres, en particulier, qui se trouvent complètement exposés aux prédateurs. Mais pour les populations de ces pays, le caractère prédateur du capital n'est pas une nouveauté. Dans la période antérieure, les admistrations coloniales et leurs soldats en ont été les exécutants, puis plus tard ce furent les États mis en place par l'impérialisme lors de l'indépendance. Le pillage de ces pays-là n'a jamais cessé. Seule la forme de ce pillage a changé.

Ces conséquences sont dramatiques aussi pour les classes ouvrières des pays riches qui, par le jeu des fusions, paient de la perte de dizaines de milliers d'emplois la concurrence exacerbée qui en résulte. Les ouvriers du constructeur automobile japonais Nissan, récemment racheté par Renault, en savent quelque chose. Mais si Renault parvient à imposer ces licenciements, et sur ce point tout n'est peut-être pas joué si les ouvriers de Nissan décident de se mettre en travers de ces plans, ce sera moins la conséquence de la réduction du protectionnisme que celle du rapport des forces dans la société qui est défavorable à la classe ouvrière.

Car cela fait bien longtemps que des multinationales comme Ford, General Motors et autres ont des usines dans de nombreux pays du monde. Et les ouvriers de ces usines n'ont pas toujours été paralysés face à leurs tentatives d'aggraver l'exploitation. Bien souvent, du fond de leurs bureaux aux États-Unis, les dirigeants de ces trusts ont dû reculer face à la combativité des ouvriers qu'ils exploitaient en Afrique du Sud, au Brésil ou en Angleterre.

Un capitalisme « pire » ?

Alors oui, incontestablement, tous ceux qui dénoncent ces aspects abjects du capitalisme aujourd'hui ont raison. Mais lorsqu'ils présentent ces méfaits comme l'expression d'une phase nouvelle du capitalisme ou comme le fruit de l'« ultra-libéralisme », pour employer une expression en vogue, sciemment ou pas ils poussent l'indignation légitime que suscitent les ravages du système dans une impasse.

Car suggérer que le capitalisme d'hier était d'une certaine façon « préférable » à celui d'aujourd'hui, c'est n'offrir comme seule alternative que celle entre le capitalisme « sauvage » dlquote aujourd'hui et le capitalisme « policé » d'hier. Et cela revient à refuser de mettre en cause le fonctionnement du capitalisme dans son ensemble. C'est à la fois faux, car le capitalisme d'hier n'était pas aussi « policé » qu'on veut bien le prétendre - les peuples coloniaux d'alors en ont fait la dramatique expérience. Mais en plus c'est un piège pour l'avenir, car c'est une façon de dévoyer la dénonciation du capitalisme et d'en faire un instrument pour sa préservation.

C'est ce piège que cache aussi le faux débat entre partisans et adversaires de l'étatisme. Car entre les uns et les autres il existe une complicité fondamentale qui consiste à ne pas mettre en cause la façon dont les États ont toujours mis leurs ressources à la disposition de la bourgeoisie au détriment de la majorité de la population, et ceci que ce soit sous le couvert de l'étatisme d'hier ou sous celui du prétendu libéralisme d'aujourd'hui. Car, libéralisme ou pas, les États n'interviennent pas moins dans le fonctionnement de l'économie aujourd'hui qu'hier. En fait ils interviennent plus. Pas au profit des masses laborieuses, bien sûr, mais au profit des capitalistes. On n'a jamais vu ceux-ci bénéficier d'autant de subventions et cadeaux de tous ordres, pendant que les budgets sociaux en sont réduits à la portion congrue. C'est pourquoi demander aux États de resserrer leur contrôle sur l'économie, c'est leur donner carte blanche pour qu'ils aident encore plus activement le capital à pressurer les populations.

Enfin c'est la même critique que l'on peut faire à ceux qui ont choisi de faire de l'OMC la cause de tous les maux. Bien sûr l'OMC est non seulement un instrument de préservation du capitalisme mais en plus un instrument de la dictature des trusts. Mais l'OMC n'est pas la cause de cette dictature. Les trusts s'en sont fort bien passés pendant toute la première partie du XXe siècle sans que cela les empêche de mettre la planète en coupe réglée.

Proposer comme objectif de rendre l'OMC plus « démocratique » ou de la soumettre à un « contrôle citoyen », ça n'a pas de sens parce que c'est accréditer l'idée que les trusts peuvent accepter de se soumettre à un quelconque contrôle, alors qu'ils ne tolèrent même pas celui des gouvernements. Quant à vouloir avoir l'air plus radical en appelant à la dissolution de l'OMC, c'est dérisoire, car quand bien même cet objectif serait atteint, les trusts se passeraient très bien de cet appendice qu'ils méprisent. Ils ont bien d'autres instruments à leur service, à commencer par les États.

Tout cela ne fait que détourner les indignations et les colères de ceux qui sont dégoûtés par les catastrophes engendrées par le fonctionnement du capitalisme, vers un objectif lointain, immatériel et abstrait.

Alors se battre contre les méfaits actuels du capitalisme, oui c'est une nécessité. Mais encore faut-il en dénoncer non seulement les effets, mais aussi les causes, c'est-à-dire le fonctionnement du capitalisme lui-même. Sinon on ne fait que lui ménager un avenir auquel il n'a plus droit. Et, pour un certain nombre de personnes qui se placent en donnant des conseils aux gouvernements de gauche en Europe, il ne s'agit rien de moins que de fournir une nouvelle théorie au vieux réformisme social-démocrate.

Contrôler les méfaits des trusts ?

Pour revenir à la réunion de l'Organisation Mondiale du Commerce à Seattle, celle-ci devait marquer le lancement du « cycle du millénaire ». Derrière ce nom pompeux, il y a un programme de négociations, étalées sur trois ans, avec pour objectif d'accentuer la libéralisation du commerce international en réduisant les tarifs douaniers, en éliminant les subventions et les multiples formes de soutiens accordés aux exportateurs.

Les Européens tenaient à un marchandage global, incluant tous les secteurs économiques, y compris les investissements et les marchés publics, tandis que les Américains préféraient des marchandages secteur par secteur. Toutes les puissances impérialistes participantes souhaitaient un peu plus de réglementation et un certain renforcement de l'arbitrage de l'OMC, mais, évidemment, pour chacune tout arbitrage est d'autant meilleur qu'il va dans le sens de ses intérêts.

Lorsque la décision fut prise d'arrêter la conférence, plus en raison des dissensions entre participants qu'à cause du contexte créé par les manifestations, les organisateurs de ces manifestations ont crié victoire. En France, par exemple, le mensuel Le Monde diplomatiquei0 , un des co-fondateurs et animateurs de l'association ATTAC, a titré à la Une : i « Seattle : comment l'OMC fut vaincue » .

Il est vrai que, comme le concluait l'article, l'objectif des organisateurs n'était que « réparer l'OMC ou l'abolir ».

Car, pendant que les milieux impliqués dans les manifestations anti-OMC criaient victoire, le commerce international se poursuivait bien entendu, comme se poursuivaient le pillage du monde par les grands trusts et la sarabande des capitaux spéculatifs par-delà les frontières.

Il est douteux que l'entartage du président démissionnaire du FMI ou même des manifestations du genre de celle de Seattle suffisent à enterrer l'OMC ou le FMI. Tout au plus, les protagonistes des marchandages commerciaux se serviront de ces « expressions de l'opinion publique » , chacun évidemment en faveur de sa propre cause. C'est fou d'ailleurs à quel point les grands de ce monde, de Clinton à des chefs d'État ou de gouvernement européens rivalisaient dans l'expression de leur « compréhension » à l'égard des manifestants !

Ceux qui ont donné le ton à ces manifestations sont d'autant plus soucieux de la transparence dans le fonctionnement de l'OMC qu'ils ferment les yeux sur le fonctionnement nullement transparent des États nationaux et, à plus forte raison, des trusts, nationaux ou pas. Comme si la participation aux discussions de l'OMC de quelques dirigeants syndicaux ou de quelques députés, choisis par les Parlements nationaux, pouvait assurer quelque contrôle que ce soit sur les multinationales dont les intérêts s'affrontent dans l'arène mondiale et, accessoirement, lors des réunions de l'OMC.

Oui, lorsque la classe ouvrière retrouvera la conscience de sa force, sa combativité, et lorsqu'elle sera en situation de changer le rapport de forces par ses moyens de classe, par les manifestations, par les grèves, il faudra qu'elle impose la transparence sur le fonctionnement des grandes entreprises capitalistes, là où elle est présente.

Oui, il faudra qu'elle ait alors, en tête de ses objectifs, des mesures politiques susceptibles d'arracher aux groupes industriels et financiers le pouvoir exclusif qu'ils exercent sur l'économie, à l'ombre du secret des affaires.

Parmi ces mesures, il faudra imposer que les grandes entreprises rendent publics tous leurs comptes, qu'elles dévoilent les canaux par lesquels elles encaissent leurs bénéfices et la façon dont elles les utilisent.

Il faudra imposer la transparence sur la façon dont les profits dégagés de l'exploitation de leurs travailleurs se transforment en revenus et en fortunes privés.

Il faudra que la force collective des travailleurs oblige ces entreprises à consacrer les profits accumulés en priorité à ce qui est utile pour la société, à commencer par l'éradication du chômage, plutôt qu'à spéculer.

Ce sera évidemment un combat dur. Mais, c'est en s'en prenant à son propre capitalisme, à ses propres entreprises, à son propre gouvernement, c'est-à-dire à ceux qu'elle a à portée de main et dont elle peut menacer directement les intérêts que la classe ouvrière a une chance d'imposer ses revendications. Sûrement pas en se fixant pour objectif de changer les statuts ou les règles de fonctionnement d'une organisation internationale lointaine et au fond sans grande importance pour le grand capital !

Un réformisme de crise

Évidemment, ce n'est ni la démarche ni la perspective des groupes ou des forces qui se sont mobilisés à Seattle ou, plus largement, qui s'expriment pêle-mêle contre « la mondialisation », contre l'OMC, contre le poids excessif de la finance et de la spéculation.

Dans la défense, hypocrite, de ces idées, il y a jusques et y compris des courants réactionnaires nationalistes. C'est le cas sur certains points de l'extrême droite elle-même et, en tous cas, celui des « souverainistes » regroupés autour de Charles Pasqua qui ont fait de l'Europe et de la mondialisation leur cible favorite au nom d'un chauvinisme aux accents prétendument sociaux, du moins tant qu'ils ne sont pas au pouvoir.

Mais le milieu politique qui marque le plus le camp des anti-OMC est un milieu traditionnellement sous l'influence de la social-démocratie mais qui est effrayé aujourd'hui par l'évolution du capitalisme et déçu par les pratiques gouvernementales des sociaux-démocrates au pouvoir et qui aspire à un « capitalisme à visage humain ».

Ces milieux drainent des réformistes qui croient que le réformisme est possible et qui ne se retrouvent pas dans la politique du gouvernement, des gens qui flirtent avec l'extrême gauche sans être révolutionnaires, des humanistes révoltés par l'inhumanité du capitalisme, des intellectuels ou des économistes gravitant, en France, autour du Parti socialiste ou du Parti communiste. Ces gens sont plus ou moins conscients des effets dévastateurs du capital financier sur la vie sociale et même sur l'avenir de la planète mais leur ambition déclarée se limite à dénoncer l'OMC ou le FMI.

Ils constatent l'appauvrissement du Tiers-Monde par le biais de l'endettement et les intérêts usuraires qu'ils doivent payer aux banques occidentales. Ils revendiquent l'annulation de la dette, ce qui est une revendication importante. Cependant, les mécanismes, qui conduisent nombre de pays pauvres à un endettement insupportable, trouvent leur source dans nos propres trusts.

D'autres s'indignent, à juste titre, des bas salaires pratiqués dans les pays pauvres ou du travail des enfants et proposent que le Bureau international du travail participe à l'OMC et introduise des clauses sociales dans le commerce mondial en sanctionnant, par exemple, les produits qui seraient compétitifs seulement en raison du bas prix de la main-d'oeuvre dans les pays pauvres. Mais ils veulent souvent ignorer le fait que nombre de produits des pays pauvres arrivant sur le marché mondial sont fabriqués par des trusts dont le coeur et le siège social sont situés dans les pays impérialistes, et c'est là qu'il faut tenter de les combattre plutôt qu'aux antipodes.

Bien sûr, les révolutionnaires sont solidaires de tous ceux qui luttent contre tel ou tel aspect du fonctionnement de l'économie capitaliste. Ils sont, bien sûr, dans leur camp lorsqu'ils dénoncent les soutiens du capitalisme débridé et les chantres du profit. Mais ils combattent les idées réformistes que ces courants véhiculent.

C'est encore ces milieux qui se proposent d'entraver la spéculation internationale par des mesures allant de l'instauration de la fameuse taxe Tobin sur les déplacements financiers aux sanctions contre les paradis fiscaux.

Même si, aujourd'hui, la gauche réformiste et jusqu'à une partie de l'extrême gauche ne jurent que par Tobin, cet économiste américain, Prix Nobel d'économie et ancien conseiller des présidents américains Kennedy et Carter, n'a pour préoccupation que la crainte que les échanges trop rapides de capitaux ne perturbent le fonctionnement des marchés boursiers internationaux et qu'il faudrait les ralentir pour le bien des finances mondiales. Pour cela, il propose d'instituer une taxe de 0,1 % sur les achats ou ventes de devises à court terme d'un pays à un autre.

Avant de devenir la coqueluche de ceux qui se prétendent « la gauche de la gauche », cette taxe était vue d'un oeil favorable par bien des financiers, y compris par des spéculateurs orfèvres en la matière du genre Georges Soros.

Mais rappelons que, pour que cette taxe puisse fonctionner, il faudrait l'accord des gouvernements de tous les grands pays impérialistes, le Japon et les États-Unis compris. Autant dire qu'il faudrait bien autre chose que quelques manifestations pour mettre d'accord tous ces gouvernements, qui ne le feraient que s'ils estimaient que, tous comptes faits, c'est à l'avantage de leurs mandants.

Et même si la taxe Tobin était finalement décidée, prétendre qu'elle servirait à aider les pays pauvres est ou de la naïveté, ou de la supercherie. Car qui contrôlerait cette distribution : le FMI ? Un scandale récent a rappelé que les milliards de dollars donnés comme aide à la Russie ont été, pour ainsi dire, quasi intégralement empochés par Eltsine et son clan !

Ce courant prétend s'opposer aussi à l'absolutisme des marchés au nom du retour à un plus grand interventionnisme de l'État dans la vie économique.

Il s'oppose également au libre échange des capitaux et des marchandises au nom d'un certain retour au protectionnisme. Il dénonce les traités qui officialisent la dérégulation et facilitent la circulation du grand capital, comme les traités de Maastricht et d'Amsterdam, mais ne combat pas le grand capital lui-même. Il veut en substance limer les ongles du capital financier mais sans détruire le grand capital.

Bien sûr, il faut reconnaître le droit au protectionnisme des pays pauvres dont l'économie nationale est menacée de ruine par l'invasion des importations impérialistes. Mais si la majorité pauvre de la planète n'a le choix qu'entre s'intégrer dans l'économie mondiale au prix de l'endettement et du pillage impérialiste ou alors, d'en être coupée et être coupée par là-même de la division internationale du travail, alors, elle ne sortira jamais de la pauvreté. Les politiques protectionnistes d'un certain nombre de pays pauvres, qui ont réussi à rompre politiquement pendant une période avec l'impérialisme, ont largement montré leurs limites. Pour mettre fin au sous-développement, à l'inégalité révoltante entre une petite partie riche de la planète et sa majorité pauvre, la seule perspective est de mettre fin à la domination impérialiste sur llquote économie.

Combattre le capital financier mais sans combattre le capitalisme, c'est au mieux une utopie. Faire appel à l'État pour combattre le capital financier, c'est ignorer la soumission de l'État au grand capital et c'est aussi un piège pour l'avenir car il est tout à fait possible que, contraint et forcé, le capitalisme revienne à la régulation étatique.

Il faut se souvenir que la crise de 1929 a éclaté aussi comme une crise boursière, achevant une période d'emballement financier et de spéculation. Et le recours à l'étatisme fut alors le moyen de sauver le capitalisme de la débâcle.

Aux États-Unis, ce recours à l'étatisme prit la forme du New Deal. En France, ce furent les nationalisations du Front populaire. Mais, il y eut en même temps en Allemagne l'étatisme du pouvoir nazi. Mais, pas plus le libéralisme sauvage que l'étatisme ne sauvèrent l'humanité de la guerre. Au contraire, de bouée de sauvetage, l'étatisme était devenu un moyen de préparer la marche vers la guerre car le problème n'était pas seulement, et n'est toujours pas, celui de l'étatisme, mais, surtout, celui de savoir au service de quelle classe sociale est l'État.

Pour le programme révolutionnaire

Alors, bien sûr, derrière ceux qui donnent le ton à ces milieux et qui sont bien souvent des politiciens ou des chefs syndicaux qui cherchent seulement à présenter des vieilleries réformistes sous une forme radicale, il y a sans doute ceux qui sont sincèrement révoltés par tel ou tel aspect hideux de l'économie capitaliste et pour qui les manifestations anti-OMC, la revendication de la taxe Tobin, etc.., sont le moyen tout à la fois d'exprimer leur indignation et de chercher un semblant de programme.

Bien entendu, il peut sembler plus réaliste de s'en prendre à l'Organisation Mondiale du Commerce et à ses réunions que de militer dans la perspective de mettre fin à l'organisation capitaliste de la société.

Il peut aussi sembler plus réaliste de militer dans des groupes de pression visant à amener des politiciens tout dévoués à la bourgeoisie et au grand capital à décider une taxe anodine dont les spéculateurs eux-mêmes n'ont rien à craindre. L'activisme autour de la taxe Tobin apparaît d'autant plus efficace qu'il ne coûte pas grand chose aux politiciens, au moins à ceux qui ne sont pas au gouvernement, de s'en déclarer partisans. Et ATTAC peut se glorifier, comme d'autant de pas en avant, de la mise en place de comités pour la taxe Tobin, jusqu'au sein des institutions parlementaires.

Comme vous le savez, puisque la presse en a fait largement état à propos du vote de nos camarades au Parlement européen, même Pasqua a pu voter un texte concernant l'instauration éventuelle d'une taxe sur la circulation des capitaux spéculatifs. Un texte, il est vrai, sans la moindre conséquence pratique puisque le Parlement européen n'a pas de pouvoir de décision en la matière.

Pour sa part, François Bayrou, président de l'UDF, que l'on peut difficilement qualifier de « bolchévique au couteau entre les dents », a non seulement voté ce texte mais il se déclare partisan de la taxe Tobin. A la question du journaliste d'un hebdomadaire : « Pourtant, on a vu Alain Krivine s'abstenir et Arlette Laguiller voter contre » , François Bayrou a pu répondre : « C'est la preuve que cette idée n'est pas si gauchiste que ca. Ce que veut l'extrême gauche, c'est détruire le marché. Moi, je souhaite le moraliser et l'associer à la solidarité internationale » .

Si on peut laisser à Bayrou le soin de « moraliser le marché » ou, du moins, le prétendre, il résume bien la nature des divergences.

On peut évidemment se dire que les politiciens, déjà en place ou désireux de s'y mettre, qui cherchent surtout à tirer profit d'un courant d'opinion, c'est une chose ; et que la base, pour laquelle manifester contre l'OMC, réclamer la taxe Tobin reflète une certaine prise de conscience de l'irrationalité et des injustices de l'organisation capitaliste de la société, c'en est une autre. C'est certain, et encore une fois, nous sommes solidaires de ceux-là, et nous soutenons certaines de leurs initiatives.

Mais la base sociale de ces mouvements, si tant est qu'elle existe vraiment, se retrouve pour l'essentiel dans les idées réformistes de leurs initiateurs. C'est pourquoi ceux qui, parmi les organisations participant à ces mouvements, se considèrent comme révolutionnaires, et qui misent sur la « dynamique » qu'ils recèleraient, au mieux se trompent. Mais, en réalité, ils cherchent surtout à justifier leur suivisme à l'égard de ces courants.

Le rôle des révolutionnaires n'est certainement pas de défendre une bonne politique pour la bourgeoisie, fût-ce avec l'arrière-pensée qu'il peut s'agir d'une étape et qu'après avoir pris conscience des conséquences néfastes du capitalisme pour la société, on finit par choisir la voie de la révolution.

Et si, d'aventure, les idées agitées par le mouvement anti-OMC ou pro-Tobin touchaient des milieux plus larges, si elles devenaient l'expression d'une colère ou d'une volonté de combattre le capitalisme, ce serait une raison de plus, tout en soutenant certaines des initiatives de ce courant, pour s'opposer aux mièvreries réformistes qu'ils véhiculent.

De la même façon, ce n'est certainement pas aux révolutionnaires de faire leur le combat de Don Quichotte contre la mondialisation. Ce n'est pas aux révolutionnaires de reprendre à leur compte, même partiellement, les illusions protectionnistes pour s'opposer à cette mondialisation. C'est précisément la mondialisation de l'économie, réalisée non seulement au cours des deux dernières décennies mais depuis bien plus longtemps par le capitalisme, dans la destruction, dans le sang et dans le pillage, qui a créé cette interdépendance des économies, c'est cette mondialisation qui permettra l'émergence d'une économie supérieure, d'une économie planifiée et organisée à l'échelle du monde.

A l'internationalisation du capital, le mouvement ouvrier révolutionnaire a toujours opposé l'internationalisme prolétarien, c'est-à-dire la conscience que la classe ouvrière a les mêmes intérêts fondamentaux dans le monde entier, intérêts radicalement opposés à ceux de ses exploiteurs, et qu'elle a les moyens d'imposer une autre organisation économique et sociale à la place du capitalisme.

Le débat entre libre échange et protectionnisme est aussi vieux que l'économie capitaliste. Le mouvement ouvrier et révolutionnaire y a bien souvent été confronté. Marx, dont l'attitude générale était de s'opposer à ce que le prolétariat conscient se détermine par rapport à ces deux politiques pour la bourgeoisie, a pu cependant écrire, en conclusion d'un long texte où il s'en prenait, en termes acérés à l'hypocrisie et à l'âpreté au gain des partisans du libre échange : « En général, de nos jours, le système protectionniste est conservateur tandis que le système libre échangiste est dévastateur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l'extrême l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de liberté commerciale hâte la révolution sociale. C'est seulement dans ce sens révolutionnaire, messieurs, que je vote en faveur du libre échange » . Si les mots semblent aujourd'hui provocants, c'est que Marx raisonnait en révolutionnaire déterminé à mettre fin au fonctionnement du capitalisme, et pas en réformiste désireux de l'améliorer.

L'évolution du capitalisme au cours du quart de siècle passé a surtout confirmé son parasitisme. Elle a surtout confirmé que la société tourne en rond et que les immenses possibilités de l'humanité sur le plan de la science, des techniques, de l'économie, sont gâchées et qu'au lieu de faire progresser l'ensemble de l'humanité, elles ne font qu'aggraver les inégalités, élargir la pauvreté, pour accroître l'accumulation des richesses entre les mains d'une petite minorité.

Alors oui, les injustices et l'irrationalité du capitalisme ont toujours suscité dans le passé et susciteront encore plus dans l'avenir de l'indignation et des oppositions. Notre solidarité à l'égard de certains de ces mouvements ne doit cependant pas servir de prétexte pour abandonner le programme du communisme révolutionnaire. Nous ne savons pas, parmi la multitude d'aspects hideux du capitalisme mondiale, quel sera celui qui, dans l'avenir, mobilisera de larges masses populaires, ni comment la classe ouvrière pourra être amenée à y jouer un rôle politique. Mais ce que nous savons, c'est qu'elle ne pourra jouer ce rôle qu'à la condition de renouer avec les idées et le programme du mouvement ouvrier révolutionnaire, avec le marxisme.

Voilà pourquoi, tout en étant solidaires de bien des combats, partiels, limités d'aujourd'hui, il faut défendre et propager les idées et le programme du combat décisif de l'avenir, celui qu'aura à mener le prolétariat pour mettre fin à l'organisation capitaliste de la société.

ANNEXE

Karl Marx Discours sur le libre-échange

(extrait d'un discours du 7 janvier 1848 à l'Association démocratique de Bruxelles, publié en brochure la même année)

(...) Pour nous résumer : dans l'état actuel de la société, qu'est-ce donc que le libre-échange ? C'est la liberté du capital. Quand vous aurez fait tomber les quelques entraves nationales qui enchaînent encore la marche du capital, vous n'aurez fait qu'en affranchir entièrement l'action. Tant que vous laissez subsister le rapport du travail salarié au capital, l'échange des marchandises entre elles aura beau se faire dans les conditions les plus favorables, il y aura toujours une classe qui exploitera, et une classe qui sera exploitée. On a véritablement de la peine à comprendre la prétention des libre-échangistes, qui s'imaginent que l'emploi plus avantageux du capital fera disparaître l'antagonisme entre les capitalistes industriels et les travailleurs salariés. Tout au contraire, tout ce qui en résultera, c'est que l'opposition de ces deux classes se dessinera plus nettement encore.

Admettez un instant qu'il n'y ait plus de lois céréale[[Marx fait ici référence aux lois réglementant les tarifs céréaliers anglais, principale cible des libre-échangistes à l'époque.]], plus de douane, plus d'octroi, enfin que toutes les circonstances accidentelles, auxquelles l'ouvrier peut encore s'en prendre, comme étant les causes de sa situation misérable, aient entièrement disparu, et vous aurez déchiré autant de voiles qui dérobaient à ses yeux son véritable ennemi.

Il verra que le capital devenu libre ne le rend pas moins esclave que le capital vexé par les douanes.

Messieurs, ne vous en laissez pas imposer par le mot abstrait de liberté. Liberté de qui ? Ce n'est pas la liberté d'un simple individu, en présence d'un autre individu. C'est la liberté qu'a le capital d'écraser le travailleur.

Comment voulez vous encore sanctionner la libre concurrence par cette idée de liberté quand cette liberté n'est que le produit d'un état de choses basé sur la libre concurrence ?

Nous avons fait voir ce que c'est que la fraternité que le libre-échange fait naître entre les différentes classes d'une seule et même nation. La fraternité que le libre-échange établirait entre les différentes nations de la terre ne serait guère plus fraternelle. Désigner par le nom de fraternité universelle l'exploitation à son état cosmopolite, c'est une idée qui ne pouvait prendre origine que dans le sein de la bourgeoisie. Tous les phénomènes destructeurs que la libre concurrence fait naître dans l'intérieur d'un pays se reproduisent dans des proportions plus gigantesques sur le marché de l'univers. Nous n'avons pas besoin de nous arrêter plus longuement aux sophismes que débitent à ce sujet les libre-échangistes, et qui valent bien les arguments de nos trois lauréats, MM. Hope, Morse et Greg.

On nous dit, par exemple, que le libre échange ferait naître une division du travail internationale qui assignerait à chaque pays une production en harmonie avec ses avantages naturels.

Vous pensez peut-être, Messieurs, que la production du café et du sucre, c'est la destinée naturelle des Indes occidentales. Deux siècles auparavant, la nature, qui ne se mêle guère du commerce, n'y avait mis ni café, ni canne à sucre.

Et il ne se passera peut être pas un demi-siècle que vous n'y trouverez plus ni café ni sucre, car les Indes orientales, par la production à meilleur marché, ont déjà victorieusement combattu cette prétendue destinée naturelle des Indes occidentales. Et ces Indes occidentales avec leurs dons naturels sont déjà pour les Anglais un fardeau aussi lourd que les tisserands de Dacca, qui, eux aussi, étaient destinés depuis l'origine des temps à tisser à la main.

Une chose encore qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est que, de même que tout est devenu monopole, il y a aussi de nos jours quelques branches industrielles qui dominent toutes les autres et qui assurent aux peuples qui les exploitent le plus, l'empire sur le marché de l'univers. C'est ainsi que dans le commerce international le coton à lui seul a une plus grande valeur commerciale que toutes les autres matières premières employées pour la fabrication des vêtements, prises ensemble. Et il est véritablement risible de voir les libre-échangistes faire ressortir les quelques spécialités dans chaque branche industrielle pour les mettre en balance avec les produits de commun usage, qui se produisent à meilleur marché dans les pays où l'industrie est le plus développée.

Si les libre échangistes ne peuvent pas comprendre comment un pays peut s'enrichir aux dépens de l'autre, nous ne devons pas en être étonnés, puisque ces mêmes messieurs ne veulent pas non plus comprendre comment, dans l'intérieur d'un pays, une classe peut s'enrichir aux dépens d'une autre classe.

Ne croyez pas, messieurs, qu'en faisant la critique de la liberté commerciale nous ayons l'intention de défendre le système protectionniste.

On se dit ennemi du régime constitutionnel, on ne se dit pas pour cela ami de l'ancien régime.

D'ailleurs, le système protectionniste n'est qu'un moyen d'établir chez un peuple la grande industrie, c'est-à-dire de le faire dépendre du marché de l'univers, et du moment qu'on dépend du marché de l'univers on dépend déjà plus ou moins du libre-échange. Outre cela, le système protecteur contribue à développer la libre concurrence dans l'intérieur d'un pays. C'est pourquoi nous voyons que dans les pays où la bourgeoisie commence à se faire valoir comme classe, en Allemagne, par exemple, elle fait de grands efforts pour avoir des droits protecteurs. Ce sont pour elle des armes contre la féodalité et contre le gouvernement absolu, c'est pour elle un moyen de concentrer ses forces, de réaliser le libre-échange dans l'intérieur du même pays.

Mais en général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l'extrême l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C'est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange.

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