Le mouvement ouvrier face aux deux guerres mondiales

En février dernier, à propos de la guerre en Ukraine, le secrétaire général de l’ONU déclarait : le monde « se dirige les yeux grands ouverts vers une nouvelle guerre plus large ». Il n’est pas le seul : des généraux, eux, ont parlé de « guerre de haute intensité ». Le changement de ton est perceptible depuis des mois ; les mécanismes d’une nouvelle marche à la guerre se mettent en place, à commencer par l’explosion des budgets militaires : 413 milliards pour l’armée française dans la prochaine loi de programmation, près de 300 milliards sur quatre ans pour l’armée allemande, pour ne citer que ceux-là.

La production de chars, d’obus et d’autres équipements a été relancée d’abord pour en fournir à l’Ukraine, mais aussi parce que tous les pays se dirigent vers la mise en place d’une « économie de guerre » – un terme utilisé par Macron lui-même devant les industriels français de l’armement.

Ce réarmement n’est pas seulement matériel, il faut aussi préparer les esprits. En cas de conflit, l’armée doit pouvoir s’appuyer sur « les forces morales de la Nation » disent les généraux. Le 4 avril dernier, le journal Les Échos titrait même : « Union sacrée pour nos armées », expliquant qu’en période de guerre « il y a des combats qu’il faut savoir ne pas mener ». En l’occurrence, on n’aurait déjà plus le droit, moralement, de protester contre l’augmentation du budget des armées. Tous unis pour défendre la patrie ! Voilà ce qu’on commence à nous mettre dans la tête.

En Russie et en Ukraine, on n’en est plus là. C’est déjà la mobilisation de plus en plus souvent forcée des travailleurs, la censure, les tribunaux militaires.

Et au nom de la lutte contre « l’agresseur russe » et contre « le dictateur Poutine », pour la prétendue indépendance et pour la « liberté » de l’Ukraine, il faudrait soutenir non seulement l’armée ukrainienne, mais aussi l’OTAN, qui fait la guerre par procuration avec la peau des Ukrainiens.

Nous avons été parmi les seuls, au début de la guerre, à ne pas applaudir des deux mains l’envoi d’armes au gouvernement de Zelensky et à dénoncer les pays impérialistes qui mettent de l’huile sur le feu. Le conflit dure, risquant toujours de s’étendre, et il apparaîtra peut-être demain comme ayant été l’une des étapes d’une nouvelle guerre généralisée.

Oui, les images de l’Ukraine aujourd’hui, des tranchées, des villes bombardées, des populations en fuite, rappellent celles des deux précédents conflits mondiaux. Par deux fois déjà, le mouvement ouvrier a été confronté au carnage à l’échelle de la planète. Nous voulons revenir aujourd’hui sur la manière dont les partis et les militants, à l’époque, ont affronté la marche à la guerre, puis la guerre elle-même. Comment ils ont réagi face à la montée des nationalismes, à la propagande guerrière, aux pressions de toutes sortes.

La guerre surprend toujours les classes populaires au moment où elle éclate, même quand l’engrenage est enclenché depuis longtemps, quand les alliances se sont déjà formées et quand les États sont armés jusqu’aux dents. Elle interrompt le cours de la vie quotidienne et bouleverse l’existence des classes laborieuses. Elle met aussi les organisations ouvrières et leurs militants au pied du mur, elle constitue pour eux une véritable épreuve du feu. À cet égard, l’expérience du mouvement ouvrier confronté aux deux guerres mondiales doit nous faire réfléchir.

La Première Guerre mondiale

L’impérialisme, stade suprême du capitalisme

Les manuels scolaires, la presse, les politiciens, insistent souvent sur le fait que les guerres seraient déclenchées par un dictateur, ou un événement particulier : l’attentat de Sarajevo pour la Première Guerre mondiale, l’invasion de la Pologne par Hitler pour la seconde. Mais ces pseudo-explications masquent en réalité les racines profondes des deux guerres mondiales : l’impérialisme. Bien sûr, il y a eu dans l’histoire bien d’autres guerres avant celles-ci, mais comme disait Rosa Luxemburg dès 1898, « la guerre a été un auxiliaire indispensable du capitalisme. »

En effet, les premiers États nationaux modernes, en particulier la France et l’Angleterre, ont unifié leurs territoires et renforcé leur appareil d’État par la guerre. Cette unification a constitué une base à partir de laquelle ils ont pu se développer de manière bien plus efficace et rapide que les autres. Cela leur a permis, avec des moyens militaires accrus et centralisés, de conquérir des colonies, sans lesquelles les groupes capitalistes n’auraient jamais réussi à accaparer les terres les plus fertiles, les mines les plus riches. En Afrique, en Asie, en Amérique, les matières premières ont été pillées, épuisées, des populations mises au pas, voire exterminées, pour permettre aux capitaux européens, en premier lieu français et britanniques, de prospérer, d’alimenter le développement industriel de ces pays. Et ce faisant, ils ont irrémédiablement entravé le développement des pays qu’ils colonisaient. Le sous-développement de ces derniers n’est donc pas un simple retard de croissance, qui pourrait être rattrapé, mais à la fois une conséquence et une condition du développement capitaliste.

Comme le capitalisme nécessite une expansion permanente, la planète entière fut bientôt mise en coupe réglée. Dès la fin du 19ème siècle, il ne restait plus aucun territoire sur le globe qui ne soit pas colonisé ou en tout cas contrôlé, pour le plus grand profit des capitalistes. Ils étaient aidés en cela par leurs États nationaux, qui utilisèrent tous leurs moyens pour leur permettre de conquérir de nouveaux marchés : armée, administration coloniale, monopoles commerciaux.

La concurrence effrénée du 19ème siècle avait donné naissance à de grands groupes, qui avaient dévoré les plus petits pour se constituer de véritables empires. Dès le début du 20ème siècle, les groupes pétroliers Standard Oil et Shell, par exemple, sont en situation de monopole sur leur marché. C’est ce dernier stade du capitalisme que Lénine a appelé l’impérialisme. Le capital financier est alors concentré dans des groupes de moins en moins nombreux, mais de plus en plus puissants. La guerre économique se fait nécessairement de plus en plus féroce, de plus en plus brutale, elle entraîne des nations entières, et bientôt toute la planète. L’impérialisme aggrave les contradictions du système : la mondialisation de l’économie se heurte à chaque pas aux limites que constituent la propriété privée des moyens de production et aux frontières nationales.

Dans cette course aux débouchés et aux nouveaux territoires, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Les vieilles puissances industrielles comme la France et l’Angleterre ont un temps d’avance dans le pillage de la planète. À son apogée, à la fin du 19ème siècle, l’empire britannique s’étend sur 26 millions de km² et s’impose à 400 millions d’hommes. La France, elle, n’est pas en reste : même avec un empire plus modeste de quelque onze millions de km², elle domine de larges pans de l’Afrique de l’Ouest et du Nord, et s’étend jusqu’en Asie avec l’Indochine ou encore des concessions en Chine. Par exemple, le groupe Lesieur a fait fortune grâce à l’arachide du Sénégal, et Michelin grâce aux hévéas d’Indochine. Les pays impérialistes se sont déjà taillé la part du lion quand de nouvelles puissances émergent, en particulier l’Allemagne. L’industrie allemande est dynamique, la bourgeoisie accumule rapidement des capitaux. Il lui faut à son tour trouver des débouchés et des colonies.

Les impérialismes entrés tardivement dans l’arène sont ainsi amenés à entrer en concurrence avec les plus anciens. La guerre économique mène inévitablement à la guerre militaire, qui n’en est que la continuation.

 

Le conflit se met en place : les alliances

Depuis la fin du 19ème siècle, poussées par ce besoin de s’étendre, les grandes puissances européennes s’affrontent donc un peu partout dans le monde, directement ou par pouvoirs régionaux interposés.

Dès 1853, la guerre de Crimée – déjà ! - oppose la France et la Grande-Bretagne à la Russie. Chacune de ces puissances convoitent des parties de l’empire turc en train de se décomposer. C’est une guerre déjà moderne, par les moyens techniques employés comme par l’ampleur de la boucherie : 750 000 morts. En 1885, la Russie mène des opérations à la frontière avec l’Afghanistan, alors sous protectorat britannique. En 1898, la course à la conquête de l’Afrique de l’Est provoque une crise diplomatique qui manque de dégénérer entre la France et la Grande-Bretagne quand deux détachements militaires arrivent en même temps à Fachoda, au Soudan. En nette infériorité numérique, la France se retire, obtenant néanmoins en échange la promesse britannique de soutenir la politique coloniale française au Maroc. En 1904 et 1905, le Japon allié à l’Angleterre, et la Russie alliée à la France, s’affrontent militairement, une guerre qui débouchera sur une première révolution en Russie à la suite de la défaite de l’empire tsariste. Entre 1905 et 1911, le ton monte entre la France et l’Allemagne qui se disputent le Maroc. En 1910-1911, c’est au tour de l’Italie, qui convoite des terres contrôlées par les Turcs, d’entamer une guerre contre l’empire ottoman. Enfin, en 1912-1913, prélude à la Première Guerre mondiale, les États balkaniques se liguent contre l’empire ottoman, avant de se déchirer entre eux. L’Autriche-Hongrie y voit une occasion de mettre la main sur la Serbie, alors que cette dernière est soutenue par la Russie…

Alors, on a l’habitude d’entendre que la Première Guerre mondiale a été déclenchée par un simple événement, en l’occurrence l’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche par un nationaliste serbe le 28 juin 1914. Mais en fait, les tensions diplomatiques et militaires entre Etats sont allées croissantes depuis la fin du 19ème siècle. Cela a donné lieu à des conflits limités qui ont permis aux différentes puissances de contracter et de modifier des alliances, de tâter les forces de l’ennemi du moment. Par exemple, la France et l’Angleterre, qui allaient se retrouver dans le même camp en 1914, s’affrontaient encore quelques années plus tôt en Afrique. Ces alliances, largement de circonstance, étaient dictées par les intérêts bien compris des capitalistes. Finalement, à la veille de 1914, la France, l’Angleterre et la Russie ont constitué une alliance diplomatique et militaire, la Triple-Entente, tandis que l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne et l’Italie, font de même avec la Triple Alliance. Depuis le début du 20ème siècle, le monde avait semblé plusieurs fois au bord d’un conflit généralisé. Il était bien difficile de dire quelle serait l’étincelle qui allumerait le baril de poudre. À tel point qu’un militant pourtant tout à fait conscient de la menace comme Pierre Monatte, un syndicaliste révolutionnaire français, qui militait activement contre la guerre impérialiste, part se reposer à la campagne le 1er août, quelques jours avant la déclaration de guerre. Après tant d’alertes dans cette situation explosive, il ne se doute pas que l’attentat de Sarajevo sera le détonateur de la guerre généralisée. Les engrenages qui s’étaient mis en place bien des années avant, se sont alors mis en branle pour mener inéluctablement à la guerre.

 

Où en était la classe ouvrière ?

Alors que l’humanité va être plongée dans la tourmente sur le point de s’abattre, où en est la classe ouvrière ? Dans la période précédente, le développement de plus en plus rapide du capitalisme a fait grandir un prolétariat très nombreux, concentré dans de grands centres industriels, en France, en Allemagne, en Angleterre, et jusque dans la Russie tsariste. Le mouvement ouvrier européen est alors dominé par la social-démocratie. Les partis sociaux-démocrates luttent contre l’exploitation, pour l’abolition du capitalisme et pour l’instauration du socialisme. Ils reprennent à leur compte les idées que Marx et Engels ont élaborées quelques décennies plus tôt, et notamment la perspective politique contenue dans la célèbre phrase : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » La seconde Internationale, fondée en 1889, réunit sous son drapeau les partis sociaux-démocrates allemand, russe, polonais, autrichien, anglais, français, belge, suisse, et d’autres ! Cette union concrétise l’idée que les prolétaires n’ont pas de patrie, qu’ils ont des intérêts communs par-delà les frontières, et contre leur propre bourgeoisie. Les partis sociaux-démocrates acquièrent à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème un poids considérable, notamment en Allemagne, où le parti édite des dizaines de journaux et fonde une école où les militants peuvent étudier le marxisme. En 1912, il obtient 110 députés, avec un million et demi de voix, soit 35 % des électeurs.

La seconde Internationale dénonce le militarisme. En 1905, en pleine guerre russo-japonaise, au congrès d’Amsterdam, les délégués socialistes russes et japonais se serrent la main sous les ovations. En 1907, à Stuttgart, le congrès de l’Internationale adopte la résolution suivante : « Le congrès confirme les résolutions des précédents congrès internationaux (…) et rappelle que l’action contre le militarisme ne peut pas être séparée de l’ensemble de l’action contre le capitalisme. (…) Les guerres sont favorisées par les préjugés nationalistes que l’on cultive systématiquement dans l’intérêt des classes dominantes, afin de détourner la masse prolétarienne de ses devoirs de classe et de ses devoirs de solidarité́ internationale. » Les socialistes dénoncent l’impérialisme et les conquêtes coloniales. Ils soulignent que les alliances et les ententes entre des États qui sont par ailleurs rivaux dans la guerre économique ne sont en aucune façon une garantie de paix mais ne font que préparer la marche à la guerre.

En France, la CGT, alors seul syndicat présent dans la classe ouvrière, se réclame de l’anarcho-syndicalisme, et mène une propagande active contre le militarisme. La SFIO, le parti socialiste de l’époque, qui appartient à la seconde Internationale, regroupe alors plusieurs courants, des marxistes comme Jules Guesde, jusqu’au réformiste Jean Jaurès. Tous dénoncent alors la guerre – on connaît la célèbre phrase de Jaurès « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage » - mais tous, malgré leurs références à la lutte de classe, ne poussent pas le raisonnement jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la nécessité pour la classe ouvrière de mener la lutte révolutionnaire jusqu’au renversement du pouvoir de la bourgeoisie.

Jaurès, lui, malgré son opposition irréductible à la guerre, reste sur le terrain de la diplomatie bourgeoise. En 1908, il veut croire que l’accord entre les gouvernements français, anglais et russe, peut avoir « des buts et des effets pacifiques ». Tandis que d’autres, plus conséquents, comme Lénine, sont convaincus que la seule issue favorable pour le prolétariat est la transformation de « la guerre impérialiste entre les peuples en une guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs. »

Certains socialistes affirment que, pour empêcher la guerre, l’Internationale peut déclencher une grève générale au moment qu’elle choisira. D’autres, comme Rosa Luxemburg ou Alphonse Merrheim, secrétaire de la Fédération CGT des Métaux, trouvent cette idée ridicule – à juste titre ! –, car non réaliste. La social-démocratie n’a pas la faculté de déclarer la grève générale à sa convenance. Selon Merrheim, on substitue une proclamation d’intention à une véritable préparation des esprits contre la guerre.

Toujours est-il que malgré ces désaccords, les organisations ouvrières dans leur ensemble mènent activement la propagande contre la guerre. Au moment des conflits dans les Balkans, en 1912 – 1913, L’Humanité, le journal de Jaurès, affiche en Une : « Vive l’internationale ouvrière, à bas la guerre ! ». La CGT organise une grève générale le 16 décembre 1912 et placarde une affiche intitulée « Guerre à la guerre ». Cette grève est suivie à Paris par des dizaines de milliers de travailleurs. Pour répondre au gouvernement qui allonge le service militaire de deux à trois ans en 1913, la CGT et la SFIO organisent au Pré-Saint-Gervais, près de Paris, des meetings qui rassemblent 150 000 à 200 000 personnes en mars 1913, et de nouveau 100 000 à 150 000 personnes en mai. Jusqu’à la veille de la guerre, comme à Paris le 27 juillet 1914, de grandes manifestations pacifistes sont organisées.

Toute cette agitation laisse craindre de possibles réactions dans la classe ouvrière lorsque la guerre éclatera. De son côté, la bourgeoisie prépare la répression, et la police dresse des listes de militants à arrêter préventivement.

 

Août 1914 : la grande défaite

Le déclenchement de la guerre, à l’été 1914, va être une grande défaite pour le mouvement ouvrier, parce que ses dirigeants dans leur écrasante majorité, aussi bien les réformistes que les révolutionnaires, se rallient finalement à leurs bourgeoisies, en justifiant l’entrée en guerre de leurs États, et même en offrant leurs services pour mobiliser les travailleurs.

Le 25 juillet 1914, l’Autriche déclare la guerre à la Serbie. Les jours suivants, la guerre se généralise en Europe par le jeu des alliances militaires et diplomatiques. Les 29 et 30 juillet, le bureau de l’Internationale socialiste se réunit, avec les principaux dirigeants des différentes sections nationales. La situation est critique. Mais chacun se positionne alors d’un point de vue national, reprenant l’idée que son pays doit se défendre : les dirigeants autrichiens et allemands affirment que les Serbes les ont agressés en assassinant l’archiduc autrichien. Les sociaux-démocrates français et une partie des Russes affirment que les empires centraux sont les agresseurs, puisque ce sont eux qui ont déclaré la guerre. Autrement dit, les dirigeants de la classe ouvrière renoncent à leurs idées internationalistes et abandonnent la lutte des classes au profit de la patrie.

Bien avant la guerre, les révolutionnaires avaient souligné que dans un conflit impérialiste, il est impossible de déterminer qui est l’agresseur et qui est l’agressé. La guerre n’est pas un problème juridique, mais un problème aux racines bien plus profondes. Un État puissant peut pousser un autre État plus faible à déclarer la guerre, par de multiples provocations par exemple. Alors à l’été 1914, les dirigeants de l’Internationale renient tout ce qui avait fait d’eux des socialistes internationalistes, eux qui avaient pourtant dénoncé vigoureusement pendant des années la politique des États impérialistes.

Le 31 juillet, Jaurès, devenu le symbole de la lutte pacifiste, est assassiné à Paris par un militant nationaliste. À son enterrement, le secrétaire de la CGT, Léon Jouhaux, commence par dénoncer « le grand massacre » qui s’annonce. Il réaffirme sa « haine de l’impérialisme et du militarisme sauvage qui déchaînent l’horrible crime ». Mais c’est pour mieux s’y résigner, et il finit par déclarer que « acculés à la lutte, nous nous levons pour repousser l'envahisseur, pour sauvegarder le patrimoine de la civilisation et d'idéologie généreuse que nous a légué l'histoire. (...) C'est en harmonie avec cette volonté que nous répondons " présent " à l'ordre de mobilisation. » Il annonce ainsi sans fard son ralliement à la bourgeoisie française.

De l’autre côté de la frontière, le 1er août, le groupe socialiste allemand vote les crédits de guerre au Parlement. Hugo Haase, son dirigeant, déclare : « Au moment du danger, nous (les socialistes) ne ferons pas défaut à la patrie ». Ils participent ainsi à l’Union Sacrée, même s’ils n’entreront au gouvernement qu’à la fin du conflit. En France, la guerre est officielle le 4 août, et les socialistes français, à leur tour, votent les crédits militaires. La quasi-totalité des dirigeants du mouvement ouvrier européen passe donc avec armes et bagages du côté de l’impérialisme. Certains vont même jusqu’à prendre la responsabilité directe de l’effort de guerre, en entrant dans des gouvernements d’union nationale. C’est le cas de Léon Jouhaux en France, qui entre au Comité de Secours National, ou encore de Jules Guesde, qui devient ministre d’État.

Cette capitulation sans combat des chefs socialistes et syndicaux révèle la maladie qui gangrenait le mouvement ouvrier depuis le début du 20ème siècle. L’impérialisme, avec l’enrichissement incroyable des capitalistes qu’il entraînait grâce au pillage de la planète, avait permis à la bourgeoisie des pays colonisateurs de faire des concessions à la classe ouvrière. Elle avait pu céder des miettes de ses immenses richesses face aux grèves et aux revendications du mouvement ouvrier. Une aristocratie ouvrière s’était formée, et elle était largement représentée dans les instances des syndicats et des partis ouvriers. Des courants réformistes étaient apparus au sein des partis socialistes et de l’Internationale. Ils affirmaient que la révolution n’était plus nécessaire, que le capitalisme évoluait tout seul vers le socialisme, qu’une bourgeoisie nationale forte pouvait garantir des avantages à la classe ouvrière. Cette illusion était aussi alimentée par le développement du parlementarisme bourgeois : la bourgeoisie des pays riches a appris, en ce début du 20ème siècle, à utiliser une démocratie formelle, qui laisse croire à la population qu’elle choisit ses dirigeants, alors qu’en réalité, la société reste sous la dictature des capitalistes.

L’habitude de lutter pour des progrès sociaux dans la société bourgeoise, l’illusion que ces progrès pourraient être indéfinis, le fait de s’être habitués à la légalité bourgeoise, d’y trouver une place, tout cela a entraîné des pressions qui dépassaient largement la seule influence des dirigeants réformistes. Ces derniers, à la tête des organisations ouvrières, partis et aussi syndicat comme la CGT, qui n’avait pas de mots assez durs contre le parlementarisme et l’État bourgeois, avaient fini par se couler dans ce système, par considérer que les organisations de la classe ouvrière pouvaient, voire devaient y trouver leur place. En fait, ils avaient fini par s’adapter au capitalisme. Ils ne considéraient plus que les intérêts des travailleurs et de la bourgeoisie étaient irréconciliables, à tel point que certains dirigeants chantaient même les vertus de la colonisation, pour les peuples colonisés comme pour les prolétaires européens. Les révolutionnaires de l’époque avaient combattu ces courants opportunistes. Mais c’est véritablement 1914 qui a révélé la profondeur de l’intégration de la plupart des dirigeants du mouvement ouvrier à la société bourgeoise.

 

Les militants internationalistes

En quelques jours, ceux-ci abandonnent donc leurs positions internationalistes, pour préserver les positions acquises par la social-démocratie au sein des institutions bourgeoises. Il n’y a désormais plus aucune digue pour retenir le déferlement de la vague nationaliste. Après les manifestations pacifistes, ce sont les manifestations patriotiques qui occupent les rues. À Paris, on crie « à Berlin ! À Berlin ! », on saccage les commerces dont le nom du propriétaire sonne trop « allemand ». Côté allemand, voilà comment Erich Maria Remarque, un romancier allemand qui a vécu la période, raconte l’ambiance, vue par un lycéen, dans son roman À l’Ouest rien de nouveau : « Kantorek, pendant ses leçons de gymnastique, nous fit des discours jusqu’à ce que notre classe tout entière se rendît, en rang, sous sa conduite, au bureau de recrutement, pour demander à s’engager. (…) Toutefois, l’un d’entre nous hésitait et ne voulait pas marcher. C’était Joseph Behm, un gros gaillard jovial. Mais il finit par se laisser persuader. Il faut ajouter qu’autrement, il se serait rendu impossible. Peut-être que d’autres encore pensaient tout comme lui ; mais personne ne pouvait facilement s’abstenir, car, en ce temps-là, même père et mère nous jetaient vite à la figure le mot de « lâche ». »

Les classes populaires adhèrent largement à l’idée de la guerre défensive. Sauf que pour le prolétariat, se défendre signifie défendre ses proches, sa famille, sa maison. Pour les bourgeois, se défendre signifie tout autre chose : il s’agit de lutter pour leurs intérêts contre ceux de leurs rivaux impérialistes. Si les soldats ne sont pas vraiment partis « la fleur au fusil », comme le veut la légende, il ne faut pas pour autant sous-estimer le sentiment nationaliste. La bourgeoisie sait parfaitement tirer profit du dévouement des travailleurs à la collectivité. Pour les embrigader dans ses guerres, ceux qu’elle considère habituellement comme « la lie de la terre » deviennent des héros. Ce serait la fin de la lutte des classes, au nom des valeurs supérieures de la lutte contre la barbarie de l’ennemi, de la construction d’un monde meilleur – mais pour après, bien sûr… Tout cela pour envoyer les classes laborieuses se faire trouer la peau.

En 1915, alors que la guerre bat son plein, Rosa Luxemburg, qui a assisté à ce déferlement de chauvinisme, affirme que les socialistes n’auraient pas pu empêcher la guerre, mais que s’ils avaient tenu leurs positions internationalistes, « la voix courageuse de notre parti aurait eu pour effet de tempérer fortement l'ivresse chauvine et l'inconscience de la foule, elle aurait gardé du délire les cercles populaires les plus éclairés, elle aurait contrecarré le travail d'intoxication et d'abrutissement du peuple par les impérialistes. Et précisément, la croisade contre la social-démocratie aurait rapidement dégrisé les masses populaires. » Au lieu de quoi, dans un premier temps, les militants qui n’abdiquent pas leurs idées internationalistes avec l’entrée en guerre se retrouvent complètement isolés.

Le soir de la mobilisation générale, les deux militants syndicalistes révolutionnaires Monatte (revenu précipitamment à Paris) et son ami Rosmer, sillonnent la capitale, espérant rencontrer d’autres militants et amis qui, comme eux, refusent de marcher dans l’union sacrée. Ils vont de désillusion en désillusion, entre ceux qui se sont ralliés à l’idée d’une guerre juste et défensive, et ceux qui ne sont pas d’accord mais ne voient pas quoi faire d’autre à part attendre que la guerre se termine. Car l’entrée en guerre, c’est non seulement l’isolement moral, mais aussi le risque d’être arrêté et envoyé en première ligne. En rentrant chez eux, ils finissent tout de même par trouver un petit mot de Marcel Martinet, un poète proche des milieux syndicalistes, qui avait griffonné : « je voulais causer avec vous, m’assurer que c’est moi qui étais fou et que, comme l’assurent nos amis de la presse quotidienne, on va en guerre pour le triomphe et le plus grand bien de nos idées qui me semblent à moi les vraies vaincues. Je suis désespéré. »

En Allemagne, Karl Liebknecht, député du parti social-démocrate allemand, a été le seul à voter contre les crédits de guerre en décembre 1914. En mai 1915, vêtu de son uniforme de soldat, il distribue sur une place de Berlin un tract qui s’intitule : « L’ennemi principal est dans notre propre pays ». Il y dénonce la diplomatie secrète qui ne sert qu’à tromper les peuples sur les véritables buts de la guerre. Le tract se termine ainsi : « Assez et plus qu’assez de la boucherie ! À bas les fauteurs de guerre de ce côté́-ci et de l’autre de la frontière ! Fin au génocide ! Prolétaires de tous les pays ! (…) Unissez-vous dans la lutte de classe internationale contre le complot de la diplomatie secrète, pour une paix socialiste ! L’ennemi principal est dans votre propre pays ! » Liebknecht est arrêté et emprisonné, avant d’être mobilisé, puis arrêté de nouveau et inculpé de haute trahison pour avoir refusé de se servir de son fusil.

Peu à peu, les militants internationalistes vont trouver l’oreille des travailleurs. L’idée que la guerre impérialiste n’a rien à voir avec la défense de la liberté, de la démocratie ou du progrès fait son chemin. D’autant qu’après les premiers mois du conflit, les illusions commencent à tomber. L’espoir des travailleurs tient désormais dans le mot d’ordre « la paix à Noël ».

Les mois passant, l’opposition à la guerre commence à s’organiser. En septembre 1915, quelques socialistes internationalistes se retrouvent dans le village de Zimmerwald, en Suisse, à l’initiative des socialistes italiens et suisses. Ils sont alors si peu nombreux qu’ils tiennent dans quatre voitures à peine. Ils rédigent un manifeste dont la résolution finale adopte une position pacifiste : « Nous nous sommes réunis pour renouer les liens brisés des relations internationales, pour appeler la classe ouvrière à reprendre conscience d’elle-même et l’entraîner dans la lutte pour la paix, (… une paix) sans annexions ni indemnités de guerre », « Le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes doit être le fondement inébranlable dans l’ordre des rapports de nation à nation. » Mais à Zimmerwald, une autre position, encore plus minoritaire, s’est exprimée : celle du parti bolchevique, représenté par Lénine. Celui-ci est un des rares partis ouvriers à ne pas avoir rallié son gouvernement au déclenchement de la guerre. Il faut dire que dans un pays arriéré, et persécutés par le régime autocratique du tsar, les bolcheviks, qui avaient lié leur sort à celui de la classe ouvrière russe, avaient construit une véritable organisation de combat, bien avant que la guerre n’éclate, rompue à la clandestinité et à la lutte contre le pouvoir. Pour eux, il était hors de question de se rallier pour quelque raison que ce soit à l’État tsariste.

Les bolcheviks appellent la classe ouvrière à l’action. Lénine défend une politique restée sous le nom de défaitisme révolutionnaire il explique qu’il ne faut pas craindre d’affaiblir son pays en combattant son propre pouvoir et que la défaite de l’État tsariste serait un moindre mal pour les travailleurs, dans une perspective révolutionnaire. Cela rejoint l’idée de Liebknecht : l’ennemi principal est dans son propre pays. L’objectif des bolcheviks est, selon Lénine, de « transformer la guerre impérialiste en une guerre pour l’expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme. »

La ligne pacifiste, adoptée à Zimmerwald, est un premier pas, un compromis entre les socialistes présents. Elle souligne le caractère impérialiste de la guerre et rompt clairement avec les mensonges qui la justifient, mais se contente encore d’en appeler à une paix « sans annexion ni indemnités ». Ce qui revient à croire que sous le règne de la bourgeoisie, sans renverser sa domination, il serait possible d’arriver à une paix juste.

 

La révolution russe 

Après trois ans de guerre, les soldats, sur tous les fronts, ont connu les tranchées, les bombardements, les attaques au gaz – une cruelle nouveauté du conflit –, la faim, les humiliations de la hiérarchie militaire, la boue, le manque d’équipement. C’est dans ce contexte que la révolution russe éclate en février 1917.

Tout au long de la guerre, les militants bolcheviks ont partagé le sort de la classe ouvrière, dans les usines et dans les tranchées. Ils ont expliqué inlassablement, patiemment, les causes de la guerre, mettant en avant les intérêts des ouvriers. Ils ont milité pour la mise en place de comités de soldats, l’élection libre des officiers, la fin des brimades et des punitions. Quand les soldats décident de retourner leurs armes contre leurs officiers ou se mettent à déserter, leurs mots d’ordre se transforment en perspectives pour les masses.

En février 1917, le renversement du tsar sonne comme un coup de tonnerre et permet tous les espoirs aux soldats et aux ouvriers, organisés dans des conseils – soviets, en russe. Mais l’espoir de paix est vite déçu, et les gouvernements russes successifs se discréditent presque plus vite qu’ils n’arrivent au pouvoir. En effet, la bourgeoisie libérale russe, puis les socialistes, mencheviks et socialistes-révolutionnaires, montrent ce que valent leurs déclarations. Ils affirment que « la tâche la plus importante de la démocratie révolutionnaire est d’en finir avec la guerre », mais tous, au nom des traités signés avec les bourgeoisies « alliées », continuent l’effort de guerre. En juin 1917, le gouvernement, dirigé par un socialiste-révolutionnaire, Kerenski, organise même une offensive, juste pour prouver aux alliés que la Russie est toujours de leur côté. C’est une nouvelle hécatombe. L’exaspération monte dans les villes comme dans les tranchées, car malgré la révolution, rien ne semble changer.

C’est dans ces circonstances que le parti bolchevique, avec un programme de classe clairement défini, va jouer un rôle crucial. Les ouvriers et les soldats prennent conscience en quelques mois qu’ils doivent prendre leur sort en main. À travers les soviets, qui sont l’ossature du pouvoir de la classe ouvrière, les bolcheviks mettent en avant leur programme : la paix et la terre aux paysans. L’objectif de la paix, lorsqu’il vient des travailleurs mobilisés ou sur le front, prend un tout autre sens que le pacifisme des bourgeois qui pensent à un accord entre gouvernements. En pleine révolution, il implique la fraternisation entre les soldats, l’union des masses opprimées contre leurs oppresseurs, il prend un caractère véritablement révolutionnaire.

Le renversement du gouvernement de la bourgeoisie par un gouvernement de la classe ouvrière, en octobre 1917 bouleverse le cours de la guerre impérialiste. Dès leur arrivée au pouvoir, les bolcheviks abolissent la diplomatie secrète en publiant les traités jusque-là tenus secrets par les gouvernements et les états-majors. Ils lancent publiquement à la radio un appel général à la paix. Le lendemain de la prise du pouvoir, au Congrès des soviets, devant les délégués ouvriers, paysans et soldats, Lénine lit une proclamation : « Le gouvernement ouvrier et paysan (...) propose à tous les peuples belligérants et à leurs gouvernements d’entamer immédiatement des pourparlers en vue d’une paix démocratique et juste. » Il en appelle à une paix immédiate, sans annexions et sans réparations. Et surtout, il appelle le prolétariat des autres pays à rejoindre la révolution, seul moyen d’« affranchir l’humanité des horreurs de la guerre et de ses conséquences. »

Joignant les gestes à la parole, les bolcheviks libèrent les prisonniers de guerre allemands et austro-hongrois, ils leur accordent la liberté de circulation et de travail ; ils abolissent le traité qui entérinait le partage de la Perse – l’actuel Iran – et évacuent les troupes de ce pays.

Mais il ne suffit pas de proclamer la paix pour qu’elle se réalise. L’Allemagne, qui profite de ce qu’elle n’a plus d’armée russe face à elle, continue d’avancer. Les bolcheviks entament donc des négociations avec Berlin et ses alliés à Brest-Litovsk au début de 1918. Leur idée est de se servir de la conférence pour s’adresser directement aux classes ouvrières par-dessus la tête de leurs états-majors et les appeler à la révolution. Trotsky, qui dirige la délégation soviétique, exige que les négociations soient retransmises publiquement à la radio, au grand désarroi des généraux et diplomates bourgeois. Il fait traîner les discussions, multiplie les gestes et les déclarations, dans l’espoir que cette propagande fasse son effet dans les tranchées européennes.

Mais, même s’il y a des fraternisations, voire des mutineries, comme en 1917 en France, la révolution se fait attendre en Europe. Par ailleurs, l’Allemagne continue son offensive sur le front occidental, et les anciens alliés de la Russie, effrayés à juste titre par la révolution ouvrière, se retournent contre elle. Les bolcheviks sont contraints de signer une paix séparée avec l’Allemagne en mars 1918.

Commence alors une terrible guerre civile : les puissances impérialistes des deux camps soutiennent de toutes leurs forces les troupes contre-révolutionnaires qui tentent de renverser le nouveau pouvoir soviétique. Elles envoient des troupes, comme dans la mer Noire en 1919 : une bien mauvaise idée, de leur point de vue, puisque les marins français, au contact des Russes, se mutinent et fraternisent. Mais les bolcheviks sont assiégés, encerclés, et seul l’enthousiasme révolutionnaire de la nouvelle Armée rouge permet de repousser l’offensive. La guerre civile ne prendra fin qu’en 1921, au prix d’innombrables morts et destructions.

 

La fin de la guerre

L’incendie révolutionnaire qui a éclaté en Russie en 1917 va finir par s’étendre au-delà des frontières : les masses, exaspérés par la guerre et encouragées par la révolution, se mettent en mouvement, avant même la fin de la guerre. En 1918, en Finlande, les ouvriers réclament une réforme agraire, s’organisent en gardes rouges pour prendre le pouvoir. La même année, la guerre n’est pas encore finie lorsque l’Allemagne se couvre de comités de soldats et d’ouvriers, les marins de Kiel se mutinent. Dans cette situation révolutionnaire, la Ligue Spartakiste fondée par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht après la trahison des sociaux-démocrates appelle à ce que les comités prennent tout le pouvoir, comme en Russie. Une éphémère république des soviets est instaurée en Bavière et en Hongrie, où elle durera quatre mois. En Italie, l’agitation ouvrière s’intensifie : ce sont les « années rouges » de 1919 et 1920. Les ouvriers occupent les usines et se défendent les armes à la main. Les quartiers ouvriers s’organisent.

Les bolcheviks placent tous leurs espoirs dans cette vague révolutionnaire qui est en train de disputer le pouvoir à la bourgeoisie. C’est dans cette optique qu’ils annoncent la fondation, en mars 1919, d’une nouvelle Internationale, la troisième, qui reprend le flambeau des idées internationalistes abandonnées par la seconde Internationale. Il s’agit de constituer dans le feu des événements, un véritable état-major de la révolution mondiale, de précipiter la rupture avec le réformisme et l’opportunisme de la social-démocratie, et de créer des partis révolutionnaires, qui prennent le nom de communistes pour marquer la rupture. En une année, l’Internationale communiste rallie à son drapeau des millions de travailleurs à travers le monde. Après la barbarie des trois années de guerre, la perspective de renverser l’ordre social par la révolution prend soudainement corps. Les idées des révolutionnaires, qui semblaient impuissants au moment de Zimmerwald, celles de Liebknecht et de Rosa Luxemburg, emprisonnés par le gouvernement allemand, s’emparent des masses.

La bourgeoisie, avec l’aide de la social-démocratie, déploie tous les moyens pour éteindre l’incendie qui menace l’ordre impérialiste. En Allemagne, c’est un socialiste, Noske, qui assume le rôle de « chien sanguinaire » de la révolution, selon ses propres mots. Il organise la répression des ouvriers et soldats révolutionnaires et couvre l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en janvier 1919 ; en Finlande, 20 000 soldats allemands débarquent pour mettre fin à la révolution ; en Italie, la bourgeoisie s’appuie sur les bandes armées de Mussolini pour organiser la contre-offensive contre les organisations ouvrières et paysannes. Par peur de la contagion bolchevique, les puissances impérialistes tentent de mettre en place un cordon sanitaire, en s’appuyant sur les pays baltes nouvellement indépendants comme bases avancées contre la Russie, ou encore en soutenant les nationalistes réactionnaires polonais menés par Pilsudski.

 

La Première Guerre mondiale a été un carnage, dans lequel des millions de travailleurs ont été sacrifiés, tandis que les capitalistes ont continué à faire leurs profits. Anatole France écrira à juste titre après le massacre : « On croit mourir pour la patrie, et on meurt pour les industriels ».

La guerre a dévoilé le capitalisme tel qu’il est, sans fard, dans toute sa brutalité, et elle a déclenché une première vague révolutionnaire. Si celle-ci reflue dans les années de l’immédiat après-guerre, c’est que la révolution n’évolue pas de manière linéaire. Les bolcheviks et la troisième Internationale savaient que d’autres remous suivraient, car le capitalisme n’était pas et ne pouvait pas être stabilisé.

 

La seconde guerre mondiale

La paix impérialiste

La Première Guerre mondiale, avec son cortège d’horreurs, devait être « la der des der », la dernière boucherie de l’humanité. Mais sous le capitalisme, la paix ne peut être qu’une trêve entre deux guerres. Les hostilités militaires ont abouti à la défaite d’un camp : les hostilités diplomatiques prennent la relève ! Comme des brigands se partageant un butin, les alliés de la veille s’écharpent autour de la table du traité de paix pour obtenir la plus grosse part possible du gâteau que constituent les pays vaincus. La France et l’Angleterre se partagent les colonies allemandes, étendent leur domination sur les ruines des empires ottoman, austro-hongrois et russe. En Europe, ils retracent les frontières : l’Alsace-Lorraine est rendue à la France, qui l’avait perdue lors de la guerre de 1870. La carte de l’Europe centrale est redessinée par les vainqueurs pour affaiblir l’Allemagne et l’Autriche, sans tenir aucun compte des peuples : le territoire de la Hongrie, issu de la dislocation de l’empire austro-hongrois, est considérablement réduit, notamment au profit de la Yougoslavie, qui comprend des minorités croates, slovènes, serbes, tandis que la Tchécoslovaquie, dans l’orbite de la France, se voit attribuer entre autres une région de langue allemande, les Sudètes… Toutes ces tractations sont officialisées lors de différents traités imposés par les vainqueurs, en particulier le Traité de Versailles. Comme le dit Trotsky, « les frontières de l’Europe de Versailles sont taillées dans la chair des nations ».

A Versailles, la France a imposé à l’Allemagne le paiement d’exorbitantes indemnités de guerre. D’ailleurs, en 1923, elle va occuper militairement la Ruhr, une région frontalière, car l’Allemagne n’arrive pas à honorer ses paiements. Son armée se voit réduite à 100 000 hommes, le strict nécessaire pour assurer le maintien de l’ordre dans le pays, autrement dit la défense de l’État contre la classe ouvrière. Finalement, les États-Unis et l’Angleterre, qui craignent que la France devienne une puissance trop importante en Europe, vont permettre à l’Allemagne d’alléger un peu son fardeau et de relancer son économie.

Cette « paix des vainqueurs » comme on l’a appelée, sème les graines du prochain conflit, avant même que l’encre du Traité de Versailles soit sèche. L’Italie n’a pas obtenu les terres convoitées sur l’Adriatique que les Alliés lui avaient pourtant promises avant 1914. Le Japon, alors puissance industrielle et allié des Britanniques, qui n’a pas réussi à se constituer un empire colonial auparavant, est même contraint de se retirer de certaines régions de Sibérie et de Chine. Les impérialismes allemand, italien, japonais, ne vont pas tarder à étouffer dans leurs frontières nationales.

Dans l’entre-deux-guerres, l’Europe finit tant bien que mal par se relever, mais elle a définitivement perdu sa suprématie sur le monde, désormais supplantée par l’hégémonie américaine. Les États-Unis sont en effet les seuls véritables vainqueurs du premier conflit mondial. Ils s’en sont longtemps tenus à l’écart, du moins de manière directe. Mais dans une guerre mondiale, personne ne peut rester uniquement spectateur. Pour s’imposer comme les arbitres du nouveau partage du monde, ils finissent par entrer en guerre en avril 1917, après que les États européens se sont tous considérablement affaiblis. Les Etats-Unis n’ont eu que des pertes négligeables, en comparaison des plus de vingt millions de morts et autant de blessés de la Première Guerre mondiale. Ils se sont enrichis en alimentant pendant toute la guerre les belligérants en fournitures et en armes, ce qui a permis à l’industrie américaine de croître de façon exponentielle et de donner la mesure de sa puissance.

À la tête de ces nouveaux capitaux, ils cherchent désormais à les placer, une autre manière de conquérir le monde. Ils imposent alors aux États européens, vainqueurs comme vaincus un plan de redressement. Tous sont en effet exsangues, les destructions sont immenses, l’appareil productif est dévasté : la reconstruction est encore un marché juteux pour les capitalistes américains. Dans le reste du monde, les Etats-Unis poussent au démantèlement des empires coloniaux, car ils comptent sur leur supériorité économique pour s’y imposer. Le tout sous les mots d’ordre de « libre-concurrence », « liberté », et « démocratie ». Ils n’ont pas besoin de canons ni de chars : la puissance du dollar leur suffit. Dans les faits, la « liberté des mers », défendue par le président américain Wilson, se traduit par la fin de la domination britannique sur les mers du globe. Arrivé bien plus tard dans la course au partage du monde, l’impérialisme américain s’étend aux dépens des impérialismes européens désormais déclinants.

C’est dire si l’équilibre de l’après-guerre ressemblait davantage à un château de cartes dans la tempête qu’à un havre de paix et de sécurité. Tout est prêt pour une nouvelle marche à la guerre. La seule question qui reste en suspens est celle des camps qui se feront face.

Comme le dit Trotsky, les destructions de la guerre et le repartage du monde n’ont pas permis d’injecter « du sang neuf dans les veines sclérosées du capitalisme ». Les mêmes contradictions économiques demeurent : l’étroitesse des marchés par rapport au dynamisme de l’industrie, l’importance de plus en plus grande de la spéculation financière… Ces contradictions entraînent une crise générale, à partir de 1929, qui ravage l’économie mondiale. L’industrie allemande, qui a fini par se redresser avec l’aide des capitaux américains, et est même devenue la plus dynamique et la plus puissante d’Europe, ne trouve pas de débouchés suffisants. La bourgeoisie allemande n’a plus d’autre choix que de préparer une nouvelle guerre pour se sortir du carcan dans lequel l’ont enfermée les vainqueurs de 1918. En Asie, le Japon, très touché par la crise de 1929, trouve un débouché en envahissant la Mandchourie. En Afrique, Mussolini entreprend la conquête de l’Éthiopie. Bref, le voile déjà bien mince de la paix impérialiste se déchire. Ce sont les États qui s’estiment lésés qui vont remettre en cause l’ordre mondial et préparer pour ce faire la nouvelle marche à la guerre.

 

La dégénérescence soviétique

Celle-ci aurait pu être entravée, car des épisodes de montée révolutionnaire n’ont pas cessé de survenir, à un endroit ou à un autre, malgré la retombée de la vague de 1917-1920 : en Allemagne en 1923, en Chine en 1925-27, sans compter la grève générale qui éclate en Grande-Bretagne en 1926… De nouvelles possibilités s’ouvrent aux révolutionnaires. D’autant que la situation internationale est marquée par l’existence de l’URSS.

Les pays impérialistes avaient tout fait pour tenter d’écraser le régime des soviets. Mais il avait survécu, et représentait un espoir pour des millions de travailleurs regroupés dans les partis communistes, sous la bannière de la troisième Internationale. Ces partis ont pour la plupart scissionné d’avec les partis sociaux-démocrates, pour défendre une ligne résolument révolutionnaire et internationaliste. C’est le cas par exemple lorsque l’armée française occupe la Ruhr, en 1923. Les militants communistes français mènent une campagne pour dénoncer cette occupation dans les casernes, auprès des soldats. De même, lors de la révolte des Marocains dans la région du Rif, entre 1921 et 1926, le parti communiste affirme sa solidarité et son soutien au peuple marocain et à celui qui mène la révolte, Abdel-Krim. Le journal L’Humanité, qui a été repris par les communistes en 1921, publie l’appel suivant : « Aux soldats et aux marins », dans lequel il appelle les militaires français à la fraternisation. « On vous envoie mourir au Maroc pour permettre à des banquiers de mettre la main sur les riches gisements de la République du Rif, pour engraisser une poignée de capitalistes (…). Vous ne serez pas les valets de la banque. (…). Fraternisez avec les rifains. Arrêtez la guerre du Maroc ».

Dans toutes ces situations, une direction mondiale de la révolution aurait pu jouer un rôle crucial pour coordonner les mouvements dans les différents pays. Or la politique de l’Internationale prend rapidement un tout autre cours, lié à l’évolution du régime des soviets.

La première vague révolutionnaire ayant reflué, l’URSS étant restée isolée au sein du monde capitaliste, le pouvoir issu de la révolution d’Octobre s’est sclérosé. Les trotskystes en URSS ont combattu cette évolution, et Trotsky a longuement analysé cette situation inédite dans l’histoire. Au milieu des années trente, il décrit l’URSS comme un « État ouvrier dégénéré » : un État issu de la révolution, avec pour principal acquis l’expropriation de la bourgeoisie et l’étatisation des moyens de production, mais dans lequel le pouvoir a été confisqué par une nouvelle couche sociale. Dès 1924, la formule aberrante du « socialisme dans un seul pays », utilisée par Staline, révèle le poids acquis par cette bureaucratie au sein de la société et de l’État. Elle se détache de la classe ouvrière et craint plus que tout une nouvelle vague révolutionnaire, qui remettrait en cause sa nouvelle position privilégiée. Des révolutions, même à l’extérieur de l’URSS, risqueraient d’y encourager les travailleurs à reprendre le contrôle de leur État. Les bureaucrates staliniens se rendent donc complices de la bourgeoisie en faisant tout pour empêcher une nouvelle révolution victorieuse et laissent la classe ouvrière mondiale désarmée face à la nouvelle guerre qui approche.

 

Démocratie contre fascisme

Fondamentalement, les causes de la Seconde Guerre mondiale sont les mêmes que celles de la première, et sa nature aussi : c’est une guerre impérialiste. Mais on nous dit et on nous répète depuis 1945 que c’était celle de « la démocratie contre le fascisme ». Un mensonge, un mythe, qui a la vie dure puisqu’on l’enseigne aux enfants à l’école.

Le fascisme est né en Italie dans la foulée de la Première Guerre mondiale. Après deux ans de luttes ouvrières, d’occupations d’usines, de soulèvements dans les campagnes, capitalistes et grands propriétaires terriens se sont appuyés sur des milices armées, les « faisceaux » de Mussolini, semant la terreur pour briser les travailleurs.

En Allemagne, le nazisme reprend les mêmes méthodes et se développe de façon fulgurante à partir de la crise de 1929, attirant à lui de larges masses de la petite bourgeoisie ruinée et rendue enragée. La bourgeoisie se décide alors à utiliser Hitler et son parti national-socialiste pour mater les organisations de la classe ouvrière, l’une des plus importantes et des plus organisées d’Europe. Les troupes de choc nazies empêchent les meetings de se tenir, brûlent les maisons du peuple, assassinent les militants ouvriers. Ceux-ci seront les premiers à être enfermés dans des camps de concentration en Allemagne. Le nazisme doit permettre à la bourgeoisie allemande d’enrégimenter la société pour préparer la guerre. Dès juin 1933, cinq mois seulement après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, dans son texte « Qu’est-ce que le national-socialisme ? », Trotsky prévoit que « le délai qui nous sépare d’une nouvelle catastrophe européenne est déterminée par le temps nécessaire au réarmement de l’Allemagne. »

Les gouvernements dits « démocratiques » s’accommodent tout à fait du fascisme, tant qu’il ne les menace pas dans leurs intérêts. Ils commencent par applaudir des deux mains la politique de terreur menée par les fascistes contre la classe ouvrière. Winston Churchill, qui deviendra premier ministre du Royaume-Uni pendant la Seconde Guerre mondiale, déclare à Mussolini en 1927 : « si j’avais été Italien, je suis sûr que je vous aurais apporté un soutien total à toutes les étapes de votre combat triomphant contre les passions et les appétits bestiaux du léninisme. » Lorsque Hitler arrive au pouvoir en 1933, aucune démocratie bourgeoise ne trouve rien à redire. Et si l’opinion publique s’émeut de l’attribution des Jeux Olympiques à Berlin en 1936, les diplomates, eux, cautionnent l’événement, utilisé par le régime pour faire sa propagande. Les soi-disant démocrates ne se dresseront contre Hitler que dans la mesure où il constituera une menace pour eux. Et encore ! Ils attendront le dernier moment, espérant que l’Allemagne s’attaquera d’abord à l’URSS : en 1937 et 1938, les gouvernements français et britanniques laissent Hitler annexer l’Autriche et la Tchécoslovaquie… sous prétexte de sauvegarder la paix. De la même manière, lorsque le général réactionnaire Franco déclenche la guerre civile en Espagne en 1936, ils adoptent une attitude de « neutralité », qui consiste en réalité à regarder se faire massacrer les travailleurs espagnols qui se sont soulevés contre le coup d’État. Alors que Hitler et Mussolini envoient armes et soutien financier au dictateur, la France « républicaine » du Front Populaire non seulement n’intervient pas, mais parque les réfugiés républicains espagnols dans des camps.

Et comment parler de démocratie, alors que la France, la Grande-Bretagne, écrasent les peuples de leurs empires coloniaux, qui commencent à réclamer leur indépendance ! Partout ils enferment les nationalistes et massacrent les populations qui tentent de résister à l’exploitation et au pillage.

En fait, avec la marche à la guerre, même dans les métropoles, les régimes les plus démocratiques évoluent partout dans un sens de plus en plus autoritaire. L’incapacité à sortir de la crise économique se traduit par l’instabilité politique, le discrédit du parlementarisme, des solutions réformistes. Les tensions entre les classes sociales s’aggravent, tout comme l’exploitation capitaliste. En France, le 6 février 1934, des bandes d’extrême-droite armées prennent d’assaut l’Assemblée nationale. Les institutions républicaines apparaissent bien fragilisées, et ne doivent leur salut qu’à l’intervention de la classe ouvrière qui prend conscience du danger, descend dans la rue et réclame l’unité ouvrière face à la réaction. L’évolution réactionnaire de l’État se trouve momentanément contrecarrée par la vague de grèves de 1936. Mais dès 1938, le gouvernement impose un retour en arrière : suspension de fait de la semaine de quarante heures, blocage des salaires, répression violente contre les grèves et manifestations ouvrières, enfermement des contestataires dans des camps, y compris les réfugiés qui fuient les régimes fascistes. L’aboutissement de ce cours réactionnaire, ce sera le vote des pleins pouvoirs à Pétain par le Parlement, en 1940, avec les voix de la plupart des députés socialistes.

Alors oui, la légende des démocraties luttant contre le fascisme est un piège, un piège qui sert à embrigader les peuples derrière les intérêts de leur bourgeoisie, à jeter un voile hypocrite sur leurs visées impérialistes. Tous sont en réalité responsables de la nouvelle guerre qui va arriver, y compris les « démocrates » occidentaux et l’impérialisme américain.

 

La politique de l’Internationale

Au lieu de dénoncer ce mensonge et de préparer la riposte de la classe ouvrière, la politique de l’Internationale communiste consiste au contraire à naviguer entre les différentes forces qui déchirent le monde impérialiste pour s’y faire une place. Staline ne désire rien tant que le statu quo, une stabilité qui permette à la bureaucratie de se maintenir. Toute la politique étrangère de l’URSS, faite d’une succession de virages à 180 degrés en fonction des différents rapports de forces, est tournée vers cet objectif. Staline transforme l’Internationale et les partis communistes en outils dociles de sa diplomatie. Toutes les oppositions et même ceux qui expriment des doutes sont exclus. Les partis communistes de tous les pays deviennent des appareils aux ordres de Moscou, stalinisés à l’image de la bureaucratie soviétique. Et une fois mis au pas, ils défendront la politique extérieure de l’URSS, et non plus la perspective de la révolution mondiale.

En Allemagne, cela conduit le parti communiste à mener une politique suicidaire face à la menace nazie. Sous la direction de l’Internationale, il dénonce les socialistes comme les pires ennemis de la classe ouvrière, et repousse donc toute alliance avec eux, même pour se défendre contre les attaques des chemises brunes. La classe ouvrière allemande va le payer d’une défaite monstrueuse. Le parti lui-même est complètement écrasé, interdit dès février 1933, ses militants sont internés ou assassinés.

Mais la victoire d’Hitler, c’est aussi la menace directe d’une agression de l’impérialisme allemand contre la Russie soviétique. Staline opère donc un revirement, et se met à rechercher l’alliance des bourgeoisies occidentales. L’Internationale lance alors la politique dite des Fronts Populaires.

À la stupéfaction des militants, Staline signe en 1935 un pacte avec Pierre Laval, le réactionnaire ministre des Affaires Étrangères français : ce pacte stipule que la France et l’Union soviétique se porteront assistance en cas d’agression, et affirme la légitimité d’une politique de défense nationale face à Hitler. La bureaucratie stalinienne signe ainsi son ralliement aux puissances impérialistes. En 1936, le parti communiste soutient le gouvernement de Léon Blum pour arrêter la grande vague de grèves avec occupation d’usines. Le 29 mai, le journal du parti, L’Humanité, publie un article dans lequel l’auteur affirme que « Tout n’est pas possible » (c’est le titre de l’article), et que « nous estimons impossible une politique qui, face à la menace hitlérienne, risquerait de mettre en jeu la sécurité de la France pour laquelle le Front Populaire est responsable. » Il s’agit de ne pas gêner la bourgeoisie française dans sa marche à la guerre contre l’Allemagne nazie. Symbole de ce ralliement : l’URSS adhère à la Société des Nations en 1934, alors que l’Allemagne nazie vient de s’en retirer. La république soviétique entre alors dans le « repaire des brigands », comme Lénine qualifiait cet organisme censé assurer la paix mondiale. Dès lors, la troisième Internationale mène une agitation pacifiste, non pas sous le drapeau du prolétariat révolutionnaire mais sous celui de la bourgeoisie nationale et des démocrates.

En 1936, en Espagne, la classe ouvrière se soulève contre le coup d’État de Franco. La politique des staliniens consiste là encore à aligner les ouvriers derrière la bourgeoisie républicaine, qui avait encore plus peur de la révolution sociale que du général réactionnaire. Malgré les discours glorifiant l’héroïsme – réel – de la classe ouvrière espagnole, malgré le fait qu’ils organisent les Brigades Internationales, en réalité, leur politique les conduit à désarmer politiquement et matériellement la classe ouvrière. C’est chose faite dès 1937, et la voie est ouverte à la victoire de Franco en 1939. Dans une large mesure, la guerre civile espagnole est une répétition de la guerre généralisée qui arrive. Hitler et Mussolini testent leurs armements et la réaction des impérialistes qu’ils auront à affronter ensuite. Les camps se dessinent.

En URSS, Staline liquide la génération qui a fait la révolution et gagné la guerre civile. Au cours des procès de Moscou, entre 1936 et 1938, les camarades de Lénine et de Trotsky, les anciens dirigeants du parti bolchevique et de l’Internationale communiste sont traînés dans la boue et exécutés. D’autres, bien plus nombreux, sont assassinés sans procès dans les camps de Staline. Pour la bureaucratie, il faut extirper l’idée même de la révolution internationale.

Puis, en août 1939, Staline opère encore un revirement en signant un pacte de non-agression avec Hitler, alors qu’il avait utilisé la lutte contre le fascisme comme prétexte à son alignement sur les démocraties impérialistes. C’est la stupéfaction pour les militants communistes, à qui l’on fait croire qu’il s’agit d’une ruse pour mieux préparer la guerre contre Hitler. En fait, il les poignarde dans le dos : dans nombre de pays, le pacte germano-soviétique est le prétexte à l’interdiction des partis communistes, un sommet d’hypocrisie de la part des dirigeants bourgeois qui serraient la main à Hitler quelques mois auparavant. En fait, la bureaucratie stalinienne craint la guerre : elle sait que celle-ci bouleverse les esprits, qu’elle « accélère l’histoire », selon la formule de Lénine. Elle est susceptible d’accoucher de la révolution, comme l’a prouvé la Première Guerre mondiale. D’autant plus que la situation intérieure de l’URSS n’est pas brillante, et il redoute de devoir faire la guerre avec des soldats et paysans mécontents. Staline ne rejoindra les « Alliés » que contraint et forcé par Hitler, lorsque l’armée allemande envahira l’URSS en 1941.

 

La continuation de l’internationalisme : Trotsky et la 4ème Internationale

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les travailleurs se sont donc retrouvés doublement désarmés : d’abord par les partis sociaux-démocrates qui poursuivaient l’union sacrée avec la bourgeoisie et soutenaient l’idée d’une guerre défensive, ensuite par les partis communistes qui ont mené la politique dictée par la bureaucratie stalinienne. Seul Trotsky, à l’époque, représentait la continuité du programme révolutionnaire et internationaliste qu’avaient défendu Rosa Luxemburg, Liebknecht et les bolcheviks.

Face à la faillite de la troisième Internationale, dans laquelle les trotskystes avaient milité jusqu’au bout pour la redresser, Trotsky se résout à la nécessité de créer de nouveaux partis et une nouvelle Internationale révolutionnaire, la 4ème. Dès 1934, il écrit un texte, « La 4ème Internationale et la guerre », destinée en particulier aux jeunes. Il y dénonce les mensonges et les illusions semées à la fois par les capitalistes et leurs politiciens et par les staliniens. En premier lieu, il s’attaque à l’idée qu’il faudrait défendre son État national, sa patrie. C’est, écrit-il, une idée profondément réactionnaire : « L’État national, avec ses frontières, ses passeports, son système monétaire, ses douanes, ses douaniers, est devenu un obstacle terrible au développement économique et culturel de l’humanité. La tâche du prolétariat n’est pas de défendre l’État national, mais de le liquider complètement et définitivement. » Il dénonce même : « Un 'socialiste' qui prêche la défense de l’État national est un petit bourgeois réactionnaire au service du capitalisme en déclin. » Autrement dit, en aucun cas, les militants ouvriers ne doivent perdre de vue l’objectif de la révolution mondiale. En réalité, c’est la seule issue à la guerre favorable au prolétariat.

La lutte contre la guerre passe évidemment par la lutte contre le fascisme. Trotsky n’ignore pas qu’une fraction des travailleurs, en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, entre autres, aspire à combattre le nazisme. Mais il insiste : les ouvriers doivent lutter avec leurs propres méthodes, sans faire confiance une seconde aux Etats bourgeois, même démocratiques, qui font croire que la solidarité nationale est au-dessus des classes.

Car les démocrates, tout comme Hitler d’ailleurs, n’ont que le mot de « paix » à la bouche. Chacun jure la main sur le cœur qu’il ne veut pas la guerre, que son but est la fraternité des peuples. Et chacun s’arme jusqu’aux dents. Plus la guerre approche, plus les proclamations d’intention, les congrès d’intellectuels, les comités pour la paix, se multiplient. Les staliniens se rallient à ce mot d’ordre et réclament un désarmement général. Ils contribuent ainsi à semer parmi les travailleurs l’illusion que les États pourraient accepter de déposer les armes alors qu’ils sont en train de préparer la guerre.

En juin 1938, alors que le conflit en Europe est imminent, Trotsky convoque un congrès de fondation qui proclame la création de la 4ème Internationale. Même s’il n’y a toujours pas de partis révolutionnaires, même si les trotskystes sont coupés de la classe ouvrière par le stalinisme, il veut planter un drapeau car il est convaincu que « les dévastations et les maux de la nouvelle guerre qui, dès les premiers mois, laisseront loin en arrière les horreurs sanglantes de 1914-1918, auront tôt fait de dégriser les masses. Leur mécontentement et leur révolte croîtront par bonds. » Il écrit Le Programme de transition, dont une large partie est consacrée à la guerre qui arrive.

Les différents arguments en faveur de la guerre, écrit Trotsky, se réduisent « à dire que le sort des peuples, doit rester entre les mains des impérialistes, de leurs gouvernements, de leur diplomatie, de leurs états-majors... » Eh bien, au contraire, le programme de la 4ème Internationale met en avant des mots d’ordre dont le but est, à chaque fois que les travailleurs sont entraînés dans l’action, qu’ils exercent leur esprit critique, qu’ils s’organisent sur une base de classe, qu’ils se mettent à contrôler leurs dirigeants et la bourgeoisie, et qu’ils prennent leur sort en main.

La guerre est une gigantesque entreprise commerciale ? Les travailleurs sont en droit d’exiger, comme première étape, le contrôle sur cette industrie, voire son expropriation, ainsi que la confiscation des profits de guerre.

La jeunesse sera appelée demain à mourir pour la patrie ? Alors il faut revendiquer le droit de vote à dix-huit ans, pour les hommes et les femmes. La lutte contre la guerre doit commencer, « avant tout, par la mobilisation révolutionnaire de la jeunesse ».

La défense de la patrie n’a pas le même sens pour les exploiteurs et les exploités ? Eh bien les travailleurs doivent avant tout devenir les « véritables maîtres » dans leur propre pays, s’ils veulent protéger leur maison, leur famille et leurs proches. Et puisque la bourgeoisie leur met des armes en mains, les travailleurs doivent élire et former des officiers issus de leurs rangs, revendiquer une formation militaire sérieuse, sous le contrôle de comités ouvriers et paysans, refuser de se soumettre à la censure.

Ce programme n’est encore repris que par une poignée de militants, mais il permet de garder la boussole d’une politique de classe et de préparer l’avenir, alors même que le courant nationaliste et va-t-en-guerre entraîne tout sur son passage.

L’invasion de la Pologne par Hitler le 1er septembre 1939 marque le coup d’envoi de la Seconde Guerre mondiale… dans les livres d’histoire du moins. Mais on pourrait tout aussi bien dire qu’elle avait commencé quand le Japon avait envahi la Mandchourie en 1931, puis d’autres régions de Chine en 1937, quand Mussolini avait envahi l’Éthiopie fin 1935 ou au moment de la révolution espagnole en 1936… Du point de vue des populations victimes des bombardements et des armées d’occupation, la guerre n’avait pas attendu 1939 pour commencer.

 

La résistance 

On ne reviendra pas ici sur le déroulement du conflit, devenu véritablement mondial avec l’entrée en guerre des États-Unis en 1941. La bourgeoisie avait toujours en tête la peur qu’une révolution naisse de la guerre, comme en 1917. Les puissances impérialistes ont donc tout fait pour que cela ne se reproduise pas, avec la complicité de Staline et des partis staliniens.

Ainsi, en Italie, en 1943, une vague de grèves ouvrières précipite la chute de Mussolini. La bourgeoisie italienne change alors de camp et négocie son ralliement auprès des Alliés, avec le soutien du Parti communiste italien, dont le dirigeant, Togliatti, entre même dans le gouvernement d’union nationale qui se met en place sous l’autorité du roi. Mais cela ne suffit pas encore à mettre fin à l’agitation ouvrière. Pour cela, il faudra les bombardements alliés et le débarquement des troupes anglo-américaines.

Partout où il était en mesure de le faire le stalinisme a servi à canaliser la classe ouvrière. A cet égard, la politique du PCF est éloquente.

Quelques mois à peine après le début du conflit, la France est occupée, presque sans combat. La bourgeoisie française, la même qui parlait de « défense de la patrie » avant 1939, a préféré négocier avec l’Allemagne nazie plutôt que de continuer la guerre à tout prix. Elle a poussé à la capitulation en juin 1940. Le régime de Vichy, qui se met alors en place, est présidé par le maréchal Pétain. Les conditions de capitulation sont assez favorables à la bourgeoisie française. Son État est maintenu, sous condition d’une collaboration avec l’occupant, elle a l’espoir de conserver au moins une partie de son empire colonial, et surtout, pour les capitalistes, le régime qui s’installe leur garantit des relations économiques avec l’Allemagne, qui maintiendront leurs profits. Bien sûr, la France doit verser d’énormes indemnités de guerre, mais c’est la population qui les paie ; c’est elle qui doit subir à la fois la brutalité de l’occupation militaire, du régime dictatorial de Vichy et l’exploitation dans les usines des capitalistes bien français. Les affaires sont florissantes pour les grandes entreprises, notamment dans la métallurgie ou dans la chimie.

La bourgeoisie dans son ensemble a largement collaboré avec les occupants allemands. Elle ne pouvait d’ailleurs pas faire grand-chose d’autre, à moins de renoncer à ses profits. Ce qui prouve bien que la « défense de la patrie » n’est qu’un mot d’ordre destiné aux classes populaires, et pas du tout une politique de la bourgeoisie, qui ne connaît que la défense de ses intérêts bien compris.

En 1941, avec l’invasion de l’URSS par les nazis, le parti communiste rallie le mouvement de résistance qui commence à s’organiser autour de celui qui n’est encore qu’un obscur général parti pour Londres : Charles de Gaulle. Au fur et à mesure que la défaite de l’Allemagne se profile, de Gaulle représente l’autre option de la bourgeoisie, après Pétain : dès le départ, il a misé sur la victoire des Alliés avec l’intervention des États-Unis. Il prépare, pour la fin de la guerre, la continuité de l’appareil d’État français, capable d’assurer l’ordre bourgeois et de défendre les intérêts de l’impérialisme français, y compris face aux Alliés. Les classes dominantes et leur personnel politique craignent le vide du pouvoir que laisseraient les Allemands et le régime de Vichy en cas de défaite. Pendant toute la guerre, de Gaulle se bat auprès des Alliés pour imposer sa légitimité. Il a d’ailleurs l’intelligence de s’appuyer pour cela sur le parti communiste, qui trouve là l’occasion de laver le péché du pacte germano-soviétique. Le parti stalinien met toutes ses forces au service de ce général réactionnaire, entrant dans le Conseil National de la Résistance, puis dans son gouvernement provisoire.

En 1943, Staline a dissous l’Internationale communiste, pour prouver à ses alliés qu’ils n’avaient vraiment plus rien à craindre de lui, et les partis communistes, de sections de l’Internationale, deviennent des partis nationaux. On parlera désormais de « Parti Communiste Français », comprenez « patriote ». Il développe une propagande ultra-chauvine, jusqu’à lancer le mot d’ordre « à chacun son Boche » au moment de la Libération. En décembre 1944, devant l’Assemblée consultative, Jacques Duclos, dirigeant communiste, conclut ainsi son discours : « Le gouvernement provisoire de la République Française, que préside Monsieur le Général de Gaulle, sait qu’il peut compter sur nous pour l’aider dans l’accomplissement de sa tâche. Nous attendons de lui qu’avec l’énergie et l’audace indispensables dans la période difficile que nous vivons, il s’emploie à rassembler tous les Français, à les galvaniser, à les entraîner au combat et au travail sous le signe de l’indépendance et de la grandeur de la France. » À la lutte des classes, le parti communiste substitue la lutte pour la libération nationale et l’union sacrée qui va avec. L’appui du PCF a été extrêmement précieux pour de Gaulle car il l’a aidé à asseoir sa légitimité auprès des dirigeants de l’impérialisme anglo-saxon. Il a pu ainsi assurer à la bourgeoisie française une place à côté des vainqueurs de la guerre mondiale.

Le rôle du PCF ne s’est pas arrêté là : il a mis toute sa force et son influence pour que la classe ouvrière mette de côté, « pour plus tard », ses revendications propres, en expliquant qu’il y a des périodes où il faut savoir oublier la lutte de classe.

Loin du mythe répandu après la guerre, la Résistance n’a pas été un mouvement de masse. Elle s’est structurée au fur et à mesure que la guerre avançait et que la victoire des Alliés semblait proche, mais elle n’a jamais entraîné des parties importantes de la population. Ses bases se situaient dans les maquis, pas dans les villes ni dans les usines. Cela n’enlève rien au courage et au dévouement des ouvriers et militants communistes, indignés par l’occupation et la guerre, qui étaient prêts à donner leur vie pour lutter contre l’oppression. Mais justement, gaullistes et staliniens ont mis leur révolte et leur abnégation au service de la restauration de l’État bourgeois français. Pire, en organisant et en justifiant cet alignement derrière la bourgeoisie, les dirigeants staliniens n’allaient pas seulement « laisser passer une occasion » à la Libération, comme certains, y compris à l’extrême gauche l’affirmaient alors. Ils avaient contribué à forger un mythe enchaînant la classe ouvrière à la bourgeoisie. Et cela n’allait pas cesser de peser sur l’avenir car, plus d’un demi-siècle après la Libération, on voit, à propos de l’Ukraine par exemple, ressurgir avec force l’idée que la lutte de classe devrait s’effacer devant la résistance nationale.

En France, à la Libération, des comités se mirent en place, avec des membres des différents courants de la Résistance, parfois avec une majorité de communistes. Alors que les autorités allemandes, et parfois les patrons, s’enfuyaient, ces comités prirent des initiatives : ce sont eux qui occupèrent le pouvoir. Et qu’en ont-ils fait ? Ils ont organisé le sauvetage de la production, et remis les clés aux nouvelles autorités françaises, garantes de l’ordre capitaliste. Alors quand on parle de la « Libération » de la France, il faut bien comprendre de quoi on parle. Certes, l’armée allemande est défaite et s’est retirée, mais elle a été remplacée par d’autres : les Américains avaient même prévu une administration militaire de la France, et ce n’est que parce que de Gaulle s’était imposé et avait montré sa capacité à maintenir l’ordre, que ce plan ne fut pas mis en œuvre. Et surtout, alors que les destructions et les privations étaient immenses, la bourgeoisie a été remise en selle. L’exploitation a repris alors de plus belle, car il fallait tout reconstruire… pour le plus grand bénéfice du patronat. Le PCF a joué là encore un rôle crucial, grâce à son poids dans la classe ouvrière, en organisant l’augmentation des cadences, sous le mot d’ordre « la bataille de la production », et allant même jusqu’à dénoncer la grève comme étant « l’arme des trusts ». A la fin de la guerre, c’est donc de Gaulle et son Conseil National de la Résistance – le CNR -, avec la participation active du Parti communiste, qui ont permis de restaurer l’ordre pour le plus grand profit de la bourgeoisie.

Le CNR est présenté aujourd’hui comme l’organisme qui aurait garanti la liberté et la démocratie, qui a apporté la Sécurité sociale. En réalité, les quelques mesures qui furent prises en faveur des travailleurs étaient une assurance contre la révolution. Le CNR a surtout permis à la bourgeoisie de faire repartir tant bien que mal sa production, sur le dos de la classe ouvrière, priée de remettre à plus tard ses aspirations à une vie meilleure.

 

Les trotskystes et la guerre

Autant on peut dire que c’est la social-démocratie qui avait aidé l’impérialisme à sortir de la Première Guerre mondiale sans être balayé par la révolution, autant lors de la seconde, c’est le stalinisme qui a permis à la bourgeoisie de s’en sortir sans que son système soit ébranlé. Le stalinisme prolongeait ainsi son œuvre contre-révolutionnaire. Après avoir éliminé la vieille garde bolchevique en URSS avant la guerre, de façon préventive, les tueurs de Staline ont poursuivi les proches de Trotsky à travers le monde et, le 21 août 1940, Trotsky lui-même a été assassiné au Mexique. L’objectif de Staline était d’empêcher que les véritables idées révolutionnaires trouvent de nouveau leur chemin vers la classe ouvrière, y compris soviétique.

En effet, ces idées représentaient toujours un danger pour les États belligérants. Ils avaient bien en tête que l’état d’esprit des soldats envoyés au front, celui des travailleurs à l’arrière, peuvent changer très vite au cours d’un tel conflit. Il avait fallu trois ans pour que la Première Guerre mondiale débouche sur une révolution, mais quand elle avait éclaté, c’est la révolution qui avait arrêté la guerre en menaçant de se répandre comme une traînée de poudre.

Alors jusqu’à la fin de sa vie, Trotsky a fait tout son possible pour armer politiquement une nouvelle génération de militants révolutionnaires, à commencer par ses camarades. Il abordait tous les problèmes nouveaux qui se posaient. La question de l’URSS notamment, a beaucoup fait discuter. Dès avant la guerre, Trotsky estimait en effet qu’en cas d’attaque impérialiste contre l’État ouvrier, les révolutionnaires ne pourraient pas rester neutres, malgré les crimes du stalinisme. Dans la perspective révolutionnaire, à condition que les travailleurs soviétiques, eux aussi, renversent la bureaucratie stalinienne, l’URSS pouvait redevenir un point d’appui pour la classe ouvrière internationale, une position avancée pour l’élargissement de la révolution. À l’inverse, la défaite de l’URSS entraînerait le renversement de l’État ouvrier, le rétablissement d’un État bourgeois et constituerait un recul du point de vue de la révolution internationale.

D’autres problèmes avaient parfois un caractère très concret. Par exemple, lors d’une rencontre avec des trotskystes américains, le 7 août 1940, la question suivante lui fut posée : que devait faire un révolutionnaire mobilisable aux Etats-Unis ? S’il est mobilisable, répondait Trotsky, alors qu’il soit mobilisé ! Un révolutionnaire ne peut pas se protéger et espérer jouer un rôle par la suite en s’isolant. Il doit être avec sa génération, partager le sort des travailleurs pour espérer les gagner à son combat. Même s’ils se détournent de lui dans un premier temps, à cause de la propagande guerrière ou par résignation, plus tard, quand l’esprit de révolte grandira, ils diront : « Rappelez-vous, il nous l’avait dit ! » et ils se tourneront alors vers lui. Trotsky résumait cette démarche en disant : « Nous ne pouvons nous opposer au fait de la guerre avec de la bonne volonté, un pacifisme pieux. Il faut nous placer dans l’arène créée par cette société. Cette arène est terrible – c’est la guerre – mais dans la mesure où nous sommes faibles et incapables de prendre en main le sort de la société, dans la mesure où la classe dirigeante est assez forte pour nous imposer cette guerre, nous sommes obligés d’accepter cette base pour notre activité. »

Malgré les espoirs de Trotsky, la 4ème Internationale n’a pu jouer aucun rôle significatif pendant la guerre. Dans aucun pays les petites organisations trotskystes n’étaient suffisamment implantées pour défendre et impulser dans la classe ouvrière une autre politique que celle des staliniens. Et plus encore que les autres organisations ouvrières, du fait de la faiblesse des groupes trotskystes, leurs militants se retrouvèrent souvent dispersés. En France, après la mort de Trotsky, désorientés, ils tentèrent de sortir de leur isolement en se raccrochant au wagon d’organisations plus importantes pendant l’occupation. En abandonnant leur boussole de classe, ces petits groupes se placèrent sous la pression des courants de la Résistance, violemment hostiles à toute politique indépendante de la classe ouvrière – au prétexte qu’il s’agissait de lutter contre l’occupation et le nazisme. Ils apportèrent même leur soutien politique et moral à la Résistance, pourtant dirigée par de Gaulle et le PCF.

Néanmoins, c’est aussi grâce à des militants trotskystes, qui eux, ont résisté à ces pressions et ont continué à défendre le programme de la 4ème Internationale pendant et après la guerre, que le capital politique de Trotsky a été transmis à de nouvelles générations. Dans la continuité de Rosa Luxemburg, de Liebknecht, des bolcheviks et des premiers congrès de la troisième Internationale, ce capital reste encore aujourd’hui notre principal outil pour nous préparer aux combats à venir.

 

Une nouvelle paix… pour l’impérialisme 

La Seconde Guerre mondiale fut à la hauteur de la décomposition du capitalisme. Les méthodes industrielles les plus modernes furent employées de part et d’autre pour écraser l’adversaire. La barbarie eut libre court, comme dans toutes les guerres, cette fois-ci sous la forme des camps d’extermination nazis, entre autres, mais aussi des bombardements alliés rasant des villes comme Hambourg et Dresde, en Allemagne. Le but était de terroriser les populations, de couper court à toute révolte. Les Américains visèrent le même objectif lorsqu’ils lâchèrent deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en 1945, alors que le Japon avait capitulé. La Première Guerre mondiale avait fait plus de 21 millions de morts ; la seconde en fit près de 65 millions, et bien plus de destructions encore.

Le monde capitaliste est sorti de la dernière guerre mondiale sans avoir résolu aucune de ses contradictions. En fait de monde meilleur, les grandes puissances ont procédé à un repartage du monde, encore un, avant même la fin de la guerre. Plusieurs réunions au sommet, à Téhéran en 1943, à Yalta en février 1945, puis à Postdam en décembre de la même année, furent le théâtre d’intenses négociations. Les vainqueurs partagèrent une bonne partie de l’Europe en plusieurs zones dans lesquelles leurs armées devaient maintenir l’ordre et remettre en selle des appareils d’État qui s’imposeraient à leurs populations. En marge d’une de ces conférences « de paix », Churchill négocia avec Staline la situation des Balkans. Il raconte dans ses mémoires avoir tendu à Staline un papier où il était écrit : « En ce qui concerne la Grande-Bretagne et la Russie, que diriez-vous d'une prédominance de 90 % en Roumanie pour vous, d'une prédominance de 90 % en Grèce pour nous, et de l'égalité 50 - 50 en Yougoslavie ? » Staline griffonna son accord sur le papier.

Le monde d’après 1945 n’est pas plus stable, ni plus démocratique que le monde d’après 1918. Toute une partie de l’Europe a de nouveau été redécoupée, remodelée, en fonction des intérêts des uns et des autres. Ils ont taillé de nouvelles cicatrices dans « la chair des peuples ».

N’ayant plus besoin de Staline, les Alliés, au premier rang desquels les États-Unis, se retournèrent contre lui, car ils voulaient remettre la main sur les zones contrôlées par l’URSS. Dès 1947, ils ont proposé à l’Europe un nouveau plan d’aide, le plan Marshall, pour attirer les pays occidentaux dans leur orbite. C’était un plan clairement tourné contre l’URSS qui, de son côté, a profité que l’armée soviétique contrôlait militairement toute une partie de l’Europe pour mettre en place ce qu’on appellera les démocraties populaires. Entre l’impérialisme et le bloc de l’Est, la guerre froide s’instaure. Les deux blocs s’affronteront à maintes reprises par pays interposés, jusqu’à la chute de l’URSS en 1991, tout en restant profondément complices pour maintenir l’ordre impérialiste mondial.

Et puis, en 1945, le problème des colonies aussi est resté entier, si ce n’est que la guerre mondiale a accéléré leur volonté de s’émanciper et qu’une grande vague de décolonisation va lui succéder. Le 8 mai 1945, jour célébré depuis comme celui de la victoire des Alliés contre l’Allemagne nazie, l’armée française réprime les premières manifestations pour l’indépendance en Algérie, à Sétif, Guelma et Kherrata. Puis l’Indonésie proclame son indépendance. La guerre d’Indochine commence presque aussitôt. La lutte des pays colonisés contre l’impérialisme a eu un caractère véritablement révolutionnaire, mais en s’en remettant à la direction de bourgeois nationalistes, là encore avec l’aide des staliniens, ces pays n’ont pas pu, et ne peuvent toujours pas échapper à la domination impérialiste.

Depuis 1945, la guerre n’a jamais disparu. Elle n’a pas cessé d’être rallumée à un endroit ou un autre de la planète, des guerres parfois locales ou régionales, mais dans lesquelles les impérialistes étaient et sont toujours impliqués.

 

Conclusion

Dans les pays riches – mais seulement là, on vient de le voir –, l’illusion d’une paix durable s’est maintenue longtemps après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais cette période est définitivement close. La guerre est inéluctable, elle est inscrite dans les mécanismes fondamentaux de l’économie capitaliste.

Dans la période qui vient, il faut bien se dire que les militants révolutionnaires auront à aller contre un courant extrêmement puissant. L’une des leçons des deux guerres mondiales est qu’il est très difficile, mais vital, de résister à la pression de l’opinion bourgeoise et petite bourgeoise, qui reflète les intérêts des capitalistes. Cette pression prend parfois la forme du nationalisme chauvin et va-t-en-guerre. Mais elle peut aussi s’exercer à travers des arguments pacifistes et humanistes. Des politiciens miseront sur ces idées. Mais se borner à dénoncer la guerre sans remettre en cause le capitalisme, n’est qu’une tromperie de plus, un écran de fumée.

En cas de guerre, les travailleurs auront peut-être à se défendre contre une armée étrangère, voire une invasion comme en Ukraine, mais aussi contre leurs propres exploiteurs en menant une guerre sans relâche à l’État bourgeois. Du point de vue des travailleurs, la volonté de se défendre contre une armée d’occupation est certes légitime, pas parce qu’elle est étrangère, mais parce qu’elle est une forme de pouvoir bourgeois. Le problème pour les travailleurs est de savoir qui décide des buts de guerre et qui contrôle l’armée. Et dans cette perspective, les soldats du camp d’en face peuvent être des alliés, eux qui ont subi aussi l’enrôlement, la propagande nationaliste, mais surtout la faim, les tranchées et les morts. Répétons-le : nous ne sommes pas pacifistes. Nous continuons à défendre l’idée que « l’ennemi principal est dans notre propre pays », et que si la bourgeoisie nous donne des armes, nous devrons les retourner contre elle pour abattre ce système qui apporte la guerre.

Bien sûr, la classe ouvrière a aujourd’hui un énorme retard, du point de vue de cette conscience, un retard infiniment plus grand qu’au moment des deux guerres mondiales. Cela ne doit pas nous décourager ni nous démoraliser, mais au contraire nous renforcer dans nos convictions internationalistes.

Nous serons à contre-courant ? Soit. Je voudrais vous citer à ce sujet le père de Karl Liebknecht, Wilhelm Liebknecht, un des pionniers du socialisme allemand, lorsqu’il évoquait la répression très dure qui avait frappé le mouvement dans ses premières années : « Il n'est jamais facile de nager à contre-courant, et lorsque le courant se précipite avec la vitesse et la masse impétueuse d'un Niagara, alors c'est encore moins une sinécure. » Mais c’est en résistant au courant que la social-démocratie avait ensuite grandi dans des proportions sans précédents. C’est aussi parce qu’ils avaient su tenir bon en 1914 que les bolcheviks ont pu mener la classe ouvrière jusqu’à la prise du pouvoir au moment de la révolution russe. Trotsky était dans cette même perspective : tenir bon, face au nazisme, au stalinisme, puis à la guerre qui arrivait, avec la conviction que la classe ouvrière, si elle s’empare des idées révolutionnaires, peut changer le cours des événements.

Car la guerre est aussi une période de bouleversements brutaux et intenses dans la vie des classes laborieuses. Et, l’histoire l’a montré, elle peut accoucher de mouvements révolutionnaires qui donnent la possibilité de renverser la bourgeoisie et de mettre fin au système de domination impérialiste. L’histoire du mouvement ouvrier n’est pas un processus linéaire : parfois, elle est faite de reculs profonds et d’avancées fulgurantes.

Mais à chaque étape, il y a eu des militants qui ont porté les idées communistes et internationalistes. Nous essayons, comme nous pouvons, d’être des maillons, mêmes faibles, de la chaîne qui nous relie à cette histoire, car nous savons que, même si le mouvement ouvrier n’a pas aujourd’hui la force d’intervenir, lui seul, s’il renoue avec le programme communiste révolutionnaire, pourra ouvrir à l’humanité un avenir débarrassé de toute oppression et de l’exploitation. Un avenir sans guerre !

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