Venezuela, Bolivie, Chili… L’Amérique latine dans la crise

La colonisation et ses conséquences

La fin du 15e siècle et le début du 16e siècle furent le théâtre de profonds bouleversements (politiques, économiques et sociaux) en Europe et dans le reste du monde. Les rivalités et les guerres qui depuis plusieurs siècles marquaient l’histoire des pays européens avaient alternativement donné le rôle dominant à la France, à l’Espagne, à l’Angleterre et au Portugal. La découverte de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492 puis l’odyssée de Magellan contournant par le Sud le continent américain entraînèrent la mainmise croissante du Portugal et de l’Espagne sur le continent américain.

Ces deux monarchies européennes s’entendirent pour se répartir les zones qui passaient sous leur domination. Elles mobilisèrent flottes, armes et troupes de toutes sortes pour partir à la conquête des territoires découverts. Les conquistadors jetèrent les bases d’un immense empire colonial en à peine un demi-siècle, de 1492 à 1540. Les populations dites indiennes, ainsi nommées parce que les Européens crurent d’abord avoir découvert une nouvelle route commerciale vers l’Inde, furent exterminées par les armes, les maladies et le travail forcé. On estime qu’en un siècle et demi, le nombre d’Indiens passa de 80 à 3,5 millions. Exilés dans leur propre pays, ils furent repoussés dans les zones les plus pauvres, les montagnes arides ou le fond des déserts.

Après avoir décimé les populations indiennes, les colonisateurs eurent recours au travail d’esclaves noirs arrachés aux côtes africaines pour être revendus dans les Antilles et en Amérique.

Cela s’accéléra avec la mise en place de grandes plantations au sein desquelles les esclaves étaient utilisés pour cultiver la canne à sucre, le café ou le cacao.

Sur tout le continent, les puissances coloniales instaurèrent le même système économique. Les colonies devaient produire ce dont les métropoles avaient besoin, mais aucun produit ne pouvait faire concurrence à une production similaire de l’Espagne et du Portugal. Les métropoles avaient le monopole du commerce avec leurs colonies et les diverses parties de l’empire espagnol n’avaient même pas le droit de commercer entre elles.

Une telle organisation économique dont la prospérité était fondée sur les plantations et le commerce colonial avec la métropole empêcha le développement d’une bourgeoisie sud-américaine. Par contre, il favorisa celui des bourgeoisies hollandaise, française et anglaise. Car si officiellement, l’Espagne détenait le monopole du commerce, elle ne produisait pas ce qu’elle envoyait dans ses colonies : les marchandises venaient de Lille, d’Arras, les toiles étaient produites en Hollande.

C’est ainsi que, dès cette époque, l’exploitation dans des conditions terribles des populations d’Amérique latine et le pillage de ses richesses constituèrent une étape décisive dans le développement du capitalisme en Europe. Le capital qui s’investit en Angleterre et permit la révolution industrielle était déjà entaché de sang depuis plusieurs siècles. Pour reprendre la citation de Marx, c’est en effet en suant le sang et la boue par tous les pores que le capital est venu au monde.

Les guerres d’indépendance

En Amérique latine, à défaut d’une bourgeoisie, il se constitua une aristocratie locale de grands planteurs et de riches propriétaires de mines, les créoles. Au fur et à mesure qu’elle se renforçait, cette catégorie de privilégiés exprima de plus en plus son refus de voir une partie importante du profit tiré du commerce colonial accaparé par les monarchies espagnole et portugaise.

C’est Napoléon qui a renversé définitivement l’édifice colonial en 1808 en envoyant ses soldats occuper l’Espagne afin d’y imposer sur le trône son frère Joseph Bonaparte. Le souverain espagnol qui avait été déposé, Ferdinand VII, refusa de s’incliner et put compter sur l’appui du Royaume-Uni. En Espagne même, une résistance s’organisa. Les troupes françaises furent finalement vaincues et durent quitter l’Espagne en 1814.

Dans les colonies d’Amérique, cette situation ouvrit une période de contestation du nouveau pouvoir installé à Madrid par Napoléon. Au début, cela se fit au nom de la fidélité au roi d’Espagne. Mais en réalité, très vite, les classes possédantes des colonies en profitèrent pour exprimer leur volonté d’indépendance par rapport à la métropole.

Ceux qui jouèrent le rôle dirigeant dans cette lutte avaient subi l’influence des idées des Lumières et de la Révolution française. Simon Bolivar était de ceux-là. Comme beaucoup d’autres, il avait séjourné en Europe, et en particulier en France où, dans les premières années du 19e siècle, il avait eu l’occasion de s’imprégner des idées les plus progressistes d’alors. Bolivar était républicain et il se fixa l’objectif de libérer l’ensemble du continent sud-américain de l’emprise espagnole.

Dès 1810, il participa aux combats qui donnèrent naissance à la république du Venezuela, premier État à proclamer son indépendance en Amérique latine. Mais l’existence de cette république fut éphémère. À partir de 1815, rétabli sur le trône après la défaite de Napoléon, Ferdinand VII tenta de reprendre le contrôle des colonies. Il y envoya un important corps expéditionnaire qui parvint à prendre le dessus dans un premier temps.

Bolivar dut fuir le continent et c’est à Haïti qu’il trouva refuge. Dans cette île, après une longue lutte commencée sous la direction de Toussaint Louverture, les esclaves insurgés avaient réussi à arracher leur liberté et à créer, en 1804, la première république noire indépendante. Cette république noire inquiétait toutes les couches dominantes créoles car elle constituait un exemple pour les esclaves noirs et les couches populaires métissées qui peuplaient majoritairement les colonies d’Amérique du Sud.

Les dirigeants haïtiens ne se contentaient pas d’accueillir sur leur sol les révolutionnaires de la région. Dans la mesure de leurs moyens, ils leur apportaient un soutien, y compris financier. Bolivar bénéficia de cette aide mais cela n’en fit pas pour autant un champion de la lutte antiesclavagiste. Héritier d’une riche famille vénézuélienne de propriétaires terriens, possédant plantations et esclaves, il était bien représentatif de sa classe sociale et pétri de mépris et de méfiance à l’égard des plus pauvres, en particulier des esclaves. À partir de 1816, il commença à enrôler quelques esclaves noirs en échange d’une promesse de libération. En 1820, il renouvela cette promesse à l’égard de plusieurs milliers d’esclaves à la condition que ceux-ci acceptent de servir deux ans dans son armée. Mais il ne fut jamais question de mettre en avant l’abolition de l’esclavage.

Après avoir regagné le continent américain, Bolivar s’imposa comme le principal dirigeant militaire et politique de la lutte pour l’indépendance au-delà du seul Venezuela, ce qui lui valut le surnom de Libérateur. Il conduisit son armée en Colombie, en Bolivie et jusqu’au Pérou. Au terme d’une guerre féroce qui dura jusqu’en 1826, les dernières troupes espagnoles furent vaincues. Elles avaient mené une guerre à mort, massacrant, détruisant des villes entières… On estime que la population du Venezuela a diminué de 25 % après ces quinze années de combat.

Bolivar avait l’ambition d’unifier les anciennes colonies dans un État fédéral. En 1826, il réunit un congrès à Panama pour en proposer la création. Mais ce fut un échec et l’Amérique latine resta divisée en de nombreux État indépendants. La Grande Colombie, cette république dont Bolivar fut le fondateur et le premier président, éclata elle aussi, donnant naissance au Venezuela, à la Colombie et à l’Équateur.

Pour réussir, Bolivar aurait eu besoin de trouver une base sociale ayant intérêt à une telle unification. Mais elle n’existait dans aucun de ces pays. Historiquement, en Europe et en Amérique du Nord, c’est le développement de la bourgeoisie qui a conduit à la constitution d’États unifiés, débarrassés de frontières intérieures. Cette évolution répondait à son besoin de disposer d’un marché intérieur le plus vaste possible, afin de pouvoir se livrer au commerce à une grande échelle.

En Amérique latine, c’est l’aristocratie foncière qui constituait partout la classe dominante. Elle possédait la plus grande partie des terres : on estime qu’à l’échelle de l’Amérique latine 80 % des terres appartenaient à 10 % de la population. Ces grands propriétaires ne séjournaient pas dans leurs domaines, souvent peu et mal exploités. Ils préféraient vivre en ville, voire dans les capitales d’Europe dès qu’ils en avaient les moyens. Et quand ces domaines étaient exploités, il s’agissait de grandes plantations tournées vers l’exportation, ce qui explique que cette oligarchie de propriétaires terriens ne se souciait pas de constituer de grands marchés intérieurs.

Le poids de ces couches aristocratiques et leur rôle dirigeant expliquent que les classes populaires, quant à elles, ne se mobilisèrent jamais aux côtés de ceux qui luttaient pour l’indépendance, et à certains moments, leur manifestèrent même de l’hostilité. Elles voyaient bien que l’indépendance allait donner le pouvoir à ceux qui les exploitaient et les méprisaient ! Et qu’il y avait toutes les raisons de douter de leurs promesses de liberté. En effet, pour ne prendre que l’exemple de l’esclavage, ce n’est que dans les années 1850 qu’il fut aboli en Colombie, au Venezuela, au Pérou et en Argentine. Au Brésil, il fallut même attendre 1888.

Quant à la très forte inégalité dans la répartition des terres, elle s’est maintenue jusqu’à nos jours dans tous les pays d’Amérique latine.

Les nouveaux États sous la coupe du Royaume-Uni

Les guerres d’indépendance donnèrent naissance à une dizaine d’États se montrant jaloux de défendre leurs frontières, voire de les repousser aux dépens de leurs voisins. Leurs régimes prirent partout des formes autoritaires, où le droit de vote était réservé aux seuls riches. Ils ont souvent été dirigés par un « homme fort », ou qui tentait de le devenir aux dépens de ses concurrents, le « caudillo » comme on l’appelait. Ce caudillo s’appuyait sur l’armée, mais parfois il lui fallait aussi faire preuve d’une certaine démagogie nationaliste, voire sociale, pour trouver un soutien dans la population. Et souvent, pour s’imposer face à leurs rivaux, ils recherchaient l’appui et le financement des puissances européennes, en particulier du Royaume-Uni. Dès 1824, le ministre des Affaires étrangères britannique George Canning, écrivait : « L’affaire est dans le sac, l’Amérique hispanique est libre et si nous ne menons pas trop tristement nos affaires, elle est anglaise. »

Les marchandises anglaises envahirent les marchés des pays d’Amérique du Sud. Ceux-ci, en échange, exportaient des matières premières agricoles et minières. Chemins de fer, mines, plantations, rien n’échappait à l’emprise du capital britannique dont les représentants, dans tous les pays du continent, tenaient les rênes de l’économie et transformèrent ces État en semi-colonies.

Pour défendre les intérêts de leurs capitalistes, les puissances européennes multiplièrent tout au long du 19e siècle les interventions diplomatiques et militaires, utilisant la politique de la canonnière.

Parfois, les capitalistes se sont mené la guerre par États interposés. Quand en 1865, l’Uruguay, le Brésil et l’Argentine s’allièrent contre le Paraguay, c’étaient les diplomates britanniques qui étaient à la manœuvre en coulisse avec l’objectif d’obliger le Paraguay à s’ouvrir à leurs capitaux et à leurs marchandises. À la fin de la guerre qui dura cinq ans, le Paraguay avait perdu les cinq sixièmes de sa population.

Ce sont encore les Britanniques qui poussèrent le Chili à entrer en guerre contre la Bolivie et le Pérou, car ils avaient des visées sur les mines de salpêtre du désert d’Atacama, situé alors au Pérou et dont ils permirent l’annexion par le Chili. Les mines purent alors passer sous le contrôle de capitalistes anglais. La guerre du Pacifique, comme on l’a appelée, dura quatre ans, de 1879 à 1883. La Bolivie y perdit son accès à la mer. Les troupes chiliennes occupèrent Lima, la capitale du Pérou, qu’elles mirent à sac. Ces guerres laissèrent des rancœurs et des haines entre les populations. Comme dans d’autres parties du monde, l’impérialisme britannique dressa les peuples les uns contre les autres pour mieux asseoir sa domination.

Le tournant impérialiste des États-Unis

C’est à partir de la fin du 19e siècle que les États-Unis devinrent la première puissance industrielle du monde.

Leur très vaste marché intérieur ne fut plus suffisant pour absorber leurs marchandises et leurs capitaux. Pour la bourgeoisie américaine, il devenait impératif de trouver des débouchés extérieurs et cela les conduisit à se tourner vers l’Amérique latine d’où ils cherchèrent à évincer leurs concurrents européens.

Ils commencèrent par s’attaquer au plus faible d’entre eux, à l’Espagne. L’ancien empire espagnol s’était réduit à la possession de Cuba, de Porto Rico et des Philippines dans le Pacifique. Les États-Unis déclarèrent la guerre à l’Espagne en avril 1898. Ils furent très rapidement victorieux. Le traité de Paris, signé en décembre 1898, donnait aux États-Unis le contrôle des colonies espagnoles. Sans être annexé, Porto Rico était soumis à une administration américaine. Cuba était reconnu comme un État indépendant mais l’île était placée sous régime d’occupation militaire américaine pendant quatre ans. Les États-Unis se voyaient reconnaître un droit d’intervention, un droit de regard sur les collectes d’impôts et une base navale à Guantanamo, une base devenue tristement célèbre qu’ils conservent encore de nos jours.

Après l’armée, ce fut au tour des capitaux américains de prendre possession de l’île et de s’assurer le monopole du tabac, de l’extraction minière, des télégraphes, des téléphones et surtout du sucre.

Les États-Unis considéraient dorénavant l’Amérique latine comme leur chasse gardée. Pour s’imposer face aux principales puissances européennes, ils n’eurent pas besoin de les affronter militairement en Amérique même. La concurrence entre les impérialismes conduisit à deux guerres mondiales. Les motivations de ces guerres n’eurent rien d’idéologique : les impérialistes se battaient pour des marchés, pour des zones d’influence et pour se partager le monde. Et la domination de l’Amérique latine constituait l’un de ces enjeux.

L’affaiblissement de ses rivaux européens permit à l’impérialisme américain, à l’issue de la Première Guerre mondiale et plus encore de la Deuxième, de s’imposer définitivement comme le seul maître de l’Amérique latine.

Naissance du mouvement ouvrier

À la fin du 19e siècle, une classe ouvrière se développa. Constituée de mineurs, d’ouvriers agricoles de grandes plantations, d’ouvriers des industries textiles ou du pétrole, de dockers, de cheminots, cette classe ouvrière était minoritaire dans ces pays où le développement industriel était resté limité, mais elle sut très vite défendre ses intérêts matériels, son droit à vivre dignement.

La classe ouvrière s’est battue, elle a dû livrer de féroces combats et elle a été capable de donner naissance à des organisations syndicales dans des conditions difficiles. Mais elle n’a pas connu de grands partis ouvriers comme ceux qui se sont constitués à la fin du 19e siècle en Europe. La révolution russe de 1917 rencontra un immense écho parmi les travailleurs, un peu partout en Amérique latine. Mais les partis communistes, créés en général à la fin des années 1920, restèrent faibles et, très rapidement, ils tombèrent sous l’emprise du stalinisme.

À partir de 1935, la bureaucratie stalinienne imposa à tous les partis commu­nis­tes de chercher à créer des Fronts populaires au nom de la lutte contre le fascisme et pour la démocratie. Comme dans d’autres régions du monde dominées par l’impérialisme, les militants des PC d’Amérique latine devinrent en fait des nationalistes, recherchant l’alliance de certains politiciens bourgeois. Ils acceptèrent parfois de rentrer dans des combinaisons gouvernementales, comme à Cuba où, en 1940, ils eurent deux ministres sous la présidence de Batista, un ancien militaire élu à l’époque avec le soutien de toute la gauche.

Le stalinisme priva les travailleurs de la possibilité de mener leur propre combat, pour leur émancipation. Politiquement, ils se retrouvèrent à la remorque des mouvements nationalistes bourgeois qui émergèrent durant le 20e siècle en Amérique latine.

Le Mexique de Cardenas

Il y eut en effet dans plusieurs pays, à différentes époques, des dirigeants nationalistes qui refusèrent de se contenter de la soumission pure et simple à l’impérialisme. En tentant de desserrer l’étreinte de l’impérialisme afin de développer leur économie nationale, ils proposaient à leur bourgeoisie et aux classes possédantes de leurs pays une politique dont souvent elles ne voulaient pas, préférant se satisfaire de leur rôle de relais des capitalistes étrangers et des miettes que ceux-ci leur concédaient.

Pour résister aux pressions de l’impérialisme, pour résister aussi à l’opposition de leur propre bourgeoisie, certains de ces dirigeants nationalistes cherchèrent à obtenir le soutien des paysans pauvres et des ouvriers.

Le régime qui, le premier, alla le plus loin dans cette voie fut celui du général Lazaro Cardenas, au Mexique de 1934 à 1940. Pendant presque dix ans, entre 1910 et 1919, ce pays avait connu une période révolutionnaire au cours de laquelle les couches les plus exploitées de la paysannerie s’étaient mobilisées et avaient combattu sous la direction de dirigeants comme Pancho Villa et Emiliano Zapata.

Pour se gagner un appui dans la paysannerie qui n’avait pas oublié les années de lutte révolutionnaire, Cardenas engagea une réforme agraire. Elle fut loin d’être radicale mais elle fut cependant la plus importante qu’avait jamais connue toute l’Amérique latine.

Cardenas obtint plus simplement l’appui de l’armée en augmentant la solde. Il obtint celui du mouvement ouvrier par l’intermédiaire de la Confédération des travailleurs mexicains qui venait de se créer et à laquelle il accorda le monopole syndical. Fort de ces appuis, il nationalisa les chemins de fer en 1937 et l’industrie pétrolière en 1938.

Cardenas s’était engagé à indemniser leurs propriétaires britanniques et américains. Mais ceux-ci réagirent en imposant un boycott du pétrole mexicain.

À l’époque, ceux qui dénoncèrent ces nationalisations les présentèrent comme des mesures communistes. Cardenas ayant accordé l’asile politique à Trotsky, certains y virent même l’influence directe de celui qui avait été l’un des dirigeants de la révolution d’Octobre.

Trotsky précisait ainsi sa position à l’égard des mesures de Cardenas :

« L’expropriation du pétrole, ce n’est ni du socialisme, ni du communisme. Mais c’est une mesure hautement progressiste d’autodéfense nationale. Marx, bien sûr, ne considérait pas Abraham Lincoln comme un communiste ; mais cela ne l’empêchait pas de nourrir la plus profonde sympathie pour la lutte que Lincoln dirigeait. La Ire Internationale envoya au président de la guerre civile un message de salut et Lincoln, dans sa réponse, apprécia hautement ce soutien moral. »

« La révolution mexicaine est en train de réaliser le même travail qu’ont réalisé, par exemple, les États-Unis d’Amérique durant les trois quarts du siècle dernier, en commençant par la guerre révolutionnaire pour l’Indépendance et en terminant par la guerre civile pour l’abolition de l’esclavage et l’unification nationale. »

Et Trotsky concluait :

« La lutte autour du pétrole mexicain n’est qu’une des escarmouches de la ligne avancée des batailles à venir entre les oppresseurs et les opprimés. »

Dans cette lutte, Trotsky n’était pas neutre et il affirmait sa solidarité avec le dirigeant mexicain face à l’impérialisme. Mais Trotsky parlait d’une escarmouche, car Cardenas n’avait pas l’objectif de renverser l’impérialisme. Le contexte de la Deuxième Guerre mondiale lui fut favorable car, en livrant du pétrole à l’Allemagne, il put rompre le blocus dont il était victime. Estimant nécessaire de rétablir l’alliance avec le Mexique, Washington fit pression sur les compagnies pétrolières américaines pour qu’elles acceptent le montant des indemnisations proposées par Cardenas.

Mais dans les années qui suivirent, les États-Unis se montrèrent beaucoup moins disposés à accepter qu’un gouvernement s’en prenne, même d’une façon très limitée, à leurs intérêts.

Après 1945, la révolte des peuples contre les systèmes coloniaux encouragea des mouvements dans tous les pays pillés et exploités par l’impérialisme. Les dirigeants américains ne voulurent pas, dans une telle période, avoir l’air de faire preuve d’une faiblesse susceptible d’encourager la contestation dans une région qu’ils considéraient comme leur arrière-cour.

En outre, l’existence de l’Union soviétique permettait à des régimes cherchant à échapper à la tutelle de l’impérialisme de trouver un soutien. Cela conduisit dans cette période les dirigeants américains à refuser que des États, en Amérique latine et ailleurs, expriment la moindre velléité d’indépendance, surtout pour mener des réformes, même très modérées, apparaissant comme donnant satisfaction aux couches les plus pauvres. Leurs liens avec les militaires des États d’Amérique latine leur permettaient de piloter directement des coups d’État.

En 1946, ils créèrent une école militaire, l’École des Amériques, basée pendant longtemps au Panama, où ils formaient les officiers des armées de nombreux États d’Amérique du Sud. Le programme de formation comportait une partie importante consacrée à la lutte contre le communisme et la subversion.

Partout, les États-Unis appuyèrent ainsi des régimes qui, plus ou moins ouvertement, furent des dictatures militaires, réprimant férocement toutes les révoltes des travailleurs et des exploités, les grèves ouvrières, les occupations de terres par des paysans pauvres.

À Cuba, Castro tient tête à l’impérialisme

Malgré tous les moyens financiers et militaires que l’impérialisme américain était capable de mettre en œuvre, un petit État parvint à leur tenir tête : Cuba, dont nous allons parler maintenant.

Le 1er janvier 1959, les guérilleros dirigés par Fidel Castro firent leur entrée à La Havane, la capitale cubaine, acclamés par toute la population. À la tête de seulement quelques milliers d’hommes, Fidel Castro venait de renverser le régime de Batista et de prendre le pouvoir. La dictature s’était effondrée, usée, totalement gangrenée par la corruption, vomie par toutes les couches de la population.

Après sa période « d’homme de gauche », Batista était revenu au pouvoir par un coup d’État militaire en 1952 et il se contentait de jouer le rôle d’homme de main au service des intérêts américains, ce qui lui permettait de prélever sa dîme au passage. Dans ce pays de six millions d’habitants totalement sous l’emprise américaine, La Havane était devenue la ville des tripots, des casinos, des night-clubs et des gangsters. Cela lui avait valu le surnom de « bordel des États-Unis ». Les opposants, même les plus modérés, étaient pourchassés, emprisonnés et torturés.

Quand il arriva au pouvoir, Castro ne se revendiquait pas du tout du communisme. Il s’en défendait au contraire. Ce qu’il voulait, c’était la fin du despotisme, de la corruption, l’amélioration du sort des masses populaires et une indépendance politique véritable à l’égard des Américains.
Fidel Castro ne tenait nullement à rompre avec les États-Unis. Au contraire, il fit tout pour les rassurer. Il ne prit aucune mesure susceptible d’être interprétée comme menaçant les intérêts américains. En avril 1959, il fit un grand voyage aux USA. Il y rencontra de nombreuses personnalités, et parmi elles, le vice-président de l’époque, Richard Nixon.

Mais tous les efforts déployés par Castro ne purent diminuer l’hostilité que les dirigeants américains lui témoignaient. Ceux-ci n’acceptaient tout simplement pas qu’à Cuba il puisse y avoir au pouvoir quelqu’un qu’ils n’avaient pas choisi et qu’ils ne contrôlaient pas.

Mais Castro ne recula pas et, dans l’escalade qui s’ensuivit, il n’hésita pas à s’appuyer sur sa population. En mai 1959, il promulgua une première réforme agraire visant les immenses propriétés, celles des trusts américains en particulier, qui furent expropriées. En guise de représailles, le gouvernement américain décida de réduire ses importations de sucre.

Castro nationalisa alors les usines à sucre qui étaient entre les mains de sociétés américaines. Aussitôt, les États-Unis décidèrent de cesser tout achat de sucre, ce qui revenait purement et simplement à étrangler l’économie cubaine.

C’est seulement à partir de là que Castro se tourna vers l’Union soviétique avec laquelle il conclut un accord commercial en février 1960. Les raffineries américaines installées à Cuba refusèrent de raffiner le pétrole vendu par les Soviétiques. Castro nationalisa aussitôt les biens de ces compagnies.
Le 19 octobre 1960, les États-Unis décrétaient l’embargo sur le commerce avec Cuba et quelques mois plus tard, en janvier 1961, ils rompirent toute relation diplomatique avec le régime castriste. L’embargo allait être par la suite renforcé à plusieurs reprises et il est toujours en vigueur aujourd’hui.

Les dirigeants américains crurent pouvoir aller encore plus loin, jusqu’à renverser militairement Castro. Le 15 avril 1961, des avions américains repeints aux couleurs cubaines bombardèrent les aéroports de Cuba. Le lendemain, la CIA organisa le débarquement de près de 1 500 exilés cubains anticastristes dans la baie des Cochons. Mais la population cubaine se mobilisa pour défendre le régime, et Castro, à la tête des miliciens, captura en trois jours l’ensemble de la troupe anticastriste. L’impérialisme américain comprit la leçon et il ne se risqua plus à tenter ce genre d’aventure militaire à Cuba.

Beaucoup de ceux qui appartenaient aux couches privilégiées, une partie aussi de la petite bourgeoisie, les cadres, ingénieurs ou médecins, quittèrent massivement Cuba à cette époque. Mais la façon dont il avait défié la toute-puissance américaine valut à Castro un immense prestige dans toute l’Amérique latine et bien au-delà, y compris aux États-Unis même, parmi les masses noires alors mobilisées pour leurs droits. Toute une génération de militants, de jeunes intellectuels voulurent s’inspirer des méthodes guérilleristes dont Castro et surtout son compagnon de lutte, Che Guevara, faisaient la promotion. Le Che théorisait qu’il fallait créer des foyers de guérilla en milieu paysan, de façon à développer de petites armées qui montreraient l’exemple et dont l’action éveillerait le peuple.

Durant les années 1960, il y eut des guérillas dans une vingtaine de pays d’Amérique du Sud, réduites parfois à une poignée de combattants. Ces guérilleros furent souvent en butte à l’hostilité des paysans qui craignaient la répression des militaires. Même quand ils trouvèrent le soutien d’une partie de la paysannerie, ces foyers de guérillas attendirent des soulèvements qui ne vinrent pas.

Même si Castro et Che Guevara se réclamaient du marxisme, leurs idées n’avaient rien à voir avec celles du communisme révolutionnaire. La constitution de ces guérillas revenait à créer des appareils militaires et politiques hors de tout contrôle des masses. En cas de succès, comme à Cuba, de tels appareils s’imposaient à la population, au-dessus d’elle, échappant totalement à son contrôle.

En tant que communistes révolutionnaires, nous militons pour que les travailleurs s’organisent eux-mêmes et mettent en place un État qui soit en permanence sous leur contrôle. C’est la condition indispensable pour que s’établisse un pouvoir qui soit réellement celui des travailleurs.

L’objectif de Castro n’était pas de renverser l’impérialisme. Son soutien aux mouvements de guérilla était subordonné aux intérêts diplomatiques de l’État cubain. Son objectif, il l’a proclamé bien souvent, était de garantir l’indépendance et le développement de Cuba. Sur ce terrain, les dirigeants cubains ont fait tout ce qu’ils pouvaient.

Le régime mena une campagne d’alphabétisation et développa des programmes de santé qui mirent dans ces domaines Cuba au niveau des pays les plus industrialisés. Mais il ne put mettre fin au sous-développement, qui se traduit pour Cuba par la dépendance de son économie à la production sucrière.

La disparition de l’URSS en 1991 plongea Cuba dans une très grave crise. Aujourd’hui encore, sa situation est très difficile. Pourtant, son régime continue de symboliser une résistance que l’impérialisme n’a pas été capable de vaincre malgré toutes les pressions qu’il a pu exercer, des pressions qui ont été encore renforcées ces derniers mois. Le régime castriste ne représente plus un modèle, il ne prétend plus offrir de perspective aux opprimés, mais il continue d’apporter une aide appréciable à certains États de la région, comme nous le verrons plus loin.

Dans cette histoire de la guerre à mort que l’impérialisme a livrée aux peuples et aux dirigeants qui ne lui étaient pas totalement soumis, il faut aussi évoquer le Chili. Les luttes qui s’y déroulèrent au début des années 1970 débouchèrent sur l’un des coups d’État les plus sanglants qu’ait connu l’Amérique latine, qui en connut pourtant beaucoup.

Au Chili, l’échec de la « voie pacifique vers le socialisme »

Avec l’élection à la présidence, en novembre 1970, du socialiste Salvador Allende, beaucoup défendirent l’idée qu’il existait une « voie pacifique vers le socialisme ». L’arrivée au pouvoir de la gauche au Chili constituait un exemple pour ceux qui, en France, se faisaient les promoteurs de l’Union de la gauche.

Au Chili, l’Union de la gauche s’appelait l’Unité populaire. Constituée en 1969, elle regroupait le Parti socialiste et le Parti communiste, dont l’implantation dans la classe ouvrière lui permettait de diriger la Centrale unitaire des travailleurs, la CUT. À ces deux partis s’étaient joints des éléments issus de la droite modérée.

Le programme de l’Unité populaire était radical dans le ton, dénonçant vigoureusement le pillage du pays, l’exploitation des masses populaires, préconisant « les transformations révolutionnaires dont le pays avait besoin ».

Il proposait une réforme agraire, car 2 % des propriétaires possédaient à eux seuls plus de la moitié des terres cultivables. En ce qui concerne les banques, l’industrie et le commerce, le gouvernement d’Unité populaire proposait de nationaliser les grandes entreprises étrangères ou chiliennes qui lui paraissaient décisives pour le contrôle de l’économie.

Les capitaux nord-américains dominaient le secteur industriel et financier, en particulier celui du cuivre qui représentait l’essentiel des richesses du pays et 80 % de ses exportations.

À la fin de l’année 1971, les nationalisations effectuées par le gouvernement de l’Unité populaire lui permettaient de contrôler la quasi-totalité des ressources minières ainsi que la sidérurgie. Il contrôlait également 90 % du secteur financier et bancaire. Par cette politique de nationalisations, Allende voulait donner à l’État des moyens de développer l’économie chilienne. En définitive, le poids du secteur public après ces nationalisations était comparable à ce que beaucoup de pays développés, comme la France et le Royaume-Uni, ont connu après la Deuxième guerre mondiale.

Allende n’avait pas l’objectif de renverser le pouvoir de la bourgeoisie chilienne mais celle-ci lui manifesta très rapidement son hostilité, d’autant qu’elle s’y sentit encouragée par l’attitude des États-Unis. Allende avait clairement annoncé son intention d’indemniser les actionnaires des entreprises américaines nationalisées et il ne demandait qu’à négocier les conditions de ces rachats. Mais les dirigeants américains n’acceptèrent pas que le gouvernement chilien tente de leur forcer la main, qui plus est en se revendiquant du socialisme. Ils commencèrent très rapidement à élaborer un plan pour le renverser.

Ils utilisèrent d’abord l’arme financière. Au début de l’année 1972, les États-Unis décidèrent officiellement de supprimer toute aide au Chili tant que celui-ci n’aurait pas indemnisé « correctement » les compagnies minières nationalisées. La situation économique devint d’autant plus difficile que, dans le même temps, les cours du cuivre baissèrent fortement.

Pour faire face à une inflation de plus en plus forte, le gouvernement décida le blocage des prix. Mais cela entraîna le développement du marché noir. On manquait de savon, de sucre, de viande mais on pouvait tout trouver au marché noir à des prix dix fois, quinze fois supérieurs aux prix officiels.

La droite fit descendre ses troupes dans la rue : ainsi, en avril 1972, 200 000 personnes manifestèrent contre le gouvernement. Quelques mois plus tard, en octobre 1972, le patronat chilien tenta de paralyser le pays. Il parvint à entraîner dans ce mouvement contre le gouvernement une partie de la petite bourgeoisie, notamment les commerçants et les patrons des entreprises de transport routier. Cette « grève des patrons » était destinée à contraindre l’armée à intervenir contre le gouvernement d’Allende.

Mais l’offensive de la droite et des classes possédantes suscita une profonde réaction des travailleurs qui s’organisèrent pour répondre à la tentative de sabotage économique du patronat. Des comités, appelés cordons industriels, formés de représentants de plusieurs entreprises, se constituèrent, en particulier dans la banlieue de Santiago, la capitale du Chili. Ils redémarrèrent la production dans certaines usines, assumèrent la distribution de nourriture dans certains quartiers populaires. Ils prirent contact avec des conseils paysans qui avaient commencé à se former dans certaines localités afin d’organiser directement la livraison de produits agricoles.

Mais pour que les travailleurs puissent s’opposer efficacement à l’action des classes possédantes et soient capables de mettre fin au chaos économique, cela aurait nécessité qu’ils s’emparent partout des usines, se coordonnent à l’échelle du pays et imposent ainsi leur contrôle sur l’ensemble de l’économie.

Mais aucun des partis ayant une influence dans la classe ouvrière ne tenta de s’appuyer sur sa mobilisation en lui proposant de pousser jusqu’au bout son avantage. Depuis le Parti communiste jusqu’au Mouvement de la gauche révolutionnaire, le MIR, groupe d’extrême gauche, tous se contentèrent d’appeler à soutenir Allende.

Et Allende, lui, n’avait qu’une hâte : mettre fin le plus vite possible à la mobilisation. Face à l’exacerbation de la lutte de classe, sa réponse consistait à faire appel à l’armée pour jouer le rôle d’arbitre. À chaque fois qu’il était confronté à une crise politique, Allende décrétait l’état d’urgence, donnant tous les pouvoirs aux militaires, et intégrait des généraux dans son gouvernement, leur confiant les ministères les plus sensibles.

Comme n’importe quel politicien bourgeois, Allende considérait l’armée comme le principal et dernier recours pour maintenir l’ordre en cas d’affrontements sociaux. Et c’est sur les militaires qu’il comptait pour le défendre, pas sur la mobilisation populaire dont, au contraire, il se méfiait.

Quand, en octobre 1972, la droite vota une loi de contrôle des armes, Allende ne s’y opposa pas. Les militaires purent ainsi légalement perquisitionner partout, aux sièges des partis de gauche, des syndicats, dans les usines et les quartiers ouvriers. Ils réunirent ainsi toutes les informations qui leur furent utiles quelque temps plus tard, lors du putsch qui renversa Allende.

Ce putsch, la population le vit venir. Pendant des mois, la droite et l’extrême droite entretinrent un climat de tension, avec des attentats et des assassinats politiques. En juin 1973, un régiment de blindés se souleva et attaqua le Palais présidentiel. En réaction, les travailleurs se mobilisèrent à nouveau. Des usines furent occupées à l’initiative des cordons industriels qui étaient restés en place ou de ceux qui s’étaient créés depuis octobre 1972. Face à cette mobilisation et constatant qu’ils n’étaient pas suivis par les autres régiments, les mutins regagnèrent leur caserne l’après-midi même.

Allende forma un nouveau gouvernement comprenant à nouveau des généraux. Parmi les militaires qu’Allende jugeait fidèles et auxquels il accorda sa confiance, il y avait un certain Pinochet qui fut nommé commandant en chef. Pinochet n’eut donc aucun mal à organiser le coup d’État et à prendre le pouvoir le 11 septembre 1973.

Le palais présidentiel fut bombardé et pris d’assaut. Allende refusa de se rendre et se suicida, mais il refusa aussi jusqu’au bout d’appeler les travailleurs à se battre, se montrant ainsi responsable devant la bourgeoisie, y compris en le payant de sa vie.

C’est un véritable régime de terreur qui fut instauré par les militaires au Chili. D’après un bilan approximatif, il y aurait eu 4 000 assassinats politiques, près de 2 000 disparitions et 400 000 arrestations. Un million de personnes auraient quitté le Chili entre 1973 et 1989, un pays qui comptait un peu plus de 10 millions d’habitants dans ces années-là. Les arrestations visaient les militants, des sympathisants, des adhérents de syndicats ou des travailleurs jugés trop contestataires. Ceux qui étaient arrêtés étaient systématiquement torturés.

L’objectif de la junte militaire était clairement de détruire le mouvement ouvrier. La bourgeoisie chilienne s’est vengée de la peur provoquée par la mobilisation des travailleurs. Mais la dictature a aussi créé les conditions d’une surexploitation de la classe ouvrière chilienne. En quelques années, le pouvoir d’achat des salariés a été réduit de 40 %.

Les entreprises qui avaient été nationalisées sous Allende ont été rendues à leurs propriétaires. Mais au-delà, c’est la plus grande partie des entreprises publiques qui ont été privatisées, de même que le régime de retraite, les secteurs de l’éducation, de la santé… C’est une politique de privatisation massive qui a été menée. Elle a provoqué une explosion des inégalités qui ont atteint un niveau record en Amérique latine.

Avec le coup d’État de Pinochet, le Chili rejoignait le Paraguay, la Bolivie, le Brésil et l’Uruguay qui connaissaient déjà un régime militaire. En 1976, les militaires prirent le pouvoir en Argentine, se livrant à une répression encore plus sanglante qu’au Chili. Sous la houlette de la CIA, ces régimes établirent une coopération secrète, l’opération Condor, pour éliminer les personnes jugées subversives. Les services secrets du Pérou et du Venezuela participèrent aussi, dans une moindre mesure, à cette Internationale de la répression.

À la fin des années 1980, confronté à l’usure de son pouvoir, Pinochet dut se résoudre à accepter l’organisation d’un scrutin présidentiel qui permit le retour d’un civil à la tête de l’État. Mais Pinochet resta commandant en chef des forces armées jusqu’en 1998. Prétendant souffrir sur la fin de sa vie d’un état de démence, il put échapper aux poursuites jusqu’à sa mort, en décembre 2006.

Dans la même période, l’ensemble des États d’Amérique du Sud connurent la même évolution. Les militaires réintégrèrent leurs casernes et des régimes parlementaires se mirent en place.

Partout, les dirigeants politiques conduisirent cette transition démocratique en s’opposant à ce que l’on s’en prenne à l’armée et à tous ceux qui pendant des années avaient organisé des exécutions, les enlèvements et la torture des opposants. Il fallut la mobilisation des familles des victimes pour que, dans certains pays, des officiers soient jugés et condamnés. L’argument était toujours le même, celui de la prétendue nécessaire « réconciliation nationale ». En réalité, il s’agissait de protéger l’appareil d’État et d’en assurer la continuité. L’armée, la même que sous la dictature, pouvait continuer de réprimer, parfois très durement, les mobilisations des travailleurs.

La mise en place de régimes parlementaires correspondait aussi à un choix de l’impérialisme américain qui n’avait plus à craindre une contestation politique et sociale aussi importante qu’à la fin des années 1960. L’existence d’institutions élues permettait d’essayer de limiter l’expression de la colère populaire au seul terrain électoral.

Et cette colère eut de plus en plus de raisons de s’exprimer.

Crise de la dette et politiques d’austérité

Au début des années 1980, l’ensemble des États d’Amérique latine ont été frappés de plein fouet par la crise de l’économie mondiale. En 1982, le Mexique se déclara en cessation de paiement, incapable de rembourser sa dette. Mais c’était quasiment toute l’Amérique latine qui se retrouvait de fait dans la même situation. Ces États virent débarquer les experts du Fonds monétaire international (FMI) qui prirent les commandes de l’économie. Partout, les populations subirent des politiques d’austérité, responsables d’importantes régressions dans la santé et l’éducation, l’augmentation de la pauvreté. Beaucoup de ces pays connurent de véritables émeutes de la faim.

Presque partout, les entreprises publiques furent massivement privatisées. Les privatisations, surtout dans le secteur de l’énergie au Brésil, en Argentine ou en Colombie, intéressèrent particulièrement les grandes multinationales occidentales. La plupart des États libéralisèrent les mouvements de capitaux dans les années 1990. Les Bourses du Brésil, d’Argentine et du Mexique connurent un essor impressionnant. Mais en s’ouvrant ainsi aux capitaux étrangers, les économies des pays d’Amérique latine eurent à subir les conséquences des soubresauts qui agitaient régulièrement les marchés financiers. Le point de départ de la secousse pouvait se situer sur le continent, comme en 1994 avec le krach de la Bourse de Mexico, ou n’importe où ailleurs sur la planète. Les capitaux quittaient alors le marché sud-américain encore plus vite qu’ils y étaient venus. Et à chaque fois, ils laissaient derrière eux des économies qui se retrouvaient brutalement à l’arrêt. Loin d’être un facteur de développement, la financiarisation des économies d’Amérique latine les a plongées régulièrement dans des crises aux conséquences dramatiques pour les populations.

En s’appuyant sur le mécontentement social qui a résulté de ces crises, des partis se situant sur la gauche de l’échiquier politique arrivèrent au pouvoir à partir de la fin des années 1990 dans tous les pays d’Amérique latine. Très différents les uns des autres, ces partis avaient pour point commun d’exprimer les aspirations des couches populaires et leur promettaient de prendre des mesures améliorant leurs conditions de vie.

Le dirigeant du Venezuela Hugo Chavez fut celui qui alla le plus loin dans cette voie en utilisant les ressources pétrolières dont dispose ce pays d’un peu plus de 30 millions d’habitants.

Chavez et le « socialisme du 21e siècle »

Le Venezuela était devenu producteur de pétrole depuis le début du 20e siècle et il fut l’un des principaux membres fondateurs de l’OPEP en 1960. En 1975, les industries pétrolières furent nationalisées et réunies dans une compagnie nationale, la Société vénézuélienne des pétroles. Les classes dirigeantes vénézuéliennes cherchaient ainsi à pouvoir disposer d’une partie des revenus de l’or noir. Le prix du baril était alors à la hausse et on parlait du « Venezuela saoudite ».

Si la prospérité profita à la bourgeoisie et à tous ceux qui étaient bien placés pour mettre la main dans la caisse, il en allait tout autrement pour les classes populaires. Les bidonvilles se développaient autour de Caracas, où se retrouvaient ceux qui venaient travailler dans l’industrie pétrolière.

Avec le retournement des cours du pétrole, à partir de 1983, tout le système social et politique se retrouva déstabilisé. Des politiques d’austérité furent mises en œuvre. Des augmentations de prix décidées par le gouvernement provoquèrent, en février 1989, cinq jours d’émeute dans les principales villes du pays. La répression fit plus d’un millier de morts et des milliers de blessés.

Cette émeute, appelée le Caracazo, marqua une rupture dans la vie politique vénézuélienne. Les partis qui se partageaient le pouvoir depuis des années furent complètement rejetés par les classes les plus pauvres de la population. Dans les mois qui suivirent, grèves et manifestations se multiplièrent.

C’est cette crise politique et sociale qui ouvrit la route du pouvoir à Chavez qui se présenta comme l’homme de la rupture avec les politiques d’austérité.

Lieutenant-colonel de parachutistes, Chavez s’était fait connaître en février 1992 en organisant un putsch qui avait échoué. Une fois libéré de prison, il se lança dans la campagne présidentielle en 1998 et fut élu avec 56 % des voix face à un candidat unique présenté par les deux partis traditionnels.

Chavez commença par promulguer une loi sur la terre car le problème de la réforme agraire se posait, comme dans toute l’Amérique latine. Chavez se présentait à la fois comme le continuateur de Bolivar et comme un partisan d’un « socialisme du 21esiècle ». S’il était en effet nationaliste, les mesures qu’il prit n’avaient rien de socialistes. Il ne se proposait pas de tout nationaliser comme Castro, ni même de nationaliser un peu comme Allende… Il se présentait comme un homme du peuple et affirmait que la priorité de l’État devait être de satisfaire les besoins des classes populaires. Avant même qu’il ait vraiment pris des mesures dans ce sens, le simple fait d’avoir tenu ce discours lui valut une haine féroce des classes privilégiées.

Les partis d’opposition organisèrent une campagne de protestation, appuyée par les dirigeants de la compagnie pétrolière nationalisée qui constituaient une véritable caste privilégiée. Elle fut aussi appuyée par la bureaucratie de la principale confédération syndicale, la CTV, totalement inféodée aux couches dirigeantes. Un large front anti-Chavez se constitua donc, regroupant tous ceux qui refusaient qu’on diminue, même dans une très faible proportion, la part des richesses nationales qu’ils accaparaient. Cette opposition bénéficia d’un important relais médiatique grâce aux grands groupes privés de télévision qui appelaient à renverser Chavez. Ils bénéficiaient aussi du soutien ouvert de l’impérialisme américain.

Ils pensèrent pouvoir se débarrasser facilement de Chavez. Le 13 avril 2002, un coup d’État déposa Chavez et le dirigeant de la confédération patronale, parlant au nom des putschistes, fit son apparition sur les écrans de télévision pour annoncer le changement de pouvoir. Les États-Unis se félicitèrent immédiatement du « triomphe de la démocratie ». Mais des milliers d’habitants des quartiers pauvres convergèrent vers le centre de Caracas pour exiger le retour de Chavez au pouvoir. Après un flottement, la majeure partie de l’armée s’affirma en faveur de Chavez. 47 heures après avoir été renversé, Chavez reprenait sa place à la tête de l’État.

Une deuxième tentative de coup de force eut lieu quelques mois plus tard, en décembre 2002. Les dirigeants de la confédération syndicale CTV lancèrent une grève du secteur pétrolier pour asphyxier le régime. Cette « grève du pétrole » s’élargit à la marine marchande, aux banques, au commerce et à une partie de l’administration. Pour entraîner leur personnel, les patrons payèrent les jours de grève ! Face à ce mouvement qui cherchait à renverser le régime, là encore Chavez put s’appuyer sur la mobilisation de ses partisans des quartiers pauvres, sur des travailleurs combatifs hostiles à la bureaucratie syndicale. La grève, qui dura deux mois, se termina sur un échec.

Chavez bénéficia, durant ses années au pouvoir, de l’augmentation du prix du pétrole : de 13 $ à son arrivée au pouvoir, le baril est passé à plus de 100 $. Cela permit d’alimenter des fonds gérés par le gouvernement pour financer notamment des programmes sociaux. Tous n’ont pas eu le même succès mais pour la population, très rapidement, cela s’est traduit par des progrès réels.

Chavez lança un programme social qu’il appela « plan Bolivar 2000 ». 40 000 soldats furent mobilisés sur la santé, les transports publics et le logement. Les droits d’inscription qui empêchaient les enfants les plus pauvres d’accéder à l’école furent supprimés. Pour accueillir les 600 000 nouveaux écoliers, faute d’écoles en nombre suffisant, le gouvernement libéra des locaux dans les casernes et même dans le palais présidentiel.

À partir de 2003, Chavez lança des « missions » spécialisées dans des domaines comme l’alimentation, la santé, le sport, le logement… À la fin de 2007, on comptait 24 « missions ».

Pour cela, Chavez bénéficia de l’aide de Cuba qui envoya des personnels spécialisés en échange de pétrole. Des plans d’alphabétisation, dont le but était d’éliminer l’illettrisme des enfants comme des adultes, furent lancés avec l’assistance de 74 conseillers cubains. Ils furent mis en œuvre aussi avec l’aide de 50 000 bénévoles. Plus d’un million d’adultes ont ainsi appris à lire et à écrire, 3 000 écoles furent construites dans les zones rurales et le nombre d’enfants scolarisés a augmenté de 25 %. En 2005, l’Unesco a ajouté le Venezuela à la liste des pays débarrassés de l’analphabétisme.

Dans la santé, la mission visait à développer les dispensaires dans les quartiers populaires. Il bénéficia de l’aide de 13 000 médecins cubains. 60 % de la population a ainsi pu bénéficier de soins gratuits. Des campagnes massives de vaccination ont été organisées. Le Venezuela a vu son taux de mortalité infantile reculer.

Mais, dans ce domaine, un programme social ne suffit pas pour résoudre les problèmes posés par le sous-développement. Ainsi, les dispensaires couvrent surtout la région de Caracas et beaucoup moins la province. Pour des maladies graves, un patient doit se rendre à l’hôpital et le secteur hospitalier a vu ses moyens diminuer au profit des dispensaires…

Dans le logement, les limites des « missions » ont été plus nettes encore. Selon le gouvernement lui-même, il manquait près de 3 millions de logements pour remplacer les bidonvilles, les constructions sur des zones en pente ou inondables et pour loger de nouvelles familles. Seuls 350 000 logements ont été construits.

Après la mort de Chavez, le 5 mars 2013, celui qu’il avait désigné comme son successeur, Nicolas Maduro, qui occupait la fonction de vice-président, a été élu en incarnant la continuité du chavisme.

Le soutien dont le régime chaviste a bénéficié dans les classes populaires se comprend car l’attitude de ses dirigeants tranche avec celle des représentants traditionnels des classes les plus riches en Amérique latine, qui se désintéressent totalement du sort des plus pauvres et ne savent que leur témoigner un profond mépris.

C’est donc tout à l’actif de Chavez d’avoir cherché à mener une politique en faveur des classes populaires. Mais ça n’a pas sorti le Venezuela du sous-­développement, c’est ce que montrent les limites rencontrées par les programmes sociaux. La forme prise par le sous-développement au Venezuela, c’est aussi la dépendance totale vis-à-vis des exportations pétrolières. Sur cet aspect-là, Chavez n’a pas cherché à changer quoi que ce soit.

La dépendance à l’égard des compagnies privées étrangères s’est accrue sous Chavez dans la mesure où son régime a développé des compagnies mixtes, détenues en partie par des capitaux étrangers, pour exploiter le gaz par exemple. Si ExxonMobil a préféré quitter le pays, presque toutes les autres multinationales qui dominent le secteur ont accepté les nouvelles règles et ont continué d’en tirer profit. La part du secteur privé dans l’économie vénézuélienne est passée de 65 % environ en 1998 à près de 71 % à la fin de 2008.

Chavez ne s’est absolument pas attaqué aux classes riches du Venezuela. Ce sont elles qui n’ont pas voulu de lui dans les premières années de son pouvoir. Contraintes et forcées, elles ont dû s’en accommoder et elles n’y ont pas vraiment perdu. Les inégalités n’ont pas reculé, elles ont même augmenté d’une certaine façon car une nouvelle couche de privilégiés s’est développée, la « bolibourgeoisie » comme on l’a appelée, désignant tous ceux qui se sont enrichis grâce à leurs liens avec le régime.

Le régime chaviste a tenté de mettre en œuvre une politique sociale en direction des couches populaires, mais sans s’attaquer à la bourgeoise, sans même vraiment s’en prendre à l’impérialisme et aux grandes entreprises capitalistes. Tant que les conditions économiques étaient un peu favorables, avec un cours du pétrole dirigé à la hausse, le régime a eu des marges de manœuvre. Mais cela est devenu impossible avec le retournement de la situation économique qui a suivi la crise de 2008 et du fait de la baisse des prix du pétrole. Le baril est passé de 100 $ à 30 en deux ans, de 2014 à 2016.

Quand la situation économique s’est dégradée, le régime s’est retourné contre les travailleurs. Il a pris des mesures d’austérité, la monnaie a été dévaluée et les salaires ont été gelés dans les entreprises publiques. Les conventions collectives ont été remises en cause et le droit de grève restreint.

Pour museler la contestation et les résistances ouvrières, le gouvernement s’est appuyé sur la bureaucratie syndicale chaviste et sur l’armée. Au fil des années, les militaires ont pris de plus en plus d’importance dans le régime. Ce sont des militaires qui contrôlent de nombreuses activités économiques, comme les ports par exemple.

À la crise s’est ajoutée la politique de l’impérialisme qui n’a jamais pardonné au régime de s’être soucié des conditions de vie des couches populaires et des plus pauvres.

Comme ils l’ont fait à l’égard de Cuba, les dirigeants américains ont tenté d’étrangler économiquement le Venezuela. Cela a commencé sous Obama qui, en 2015, classa le Venezuela parmi les pays présentant une « menace extraordinaire pour la sécurité nationale », ce qui permettait de justifier des sanctions économiques.

Poursuivant et aggravant cette politique, Trump a progressivement instauré un quasi-embargo financier à l’égard du Venezuela. Le gouvernement américain a interdit en 2017 toute transaction sur des titres de dette et des actions émis par le gouvernement vénézuélien et sa compagnie pétrolière. Sous la pression de Washington, les principales banques refusent de travailler avec l’État vénézuélien, refusant notamment d’effectuer des transferts d’argents. Avec pour conséquence de renchérir et de rendre plus longues toutes les opérations commerciales parce que des navires refusent de débarquer leur cargaison tant que le paiement n’a pas été effectué. Pire encore, des médicaments ne peuvent plus être importés parce que les grandes sociétés pharmaceutiques refusent de les vendre.

La situation est devenue vraiment dramatique pour la population. Selon le FMI, l’inflation devrait atteindre 200 000 % en 2019. Les pénuries de denrées alimentaires et de médicaments se sont multipliées. Les pays voisins du Venezuela, en particulier la Colombie, ont dû faire face à l’afflux de ceux qui fuient la pauvreté. Selon l’ONU, plus de 3,5 millions de Vénézuéliens auraient fui leur pays ces quatre dernières années.

Devant les difficultés rencontrées par le régime, les dirigeants de Washington ont pensé qu’il était possible d’en finir avec Maduro. Le 23  janvier 2019, Juan Guaido, le président de l’Assemblée contrôlée par les antichavistes, s’est proclamé président. Il est évident que tous les détails de ce scénario ont été élaborés par les dirigeants américains. Guaido a tout de suite été reconnu par Trump et par les gouvernements d’Amérique latine les plus à droite, les plus liés aux États-Unis, comme celui de Colombie et du Brésil. Très rapidement, les gouvernements de l’Union européenne ont fait de même.

Mais malgré ce soutien de l’impérialisme, malgré des sanctions économiques mises en œuvre par les États-Unis, malgré les difficultés économiques et la situation de plus en plus difficile dans laquelle la population se retrouve plongée de ce fait, Guaido n’est pas parvenu à renverser le régime chaviste.

Pour le moment, les cercles dirigeants de l’armée ne l’ont pas rejoint et sont restés fidèles à Maduro. Et malgré les difficultés dans lesquelles se retrouve plongée une grande partie de la population, Guaido n’a pas non plus trouvé un soutien de ce côté-là. En fait, les politiciens et la couche de privilégiés qu’ils représentent, et dont souvent ils sont issus, rêvent de revenir à la situation que connaissait le Venezuela avant Chavez. Mais si les couches populaires ont longtemps apporté leur soutien à Chavez et à son successeur, si une partie considère Guaido avec méfiance, c’est bien parce que cette période n’a pas laissé de bons souvenirs aux plus pauvres.

Alors, en tant que communistes révolutionnaires, nous tenons à affirmer que nous sommes solidaires du régime face à l’offensive de l’impérialisme et de ses marionnettes politiques. Mais c’est en affirmant aussi que les chavistes ne représentent absolument pas les travailleurs, qui doivent se donner les moyens de s’organiser et de défendre leurs propres intérêts, y compris contre le régime.

La revanche des classes privilégiées en Bolivie

C’est une tout autre issue qui a conclu la crise politique en Bolivie. Dans ce pays, les représentants des classes privilégiées sont parvenus à évincer du pouvoir Evo Moralès qui depuis plus de dix ans menait une politique comparable à celle de Chavez.

Moralès est d’origine paysanne et indienne. Dans ce pays de 8,5 millions d’habitants, dont 65 % d’Indiens, il s’est fait connaître en tant que syndicaliste, défendant les intérêts des Indiens cultivateurs de coca, seule culture permettant aux populations indiennes des campagnes de vivre. Après avoir créé un parti, le MAS (Mouvement vers le socialisme), il a été élu à la présidence en décembre 2005. Son élection venait à la suite de plusieurs soulèvements populaires commencés en 2002, notamment pour refuser le pillage des richesses gazières par les multinationales. Evo Morales a incarné les aspirations de ceux qui s’étaient mobilisés et il a cherché à respecter, au moins en partie, les engagements pris devant ses électeurs des classes populaires.

Le 1er mai 2006, il a annoncé la nationalisation des gisements de pétrole et de gaz naturel. Seules les réserves devenaient propriété de l’État, pas les infrastructures. Le droit des compagnies capitalistes à s’enrichir du pillage des ressources naturelles n’était pas fondamentalement remis en cause. Moralès se contentait d’exiger une renégociation au profit de l’État bolivien des contrats d’exploitation passés avec le brésilien Petrobas, l’espagnol Repsol, le britannique BP et le français Total.

Pour donner du poids à son exigence, Moralès a envoyé l’armée occuper les sites pétroliers et gaziers. Ainsi c’est aux militaires que Moralès a fait appel, pas aux travailleurs, dont il ne souhaitait pas l’intervention.

Cette politique a permis à l’État bolivien de dégager des fonds permettant de faire reculer la pauvreté et de mener une politique sociale, de mener des campagnes de vaccination qui ont éliminé ou réduit la poliomyélite, la rubéole et la rougeole. De 2007 à 2017, la mortalité infantile a reculé de 50 % et la sous-nutrition des enfants de 14 %. Le taux d’analphabétisme est tombé de 13 % à 4 %.

Cela lui a assuré un soutien dans la population la plus pauvre. Mais comme au Venezuela, la situation économique s’est retournée, amenant le régime à prendre des mesures impopulaires. Quand Moralès a tenté de se faire réélire une quatrième fois, les représentants de la minorité de privilégiés ont appelé à des manifestations contre le pouvoir. Ce n’était pas la première fois que cette couche de grands propriétaires terriens, pétris de préjugés réactionnaires, anti pauvres et racistes, s’opposaient à Moralès et tentaient de le renverser. Elle n’avait jamais accepté qu’un paysan, un Indien qui plus est, se soit retrouvé à diriger le pays.

Et en Bolivie, l’armée sur laquelle Moralès s’était appuyé a fini par le lâcher, le contraignant à quitter le pouvoir. Moralès a fui le pays sans chercher à se battre, sans tenter à un seul moment de s’appuyer sur la mobilisation populaire, laissant la place à une représentante de la droite la plus conservatrice.

Des élections, présidentielle et législatives, doivent avoir lieu en mai prochain. Sous le coup d’un mandat d’arrêt, Moralès ne pourra pas se présenter mais, pour le moment, c’est son parti qui est donné en tête par les sondages. Ce qui est certain, c’est que la minorité de privilégiés qui cherche à prendre sa revanche n’en a pas fini avec la mobilisation des plus pauvres.

Mobilisations populaires contre l’austérité

Si au Venezuela et en Bolivie, ce sont les couches les plus privilégiées qui se sont mobilisées, dans d’autres pays les gouvernements ont dû faire face à des mobilisations populaires.

En Équateur, le 13 octobre 2019, après dix jours d’affrontements violents dans les principales villes du pays sur fond de grève générale des transports et de blocages des routes, le président Lenin Moreno a été contraint d’annuler un décret multipliant par plus de deux les prix de l’essence.

Cette augmentation faisait partie d’un ensemble d’attaques contre les classes populaires comprenant des mesures de flexibilisation du travail, la perte d’un jour de salaire par mois pour les fonctionnaires, ainsi que la suppression de la moitié de leurs congés. Ces mesures étaient exigées par le FMI, en contrepartie d’un prêt accordé pour permettre à l’Équateur de faire face à sa dette.

Le prédécesseur de Lenin Moreno, Rafael Correa, avait été un allié de Chavez et avait mené une politique comparable à celle du dirigeant vénézuélien. Comme au Venezuela, c’est la chute des cours du pétrole qui a eu des conséquences catastrophiques, entraînant l’explosion de la dette. Aujourd’hui, sous la pression des banquiers internationaux, le gouvernement s’attaque aux travailleurs, privatise les entreprises d’État les plus rentables et accorde des concessions territoriales aux géants mondiaux de l’industrie minière.

Au Chili, c’est l’annonce, au début du mois d’octobre 2019, d’une augmentation du prix du ticket de métro de Santiago qui a mis le feu aux poudres. Elle a provoqué une révolte populaire qui a gagné tout le pays. Le président de droite, Sebastian Pinera, appartient à l’une des 20 familles qui contrôlent les plus grandes entreprises du pays. Il a répondu à la contestation par la répression, décrétant l’état d’urgence, déployant 10 000 militaires dans les rues.

Mais cela n’a pas arrêté la mobilisation dans laquelle la jeunesse, dans les universités et les lycées, a été à la pointe. Après que la Centrale unitaire des travailleurs eut appelé à la grève générale, le président chilien a dû annuler l’augmentation annoncée 15 jours plus tôt. Mais il a dû aussi annoncer des mesures en faveur des plus pauvres, dont l’augmentation de 20 % du minimum retraite, une hausse du salaire minimum et le gel des tarifs de l’électricité.

Depuis, le mécontentement social continue de s’exprimer, avec des grèves. Des manifestations massives se sont succédé dans toutes les grandes villes. La répression continue elle aussi, avec de nombreux cas dénoncés de mauvais traitements, de tortures, de violences sexuelles. Elle a déjà causé plus d’une trentaine de morts, plus d’un millier de blessés et il y a eu plus de 7 000 arrestations.

Un collectif, appelé Plateforme d’unité sociale, s’est constitué, réunissant de nombreuses associations et syndicats, dont la CUT. Ce collectif revendique le changement de l’actuelle Constitution qui, datant de 1980, a été mise en place par le dictateur Pinochet. Pour ces organisations, cette Constitution empêcherait tout changement, et en particulier la remise en cause des privatisations.

Mais si la santé, le système de retraite, l’éducation ont été bradés au privé, ce n’est pas un morceau de papier qui en est responsable mais l’avidité des classes capitalistes, celle du Chili et d’ailleurs. Et ce n’est pas non plus un morceau de papier qui permettra aux travailleurs de changer leur sort. Ils ne pourront compter que sur leur mobilisation, leur capacité à s’organiser. Proposer la révision de la Constitution comme objectif politique au mouvement de contestation, c’est une façon de tenter de l’engager dans une voie de garage.

Le président Pinera ne s’y est pas trompé. Il a signé un accord avec les partis d’opposition, prévoyant l’organisation en avril prochain d’un référendum pour demander aux Chiliens s’ils souhaitent une modification de la Constitution. Il espère ainsi éteindre la contestation avec l’appui de la bureaucratie syndicale. Mais il y a toutes les raisons de penser – et en tout cas d’espérer – que ceux qui se mobilisent au Chili ne seront pas dupes d’une telle manœuvre.

Enfin, en novembre et décembre 2019, la Colombie à son tour a connu une grève générale et d’énormes manifestations appelées par les syndicats contre un prétendu « Pacte social pour l’emploi ». Le gouvernement de droite d’Ivan Duque prévoyait des privatisations, la baisse des impôts payés par les grandes entreprises et les multinationales étrangères, et une diminution de 25 % du salaire minimum des moins de 28 ans. Il envisageait aussi la privatisation totale du système de retraite. Il sait maintenant qu’il devra compter avec la mobilisation des travailleurs et d’une grande partie de la population qui n’est pas prête à accepter cette régression sociale.

L’Amérique latine dans la crise

Nous avons vu que les mobilisations de ces derniers mois ont mis en mouvement des forces sociales et politiques différentes. Mais elles ont une cause commune : la crise économique dont l’aggravation a eu très rapidement des répercussions en Amérique latine.

En effet, les économies du continent sud-américain restent ultra-dépendantes de l’évolution du cours des matières premières. La part du pétrole, des produits miniers et agricoles dans le total des exportations des plus grandes économies de la région en donne une illustration : elle s’élève à 85 % pour le Chili (dont la moitié uniquement pour le cuivre), à 73 % pour la Colombie et reste supérieure à 60 % pour le Brésil. En cas de retournement des marchés, tout bascule. Les recettes sur lesquelles sont généralement assis les programmes sociaux s’évaporent.

Ces pays restent prisonniers de la division du travail instaurée à l’échelle internationale par l’impérialisme tout au long d’une histoire que nous avons évoquée ce soir. En les cantonnant essentiellement au rôle de fournisseurs de matières premières, cette organisation de l’économie les condamne à rester sous-développés et soumis aux fluctuations de la demande des marchés occidentaux. Elle fait aussi dépendre leurs revenus des marchés financiers et des fonds spéculatifs qui font varier fortement les cours des matières premières.

Tous ceux qui, comme Chavez et Moralès dernièrement, ou Castro avant eux, ont tenté de mettre fin au sous-développement en restant dans le cadre de l’impérialisme, se sont retrouvés dans une impasse.

Le seul avenir que le capitalisme réserve aux populations d’Amérique latine, c’est le développement de ces grandes villes tentaculaires où affluent ceux qui veulent échapper à la misère des campagnes et où se retrouvent les trois quarts de la population du continent. Ils s’installent où ils peuvent et ne trouvent souvent que des petits boulots et des emplois précaires. Aujourd’hui, sur environ 600 millions d’habitants que compte l’Amérique latine, plus de 100 millions vivent dans un bidonville. Et dans beaucoup de ces bidonvilles, c’est le règne des gangs et des trafics.

Les mouvements de ces derniers mois montrent que l’Amérique du Sud est une poudrière sociale. Au cœur de cette poudrière, concentrés dans les grandes villes du continent, les travailleurs représentent le seul espoir d’en finir avec ce système. Ils peuvent prendre la tête des luttes de tous les opprimés et ils sont les seuls à pouvoir leur offrir une perspective.

Sans s’attaquer à la bourgeoisie, celle des pays d’Amérique latine et celle des pays les plus riches, sans mener une lutte ayant pour objectif de mettre fin à la domination de l’impérialisme sur la planète, il n’y a pas d’issue ni de possibilité d’échapper au pillage des richesses, au sous-développement et à la misère.

Ce combat pour renverser l’impérialisme, seul le prolétariat est capable de le mener jusqu’au bout. En expropriant les capitalistes, les travailleurs pourront mettre en place à l’échelle internationale une organisation économique débarrassée des frontières, une organisation fondée sur la planification et la coopération, permettant la mise en commun des ressources, des richesses et des technologies. Dans une société depuis longtemps mondialisée par le capitalisme, cette perspective est la seule qui soit capable de résoudre les problèmes qui se posent à l’humanité et qui soit porteuse d’une émancipation pour tous les opprimés. C’est cette perspective qui constitue le fondement de l’internationalisme du prolétariat révolutionnaire.

Il est certain que la bourgeoisie américaine ne pourra jamais tolérer la victoire d’un mouvement ouvrier révolutionnaire dans un pays de ce continent qu’elle considère comme son arrière-cour. Elle lui livrera une guerre à mort et fera tout pour l’écraser. Toute l’histoire que nous venons d’évoquer ce soir est là pour en témoigner.

Mais, dans cette lutte, il est certain aussi que les travailleurs d’Amérique latine trouveront des alliés parmi les opprimés vivant aux États-Unis. À commencer parmi les millions de femmes et d’hommes qui, originaires du continent sud-américain, de Porto Rico, d’Haïti ou d’autres îles des Caraïbes, constituent une part importante de la classe ouvrière américaine.

Une révolution prolétarienne en Amérique du Sud rencontrera immanquablement un écho parmi les travailleurs noirs. Elle constituera un exemple pour tous les travailleurs qui subissent durement l’exploitation et la dictature du grand capital aux États-Unis.

Une révolution est toujours contagieuse. En se répandant, elle commence à abolir les frontières entre les exploités. C’est cela aussi le fondement de l’internationalisme prolétarien et le fondement de notre espoir.

La combativité des classes ouvrières d’Amérique du Sud n’est plus à démontrer. Elles ont accumulé dans un passé récent une expérience politique que peu de classes ouvrières possèdent.

L’avenir dépend maintenant de leur capacité à mettre à profit les luttes qui secouent le continent sud-américain pour forger leurs propres partis révolutionnaires, aptes à mener une véritable politique prolétarienne et à prendre résolument la direction des luttes de l’ensemble de la population laborieuse, de l’ensemble des déshérités.

Il faudra de tels partis pour que les travailleurs puissent, au travers de ces luttes, arracher le pouvoir à la bourgeoisie, briser définitivement l’armée qu’ils trouveront forcément face à eux et imposer enfin leurs propres solutions à la crise générale du capitalisme.

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